Propriété littéraire et artistique sur internet (Procédure accélérée)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet (procédure accélérée engagée).

Discussion générale

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.  - La loi du 13 juin 2009 tendant à protéger la création littéraire et artistique du pillage sur internet a été adoptée à la suite d'un débat approfondi et il n'est pas question de revenir sur le vote des assemblées ni sur les dispositions essentielles de ce texte, validées par le Conseil constitutionnel. Ce dernier, par sa décision du 10 juin, a seulement censuré les modalités d'application de la loi. C'est ce qui nous amène aujourd'hui à compléter l'arsenal législatif.

Le présent projet de loi réaffirme le droit de propriété intellectuelle et artistique mais il apporte de nouvelles garanties en ce qui concerne les sanctions. Comme le Conseil constitutionnel l'a reconnu, la liberté d'accès à internet est une composante essentielle de la liberté d'expression et de communication et le projet de loi place ce droit sous la protection du juge judiciaire, seul habilité à le suspendre temporairement en cas de téléchargements illégaux et au terme d'un processus de réponse graduée. Cette sanction est juste et proportionnée, « strictement et évidemment nécessaire » selon les termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme.

Je me félicite que nos travaux se soient déroulés dans un climat de franchise et de confiance : cela illustre le nouvel équilibre voulu par le constituant dans l'élaboration de la loi. Je salue le travail accompli par votre Haute assemblée, en particulier par votre rapporteur, M. Thiollière. Les amendements de la commission des affaires sociales ont rendu le texte plus intelligible et levé certaines ambiguïtés : or, pour que la loi soit comprise et respectée par nos concitoyens, il est essentiel qu'elle soit claire et ne laisse aucune place à l'arbitraire, ou à la crainte de l'arbitraire.

Ce projet de loi a tout d'abord une ambition pédagogique. Il distingue deux types de comportement. D'une part, les auteurs de téléchargements illégaux se rendent coupables de contrefaçon, c'est-à-dire d'une atteinte intentionnelle à la propriété intellectuelle ou artistique d'autrui : nul ne le conteste. Ce délit est puni d'une peine maximale de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende par le code de la propriété intellectuelle. Une peine complémentaire permettra désormais de suspendre pendant un an l'accès à internet des internautes reconnus coupables ; cette peine, mieux adaptée à ce type de délit, pourra être prononcée à la place de la peine d'emprisonnement.

D'autre part, les abonnés qui, faisant preuve de négligence caractérisée, laissent utiliser leur ligne pour commettre des téléchargements illégaux doivent être responsabilisés. Pour eux aussi la réponse sera graduée : lorsque la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) aura constaté des téléchargements illégaux, elle avertira l'abonné à deux reprises, d'abord par courrier électronique, puis par lettre recommandée -le Gouvernement est d'ailleurs favorable à ce qu'un accusé de réception soit exigé. (Marques d'approbation au banc des commissions) Ensuite seulement, si l'abonné refuse de se conformer à la loi, il pourra faire l'objet d'une sanction pénale. Mais je suis convaincue que, dans l'immense majorité des cas, il ne sera pas nécessaire d'en arriver là : la dissuasion est notre principal objectif.

Le défaut de surveillance consiste en une contravention de cinquième classe passible d'un mois de suspension de l'accès à internet. Conformément aux exigences du Conseil constitutionnel, ce projet de loi ne remet nullement en cause la présomption d'innocence : il reviendra au parquet, sous le contrôle du juge, de prouver que l'abonné s'est rendu coupable de négligence par des faits objectifs et tangibles. Il ne suffira pas d'avoir constaté des téléchargements illégaux sur sa ligne : il faudra que l'abonné, averti, n'ait pris aucune mesure pour y mettre fin.

Certains ont mis en doute l'efficacité du dispositif, arguant du fait qu'un contrevenant pourra toujours se réabonner par le truchement d'un de ses proches. Je ne dis pas que cela n'arrivera jamais : il y aura toujours des gens pour enfreindre ou contourner la loi. Mais ce n'est pas parce qu'il y a des chauffards qu'il ne doit pas y avoir de code de la route ! Je suis certaine que les sanctions auront un effet dissuasif sur la plupart des internautes qui pratiquent le téléchargement illégal, et qui parfois n'ont même pas conscience aujourd'hui de commettre un acte illégal.

Pour garantir l'efficacité de la loi, nous avons souhaité améliorer les investigations préalables aux poursuites. Des agents assermentés de la Hadopi pourront dresser des procès-verbaux constatant les délits de contrefaçon par internet et la contravention de négligence caractérisée. Ils pourront également recueillir par procès-verbal les déclarations des internautes mis en cause. Leurs pouvoirs se limiteront donc, j'y insiste, à constater les infractions, et leurs procès-verbaux seront des éléments de preuve parmi d'autres. Ils seront d'ailleurs soumis au contrôle de l'autorité judiciaire, conformément à l'esprit de la décision du Conseil constitutionnel. Le parquet, une fois saisi, sera libre d'apprécier les éléments fournis et éventuellement de poursuivre l'enquête. Il n'y a donc pas lieu de craindre que les agents de la Hadopi exercent abusivement des pouvoirs de police judiciaire.

Il faut également simplifier le traitement judiciaire de la procédure. Les atteintes aux droits d'auteur sur internet sont nombreuses ; or, si l'on veut que les sanctions aient un effet pédagogique, il faut qu'elles soient appliquées rapidement.

Pour que la procédure judiciaire soit adaptée, nous avons retenu la voie de l'ordonnance pénale et la compétence du juge unique.

Fréquente en droit français, l'ordonnance pénale respecte les droits de la défense, le principe du contradictoire, les principes fondamentaux du droit et la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En l'espèce, les parties pourront demander que l'affaire soit jugée de manière classique, en audience publique devant le juge. Elle sera en outre exclue si les ayants droit veulent se constituer parties civiles. J'ajoute que les parties civiles pourront toujours réclamer des dommages et intérêts. Enfin, les poursuites auront lieu directement devant le tribunal correctionnel dans les cas de téléchargements massifs. J'adresserai une instruction en ce sens aux procureurs de la République, après avoir évoqué ce sujet le 20 juillet avec les procureurs généraux.

Nous devons veiller également à garantir l'effectivité de la suspension. C'est là qu'intervient le fournisseur d'accès à internet, puisque la Hadopi l'avisera de la mesure judiciaire. Il appliquera donc la décision du juge. Pendant cette durée, l'abonné n'aura pas le droit de se réabonner auprès d'un autre fournisseur, sauf à commettre un délit.

Ce texte équilibré est cohérent avec les finalités de la loi votée par le Parlement. Pragmatique, il comporte des sanctions adaptées à la réalité, en privilégiant la prévention. Il protège mieux la liberté des créateurs et des artistes, la liberté d'expression des internautes -rappelée par le Conseil constitutionnel- ainsi que les libertés garanties par l'autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles et collectives. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Michel Thiollière, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.  - Au moment où nous nous retrouvons pour examiner le texte sur la création et internet, il n'est pas inutile d'expliquer la raison de cet édifice législatif.

Fidèles à une vieille tradition française, nous sommes viscéralement attachés à la création, donc au droit d'auteur. Nous sommes aussi des partisans de la diversité culturelle. Enfin, soutenir l'économie de la création est une nécessité nationale dans le monde globalisé d'aujourd'hui.

Je rappelle que, pour un titre musical téléchargé légalement, quatorze sont piratés, le chiffre d'affaires des éditeurs de musique ayant diminué de 53 % en six ans. La crise ambiante et l'essor du piratage infligent ainsi une véritable double peine à la création. Face à ce constat unanime, pourquoi est-il si difficile de s'en sortir ?

Tout d'abord, consommateurs et artistes se défient de toute contrainte. Or, internet donne l'illusion de la liberté et de la gratuité. Ensuite, le progrès technique se traduit par une évolution permanente des usages, qui se joue des codes républicains classiques. Enfin, le rythme de l'action publique est trop lent : que de temps perdu depuis le vote en première lecture, intervenue le 30 octobre ! Doit-on pour autant renoncer ? Certainement pas !

Le Conseil constitutionnel a censuré une partie du texte que nous avions voté, tout en consolidant les avancées en faveur de l'offre légale. Nous avions substantiellement enrichi ce dernier volet en première lecture. Le Conseil a également validé le dispositif pédagogique et préventif de lutte contre le piratage de masse, confié à une autorité administrative indépendante, la Hadopi. Il a notamment considéré que les signalements réalisés par les agents assermentés des sociétés d'ayants droit ne méconnaissaient pas le respect de la vie privée. Ce texte n'organise aucune « surveillance généralisée » des réseaux numériques, contrairement à ce que certains avaient dénoncé. Sur la base de ces signalements, la Hadopi pourra adresser des messages d'avertissement aux internautes contrevenants.

Le Conseil constitutionnel a toutefois censuré la possibilité, ouverte à la Hadopi, de suspendre pour deux mois à un an l'accès à internet en cas de « récidive ». Le Conseil constitutionnel a considéré que même les garanties entourant la composition et le fonctionnement d'une telle autorité administrative ne l'autorisaient pas à prononcer une telle sanction. En effet, selon le Conseil, le droit à la liberté d'expression et de communication « implique » la liberté d'accès à internet, compte tenu de son « développement généralisé ». En conséquence, seule une juridiction peut suspendre un abonnement. Le Conseil a toutefois souligné que l'accès à internet n'était pas pour autant un droit fondamental : « affirmer la liberté d'accéder à internet ne revient pas à garantir à chacun un droit de caractère général et absolu d'y être connecté. » Par ailleurs, le Conseil a validé l'obligation pour l'abonné de surveiller l'accès à internet, ce qui fonde le mécanisme d'avertissement, mais il a estimé que le dispositif prévu introduisait une présomption de culpabilité.

La Hadopi pourra donc adresser des messages d'avertissement aux abonnés, mais sans pouvoir prononcer de sanction conférant au dispositif un caractère dissuasif et pédagogique. Les seules sanctions possibles sont donc celles encourues sur le fondement du délit de contrefaçon, à savoir trois ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amende. Au moment des débats sur la loi Création et internet, nous avions souligné le caractère disproportionné de cette voie pénale. Il faut donc trouver un maillon supplémentaire dans la chaîne répressive, tout en respectant les droits de la défense et la proportionnalité de la peine encourue.

C'est dans cet esprit qu'a travaillé notre commission, qui a modifié le projet de loi initial pour garantir sa lisibilité et son intelligibilité, renforcer son caractère pédagogique et dissuasif, mieux protéger les libertés publiques et les principes constitutionnels, enfin pour permettre aux ayants droit d'agir auprès des autorités judiciaires.

Afin de satisfaire à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, la commission a conforté la cohérence du texte et son articulation avec la loi Création et internet du 12 juin. A l'article 3 bis nouveau, elle a clarifié le dispositif prévu par le dernier alinéa de l'article 3 pour le « piratage de masse ». Cet alinéa devait donner un fondement législatif à la création, par décret, d'une sanction contraventionnelle visant un abonné qui aurait fait preuve d'une négligence caractérisée dans le contrôle de l'accès à la Toile.

Contrairement à ce qui a été prétendu, votre commission a simplement complété et clarifié le dispositif proposé. Elle a inscrit ce dispositif dans un article spécifique du code de la propriété intellectuelle, pour distinguer clairement la contrefaçon et la négligence caractérisée. Votre commission a en outre précisé l'infraction, tout en sachant que le pouvoir réglementaire devra encore apporter des précisions.

Le fondement de l'amende de cinquième classe, que le juge pourra assortir d'une suspension pendant un mois de l'accès à internet, repose sur la négligence caractérisée du titulaire de l'accès préalablement averti par la Hadopi. Certains s'interrogent sur le respect de la présomption d'innocence. Nous pouvons les rassurer : le Conseil constitutionnel a censuré un « renversement de la charge de la preuve », alors que l'abonné reste présumé innocent dans le cas présent, ce qui imposera au juge de prouver la négligence.

La commission propose en outre que la sanction encourue en cas de réabonnement illicite dans ce cas soit moins sévère que lorsque le non-respect de l'interdiction intervient dans le cadre d'un délit de contrefaçon, puisqu'elle se limiterait à une amende de 3 750 euros, alors que l'article 4 du projet de loi initial comportait une peine de prison.

Enfin, pour améliorer la lisibilité du droit, la commission a renuméroté le code de la propriété intellectuelle afin de tenir compte de l'invalidation d'une partie du texte par le Conseil constitutionnel.

En outre, elle a renforcé le caractère pédagogique et dissuasif du dispositif de lutte contre le piratage en complétant, dans les contrats passés avec les fournisseurs d'accès comme dans les avertissements envoyés par la Haute autorité, l'information des abonnés sur les sanctions encourues. Elle a aligné le montant de l'amende frappant le fournisseur d'accès qui ne mettrait pas en oeuvre une peine de suspension sur celui prévu par le texte Création et internet, soit un maximum de 5 000 euros au lieu des 3 750 prévus. Elle a prévu, en outre, que la suspension de l'accès à internet prononcée dans le cadre d'une négligence caractérisée ne figure pas au casier judiciaire, en particulier au bulletin n°3, car le dispositif ne doit pas avoir de conséquences fâcheuses pour les personnes, et plus particulièrement les jeunes, qui cherchent un emploi ou souhaitent se présenter à un concours administratif.

Votre commission a souhaité mieux garantir le respect des libertés publiques et des principes constitutionnels en prévoyant que la Hadopi ne gardera pas les données à caractère personnel plus longtemps que la procédure ne l'exige. Le fournisseur d'accès devra l'informer du début et de la fin de la suspension. A l'issue de celle-ci, elle devra effacer les données à caractère personnel. Elle pourra, ainsi, également contrôler l'application par le fournisseur d'accès de l'obligation de suspension. Afin d'encadrer l'appréciation du juge et de respecter le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, le délai dans lequel le fournisseur d'accès doit rendre la suspension effective a été limité à quinze jours.

Enfin, votre commission a aménagé certaines dispositions pour les ayants droit, qui craignaient notamment de ne plus pouvoir se constituer partie civile et solliciter des dommages et intérêts dans le cas où les autorités judiciaires appliqueraient la procédure accélérée de l'ordonnance pénale. Les ayants droit peuvent toujours saisir directement le juge pénal, mais cela ne devait pas être possible en cas de petit piratage de masse. Aussi votre commission a-t-elle prévu que la Hadopi puisse informer leurs représentants des éventuelles saisines de l'autorité judiciaire. Si ces derniers souhaitent se constituer partie civile, ils pourront se signaler auprès du procureur de la République afin que la procédure classique soit suivie.

Nous avons renforcé la pédagogie, tenté de concilier les droits des créateurs et des internautes et amélioré l'information adressée à ces derniers. Pour autant, la loi résoudra-t-elle tous les problèmes ? Certes, nous sommes français et adorons légiférer, mais si cela est nécessaire, c'est loin d'être suffisant. Au moment où nous oeuvrons pour que cesse la destruction de l'une de nos richesses nationales, il nous faut faire en sorte que l'accès légal aux oeuvres soit simple et économique. Le message adressé par les signataires des accords de l'Élysée, il y a près de vingt mois, était : « Donnez-nous une loi et nous ferons les efforts qui conviennent ». Nous y sommes !

Votre commission a adopté une position équilibrée et logique, en insistant autant sur la nécessité de payer un juste prix pour les biens culturels que sur l'obligation d'améliorer l'offre légale en ligne. Les efforts fournis dans ce sens sont encore trop peu visibles parce que le piratage de masse écrase tout. Toutefois, des offres nouvelles existent et il faut qu'un nouveau modèle économique émerge rapidement pour renouveler les biens culturels et satisfaire un réel besoin de consommation : les Français écoutent de la musique pendant 54 minutes en moyenne chaque jour et regardent la télévision pendant trois heures. Face à cette sorte d'avidité, les offres en ligne sont encore insuffisantes et peu visibles. Pour que l'effet de bascule joue à plein, il faut freiner le piratage et accélérer le téléchargement légal. Nous pourrons alors évoluer vers des pratiques nouvelles qui permettront à la création de se renforcer.

Certains considèrent que ces débats ont trop duré, mais une si noble cause mérite de remettre l'ouvrage sur le métier autant de fois que nécessaire. D'autres s'interrogent, goguenards : « A qui cela sert-il ? » A répondre à cette double nécessité : assurer l'accès de tous à internet et veiller au respect de la création. Sinon, il faut renoncer à notre combat pour la diversité, la culture, une économie française de la création. Je ne l'entends pas ainsi et ne vois d'autre solution que celle que nous propose le Gouvernement. J'ai confiance en la sagesse et en la volonté sans cesse affirmée du Sénat de promouvoir une culture adaptée à notre temps. Votre commission vous propose donc d'adopter ce projet de loi ainsi modifié. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Serge Lagauche.  - Le 10 juin dernier, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions relatives au pouvoir de sanction de la Hadopi et la loi Création et internet a été amputée de son volet répressif. Seule la phase d'avertissement a été validée ; elle est importante en ce qu'elle permet de sensibiliser les internautes aux conséquences néfastes du piratage.

Tel qu'imaginé par Denis Olivennes et les 46 signataires des accords de l'Élysée, le dispositif de riposte graduée reposait sur l'effet dissuasif découlant d'une éventuelle coupure temporaire de l'accès à internet. L'efficacité des messages d'avertissement était donc liée à l'effectivité de la suspension temporaire prononcée par la Hadopi. Après la censure du Conseil constitutionnel, le Gouvernement pouvait décider de prendre le temps de la réflexion et de la concertation en lançant un grand débat national ; il pouvait également suivre à la lettre les recommandations du Conseil constitutionnel en confiant les pouvoirs de sanction à l'autorité judiciaire. Lors de son discours à Versailles, le Président de la République a décidé d'« aller jusqu'au bout » : c'est donc la seconde solution qui a été choisie, qui nous semble davantage du ressort de la commission des lois.

Des habitudes très néfastes ont été prises depuis une dizaine d'années. Les jeunes internautes, notamment, n'ont plus l'impression de porter atteinte aux auteurs en piratant des fichiers numériques. Les industries culturelles, qui ont mis un temps coupable à proposer des offres légales attractives, sont aujourd'hui plongées dans un marasme économique dangereux pour l'avenir de la création française. Un grand débat national sur ces questions aurait donc pu être l'occasion de sensibiliser et de responsabiliser les internautes et de mener une action pédagogique à grande échelle en rapprochant ces derniers des auteurs et des créateurs.

Pour satisfaire aux exigences du Conseil constitutionnel, le projet de loi pénalise la procédure de suspension d'abonnement. La sanction devient complémentaire à la peine de prison et à l'amende pour contrefaçon prévues par le code de la propriété intellectuelle. Nous aboutissons donc, pour le traitement pénal de la sanction encourue pour le téléchargement, l'édition ou la mise à disposition illégales d'oeuvres protégées par le droit d'auteur, à un quasi-statu quo. Les deux seules innovations résident dans la possibilité pour le juge de décider d'une éventuelle suspension de l'abonnement et dans la procédure simplifiée du juge unique et de l'ordonnance pénale. Toutefois, la constitutionnalité de ce dernier dispositif semble être sujette à controverse car elle pourrait porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Quant aux peines multiples, elles risquent de ne pas être proportionnées.

L'article 3, qui a été réécrit intégralement par notre rapporteur pour remédier à son imprécision, prévoit que le pouvoir réglementaire peut décider d'une contravention de 1 500 euros, majorée d'une suspension de l'accès à internet pendant un mois, fondée sur la négligence du titulaire de l'abonnement qui aurait laissé un tiers télécharger ou diffuser des oeuvres protégées par le droit d'auteur. Il pourrait y avoir là une présomption de culpabilité.

En dépit de ces risques, ne perdons pas de vue l'objectif de ce texte, que nous partageons. Nous devons rendre plus cohérent le dispositif de riposte graduée : les messages d'avertissement ne seront efficaces et dissuasifs que si la phase judiciaire est effective et réelle. A défaut, la Hadopi se transformera en machine à envoyer des courriels, les juridictions seront encombrées et les délais de traitement des dossiers seront très longs. Dans ce cas, le bouche-à-oreille sera immédiat : la Hadopi aura vécu, car ses messages d'avertissement n'auront pas d'effet ; les créateurs seront toujours en danger et le petit piratage de masse continuera sa progression. Il faut donc dégager suffisamment de moyens humains, ce qui est loin d'être évident avec la révision générale des politiques publiques.

Nous sommes d'autant plus inquiet que l'offre légale est très loin d'être arrivée à maturité. Le prix des titres de musique à l'unité légalement téléchargeables est encore beaucoup trop élevé : un euro par titre, alors que les éditeurs font des économies considérables avec ce moyen de diffusion. Certes, des efforts ont été faits pour supprimer les DRM, les digital rights management, mais ce fut long et difficile ! Que de temps perdu pour voter la loi Droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information (Dadvsi) du 1er août 2006, obsolète avant même d'avoir été votée...

La vente de musique numérique représentait un chiffre d'affaires de 50,8 millions d'euros en 2008, soit une augmentation de 16,6 % par rapport à 2007. Elle reste cependant marginale au regard du chiffre d'affaires de l'industrie phonographique, qui s'élève à 713 millions. L'offre légale de cinéma en ligne connaît une progression comparable et le marché de la vidéo à la demande est en forte croissance. Mais, si 67 % des internautes déclarent connaître ce service, ils ne sont que 9 % à y recourir.

Nous partageons tout à fait l'état d'esprit de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, qui regrette que les termes de l'accord interprofessionnel sur le réaménagement de la chronologie des médias signé le 6 juillet dernier ne permettent pas suffisamment aux offres légales de constituer des alternatives crédibles aux téléchargements illicites. Il aurait fallu s'inspirer de la philosophie de l'accord signé le 15 septembre 2008 entre le site de partage de vidéos Dailymotion et trois sociétés d'auteurs.

Que ce soit pour le cinéma ou la musique, l'offre légale numérique n'a donc pas encore rencontré la demande. C'est un fait : l'immobilisme des industries culturelles a été le principal facteur de développement du piratage. Celui-ci ne sera obsolète et inutile que lorsque les offres légales seront suffisamment attractives. Il aurait donc fallu faire une pause, lancer un débat national sur ces questions, sensibiliser les internautes et les industriels aux difficultés rencontrés par les uns et les autres avec, en toile de fond, la défense des auteurs et de la création. D'où notre scepticisme sur l'efficacité de ce texte pour protéger la création et nos auteurs.

Nous avions accepté de voter le projet de loi Création et Internet en urgence lorsqu'il nous avait été présenté le 30 octobre 2008. Nous pensions alors qu'il était de notre responsabilité de manifester notre soutien aux auteurs, aux créateurs, aux artistes, aux industries culturelles. Placés sous la contrainte de l'urgence, nous avions, le 9 avril 2009, lors de l'examen par le Sénat des conclusions de la commission mixte paritaire, dénoncé l'improvisation et les lacunes du texte de Mme Albanel en ce qui concernait l'offre légale attractive. Nous nous étions alors abstenus en témoignage de notre soutien indéfectible aux auteurs. Avant-dernier rebondissement de cette histoire parlementaire peu commune, le rejet par l'Assemblée nationale des conclusions de la CMP nous avait conduits, le 13 mai 2009, à une nouvelle lecture sur laquelle nous avions déjà tout dit. Nous avions alors refusé de jouer les supplétifs d'une majorité parlementaire défaillante. Le texte que vous nous présentez aujourd'hui doit combler les vides juridiques résultant de la censure du Conseil constitutionnel.

Trois années aurons été nécessaires, depuis la loi du 1er août 2006, pour mettre en place une procédure simplifiée dont la constitutionnalité est sujette à caution. Le piratage, lui, n'a pas attendu que le Gouvernement veuille bien cesser son amateurisme, alors même que la défense du droit des auteurs à vivre de leurs oeuvres était annoncée comme une priorité par le chef de l'État. Les auteurs sont aujourd'hui menacés dans leur existence même et aucune réflexion n'a été engagée par les pouvoirs publics afin de rechercher des solutions innovantes pour adapter l'économie de la diffusion culturelle sur internet. On s'entête au lieu de prendre le temps de la concertation.

Le groupe socialiste espère bien entendu que la conjugaison de la phase d'avertissement et de la phase judiciaire améliorera la lutte contre le piratage, mais il doute que cela suffise pour faire basculer les internautes vers les offres légales. Nous considérons qu'il faut repenser l'économie de la diffusion culturelle sur internet afin de dégager de nouvelles sources de revenus pour les auteurs, tout en favorisant la diffusion de la culture auprès du plus grand nombre.

Monsieur le ministre, vous avez annoncé une concertation pour débattre de la rémunération des créateurs par le biais des réseaux numériques. Vous connaissez la difficulté de la tâche et nous ne pouvons que vous soutenir dans votre volonté de dialogue. Il faudra beaucoup de temps et d'opiniâtreté ; nous savons que vous en avez. Cette consultation devra être l'occasion de rappeler que la gratuité n'existe pas. Les catalogues de musique mis en ligne sur les plates-formes légales d'écoute proposent un accès qui peut sembler gratuit mais ces sites sont financés par les recettes publicitaires versées par les annonceurs qui répercutent naturellement le coût des espaces publicitaires sur le prix des services ou des produits qu'ils proposent au consommateur.

Outre qu'elle est un leurre, la gratuité formate les supports en réduisant les informations à leur plus simple expression, avec, dans le cas des journaux gratuits, le risque de collusion entre les intérêts des annonceurs et la nature des informations proposées. La gratuité d'accès repose en outre sur un modèle économique peu fiable, car exclusivement lié au montant des recettes publicitaires. Avec la crise économique, la chute des recettes publicitaires est vertigineuse et nombre de journaux gratuits sont contraints à des plans de licenciement.

Il faudra donc marteler, lors de cette concertation, que la culture n'est pas seulement une activité artistique faite d'altruisme et de don de soi. Elle est aussi une industrie qui nécessite de puissantes capacités d'investissement. Le cinéma français a réussi à maintenir sa vitalité grâce à son formidable système de mutualisation des recettes. L'édition a préservé sa diversité grâce au prix unique du livre. L'édition phonographique ne connaît pas de tels systèmes de régulation. Il y a sans doute là une réflexion à mener.

Nous sommes sceptiques sur l'efficacité du dispositif que vous nous proposez. La démarche gouvernementale n'a vraiment pas été très pertinente. Pour votre arrivée, nous ne pouvons que vous souhaiter de parvenir à réunir votre majorité à l'Assemblée nationale afin qu'elle soutienne votre texte. Nous souhaitons que ce dispositif diminue le piratage, le temps de trouver de nouvelles sources de financement de la création. Après les achoppements successifs de la loi Dadvsi et de la loi Création et internet, nous laissons au Gouvernement et à sa majorité la responsabilité de ce troisième dispositif. Les parcours chaotiques de ces deux lois, toutes deux examinées en urgence et toutes deux sanctionnées par le Conseil constitutionnel, auraient dû vous enseigner la prudence. L'urgence n'est un gage ni de rapidité ni d'efficacité.

Monsieur le ministre, vous avez accepté une lourde responsabilité, celle de défendre la vie culturelle de notre pays, quelle que soit l'évolution des technologies. Vous dites en avoir le courage, nous souhaitons que vous en ayez aussi les moyens. Compte tenu de ce qui a précédé votre venue, nous ne pouvons approuver ce texte, mais nous resterons vigilants sur l'évolution de la situation. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

Mme Catherine Morin-Desailly.  - Nous sommes aujourd'hui réunis pour mener à bien la dernière étape d'un processus législatif long et mouvementé. Après avoir donné lieu à un événement rare, le rejet par l'Assemblée nationale d'un texte issu d'une CMP, le projet de loi Création et internet devait finalement être censuré par le Conseil constitutionnel. Lors du débat à l'issue de la CMP, j'avais évoqué les réserves de mon groupe sur ce texte. J'avais également souligné qu'il fallait rester humble dans le traitement de ce sujet sensible et évolutif.

Cette décision des sages du Palais royal n'a pas remis en question l'essentiel du texte : son volet pédagogique et préventif, qui faisait défaut à la loi Dadvsi. Elle nous donne l'occasion d'affiner le délicat équilibre à atteindre, respectueux des parties. En effet, la loi Création et internet a bien été promulguée le 12 juin 2009, marquant ainsi l'entrée en vigueur des premiers stades de la riposte graduée. Pour le volet répressif, un nouveau texte était nécessaire afin que la suspension de l'abonnement en cas de téléchargement illégal soit prononcée par un magistrat et non par une autorité administrative.

La Haute autorité joue toujours un rôle central. C'est elle qui rassemblera les éléments sur la base desquels le juge pourra prononcer une coupure de l'abonnement internet. Même si la procédure doit être rapide, je reste dubitative sur l'applicabilité à long terme du dispositif, avec les risques de saturation de nos tribunaux.

Je regrette que le calendrier nous ait mis dans l'impossibilité matérielle d'organiser des auditions : j'aurais souhaité interroger des magistrats ou d'autres praticiens du droit afin de mieux mesurer l'impact de la nouvelle procédure. On peut aussi regretter que la commission des lois de notre assemblée n'ait pas été saisie pour avis.

La riposte graduée avec suspension de l'accès internet n'est pas une exception française. La seule particularité de la France aujourd'hui est d'avoir confié à une autorité publique indépendante le soin de mettre en oeuvre une politique d'avertissement préalable alors que celle-ci est prise en charge, dans les autres pays, par les fournisseurs d'accès à internet dans un cadre purement contractuel. L'étude d'impact de ce projet de loi cite d'ailleurs plusieurs exemples d'autres pays qui viennent d'adopter des procédures similaires comme l'Irlande, la Corée du sud ou Taïwan.

Nous sommes conscients que cette loi, dans le prolongement de celle du 12 juin, ne règle pas définitivement la question du téléchargement illégal : ce dernier sera au mieux limité, il ne sera pas éradiqué. Et la question du piratage numérique reste posée puisque les technologies évolueront toujours plus vite que le droit. Il faudra s'adapter et le législateur, à la lumière des travaux de la Hadopi qui est chargée aussi de susciter de bonnes pratiques, devra réfléchir à des améliorations, voire à des évolutions futures.

Il existe déjà des lieux d'observation comme l'observatoire de la vidéo à la demande mis en place en 2005 par le Centre national de la cinématographie. Nous devrons continuer et encore approfondir le débat, notamment autour de la notion de propriété intellectuelle. Il est nécessaire de réfléchir aux nouvelles réponses à apporter aux auteurs et à l'ensemble des acteurs du monde culturel si la piraterie devait perdurer. Bien entendu, il ne saurait être question de remettre en cause la juste rémunération due aux auteurs et aux créateurs. La loi Hadopi a ouvert de nouvelles pistes, qu'il faut explorer. Cette réflexion pourrait prendre la forme d'une table ronde autour de laquelle seraient réunis les acteurs culturels et économiques du secteur, ainsi que des parlementaires.

Un milliard de fichiers sont illégalement échangés en France chaque année, ce qui met en péril les industries culturelles, musicales et cinématographiques. Il ne s'agit pas d'enrichir les majors : en 2007, le piratage numérique a détruit près de 5 000 emplois. Au cours des cinq dernières années, l'emploi s'est contracté de 30 % dans les maisons de production, qui sont majoritairement de petites structures de moins de 20 salariés. Le préjudice pour les comptes de l'État s'élève à près de 200 millions par an ! Sachant cela, comment peut-on qualifier l'encadrement de l'accès aux oeuvres d'atteinte « liberticide » aux droits essentiels de l'homme ?

Cette loi est une étape dans une prise de conscience collective. Les internautes doivent prendre conscience que la culture a un coût et que la propriété intellectuelle doit être respectée. Les créateurs, quant à eux, doivent chercher de nouveaux modèles économiques. Cette nouvelle loi ne résoudra pas tous les problèmes. Internet est une réalité durable qu'il faut transformer en atout plutôt que combattre.

La commission a adopté plusieurs amendements de notre rapporteur : les abonnés seront informés des sanctions encourues dans les contrats passés avec leurs fournisseurs d'accès et dans les messages d'avertissement de la Haute autorité ; la sanction de suspension de l'accès à internet ne sera pas inscrite au casier judiciaire ; le manquement à l'obligation de surveillance sert de fondement juridique au dispositif pédagogique d'avertissement de la Hadopi ; le manquement à cette obligation n'engagera pas la responsabilité pénale ; enfin, la Haute autorité devra détruire les données personnelles de l'internaute sanctionné une fois l'accès à internet rétabli. Ces amendements renforcent le caractère pédagogique et dissuasif du dispositif mais garantissent aussi davantage le respect des libertés publiques et des principes constitutionnels.

Il faut assurer un juste équilibre entre les droits des auteurs et les droits des citoyens à l'accès, au partage et à la diffusion de la culture, des savoirs et de l'information. Formidable espace de liberté, internet doit néanmoins respecter les valeurs fondatrices de notre République.

Pour conclure, je salue le travail de chacun, notamment du rapporteur. Une majorité du groupe de l'Union centriste votera ce texte. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Jack Ralite.  - « Jamais il ne faut se raidir. Jamais il ne faut se bunkériser. Jamais il ne faut détester », « L'un des plus grands problèmes de la France c'est le sectarisme », déclare le Président de la République dans une interview au Nouvel Observateur. II y demande « pardon » à certains, s'engage à avoir de la « retenue », à organiser la « transparence », à refuser « l'hypocrisie ». Il va jusqu'à regretter Le Fouquet's -mais ne s'excuse pas auprès des « racailles » « à nettoyer au kärcher »... (Murmures à droite) II affirme qu'il va continuer imperturbablement sa politique néolibérale et antisociale.

Malgré l'avis du Conseil constitutionnel, la loi Hadopi ne fera pas l'objet d'un toilettage salutaire : le vocabulaire change mais l'esprit demeure. Mme le garde des sceaux rend à la justice ce que le premier texte lui avait confisqué mais introduit subrepticement l'ordonnance pénale, que le Sénat avait écartée dans la loi de simplification du droit du 12 mai 2009. M. Saugey, alors rapporteur, soulignait les réserves de la commission face à une extension considérable du champ d'une procédure « écrite et non contradictoire, basée essentiellement sur les faits établis par l'enquête de police et au cours de laquelle la personne n'est, à aucun moment, entendue par l'institution judiciaire », estimant qu'un « recours systématisé à l'ordonnance pénale pourrait affecter la qualité de la justice ».

Ce retour inadmissible de l'ordonnance pénale « bunkérise » la Hadopi 2. Il n'y a pas plus de « retenue » présidentielle dans cette loi que dans Hadopi 1, où l'on avait introduit un cavalier sur le droit d'auteur des journalistes, contraire à l'esprit des états généraux de la presse. Et cela sans consultation de la commission des lois, dont le président n'a pas demandé la saisine. Quel mépris, quelle déqualification du travail parlementaire, quelle démission !

En commission, Mme la ministre m'a dit que ce que j'affirmais était « faux ». Le ministre de la culture a pour sa part qualifié mon exposé de « brillant mais tout faux ». Je connaissais Les Fausses confidences de Marivaux, La Fausse maîtresse de Balzac, Les Faux-monnayeurs de Gide, Le Faussaire de Schlöndorff, la « fausse note », le « faux pas » ou « le faux-fuyant »... Lors des questions d'actualité à l'Assemblée nationale, le ministre du travail s'est également contenté de dire au président du groupe socialiste : « C'est faux ! », avant de passer à son ordre du jour. Serait-ce un nouveau mot de passe du gouvernement ? Ou l'arrivée, lors du remaniement, d'un monsieur « Tout faux », digne de La Bruyère, qui, entre un faux plafond et un faux plancher, raisonne à plafond bas ? (Sourires) La Bruyère ajouterait : « II y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé »...

Si je suis « tout faux » -et je ne demandais pas à être « tout bon »... (sourires et exclamations amusées)-, je suis en compagnie du Conseil d'État ! Le Conseil constitutionnel estime pour sa part, à propos de l'ordonnance pénale, qu'« il n'y a pas d'équivalence possible entre la situation de l'internaute et de l'automobiliste ». On me rétorquera que tout cela est fait au nom du droit d'auteur, si cher à mon coeur. Je ne suis pas naïf. Il est stupéfiant d'entendre le Président déclarer que son rôle est de « défendre la création et les artistes » quand on voit sa lettre de mission à Mme Albanel du 1er août 2007, les méfaits de sa RGPP, la fonte de son budget de la culture ! Le Sénat et l'Assemblée nationale avaient voté, il y a deux ans, à l'unanimité, une définition des oeuvres patrimoniales : le Gouvernement n'en a jamais assuré la moindre application !

Pendant la discussion de la loi Dadvsi à l'Assemblée nationale, en mai 2006, le droit moral, essentiel au droit d'auteur, n'a été évoqué que 12 fois alors que le marché l'a été 114 fois. L'équilibre entre droit d'auteur, droit des publics et droit de l'exploitant est aujourd'hui rompu par l'emprise croissante de l'économie financiarisée sur la société. Le centre de gravité du droit d'auteur s'est décalé vers la protection des investissements, sous la pression de groupes d'intérêts avec lesquels le Gouvernement travaille en fertilisation croisée. Ainsi se développe un « droit d'auteur sans auteur », la concurrence libre et non faussée étant le nouvel esprit des lois...

Lors de l'examen de la Hadopi 1, nous avions déposé un amendement réaffirmant le droit d'auteur comme un droit fondamental. Nous réfléchissons depuis à une proposition de loi reconnaissant le droit moral comme principe constitutionnel. Un deuxième amendement reconnaissait l'accès égalitaire au haut débit comme droit fondamental. Un troisième créait un conseil pluraliste comprenant ceux qui font les programmes, ceux qui les regardent et les chercheurs qui analysent leur rencontre, trois catégories absentes de toutes les structures d'études gouvernementales. Nous proposions également une contribution des opérateurs de télécom au financement des droits d'auteurs et de la création. Un autre amendement concernait la plate-forme publique de téléchargement, votée à l'unanimité en 2006 et toujours pas appliquée. Enfin, dernier amendement : la garantie des droits d'auteur des journalistes et photojournalistes. J'étais hier à l'inauguration des Rencontres d'Arles : les photographes sont très inquiets ! La majorité a refusé tous ces amendements, ce qui lui interdit décemment de se dire défenseur des auteurs et des artistes, et plus largement de la création.

Le texte de la commission ne répond pas au défi que doit relever ce secteur de la vie sociale, humaine et culturelle. Ce projet de loi créé un monde des issues fermées. Nous sommes dans une situation « Hadopitoyable » ! (Sourires) Le texte d'aujourd'hui est Hadopire ! Vous n'aurez qu'une victoire à l'Hadopyrrhus ! (Sourires)

Le rapport Olivennes, chargé de jeter les bases d'une loi, traitait le problème au bénéfice des grandes affaires et blessait les internautes et les auteurs. Les cloisons et les clivages Olivennes, superficiels et déséquilibrés, sont restés tels quels dans Hadopi 2.

Le droit d'auteur est un grand héritage, « nous devons le défendre et dans un même mouvement nous en défendre, sinon nous serions inaccomplis ». Pierre Boulez a beaucoup travaillé cette question. Dans un de ses cours au Collège de France, on lit ceci : « La mémoire du créateur ne doit pas le rassurer dans l'immobilité illusoire du passé mais le projeter vers le futur avec peut-être l'amertume de l'inconfort mais plus encore avec l'assurance de l'inconnu ». Et puis : « Avoir le sens de l'aventure ne veut pas dire pour autant brouiller les traces, ignorer l'antécédent. Curieusement, la création s'appuie constamment sur deux forces antinomiques : la mémoire et l'oubli ».

Je n'ai pas trouvé de plus forte métaphore que dans Le soulier de satin où Claudel fait dire à Rodrigue : « La création est un jeu de racines qui font éclater la pierre, l'organique détruisant le minéral ». Nous sommes pour l'exploration des territoires de l'inédit sachant se nourrir des éclats du passé. Nous sommes pour oeuvrer dans l'espace du doute actif. Nous partageons la pensée du poète palestinien Mahmoud Darwich quand il écrit : « Je viens, mais je ne reviens pas ».

Le numérique est un grand dérangement. C'est tout avoir, tout savoir, tout voir dans l'instant. C'est l'omniprésence de l'événement. Tout voir sans être vu et dans les plus grands espaces. S'affranchir de l'apesanteur, réussir à être partout à la fois, à mener ses affaires, à parler toutes les langues. Le numérique, c'est une efficacité insolente pourvu qu'on ne rencontre pas de bugs. II provoque un effet de dépaysement. C'est un nouvel âge de l'Humanité qui doit déboucher sur de grandes libertés et non sur un grand système géré par un grand... ou un petit Suprême.

Or, votre texte crée un clivage entre la création et le numérique, qui doivent se réguler ensemble puis proposer aux grandes affaires une convention d'usages, d'avenir. Personne ne peut se disculper de cette obligation de société. Personne ne doit éviter la dispute authentique, profonde, constructive. C'est pourquoi les états généraux de la culture, qui, depuis 1987, ont participé à tous les combats pour ne pas prendre de retard sur l'avenir, organisent au Sénat, le lundi 28 septembre, une rencontre entre tous les acteurs intellectuels et populaires de la vie culturelle qui peuvent et doivent « travailler à la fin de l'immobile » et déboucher, en multipliant les occasions de penser, sur une régulation moderne, qui « bourdonne d'essentiel », de sens. M'adressant aux forces du travail et de la création, je leur transmets ce texte de Jean-Luc Godard :

« Je ne dirais pas de mal/de nos outils/Mais je les voudrais utilisables/S'il est vrai en général/que le danger n'est pas de nos outils/mais de la faiblesse/de nos mains/il n'est pas moins urgent/de préciser/qu'une pensée qui s'abandonne/au rythme de ses mécaniques/proprement/se prolétarise/Je veux dire/Qu'une telle pensée/Ne vit plus de sa création. »

Notre groupe CRC-SPG veut construire. Le Sénat a débattu de ces questions plus de trente heures durant entre mai 2006 et mai 2009. Notre groupe a voté contre le premier projet, s'est abstenu sur le deuxième et a refusé, la troisième fois, de participer au vote. Mon premier réflexe allait à rester sur cette dernière attitude mais nous avons beaucoup réfléchi, en familiarité avec deux grands penseurs et résistants, Jean Cavaillès appelant à « une révision perpétuelle des contenus, par approfondissement et rature », Georges Canguilhem à « dégager une place vacante pour un concept mieux avisé ».

Cette loi ne réglera rien, ni pour les internautes ni pour les auteurs. Elle ne fait qu'accroître leurs divisions, au risque de paralyser l'imagination et d'embarrasser les juges. Au point que le ministre de la culture a annoncé en commission son intention de créer une coordination sur la rémunération des auteurs.

Cette loi étend, par un inacceptable biais, le champ d'application de l'ordonnance pénale qui frappera les internautes, heurtera l'attachement des auteurs à la liberté et concernera toute la société. Vous vous êtes raidis, bunkerisés, sectarisés, sans retenue ni transparence. Face à cette agression contre la liberté, contre les libertés, face à une loi qui dit une chose et en fait une autre, nous ne pouvons que nous opposer, dans l'esprit d'André Malraux, premier titulaire du ministère des affaires culturelles, en 1959 : « l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ». Nous voterons non. (Applaudissements à gauche)

Mme Françoise Laborde.  - Nous voici une nouvelle fois rassemblés pour légiférer sur le téléchargement d'oeuvres culturelles sur internet. Deux nouveaux ministres sont chargés du dossier, avec pour mission de régler le problème une bonne fois pour toutes...

Le 13 mai dernier, le Sénat adoptait la loi Hadopi 1. Je l'avais votée, avec une majorité des membres de mon groupe. Informer et responsabiliser ceux qu'on nomme parfois injustement les pirates, éduquer les plus jeunes de nos concitoyens me semblait la voie la plus noble pour parvenir à nos fins : sauver la production culturelle. Le principe de la « riposte graduée » me semblait l'outil efficace et réaliste dont nous avions besoin.

L'avis éclairé du Conseil constitutionnel nous a permis de hisser au rang de liberté fondamentale la liberté d'accéder aux services de communication en ligne. Je m'en réjouis. Cependant, les sages ont censuré, pour ne pas dire décapité, le dispositif de « riposte graduée ».

Moyennant quoi le Gouvernement nous propose, riposte non graduée, la voie de la sanction pénale. Ce choix est non seulement disproportionné mais il va à l'encontre des dispositions votées par le Parlement européen. Il fait de surcroît fi de la réalité, celle des contournements rendus possibles par la technologie du streaming, de plus en plus sophistiquée, de plus en plus répandue. Plus grave, il est, dans son principe, parfaitement inapproprié tant au regard des libertés publiques qu'en termes d'économie globale à long terme.

Pourtant, en 2007, le Président de la République avait mis en place une mission de sauvetage de l'industrie culturelle, qui aboutissait au rapport Olivennes, lequel a inspiré la loi Hadopi 1. Ses maîtres mots : lutte pédagogique contre le téléchargement sauvage, mesures pour l'épanouissement de l'offre légale. Il est regrettable que cette montagne n'ait accouché que d'une souris... et d'un arsenal pénal parfaitement disproportionné.

Nous avons bien d'autres leviers que la peur du gendarme pour relancer l'économie de la culture sur internet et promouvoir la création artistique. Comment garantir la juste rémunération des auteurs ? Ce texte de loi ne répond pas au défi. Combien de temps laisserez-vous les artistes s'appauvrir ? Combien de temps avant la mise en place d'une licence globale, seule solution susceptible, en préservant les libertés publiques, d'assurer la rémunération des artistes ? Il serait grand temps que le Gouvernement s'inspire de ce système, qui satisfait à la fois les auteurs, les artistes, les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs, pour nous sortir d'une crise qui mènera, si l'on n'y prend garde, à la faillite complète de notre si chère exception culturelle.

C'est tout le contraire que vous proposez aujourd'hui. Le texte que nous allons examiner prévoit que s'applique une procédure pénale simplifiée, menée par un juge unique, sans débats contradictoires, sans enquête préalable, utilisant la procédure de l'ordonnance pénale, la même qui existe en matière de contraventions au code de la route ou encore de consommation de stupéfiants. Infraction aux droits d'auteurs ! Peut-on s'en satisfaire, quand on sait que trois ans après l'adoption de la loi Dadvsi, le recours au délit de contrefaçon, jugé excessif, n'a toujours pas été appliqué, et c'est tant mieux. Le pouvoir d'appréciation du juge sera entaché par une procédure peu respectueuse des droits de la défense. Et quel sera le rôle de l'autorité judiciaire dès lors que le dossier, préparé par la Haute autorité, ne laissera au juge qu'une marge de manoeuvre fort ténue ? Il y a d'ailleurs fort à parier que ce texte, qui écorne les principes de séparation des pouvoirs, de proportionnalité des peines et de respect des droits de la défense ne passera pas plus que le précédent le barrage du Conseil constitutionnel.

Pourquoi vous entêter à considérer les jeunes qui échangent des fichiers comme des criminels en puissance ? C'est l'inverse de la philosophie qui nous avait jusqu'à présent inspirée. Comment rendre souffle à la création ? Car c'est bien de toute la création qu'il s'agit, et pas seulement de la musique. N'allons pas croire que le cinéma ou la littérature seront épargnés par les temps. La question qui reste en suspens est bien celle de l'économie globale du secteur culturel.

Ce texte ne pose aucun point final à la saga législative du numérique. Il est urgent, comme les États-Unis sont déjà en train de le faire, de songer à la licence globale. Rien, dans cette loi, ne permet d'envisager l'avenir de la culture avec optimisme, c'est pourquoi je m'abstiendrai. (Applaudissements sur les bancs du RDSE)

M. Jean Louis Masson.  - La question de l'internet, mondiale, mériterait au moins un traitement européen. Je regrette que l'Union européenne, au lieu de s'employer à définir une ligne d'action applicable à tous les États, préfère se mêler d'abâtardir le vin rosé, s'inquiéter de la courbure des cornichons et de la fourche des carottes...

Car si nous en sommes là aujourd'hui, c'est bien parce que l'Europe n'a pas su faire son travail, si bien que chaque État est condamné à rechercher des expédients.

Je ne suis pas favorable à ce texte. Lors de l'examen de la loi Hadopi 1, j'avais prédit la censure du Conseil constitutionnel. Elle n'a pas manqué d'arriver. Une fois de plus, je ne comprends pas l'entêtement du Gouvernement. Pourquoi toujours revenir à la charge pour tenter un passage en force ? Car c'est bien ce que vous faites ici, comme pour le travail du dimanche. Je tiens à dénoncer cette attitude des plus hautes autorités de l'État et c'est pourquoi je voterai contre ce texte.

M. David Assouline.  - En novembre 2003, votre prédécesseur, monsieur le ministre, présentait un texte qui visait déjà à protéger le droit d'auteur dans la société de l'information. Quatre ministres, deux Présidents de la République, presque six ans et bientôt trois lois plus tard, il est triste de constater que nous en sommes toujours au même point et que le débat s'est enlisé dans une guerre de tranchées entre les défenseurs du droit d'auteur et les tenants d'une liberté sans limite sur le net. Tant de temps perdu au nom de l'urgence ! D'autant que le présent texte s'inscrit en défense du modèle économique existant, sans jamais imaginer son adaptation à la révolution numérique.

Pourquoi est-il donc impossible de faire évoluer ce modèle tout en préservant le principe fondateur et révolutionnaire du droit d'auteur, ce droit moral qui doit tant à la France ? Victor Hugo, dans son discours d'ouverture au congrès littéraire international de 1878 disait : « L'écrivain propriétaire, c'est l'écrivain libre. Lui ôter la propriété, c'est lui ôter l'indépendance ». Nous, de ce côté de l'hémicycle, nous n'oublions pas l'origine révolutionnaire du droit d'auteur, ni les lois de 1791 et 1793 ; c'est toujours la gauche qui a su réformer ce droit au XXe siècle, et dans le consensus, avec les lois Deferre de 1957 et Lang de 1985. Qui peut croire qu'une nouvelle autorité administrative apportera à elle seule des réponses à une question de société qui touche à la fois à la création artistique et à l'évolution des usages d'internet ? Comme les deux textes précédents, Hadopi 2 est débattue en urgence, quelques jours seulement après la censure du Conseil constitutionnel. La commission a été saisie le 24 juin et a rendu son rapport le 1er juillet, sans même qu'elle ait pu se faire assister par son homologue des lois. Personne n'ignore pourtant les réticences du Conseil d'État sur les dispositions pénales du texte -ce qui a d'ailleurs amené le rapporteur à travailler, sans trop de conviction semble-t-il, à la sécurisation juridique du dispositif. Il est vrai que le Gouvernement ne pouvait qu'en passer par la loi pénale, sauf à priver la riposte graduée de son volet dissuasif.

Or, selon les représentants des ayants droit, la dissuasion ne sera efficace que si les sanctions tombent en nombre suffisant. Sur ce point, l'étude d'impact annexée laisse songeur : sur les 450 000 échanges quotidiens de fichiers illégaux, chiffre à mes yeux sous-estimé, seuls 10 000 seraient suivis de l'envoi d'un message primaire et 3 000 de l'envoi d'une lettre par la Hadopi ; 50 000 actes feraient au total, chaque année, l'objet d'un signalement à l'autorité judiciaire, soit moins de 0,03 % du volume total des infractions. Autrement dit, une goutte d'eau... tandis que la situation misérable de notre justice ne permet pas d'envisager leur traitement, sauf à maintenir les tribunaux de proximité victimes de la nouvelle carte judiciaire... Pour contourner le problème, le Gouvernement a choisi d'assimiler les infractions créées par son texte à celles prévues par le code de la route, et donc de les soumettre aux mêmes procédures de jugement simplifiées alors que notre commission des lois s'est toujours opposée à l'extension de l'usage de l'ordonnance pénale. Ni dans ses caractéristiques ni dans ses conséquences potentielles, l'infraction au code de la propriété intellectuelle -ce vague « manquement à l'obligation de surveillance » de l'accès à internet- n'est cependant comparable au comportement délictuel des chauffards.

Confrontés sans cesse à la multiplication de lois pénales bavardes et imprécises, dont ils cherchent souvent vainement les justes modalités d'application, les magistrats devront digérer très vite ce nouveau texte, alors qu'ils ne sont déjà pas assez nombreux pour rendre aujourd'hui correctement la justice. Mme la garde des sceaux évalue à 83 le nombre d'emplois à temps plein nécessaires à la bonne application de ce projet de loi. Quand ces postes seront-ils créés ? Ces fonctions doivent-elles être assurées par des magistrats expérimentés ? Quel budget sera affecté à la formation de ces personnels ?

Ce texte pose de multiples questions juridiques. Le ministère public ne peut recourir à l'ordonnance pénale que lorsque les faits reprochés sont établis ; dans le même temps, les données relatives aux ressources et aux charges de la personne poursuivie doivent être suffisantes pour permettre la fixation de la peine. Pour que ces conditions soient réunies, il faudra certainement conduire des perquisitions ou saisir des pièces à conviction, comme des disques durs d'ordinateur, opérations qui doivent être autorisées par une ordonnance motivée du président du tribunal de grande instance et menées avec l'assistance d'officiers de police judiciaire. Bref, le dispositif risque de devenir rapidement monstrueux à gérer, comme l'a dit le représentant d'un syndicat de magistrats.

Pourquoi avoir bricolé à la va-vite un dispositif aussi bancal, sans prendre le temps de la concertation ni d'un travail parlementaire serein ? Après la décision du Conseil constitutionnel, le Gouvernement aurait dû organiser une large concertation, comme nous le lui avions demandé en 2006. Nous ne cherchons pas à valoriser les thuriféraires des nouvelles technologies, ceux qui voient le net comme un espace sans contrainte -c'est-à-dire comme un poulailler libre ouvert à tous les renards libres. Mais Hadopi 2, comme Hadopi 1, passe à côté de la question essentielle : quel avenir réserver au droit d'auteur à la française, au droit moral fondement de notre exception culturelle et vecteur majeur de diffusion et de diversité des oeuvres ?

L'offre légale ne se développe guère. Du côté du cinéma, le Centre national de la cinématographie n'a pas su remettre à plat la chronologie des médias. Quel sens a donc tout ce processus législatif si l'usine à gaz Hadopi 1 et 2 n'est pas accompagnée d'offres légales riches, diversifiées, aisément accessibles par tous et bon marché ?

Les responsables politiques doivent aujourd'hui relever un défi d'une rare complexité : réguler les usages et le fonctionnement des nouveaux réseaux pour permettre la diffusion la plus large possible des oeuvres culturelles tout en respectant le droit des artistes. Comme vous l'avez vous-même reconnu, monsieur le ministre, ce chantier historique nécessitera une réflexion approfondie sur la rémunération des créateurs. Dans un pays qui compte plus de 18 millions d'internautes surfant à haut débit, il nous faut inventer, en cherchant le consensus, de nouvelles formes de rémunération des créateurs, sans céder à la logique facile du copyright à l'américaine. Il faudra sans doute mettre à contribution les fournisseurs d'accès à internet, qui bénéficient aujourd'hui d'un important transfert de valeur économique, en partie au détriment du financement de la création. Si vous lancez ce chantier, et le plus tôt sera le mieux, vous trouverez chez les sénateurs socialistes des partenaires responsables et vigilants, animés de l'esprit de Jean Zay, le ministre du Front populaire qui voulait, en août 1936, redéfinir la place des travailleurs intellectuels dans la société démocratique. Arrêtons de faire croire qu'une petite digue virtuelle suffira à contenir la déferlante de la révolution numérique. Et inventons ensemble un nouveau modèle de diffusion culturelle. (Applaudissements à gauche et sur plusieurs bancs du RDSE)

M. Alain Dufaut.  - Cette ultime étape législative est rendue nécessaire par la censure du Conseil constitutionnel, qui a jugé que la décision de suspension de l'abonnement du fraudeur ne saurait être prise par une autorité administrative. Dont acte. On peut toutefois regretter que la décision du Conseil oblige le Gouvernement à renoncer à écarter la voie pénale ; il entendait distinguer la situation du fraudeur occasionnel, relevant de la Hadopi, de celle du fraudeur massif, jugé pour contrefaçon par les tribunaux. Il s'est aujourd'hui attaché à définir un dispositif simple et rapide.

Il faut d'abord souligner que la décision du Conseil constitutionnel ne revient pas sur le principe de riposte graduée : il n'a pas considéré l'accès à internet comme un droit fondamental.

Le coeur du dispositif mis en place par la loi Création et internet demeure donc dans son principe et cela doit être rappelé aux opposants à cette loi qui prétendaient que le Gouvernement menaçait les libertés individuelles. Au contraire, la loi vise à restaurer l'équilibre actuellement rompu entre deux catégories de droits fondamentaux, qui doivent être nécessairement conciliés : d'une part le droit de propriété et le droit moral des créateurs. La liberté n'est-elle pas, selon la Déclaration des droits de l'homme, le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ? La seule liberté à laquelle il est mis fin est celle de se servir dans le répertoire de nos artistes, sans leur rendre des comptes.

Les conséquences du piratage de masse sont désastreuses pour les industries culturelles et, par conséquent, pour la création. Selon le Syndicat national de l'édition phonographique, les ventes de CD et DVD ont chuté de 18,5 % au premier trimestre 2009. Depuis le début de la crise du disque, il y a sept ans, ce marché a été divisé par trois. Cette chute est loin d'être compensée par les ventes numériques légales -internet et téléphonie mobile- qui ne représentent que 15 % du total des ventes de musique. Si on veut que les offres légales progressent, il faut stopper ou sérieusement freiner le piratage.

La lutte sera essentiellement préventive et pédagogique. Un sondage Ipsos réalisé en 2008 et une étude du même type au Royaume-Uni ont fait apparaître que 90 % des personnes interrogées cessaient de pirater après deux avertissements. Le projet de loi restaure la crédibilité de la sanction dans l'esprit des internautes et le dispositif, particulièrement dissuasif, devrait limiter les contentieux. Pour les réfractaires, le texte prévoit la possibilité d'un recours aux ordonnances pénales et au juge unique. Le déroulement de la procédure judiciaire, ainsi facilité, gagne en rapidité.

Comme l'a relevé l'étude d'impact préalable, les conséquences budgétaires seront limitées, compte tenu, notamment, de cette possibilité de simplifier la procédure. L'étude conclut que le système de sanction prévu évitera aussi bien la « criminalisation » des pirates ordinaires que l'engorgement des services d'enquête et des tribunaux.

Notre commission a adopté plusieurs amendements visant à perfectionner le dispositif. Elle propose ainsi de clarifier la situation du titulaire de l'abonnement « négligent » n'ayant pas protégé suffisamment son accès internet. Il sera averti par courrier recommandé préalablement à toute sanction. La commission, souhaitant éviter des sanctions disproportionnées, propose aussi que le fraudeur qui se réabonnerait malgré la décision de suspension ne puisse encourir une peine d'emprisonnement. J'approuve également les garanties proposées afin de protéger la vie privée, notamment l'effacement des données personnelles une fois la période de suspension d'abonnement terminée. Un amendement veille à ce que la sanction de suspension, en cas de négligence, ne soit pas inscrite au bulletin n°3 du casier judiciaire, accessible aux employeurs.

Notre rapporteur Michel Thiollière, qui s'est beaucoup investi dans l'étude de la loi Hadopi et de ce nouveau texte, doit être félicité pour sa volonté de clarifier et rendre plus efficace le dispositif, dans le respect des droits de chacun. Bien évidemment, le groupe UMP votera ce projet de loi essentiel pour la création dans notre pays. (Applaudissements à droite ; Mme Anne-Marie Escoffier applaudit aussi)

Mme Alima Boumediene-Thiery.  - Ce texte résulte du parcours chaotique de la loi Hadopi, dont le Conseil constitutionnel a souligné les graves insuffisances et les travers dans sa décision du 10 juin 2009. Cette décision est éclairante, à plus d'un titre : elle ne se contente pas de censurer un dispositif de riposte graduée, contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Elle affirme, également, la compétence de principe de l'autorité judiciaire, dans le respect des libertés individuelles, notamment en ce qui concerne les droits de la défense et la présomption d'innocence.

On aurait pu imaginer, après cette décision, que le nouveau texte allait se conformer aux sages prescriptions du Conseil et offrir toutes garanties quant au respect des droits constitutionnellement protégés. Or, ce texte est pire que le précédent ! Au lieu de se conformer aux principes énoncés dans la décision du Conseil constitutionnel, il cherche à les esquiver, maladroitement et parfois même de manière éhontée... La manoeuvre est peu habile puisqu'au final, ce texte est un ensemble de bricolages juridiques, indigestes et inapplicables, qui ne tire aucune conséquence de la censure du Conseil.

Première difficulté : la nature du pouvoir d'enquête de la commission de protection des droits de la Hadopi. D'après ce texte, une autorité administrative, dite indépendante, peut exercer des prérogatives normalement dévolues au juge judiciaire, au mépris du principe de séparation des pouvoirs. Les membres de la commission de protection des droits ont-ils des pouvoirs de police judiciaire qui leur permettent de constater des infractions et d'en récolter la preuve ? L'exposé des motifs du projet de loi dit explicitement qu'ils ont des pouvoirs de police judiciaire. Or, devant la commission des affaires culturelles, le garde des sceaux nous a dit : « Il n'y a pas lieu de reconnaître à ces agents une habilitation aux pouvoirs d'enquête de police judiciaire dans la mesure où ils n'ont pas vocation à prononcer de mesure répressive ». Qui croire ? L'exposé des motifs du projet de loi ou le ministre chargé de le défendre ? Dans les deux cas, il y a atteinte au principe de la séparation des pouvoirs : soit ces agents ont des pouvoirs de police judiciaire et, dans ce cas, il faut donner au juge la possibilité de contrôler leurs opérations ; soit ils n'ont aucun pouvoir de police judiciaire et, alors, leurs constatations ne valent pas plus que celles d'un enquêteur privé, qu'à juste titre notre justice répugne à considérer comme des auxiliaires de justice. II est donc absurde de dire que leur procès-verbal fait foi, jusqu'à preuve du contraire : c'est donner à ces agents des pouvoirs de police judiciaire, que la garde des sceaux leur a explicitement refusés devant la commission des affaires culturelles. Au passage, je rappelle à notre ministre de la justice que la qualité d'officier ou d'agent de police judiciaire ne donne pas compétence pour prononcer des mesures répressives, comme elle l'a sous-entendu devant la commission des affaires culturelles. C'est au juge de prononcer de telles mesures, et vous l'avez appris à vos dépens avec la décision du Conseil constitutionnel. Les pouvoirs de police judiciaire ont un autre objet : faire respecter la régularité de la procédure et les droits du prévenu. C'est l'équilibre même de la procédure pénale qui en dépend et qui est indispensable à tout procès équitable. Dans la procédure proposée, il n'y a aucun encadrement de la constatation des infractions. Ni juge, ni officier de police judiciaire ! Une personne, simplement assermentée, peut mener des actions d'investigation allant jusque la saisie de données, sans qu'une seule fois un juge en soit informé. Madame la ministre, vous avez cité les agents de la Cnil : mais ces agents agissent sous l'autorité du procureur de la République, qui peut s'opposer à eux ! Votre projet de loi sacrifie nos droits fondamentaux sur l'autel du chiffre. La politique du chiffre, une fois de plus ! Ce texte fait fi des principes constitutionnels, pourtant rappelés par le Conseil, pour confier à des entreprises privées le soin de récolter des preuves qui relèvent normalement du pouvoir judiciaire. Cela a des conséquences dans la procédure qui s'ensuivra : la compétence du juge qui devra statuer se retrouve liée, puisqu'il ne pourra se prononcer que sur la base des éléments qui lui auront été fournis par la Hadopi : des preuves dont la récolte n'aura pas été contrôlée, et dont la loyauté est douteuse, en l'absence de contrôle judiciaire. C'est une méthode dangereuse pour les libertés publiques puisqu'elle musèle les juges au profit d'officines privées. Madame la ministre, nos juges ne sont pas des chambres d'enregistrement, ni les pourvoyeurs d'une justice expéditive et secrète. Ils sont l'incarnation du pouvoir judiciaire et, à ce titre, les garants des libertés individuelles en vertu de notre Constitution ! Ce texte, bricolage juridique qui n'a d'autre but que de sauver les meubles dans la précipitation, manifeste l'impuissance de ses auteurs à trouver une solution respectueuse des droits de la défense autant que de ceux des auteurs et leurs ayants droits. Cet équilibre, nous aurions peut-être pu le trouver dans la commission des lois, si elle avait été saisie, au moins pour avis. Or, vous avez soigneusement évité de la consulter au fond pour une raison simple : vous connaissez notre méfiance à l'égard des procédures expéditives qui, trop souvent, s'assoient sur les principes constitutionnels.

Deuxième difficulté : l'absence de garanties d'un procès équitable. La personne poursuivie ne pourra pas automatiquement être entendue par la commission de protection des droits puisque celle-ci « peut » recueillir les observations des personnes mises en cause. C'est donc une simple possibilité qui repose sur le bon vouloir de cette commission, de son humeur et du nombre d'affaires à traiter. Certains auront le droit de s'exprimer, et d'autres pas : ce sont des garanties à géométrie variable. Le droit à un procès équitable commande que toute personne mise en cause soit convoquée afin de faire valoir ses observations et soit informée des charges retenues contre elle. Ainsi le veulent non seulement l'article préliminaire du code de procédure pénale mais également l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme. Et les principes directeurs du procès équitable ne s'appliquent pas seulement au prononcé d'une sanction ; ils irriguent toute la procédure en amont, qu'elle soit pénale, administrative ou fiscale. En conséquence, la procédure proposée ne respecte pas le droit à un procès équitable.

Troisième difficulté : la violation du principe de la présomption d'innocence. Dans la procédure prévue, ce n'est plus le parquet qui instruit mais une autorité indépendante. Le juge est écarté et la Hadopi agit comme une autorité investie de pouvoirs d'enquête, au mépris du principe de la présomption d'innocence. La culpabilité est établie sur la base de constats d'infractions, portés sur un procès-verbal, lequel est réputé faire foi jusqu'à preuve du contraire. C'est donc à la personne poursuivie d'apporter cette preuve. Or, en droit pénal, ce n'est pas à la personne poursuivie d'apporter la preuve de son innocence, c'est au parquet de fournir les preuves de la culpabilité. Vous organisez un renversement complet de la charge de la preuve, contraire à l'article 9 de la Déclaration de 1789.

Quatrième difficulté : le recours abusif à la procédure simplifiée. Le recours à l'ordonnance pénale pour juger les infractions de contrefaçon est un non-sens ; c'est même, à mon avis, un détournement de procédure que d'y recourir. La commission Guinchard sur la répartition des contentieux ne recommande pas ces procédures simplifiées. Nous avons d'ailleurs, dans le cadre de la loi de simplification du droit, repoussé le recours à de telles procédures dans plusieurs contentieux, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice. Le Gouvernement connaît la méfiance de notre commission des lois à l'égard de ces procédures expéditives, et c'est certainement une raison supplémentaire pour l'avoir écartée de l'examen de ce projet de loi...

Les ordonnances pénales sont habituellement réservées aux infractions simples et parfaitement constituées, pour lesquelles il n'y a aucun doute sur la réalité de l'infraction ou sur son auteur -je pense par exemple aux infractions routières, où c'est le conducteur qui est mis en cause et soumis à un éthylotest. Pour ce qui est de la contrefaçon sur internet, les choses ne sont pas aussi simples ! Le juge rendra son ordonnance pénale sur la base du procès-verbal établi par la commission de protection des droits, sans que l'identité de l'auteur de l'infraction soit établie puisque n'importe qui peut s'emparer d'une adresse IP. Les logiciels permettant de pirater l'adresse IP de quelqu'un d'autre sont déjà disponibles ! En l'absence d'autres éléments, le juge prononcera les peines de manière quasi automatique ; il n'exercera aucun contrôle sur l'établissement de la culpabilité. Il s'agit donc d'une présomption de culpabilité contraire à notre droit.

Cette procédure est également contraire au principe de proportionnalité : comment serait-il possible d'infliger une peine proportionnelle à la gravité de l'infraction puisque ni l'identité de l'auteur ni même la réalité de l'infraction ne seront établies avec certitude ? Le Gouvernement met en place une justice expéditive en permettant aux juges de rendre toujours plus d'ordonnances pénales : de faire, en somme, de l'abattage judiciaire. Selon les statistiques dont nous disposons, un juge rend environ 120 ordonnances pénales par semaine, soit près de 15 000 par an. Le prévenu ne pourra ni être présent ni se faire représenter devant le juge : voilà ce qu'on appelle une justice au rabais. En principe, le système du juge unique permet de mieux garantir les droits de la défense grâce à la confrontation des parties ; il s'agit cependant d'une dérogation au principe de collégialité, rempart contre la justice secrète et les égarements individuels des juges.

A qui profitera ce projet de loi ? Un CD à 15 euros, dont le prix de revient est de 7 euros, rapporte exactement 70 centimes à ses auteurs. N'y a-t-il d'autre moyen de valoriser leur travail que la répression pénale du téléchargement ?

Ce texte est une insulte faite aux juges, une insulte aux règles constitutionnelles de la présomption d'innocence et du droit à un procès équitable et une insulte aux parlementaires saisis d'un texte mal rédigé, incomplet et inconstitutionnel. Laissez-nous amender celui-ci pour le rendre acceptable, sinon le Conseil constitutionnel s'en chargera ! Les élus Verts ne pourront pas le soutenir en l'état. (Applaudissements à gauche)

M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication.  - Je tiens tout d'abord à remercier Mme le ministre d'État pour sa contribution essentielle à notre débat. Je me contenterai de faire quelques observations liminaires pour répondre aux interventions extrêmement intéressantes que nous venons d'entendre.

Monsieur Assouline, l'accord sur la chronologie des médias a été signé par la plupart des organisations invitées à prendre part aux discussions : seules une ou deux d'entre elles sur plus d'une vingtaine ont fait défaut. Le troisième volet de la loi Hadopi est donc en cours d'élaboration. A la demande du Président de la République et du Premier ministre, je me suis engagé à rencontrer prochainement ces organisations pour réfléchir aux moyens de mieux rétribuer les créateurs, d'augmenter les ressources des industries culturelles et d'améliorer l'offre à destination des internautes.

Le présent projet de loi est un préalable. Son objet est à la fois pédagogique et répressif. Plusieurs orateurs ont rappelé l'étendue du drame auquel sont confrontés les créateurs : 1 milliard de fichiers sont consultés illégalement, les ventes de CD ont baissé de 50 % et celles de DVD de 30 %. A terme, les pertes d'emploi dans les industries culturelles pourraient être considérables.

Certains ont appelé à la rescousse les plus grandes figures de la République et de la littérature, mais malgré le brio du procédé, on peut s'interroger sur le bien-fondé de leur argumentation.

Les uns disent que nous sommes allés trop lentement car le piratage a commencé il y a longtemps déjà, d'autres que nous sommes allés trop vite, sans nous donner le temps de la concertation. En réalité nous ne sommes allés ni trop lentement -car pour faire face à un problème de société de cette ampleur, il fallait que le projet mûrisse- ni trop vite -car le problème s'aggrave à mesure que la technologie progresse. Cette loi n'est ni bricolée, ni bâclée : elle est le fruit d'une longue réflexion. C'est pourquoi je vous demanderai de bien vouloir l'adopter. (Applaudissements sur les bancs UMP ; M. Jean-Pierre Plancade applaudit également)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Je voudrais revenir sur quelques problèmes juridiques et judiciaires. Je remercie l'ensemble des orateurs pour leurs réflexions souvent profondes. Je vais m'efforcer de dissiper les inquiétudes exprimées de bonne foi et de tordre le cou à quelques idées exposées avec une certaine mauvaise foi...

M. Alain Gournac.  - C'est nécessaire !

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - M. Ralite, puis Mmes Laborde et Boumediene-Thiery ont soulevé le problème des ordonnances pénales. Cette procédure est parfaitement respectueuse des droits de la défense : nul ne peut le contester. Il est possible de saisir le juge si l'on veut manifester son opposition ou faire valoir ses droits, par exemple en se portant partie civile.

L'autorité judiciaire garde un pouvoir d'appréciation plein et entier sur les éléments qui lui sont fournis par la Hadopi. Le procureur sera saisi des procès-verbaux établis par les agents de la Haute autorité et pourra, le cas échéant, décider de poursuivre l'enquête. Quant au juge, il n'entrera en voie de condamnation qu'au vu du dossier et des preuves disponibles. Les perquisitions et les saisies feront l'objet de toutes les garanties nécessaires. Les pouvoirs de la Hadopi se borneront à constater les faits.

Madame Boumediene-Thiery, je ne peux pas vous laisser parler d'« égarements individuels des juges ». Il est inadmissible de porter du haut de cette tribune de telles attaques contre la magistrature.

M. Alain Gournac.  - Très bien !

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Nous nous devons d'être exemplaires en manifestant notre respect des institutions et de la personne des magistrats. Si des erreurs sont commises, des sanctions seront prises conformément aux procédures existantes. Mais je ne peux laisser porter contre les juges des accusations fondées sur des idées préconçues ! (Applaudissements sur les bancs UMP, protestations à gauche) Vous dites que ce projet de loi est une insulte ; permettez-moi de vous dire que votre discours est une insulte à la magistrature !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Vous insultez vous-même assez la magistrature !

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Libre à vous de soutenir ceux qui pillent les oeuvres des créateurs mais ne vous abritez pas derrière des prétextes et cessez d'attaquer des personnes éminemment responsables, garantes de nos droits et de nos libertés ! (Applaudissements renouvelés à droite)

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - C'est scandaleux !

Mme Alima Boumediene-Thiery.  - C'est de l'affichage !

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - M. Assouline m'a interrogée sur les moyens dévolus à l'application de ce projet de loi. Je l'ai dit, ce dispositif sera mis en oeuvre progressivement et les moyens nécessaires y seront affectés. J'ai d'ailleurs la conviction que l'existence d'une sanction pénale aura un effet dissuasif sur la plupart des internautes.

Si une enquête s'avère nécessaire, celle-ci sera diligentée sous la direction du procureur et les droits de la défense seront garantis. (Applaudissements sur les bancs UMP)

Renvoi en commission

M. le président.  - Motion n°18, présentée par Mme Borvo Cohen-Seat et les membres du groupe CRC-SPG.

En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement du Sénat, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, le projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet (n°512, 2008-2009) (Procédure accélérée).

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Nous demandons le renvoi du texte devant la commission des lois, tout en regrettant que la majorité sénatoriale ait refusé que cette motion soit défendue avant la clôture de la discussion générale : chacun connaît mon opinion sur cette pratique.

Ce texte a fait couler beaucoup d'encre avant même son examen parlementaire car il a été préparé par la Chancellerie après la censure par le Conseil constitutionnel de la loi dite Hadopi, sans que l'on puisse écarter une censure ultérieure de cette nouvelle mouture, tant ses dispositions paraissent critiquables. Je le dis sans présupposé.

Sans rapport avec la protection du droit d'auteur, ce texte concerne uniquement la procédure pénale et les sanctions applicables aux échanges illégaux des fichiers sur internet. Il aurait donc dû être renvoyé non à la commission des affaires culturelles mais à la commission des lois, qui n'est même pas saisie pour avis ! J'ai demandé par écrit à son président que la commission s'autosaisisse. N'ayant pas reçu de réponse, je présente aujourd'hui une motion de renvoi fondée sur deux motifs : ne traitant que de sanctions pénales, le projet relève de la commission des lois ; les interrogations juridiques soulevées justifient son examen par cette commission.

Sur le fond, la loi votée par la majorité parlementaire attribuait à une autorité administrative indépendante le droit de suspendre l'accès à internet d'un abonné qui n'aurait pas cessé de télécharger malgré les avertissements reçus. C'était le dispositif de la « riposte graduée ». De nombreux orateurs avaient souligné l'atteinte à la séparation des pouvoirs. Sollicité en juin 2008 pour formuler un avis sur le projet de loi Création et internet, le Conseil d'État avait critiqué l'absence de toute autorité judiciaire dans le processus. En septembre 2008, le Parlement européen a adopté au paquet Télécom un amendement qui dispose : « aucune restriction aux droits et libertés des utilisateurs finaux ne peut être prise sans décision préalable de l'autorité judiciaire, sauf exceptions relatives à la sécurité publique ». L'amendement a été massivement confirmé en mai lors de la deuxième lecture du paquet Télécom, ce dont la majorité n'a pas voulu tenir compte ici.

Le Conseil constitutionnel a donc censuré le volet répressif de la loi Hadopi en estimant que la compétence reconnue à cette autorité administrative, qui « s'étend à la totalité de la population », peut « restreindre l'exercice, par toute personne, de son droit de s'exprimer et de communiquer librement ». Il en a déduit : « dans ces conditions, eu égard à la nature de la liberté garantie par l'article 11 de la déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé de ces sanctions, confier le pouvoir à une autorité administrative ». De surcroît, le Conseil constitutionnel a considéré que le renversement de la charge de la preuve instaurait une présomption de culpabilité contraire à l'article 9 de la déclaration de 1789. Ainsi, seul un juge peut suspendre l'accès à internet et partant, limiter l'exercice d'une liberté fondamentale.

Le Gouvernement a créé un problème là où il n'y en avait pas : estimant que les magistrats ne pourraient pas gérer ce contentieux de masse, il a décidé de recourir au juge unique et à l'ordonnance pénale pour sanctionner le délit de contrefaçon, la suspension de l'abonnement devenant une peine complémentaire.

Dans ces conditions, pourquoi le texte a-t-il échappé l'examen de la commission des lois ? C'est d'autant plus incompréhensible que le recours à l'ordonnance pénale pose des problèmes juridiques et constitutionnels méritant un examen attentif par cette commission.

En effet, cette procédure est étendue à l'ensemble des délits de contrefaçon énumérés aux articles L. 335-2 à L. 335-4 du code de la propriété intellectuelle, ce qui inclut toute édition et toute reproduction, représentation ou diffusion d'une oeuvre de l'esprit, par quelque moyen que ce soit.

Initialement créée pour les contraventions au code de la route, l'ordonnance pénale a été étendue en 2002 à l'ensemble des délits routiers par la loi Perben 1. En 2004, la loi Perben 2 l'applique aux contraventions connexes à ces délits ainsi qu'aux délits relatifs au transport terrestre. Trois ans plus tard, la loi relative à la prévention de la délinquance a élargi son champ pour ajouter l'usage de stupéfiants et l'occupation de halls d'immeuble.

Au cours de cette procédure simplifiée à l'extrême, le prévenu n'est même pas entendu par le procureur, qui communique au président le dossier de la poursuite et ses réquisitions, fondées sur la seule base d'une enquête de police conduite en général de façon extrêmement rapide. Le président statue sans débat préalable en relaxant ou en condamnant à une peine d'amende. Les droits de la défense sont quasiment inexistants, ce qui motive notre opposition constante à cette procédure. Il est vrai que certaines restrictions existent : aucune peine d'emprisonnement ne peut être prononcée, le prévenu doit être majeur, la victime ne pas avoir demandé de dommages et intérêts.

Le délit de contrefaçon étant puni par trois ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amende, sanctions respectivement portées à cinq ans et à 500 000 euros lorsqu'il est commis en bande organisée, ce texte détourne la procédure de l'ordonnance pénale. Son usage est en outre curieux en l'occurrence puisqu'il est incompatible avec l'attribution de dommages et intérêts aux ayants droits, que le Gouvernement veut pourtant protéger. Enfin, le téléchargement illégal est habituellement le fait de mineurs, à qui l'ordonnance pénale n'est pas applicable. Du strict point de vue juridique, cette procédure est donc inappropriée. Avec l'atteinte aux droits de la défense et à la présomption d'innocence, la saisine de la commission des lois est particulièrement justifiée.

En effet, la décision du parquet s'impose dans le cadre de l'ordonnance pénale, sans l'accord du prévenu ni la reconnaissance des faits. Ainsi, le dernier alinéa de l'article 495 du code de procédure pénale n'autorise le recours à l'ordonnance pénale « que lorsqu'il résulte de l'enquête de police judiciaire que les faits reprochés aux prévenus sont établis et que les renseignements concernant la personnalité de celui-ci, et notamment ses charges et ses ressources, sont suffisants pour permettre la détermination de la peine ».

Dans le cas présent, l'enquête devra prouver que le prévenu a téléchargé une oeuvre protégée, ce que la simple production de son adresse IP ne suffit pas à établir. Forcément succincte dans le cadre d'une procédure accélérée, l'enquête de police ne pourra donc pas prouver la contrefaçon. De surcroît, elle sera menée non par des officiers de police judiciaire mais par des agents assermentés de la Hadopi, donc par une autorité administrative. Les conditions posées au dernier alinéa de l'article 495 du code de procédure pénale ne seront donc pas remplies dans le cas général. Le juge repoussera donc vraisemblablement les demandes fondées sur les dossiers montés par la commission de protection des droits, ce qui alourdira nettement la procédure, à rebours de ce que souhaite le Gouvernement.

La procédure de l'ordonnance pénale a soulevé de nombreuses critiques, notamment dans l'avis que le Conseil d'État vient de rendre sur le présent texte.

Notre commission des lois s'est opposée par deux fois à une extension massive de l'ordonnance pénale : en 2004, elle s'est dite « réservée face à une extension massive du champ d'application de cette procédure » à propos de la loi Perben 2, qui tendait à l'appliquer aux délits punis d'une peine d'emprisonnement au plus égale à cinq ans d'emprisonnement ; en mars de cette année, elle a pris une position semblable face à la proposition de loi de simplification et de clarification du droit, qui tendait à l'appliquer à tous les délits, sauf en matière de presse, d'homicide involontaire, de politique, d'infraction au code du travail et sauf lorsqu'une procédure a été instituée par une loi spéciale. Le rapporteur de la commission des lois avait alors implacablement démontré les dangers d'une telle extension.

La commission des lois a-t-elle été écartée cette fois pour s'être prononcée à deux reprises contre l'extension du champ de l'ordonnance pénale ? Je l'ignore, mais c'est fort probable car une nouvelle opposition de sa part aurait pu gêner l'adoption rapide d'un texte devenu politiquement encombrant puisque nous en sommes au quatrième examen. Tant pis pour la commission des lois !

Lorsqu'il a examiné ce texte, le rapporteur du Conseil d'État a soulevé plusieurs problèmes d'inconstitutionnalité, comme l'atteinte à la séparation des pouvoirs et le prononcé de peines disproportionnées puisque la négligence caractérisée d'un abonné pourra motiver une contravention de cinquième classe et la suspension pour un mois de l'accès à internet.

Cette sanction se fondera sur un piratage présumé de l'internaute, facile à établir grâce à son adresse IP.

Le rapporteur du Conseil d'État s'est demandé si la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui admet qu'on se base sur une présomption de culpabilité « à titre exceptionnel, notamment pour les amendes », s'appliquait. Le Conseil constitutionnel a répondu dans le commentaire de sa décision sur la loi Hadopi : « il est autrement plus difficile, pour un internaute, de savoir et, a fortiori, de démontrer que son accès à internet est utilisé à son insu que, pour le propriétaire d'un véhicule, de savoir que ce dernier a été volé... ».

Une saisine de la commission des lois aurait été nécessaire afin d'examiner plus précisément tous les problèmes juridiques et constitutionnels soulevés par ce texte. Nous demandons par conséquent que celui-ci soit renvoyé en commission des lois. Qu'on me démontre que cela n'est pas possible ! (Applaudissements sur les bancs CRC-SPG)

M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.  - Pauvre texte et pauvre commission de la culture !

M. Alain Gournac.  - Ça oui !

M. Jacques Legendre, président de la commission.  - Le problème ne serait pas vraiment important, alors que nous en avons débattu de nombreuses fois ? Alors que nous nous sommes prononcés sur un texte destiné à protéger les auteurs dont les droits sont spoliés, ce qui est reconnu sur tous les bancs ? Alors qu'il s'agit incontestablement d'une violation du droit de la propriété intellectuelle, droit que depuis la Révolution française tous les régimes se sont attachés à faire respecter ? Ce n'est pourtant pas rien.

La commission des affaires culturelles à été chargée de la loi Dadvsi et chacun a trouvé naturel que notre commission examine également, sur le fond, la loi Hadopi 1. Ce texte contient un dispositif permettant d'éviter de recourir aux sanctions judiciaires prévues en cas de contrefaçon, si lourdes qu'elles sont difficilement applicables. Le Conseil constitutionnel a souhaité qu'une haute autorité ne prenne pas de décisions qui relèvent du pouvoir judiciaire, mais le point de départ n'a pas changé. Personne, sur ces bancs, ne peut s'étonner que la commission chargée initialement du problème continue à s'en occuper et que la commission des affaires culturelles soit à nouveau saisie au fond. Cela n'empêche pas les sénateurs appartenant à d'autres commissions de s'exprimer en séance publique, comme Alima Boumediene-Thiery et Nicole Borvo Cohen-Seat viennent de le faire.

Le fait que la commission de la culture soit saisie au fond d'un problème qui concerne au premier chef la culture et les auteurs ne disqualifie pas ce débat. Je demande donc à mes collègues de ne pas donner suite à cette demande de renvoi en commission.

MM. Alain Gournac et Pierre Hérisson.  - Très bien !

M. Jacques Legendre, président de la commission.  - Nous avons beaucoup travaillé, échangé sur ces bancs, jusqu'ici dans un esprit de dialogue qui nous a menés à un consensus pour constater de graves méfaits. Il faut mettre un terme à cette situation. Pas d'arguties, allons au fond des choses : il est temps que le Sénat se prononce ! (Applaudissements à droite et au centre)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Le Gouvernement partage l'avis de la commission.

A la demande du groupe CRC-SPG, la motion n°18 est mise aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 339
Nombre de suffrages exprimés 338
Majorité absolue des suffrages exprimés 170
Pour l'adoption 140
Contre 198

Le Sénat n'a pas adopté.