Congrès et assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie (Suite)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle les explications de vote des groupes et le vote par scrutin public solennel sur le projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au Congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.

Explications de vote

Mme Corinne Narassiguin .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) « L'État ne peut pas s'abriter derrière une position d'arbitre ; il n'est pas juge, il est acteur », disait Jean-Marie Tjibaou en 1988. Acteur, l'État doit être humble et impartial, or ce n'est malheureusement plus le cas.

Le dégel du corps électoral est une nécessité constitutionnelle. Trop de personnes nées en Nouvelle-Calédonie et qui y vivent depuis de nombreuses années ne peuvent pas voter. (M. Philippe Bas approuve.)

Mais ce projet de loi constitutionnelle est plus que baroque. Le rapporteur, Philippe Bas, s'est certes efforcé de remettre au coeur du processus le Parlement, que le Gouvernement voulait contourner ; il a donné la priorité à un accord global, limitant ce texte à un simple filet de sécurité. En responsabilité, nous avons appuyé sa démarche.

Hélas, nous n'avons pas réussi à vous convaincre de retirer ce texte. Vous avez réussi l'exploit de ne satisfaire personne : les indépendantistes dénoncent un passage en force et réclament une médiation impartiale, tandis que Mme Backès sombre de plus en plus dans la rébellion, contestant la légitimité du gouvernement de Nouvelle-Calédonie et appelant à l'émeute - est-ce la position du Gouvernement, madame la ministre ?

Vous semblez penser que les partenaires politiques calédoniens ont besoin d'être bousculés pour avancer, comme s'ils ne comprenaient pas les enjeux. Oui, les discussions ont été saccadées, mais leur suspension a été provoquée par l'organisation à marche forcée du troisième référendum ; puis c'est l'imposition de ce texte qui a ravivé les tensions, dans un contexte économique et social de plus en plus dégradé.

L'avenir des trois usines de nickel, qui assurent un quart de l'emploi, n'est pas garanti. Or, comme René Dosière et Jean-Jacques Urvoas l'ont rappelé dans Libération, chaque étape politique a été précédée par un préalable minier.

Dans toute démocratie, le corps électoral est un objet éminemment politique. En Nouvelle-Calédonie, le corps électoral restreint pour les élections provinciales est l'essence même de la définition d'une citoyenneté néo-calédonienne au sein de la citoyenneté française : une condition sine qua non d'une décolonisation réussie.

Impossible d'imposer son dégel en amont d'un accord global sans abîmer le processus qui préserve la paix civile. Le Gouvernement pensait accélérer le cours des événements ? Il n'a réussi qu'à renforcer ceux qui, des deux côtés, veulent le moins avancer ensemble...

Madame la ministre, en imposant aux partenaires la date des prochaines élections et un corps électoral glissant dont la composition ne fait pas consensus, vous faites un nouveau faux pas. Le temps calédonien n'est pas le nôtre : même si ce n'est pas le tempérament du ministre de l'intérieur (M. Philippe Bas sourit), en Nouvelle-Calédonie, pour être efficace, il faut parfois donner du temps au temps.

Ce n'est pas au Parlement de décider si ou quand un accord global est possible. Les partenaires calédoniens ont montré qu'ils sont capables, dans les contextes les plus difficiles, de trouver le chemin d'un accord. Faisons-leur confiance !

Nous dénonçons la méthode du Gouvernement et son choix de tourner le dos à l'esprit d'impartialité. En passant en force, l'État montre qu'il a choisi son camp. Or le point de non-retour n'est pas franchi : il est encore temps d'éviter l'étincelle qui embrasera l'archipel.

Au jour du vote solennel sur ce texte qui exacerbe les tensions, le garde des sceaux et surtout le ministre de l'intérieur, qui s'enorgueillit pourtant d'avoir pris ce dossier à bras-le-corps, vous laissent bien seule, madame la ministre. Il serait temps que Matignon s'intéresse de nouveau à l'avenir de la Nouvelle-Calédonie !

Laissons aux différentes communautés de Nouvelle-Calédonie le temps de se forger un destin commun. L'accord politique local doit précéder toute intervention du législateur. C'est pourquoi nous voterons contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; MM. Robert Wienie Xowie et Éric Bocquet applaudissent également.)

M. François-Noël Buffet .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; MM. Franck Menonville et Alain Marc applaudissent également.) Nous voici de nouveau au chevet de la Nouvelle-Calédonie, territoire de passions. À la suite d'un drame, ceux qu'on appelle, par facilité de langage, les indépendantistes et les loyalistes ont trouvé un accord.

Mais cet accord avait un terme. Lors de la dernière consultation, les Calédoniens ont choisi de rester dans la République française, mettant fin au processus de Nouméa. Un nouvel accord est donc nécessaire.

Les discussions ont débuté, plus ou moins bien. Les élections provinciales, qui aboutissent à la désignation du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, devaient intervenir en mai prochain. Le Gouvernement a choisi de les reporter, au plus tard le 15 décembre prochain, pour qu'elles se tiennent dans des conditions juridiques sécurisées.

Restait l'enjeu constitutionnel, celui du corps électoral, alors que 20 % des électeurs en sont exclus, trois fois plus qu'en 1998.

En Nouvelle-Calédonie, il faut être à la fois ferme et souple, clair sur les objectifs et ouvert à la discussion. C'est pourquoi notre rapporteur, Philippe Bas, a proposé de conserver la limite du 15 décembre pour l'élection, mais de desserrer le délai prévu pour la discussion, afin que le 2 juillet ne soit plus un butoir, voire un couperet. L'accord pourra intervenir à tout moment, jusqu'à dix jours avant les élections.

Certains diront que, à l'approche de l'élection, les conditions d'un accord ne sont pas réunies. D'autres que l'espoir demeure et doit vivre.

Le dégel devait-il s'appliquer uniquement pour cette élection ou aussi pour les autres ? Sur la proposition du rapporteur, la commission a choisi un dégel pérenne et glissant. Ce qui n'empêche pas les acteurs calédoniens d'en rediscuter dans le cadre d'un accord global - c'est leur liberté, et nous y tenons.

Rappelons que ce texte ne porte que sur le dégel, à l'exception de tout autre enjeu.

Le Gouvernement demandait l'habilitation du Parlement pour organiser le processus électoral. Le Sénat la lui a refusée à l'unanimité, et c'est tant mieux. Le Parlement ne saurait être privé de l'exercice d'une telle compétence.

La Nouvelle-Calédonie traverse une crise institutionnelle mais aussi économique et sociale. Disons à tous ceux qui vivent la Calédonie, indépendantistes ou loyalistes : votre destin est entre vos mains ! Un choix a été fait lors des référendums : écrivez la suite de votre histoire, et, le moment venu, le Parlement fera le nécessaire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; MM. Franck Menonville, Alain Marc et Hervé Maurey applaudissent également.)

M. Pierre Médevielle .  - (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP ; M. Bernard Buis applaudit également.) Passage en force, ultimatum, manque d'impartialité : ainsi certains qualifient-ils le dégel, proposé par le Gouvernement, du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Pour notre part, nous l'appelons courage politique, impartialité et sens des responsabilités.

Les parties n'arrivant pas à se mettre d'accord et un risque d'inconstitutionnalité pesant sur les élections à venir, il est de la responsabilité de l'État d'en sécuriser le déroulement. Il ne décide rien à la place des Calédoniens, mais crée les conditions pour que ceux-ci décident.

Sur le Caillou, le corps électoral pour les élections provinciales est gelé depuis 2007, après avoir été restreint en 1998. Cette exception devait être transitoire, dans le cadre de l'accord de Nouméa. Ce dernier étant caduc depuis le troisième référendum, elle n'a plus lieu d'être.

Le Gouvernement propose de revenir à une situation plus démocratique en élargissant le droit de vote aux personnes nées en Nouvelle-Calédonie ou domiciliées sur place depuis au moins dix ans. Dix ans, c'était la durée prévue par l'accord de Nouméa avant le gel de 2007. C'est donc une solution de compromis.

Grâce à ce texte, les élections provinciales pourront se tenir de façon valide et 25 000 nouveaux électeurs s'exprimer, dont beaucoup sont nées sur place ou y vivent depuis plus de vingt-cinq ans. Plus largement, redonnons tout leur sens aux règles démocratiques au sein de notre République : la Nouvelle-Calédonie n'est pas l'autre bout du monde, c'est l'autre bout de la France !

Le texte issu du Sénat laisse toute sa place au dialogue et à la possibilité d'un accord. Notre groupe a unanimement soutenu le sous-amendement du président Buffet tendant à pérenniser le dégel : nous avons besoin de clarté, et la Nouvelle-Calédonie doit pouvoir se projeter au-delà des prochaines années.

Il n'y a pas de temps à perdre, car la situation économique et sociale s'est fortement dégradée en quelques mois. La crise du nickel a déjà des conséquences dramatiques.

Par trois fois, les Calédoniens ont réaffirmé qu'ils voulaient un destin au côté de la France. La France se doit d'être à leur côté.

À titre personnel, je déplore que nous n'ayons pas été au bout du rétablissement d'un processus démocratique par le rééquilibrage de la représentativité. En 1985, le Conseil constitutionnel a censuré un écart d'un facteur de 2,1 entre la province Sud et celle des îles Loyauté : il est aujourd'hui de 2,4...

Je regrette aussi, monsieur le rapporteur, que, malgré votre périple de 37 000 km, vous n'ayez pas présenté vos amendements sur place pour juger de l'accueil qui leur était réservé.

Dommage, enfin, que nous soyons passés à côté de l'urgence de la situation. Il ne vous aura pas échappé que, au lendemain de nos débats, des milliers de Calédoniens sont descendus dans la rue pour dire « stop » aux tergiversations sur un texte indispensable, « stop » aux spéculations sur un accord dont chacun sait qu'il ne pourrait intervenir qu'après les élections, « stop » au matraquage fiscal pour dissuader les contribuables de rester sur le Caillou.

Les citoyens, les entrepreneurs et les investisseurs de Nouvelle-Calédonie ont besoin de visibilité, de stabilité et de sérénité. Il est de notre devoir de les rassurer. Ce territoire possède un potentiel formidable : ne le gâchons pas, et donnons-lui un nouvel élan !

Le groupe Les Indépendants votera ce texte. Vive la Nouvelle-Calédonie, vive la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP ; MM. François Patriat, Michel Canévet et Franck Menonville applaudissent également.)

M. Philippe Bonnecarrère .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Nos concitoyens néo-calédoniens suivent-ils nos débats ? Pas sûr, tant ils ont d'autres sujets de préoccupation plus immédiats. Abordons donc ce texte avec modestie.

Examinons-le aussi avec une approche transversale, car, si la commission des lois est saisie au fond de ce texte constitutionnel, il concerne aussi bien la commission des finances - les systèmes calédoniens de retraite et d'assurance chômage sont en grande difficulté et l'usine du Nord a une dette de 13 milliards d'euros, partiellement garantie par l'État  - , la commission des affaires économiques - le pacte nickel n'est pas signé et le coût de l'énergie représente 50 % du prix de revient du nickel -, la commission des affaires étrangères - l'État est actionnaire à 27 % d'Eramet, qui réalise des investissements considérables en Indonésie, et la création d'un fonds d'investissement sur les métaux rares et les minerais critiques est prévue - et la commission des affaires européennes - la Nouvelle-Calédonie n'étant pas une région ultrapériphérique, quid du contrat d'association et de la souveraineté européenne sur l'archipel ?

Autant dire que l'intervention du constituant ne résoudra pas tout. Chacun souhaite un accord global, mais, pour l'heure, nous n'en avons pas. Il faut donc bien assurer le fonctionnement normal de la démocratie.

Les accords de Nouméa restent valables dans leur principe, mais une nouvelle page doit s'écrire, qui puise dans l'histoire de la Nouvelle-Calédonie.

Notre groupe votera ce texte, la moins mauvaise solution. Nous aurions été plus réservés si nous avions traité du nombre d'élus au Congrès ou du redécoupage territorial.

Nous envoyons deux messages : les discussions pourront se dérouler jusqu'à la fin novembre et, en cas d'accord, nous pourrions passer par un décret ou une loi - j'ai un faible pour la seconde hypothèse, mais il ne faut pas écarter la première. Le Parlement montre ainsi son implication dans les efforts pour trouver un accord. D'aucuns disent que nous sommes tremblants - c'est inutilement discourtois ; mais nous faisons preuve de responsabilité.

Notre assemblée, qui compte un sénateur loyaliste et un sénateur indépendantiste, est bien placée pour participer utilement aux débats sur un destin commun pour la Nouvelle-Calédonie. J'appelle, non à une médiation binaire, mais à un accompagnement politique des parties par le Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur plusieurs travées du groupe INDEP)

Mme Mélanie Vogel .  - (Applaudissements sur les travées du GEST) Avec ce texte, nous nous apprêtons à briser les conditions du maintien de la paix civile ; à vouloir à tout prix exercer un pouvoir que l'on détient, nous risquons de commettre l'erreur de trop.

Contrairement à l'émeute révolutionnaire selon Victor Hugo, un État démocratique ne peut avoir raison sur le fond en ayant à ce point tort sur la forme. Passer en force sur un point fondamental d'un fragile processus de décolonisation, le seul que la France n'avait pas encore raté, c'est nous condamner à échouer.

La décolonisation a été consacrée par l'accord de Nouméa comme « le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d'établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps ». Ce vivre-ensemble, ce lien social durable, ce pays commun, nous les mettons en péril en imposant une réforme du corps électoral à des personnes à qui l'État avait promis d'être impartial.

Bien sûr, les restrictions actuelles ont été pensées comme transitoires et doivent être réformées ; nul ne le conteste. Peut-être même qu'un accord local aboutirait à une solution très proche de celle qui nous est proposée. Mais la Nouvelle-Calédonie ayant été une colonie de peuplement, la question de son corps électoral et de sa citoyenneté ne peut être traitée séparément des autres enjeux institutionnels.

Selon l'accord de Nouméa, l'organisation politique actuelle doit rester en vigueur jusqu'à un nouvel accord global. Or il n'y a aucune perspective d'accord sur le corps électoral en dehors d'un accord global sur le statut de la Nouvelle-Calédonie. Pis, le calendrier imposé par le Gouvernement rend tout accord impossible : comment imaginer que les forces calédoniennes fassent campagne les unes contre les autres le jour et s'entendent sur un avenir commun le soir ?

Il faut un accord local pour que la composition du corps électoral satisfasse aux principes du suffrage universel tout en garantissant les moyens de l'autodétermination à un territoire qui reste à décoloniser. Cet accord doit venir des Calédoniens.

Nous avons tenté, avec d'autres, d'atténuer les dangers que comporte ce texte, mais nos propositions ont été rejetées : application de la réforme aux prochaines élections uniquement, consultation du Congrès de la Nouvelle-Calédonie sur cette réforme, garantie d'impartialité de l'État, report d'un an de l'entrée en vigueur du texte. Même l'organisation du scrutin par le Parlement, seul élément positif, le Gouvernement peine à le concéder ! Quel message envoyons-nous ?

Madame la ministre, je souhaiterais me tromper, et que cette réforme ne menace pas la possibilité pour les Calédoniens de s'entendre pacifiquement sur un destin commun. Je souhaiterais croire à votre belle histoire. Mais, il y a quelques jours, des milliers de personnes ont défilé à Nouméa, et Sonia Backès de déclarer : « le bordel, c'est nous qui le mettrons, si on essaie de nous marcher dessus ». La réforme du corps électoral, sujet ultrasensible, échauffe les esprits.

Je souhaiterais que la rupture du contrat par l'État et le vote unilatéral d'un nouveau corps électoral sans consensus local n'embrase pas de nouveau la Nouvelle-Calédonie ; mais j'en doute.

La seule solution est un accord global négocié par toutes les parties avant que le Parlement ne se prononce. Nous jouons avec le feu, et ce sont les Calédoniens qui se brûleront.

Nous n'y sommes pas obligés. Nous pouvons laisser sa chance à un accord. Il y a une possibilité pour la France de ne pas rater un processus de colonisation. Nous voterons contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du GEST)

M. Robert Wienie Xowie .  - Je salue les grandes mobilisations contre ce projet de loi, à Nouméa, dans les villages et les tribus du pays - sans oublier celle prévue cet après-midi devant le Sénat.

Lors de son dernier passage en Kanaky, Emmanuel Macron a déclaré : « Le chemin du pardon est un chemin que nous devons parcourir ensemble. Ce n'est pas un chemin de repentance : c'est un chemin de fraternité, de vérité et de courage ». Il a dit être prêt à le faire. 

Je ne peux que vous exprimer ma déception et mon inquiétude. La présidente de la province Sud conteste la légitimité du gouvernement indépendantiste et vient de déclarer : « Je le dis aux parlementaires qui tremblent : le bordel, c'est nous qui le mettrons ». Et ça veut construire un pays multiculturel... Serions-nous moins légitimes qu'eux ? Nous avons été élus démocratiquement, par les mêmes règles qui leur ont permis de gouverner pendant des décennies !

Nous ne pouvons cautionner de tels propos venant de dirigeants politiques, encore moins d'une ex-ministre. Au regard de la démarche odieuse et fourbe du Gouvernement, le ministre de l'intérieur est-il toujours légitime à porter le dossier calédonien ?

Le pays est au bord d'une crise politique, économique et sociale sans précédent. La crise du nickel pourrait avoir de graves conséquences, dans un contexte tendu autour de l'avenir institutionnel. Le 28 mars, indépendantistes et loyalistes ont organisé deux marches parallèles.

Le président Jean-Marie Tjibaou disait : « Nous voulons que soit brûlée la haine et que soit clair le chemin de notre avenir, et fraternel le cercle que nous ouvrons à tous les autres peuples ». Sans cela, le chemin du pardon sera un semblant de main tendue à des dos tournés.

J'ai noté la volonté du Sénat d'emprunter un chemin d'apaisement pour encourager le dialogue. Mais les amendements adoptés démontrent un manque de confiance dans la manière d'aborder le dossier calédonien.

Le FLNKS a été scandalisé par le comportement manipulateur du ministre de l'intérieur lors de la discussion générale. Lisant le document signé par certains élus et qui aurait vocation à dégeler le corps électoral, il a omis le passage le plus important, indiquant que le FLNKS prendrait position à l'issue des simulations sur les conséquences de l'ouverture du corps électoral. Il prend parti sans souci de justice ni de vérité et représente un État partial : ce n'est plus une opinion, mais un fait.

Lors de son Congrès du 23 mars dernier, le FLNKS a réaffirmé son opposition ferme au dégel du corps électoral en dehors d'un accord global. Mais l'État a décidé unilatéralement d'ouvrir le corps électoral aux natifs et aux résidents après dix ans de présence.

Lors des discussions bilatérales, le FLNKS a fait savoir qu'il était prêt à une ouverture du corps électoral aux natifs, soit 12 400 nouveaux électeurs, ainsi qu'à 2 000 jeunes majeurs enfants de non-citoyens nés en Nouvelle-Calédonie entre 1998 et 2005.

Ce texte provoquera l'inscription de 25 900 nouveaux électeurs, soit une augmentation de 14,46 % du corps électoral. Quel responsable politique français accepterait d'inscrire sept millions de nouveaux électeurs avant des élections nationales ? Il s'agit de diluer la citoyenneté calédonienne dans la citoyenneté française pour faire disparaître toutes perspectives d'indépendance du peuple kanak.

La difficile conjugaison de la démocratie et de la décolonisation nécessite une politique pragmatique et adaptée à l'histoire des Kanaks.

Le président Mapou a appelé à la sérénité. Ne laissons pas les intérêts politiques nourrir la colère. Notre responsabilité nous y oblige.

Le terrain sur lequel on moissonne est vaseux, les équilibres sont fragilisés et les signaux sociétaux sont à l'orange. Ne faisons pas de ce texte le déclencheur d'une crise que personne ne pourra maîtriser !

Le FLNKS considère que seul le dialogue permettra de trouver une solution sur le corps électoral, comme élément d'un accord global. Il sollicite une mission de médiation afin de garantir l'impartialité de l'État.

Nous demandons au Gouvernement français de retirer ce projet de loi et de respecter ses engagements en faveur d'une évolution politique consensuelle garantissant l'intégrité de notre processus de décolonisation et le respect des accords conclus.

Nous voterons contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K et sur quelques travées du groupe SER)

M. André Guiol .  - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Le 26 juin 1988, à la suite des événements de la grotte d'Ouvéa, loyalistes et indépendantistes « topaient » dans la douleur ; un processus d'émancipation inédit allait libérer la parole des indépendantistes.

Les accords de Matignon ont succédé à ce qu'on appelle pudiquement les « événements », quand certains historiens parlent de guerre civile. Quelle que soit leur qualification, ils ont été dramatiques : boycott d'élections, assassinats, prises d'otage, barrages... Le souvenir de cette période tragique nous oblige à une grande prudence.

Ce texte soulève d'autres enjeux que le dégel du corps électoral. Notre groupe est mal à l'aise face à ce gel, inédit dans notre République : nous constatons une entorse démocratique inacceptable, mais aussi que les efforts politiques accomplis depuis le processus référendaire s'essoufflent.

En trente ans, les inégalités économiques entre Européens et Kanaks se sont creusées. Lors des élections locales de 2014, la répartition des voix entre indépendantistes et loyalistes recouvrait parfaitement celle de la population kanak et non kanak.

L'indépendance est une question, la décolonisation en est une autre. Les conditions du rééquilibrage sont-elles satisfaisantes ? Le chemin du pardon évoqué par Emmanuel Macron est-il arrivé à son terme ?

Le dégel du corps électoral est une exigence juridique, mais il ne doit pas sonner comme une victoire des loyalistes. Le texte du Sénat nous semble ouvrir un chemin plus raisonnable. Il faut laisser plus de temps aux partis politiques pour trouver un accord et réaffirmer les valeurs qui ont fondé les accords de Nouméa.

N'oublions pas qu'une partie du corps électoral restera gelée : les questions posées par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) resteront donc posées.

Malgré nos efforts, ce texte permet-il d'aboutir à un véritable processus d'autodétermination ? Nous craignons au contraire qu'il ne fragilise la stabilité qui prévaut depuis les accords de Nouméa.

La Nouvelle-Calédonie mérite un accord politique qui respecte la volonté du peuple premier. Donnons aux discussions le temps d'aboutir de manière apaisée, car, comme le disait Jaurès, la République est un acte de confiance.

La majorité du RDSE votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE)

M. Olivier Bitz .  - (Applaudissements sur les travées du RDPI ; Mme Nathalie Goulet applaudit également.) Les accords de Matignon et de Nouméa ont offert à la Nouvelle-Calédonie trente ans de paix civile.

En 2021, pour la troisième fois, les Calédoniens rejetaient l'indépendance. Nous devons leur permettre de se donner une perspective politique partagée, un destin commun.

La Nouvelle-Calédonie a besoin de stabilité et de visibilité sur son avenir. Or nous sommes à un point de bascule. Les défis s'additionnent, et la grave crise économique complique l'équation.

Nous sommes attachés à la conclusion d'un accord au plus vite. L'État doit rester impartial, mais non inactif. En 1988, c'est l'action de Christian Blanc qui avait permis de dégager un accord.

Si un accord tarde à être conclu, la vie démocratique doit se poursuivre : c'est le sens du report des élections provinciales. Le dégel du corps électoral permet d'y intégrer les Calédoniens nés depuis 1998.

Nous saluons le travail de Philippe Bas. L'évolution du corps électoral pose des problèmes démocratiques et juridiques. Le Conseil d'État a indiqué qu'une élection sur la base d'un corps électoral défini en 1998 serait frappée d'irrégularité : le dégel n'est donc pas une option politique, mais une nécessité juridique.

Le Gouvernement propose de retenir une durée de résidence de dix ans et un caractère limité et glissant pour la définition du corps électoral. Afin de ne pas préempter les résultats de l'accord, l'État doit intervenir le moins possible de manière unilatérale. Ce texte représente une exception, justifiée par une contrainte juridique impérieuse.

L'État doit aussi pouvoir s'adapter en temps réel aux évolutions de la situation politique calédonienne. De ce point de vue, en retirant l'agilité liée à la mise en oeuvre réglementaire de la révision constitutionnelle, le Sénat prend un risque, dans un contexte déjà tendu.

Nous voterons pour ce projet de loi constitutionnelle, afin que les élections se tiennent dans un cadre juridique sécurisé. (Applaudissements sur les travées du RDPI)

Scrutin public solennel

M. le président.  - Voici le résultat du scrutin n°168 :

Nombre de votants 339
Nombre de suffrages exprimés 332
Pour l'adoption 233
Contre   99

Le projet de loi constitutionnelle est adopté.

(Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur quelques travées des groupes INDEP et du RDPI)

Mme Marie Guévenoux, ministre déléguée chargée des outre-mer .  - (M. François Patriat applaudit.) Veuillez excuser le ministre de l'intérieur et des outre-mer, retenu à l'étranger, ce qui ne remet pas en cause son engagement sur le dossier calédonien.

Votre vote suit de quelques semaines celui du projet de loi organique prévoyant le report des élections. Depuis la révision constitutionnelle de 2007, seules les personnes inscrites sur les listes électorales en 1998 peuvent voter aux élections provinciales. Ce gel devait être transitoire, pour 2009 et 2014 seulement. Il en a été autrement.

De 8 338 électeurs exclus, soit 7,5 % du corps électoral, on est passé à 42 000, un sur cinq, à rebours des principes démocratiques et constitutionnels de la République - Pierre Médevielle et André Guiol l'ont souligné. Le Gouvernement s'est engagé à rétablir la situation.

Les indépendantistes sont opposés au dégel, quand les non-indépendantistes proposaient une condition de résidence de trois à cinq ans. Après des échanges, nous avons retenu dix ans, compromis que vous avez voté.

Cependant, trois amendements de la commission des lois font courir un risque de déstabilisation. En effet, l'article 1er, dans la version du Gouvernement, préservait la possibilité d'un accord après le 1er juillet en prévoyant la définition par décret des modalités du scrutin.

Il faut compter quatorze semaines entre l'entrée en vigueur des décrets d'application et la tenue du scrutin, ce qui suppose d'avoir publié l'ensemble des textes avant le 1er septembre. Votre texte prévoit une loi organique, laquelle devrait être promulguée avant le 1er août compte tenu du délai de consultation du Congrès de Nouvelle-Calédonie et de l'examen du décret d'application par le Conseil d'État. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer a exprimé ses doutes devant vous. Je relève toutefois les propos du rapporteur Philippe Bas et de Philippe Bonnecarrère, sur la diligence et la responsabilité du Sénat.

L'article 2 prévoyait qu'en cas d'accord, le Gouvernement puisse suspendre l'organisation du scrutin en 2024 et le reporter, au plus tard au 30 novembre 2025. Votre vote écarte cette possibilité, au profit d'une suspension par la présentation d'un projet de loi organique - en d'autres termes, une décision de l'exécutif sans consultation du Parlement. Je vous alerte sur les conséquences. (Mme Sophie Primas s'exclame.)

C'est une gageure de la part du Parlement, qui s'impose un calendrier fort serré, mais le Gouvernement lui fait toute confiance pour relever ce défi. (Applaudissements sur les travées du RPDI, ainsi que sur plusieurs travées des groupes INDEP et UC)

La séance est suspendue à 15 h 40.

Présidence de M. Alain Marc, vice-président

La séance est reprise à 15 h 50.