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Institutions européennes

Les priorités de la présidence espagnole de l'Union européenne

Audition de M. Francisco Villar,
ambassadeur d'Espagne en France

M. Hubert Haenel :

Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et d'être venu aujourd'hui jusqu'au Palais du Luxembourg. Notre commission a l'habitude, au début de chaque présidence tournante de l'Union, d'entendre l'ambassadeur du pays qui va exercer la présidence ainsi que notre ambassadeur dans ce pays. Le 9 décembre dernier, nous avons ainsi entendu Bruno Delaye, ambassadeur de France à Madrid. Votre audition constitue ainsi l'autre versant d'une même réalité qui est la présidence espagnole de l'Union européenne.

Pouvez-vous nous présenter les priorités de cette présidence qui s'inscrit dans un contexte particulier dans la mesure où elle coïncide avec l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, c'est-à-dire avec l'entrée en fonction du président du Conseil européen, de la Haute représentante et de toutes les modifications institutionnelles qui les accompagnent ? La présidence espagnole se caractérisera donc d'abord par des priorités et des projets. Mais aussi par une pratique nouvelle des institutions.

Nous aimerions connaître à cet égard votre sentiment.

M. Francisco Villar :

C'est un grand honneur et un plaisir de présenter les lignes générales de la présidence espagnole de l'Union Européenne devant la commission des affaires européennes du Sénat, toujours active et attentive aux grands sujets de l'Union Européenne, et plus encore maintenant que les parlements nationaux sont appelés à jouer un rôle plus important dans la formulation et la mise en oeuvre des politiques européennes.

L'Espagne assume pour la quatrième fois la présidence de l'Union mais les circonstances actuelles confèrent à notre présidence une responsabilité particulière. D'une part, le contexte de grave crise économique et sociale, premier grand défi à relever. D'autre part, la nécessité de piloter la transition du traité de Nice au traité de Lisbonne qui, avec ses nouvelles institutions et instruments, peut et doit favoriser l'impulsion stratégique dont l'Union Européenne a besoin.

Dans cette perspective, l'Espagne s'appuiera sur le précieux précédent de la présidence française du second semestre 2008, qui a su faire face avec efficacité et détermination à de graves crises internationales et a fait les premiers pas pour affronter de façon concertée la crise financière et économique. La présidence espagnole a, par ailleurs, comme référence un ambitieux programme concerté avec la Belgique et la Hongrie, actuel trio de présidences, qui, nous l'espérons, contribuera à donner une plus grande continuité et cohérence à notre action.

Je souhaite également souligner le soutien que l'Union Européenne suscite auprès de l'opinion publique espagnole, traditionnellement très pro-européenne, ainsi qu'auprès de l'ensemble des forces politiques, qui ont exprimé au mois de novembre dernier aux Cortes leur soutien au programme de la présidence.

Je dois souligner aussi la ferme volonté du gouvernement français de collaborer avec la présidence espagnole, déjà exprimée dans la déclaration conjointe signée par le Président de la République et le Président du gouvernement espagnol au mois d'avril dernier, à l'occasion du dernier sommet hispano-français. Elle reflète clairement la communauté d'intérêts et la convergence entre nos deux pays en ce qui concerne le processus de construction européenne.

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On a beaucoup parlé des longues années de débat institutionnel dans lequel l'Union Européenne a été plongée, souvent face à l'indifférence, voire l'incompréhension, de nos opinions publiques. Avec la ratification et l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne s'achève une longue période d'incertitude et nous entrons dans une nouvelle étape où doit primer une vision plus politique de la construction européenne, une plus grande concertation économique et où le rôle de l'Union dans le monde doit être renforcé, sans oublier celui qui doit être le principal objectif de notre action : nos citoyens.

Nous comptons maintenant avec de nouvelles institutions et un cadre juridique renforcé que nous devons appliquer avec détermination et rigueur. Celle-ci sera, précisément, l'une des priorités de notre présidence : l'application pleine et effective du traité de Lisbonne. À cet effet et comme nous en avons déjà fait la preuve au début de notre présidence, le gouvernement espagnol collaborera de façon étroite et loyale avec le Président stable du Conseil et avec la Haute représentante avec pour objectif la consolidation, la visibilité et le déploiement de tout le potentiel de ces deux nouvelles figures institutionnelles.

Nous favoriserons aussi la mise en oeuvre des dispositions du traité, surtout en ce qui concerne deux de ses grandes nouveautés : la création du Service européen d'action extérieure et la mise en pratique du droit à l'initiative législative populaire. Les deux questions ont déjà fait l'objet de premiers débats à l'occasion de la récente réunion informelle des ministres des affaires européennes, qui a eu lieu à Ségovie, et nous espérons pouvoir avancer dans ces domaines tout au long de notre présidence.

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Bien entendu, ce processus institutionnel ne doit pas nous dévier de la priorité la plus pressante de notre présidence : celle de favoriser et consolider la reprise économique en Europe et de lancer une nouvelle stratégie qui assure une croissance durable d'ici à l'année 2020. Dans cette perspective, l'Espagne continuera de donner la priorité au renforcement de la coordination des politiques économiques et à la concertation d'une véritable gouvernance économique de l'Union en faveur de la reprise et de la création d'emploi de qualité en sorte de pouvoir relever les trois principaux défis auxquels nous devons faire face : l'impact de la globalisation, le changement climatique et le nécessaire renforcement de notre modèle social. Nous devons affronter le défi de la globalisation et la dure concurrence avec les pays émergents en misant clairement sur l'innovation et en promouvant les secteurs de production de haute technologie et ayant une forte composante en Recherche et Développement. Quant à la lutte contre le changement climatique, l'Union européenne doit consolider son leadership dans ce domaine, en stimulant la transition vers une économie à faible émission de carbone, avec le potentiel en innovation et création d'emploi de qualité que cela implique. Le troisième défi, de caractère social, nous amène à la nécessité d'encourager l'insertion et la cohésion sociale, à travers l'Agenda Social Renouvelé.

Ce sont précisément ces trois défis, économique, environnemental et social, qui définiront la nouvelle stratégie, objet du prochain Conseil européen extraordinaire du 11 février convoqué par le Président van Rompuy et du Conseil européen de la fin du mois de mars. Nous espérons qu'elle sera approuvée en juin, à l'occasion du dernier Conseil européen de la période de la présidence espagnole. Le but est que la nouvelle stratégie, partant de l'expérience peu fructueuse de celle de Lisbonne, se dote d'un mécanisme de gouvernance souple et opérationnel, définisse des objectifs quantitatifs clairs et, dans la mesure du possible, fixe des marges d'exigibilité. Évidemment, il s'agira là d'un exercice pour lequel nous devrons compter avec un large consensus et qui, à partir des propositions que formulera la Commission européenne, devrait susciter une réflexion la plus vaste possible et impliquer tous les interlocuteurs sociaux.

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Le nouveau cadre institutionnel du traité de Lisbonne devrait permettre aussi à l'Union européenne d'exercer une influence et de jouer un rôle plus important sur la scène internationale. Celle-ci sera notre troisième priorité : renforcer le rôle de l'Union européenne comme acteur global sur la scène internationale. Il ne s'agira pas uniquement des questions abordées lors des 14 sommets bilatéraux ou multilatéraux avec des pays tiers qui auront lieu pendant ce semestre mais de bien plus. Il s'agit d'utiliser le traité et les nouvelles figures de Président du Conseil et de Haute représentante pour avancer dans la définition et la mise en oeuvre d'une authentique politique extérieure et de sécurité et d'une politique de défense commune, qui tienne compte de notre poids comme acteur dynamique de stabilité et de progrès. En toute logique, la mise en marche du Service européen d'action extérieure supposera un pas important dans cette direction.

Comme je l'ai souligné, 14 sommets avec des pays tiers sont prévus pour le semestre en cours, dont certains de grande envergure comme le régional UE-ALC, celui de l'UPM et les bilatéraux avec les États-Unis et la Russie. Je n'aborderai que certains de leurs aspects.

Indépendamment des relations étroites dans tous les domaines entre l'Amérique latine et l'Espagne, nous pensons qu'il est indispensable de doter d'une plus grande entité politique et de plus de contenus les relations entre l'Union européenne et cette région. Dans cette perspective, nous consacrerons le sommet à la coopération en matière d'innovation, de développement durable et d'insertion sociale et nous mettrons en marche un mécanisme qui facilite les investissements dans la région. Nous souhaiterions également avancer vers un accord d'association avec l'Amérique centrale et obtenir la signature d'accords commerciaux avec le Pérou et la Colombie, ainsi que réactiver les négociations avec le Mercosur.

Nous accordons aussi une grande importance au sommet de l'UPM, qui aura lieu en juin à Barcelone. Nous espérons que le Sommet sera celui de la confirmation de cet ambitieux processus, de la réactivation de ses projets et de la consolidation institutionnelle en marche.

Nous nous proposons de situer également les relations entre l'Union européenne et les États-Unis au niveau que requièrent les défis actuels. Des facteurs positifs jouent en notre faveur comme la meilleure disposition de l'administration américaine, la collaboration pendant l'actuelle crise économique et une plus grande perception des défis globaux communs. Nous pensons qu'il nous faudra exploiter le large champ de concertation existant, à l'occasion du sommet prévu en mai.

De la même manière, nous pensons que l'Union européenne doit promouvoir une relation plus stable et intense avec la Russie, à travers un réseau d'accords qui instaurent la confiance et contribuent à mieux intégrer ce pays comme acteur fiable et constructif de l'ordre international. Nous nous efforcerons pour que le sommet avec la Russie, qui aura lieu au printemps, obtienne des avancées significatives sur des sujets-clés comme l'énergie, la sécurité ou la mobilité.

Dans le domaine européen, nous continuerons de développer le Partenariat oriental et nous poursuivrons nos efforts pour promouvoir la stabilité dans les Balkans occidentaux, ainsi que les perspectives d'adhésion à l'Union européenne. Nous prêterons, par ailleurs, attention aux processus d'adhésion en cours, afin qu'ils continuent d'avancer à mesure que seront remplies les conditions requises.

Enfin, l'action extérieure de l'Union européenne ne peut se comprendre sans l'expression d'une profonde solidarité à l'égard des plus défavorisés. Pendant notre présidence, nous veillerons à tenir nos engagements internationaux dans la lutte contre la faim et la pauvreté, avec en vue le respect des Objectifs du Millénaire. Le drame que vit actuellement Haïti nous renforce dans cette action.

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La quatrième priorité de la présidence espagnole de l'Union européenne aspire à ce que le renforcement politique et économique de l'Union corresponde avec un renforcement de la citoyenneté européenne. L'Espagne veut, pendant sa présidence, approfondir ce concept en dotant les européens de plus de droits fondés sur les valeurs d'égalité, de liberté et de solidarité.

Dans le domaine de l'égalité, nous ferons en sorte que ce principe inspire aussi l'action de la présidence, en particulier en ce qui concerne l'égalité entre les hommes et les femmes. La présidence espagnole a l'intention de présenter des propositions dans ce domaine afin de freiner la violence de genre, comme la création d'un observatoire européen ou la réflexion sur la possibilité d'établir un mandat européen de protection des victimes.

En ce qui concerne l'Espace de liberté, de sécurité et de justice, nous espérons que le Plan d'action 2010-2014 du Programme de Stockholm récemment approuvé sera rapidement élaboré. Il situe le citoyen au centre de l'action de l'Union et a pour objectif d'approfondir le domaine des droits et des libertés. Quelques exemples : la protection accrue des victimes les plus vulnérables, le renforcement de l'espace judiciaire européen, une plus grande harmonisation dans le domaine civil, par exemple en matière de succession, l'amélioration de l'assistance consulaire, une plus grande coordination en matière de protection civile, etc. Dans ce domaine, l'Espagne encouragera la définition d'une Stratégie européenne de sécurité intérieure, cohérente et efficace, et qui réponde aux préoccupations des citoyens.

En matière d'immigration et d'asile, partie intégrante du Programme de Stockholm, nous procéderons à la consolidation et l'application du Pacte européen d'immigration et d'asile, qui a été, sans aucun doute, l'un des succès de la présidence française, avec la contribution très active de l'Espagne. Nous pensons que le phénomène complexe de l'immigration ne peut être abordé que d'un point de vue concerté avec les pays d'origine et de transit, en luttant avec fermeté contre les réseaux d'immigration illégale, en nous efforçant de favoriser l'intégration des immigrés légaux et en renforçant notre coopération pour le développement. Dans la mise en oeuvre du Pacte, l'Espagne tentera d'avancer dans l'action commune en matière d'asile, dans l'adoption de mesures relatives au problème des mineurs non accompagnés et dans la gestion intégrale des frontières, en renforçant les moyens matériels et humains de Frontex.

En ce qui concerne la solidarité, nous nous efforcerons de donner la priorité à la coopération dans le cadre de l'agenda RELEX, en maintenant l'engagement de 0,56 % du PIB à l'Aide officielle au développement, avec l'objectif d'avancer dans la concrétisation des Objectifs du Millénaire (ODM). Nous mettrons tous les moyens à notre portée afin d'éviter que la situation actuelle de crise internationale ne mette en danger cet acquis.

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Permettez-moi de conclure, mesdames et messieurs les Sénateurs :

Après plus de 15 ans de débats institutionnels, l'Union européenne se trouve confrontée à un moment crucial. Elle a l'opportunité et les moyens de dépasser la crise actuelle et de sortir de cette dernière renforcée, de centrer son action sur les politiques qui intéressent nos citoyens et d'aspirer à être un acteur global dans un monde multipolaire.

On a beaucoup parlé du manque d'instruments de l'Union européenne pour développer son action de façon efficace. Enfin, l'Union s'est dotée de ces instruments. Mais cela n'est pas suffisant : il faut aussi et surtout de la volonté politique de la part des États membres. Je peux vous assurer que l'Espagne, pays à vocation clairement européenne, fermement engagée dans la construction d'une Europe politique, efficace, une Europe des valeurs et des citoyens, va mettre toute sa volonté et son enthousiasme dans cette présidence au cours de cette nouvelle étape que nous venons d'entreprendre.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Voilà une feuille de route très détaillée. Il y a de la substance. Je regardais le Président Badinter, nous avons parfois des doutes, lui comme moi, à propos du programme de Stockholm.

M. Simon Sutour :

Je souhaiterais aborder trois points. En premier lieu, je voudrais connaître votre sentiment sur la mise en oeuvre du traité de Lisbonne, notamment en ce qui concerne les rapports de la présidence tournante avec le président stable du Conseil européen et la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Nous avons l'impression que votre présidence s'annonce très bien. En revanche, nous sommes moins convaincus jusque-là par le rôle de Mme Ashton. Je pense, pour ma part, qu'il aurait été utile qu'elle se rende en Haïti ou à la conférence de Montréal.

En second lieu, pourriez-vous nous donner des éléments sur la situation en Catalogne à propos de la décision très attendue de la Cour suprême sur le nouveau statut d'autonomie ?

Enfin, je voudrais aborder la problématique de la cohésion territoriale, sur laquelle je suis en train de travailler avec mon collègue Yann Gaillard. Cette question est liée à la révision des perspectives financières post-2013. Les discussions commenceront dès cette année. Quel est le point de vue de votre pays sur cette question en tant que présidence de l'Union, mais aussi en tant que pays membre ? Je ne vous cache pas que nous sommes très inquiets sur les perspectives d'avenir des fonds structurels européens, à la suite du document de travail de la Commission européenne sur la réforme du budget, qui prévoyait la suppression de l'objectif 2 de la politique régionale. Autrement dit, seuls les départements d'Outre-mer seraient encore éligibles aux fonds structurels pour la France.

Mme Monique Papon :

Je note avec satisfaction les propos que vous avez tenus sur l'enthousiasme et la volonté de la présidence espagnole de faire avancer les grands dossiers européens. Le sentiment européen au sein de la population espagnole est-il toujours aussi vivace ? La crise économique a-t-elle eu des conséquences à cet égard ?

Je voudrais également vous interroger sur l'articulation qui pourra se faire entre les fonctions traditionnelles de la présidence tournante de l'Union européenne et les nouvelles missions confiées au président stable.

Enfin, vous avez évoqué les nombreux sommets internationaux qui auront lieu sous votre présidence. Cuba figure-t-il à l'agenda ?

M. Jean-Pierre Bel :

Je voudrais rendre hommage à votre qualité d'écoute, que j'ai pu apprécier en tant que président du groupe d'amitié France-Espagne. Dans le contexte de la crise, on fait régulièrement des comparaisons entre la France et ses voisins, notamment l'Espagne. Or, je constate, tout en le regrettant, que l'Espagne connaît actuellement de très grandes difficultés économiques, et qu'elle n'est pas encore sortie de la crise. Pourriez-vous nous donner des explications sur la situation économique particulière de votre pays ?

M. Alain Gournac :

Je ferai trois commentaires. Tout d'abord, vous avez raison, il faut profiter des spécificités et de l'histoire de chaque pays. De ce point de vue, votre présidence a tout à fait raison d'accorder une importance particulière à l'Amérique latine, région avec laquelle votre pays entretient des contacts privilégiés.

Ensuite, je crois qu'il faut absolument qu'on évolue au niveau de l'immigration illégale, puisque votre pays est très touché par ce phénomène. La France commence à être concernée, comme on a pu le constater il y a quelques jours encore en Corse. Nous devons donc encore progresser dans ce domaine.

Enfin, il me semble que nous nous sommes montrés incapables jusqu'ici de présenter les bénéfices de l'Europe à nos citoyens, pour qui celle-ci reste trop lointaine, bureaucratique et complexe. Nous devrions faire des efforts de pédagogie pour expliquer à chaque citoyen l'acquis unique de la construction européenne.

M. Jacques Blanc :

Je constate avec bonheur que l'Espagne n'a pas perdu la flamme européenne. C'est l'un des pays qui reste porteur d'une ambition européenne dans la population, plus que chez nous. Je me souviens des craintes de nos agriculteurs à l'époque de l'adhésion de votre pays à l'Union européenne. Aujourd'hui, je constate que c'est l'inverse : ceux-ci comptent sur le soutien de leurs voisins espagnols.

Le sommet de juin de l'Union pour la Méditerranée devrait marquer une nouvelle étape de ce grand projet. Les réunions ministérielles prévues pourront-elles se tenir, et le secrétariat général sera-t-il installé à Barcelone où l'Assemblée régionale et locale euro-méditerranéenne, ARLEM, a d'ailleurs tenu sa session inaugurale la semaine dernière ? J'aimerais également savoir ce que vous pensez des perspectives de déblocage de l'Union pour la Méditerranée.

Enfin, je m'interroge sur l'avenir de la politique régionale. Quelle est la position de l'Espagne à cet égard ? En outre, je souhaiterais connaître la position de votre pays sur le maintien, à terme, d'une politique agricole commune rénovée, dans le contexte de débats qui s'annoncent très difficiles.

M. Robert Badinter :

Quelle sera l'action de la présidence espagnole au regard de l'espace judiciaire européen, et en particulier de la création d'un parquet européen ? Le traité de Lisbonne facilite les conditions d'une telle création. Tant qu'il n'existera pas un tel parquet, nous ne pourrons espérer lutter efficacement contre la criminalité organisée sous toutes ces formes. Celle-ci est transeuropéenne et transnationale. Elle appelle donc une action transeuropéenne. Eurojust ne suffit pas. Quand franchirons-nous ce pas ? La présidence espagnole compte-t-elle prendre des initiatives en ce sens ?

Mme Christiane Kammermann :

Je voudrais savoir où en est la francophonie en Espagne, et notamment l'enseignement du français par rapport à l'anglais ? Est-il atteint comme dans beaucoup d'autres pays où, malheureusement pour nous, l'anglais a souvent pris la place du français ?

Ensuite, je souhaiterais savoir quelles sont les conséquences sociales de la crise économique dans votre pays ?

M. Francisco Villar :

Sur la mise en oeuvre du traité de Lisbonne et l'articulation de la présidence tournante avec les nouvelles autorités de l'Union européenne, je pense qu'il nous faudra être patients, car nous ne sommes qu'au tout début du processus. Nous sommes actuellement dans une phase de transition, une phase de rodage des nouvelles institutions. Les relations entre la présidence espagnole et le président du Conseil européen sont bonnes, contrairement à ce que l'on a pu lire dans la presse. M. Zapatero a rencontré M. Van Rompuy à plusieurs reprises, et ils se sont mis d'accord sur la distribution du travail. Ils se consultent régulièrement. M. Van Rompuy est un homme discret, efficace et habile, spécialiste du consensus, comme il l'a montré dans son pays, dans des circonstances plutôt difficiles. Il a d'ores et déjà pris une décision importante en convoquant un Conseil européen extraordinaire le 11 février prochain, qui sera consacré à la réponse à la crise économique, sociale et environnementale et au lancement de la stratégie de l'Union européenne pour 2020. À cet égard, M. Zapatero a proposé de réfléchir sur l'opportunité et la possibilitéd'introduire des mesures correctives, au-delà des mesures incitatives, afin de renforcer l'efficacité de la stratégie, ce qui a provoqué des remous dans certains pays. Quoi qu'il en soit, le président stable devra s'appuyer sur la présidence tournante espagnole pour la préparation des sommets avec les pays tiers et pour celle des Conseils européens, car il dispose d'une équipe limitée. Il a été convenu entre M. Zapatero et M. Van Rompuy que ce dernier présiderait tous les sommets avec les pays tiers, y compris ceux qui se tiendront en Espagne.

Mme Ashton est une personnalité plus controversée que M. Van Rompuy. Il faut aussi lui laisser du temps. Elle n'a pas encore la plénitude de ses moyens, en l'absence du Service européen d'action extérieure. La coopération avec notre présidence fonctionne bien. On a organisé avec elle une réunion de coordination à Bruxelles sur la situation en Haïti. Il me semble que les difficultés pourraient davantage venir de la coordination interne à la Commission européenne, avec les autres commissaires exerçant des compétences en matière des relations extérieures, qu'avec la présidence tournante.

Sur la Catalogne, la décision de la Cour constitutionnelle relative au nouveau statut d'autonomie est toujours attendue et pourrait être rendue d'ici quelques semaines. Je rappelle que le recours a été déposé, il y a trois ans, par d'autres régions et le parti de l'opposition sur une centaine d'articles. C'est une question très complexe et délicate. Il faudra une majorité claire de la part de la Cour. Il paraît que des réflexions ont actuellement lieu entre les juges pour obtenir une majorité claire sur les points les plus difficiles. Il ne faudrait pas que la décision sanctionne de trop nombreux articles du statut, car cela serait très difficile à gérer politiquement, étant donné que celui-ci, corrigé par le Parlement national, « les Cortes », a ensuite été adopté par le parlement catalan puis approuvé par référendum par la population catalane. Il s'agit donc d'une question juridique qui pourrait avoir des conséquences politiques compliquées.

En ce qui concerne la cohésion territoriale et la politique régionale, l'Espagne était également très inquiète sur les rumeurs qui ont circulé par rapport au non-papier de la Commission européenne. Notre pays est clairement favorable au maintien de la politique régionale. Le fonds de cohésion en particulier a contribué au développement du pays de façon déterminante. Nous croyons fermement que la question de la cohésion est essentielle pour l'avenir de l'Union. Car comment peut-on parler d'unité si nos pays et nos territoires sont divisés par des inégalités de développement ?

Nous sommes également en faveur du maintien de la politique agricole commune, qu'il faudra moderniser. L'agriculture n'est pas seulement une question économique. Elle a des implications environnementales, sociales, de sécurité alimentaire et sanitaire fondamentales.

Le sentiment pro-européen se maintient au sein de la classe politique espagnole et de façon majoritaire au sein de la population, si l'on en croit le dernier Eurobaromètre. En revanche, ce sentiment diminue parmi les jeunes. Pour eux, la construction communautaire est un acquis, ils n'ont pas connu la guerre et le franquisme et ne réalisent pas le bénéfice apporté par l'Europe. Il faudrait certainement faire des efforts de communication à ce sujet, pour présenter les réalisations de l'Europe dans les différents domaines. Mais cela est difficile. Nous profiterons donc de ces six mois de présidence pour faire de la pédagogie auprès de nos citoyens.

Dans le cadre du sommet avec l'Amérique latine et les Caraïbes, qui sera une échéance importante, il y aura un certain nombre de rencontres bilatérales ; en particulier, le premier sommet bilatéral entre l'Union européenne et le Mexique. En revanche, Cuba ne figure pas pour le moment à notre agenda. Avec Cuba, nous avons essayé toutes les politiques, du dialogue aux sanctions, mais aucune n'a donné les résultats escomptés. Il s'agit d'une question délicate, et nous nous efforçons de faire évoluer les relations entre l'Union européenne et ce pays. Nous devrions à cet égard nuancer notre position commune. Cuba est actuellement dans une difficile phase de pré-transition. Je pense que tant que l'ombre de Fidel Castro planera sur le pays, on pourra difficilement envisager une évolution vers la démocratie et les droits de l'Homme. Au sein de l'Union, certains pays se montrent réticents à toute ouverture. Nous resterons donc prudents sur ce dossier au cours de notre présidence.

Sur la situation économique en Espagne, la crise nous a frappés de plein fouet. Mais nous avons davantage souffert de la crise économique et sociale que de la crise financière, du fait de la relative solidité de notre système bancaire et financier. Nous avons cependant un problème avec les caisses d'épargne. Vous le savez, le problème majeur en Espagne est le taux de chômage, en partie structurel. Même pendant la décennie de très forte croissante économique, notre taux de chômage se situait à un niveau plus élevé que le taux moyen de la zone euro. Cela s'explique notamment par l'immigration, mais aussi par une arrivée massive et plus tardive que dans d'autres pays des femmes sur le marché du travail. En outre, les chiffres du chômage espagnol ont toujours été majorés, car l'économie souterraine augmente beaucoup en période de récession. Cela n'a pas la même importance que dans d'autres pays européens, mais c'est un phénomène non négligeable.

Comment expliquer cette mauvaise situation économique ? Notre modèle économique nous a permis de bénéficier d'une forte croissance pendant plus de dix ans, mais il reposait sur des bases fragiles. En effet, ce modèle était fondé sur la construction immobilière, qui s'est effondrée. En conséquence, les travailleurs précaires de l'immobilier ont été licenciés, ce qui explique en partie la situation. Néanmoins, une reprise semble s'amorcer. Nous devrions donc saisir l'opportunité de la crise pour adopter un nouveau modèle de croissance, reposant sur des bases plus solides. Cela prendra du temps. Nous nous sommes engagés dans un effort important d'investissement dans les énergies renouvelables et la recherche et développement. Nous avons ainsi doublé voire triplé nos investissements publics dans ces secteurs stratégiques. En revanche, les investissements du secteur privé dans ces domaines sont encore très insuffisants. L'Espagne est le dernier pays de la zone euro à être entré en récession et sera probablement le dernier à en sortir, peut-être cette année, mais avec une croissance très faible. Donc il faudra plutôt attendre 2011 pour la reprise.

L'immigration s'est avérée un phénomène complexe et spectaculaire en Espagne, qui fut pendant des siècles un pays d'émigration. En quelques années seulement, nous sommes devenus une terre d'immigration, avec plus de 5 millions de migrants sur une population de 47 millions d'habitants. Les immigrants s'intègrent plutôt bien, et sont perçus positivement du point de vue économique et démographique, car ils ont contribué à l'augmentation du taux de natalité. Nous devons adopter une approche européenne globale. L'Espagne s'est d'ailleurs beaucoup mobilisée pour l'adoption du pacte européen sur l'immigration et l'asile. Cette démarche collective est nécessaire pour lutter contre les trafics, organiser l'intégration de l'immigration légale, l'aide au développement, ou encore la coopération avec les pays d'origine et de transit.

Sur l'Union pour la Méditerranée, nous travaillons sur le sommet du 10 juin. Malgré quelques difficultés, la présidence espagnole est confiante. Nous sommes enfin sortis de l'impasse sur la nomination du Secrétaire général, qui doit être confirmée par les ministres par la procédure du silence. En revanche, la nomination des secrétaires généraux adjoints reste bloquée du fait des divisions entre la Turquie et Chypre. Nous espérons que cet obstacle pourra être surmonté avant le sommet. Il n'y a pas de problème du point de vue des réunions sectorielles. Mais les ministres des affaires étrangères des pays arabes refusent de participer aux réunions car ils ne veulent pas siéger aux côtés du ministre israélien, Avigdor Lieberman. Heureusement, des formats informels nous permettent de travailler et d'avancer, comme l'a démontré la récente réunion du Caire. Je vous confirme que Barcelone est prête à accueillir le Secrétariat général de l'UPM dans des locaux magnifiques.

Sur l'espace judiciaire, je suis tout à fait d'accord avec M. Badinter, et l'Espagne est en faveur d'un parquet européen. Je pense que, dans ce domaine, si nous voulons être ambitieux, il nous faudra sans doute avancer par petits groupes avant d'arriver à un consensus général, sous la forme de coopérations renforcées, formelles ou informelles. A cet égard, la coopération franco-espagnole dans le domaine judiciaire et policier est exemplaire. Il existe par exemple des équipes communes d'enquête et d'autres instruments très développés qui permettent d'atteindre des résultats très positifs dans la lutte contre le terrorisme de l'ETA ou islamiste. Il existe un centre de coordination de lutte anti-terroriste en Espagne, que nous allons ouvrir à tous les États membres, dans le but de créer l'embryon d'un centre de coordination européen de lutte anti-terroriste. Nous devons travailler entre pays européens pour lutter contre la criminalité organisée. L'Espagne travaille aussi avec le Maroc sur cette question. Quoi qu'il en soit, la présidence espagnole s'efforcera de faire avancer ce dossier dans la mesure du possible.

Sur la place du français en Espagne, j'ai le regret de constater que la situation est préoccupante, bien que nous soyons voisins. Alors que ma génération étudiait systématiquement le français, l'anglais étant alors une langue « exotique », la situation est inversée aujourd'hui. Il faudrait introduire l'apprentissage obligatoire d'une seconde langue étrangère, mais cela coûterait très cher. En outre, l'enseignement des langues régionales est obligatoire en Espagne, ce qui ne facilite pas l'apprentissage de plusieurs langues étrangères.

M. Jean-Pierre Bel :

Cela marche un peu dans les deux sens. Ainsi, ma fille, qui est professeur de français en Espagne, a été obligée de passer deux ans à apprendre le catalan pour pouvoir enseigner à Barcelone. Cela complique les choses.

M. Alain Gournac :

Je constate avec regret dans ma région l'arrêt d'un jumelage entre un lycée français et un lycée espagnol, car la partie espagnole a décidé de retirer ses professeurs. C'est dommage, car cela se traduit par un recul de l'apprentissage de la langue espagnole.

M. Jacques Blanc :

J'aimerais savoir où en est, en Espagne, le projet de TGV qui doit relier la France et l'Espagne. Celui-ci devait être opérationnel en 2004, mais les travaux ont pris beaucoup de retard.

M. Francisco Villar :

La ligne de TGV sera bientôt opérationnelle du côté catalan. Il reste cependant à construire le tronçon entre Figueras et Barcelone, dont le retard est dû aux délais irréalistes du projet initial et à la volonté des forces politiques catalanes de faire passer la ligne dans Barcelone et dans Gérone, plutôt que de les contourner. Cela coûte beaucoup plus cher et c'est aussi bien plus compliqué. Mais on travaille actuellement à une solution provisoire.

M. Hubert Haenel :

Monsieur l'ambassadeur, nous vous remercions pour toutes les précisions que vous nous avez apportées sur les priorités de la présidence espagnole de l'Union européenne, ainsi que pour les clés de compréhension que vous nous avez données pour mieux apprécier encore votre pays.