Politique spatiale de l'Union européenne

M. le président.  - L'ordre du jour appelle un débat sur la politique spatiale de l'Union européenne, à la demande de la commission des affaires européennes.

M. Jean-François Rapin, rapporteur de la commission des affaires européennes .  - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC) De nombreux travaux ont été menés par le Sénat sur la politique spatiale : rapport d'information de la commission des affaires européennes, rapport conjoint de la commission des affaires économiques et de la commission des affaires étrangères, invitant à restaurer l'ambition européenne en matière de lanceurs, notes de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les satellites et les lanceurs. L'année 2019 a représenté un cap pour l'Europe spatiale. Ariane a dépassé les 250 lancements quarante ans après sa mise en service. La conférence interministérielle de l'Agence spatiale européenne (ESA), à Séville, a été un succès.

Portons un regard prospectif sur les nombreux défis spatiaux à venir, pour lesquels l'échelon pertinent est européen.

Les outils et données fournis par l'activité spatiale sont indispensables pour affronter des enjeux majeurs ; des paramètres essentiels pour mesurer le changement climatique ou concernant les océans ne peuvent s'observer que de l'espace.

Le spatial améliore ainsi la prise de décision politique, ou sa mise en oeuvre : par exemple, l'internet par satellite contribue à réduire la fracture numérique.

Une politique spatiale ambitieuse est indispensable pour assurer l'autonomie stratégique et la sécurité de l'Europe, et à terme son indépendance et sa souveraineté même, par exemple la continuité de ses moyens de communication.

À cet égard, il faut saluer le programme GovSatCom de la Commission européenne.

L'Union européenne doit demeurer un acteur de premier plan sur toute la chaîne de valeur. Saluons le règlement unique pour l'ensemble des activités spatiales de l'Union ; saluons aussi la création d'une direction générale Defis, placée sous la houlette de Thierry Breton.

Nous devons être vigilants sur la gouvernance. Rappelons-nous les déboires de Galileo, l'été dernier. Il faudra préciser le rôle de la future Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (Euspa).

Nous devons aussi être vigilants sur le financement. Les États-Unis consacrent 40 milliards d'euros au secteur spatial chaque année, la Chine, qui ne cache plus ses ambitions, plus de 5 milliards soit deux fois le budget du Centre national d'études spatiales (CNES).

En novembre dernier, les pays membres de l'ESA sont allés au-delà des espérances de l'Agence en lui accordant plus de 14 milliards d'euros sur trois ans.

La proposition budgétaire initiale de la Commission européenne était de 16 milliards d'euros sur sept ans, mais ce ne serait désormais plus que 13,2 milliards d'euros. Deux résolutions européennes du Sénat ont réaffirmé notre attachement au financement initialement envisagé. Savez-vous ce qui va sortir des négociations du Conseil sur le prochain cadre pluriannuel, actuellement en cours à Bruxelles ? J'en doute, mais je pose la question...

Financer le secteur spatial via l'ESA, qui applique le principe du retour géographique, plutôt que via les programmes de l'Union serait obéir à une logique court-termiste. Tout ce qui ne sera pas pris en charge par l'Union européenne devra l'être au niveau national, ce qui est moins pertinent et moins efficace.

Concernant le budget de la recherche, la secrétaire d'État aux Affaires européennes a indiqué à notre commission que l'enveloppe dédiée au spatial au sein du programme Horizon Europe serait de 2,5 milliards d'euros, quand nous en réclamions 4. Or nous devons nous donner les moyens d'accompagner les start-up innovantes mais aussi de soutenir les grands programmes déjà lancés.

Enfin, il nous faut mener la bataille de l'opinion publique. Thomas Pesquet demeure le meilleur ambassadeur de notre ambition, mais l'espace, c'est aussi des applications plus « terre à terre », mais si utiles, pour notre vie quotidienne, notre sécurité, notre souveraineté.

Regardons plus haut : c'est peut-être là que se construira le futur de notre terre. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE et Les Indépendants)

Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation .  - Merci de ce débat ; les enjeux spatiaux méritent d'être abordés plus souvent en séance publique, car ils sont consubstantiels à notre souveraineté et à notre prospérité.

Le traité de Lisbonne et l'article 189 du traité sur le fonctionnement de l'Union obligent celle-ci à mener une politique spatiale pour favoriser le progrès scientifique et technologique et renforcer sa compétitivité industrielle.

Historiquement, c'est le fruit d'une coopération renforcée, la France jouant un rôle leader.

La France et l'Union européenne, grâce à leurs choix structurants, appartiennent aux cercles des grandes puissances spatiales. Le centre de Kourou est le véritable port spatial de l'Union européenne. Notre originalité européenne est de ne pas nous centrer d'abord sur la défense, au contraire des autres puissances spatiales. Cela doit être questionné à la lumière de la nouvelle donne qui s'impose dans la compétition spatiale.

Le volume d'investissement annuel cumulé de l'Europe est tout à fait comparable à celui de la Chine. Galileo et Copernicus sont des succès. Ce dernier assure la collecte de données depuis l'espace, qui sera un enjeu majeur de développement économique et de prévention des risques. Galileo profite à plus d'un milliard d'utilisateurs dans le monde.

Si l'Europe dispose d'atouts indéniables et d'un riche bilan, la concurrence s'accroît, notamment en raison de l'essor de la Chine et de l'Inde. La Chine a le lanceur Longue Marche ; l'Inde le lanceur SLV et malgré l'échec de la mission Chandrayaan-2, elle n'a pas renoncé à envoyer des hommes sur la lune.

Des acteurs industriels puissants ont émergé tels que SpaceX, qui pourrait bientôt disposer d'une constellation de 180 satellites et souhaite déployer 40 000 appareils autour de la Terre. Les GAFA aussi investissent l'espace : Blue Origin est dirigée par Jeff Bezos, patron d'Amazon.

Dans ce contexte, l'Europe doit affirmer sa position de leader. L'engagement de Séville porte sur 14,4 milliards d'euros, plus que ce qu'attendait l'ESA, une augmentation de 4 milliards d'euros par rapport à la précédente conférence ministérielle, témoignant de la confiance collective dans le spatial européen.

Cela permettra d'achever le programme Ariane 6, de rénover le centre spatial de Kourou, de poursuivre les missions LISA sur les ondes gravitationnelles ou Athena sur les phénomènes à très haute énergie.

Citons aussi Arctic Weather, Mars Sample Return, Lunar Gateway ou le prochain retour de Thomas Pesquet sur la station spatiale internationale. La contribution de la France, annoncée à Séville, a été de 2,7 milliards d'euros, qui s'ajoutent à la contribution annuelle à l'ESA. La France aura apuré sa dette à l'égard de l'agence à la fin de l'année 2020.

L'espace, c'est aussi un récit, un désir d'exploration et d'aventure, que je m'engage à diffuser à une époque de défiance croissante contre le progrès scientifique et technologique. (Applaudissements sur le banc de la commission et sur quelques travées des groupes UC, Les Républicains et Les Indépendants)

M. Jean-Claude Requier .  - C'est un sujet passionnant et essentiel, un puissant levier d'adhésion populaire.

Le spatial est de plus en plus un enjeu de souveraineté européenne. Le budget du Centre national d'études spatiales (CNES) se situe dans les premiers rangs mondiaux, et nous sommes les seuls en Europe à avoir une capacité de lancement autonome avec la base de Kourou.

L'Union européenne n'est pas en reste quant aux moyens de l'Agence spatiale européenne - l'ESA est une des grandes agences spatiales mondiales. Les Européens ont également réalisé des missions d'exploration spatiale remarquables, je pense à la mission Rosetta.

Comment l'Union européenne compte-t-elle associer les territoires à cette politique ? La métropole de Bordeaux préside cette année la communauté des villes Ariane.

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - L'ESA et la Commission européenne veillent à l'application des engagements financiers des États. Le Gouvernement français veut un retour géographique global, et non mission par mission. C'est une demande récurrente d'ArianeGroup, qui a de nombreux sous-traitants en France. La communauté des villes Ariane, qui regroupe seize villes, est au coeur des préoccupations du CNES. La préférence européenne pour utiliser les lanceurs européens pour les satellites financés par les États membres est désormais possible, depuis le vote favorable du Bundestag - le seul qui manquait encore.

M. Jean-Claude Requier.  - L'Europe doit nous faire rêver, nous mettre la tête dans les étoiles. La politique spatiale est un levier pour cela.

M. Claude Kern .  - Les rapports récents du Sénat montrent que l'arrivée d'acteurs comme SpaceX, qui vont casser les prix de l'accès à l'espace, augure d'une crise profonde du modèle spatial européen. Les succès de Galileo et Copernicus pourraient être son chant du cygne.

Notre modèle doit se réinventer tant au plan économique qu'institutionnel. Le cadre actuel est obsolète. Le traité de Lisbonne en 2009 a fait de l'espace une compétence partagée entre l'Union européenne et les États membres, avec l'ESA créée en 1975 comme opérateur central.

Mais le fonctionnement de l'agence repose sur l'unanimité. De plus, avec la règle du retour géographique, les retombées des investissements sont strictement nationales, projet par projet : cela est contraire aux fondements de l'Union européenne. N'est-il pas temps que l'Union européenne absorbe l'ESA ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Oui, les temps ont changé. La prédominance de l'Union européenne dans les lanceurs est mise au défi par de nouveaux acteurs. C'est pourquoi nous avons ArianeWorks qui réunit les meilleurs ingénieurs d'ArianeGroup et du CNES, afin de penser ensemble les innovations, les briques technologiques ou les moteurs du futur, pour les lanceurs à venir.

Historiquement, le retour géographique de l'ESA a permis, ne l'oublions pas, de développer un récit commun autour de l'espace. Nous essayons cependant aujourd'hui de le rendre plus en adéquation avec la compétitivité.

À Séville, la Commission européenne a établi ses priorités ; l'ESA les met en oeuvre. Il est aussi à espérer que celle-ci demeure un vecteur commun. Le Royaume-Uni contribue à son financement à hauteur de 1,7 milliard d'euros ; il faut maintenir cet effort.

M. Pierre Laurent .  - La conquête spatiale était protégée par le traité de 1967 et la convention de 1972. Cela ne suffit plus. Toutes les grandes puissances se dotent d'outils de géolocalisation sophistiqués : GPS américain, Galileo européen, Beidou chinois, Glonass russe...

C'est le prélude à une militarisation de l'espace, lancée par le Space Army des États-Unis puis notre corps d'armée spatiale. Allons-nous accepter cette dérive ?

Les États-Unis ont violé unilatéralement le traité de 1967 avec le Space Act de 2015. Nous prenons du retard, avec l'assèchement d'ArianeGroup et le manque de soutien budgétaire à l'Onera.

La Chine propose un traité de désescalade militaire dans l'espace ; pourquoi ne pas explorer cette voie ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Ne soyons pas naïfs. Si nous avons besoin de nous défendre, c'est que certains n'auraient aucun scrupule à nous attaquer ; c'est pourquoi la France s'est dotée d'un commandement militaire de l'espace. Il ne s'agit pas d'agressivité, le but est de nous protéger.

De tout temps, l'observation de la terre a eu des usages militaires. En revanche, il est essentiel que les ressources extraterrestres restent non mercantiles.

Deuxième question cruciale, celle des débris spatiaux qui peuvent être source de développement économique. Nous travaillons, sur ces deux sujets, à convaincre nos partenaires européens.

M. Pierre Laurent.  - Aucune naïveté dans ma question. Je pense qu'il ne faut pas laisser la militarisation aspirer nos ressources, au détriment des usages civils et coopératifs.

Mme Colette Mélot .  - Le 7 janvier, Thierry Breton a qualifié le spatial de succès européen. Ce secteur est pourtant de plus en plus associé à la pollution. Depuis plusieurs dizaines d'années, les fusées et satellites restent en orbite, les déchets s'accumulent.

L'Union européenne s'est dotée d'un paquet pour circulariser son économie ; l'espace devrait faire l'objet des mêmes préoccupations.

Il y aurait plus de 750 000 objets de 1 à 10 centimètres en orbite et 130 millions de débris de quelques millimètres : c'est une question de sécurité, comme le disait Thomas Pesquet, mais aussi de navigation de nos satellites et de nos fusées. La France a été la première à aborder le sujet, avec une loi sur les débris, et à se doter d'outils de récupération. Il y a aussi des projets européens comme RemoveDebris et la récupération du satellite mort Envisat en 2024. Que fait la France au niveau européen pour promouvoir la lutte contre la pollution spatiale ? Le prochain programme spatial européen intégrera-t-il cette dimension ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - La loi française rend obligatoire la désorbitation des satellites. Nous travaillons à la réutilisation, à travers le programme Prometheus par exemple ; nous nous intéressons aussi à la désorbitation des satellites en fin de vie. Le CNES et les agences spatiales nationales ont intégré la pollution par les débris spatiaux dans leur réflexion. Nos grands groupes développent des solutions de récupération des plus gros débris. Avec le déploiement des microsatellites, la question est appelée à prendre de l'ampleur.

M. Antoine Karam .  - C'est le régional de l'étape qui vous interroge, madame la ministre... (Sourires) Le 21 mars 1964, le général de Gaulle annonçait, à Cayenne, la « grande oeuvre française en Guyane ». Il y a deux jours, nous avons encore lancé deux satellites asiatiques, un coréen et un japonais, à présent en orbite.

Il est indispensable de moderniser le Centre spatial guyanais (CSG), à Kourou : remise à niveau des radars, stations de réception, transition d'Ariane 6 vers le réutilisable pour le rendre durablement compétitif par rapport à SpaceX. Il faut aussi mettre en oeuvre la préférence européenne sur les lanceurs de satellites. L'évolution de l'Allemagne sur la question est à saluer. Pouvons-nous compter sur cette perspective ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Le centre de Kourou, port spatial de l'Europe, dispose d'un budget de 200 millions d'euros ; il compte 1 700 salariés ; son activité représente 15 % du PIB guyanais. À Séville, pour assurer la souveraineté européenne d'accès à l'espace, 100 millions d'euros d'investissements ont été votés pour la modernisation du CSG et la poursuite de la construction du pas de tir d'Ariane 6. Il faut étudier comment le centre peut être utilisé pour le lancement de microsatellites - même si d'autres pays peuvent se positionner sur ce segment. La France et l'Europe veillent à conserver un accès autonome à l'espace, c'est un enjeu de souveraineté.

Le CNES a également engagé un effort de formation auprès des jeunes en Guyane même, afin qu'ils puissent participer aux travaux sur le centre spatial.

Je le répète, la préférence européenne sera bientôt une réalité sur Ariane 6 et Vega-C, après le vote allemand.

M. Franck Montaugé .  - Nous sommes entrés dans l'ère des méga-constellations de satellites. Nous pourrions avoir 50 000 satellites de plus en orbite en 2030, alors que nous n'en n'avons lancé que 8 000 jusqu'à présent. La colonisation de l'espace est engagée ! Cela pose la question de la pertinence des usages et de la préservation de l'espace contre la pollution ; cela suggère un parallèle entre la dégradation de l'écoumène terrestre et l'encombrement de l'espace.

Pour les orbites basses, à moins de 600 kilomètres, les engins se consument à l'entrée dans l'atmosphère, mais à 1 200 kilomètres sans atmosphère, il n'y a pas de redescente des satellites.

Que faire pour éviter la pollution de l'espace ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - La question des méga-constellations doit être abordée avec beaucoup de sérieux. Agences spatiales nationales et européenne, partenaires européens, tous souhaitent éviter de polluer l'espace. C'est à cela que sont destinés les systèmes de désorbitation, régulièrement objets de discussions entre nous. Aucun traité international ne les mentionne, mais l'enjeu est considérable et nous pouvons nous adresser à l'opinion publique : car l'espace ne doit pas être une poubelle.

Les méga-constellations sont utiles : elles assurent un maillage incomparable avec l'existant. Ainsi la pollution ou la montée des océans sont mesurées de manière beaucoup plus précise. C'est aussi un moyen de réduire l'usage des pesticides dans l'agriculture.

M. Franck Montaugé.  - Les opérateurs privés n'ont pas l'obligation de nettoyer les orbites. La seule réglementation de dépollution, ISO-24113, n'est pas opposable juridiquement. Pourquoi ne pas lancer une industrie franco-européenne de la désorbitation ?

M. Ronan Le Gleut .  - La problématique spatiale a trois piliers : l'Union européenne ; l'ESA, à laquelle sont associés des États non membres, Norvège, Suisse ou le Canada ; et au niveau national, le CNES et la DGA, ainsi que le nouveau commandement de l'espace. Cela manque de coordination. Ainsi, le Luxembourg s'associe à l'exploitation minière de la lune lancée par les États-Unis. La stratégie européenne apparaît ici inexistante. Pourtant, la stratégie d'accès à l'espace de l'Union européenne est financée en grande partie par la France.

Allez-vous plaider pour une plus grande cohérence ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; MM. Jérôme Bignon et Michel Canevet applaudissent également, ainsi que M. le président de la commission.)

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - L'Union européenne est prescripteur ; elle n'a pas les compétences scientifiques et techniques des agences nationales et européenne, qui mettent en oeuvre les orientations politiques soumises par le Conseil de l'espace au Parlement européen.

La France contribue, outre sa contribution annuelle, pour 2,7 milliards aux 14,4 milliards d'euros du budget de l'ESA sur trois ans.

Nous plaidons pour que le lanceur Ariane soit suffisamment financé, le port spatial guyanais rénové. La question des lanceurs est prioritaire, y compris pour nos industries. La France, l'Allemagne et l'Italie sont les trois principaux contributeurs, parce que le retour pour leurs économies est essentiel.

M. Ronan Le Gleut.  - Mi-2021, le directeur général allemand de l'ESA partira. C'est l'occasion pour qu'un candidat français se déclare...

M. Michel Canevet .  - Le groupe UC considère que la politique spatiale française et européenne est dans une situation critique. Deux rapports du Sénat et un autre de l'Institut Montaigne ont établi plusieurs risques. Depuis 1957, on a déposé 8 000 objets dans l'espace, mais SpaceX en annonce 42 000 prochainement. L'ère du low cost spatial s'annonce.

Nous avons des outils efficaces, comme Ariane, mais nos prix ne seront jamais au niveau, parce que les nouveaux entrants exploitent une technologie du réutilisable. Sommes-nous prêts à une politique disruptive ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Nous avons effectivement changé d'échelle. Faisons toutefois attention aux annonces. SpaceX se pose en quasi concurrent des satellitaires. Dès lors, ces derniers lui donneront-ils leurs satellites à lancer ? Le modèle économique de SpaceX est en train de changer. Le prix des lancements institutionnels qui lui sont confiés est si élevé que le groupe peut se permettre une guerre commerciale. Nous agissons différemment, en soutenant globalement les agences et la politique spatiale européenne.

Nous avons néanmoins besoin d'innovations de rupture. C'est ce qui a motivé la création d'ArianeWorks : elle réunit toutes les compétences scientifiques et techniques pour penser ces innovations de rupture, car l'innovation incrémentale ne sera pas la solution pour préserver notre souveraineté.

M. Michel Canevet.  - Derrière ces initiatives, il y a les Gafam, dont les moyens nous inquiètent.

M. Gérard Longuet .  - L'Opecst, le 7 novembre, a entendu le patron de l'ESA. Je remercie la commission des affaires européennes pour ce débat. À Séville, des décisions plutôt favorables ont été prises mais aucune question majeure n'a été tranchée. SpaceX se propose de prendre une position dominante dans le lancement de satellites grâce à un dispositif réutilisable - mais aussi grâce à des commandes institutionnelles de poids. Notre système est de qualité mais plus coûteux, notamment parce qu'il n'est pas réutilisable. La règle du retour géographique conduit également à augmenter la complexité et les prix... Quelle est la logique du rapport de force entre lanceurs de satellites et utilisateurs de l'espace ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - La compétitivité et la comparaison entre SpaceX, Ariane 6 et Vega-C sont essentielles. Mais ce n'est pas la même chose. La majorité des lancements de SpaceX se fait en orbite basse, alors qu'Ariane 6 et Vega-C ont une capacité et une portée bien plus importantes. L'opérateur facture les vols institutionnels bien plus cher que les vols commerciaux. Il faut relativiser son caractère privé.

Nos entreprises ont beaucoup travaillé sur la compétitivité : Ariane 6 sera 40 % moins cher qu'Ariane 5.

Quant au retour géographique, il avait initialement un sens comme je l'ai rappelé, mais il ne doit pas se faire ligne par ligne.

M. Gérard Longuet.  - Le Gouvernement devrait saisir l'OMC pour dénoyauter la concurrence déloyale de SpaceX. (Sourires)

Mme Sophie Primas .  - M. Bockel et moi avons commis un rapport sur les lancements spéciaux. Ariane est une filière d'excellence, dont nous sommes fiers. Mais elle subit une pression des concurrents américains susceptibles de remettre en cause notre souveraineté d'accès à l'espace, d'autant que tous les gouvernements européens ne sont pas pareillement convaincus de la nécessité d'un accès autonome.

SpaceX a développé une technologie de réutilisation du premier étage. Dans ce contexte, l'Europe doit éviter une concurrence fratricide. Il ne faudrait pas que le nouveau programme d'amélioration de Vega, Vega E, vienne concurrencer Ariane 6. Avez-vous obtenu des assurances contre une telle concurrence fratricide ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - L'accès autonome à l'espace doit rester au coeur des préoccupations des Européens. Il faut savoir convaincre les populations pour conserver l'adhésion à l'aventure spatiale.

M. Gérard Longuet.  - Très bien !

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Nous avons défendu cette position à Séville et avons été suivis. L'ESA va financer des missions exploratoires susceptibles de faire rêver.

Nous discutons avec l'Italie - et les industriels discutent entre eux - s'agissant de Vega E. Ariane et Vega partagent cependant les mêmes boosters, donc un outil de production commun. C'est pourquoi les négociations avancent. Le Vega E n'a pas vocation à concurrencer Ariane 6.

M. Jean-Michel Houllegatte .  - L'espace semble de plus en plus encombré. Quelque 4 000 satellites sont en orbite, dont seulement 1 500 opérationnels. Quelque 34 000 objets mesurant plus de 10 cm circulent actuellement.

Nous changeons d'échelle avec des projets comme celui du lancement de 42 000 satellites par SpaceX, auxquels s'ajoutent par exemple Iridium, Globalstar ou Oneweb.

En septembre, le satellite européen d'observation de la terre Aeolus a dû dévier sa trajectoire pour éviter une collision avec un satellite de Starlink 44. À terme, dans l'espace... il n'y aura plus d'espace ! Comment éviter les collisions ? L'Union européenne peut-elle réglementer ce champ ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Oui nous changeons d'échelle. L'Union européenne a mis en place le programme de veille spatiale SSA pour éviter les collisions. Son coût est de 600 millions d'euros. Le risque est cependant faible.

La stratégie spatiale de défense prévoit également un suivi financier de l'ensemble des satellites.

M. Jean-Michel Houllegatte.  - L'Union européenne doit-elle s'occuper de ses satellites ou faut-il une gouvernance mondiale de l'espace ?

M. Bruno Sido .  - La France a su mettre en place une politique spatiale performante et ambitieuse. Grâce à elle, l'Europe dispose d'une base de lancement à Kourou.

Le système Ariane 5, dont on a salué le 107e lancement le 16 janvier, est fiable et a favorisé un nombre remarquable de lancements sans problème. Il est néanmoins en fin de carrière. Il a des défauts, notamment son coût élevé alors que la concurrence est vive.

Le système Ariane 6 sera lancé en juillet 2020. Ses lancements seront-ils économiquement compétitifs par rapport à SpaceX ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Je rends hommage à Hubert Curien, père du programme Ariane.

Nous souhaitons le succès d'Ariane 6 qui existera en plusieurs versions. Il pourra seul emmener des satellites sur deux orbites différentes. Son coût sera 40 % inférieur à Ariane 5.

Nous devons accompagner financièrement la transition entre les deux programmes. La compétitivité reste cependant au coeur des préoccupations. C'est l'objectif d'ArianeWorks, avec des réflexions et recherches visant à améliorer continuellement dans l'avenir les capacités d'Ariane 6. Il s'agit de proposer des briques technologiques nouvelles sur la même structure. Il faut en effet toujours travailler avec dix ou quinze ans d'avance.

M. Bruno Sido.  - SpaceX est largement soutenu par la NASA. Il maîtrise la récupération du premier étage. Son organisation industrielle est incomparablement supérieure à la nôtre, ce qui inquiète pour l'avenir d'Ariane 6. Que faire ?

M. Stéphane Piednoir .  - L'émergence de nouveaux acteurs a transformé, dans la dernière décennie, l'économie du secteur spatial et érodé la position des Européens. En 2018, leur chiffre d'affaires a ainsi diminué de 3 %.

Les tirs réalisés par la Chine, les États-Unis et la Russie sont beaucoup plus nombreux que ceux de l'Europe, notamment du fait de la faiblesse de la commande publique reçue par Arianespace. Pour SpaceX, la proportion est de 75 % de contrats publics, largement surfacturés, et de 25 % de contrats privés. C'est l'inverse pour Arianespace.

Il faut davantage de préférence européenne pour les lancements ; car nos concurrents n'ont aucun état d'âme. Nous manquons d'un outil contraignant pour les donneurs d'ordre publics. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - Les vols commerciaux représentent 64 % des tirs européens - contre 44 % pour les États-Unis, 6 % pour la Russie et 5 % pour la Chine.

La Chine lance plus de satellites institutionnels... mais beaucoup ne sont pas opérationnels. Les satellitiers, en outre, ne veulent pas avoir un choix unique de lanceurs. Nous avons confiance en Ariane 6 et en son évolution permanente grâce à des évolutions technologiques. Pour le passage d'Ariane 5 à Ariane 6, il a fallu tout repenser. Cela ne sera pas le cas cette fois. Je pense par exemple à des étages réutilisables.

La préférence européenne a été au coeur des discussions au cours des deux dernières années. Plus rien ne l'empêche désormais après le vote au Bundestag.

Mme Laure Darcos .  - Rapporteure pour avis des crédits de la recherche, j'observe avec satisfaction le projet d'inscrire 16 milliards d'euros pour la période 2021-2027 comme objectif pour le budget spatial européen, alors que plus de 14 milliards ont été actés à Séville lors du conseil ministériel de l'ESA. Toutefois, les défis sont immenses, Japon, Chine et Inde se renforcent, de nouveaux acteurs, comme les Émirats arabes unis, mais aussi SpaceX d'Elon Musk ou Blue Origin voulu par Jeff Bezos.

Il faut maintenant répondre aux enjeux de demain : cyberespace, émergence du spatial militaire, changement climatique. Les budgets dégagés assureront-ils le maintien de la compétitivité industrielle européenne ? Permettront-ils les travaux de recherche nécessaires ? Comment la France travaille-t-elle à une meilleure coordination entre l'ESA et l'Union européenne ?

Mme Frédérique Vidal, ministre.  - La répartition des budgets fait toujours débat. Quelque 14,4 milliards d'euros d'investissements ont été décidés à Séville pour les programmes spatiaux, dont 2,54 milliards pour l'environnement, 1,6 milliard pour la cybersécurité, 2,7 milliards pour l'amélioration de la connaissance.

Les 14,4 milliards ont été répartis de la façon la plus intelligente possible.

Le budget de l'Union européenne est extrêmement important. Il doit faire une place au spatial, l'Union européenne étant un grand donneur d'ordres, et un gros client de l'ESA.

Mme Laure Darcos.  - Merci. Le Brexit aura forcément des répercussions sur l'ESA. La Cour des comptes recommande un investissement technologique accru.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Je remercie nos collègues pour la qualité et la pertinence de leurs interventions. Les enjeux spatiaux sont techniques, économiques, géopolitiques et sociétaux. L'échelle européenne est à leur mesure.

C'est dans ses applications que se trouve la valeur ajoutée de l'écosystème spatial, avec plusieurs dizaines de milliards d'euros chaque année.

L'Union européenne doit maximiser les retombées économiques et sociales de ses activités spatiales, notamment en matière d'observation de la Terre et de météorologie. Elle doit aussi protéger les données issues des programmes européens, et financer par le contribuable européen, qui sont pillées par les Gafam, lesquels sont, pour le moment, les seuls en mesure d'en tirer tous les bénéfices grâce à leurs capacités de stockage et de calcul.

Nous portons beaucoup d'espoir en l'action de Thierry Breton. Nous suivrons attentivement la mise en oeuvre du plan lié à Copernicus.

L'Union européenne doit mettre en place une préférence européenne de droit et de fait : il n'est pas acceptable que le budget européen consacré au lancement soit dix fois inférieur au budget américain.

Il faudra aussi songer à une préférence européenne pour les satellites.

L'ambition spatiale est une nécessité. Ne la laissons pas gâcher par des visions court-termistes.

Espérons pouvoir dresser en 2021 un bilan positif d'Ariane 6. Madame la ministre, un astronaute ne sommeille pas en chaque sénateur, quoique ! (Sourires) Mais le Sénat a une culture d'avenir, et l'avenir, c'est aussi l'espace. (Applaudissements sur le banc de la commission et des travées des groupes Les Républicains jusqu'à celles du groupe SOCR)

Prochaine séance, mardi 25 février 2020, à 14 h 30.

La séance est levée à 17 h 40.

Pour la Directrice des Comptes rendus du Sénat,

Jean-Luc Blouet

Chef de publication