Réuni le jeudi 7 avril 2022 sous la présidence de Mme Véronique GUILLOTIN (Rassemblement démocratique et social européen – Meurthe-et-Moselle), le groupe d’amitié France – Moldavie s’est entretenu par visioconférence avec MM. Florent PARMENTIER et Julien ARNOULT, docteurs en science politique et auteurs de publications sur la Moldavie.

Ont également participé à la réunion : M. Michel CANEVET (Union centriste – Finistère), Mme Maryse CARRERE (RDSE – Hautes-Pyrénées), M. André GATTOLIN (Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants – Hauts-de-Seine) et M. Éric GOLD (RDSE – Puy-de-Dôme).

Mme Véronique GUILLOTIN, présidente, a rappelé que l’élection de Maia SANDU en 2020, puis d’un Parlement qui lui était majoritairement acquis en 2021, avaient suscité un certain optimisme sur l’avenir du pays : la présidente semblait en mesure de mettre en œuvre son ambitieux programme de lutte contre la corruption et de réforme de la justice. La guerre est venue bouleverser ces perspectives. D’une part, l’invasion de l’Ukraine représente une menace grave pour l’intégrité territoriale de la Moldavie, qui pourrait être mise en danger par une volonté des autorités russes de joindre les zones occupées par les forces russes en Ukraine et en Transnistrie. D’autre part, la guerre fait peser une pression importante sur l’économie moldave, tant en raison de la charge financière de l’accueil des réfugiés qu’à cause de la perte de débouchés économiques auprès de partenaires commerciaux importants (Russie, Biélorussie et Ukraine).

M. Florent PARMENTIER a rappelé qu’au cours des trente dernières années, Moscou avait préféré maintenir une influence sur l’ensemble de la Moldavie plutôt que de reconnaître la Transnistrie comme un État, tout en continuant à apporter un soutien militaire, économique et énergétique à la région sécessionniste. L’avenir de la Moldavie lui semble dépendre actuellement du destin d’Odessa. En effet, si la ville devait rester aux mains de l’Ukraine, le chercheur a estimé que le statu quo entre la Russie et la Moldavie serait probablement préservé. En revanche, si Odessa devait tomber – ce qui paraît incertain au vu de la résistance ukrainienne actuelle –, trois scenarii pourraient advenir selon le chercheur.

Tout d’abord, l’issue la plus probable serait malgré tout la préservation du statu quo entre la Moldavie et la Russie. C’est l’issue vers laquelle tendent les efforts de la diplomatie moldave, qui a choisi de ne pas adhérer aux sanctions européennes contre la Russie, un geste reconnu par Moscou, qui a autorisé en retour l’exportation de fruits moldaves sur le marché russe. Le chercheur a également noté que la neutralité était favorisée par les profils des personnes composant le gouvernement moldave, à l’instar du ministre des Affaires étrangères Nicu POPESCU, qui a étudié à l’Institut d'État des relations internationales de Moscou (MGIMO) tout en ayant été directeur de programme du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), un think-tank pan-européen. Cette position de neutralité a d’ailleurs été critiquée par le ministère des Affaires étrangères ukrainien. Si la Moldavie refuse d’apporter un soutien direct aux forces ukrainiennes, il faut toutefois souligner qu’elle accueille deux fois plus de réfugiés que la Pologne proportionnellement à sa population, pour un salaire moyen bien moindre.

Une deuxième possibilité serait que la Russie reconnaisse l’indépendance de la Transnistrie. Cette décision représenterait toutefois un bouleversement de la politique russe dans la région. En effet, la diplomatie russe a constamment prôné l’importance de la neutralité moldave depuis la fin du conflit transnistrien en 1992 : cette  neutralité inscrite dans la Constitution moldave (article 11) participe à la préservation du statu quo avec Tiraspol, tout en proscrivant la présence de troupes étrangères en Moldavie. Concrètement, cela signifie que les autorités moldaves considèrent que les troupes russes n'ont pas vocation à rester.

Enfin, le troisième scénario, que M. Florent PARMENTIER a jugé peu probable, serait que l’ensemble de la Moldavie entre en conflit ouvert avec la Russie.

M. André GATTOLIN s’est interrogé sur le but final de la stratégie russe dans la région de la mer Noire, au regard du soutien de Moscou aux régions sécessionnistes en Géorgie et en Ukraine, de l’aide apportée à l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabagh et maintenant de l’invasion du Sud de l’Ukraine. Évoquant le projet « Novorossia » de 2014, M. Florent PARMENTIER a rappelé la volonté persistante des Russes de récupérer les régions du Sud de l’Ukraine, et notamment Odessa, ville fondée par Catherine II et dont près d’un tiers de la population est russophone. Alors que la possibilité de conquérir Kiev s’éloigne, il a jugé probable que Moscou se concentre sur l’annexion du Donbass. Selon le chercheur cependant, la négociation d’un accord mettant fin au conflit et l’acceptation d’une partition de l’Ukraine semblent durement entravées par la mise à jour de crimes de guerre, comme ceux commis à Boutcha, qui risquent de se multiplier au fil du retrait des forces russes.

à l’égard de la stratégie russe en mer Noire, M. Julien ARNOULT, rappelant que la Russie y possédait déjà des ports en eau profonde, a souligné que la conquête de Mykolaïv, Kherson et Odessa permettait à la fois de flatter le nationalisme russe et de mettre la main sur des chantiers navals. En revanche, la Moldavie et la région ukrainienne du Boudjak (qui sépare la Moldavie de la mer Noire) sont des territoires pauvres, sans ressources naturelles particulières et pour lesquels la Russie n’a jamais manifesté un grand intérêt. Ces territoires n’ont d’ailleurs jamais été développés industriellement par la Russie impériale ou l’URSS, contrairement à la Crimée, la Géorgie ou l’Arménie.

M. Julien ARNOULT a fait valoir qu’une seule raison lui semblait pouvoir motiver l’invasion de la Transnistrie ou de la Moldavie par la Russie : sécuriser le ravitaillement des troupes russes de Transnistrie, actuellement rendu impossible par la fermeture du ciel ukrainien.

Mme Véronique GUILLOTIN, présidente, s’étant enquise de l’état d’esprit de la population moldave, M. Florent PARMENTIER a indiqué qu’elle était relativement sereine, bien que l’accueil sur le long terme de plus de 100 000 réfugiés (dont la moitié d’enfants) suscite une certaine inquiétude. En effet, beaucoup de déplacés se trouvent dans l’expectative : moins de 200 permis de travail effectifs ont été délivrés à la date du 6 avril, et certains réfugiés sont déjà rentrés à Odessa du fait de l’absence apparente de menace.

En réaction au conflit, les autorités communiquent avec beaucoup de sang froid. Leur principale demande vise à obtenir l’aide économique des pays européens et de l’Union européenne pour gérer cet afflux de migrants et éviter un défaut de paiement. Les visites de responsables politiques occidentaux se succèdent à Chisinau – les chefs de la diplomatie française, américaine, allemande, espagnole ou italienne s’y sont déjà déplacés.

Répondant à la question de la présidente du groupe d’amitié sur la réaction de la Transnistrie au conflit, le chercheur a souligné que la menace transnistrienne, contre laquelle le président ZELENSKI avait mis en garde la Moldavie, parait pour l’instant lointaine. Les mouvements suspects aux alentours de l’aéroport de Tiraspol dénoncés par Kiev se sont révélés être une fausse alerte[1], tandis que le président transnistrien, dans ses déclarations et son programme, a affiché une posture plus victimaire que belliqueuse.

A la suite d’une question de M. André GATTOLIN sur l’accueil réservé par Tiraspol et Chisinau aux réfugiés, M. Florent PARMENTIER a souligné que la plupart des réfugiés ukrainiens choisissaient d’entrer en Moldavie en contournant la Transnistrie. La région sécessionniste a pour autant bien accueilli les réfugiés. Il y a eu un véritable mouvement populaire d’accueil, quelle que soit l’origine des migrants. Les russophones eux-mêmes ont accueilli des réfugiés, probablement sensibles à la propagande russe qui dépeint ceux de Marioupol comme victimes de crimes de guerre commis par le régiment Azov. En outre, le chercheur a fait valoir que l’arrivée d’une population ukrainienne en majorité jeune et féminine avait pu être perçue en Moldavie – de même qu’en Bulgarie ou en Pologne – comme une opportunité pour lutter contre le vieillissement de la population et l’hémorragie démographique.

M. Julien ARNOULT a ajouté que ce mouvement de population représentait un afflux de main d’œuvre bienvenu pour ces pays, notamment en Pologne où, après un important mouvement d’émigration vers l’Allemagne, de nombreuses professions essentielles comme les chauffeurs routiers sont maintenant occupées par des Ukrainiens. L’arrivée de nouveaux travailleurs n’a pas entraîné de pression à la baisse sur les salaires ou d’augmentation du chômage chez les Moldaves, d’où une certaine bienveillance à l’égard des nouveaux venus, composés essentiellement de femmes et d’enfants. En revanche, il a souligné que l’arrivée des migrants suscitait une double crainte : d’une part, celle d’importer le conflit ukrainien et, d’autre part, celle de créer une nouvelle minorité possédant sa propre langue. Les réfugiés ukrainiens constituent actuellement près de 5% de la population, nécessitant un effort d’adaptation important pour les infrastructures et les entreprises.

Interrogé sur la manière dont la population jugeait la capacité du gouvernement à faire face à cette crise, M. Julien ARNOULT a estimé qu’elle doutait de la capacité des autorités moldaves à se tenir durablement à l’écart du conflit en raison de la volonté de rejoindre l’Union européenne, perçue par une partie d’entre elle comme une illusion ou un choix démagogique. Il a estimé que la proposition faite par la Moldavie ou l’Ukraine de rejoindre l’Union sans adhérer à l’OTAN n’était qu’un leurre car il faudrait, en tout état de cause, que l’Union européenne se montre solidaire avec ces pays en cas d’attaque. Cette question doit être résolue avant toute décision, pour protéger les membres de l’Union européenne et ses voisins et peser dans les négociations avec la Russie.

Déplorant l’absence de vision à long terme de la politique extérieure européenne, M. Julien ARNOULT a souligné que la Russie comme la Chine détenaient un avantage stratégique grâce à leur approche « civilisationnelle » de la politique étrangère. C’est cette conception qui a poussé la Russie à faire le pari d’une invasion de l’Ukraine, anticipant que la guerre serait oubliée dans 50 ou 100 ans tandis que le Donbass resterait annexé.

M. André GATTOLIN a précisé que le rapport au temps du régime russe différait de celui du régime chinois du fait de l’incarnation du pouvoir en la personne du président POUTINE qui, à près de 70 ans, hâte la prise des décisions. Il a regretté qu’un relatif déficit démocratique ainsi qu’une certaine forme de « dégagisme » au sein des démocraties européennes entravent la formation d’un consensus transpartisan sur la stratégie à mener durant les 30 prochaines années, saluant toutefois les débats du Congrès américain sur les perspectives américaines à horizon 2050. Inversement, le sénateur a noté que l’Ukraine avait su développer une véritable vision civilisationnelle depuis 2014, face à la menace que représentait l’annexion de la Crimée pour l’existence de la nation ukrainienne.

Évoquant les perspectives de long terme de la Moldavie, M. André GATTOLIN s’est demandé si la voie la plus rapide vers l’Union européenne ne serait pas la réunification avec la Roumanie réclamée par les mouvements unionistes. A cet égard, il a rappelé que l’entrée dans l’Union de l’Allemagne de l’Est avait largement été financée par les Etats-membres à la suite de sa réunification avec la République fédérale d’Allemagne (RFA).

Mme Véronique GUILLOTIN, présidente, ayant demandé si les Moldaves croyaient en l’intégration de la Moldavie à l’Union européenne, M. Julien ARNOULT a rappelé que la question européenne avait fédéré les partis d’opposition moldaves et mené la présidente SANDU au pouvoir. Si l’adhésion à l’Union européenne reste la perspective principale de la Moldavie, il a toutefois relevé une certaine lassitude face à la lenteur du processus d’intégration, à l’image de la candidature serbe déposée fin 2009.

M. Florent PARMENTIER a abondé dans le sens de M. André GATTOLIN au sujet du renforcement du sentiment national ukrainien depuis 2014. Si l’Ukraine a historiquement été marquée par des politiques de « dérussification par le haut », avec la traduction des noms de municipalités ou des statues, il a noté un élan de « dérussification par le bas » depuis 2014, illustré notamment par la tendance des fidèles à se détacher du patriarcat de Moscou pour suivre le patriarcat de Kiev, ou à ne parler qu’ukrainien. Si cette dérussification visait à consolider l’unité ukrainienne, il a souligné que les agressions du pays par la Russie avaient été finalement bien plus efficaces pour renforcer le sentiment national.

S’agissant des aspirations européennes des Moldaves, M. Florent PARMENTIER a rappelé que jusque dans les années 2010, la supervision européenne était perçue en Europe centrale comme le principal moyen de lutte contre la corruption et les manquements à l’État de droit. L’arrivée au pouvoir de Viktor ORBAN en Hongrie a marqué un réel changement de paradigme, en introduisant l’idée que la souveraineté de l’État devait primer sur les décisions européennes, sans que cette conception n’ait encore gagné la Moldavie.

L’élection de la présidente SANDU a témoigné d’un regain de foi dans les standards européens en Moldavie, en réaction notamment aux scandales de corruption tels que « l’affaire du milliard », révélée fin 2014. Cependant, là où ses prédécesseurs se concentraient sur la négociation d’une entrée dans l’Union, elle a lancé des réformes d’ampleur pour atteindre les standards européens dans les secteurs de la justice ou du commerce, attachée à l’idée que l’adhésion à l’UE devait représenter l’aboutissement du chemin démocratique parcouru, et non un objectif en soi.

Mme Véronique GUILLOTIN, présidente, a clos la réunion en remerciant MM. Florent PARMENTIER et Julien ARNOULT, ainsi que ses collègues, pour leurs éclairages et leur participation.


[1] Depuis, de nouveaux incidents ont eu lieu les 25 et 26 avril 2022, incitant la présidente Sandu à convoquer un conseil de sécurité à l’issue duquel elle a annoncé un renforcement des patrouilles aux frontières et des contrôles dans les transports, notamment le long du fleuve Dniestr, et condamné fermement toute tentative de déstabilisation de la situation. Les autorités transnistriennes ont annulé le défilé du 9 mai commémorant la fin de la Seconde Guerre mondiale à Tiraspol et indiqué que les premiers éléments de l’enquête sur les incidents « menaient à l’Ukraine ». Les autorités russes ont indiqué pour leur part « suivre attentivement » la situation en Transnistrie.

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