Le 27 septembre 2022, le groupe d’amitié France-États-Unis, présidé par M. Antoine Lefèvre (Les Républicains – Aisne), a procédé à l’audition de l’European American Chamber of Commerce (EACC) représentée par M. Guillaume Martinez, président, accompagné de Mme Katherine Prewitt, directrice exécutive, M. Renaud Roquebert, avocat spécialisé en fiscalité internationale, Mme Celia Belline, président-directeur général de CILCare ainsi que M. Rudy Lellouche, cofondateur et Chief Product & Technology Officer (CPTO) de Aive, une start-up spécialisée dans la création de contenus vidéo. Par ailleurs, M. Frédéric Rossi, directeur Amérique du Nord de Business France est intervenu en visioconférence depuis les États-Unis.

Mme Sylvie Vermeillet (Union Centriste – Jura) et MM. Jérôme Durain (Socialiste, Écologiste et Républicain – Saône et Loire), Olivier Rietmann (Les Républicains – Haute-Saône) et Patrick Chauvet (Union centriste – Seine Maritime) ont également participé à cette audition.

De gauche à droite : M. Antoine Lefèvre, M. Guillaume Martinez et Mme Katherine Prewitt

Dans son propos introductif, M. Antoine Lefèvre, président, a rappelé que cette audition s’inscrivait dans le cycle de travaux régulier au sein du groupe interparlementaire d’amitié, le plus ancien du Sénat, constitué en 1947, et l’un des plus dynamiques. Ces dix derniers mois, le groupe a procédé à neuf auditions, un colloque, quatre accueils de délégations et un déplacement dans trois États Américain consacré à l’intelligence artificielle. La rencontre à cette occasion des acteurs de la tech a souligné des différences d’approche marquées entre la France et les États-Unis. C’est pourquoi le groupe a souhaité organiser la présente audition, afin de bénéficier d’un retour d’expérience sur les projets d'expansion des entreprises américaines en France et des entreprises française et européennes aux États-Unis pour illustrer les principales différences d’approche culturelle entre les entreprises américaines et françaises spécialisées dans les technologies.

M. Guillaume Martinez a d’abord présenté le rôle de l’EACC dans les relations franco-américaines. L’EACC est née comme French American Chamber of Commerce, il y a presque un siècle. En 2003, cette association privée à but non lucratif a pris son nom actuel. D’un point de vue marketing, il semblait en effet plus efficient de souligner cette dimension européenne, la France étant considérée comme une porte d’entrée du marché européen. L’EACC dispose de bureaux à Lyon et à Amsterdam ainsi qu’une représentation à Toulouse. Aux États-Unis, l’EACC dispose d’équipes à New-York, Miami, Jersey City, Princeton, Dallas et Cincinnati. Cette dernière est l’une des villes, avec Paris, où a été fondée l’organisation. M. Martinez a expliqué être probablement président de la plus petite multinationale au monde. L’EEAC fait face aux défis que rencontre ce type d’entreprises tout en disposant de la souplesse des structures plus réduites. L’organisation se veut apolitique et cherche à accompagner la croissance des entreprises le souhaitant des deux côtés de l’Atlantique. Les membres sont historiquement de grandes entreprises mais, ces dernières années, de petites entreprises de la tech portent la croissance de la chambre de commerce. L’EACC aide ainsi ces « start-up » et ces « scale-up »[1] à trouver les partenaires adéquats pour s’installer dans un nouvel écosystème. L’EACC a beaucoup souffert des effets de la pandémie de Covid-19, mais en a finalement tiré profit pour favoriser son développement. De nombreux évènements ont eu lieu à distance, ce qui a permis d'accroître la communication entre l’Europe et les États-Unis, tout en fixant un nouveau cap dans le dialogue transatlantique. Depuis 6 mois, les évènements en présentiel ont repris.

Mme Katherine Prewitt a présenté les quatre intervenants en soulignant leur complémentarité. Elle a d’abord interrogé M. Renaud Roquebert sur les raisons qui poussent les entreprises françaises à s’installer aux États-Unis, et inversement.

M. Renaud Roquebert, qui conseille depuis 30 ans des entreprises françaises et américaines cherchant à s’installer de part et d'autre de l’Atlantique, a souligné en introduction que le critère fiscal n’était pas le plus déterminant pour les entreprises américaines qui souhaitent s’implanter en France : ainsi, aucun client américain ne lui a jamais demandé de pratiquer l’optimisation fiscale en France ou en Europe, malgré son statut d’avocat fiscaliste. Il a d’avantage mis en avant la recherche de certaines qualités professionnelles, notamment celles des ingénieurs français, et en particulier leurs compétences pluridisciplinaires, particulièrement réputées auprès des entreprises de la Silicon Valley. Cette réputation est liée à la qualité de la formation, mais aussi à d’autres éléments comme la fidélité à l’entreprise ainsi qu’aux prétentions salariales inférieures à leurs collègues américains. Les entreprises américaines viennent donc en France pour bénéficier d’un savoir-faire technologique. D’autres facteurs, comme l’existence du crédit impôt recherche (CIR), expliquent la création de centres de Recherche et développement (R&D). La France est donc une porte d’entrée dans l’Union européenne, les américains regardant l’Europe comme un marché global.

Parmi les facteurs potentiellement bloquants figurent les mouvements sociaux, qu’il s’agisse des grèves ou des « évènements » en périphérie des centres urbains, exagérément présentés par les médias américains comme de véritables guerres civiles. Toutefois, la stabilité du système politique et juridique permet une projection dans l’avenir et offre un cadre apprécié des investisseurs américains. Ces derniers cherchent cependant à rentabiliser leurs investissements et conditionnent leur entrée sur le marché français à la capacité des groupes à rapatrier rapidement aux états-Unis, parfois via d’autres pays, les bénéfices engrangés en France.

Dans l’autre sens, l’objectif premier des sociétés françaises est de rechercher des financements aux États-Unis et de profiter de l’exposition internationale de ce marché : on ne peut réussir dans la tech qu’en ayant réussi outre-Atlantique.

M. Roquebert a conclu son propos en expliquant que le modèle classique d’une entreprise américaine est de gérer depuis les États-Unis la finance et le marketing en n’allouant à l’Europe que la recherche et développement. Les ingénieurs français seraient excellents sur le plan technique mais ne sauraient pas suffisamment valoriser leurs idées. C’est donc un « pillage des compétences » en échange d’un financement auquel on assiste.

Mme Celia Belline a ensuite présenté sa société de biotech, CILCare, créée par trois entrepreneures en 2014. Il s’agit d’une entreprise spécialisée dans la conception médicamenteuse, en particulier la thérapie génique et cellulaire de l’oreille, notamment contre les cas de surdité et les acouphènes. En 2007, une filiale a été créée à Boston pour permettre aux clients américains ayant reçu des fonds de la part du National Institute of Health (NIH) de collaborer avec cette entreprise étrangère. La pénétration du marché américain s’explique également dans le cas d’espèce par sa dimension particulièrement spécialisée et concurrentielle. De surcroit, les Américains ont pour usage de collaborer entre eux au sein de leurs territoires. C’est pourquoi l’entreprise de Celia Belline s’est associée avec CBSET, une entreprise de Boston peu habituée à travailler à l’international.

De gauche à droite : Mme Laurence Gabriel, M. Olivier Rietamn, Mme Katherine Prewitt, M. Antoine Lefèvre, Mme Celia Belline, M. Guillaume Martinez, Mme Sylvie Vermeillet et M. Renaud Roquebert

Grâce à cette association, l’entreprise est devenue une marque américaine pour les Américains, mais avec des collaborateurs amenés à travailler dans les deux pays. Le site européen est situé à Montpellier, dans un environnement favorable à la biotech. Néanmoins, le fait de travailler avec des clients depuis le site de Boston est plus porteur, en particulier en raison de la grande proximité avec la Food and Drug Administration (FDA). Celia Belline a ensuite souligné les différences de management avec les États-Unis et la véritable accélération de croissance des entreprises lors de leur implantation sur le sol américain, selon elle grâce à une « culture business » plus marquée. Les Américains seraient davantage attentifs aux attentes des investisseurs que les Français. En outre, Celia Belline a effectué l’ensemble des démarches d'installation entre février et juin, un délai inenvisageable en France. Toutefois, la conservation des activités européennes lui apparait comme une évidence, la R&D et les investissements technologiques étant réalisés en Europe grâce à l’excellence scientifique des ingénieurs.

M. Renaud Roquebert a souligné l’efficacité du small business act, qui garantit une priorité américaine sur le marché des États-Unis, et a émis le souhait d’avoir un tel instrument en France et en Europe.

Pour M. Rudy Lellouche, il existe des différences de culture économique entre la France et les États-Unis : en France, on entreprend dans le but d’étendre en partie son activité à l’international ensuite, ce qui conduit à chercher des fonds aux États-Unis.

Les entrepreneurs américains développent davantage leur activité sur le territoire national, au contraire des entrepreneurs français qui souhaiteraient s'expatrier après avoir lancé leur concept en France. Par la suite, M. Lellouche a souligné les qualités des dispositifs d’aide en France comme le CIR. Néanmoins, il a expliqué que ces aides n’ont qu’indirectement vocation à aider des entreprises à se développer outre-Atlantique, en respectant l’esprit patriotique déjà évoqué, largement plus répandu aux États-Unis qu’en Europe. Il faudrait donc selon lui développer cet état esprit, notamment par un financement européen plus adapté.

M. Lellouche a jugé le délai imposé par la Banque publique d'investissement  (BPI France) pour percevoir les fonds trop long. L’allongement des délais de financement crée des difficultés de recrutement. Il faut être rapide pour recruter face aux entreprises américaines qui embauchent, à des niveaux de salaire élevés, des ingénieurs formés dans le système universitaire français.

M. Roquebert a rebondi sur les propos de M. Lellouche, soulignant que la compétition sur le plan fiscal se manifeste davantage entre États, voire entre régions, plutôt qu’entre entreprises. Les Américains voient l’Europe comme un tout, ils ne comprennent parfois pas pourquoi les législations varient tant. Il faut envoyer un message global aux entrepreneurs pour pouvoir les attirer en Europe.

M. Jérôme Durain s’est ensuite interrogé sur l’impact de la crise sanitaire des deux côtés de l’Atlantique, et sur la place de la transition écologique dans les activités tech.

Mme Celia Belline, réagissant à cette interrogation de M. Durain, a souligné que la situation liée à la pandémie de Covid-19 était très différente des deux côtés de l’Atlantique. Le premier confinement était particulièrement strict aux États-Unis, ce qui y a entrainé en moyenne une baisse de 10% du chiffre d’affaires des entreprises en 2020. La reprise y a ensuite été très rapide, contrairement à l’Europe, davantage dépendante du marché asiatique.

S’agissant de la transition écologique, Mme Belline a indiqué que cette question pouvait encore faire l’objet de progrès dans les entreprises de la tech aux États-Unis.

M. Renaud Roquebert a observé en revanche que les réglementations sur les questions éthiques pour le commerce mondial sont très strictes aux États-Unis. Les importations venant de la zone de la région d’origine des Ouïghours y sont, par exemple, interdites.

Répondant à une question de Mme Sylvie Vermeillet, M. Roquebert a expliqué que la réussite des investisseurs français est aussi due à leur nationalité : « c’est valorisé d’être français aux États-Unis ». Être français est plutôt un avantage, cela permet de comprendre la culture américaine. M. Roquebert a exprimé son souhait que soient formés dès leurs plus jeunes âges les écoliers français à la langue anglaise et à la culture anglo-saxonne.

Rebondissant sur la même question de Mme Vermeillet, M. Rudy Lellouche a souligné le fait que les Français ont la capacité de concurrencer les Américains pour peu qu’ils s’en donnent les moyens. Les états européens doivent se donner les moyens de créer des entreprises susceptibles d’exporter leur activité aux États-Unis. M. Lellouche a estimé que les plus jeunes devraient être davantage formés au codage informatique, le cadre scolaire n’étant pas suffisamment professionnalisant selon lui. Il faut créer des vocations, notamment pour encourager les femmes, qui bien que souvent meilleures que les hommes sont encore insuffisamment présentes dans le domaine de la tech. Pour conclure son propos, M. Lellouche a exprimé son souhait que soient simplifiées les démarches administratives pour les entrepreneurs en France.

Mme Celia Belline a ensuite souligné le fait que les américains n’ont pas d’aversion au risque. On a le « droit à l’échec » aux États-Unis, une tendance qui ne fait qu’émerger en France. La peur de ne pas réussir en Europe est un frein énorme. Il faudrait développer la confiance en soi en entreprise. M. Lellouche a complété cette réponse, en expliquant que les banques américaines financent des projets malgré un éventuel premier échec. On prête plus facilement une deuxième fois aux États-Unis, l’insuccès étant perçu comme un gage de la future réussite.

M. Frédéric Rossi, répondant à une question de Mme Katherine Prewitt, a estimé qu’il était difficile d’évaluer avec précision le nombre de start-up françaises installées aux États-Unis. Il n’y a pas de décompte officiel puisque c’est un marché libre où chacun a la possibilité de s’installer en fonction des opportunités. Globalement, on estime néanmoins à environ 1 600 start-uppers français ou membres de filiales de start-up françaises présents sur le territoire américain. Les tendances sont variables selon les zones géographiques. Il y a moins d’entreprises françaises dans la Silicon Valley, sans doute du fait du décalage horaire (9 heures avec la France), qui ne favorise pas les entreprises implantées sur deux continents, et en raison d’un écosystème devenu extrêmement coûteux. D’autres États des États-Unis sont devenus très attractifs, comme New-York, où Business France dénombre 600 start-uppers. New York dispose de tous les atouts pour que la French Tech y soit active. Si l’on regarde le classement French Tech 120 ou le Next 40, il y a dans cette ville beaucoup de sociétés liées à la Retail Tech, à l’advertising Tech et la Fintech, soit tout ce qui permet une meilleure commercialisation via les outils digitaux.

À Miami, où M. Rossi a dit s’être récemment rendu, la tech est « tirée » par les crypto-monnaies et par la capacité d’investissements de fonds comme Citadel LLC qui ont injecté des milliards de dollars dans l’économie locale. Environ 50 start-up françaises, 90 francophones et 300 « sympathisants » gravitent dans ce secteur. Business France accompagne, par ailleurs, 300 start-up françaises sur le marché Nord-américain en proposant une variété de services comme la découverte du marché pour des sociétés qui veulent s’implanter sur le marché américain dans les 6 mois. C’est le cas des entreprises présentes au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas chaque année. Il existe également des programmes d’accélération pour les entreprises françaises qui permettent d’élaborer leurs stratégies « go to market » pour s’implanter sur le marché. Le programme phare de Business France, SaaS Lander, anciennement Impact USA, qui s’adresse aux sociétés de software, a permis l’implantation de sociétés comme DataDome, Miracle ou AB Testing, constituant aujourd’hui des pépites de la French Tech. Ces entreprises recherchent les capacités de financement du marché américain, qui représente 50 à 55% des fonds d’investissement au niveau mondial.

Malgré les progrès réalisés en France et en Europe, qui ont permis à ces sociétés de se développer (jusqu’à 100 millions d’euros de fonds levés pour certaines entreprises), la place du marché américain demeure proportionnellement très importante dans le secteur des technologies. Toutefois, les budgets consacrés à la R&D dans les entreprises de la tech sont plus importants en Europe qu'aux États-Unis. En outre, M. Rossi a souligné que l’aversion au risque est liée à l’accessibilité aux financements et à l’attitude des investisseurs. Au-delà des financements, les entreprises françaises cherchent donc à apprendre comment « vendre de manière globale » et comment « scaler », c’est-à-dire croître sur le marché Nord-américain. Ce dernier est en effet difficilement pénétrable – les entreprises françaises mettent en moyenne 8 à 9 mois pour décrocher un premier contrat – et nécessite beaucoup d’investissements initiaux. Il implique donc une forte stratégie de communication sur les réseaux sociaux par le recours à des influenceurs, et des outils de sécurité juridique plus importants qu’en Europe.

M. Rossi a confirmé en outre les propos des autres intervenants concernant les stratégies en ressources humaines très différentes – polyvalence contre hyper spécialisation – avec un impact financier diamétralement opposé. À l’inverse, il a noté qu’un récent classement établi par le cabinet Ernst & Young place de nouveau la France en première position européenne en nombre de projets d’investissements provenant de l’étranger. Les français ont accentué leur avance sur l’Allemagne et le Royaume-Uni. Avec 1 222 projets annoncés en 2021 (+24 % par rapport à 2020), la France creuse l’écart avec ses rivaux historiques, le Royaume-Uni (993 projets, +2 %) et l’Allemagne (841 projets, -10 %).

Certes, des « améliorations » pourraient être réalisées dans le domaine du droit du travail en vue de sa meilleure compréhension par les Américains. Néanmoins, la tendance est vue comme positive, la France bénéficiant indirectement des difficultés que connaissent certains de ces voisins telles que celles liées au Brexit.

M. Renaud Roquebert a par ailleurs fait part d’une anecdote : le fondateur d’une grande entreprise de la tech américaine, à la question « Comment votre société est-elle devenue aussi rapidement globale ? », a simplement répondu « qu’il l’avait décidé », soulignant ainsi la grande réactivité des Américains dans le processus décisionnel.

Enfin, répondant à une question de Mme Sylvie Vermeillet sur la capacité des français à concurrencer les américains, M. Roquebert a repris à son compte l’expression « pick your fight » (choisis ton combat), pour souligner les priorités de la tech française. Il a cité, à titre d’exemple, le secteur spatial en Europe, particulièrement en pointe.

Mme Laurence Gabriel a enfin évoqué l’impact de la situation sanitaire sur les entreprises de l’EACC. Elle a indiqué que les entreprises américaines avaient beaucoup investi pendant la pandémie de Covid-19, davantage sans doute que les autres, opérant à cette occasion un ajustement de leur business model à la situation. De manière plus générale, s’agissant des caractéristiques des entreprises, Mme Gabriel a souligné que les États-Unis sont très en avance d’un point de vue paritaire et d’inclusion, estimant que les Français devraient tenir compte de ces caractéristiques dans leurs investissements outre-Atlantique.


[1] Augmenter proportionnellement

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