Mardi 9 avril 2024

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Proposition de loi visant à proroger la loi n° 2017-285 du 6 mars 2017 relative à l'assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété - Examen des amendements au texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous informe qu'aucun amendement n'a été déposé sur la proposition de loi visant à proroger la loi relative à l'assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété.

Émeutes survenues à compter du 27 juin 2023 - Examen du rapport d'information

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous passons à l'examen du rapport d'information sur les émeutes survenues à compter du 27 juin 2023.

Vous vous en souvenez, notre commission a choisi dès le 12 juillet dernier de lancer une mission d'information, dotée des prérogatives d'une commission d'enquête, sur ces émeutes. Nous nous étions alors donné comme objectifs d'en analyser les causes et le déroulement, et d'en tirer les enseignements utiles en matière de rétablissement de l'ordre public et de réponse pénale.

Avec les collègues membres de la mission, nous avons entendu près de 80 personnes, réalisé trois déplacements et lancé une consultation d'un échantillon représentatif des communes touchées par les violences urbaines. Nous avons souhaité entendre l'ensemble des représentants de la police et de la justice, mais également des maires, des sociologues et des acteurs du monde culturel ou associatif afin de croiser les analyses et les regards portés sur ces événements.

Cela nous a permis de recueillir des informations et des témoignages afin d'affiner la première approche qui avait été donnée par le ministre de l'intérieur et par les médias dès juillet 2023. Ces éléments donnent à voir l'ampleur et la violence de ce qu'ont connu de si nombreux lieux du territoire.

Des travaux menés par la mission, il ressort que le décès du jeune Nahel Merzouk, le 27 juin 2023, a été l'élément déclencheur d'un mouvement qui, en définitive, n'avait que peu à voir avec cet évènement tragique.

Nous pouvons certes distinguer une première phase des émeutes - que l'on pourrait qualifier d'« émotionnelle » - concentrée dans les banlieues des grandes métropoles et directement liée à la mort du jeune Nahel, qui a présenté une charge politique importante. Toutefois, à compter du 30 juin 2023, s'opère un « basculement » des émeutes vers une phase « insurrectionnelle », marquée par une expansion des violences à l'ensemble du territoire national sous la forme d'une vague de destructions et de pillages sans précédent, mêlant comportements opportunistes et déchaînements aveugles de violence.

En quelques nuits d'affrontements, ces émeutes ont excédé, en termes de violence et de destruction, les trois semaines de violences urbaines qui avaient conduit à déclarer en octobre 2005 le régime de l'état d'urgence.

Les chiffres recueillis et analysés par la mission sont, en cela, éloquents.

Des actes de violences ont ainsi été recensés dans 672 communes, soit deux fois plus de communes qu'en 2005, et ont concerné près de quatre fois plus de départements.

L'estimation des dommages aux biens atteint le chiffre, colossal et en nette hausse par rapport à 2005, d'un milliard d'euros.

Surtout, les émeutes de 2023 ont donné lieu à près de sept fois plus de faits de dégradation de biens publics qu'en 2005. Parmi les bâtiments incendiés ou dégradés, figurent 273 bâtiments des forces de l'ordre, 105 mairies et 243 écoles.

Ces émeutes se sont également accompagnées d'une vague d'agressions et d'attaques directes contre les élus d'une ampleur inédite : 684 faits de violences à leur encontre ou à l'encontre de personnes chargées d'une mission de service public ont été recensés.

Enfin, nous pouvons évaluer à plus d'un millier le nombre de personnes blessées. Dans le détail, ce chiffre concerne 782 agents des forces de l'ordre et 3 sapeurs-pompiers, tandis que 2 décès sont directement imputables à ces violences.

À l'aune de ce constat, une question s'impose : comment en sommes-nous arrivés là ?

Écartons dès à présent une première hypothèse : ces évènements n'ont pas trouvé leur source dans une volonté d'action politique au niveau national. Les services de renseignement ont souligné l'absence de convergence entre la violence émeutière et des groupes militants d'ultragauche ou des mouvements séparatistes. Les émeutes ne sont donc pas le résultat d'entreprises de déstabilisation nationale contre les valeurs républicaines.

Pour autant, et de manière tout aussi inquiétante, plusieurs parties du territoire semblaient prêtes pour un affrontement avec les forces de l'ordre, comme en témoignent les importants stocks préconstitués de mortiers d'artifice ainsi que la coordination qui a pu être constatée et le modus operandi des participants. Les forces de sécurité intérieure ont ainsi fait face à des émeutiers démontrant un rapport décomplexé à la violence, ainsi qu'un degré d'organisation et de désinhibition déconcertant. Les services de renseignement ont souligné l'apparition de véritables techniques de « guérilla urbaine », impliquant des guet-apens et un usage massif et coordonné de mortiers d'artifice.

Derrière cette violence extrême et inadmissible à l'encontre de nos institutions, l'expression d'une colère et d'une défiance à l'égard de l'autorité ne doit pas être occultée. Selon l'analyse des chercheurs en sociologie et sciences politiques interrogés par la mission, cette réaction violente procèderait d'un sentiment de relégation sociale, tenant à un désancrage, subi ou entretenu, entre les émeutiers et le reste de la population. De fait, la présence d'un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) reste fortement corrélée à la survenue des émeutes en 2023, y compris dans les communes les moins peuplées.

Pourtant, au-delà de l'indignation suscitée par la mort de Nahel Merzouk, un certain nombre d'émeutiers se sont, semble-t-il, laissé entraîner dans cette entreprise de chaos par l'effet de groupe et par le biais des réseaux sociaux, qui conféraient aux violences une dimension ludique, compétitive, voire gratifiante. Plus influençables, les mineurs représenteraient un tiers des personnes interpellées au 4 juillet 2023 et, d'après les données disponibles, près de 60 % des personnes interpellées sont des primo-délinquants.

Plus généralement, selon les premières analyses, l'émeutier serait « un homme, de nationalité française, âgé de 23 ans en moyenne, célibataire, sans enfant, hébergé souvent par ses parents, ayant un diplôme de niveau secondaire, maximum baccalauréat, plutôt en activité ». Si les témoignages recueillis par la mission d'information semblent corroborer en partie ces constats, les données disponibles demeurent insuffisantes. En particulier, ne sont pris en compte, à ce stade, que les individus ayant été jugés dans les premières semaines suivant les émeutes. Subsiste donc une « partie immergée de l'iceberg » qui échappe encore à l'ensemble des acteurs : les interpellations et le travail judiciaire d'enquête se poursuivent et concernent désormais des délinquants plus aguerris.

Rappelons-le, le mot « émeute » trouve son origine dans le verbe « émouvoir ». Pour autant, devant cette coalition de groupes aux agendas divers - si tant est qu'ils en aient eu un -, devant la multiplicité des territoires touchés, les émeutes de l'été 2023 ne sauraient relever d'un seul mécanisme émotionnel et être, en cela, considérées comme un simple fait divers, fondé sur un alignement de causes univoques, ou encore comme un incident isolé qui ne se reproduira plus.

La nature et l'ampleur des violences et dégradations commises sur l'ensemble du territoire national démontrent ainsi la nécessité d'interroger les instruments dont dispose l'État pour assurer le rétablissement rapide de l'ordre public face à des violences urbaines, dans le respect des droits et libertés constitutionnellement garantis.

Une telle question se pose avec une acuité renouvelée tant le risque de nouveaux phénomènes - le cas échéant plus localisés - de violences ou d'émeutes urbaines pourrait, à l'avenir, se présenter très rapidement.

Si la réponse institutionnelle a été particulièrement forte lors des émeutes de juin et juillet 2023, elle doit néanmoins être perfectionnée à six principaux égards. En effet, nous avons constaté qu'aucune préparation en amont d'une réponse policière coordonnée et nationale spécifique au contexte émeutier n'avait été établie et que, pour la première fois, des forces d'intervention spécialisées ont été mobilisées sur des opérations éloignées de leur champ d'action traditionnel, sans véritable doctrine d'emploi préalablement établie.

En premier lieu, il apparaît indispensable de moderniser les moyens du rétablissement et du maintien de l'ordre public en contexte émeutier par cinq mesures.

La première mesure serait la construction d'un schéma national de rétablissement et de maintien de l'ordre en contexte émeutier, avec une stabilisation de la doctrine d'emploi des forces de sécurité intérieure, ainsi qu'un décloisonnement et un dézonage facilités de l'emploi de ces forces, y compris au niveau des chaînes de commandement.

La deuxième mesure serait l'entretien des capacités humaines au regard des besoins opérationnels spécifiques d'un contexte émeutier par des formations régulières aux tirs et à l'usage des armes, et des formations communes aux diverses forces afin de faciliter leur coopération.

La troisième mesure serait la modernisation et l'adaptation des matériels et équipements aux contextes émeutiers longs et protéiformes. Il semble nécessaire de renforcer les capacités de production des munitions et des armements de la filière industrielle, ainsi que d'augmenter les quotas de munitions des armes de force intermédiaire et des armes classiques. Ces évènements ont également démontré l'urgence du déploiement et de l'équipement systématique des caméras-piétons des forces de l'ordre. Leur cadre d'usage doit, en complément, évoluer afin de permettre l'enregistrement en continu des interventions ou leur déclenchement à distance par les postes de commandement lors de violences urbaines. Enfin, il faut encourager la modernisation des flottes de drones et des caméras de vidéosurveillance pour permettre leur utilisation nocturne, et proposer d'expérimenter l'équipement et l'utilisation de matériels de marquage codés en cas d'émeutes.

La quatrième mesure serait la sécurisation des bâtiments et armureries des forces de l'ordre par la conduite d'un audit des besoins immédiats en la matière et la constitution d'un stock de matériels mobiles permettant d'assurer cette sécurisation, y compris en cas d'assaut.

La cinquième mesure serait le renforcement des moyens du suivi et de la connaissance des phénomènes de violences urbaines, ainsi que la cartographie des « quartiers sensibles » par les services de renseignement tout autant que par le biais d'outils transdisciplinaires.

En deuxième lieu, l'utilisation détournée des mortiers d'artifice est un phénomène nouveau qu'il convient d'endiguer rapidement par un ensemble de mesures relativement fortes. Je rappelle que ces mortiers, lorsqu'ils sont utilisés à « tir tendu », sont extrêmement dangereux.

En s'inspirant du modèle espagnol, je propose d'interdire la vente en ligne et par voie postale des mortiers d'artifice, de façon à contraindre le passage physique chez un revendeur agréé mieux à même de repérer une transaction suspecte, avec obligation d'enregistrer et de tracer toute transaction qui conduirait à l'édiction d'une déclaration. Pourrait alors être délictualisé le non-respect de l'obligation de déclaration et de passage chez un revendeur pour créer un cadre de contrôle et d'interception uniforme pour les forces de sécurité intérieure.

Il m'apparaît également nécessaire, au niveau européen, de sanctionner les États membres qui adoptent des comportements susceptibles de caractériser des manquements à leur obligation de mettre en oeuvre la réglementation européenne en ce qu'ils homologuent des articles pyrotechniques en dépit de leur dangerosité et de leur technicité comme des articles de divertissement accessibles librement sur le marché européen. Le fait que tout le monde n'applique pas la même règle pose effectivement des difficultés.

En troisième lieu, notre réponse policière et pénale doit s'adapter à l'usage protéiforme et déterminant des réseaux sociaux par les émeutiers.

À cet égard, il m'apparaît pertinent de prévoir : un renforcement de la coopération et des échanges entre les réseaux sociaux et les services de l'État par la réunion régulière du groupe de contact permanent pour mieux anticiper la coordination entre acteurs en période de crise ; la création d'un cadre général de blocage de certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, sous de strictes conditions ; la facilitation de l'identification des délinquants par le biais des réseaux sociaux et supports numériques, notamment en permettant l'utilisation de traitements algorithmiques pour analyser des données en source ouverte ; la création d'un cadre pénal permettant de poursuivre les émeutiers mobilisant des supports numériques pour participer à des violences urbaines, singulièrement en portant à trois ans d'emprisonnement la peine encourue pour la participation à un groupement afin de rendre possible la réquisition des données de connexion.

En quatrième lieu, le rôle des polices municipales en cas d'émeutes doit être précisé. En effet, il est indispensable de renforcer la complémentarité opérationnelle entre les polices municipales et les forces de l'ordre en période d'émeutes, dans le respect des prérogatives, en modernisant les outils de coordination existants et en facilitant la constitution de patrouilles mixtes entre policiers municipaux et forces de sécurité intérieure.

Parallèlement, lorsque le maire est d'accord, l'action des polices municipales doit être facilitée en période d'émeutes. Pour ce faire, il m'apparaît utile d'aligner les prérogatives de police judiciaire confiées aux policiers municipaux sur celles des gardes-champêtres, en élargissant celles-ci à la saisie d'objets dangereux - mortiers d'artifices, armes par destination - afin de répondre aux nécessités du contexte émeutier.

Enfin, un renforcement de l'équipement en vidéoprotection de toutes les communes, y compris rurales ou de petite taille, est nécessaire. Il doit passer par le renforcement des moyens du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) et par une simplification des procédures de transmission des images.

En cinquième lieu, la place des élus locaux dans la gestion des émeutes doit être confortée et améliorée. Il importe d'assurer l'information systématique du maire sur les interventions organisées sur le territoire de la commune, en particulier celles qui sont lourdes ou ont un effet médiatique fort, et de permettre sa présence aux centres territoriaux de crise et aux réunions locales de sécurité.

En sixième - et dernier - lieu, nous devons améliorer le traitement judiciaire des émeutiers et mettre ainsi fin au sentiment d'impunité que peut procurer le fait d'opérer par groupe de plusieurs dizaines de personnes et par le biais de messageries en ligne privées ou de fonctionnalités offertes par les réseaux sociaux.

Pour ce faire, il nous faut adapter et renforcer la palette de mesures et de sanctions applicables aux mineurs impliqués dans des émeutes urbaines, y compris s'ils sont primo-délinquants : il semble nécessaire de permettre leur placement sous contrôle judiciaire, en centre éducatif fermé (Cef) et sous surveillance électronique mobile, et de faciliter la tenue d'audience unique sur la culpabilité et la sanction.

Il convient également d'adapter l'arsenal pénal aux comportements des émeutiers, en favorisant le développement des travaux d'intérêt général (TIG) en lien avec les collectivités, et d'adapter le contenu des stages de citoyenneté pour les mineurs ayant commis des dégradations volontaires de biens.

L'organisation du traitement judiciaire doit être perfectionnée en période d'émeutes, en particulier en équipant l'ensemble des tribunaux de moyens techniques pour visionner et écouter les données numériques et visuelles et en assouplissant le mécanisme de réquisition des agents de greffe pour garantir la mobilisation de l'ensemble de la chaîne pénale, y compris en cas de grève.

Enfin, de trop nombreuses communes nous ont fait part de difficultés assurantielles à la suite de ces émeutes. Une réflexion d'ensemble a été initiée par la commission des finances et le Gouvernement sur le modèle assurantiel des collectivités territoriales. Formulons le voeu que la question de la couverture assurantielle des collectivités en cas d'émeutes y trouve pleinement sa place, par exemple en s'inspirant du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles.

En conclusion, au-delà de nos propositions qui sont volontairement restreintes au champ de compétence de la commission des lois, je tiens à souligner que les évènements de l'été 2023 appellent des réponses de long terme dans d'autres champs de l'action publique. Je pense, en particulier, aux questions du rapport à l'autorité - que celle-ci soit incarnée par les parents, les enseignants, les élus locaux ou les forces de l'ordre - ou de la pertinence, dans leur forme actuelle, des politiques publiques de logement ou d'accompagnement en faveur des quartiers prioritaires. En résumé, il faut repenser l'ensemble ! Nous avons tout de même trouvé des collègues maires en larmes : alors qu'ils réalisent un travail considérable, certains ont vu, en une soirée, tous les équipements à caractère social de leur commune détruits...

Je forme donc le voeu que nos travaux puissent être complétés par d'autres études et propositions, afin qu'une réponse globale puisse être apportée à ces accès de violences dont rien ne permet d'affirmer qu'ils ne se reproduiront pas dans un proche avenir. Notre approche met effectivement l'accent sur la dimension régalienne, propre à notre commission, mais bien d'autres dimensions entrent en jeu et pourraient être traitées par d'autres commissions ou structures.

J'ajoute à cela que, pour ma part, je vois quelques similitudes entre ces émeutes et le mouvement des « gilets jaunes » dans la façon dont le phénomène s'est enclenché et développé. Il suffit d'un événement, ici dramatique, pour qu'un nombre conséquent de personnes se mobilisent et descendent dans la rue, avec, après un mouvement spontané dans les premiers jours, une contagion à tous les territoires sans plus forcément de lien avec l'événement initial.

Dans le cas des émeutes, on a effectivement constaté des réactions opportunistes, accompagnées d'une forme de compétition entre émeutiers et d'une coordination via les réseaux sociaux, avec pour conséquences des forces de l'ordre dans l'incapacité d'agir sur ces mêmes réseaux et des commissariats parfois en très grande difficulté.

C'est pourquoi, d'ailleurs, le rôle des polices municipales est à mon sens l'un des sujets les plus importants à traiter : certains territoires, en l'absence de polices municipales suffisamment bien équipées, ont connu des situations extrêmement dangereuses ; parfois seule une intervention du Raid ou du groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), alors même que ce n'est pas là leur doctrine d'emploi, a permis de calmer les choses.

Il faut donc poursuivre le travail. Ce rapport ne pouvait traiter le sujet de fond ; or, à défaut de le faire, nous connaîtrons à l'avenir d'autres difficultés de cette nature.

Mme Corinne Narassiguin. - Je salue le travail qui a été réalisé ; il était important de le faire pour mieux comprendre les émeutes survenues à partir du 27 juin dernier, à la fois sous l'angle des motivations, des éléments déclencheurs et des améliorations qui peuvent être apportées pour l'avenir. Au vu de l'étendue des auditions et déplacements réalisés, de leur variété, le groupe socialiste exprime un accord assez général sur les constations établies et l'essentiel des préconisations.

Je concentrerai donc mon propos sur un certain nombre de nuances et de points que nous aurions souhaité voir aborder plus précisément.

Il ressort des auditions que les personnes arrêtées lors des émeutes n'avaient pas de revendications identifiées en lien avec la mort de Nahel Merzouk. Pour autant, on ne peut pas nier la relation détériorée entre une partie de notre population et la police : lors de son audition, le docteur en science politique Sébastien Roché a identifié un déclencheur direct - le choc moral de la mort de ce jeune - et un déclencheur indirect - la multiplication des petits incidents et frustrations qui diminuent la confiance dans la police et créent un fort sentiment d'injustice. Cela se passe souvent lors des contrôles d'identité, qui font partie du quotidien des jeunes dans de nombreux quartiers et donnent lieu à de la brutalité, des tutoiements, des contrôles sans raison valable, etc. Une partie de la solution tient donc, aussi, dans les pratiques des forces de l'ordre, sujet sur lequel la Défenseure des droits a émis plusieurs recommandations d'ordre réglementaire et législatif. Nous regrettons qu'il n'y ait rien dans le rapport sur ce sujet.

Je voudrais également nuancer le terme « opportunisme » employé dans le rapport. Certes, des pillages ont été organisés de manière opportuniste, probablement par des réseaux délinquants capables d'organiser la revente - les enquêtes en cours permettront de le déterminer de manière certaine. Mais on a aussi assisté à des vols de produits de première nécessité, ce qui fait ressortir la question d'un pouvoir d'achat très diminué en pleine période d'inflation. Il ne faut pas non plus négliger cette dimension.

Il faut effectivement rendre automatique l'enregistrement de toutes les interventions par des caméras-piétons. L'effet viral de la vidéo du contrôle routier a aussi été lié à une mauvaise maîtrise de la communication. Dans ce type de situations, il est crucial, pour la crédibilité des forces de l'ordre, que la communication officielle soit immédiate et aussi transparente que possible, avec un déclenchement rapide des enquêtes, y compris en interne.

S'agissant des propositions sur la police municipale, des coordinations sont effectivement nécessaires en amont, mais il faudra toujours respecter le choix du maire. Celui-ci doit pouvoir décider à quel niveau et par quels moyens sa police municipale intervient, voire si elle n'intervient pas du tout.

Nous ne sommes pas à l'aise avec la proposition de porter à trois ans d'emprisonnement la peine prévue pour la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations. J'en comprends la logique - permettre la réquisition de données de connexion -, mais une telle durée peut sembler disproportionnée par rapport à l'acte commis. Rappelons également que le prononcé de la peine doit être laissé à l'appréciation du juge.

Je salue la volonté de privilégier le recours à des peines alternatives. Les sanctions doivent aussi être individualisées et accompagnées, pour une plus grande efficacité. Je suis opposée aux mesures de sûreté pour les jeunes primo-délinquants. Dans certains cas, ce peut être nécessaire, mais - je vous renvoie aux propos de Muriel Eglin, vice-présidente du tribunal pour enfants de Bobigny - pour d'autres cas, la détention ne peut pas être la réponse.

Si l'absence de revendication politique articulée est un fait indéniable, elle constitue en soi, conjointement à la force de la colère exprimée, un message politique, et celui-ci est encore plus inquiétant. Les jeunes concernés n'estiment même plus nécessaire de revendiquer quoi que ce soit d'un système institutionnel et économique dont ils se sentent complètement exclus.

Je vous rejoins sur le fait que d'autres commissions doivent s'emparer du sujet, même si, j'y insiste, des propositions relevant de notre commission, par exemple des mesures favorisant le rétablissement des liens de confiance entre la police et la population, auraient pu être incluses dans le rapport. Il faudra continuer de travailler à la compréhension de ces événements, en évaluant mieux les conséquences à long terme, notamment au regard du traumatisme subi par les élus - vous avez évoqué les maires -, mais aussi par les commerçants et, plus largement, les acteurs de proximité dans ces quartiers.

Il faut donc espérer que ce rapport ne soit que le début d'un travail qui sera repris par d'autres.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Cela ne vous étonnera pas, mes chers collègues, je ne partage pas tout à fait l'analyse de Corinne Narassiguin. Nous avançons des propositions tout à fait intéressantes dans ce rapport, qui, cela a été rappelé, s'inscrit dans le cadre des travaux de la commission des lois. Il est effectivement essentiel d'aller plus loin au travers de démarches qui seraient engagées par d'autres commissions, en particulier sur l'analyse sociologique.

À cet égard, notons que tous les sociologues ne dressent pas les mêmes constats. Nous en avons entendu nous expliquer que certains jeunes n'avaient jamais connu d'interdits, de limites et de lois ; dès lors, il ne fallait pas s'étonner de les voir tout casser et tout piller sans se poser de questions.

En tant qu'élus, nous savons à quel point la situation a été compliquée. N'oublions pas non plus les habitants, dont certains ont été lourdement victimes. Globalement, le pillage et la casse des commerces posent question : certains commerçants, épuisés, n'ont même pas rouvert. Il faut donc aussi responsabiliser et, à ce titre, on ne peut pas faire l'économie du rôle des parents ; il me semble même anormal de les extraire du cadre des événements que nous avons vécus.

J'estime qu'à un moment il faudra évoquer la question du rapport à l'autorité, car un jeune ne respectant pas l'autorité ne respectera pas la police. Or, il faudra l'expliquer à ces jeunes, celle-ci est là pour protéger tout le monde, y compris eux-mêmes. Quand il y a des contrôles - cela nous arrive à tous de nous faire contrôler -, on respecte la loi et on ne caillasse pas tout !

Mme Nathalie Delattre. - Je voudrais saluer le travail réalisé : la liste des propositions est dense et le rapport sera très fourni. Effectivement, il s'agit bien d'un rapport de la commission des lois, qu'il sera absolument nécessaire de compléter. On pourrait notamment s'interroger sur les dispositifs de la politique de la ville, existants depuis des années, ou encore sur les thématiques d'éducation ou de responsabilité parentale.

J'ai trois remarques à formuler.

Dans les propositions, le corps spécialisé des compagnies républicaines de sécurité (CRS) n'est jamais cité. Le décloisonnement et le dézonage sont moins évidents pour eux. C'est donc bien la doctrine d'engagement qu'il faut revoir à ce niveau, et non simplement la chaîne de commandement. Il aurait été intéressant de pouvoir le spécifier.

Il serait également intéressant d'indiquer dans le rapport que nous nous emploierons à défendre la ligne budgétaire du FIPD lors de l'examen du projet de loi de finances (PLF). Nous voyons effectivement la demande augmenter dans les villes pour l'installation de caméras de surveillance, et l'on sait l'importance que cela pourrait avoir, dans le contexte que nous traitons ici ou plus largement.

Enfin, s'agissant de la reconstruction, on fait appel à la seule couverture assurantielle. Sans évoquer un recours au fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA), qui ne met pas tout le monde d'accord, nous pourrions envisager un fonds d'urgence exceptionnel et la compensation de la fermeture des services publics.

Mme Marie Mercier. - Merci pour cet excellent travail. Nous essayons de trouver comment faire à l'avenir, mais peut-être faut-il comprendre pourquoi tout cela est arrivé... Je vous rejoins sur la comparaison avec le mouvement des « gilets jaunes ». Toutefois, alors que des « gilets jaunes », il y en avait partout, nous constatons que certaines communes ont connu des émeutes et d'autres non, pour des populations très ressemblantes. D'où la nécessité d'une analyse sociologique plus fine.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Quand nous les avons auditionnés, les représentants de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et les sociologues nous ont donné l'explication : en croisant les cartes, on voit vite que les émeutes ont concerné des secteurs dont les habitants perçoivent de faibles revenus, avec des difficultés financières et d'emploi, et ce indépendamment du caractère urbain ou rural de la zone. Ainsi, 53 % des communes touchées sont des communes de moins de 20 000 habitants. C'est également très parlant. Par ailleurs, comme l'a justement indiqué Corinne Narassiguin, à l'opportunisme du début, qui a conduit des personnes à aller se servir dans des magasins vendant des produits plutôt luxueux, on est ensuite passé au tout-venant de la vie quotidienne.

Mme Catherine Di Folco. - Une des propositions du rapport vise à interdire la vente en ligne ou par voie postale de mortiers d'artifice. Quid des individus qui traversent les frontières pour faire le ravitaillement ?

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Effectivement, on a vu des ravitaillements par véhicule, mais cela vient beaucoup par le biais de la vente en ligne.

M. Guy Benarroche. - Merci pour le travail effectué, qui est très documenté et argumenté.

Pour moi, il n'est pas question d'un moindre respect de l'autorité. Ce qui me semble primer chez les émeutiers, c'est un sentiment de déclassement, de mise à l'écart de la société, pour des éléments souvent liés à la consommation. Sans faire de lien entre les deux - il n'y en a pas -, j'observe que c'est ce même sentiment que l'on retrouve dans le lumpenprolétariat du narcotrafic. Il y a partout des images de consommation à outrance et d'argent facile, amplifiées par les réseaux sociaux. Ceux-ci, en plus de favoriser l'organisation des émeutes, véhiculent une réalité déformée et renforcent ce sentiment de déclassement.

Je suis d'accord avec la plupart des préconisations avancées, mais je rejoins les propos de ma collègue Corinne Narassiguin sur la vision de la police : certains citoyens ne s'estiment pas représentés par la police, et je le déplore. Il faut restaurer la confiance. Dans la réalité, tout le monde n'est pas contrôlé de la même manière : certains ne le sont pas, d'autres le sont toujours et ils le perçoivent.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous évoquons très clairement la question des relations avec la police dans le rapport, tout comme le rôle des parents, dont certains - précisons-le - sont descendus dans la rue pour récupérer leurs enfants.

S'agissant des peines encourues, l'idée est de donner au juge la palette la plus large pour que celui-ci puisse adapter la sanction au cas particulier sur lequel il doit statuer.

Par ailleurs, l'inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie d'une quarantaine de dossiers, pour lesquels nous n'avons pas tous les résultats.

Enfin, vous avez entendu comme moi que le garde des sceaux et le ministre de l'intérieur voulaient travailler sur une évolution de la police municipale : j'appelle à la plus grande prudence sur le sujet, car l'objectif ne doit pas être que la police municipale supplée la police nationale. On peut entendre que, ponctuellement, elle puisse collaborer au regard d'un besoin particulier, mais cela ne peut être permanent.

Pour clore la discussion, je vous redonne les principaux éléments chiffrés contenus dans le rapport. Le nombre de communes concernées atteint 672 communes dans 95 départements, dont 300 communes réparties sur 65 départements ont connu des tirs de mortiers. Par ailleurs, 53 % des communes concernées sont des communes de moins de 20 000 habitants. En volume, on estime le nombre d'émeutiers à 50 000 pour 45 000 membres des forces de l'ordre mobilisés. Il y a eu 4 282 personnes placées en garde à vue entre le 27 juin et le 10 juillet 2023 ; 2 personnes décédées et plus de 1 000 blessés, dont 782 parmi les agents des forces de l'ordre et 3 parmi les sapeurs-pompiers ; près de 2 000 atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publiques et 684 faits de violences à l'encontre d'élus ou de personnes chargées de missions de service public ; 2 508 bâtiments incendiés ou dégradés, dont 273 bâtiments des forces de l'ordre, 105 mairies et 243 bâtiments scolaires ; 12 031 véhicules incendiés, plus d'un millier de commerces vandalisés ou pillés, dont 436 débits de tabac et 370 agences bancaires ; près de 1 milliard d'euros de dommages aux biens, dont 27 % du montant est supporté par les collectivités territoriales. L'Île-de-France est la première région touchée, avec 38,9 % des sinistres déclarés et 42,5 % du coût total.

Mme Catherine Di Folco. - Votre liste à la Prévert éveille en moi le souvenir de la loi du 25 juillet 2023 relative à l'accélération de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023 dont j'ai été rapporteur. Nous avons fait un travail en extrême urgence pour permettre aux communes de reconstruire rapidement, notamment les écoles. Je ne suis pas certaine que cela ait servi...

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Effectivement, nous le mentionnons dans le rapport : on nous a fait voter dans des délais extrêmement contraints un texte qui ne s'est appliqué que trois mois plus tard et dont seulement 12 communes, parmi celles que la mission d'information a consultées, ont pu bénéficier.

Les recommandations sont adoptées.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Je vous propose par ailleurs d'intituler le rapport : « Émeutes de juin 2023 : comprendre, évaluer, réagir. »

Le titre du rapport est adopté.

La mission d'information adopte le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 15 h 00.

Mercredi 10 avril 2024

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

Commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels - Désignation des candidats

La commission soumet au Sénat la nomination de M. François-Noël Buffet, Mme Muriel Jourda, Mme Elsa Schalck, M. Paul Toussaint Parigi, M. Jérôme Durain, Mme Marie-Pierre de la Gontrie, Mme Patricia Schillinger comme membres titulaires, et de Mme Françoise Dumont, Mme Catherine Di Folco, M. Philippe Bonnecarrère, M. Pierre-Alain Roiron, M. Ian Brossat, M. Alain Marc et M. Guy Bennaroche comme membres suppléants de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à prévenir les ingérences étrangères en France - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Agnès Canayer rapporteur sur la proposition de loi n° 479 (2023-2024) visant à prévenir les ingérences étrangères en France.

Rapport d'activité du Défenseur des droits pour 2023 - Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits

M. François-Noël Buffet, président. - Nous recevons ce matin Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, pour la présentation de son rapport d'activité pour l'année 2023.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. - Je remercie la commission des lois du Sénat de m'accueillir aujourd'hui. Je suis venue accompagnée de mes deux adjointes, Mme George Pau-Langevin, chargée de la lutte contre les discriminations, et Mme Céline Roux, chargée de la déontologie dans le domaine de la sécurité, ainsi que de la secrétaire générale de l'institution, Mme Mireille Le Corre.

Je suis heureuse de présenter mon rapport annuel au Sénat, que la loi organique du 29 mars 2011 m'oblige aussi à communiquer à l'Assemblée nationale et au Président de la République. C'est un moment important, car, au-delà des missions de notre institution, ce rapport dit quelque chose des difficultés d'accès aux droits dans notre société. À cet égard, nous jouons un rôle d'observatoire utile.

La loi organique assigne au Défenseur des droits deux missions : traiter les réclamations qu'il reçoit dans son domaine de compétences et promouvoir les droits et les libertés. Mes compétences incluent la lutte contre les discriminations et la protection des droits des enfants, mais aussi le respect des droits des usagers des services publics, domaine qui représente à lui seul 80 % des réclamations.

Le Défenseur des droits est également l'organe externe du contrôle de la déontologie des forces de sécurité. Du reste, il assure depuis 2016 la protection et l'orientation des lanceurs d'alerte.

La promotion des droits et libertés constitue un volet essentiel de notre mission. Le législateur a bien pensé les choses dès le début : le Défenseur des droits n'a pas pour seul rôle de résoudre des cas individuels, il dit aussi au Parlement ce qu'il faudrait faire pour que les droits soient mieux respectés. Ainsi, il propose des réformes, rend des avis et produit des rapports.

Pour remplir ses missions, le Défenseur des droits s'appuie sur 250 agents qui travaillent en grande majorité au siège de l'institution ; une vingtaine d'entre eux sont déployés en région. Nous avons la particularité de disposer de 600 délégués territoriaux qui accueillent les réclamants dans plus de 1 100 lieux de permanence, en France métropolitaine comme en outre-mer.

Chaque année, nous recevons aussi plus d'une centaine de jeunes ambassadeurs des droits qui, dans le cadre du service civique, se rendent dans les écoles, les collèges et les lycées pour y parler des droits et de la lutte contre les discriminations.

En 2023, 138 000 réclamations ont été reçues, contre 100 000 en 2020. Cette progression constante de 10 % par an témoigne des difficultés d'accès aux droits et de l'éloignement des services publics. L'indépendance de ma fonction me permet de formuler des recommandations, d'obtenir des avancées et de faire émerger un certain nombre de sujets dans le débat public.

Tout d'abord, je m'exprimerai sur la fragilisation de l'État de droit. Ensuite, je décrirai le fossé qui se creuse entre les usagers et les services publics - j'insiste sur ce problème, qui subit une forme d'aggravation. Enfin, je rappellerai le rôle du Défenseur des droits qui, dans un tel contexte, se révèle de plus en plus utile.

L'année 2023 s'est caractérisée par une fragilisation des droits particulière. Nous constatons même une forme de banalisation des atteintes aux droits. Ces phénomènes ne doivent pas être pris à la légère, car ils contribuent à affaiblir l'État de droit.

Cette érosion peut prendre plusieurs formes. Elle se manifeste d'abord par des atteintes très concrètes aux droits fondamentaux des personnes, notamment des plus vulnérables : le revenu de solidarité active (RSA) a été davantage conditionné et les expulsions de logements ont été facilitées. J'ai largement détaillé ces risques dans des avis rendus au Parlement qui ont été publiés en 2023.

Je vous le rappelle, notre mission consiste à examiner les cas concrets de difficultés et leurs conséquences.

L'érosion de l'État de droit se traduit aussi par une inexécution de plus en plus importante des décisions de justice, qu'elles émanent des juridictions nationales ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). On l'a vu à Mayotte avec le rattachement arbitraire d'enfants à des individus avec lesquels ils n'ont aucun lien familial pour les placer en rétention administrative et les éloigner du territoire, malgré un arrêt de la CEDH et des décisions du comité des ministres du Conseil de l'Europe.

Dois-je rappeler que notre État de droit est notamment garanti par la possibilité constante d'un contrôle juridictionnel des décisions publiques ? Dans un État de droit, la puissance publique est soumise au droit et les forces de sécurité veillent à ce que le droit soit respecté - c'est le fondement même de leur travail et de leur légitimité. Ce rappel est d'autant plus important que nous avons connu des révoltes urbaines en 2023.

Les attaques que subissent ceux qui défendent les droits et les libertés sont un autre facteur de fragilisation. Je pense notamment aux menaces contre les associations. La démocratie repose sur la liberté d'association, à l'instar de la liberté de communication, de réunion et de manifestation. Elle permet l'expression, dans l'espace public, de la pluralité des opinions et des intérêts collectifs. La liberté d'association oblige ainsi l'État à n'interférer ni dans la création des associations ni dans leur vie quotidienne.

Je déplore l'existence de pratiques d'intimidation des forces de l'ordre à l'encontre des associations de défense des plus précaires qui sont présentes sur le terrain lors d'opérations d'expulsion des campements d'exilés, mais aussi à l'encontre des associations de défense de l'environnement. Les menaces se traduisent parfois par la suspension des subventions accordées par l'État.

Mis bout à bout, ces éléments dessinent la fragilisation d'un édifice, celui de l'État de droit. Une relativisation des droits et du juge et une limitation des libertés qui fondent la démocratie sont avérées, d'autant que les atteintes observées s'accompagnent souvent d'un discours qui les banalise et les justifie. Les droits sont présentés comme des obstacles plutôt qu'un horizon ; ils sont mis en concurrence avec d'autres priorités, parfois au nom de la recherche d'une forme d'efficacité.

Aujourd'hui, nous entendons des discours ouvertement hostiles à l'État de droit. En témoigne la récente séquence sur la loi relative à l'immigration et l'instrumentalisation assumée du Conseil constitutionnel, à qui on a demandé de censurer des dispositions adoptées malgré leur inconstitutionnalité manifeste.

Ce genre de pratique instaure une opposition délétère dans notre démocratie entre des institutions élues et les contre-pouvoirs chargés de les contrôler. Les droits fondamentaux sont de plus en plus opposés à tort à la démocratie et à la volonté générale, qui seraient muselées par le respect de normes considérées comme illégitimes. Les juridictions sont exposées à la critique, les droits sont fragilisés, comme les institutions chargées de les faire respecter.

Cette fragilisation n'est pas nouvelle : elle s'inscrit dans une tendance de fond. Toutefois, je considère que nous faisons face à une accélération qui pose la question de la santé de notre démocratie. Les droits sont fragilisés, menacés et parfois réduits à un corollaire des devoirs. Sont visés les droits sociaux, mais aussi les libertés d'expression, de réunion, de manifestation et d'association. Ne nous habituons pas à ce glissement, dans un moment de bascule historique qui voit la pauvreté augmenter en France.

Cette fragilisation des droits nous concerne tous ; elle a des répercussions très concrètes sur la vie de chacun, ce dont témoignent les réclamations que nous recevons. Elle commence par toucher les plus précaires, mais elle peut très bien affecter l'ensemble de la société.

J'en viens au recul des services publics, qui est la traduction concrète de la fragilisation que je viens de décrire. Pour reprendre le terme employé par le Conseil d'État, un « fossé » s'est creusé entre les usagers et le service public.

Je le redis à chaque fois, je ne mets nullement en cause les agents des services publics, qui cherchent à accomplir au mieux leur mission. Au contraire, je déplore leur effacement du fait d'une dématérialisation excessive. Les services publics incarnent le droit et l'accès au droit. Ils ont pour mission de le rendre très concret et accessible. Or nous constatons de manière persistante la déshumanisation des services publics.

Les services publics représentent environ 80 % de nos réclamations. En raison de son caractère excessif, la dématérialisation des procédures administratives a des effets délétères que nous dénonçons depuis plusieurs années.

Vous allez me dire que je répète toujours les mêmes constats. J'aimerais vous faire part d'améliorations et vous dire qu'il y a moins d'usagers en difficulté, que le nombre de saisines diminue. Mais c'est tout l'inverse qui se produit : nous constatons bien une augmentation des réclamations.

Nous avons mené une étude avec l'Institut national de la consommation (INC) sur l'évaluation des réponses apportées aux usagers par les plateformes téléphoniques de quatre services publics, à savoir l'assurance maladie, l'assurance retraite, Pôle emploi - devenu France Travail - et la caisse d'allocations familiales (CAF). Les résultats sont assez impressionnants : sur 1 500 appels passés, 40 % n'ont pas abouti et 40 % de réponses ont été jugées insatisfaisantes, quand elles ne sont pas des erreurs. Une personne qui expliquait ne pas avoir accès à internet a pourtant été renvoyée ver le site en ligne du service public concerné pour obtenir plus d'informations.

Nous disons souvent des personnes qu'elles sont éloignées du droit. Je crois surtout que c'est le service public qui s'est éloigné d'elles - notamment des plus vulnérables et des plus pauvres -, faisant peser sur elles une charge administrative, matérielle et mentale très lourde. La dématérialisation ne peut pas être considérée comme un progrès si elle exclut et déshumanise le service public. Alors que 28 % de la population rencontre des difficultés face aux démarches administratives, une étude du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc) révèle qu'un tiers de la population est éloignée du numérique. Dans ce contexte, c'est le service public qui doit s'adapter à l'usager, et non l'inverse.

Les effets du recul du service public sont très concrets et s'observent dans tous les territoires - vous en êtes probablement témoins, mesdames, messieurs les sénateurs. Je tiens tout d'abord à évoquer la situation des outre-mer. Cette année, nous avons rendu un rapport sur l'accès aux services publics aux Antilles. En Martinique, les travailleurs âgés mettent souvent plus d'un an - et parfois plus de deux - à liquider leur retraite. En attendant, ils sont privés de revenus. Aussi, nous avons recommandé à la branche vieillesse de l'assurance maladie de fournir un appui exceptionnel à la caisse locale, ce qui a été acté cette année. Mais tous les problèmes ne sont pas résolus, loin de là.

En Guadeloupe, l'accès à l'eau est très aléatoire - les factures aussi. Nous avons donc recommandé un abandon de créances sur les factures anciennes, ce qui a été suivi par l'une des intercommunalités.

Aux Antilles, en raison des problèmes de transport scolaire et des fermetures de classes, jusqu'à 20 % des heures de cours ne sont pas assurées. À l'école primaire, les enfants perdent ainsi l'équivalent d'une année scolaire. À Mayotte, ce sont des milliers d'enfants qui ne sont pas scolarisés, sans compter les atteintes aux droits liées aux difficultés des services publics sur place.

Les atteintes aux droits des usagers se produisent aussi en métropole. Prenons le cas des subventions liées à la rénovation énergétique des bâtiments, sujet éminemment sensible en milieu rural ou périurbain lorsqu'on connaît le coût de l'énergie aujourd'hui. En 2023, nous avons connu une forte croissance des saisines relatives au dispositif MaPrimeRénov' de la part d'usagers qui ne parvenaient pas à faire aboutir leur démarche et qui avaient parfois dû engager des frais très importants pour remplacer leur chaudière en urgence. J'ai eu l'occasion de détailler ce sujet devant la commission d'enquête sénatoriale sur l'efficacité des politiques publiques en matière de rénovation énergétique, en avril dernier.

D'autres atteintes surviennent en milieu urbain, en particulier dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Parmi les 27 000 élèves qui n'étaient toujours pas affectés à la rentrée dernière dans un lycée de l'hexagone, combien résidaient en QPV et combien habitaient dans des centres-villes plus favorisés ? Ce sont bien des élus de banlieue qui ont sonné l'alerte sur cette situation.

Le problème se pose chaque année. Il devient habituel, presque normal : nous ne pouvons pas l'accepter ! L'action du Défenseur des droits a été utile en ce qu'elle a permis un certain nombre de progrès. En application d'une note de service récente, tous les élèves devront recevoir une proposition d'affectation avant la fin du mois de juillet. Reste que nos recommandations n'ont pas encore été toutes prises en compte, notamment en ce qui concerne les moyens nécessaires pour accueillir tous les élèves.

Dans de telles conditions, comment l'enfant peut-il ne pas se sentir rejeté et écarté de son droit fondamental à l'éducation ? Ces atteintes contribuent de façon très concrète à enraciner chez les adolescents des quartiers défavorisés le sentiment que leur pays ne veut pas d'eux, qu'ils n'y ont pas leur place, pas plus qu'un avenir. C'est profondément destructeur. Voilà pourquoi je demande à la ministre de l'éducation nationale que cela ne se reproduise plus. Nous serons très attentifs aux résultats obtenus à la rentrée 2024.

L'attention portée aux habitants des banlieues se traduit notamment par l'événement « Place aux droits », que nous avons organisé à Trappes en 2023. Il s'agit de faire sortir l'institution de ses murs. Ainsi, nos juristes et nos délégués sont allés à la rencontre des habitants sur la place du marché. Je précise que nous avons choisi la ville de Trappes bien avant la survenance des révoltes urbaines - il ne faut pas attendre que ça brûle pour s'engager au service des habitants.

Les habitants de Trappes nous ont fait part de difficultés d'accès aux droits, de discriminations, de brimades, de tensions avec l'ensemble des institutions, y compris dans leurs relations avec la police.

Il serait simpliste de faire peser sur la seule police les raisons de la révolte urbaine. Mais c'est bien l'action d'un policier qui en a été le déclencheur. Cela nous oblige à réfléchir collectivement à la part de responsabilité de la police, à la place qu'elle occupe dans notre société et dans la préservation des droits et libertés. Nous avons d'ailleurs eu l'occasion d'en discuter dans le cadre de la mission d'information que vous menez sur les événements de l'été dernier. Nous devons veiller au respect systématique des droits de tous nos concitoyens, où qu'ils habitent.

La désertification médicale, la situation critique de l'hôpital public et le renoncement aux soins, notamment chez les personnes les plus précaires, sont un autre problème.

La présence scolaire des enfants en situation de handicap diminue. Elle est parfois empêchée, faute d'accompagnement humain, en classe ou à la cantine. J'ai présenté nos propositions sur ce sujet l'année dernière lors de mon audition par M. Vial dans le cadre de la mission d'information sur les modalités de gestion des assistants d'élèves en situation de handicap (AESH).

Depuis, une proposition de loi visant la prise en charge par l'État de l'accompagnement humain des élèves en situation de handicap sur le temps méridien a été déposée et est désormais en cours d'examen. J'y ai émis un avis favorable la semaine dernière, tout en précisant qu'il fallait aussi penser aux autres temps périscolaires, c'est-à-dire avant et après l'école.

Nous constatons bien des atteintes aux droits et au principe d'égal accès de tous les enfants à l'instruction, pourtant garanti par notre Constitution.

Vous l'avez compris, notre travail consiste à révéler les failles et les atteintes aux droits en vue de les combattre.

Les obstacles au droit sont criants pour les personnes étrangères, qui sont aussi des usagers des services publics. Le droit des étrangers est, pour la deuxième année, le premier motif de saisine du Défenseur des droits - il représente plus d'un quart des réclamations. Sont ainsi dénoncés l'impossibilité de prendre rendez-vous en préfecture et des délais d'instruction excessifs pour le simple renouvellement des titres. Des milliers d'étrangers se retrouvent en situation irrégulière du fait de cette défaillance : ils subissent ruptures de droits, pertes d'emploi et pertes de logement.

Dans ce cadre, la majorité des réclamations concernent des renouvellements de titres de séjour de personnes qui obtiendront de façon certaine leur droit de résidence. L'irrégularité du séjour et la perte d'emploi sont uniquement causées par les délais de traitement.

Une telle situation maintient les étrangers régulièrement établis sur notre territoire, parfois depuis très longtemps, dans une forme d'insécurité administrative permanente. Ces étrangers ne sont pas un groupe isolé du reste de la population française : ce sont des étudiants, des travailleurs, des soignants, qui font société avec les ressortissants français, et il s'agit en majorité de femmes.

Remettre en cause aussi profondément leurs droits menace la cohésion sociale dans son ensemble et l'intégration des étrangers dans notre République. C'est un dysfonctionnement structurel auquel notre institution ne peut pas répondre seule, compte tenu des moyens dont elle dispose. Elle n'en a surtout pas la vocation : nous ne pouvons pas nous substituer au service public.

Sans réaction, le Défenseur des droits risque l'embolie. Il ne sera ainsi plus en mesure de répondre aux personnes qui s'adressent à lui.

Au problème du droit des étrangers, la loi relative à l'immigration n'apporte aucune réponse, préférant fragiliser cette population plutôt que de lui donner les moyens d'accéder à ses droits. J'ai eu l'occasion de détailler notre proposition sur ce texte lorsque les rapporteurs de votre commission m'ont entendue en février 2023. J'ai également rendu plusieurs avis au Parlement au moment des débats.

Si le traitement réservé aux étrangers est révélateur de l'état des droits dans notre pays, il témoigne plus généralement d'un mouvement de fragilisation des services publics et des droits, qui dépasse la seule question de l'immigration. Ces obstacles mettent en avant le rôle essentiel des services publics et les conséquences de leur défaillance. Or l'exercice des droits et l'égalité des droits passent nécessairement par l'accès aux services publics.

Dans ce contexte - et j'en viens à mon troisième point -, le Défenseur des droits apparaît toujours plus indispensable pour régler des situations et faire émerger des questions d'intérêt général dans le débat public. Le service au public est une relation que le Défenseur des droits contribue à rétablir.

Forte de son indépendance, notre institution participe à résoudre des problèmes rencontrés avec l'école, la CAF, les impôts, l'assurance maladie et France Travail. En cela, elle s'adresse à tous : chacun d'entre nous peut, à différents moments de sa vie, se retrouver dans une situation d'incompréhension avec l'administration.

Voici quelques exemples concrets de notre action : nous veillons à ce que le bus scolaire s'arrête devant le domicile de trois enfants scolarisés dans un territoire rural, nous permettons aux personnes porteuses de maladies chroniques de devenir militaires, nous évitons que les jeunes footballeuses soient discriminées par rapport aux jeunes footballeurs.

Les situations diverses dont notre rapport fait état ne sont qu'un petit aperçu des multiples succès de notre activité. Ils sont peu visibles, mais nécessaires. J'insiste, le Défenseur des droits est un recours pour tous. En rétablissant les personnes dans leurs droits, nous créons et recréons de la cohésion sociale.

Je vous rappelle que nous sommes joignables gratuitement par courrier, par mail et par téléphone partout en France grâce à nos 600 délégués territoriaux présents dans les préfectures et les maisons de la justice et du droit. Nous continuons d'ailleurs à créer de nouvelles permanences dans les locaux d'associations caritatives, les centres sociaux, les espaces France Services, les tiers lieux des missions locales et les universités.

L'objectif que nous nous fixons est d'être toujours plus accessibles afin de garantir à chacun le respect de ses droits. Dans leurs permanences, nos délégués comblent un manque dont souffrent une part grandissante de nos services publics : la présence de guichets, qui permettent un accueil physique et une écoute des usagers.

Nous faisons également en sorte d'être joignables par téléphone via notre plateforme téléphonique généraliste, mais aussi au 3928 pour les victimes de discriminations et au 3141 pour les personnes détenues, numéro que nous avons rendu gratuit cette année.

Par ailleurs, le Défenseur des droits protège et oriente les lanceurs d'alerte, dont les sollicitations sont toujours plus nombreuses. Nous leur avons consacré un guide cette année, qui rencontre un grand succès sur notre site internet.

La présentation de ce rapport annuel est essentielle pour rappeler que le Défenseur des droits, en tant qu'autorité indépendante, est un recours dans de nombreuses situations. C'est aussi l'occasion de faire émerger des questions d'intérêt général dans le débat public, grâce aux saisines que nous recevons et aux études que nous réalisons. Nous contribuons ainsi à améliorer le droit, notamment en rendant des avis au Parlement, comme la loi organique nous y autorise.

Nous avons consacré deux rapports au droit des personnes accueillies dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), le dernier ayant été rendu en janvier 2023. Le bilan reste extrêmement préoccupant. La prise de conscience tardive des pouvoirs publics doit maintenant déboucher sur une politique nationale ambitieuse.

Par ailleurs, nous avons participé à l'établissement des faits et à l'analyse déontologique des conditions du décès d'Adama Traoré. Nous avons aussi contribué à la suspension par le juge des référés de l'arrêté qui interdisait des distributions alimentaires dans un secteur parisien, restreignant l'accès à une offre alimentaire de première nécessité de centaines de personnes en situation de précarité.

Nos études nous permettent aussi de renseigner le public sur les discriminations subies par les personnes d'origine asiatique, qui demeurent souvent invisibles.

Notre travail permet également de prendre conscience des discriminations dont sont victimes les personnes en situation de pauvreté : nous constatons par exemple qu'il leur est plus difficile d'obtenir un logement social. Nous avons aussi étudié les discriminations qui peuvent survenir sur des plateformes en ligne, telles que Leboncoin ou BlaBlaCar.

Le Défenseur des droits a également permis de faire progresser la lutte contre les contrôles d'identité discriminatoires. En 2017, nous avons publié un rapport révélant que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont vingt fois plus de chances d'être contrôlés. Le Conseil d'État est, lui aussi, allé dans le sens d'une reconnaissance de ce type de discriminations. Il nous avait d'ailleurs demandé de faire des observations en vue de sa décision.

En outre, j'ai demandé à la Cour des comptes d'estimer le nombre de contrôles d'identité, leur efficacité et leur impact sur les relations entre la police et la population. Elle l'a ainsi évalué à 47 millions pour l'année 2021. Ce nombre, qui n'avait jamais été documenté à un tel niveau, n'est pas contesté par les forces de sécurité.

De manière générale, je crains une forme d'accoutumance aux atteintes aux droits et aux discriminations. Je redoute aussi qu'on n'attache une moindre importance aux études et à la réalité du débat public. Je suis convaincue que la connaissance nous permet de préserver les droits et les libertés et de défendre l'État de droit. Répondre aux situations individuelles, faire connaître les phénomènes que nous observons, rendre accessibles nos informations à tous pour participer au débat démocratique est l'une des missions essentielles du Défenseur des droits. Elle se fonde d'ailleurs sur son indépendance. Nous publions nos avis, nos décisions, nos recommandations, et nous rendons compte de notre activité, comme je le fais aujourd'hui.

Je ne saurais trop insister : nous participons à l'information du public et à la révélation des atteintes aux droits. Nous suggérons les moyens à même de les endiguer, afin que les citoyens et les pouvoirs publics s'en saisissent.

Les débats démocratiques ne peuvent avoir lieu que sur la base d'une connaissance partagée de la réalité des atteintes aux droits, que notre institution participe à établir. Nous agissons pour que les services publics répondent aux usagers, pour que les forces de l'ordre respectent le cadre déontologique prévu par le droit, pour que le principe d'égalité reconnu par tous et pour tous soit appliqué sans discriminations, pour que les enfants soient pris en charge en fonction de leurs besoins, dans le respect de leurs droits.

La responsabilité d'assurer l'effectivité des droits incombe à l'ensemble des pouvoirs publics. Le Défenseur des droits est chargé par la Constitution de rappeler cet impératif, de placer les personnes et leurs droits au centre de ses préoccupations.

Encore une fois, je ne me résigne ni aux atteintes aux droits ni à leur banalisation. Les droits et libertés sont un repère ; ils nous permettent d'affronter l'imprévisible, de limiter l'arbitraire. Telle est la force du droit, qui assure la protection de tous. Le droit doit parfois évoluer pour être plus protecteur des droits et des libertés et contribuer à faire société. C'est pour cela que nous devons le défendre.

M. Guy Benarroche. - Je tiens à vous assurer de notre totale considération pour le travail effectué par le Défenseur des droits et l'ensemble de ses agents. Nous prêtons toujours attention à vos rapports et à vos avis, qui nous sont souvent très utiles dans l'étude de certaines dispositions législatives. Je partage totalement vos constats sur les atteintes aux droits - je n'aurais pas su mieux les décrire.

Le délit de groupement, qui a été créé il n'y a pas si longtemps, a été critiqué par un certain nombre de syndicats de magistrats et d'avocats, mais aussi par plusieurs associations, telles que la Ligue des droits de l'homme (LDH).

Votre rapport précise que « les libertés d'expression, de réunion, de manifestation ou d'association participent d'une ``garantie mutuelle'' des droits fondamentaux et d'une soumission de l'État à ces droits. Dès lors, toute restriction injustifiée ou discriminatoire de ces libertés d'expression ou de manifestation contribue plus largement à l'affaiblissement général des droits et libertés ».

Vous rappelez aussi que « la liberté de manifestation a ceci de particulier qu'elle consiste en une occupation de l'espace public et de la rue qui en subvertit temporairement l'usage. Pour cette raison, toutes les juridictions nationales et européennes ont admis qu'elle impliquait une forme de désordre. Les autorités doivent permettre l'expression collective tout en veillant au maintien de l'ordre public ».

Les problèmes sont bien trop nombreux, depuis les manifestations de 2016 contre la loi « El Khomri » jusqu'à celles contre la réforme des retraites en 2023.

Selon vous, certaines des mesures prises dans le cadre du schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) « sont insuffisantes pour assurer la préservation de l'intégrité physique des manifestants ».

À l'occasion des manifestations contre la réforme des retraites, le Défenseur des droits a été saisi de plus de 170 réclamations mettant en cause la déontologie des forces de sécurité, du moins les doctrines qui ont été appliquées. Dans un certain nombre de cas, il semble que vous ayez rencontré des difficultés à identifier les forces de l'ordre, faute du port du référentiel des identités et de l'organisation (RIO).

Selon vous, quelles sont les répercussions du délit de groupement sur les libertés publiques ? Pensez-vous que la politique sur le port du RIO est aujourd'hui adaptée aux responsabilités des forces de l'ordre ?

M. Jérôme Durain. - L'amende forfaitaire délictuelle (AFD) a été créée en 2016, puis étendue en 2019. La loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) a dernièrement rendu possible son utilisation pour 85 nouveaux délits.

L'AFD est plébiscitée, car elle se révèle très pratique. Malgré tout, vous pointez un certain nombre de difficultés : délivrance, risque d'arbitraire, difficile qualification des faits, exposé des griefs, contestabilité, impossibilité pour le policier d'accéder au passif judiciaire des délinquants, dialogue problématique entre l'agent et la personne verbalisée...

Vous avez d'ailleurs pris une décision-cadre et adopté des recommandations. Et c'est à juste titre que vous interpellez le garde des sceaux et le ministre de l'intérieur. Bref, que fait-on de l'AFD ?

Le Défenseur des droits est une autorité morale qui agit au sein du cadre républicain ; c'est une sorte de lanceur d'alerte institutionnel. Vous arrive-t-il d'obtenir des réponses à vos questions ? Avez-vous des résultats tangibles ?

Mme Laurence Harribey. - Vous avez souligné un certain nombre de défaillances en matière de protection de l'enfance. Vous dénoncez notamment une « application hétérogène et insatisfaisante du cadre légal ». Pouvez-vous formuler des recommandations concrètes dans ce domaine ?

Vous avez été régulièrement saisie sur les conditions d'audition des mineurs mis en cause dans le cadre de procédures pénales. Vous recommandez au ministère de la justice de privilégier l'audition libre, mais nous devons d'abord nous interroger sur l'opportunité de l'introduire de manière plus systématique dans la loi. Disposez-vous d'éléments statistiques ou d'évaluations ? Un travail a-t-il été entrepris avec les professionnels de la justice ?

Dans ce même ordre d'idée, vous préconisez de créer un statut de témoin mineur. Quel est le retour des professionnels sur ce sujet ?

M. Christophe Chaillou. - Nous partageons très largement vos constats, d'autant que nous observons concrètement ces atteintes aux droits sur nos territoires. En effet, les étrangers en attente de régularisation dénoncent des délais d'attente très longs. Cela crée des situations d'insécurité ; j'en fais moi-même le constat dans mon département du Loiret. Les parlementaires sont parfois conduits à faire avancer eux-mêmes les choses, dans un contexte extrêmement difficile.

Le droit des étrangers représente un quart des saisines, soit plus de 30 000 réclamations annuelles, ce qui est considérable. Quels sont les moyens dont vous disposez pour avoir des retours de l'administration et dans quelle mesure arrivez-vous à obtenir des résultats positifs ? De mon côté, j'observe que la situation reste extrêmement compliquée, avec une application très stricte des critères procéduraux. En outre, il n'est parfois pas tenu compte des réalités sociales et familiales ni de la présence de ces étrangers sur notre territoire.

Vu le nombre de saisines, vous évoquez un risque d' « embolie ». Ne redoutez-vous pas ce risque de paralysie et de focalisation du Défenseur des droits sur ce sujet ? Cela pose la question des moyens dont vous disposez.

Mme Corinne Narassiguin. - Vous l'avez dit, 47 millions de contrôles d'identité ont été réalisés sur la seule année 2021, dont 15 millions de contrôles routiers et environ 32 millions de contrôles de piétons dans l'espace public. Vous avez déjà émis des avis et recommandations sur le sujet. Existe-t-il des études déterminant le pourcentage de la population visée par ces 32 millions de contrôles ? A priori, ce n'est pas nous qui les subissons plusieurs fois dans le mois, voire dans la semaine !

Allez-vous actualiser vos recommandations à la suite de la parution d'une étude que vous avez commandée auprès de la police et de la gendarmerie et qui montre que 23,8 % des policiers et 34,3 % des gendarmes sont d'accord avec l'affirmation selon laquelle ils peuvent globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il se doit.

Si les policiers et les gendarmes réalisent autant de contrôles, c'est parce qu'on le leur demande. On déplore une perte de confiance de la population à l'égard des forces de l'ordre, mais la réciproque est vraie. Partir du principe que le citoyen se comporte mal est un problème. Allez-vous formuler des recommandations sur la formation et la déontologie des forces de l'ordre ?

Mme Marie Mercier. - Les mineurs sont souvent exposés aux films pornographiques gratuits. Nous savons pertinemment que le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (Sren) ne servira à rien.

Le référentiel européen permettra aux sites et aux business de gagner du temps. Personne ne prend la mesure de la force de frappe de ces sites, qui engrangent des milliards de dollars et peuvent s'entourer de professionnels pour les défendre. En attendant, nos petits enfants seront absolument abîmés pour leur vie future.

Que fait le Défenseur des droits pour protéger les jeunes enfants, qui sont des usagers d'internet ? Ne peut-on pas imposer aux États membres de l'Union européenne de protéger la santé publique des usagers ? La protection des enfants doit-elle être inférieure à la liberté des adultes ?

Mme Lauriane Josende. - Votre institution s'inscrit au coeur d'une problématique plus générale, celle de notre ordre républicain. Vous l'avez dit, votre institution est la garante de l'État de droit, raison pour laquelle elle est résolue à protéger les droits et les libertés individuels. Mais l'État de droit impose aussi le respect de l'ordre public et démocratique, qui fonde les sens de notre société et assure son équilibre.

Le Défenseur des droits a été créé en remplacement du Médiateur de la République. La médiation fait donc partie de vos missions, ce qui vous impose de faire respecter le principe du contradictoire. Or vous affirmez vous positionner d'abord du côté des réclamants. Dans ces conditions, comment respectez-vous le point de vue des institutions et des administrations ?

M. François Bonhomme. - J'émettrai une opinion un peu dissonante. D'année en année, votre rapport est à peu près du même tonneau. Il recense de manière particulière toutes les atteintes discriminatoires que vous jugez devoir porter à la connaissance du monde.

Avec un budget de 26 millions d'euros, 253 collaborateurs et juristes en tous genres et un maillage territorial qui ne cesse de s'étoffer, il n'est pas étonnant que le Défenseur des droits soit le réceptacle des récriminations à l'égard de l'État. C'est d'ailleurs l'honneur de l'État que de s'autocritiquer en permanence au moyen de cette institution.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - C'est la Constitution qui le veut !

M. François Bonhomme. - La cacophonie des plaignants vient alimenter une confusion entre des situations excessivement différentes, qui mériteraient chacune un long développement. Parfois, nous avons le sentiment que vous jouez le rôle de l'accusateur public.

Plus généralement, je pense qu'il faudrait s'interroger sur le terreau victimaire dans notre société. Pourquoi est-il si fécond ? Dans l'occident hédoniste, la souffrance est paradoxalement devenue un nouveau sacré qui finit par tous nous méduser.

Le concours de discriminations et de souffrances dont font état vos rapports accrédite le fait que nous serions tous des victimes en puissance. Ce travers finit par affaiblir la société toute entière.

Notre société évolue, et c'est bien normal. L'État de droit, lui, reste très exigeant, quoiqu'on déplore un décalage entre les promesses et les résultats. Nous pourrions prendre le problème à l'envers : les réussites incontestables de l'État de droit, en construction permanente, semblent avoir alimenté notre propre impatience.

Il y a tout de même beaucoup de maux dans la société qui ont été vaincus, bon nombre d'injustices ont été abolies ou traitées. Mais dès lors qu'une atteinte survient, on ne supporte pas qu'elle ne puisse pas être réglée dans l'heure. L'État de droit crée, malgré lui, autant de souffrances qu'il en soulage. C'est l'un des paradoxes de notre société.

Vous dénoncez de manière vertueuse les atteintes aux droits fondamentaux, mais vous faites preuve d'une sélectivité très particulière. La mégabassine de Saint-Soline est contestée au motif qu'elle n'est pas conforme à la vision de tel ou tel groupe. En l'occurrence, vous ne vous êtes pas intéressée à l'atteinte au droit de propriété des agriculteurs qui, pendant des mois ou des années, ont préparé un projet pour sécuriser leurs ressources en eau et ont vu leur outil de travail saccagé à plusieurs reprises.

Il faut aussi que l'État de droit assure la protection des agriculteurs. Ces derniers ont pour défaut d'être des travailleurs assez silencieux...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Pas toujours !

M. François Bonhomme. - ... ce qui est une cause aggravante dans notre société. Le droit de propriété fait partie des droits fondamentaux proclamés par notre Constitution, mais cela ne vous intéresse pas. Ce qui vous préoccupe, ce sont les conditions de maintien de l'ordre et de sécurisation du site de Sainte-Soline. Les arrêtés sont contestés à tout propos par une panoplie d'associations que vous dites être attaquées.

Selon vous, le Parlement aurait commis le sacrilège de modifier le droit de propriété concernant les occupations sans droit ni titre des logements. Vous prétendez qu'il s'agit d'un phénomène de faible ampleur. Or, si vous aviez lu le rapport sénatorial consacré à ce sujet, vous auriez vu qu'il a doublé en dix ans.

Le Parlement a simplement renforcé et rééquilibré les droits de propriété. Est-ce là ce que vous lui reprochez ? Vous pourriez également faire preuve d'empathie à l'égard de ceux qui ont travaillé toute leur vie pour payer leur logement et qui comptent sur ce dernier pour financer leur retraite complémentaire.

Certains individus organisent délibérément l'occupation sans droit ni titre des logements, en s'appuyant sur des guides du parfait squatteur rédigés par des associations. Ils ne sont pas en défaut de paiement ! Voilà le phénomène que nous avons souhaité pénaliser au travers de la loi. Or vous dites qu'elle est un obstacle au bon fonctionnement des associations. Dans le paysage associatif, il faudrait, pour le coup, faire de bonnes discriminations.

Vous évoquez également Mayotte, département où vous vous êtes rendue pour organiser un colloque sur les droits des personnes LGBT, comme s'il s'agissait là-bas d'un sujet prioritaire.

M. François-Noël Buffet, président. - N'oubliez pas de poser votre question, cher collègue !

M. François Bonhomme. - Mayotte est en proie à une insécurité permanente, à une démographie galopante, à un urbanisme anarchique et à une immigration incontrôlée. Mais cela ne vous intéresse guère. Ce qui vous préoccupe, ce sont les conditions dans lesquelles l'État a agi ; vous tenez seulement à vérifier que des débordements ne se sont pas produits. L'absence de perspectives sur ce territoire, qui n'est absolument pas maîtrisé, affaiblit complètement la portée de vos remarques.

Par ailleurs, vous prétendez que les juridictions sont soumises à la critique. Or, dans notre pays, la liberté doit être réelle. Pourquoi les institutions, y compris les juridictions, ne seraient-elles pas critiquées ?

Enfin, en quoi les contrôles d'identité sont-ils par nature discriminatoires ? Pourquoi ne les considérez-vous pas comme un élément nécessaire à l'accomplissement de la difficile mission des forces de l'ordre, celle d'assurer la sécurité des biens et des personnes ?

Enfin, vous dites qu'il faut davantage de pédagogie. Or votre rapport n'est pas autre chose qu'un acte d'accusation dépourvu de toute pédagogie. Vous ne mettez rien en perspective : vous vous contentez de dénoncer.

Madame la Défenseure des droits, vous avez la chance d'être indépendante et intouchable en raison de votre statut. Mais que cela ne vous exonère pas de votre devoir d'impartialité ! À partir de microsituations extrapolées et généralisées, votre rapport finit par affaiblir la cause que vous croyez défendre.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous nous attendions à cette diatribe de notre collègue François Bonhomme, comme à l'accoutumée.

Aux termes de l'article 71-1 de la Constitution, « [l]e Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés par les administrations de l'État, les collectivités territoriales, les établissements publics, ainsi que par tout organisme investi d'une mission de service public, ou à l'égard duquel la loi organique lui attribue des compétences ». C'est la preuve que le droit de propriété ne relève pas de ses missions.

Vous vous êtes déjà livré à des déclarations sur l'inutilité d'un certain nombre d'associations devant notre commission. Mais je vous rappelle que le Défenseur des droits est une autorité constitutionnelle, cela lui confère une autorité particulière.

Mme Claire Hédon. - Je vous remercie pour vos questions et votre soutien qui me semble majoritaire. Concernant les manifestations, une grande part des réclamations sont en cours d'instruction ; pour les autres, nous attendons encore l'autorisation d'instruire. Nous rendrons tout de même une première décision avant les jeux Olympiques, car la question des manifestations se posera de nouveau dans ce cadre.

Les réclamations reçues portent sur des personnes privées de liberté dans des nasses sans point de sortie, ce qui n'est pas conforme à l'arrêt du Conseil d'État relatif au SNMO. Des personnes affirment avoir été victimes de violences ; des interpellations ont été suivies de gardes à vue arbitraires ; des journalistes ont été empêchés de faire leur travail - cinq réclamations portent sur ce fait nouveau.

Il est important de le rappeler : le premier objectif du maintien de l'ordre est d'assurer la liberté de manifester.

Le Conseil d'État a jugé que le RIO n'était pas toujours porté par les membres des forces de l'ordre. Nous avions d'ailleurs formulé un certain nombre d'observations à sa demande sur ce sujet. Dans la quasi-totalité des cas, il n'est pas possible d'identifier les policiers, faute de port du RIO. Outre la question du port de ce numéro d'identification, il y a celle de sa visibilité. Aussi, les forces de l'ordre m'ont assuré travailler à son agrandissement.

Je vous redis mon inquiétude sur la liberté d'association : il y a là un terrain glissant et dangereux. Je rappelle que nos associations participent de façon absolument essentielle à la cohésion sociale.

Quant aux AFD, elles sont en effet difficiles à contester. Nous comprenons pourquoi elles ont été créées : leur efficacité permet de désengorger les tribunaux. Reste que nous déplorons des effets de bord. Il est notamment difficile de contester le montant de la consignation, l'amende étant envoyée par courrier simple, et non sous pli recommandé. Les gens du voyage qui ont pour habitude de circuler ne la reçoivent pas toujours. Sachez qu'une femme hospitalisée n'a pu contester son amende à temps simplement parce qu'elle ne se trouvait pas à son domicile. Aussi, nous avons demandé de supprimer l'AFD, du moins de l'améliorer, d'autant qu'elle constitue aussi un obstacle à l'accès au juge.

Les individus les plus précaires ne peuvent pas régler le montant de la consignation. Or, n'oublions pas que les atteintes aux droits des plus fragiles peuvent se répercuter sur l'ensemble de la population.

Nous n'avons pas obtenu de réponses à nos demandes concernant l'AFD. Le ministère de l'intérieur répond surtout à nos questions concernant la déontologie. Sur les douze situations pour lesquelles nous avons demandé des poursuites disciplinaires, sept ont obtenu des réponses ; les autres sont en cours d'évaluation. Les réponses que nous avons reçues ne nous satisfont pas tout à fait : si nous demandons des poursuites, ce n'est pas pour qu'elles aboutissent à un simple rappel à la loi.

Je pense que nous devrions pouvoir obtenir plus de réponses systématiques s'agissant des services publics.

Nous sommes franchement très inquiets au sujet de la protection de l'enfance. Nous conduisons une enquête dans quatorze départements, dans lesquels nous avons été saisis par des travailleurs sociaux. Des magistrats nous ont aussi alertés sur ces situations.

De manière générale, les décisions juridictionnelles de placement ou d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) ne sont pas appliquées.

Les conditions d'audition des mineurs ne sont pas toujours respectées et suffisantes pour protéger les droits de l'enfant. C'est une difficulté dont je dois bientôt discuter avec les parquets et les parquets généraux. Encore une fois, je ne vois que ce qui ne va pas : le rôle du Défenseur des droits consiste seulement à souligner les difficultés, et non à décrire les choses qui fonctionnent correctement.

En matière de droit des étrangers, nous effectuons principalement de la médiation. Nos délégués entrent en contact avec la préfecture, qui peut débloquer les situations en cas d'urgence, si un risque de perte d'emploi est avéré. Mais le travail des délégués ne consiste pas seulement à appeler la préfecture dans l'espoir qu'elle mette les dossiers en haut de la pile. En tant que médiateurs, ils échangent et tentent de comprendre les difficultés.

Face à l'augmentation des réclamations, je crains l'embolie de notre institution, car nos moyens ne sont pas suffisants, ce à plusieurs titres. En matière de déontologie et de discrimination, nous sommes les plus pauvres d'Europe. Le budget consacré à notre médiation est 30 % inférieur à celui des Grecs et des Espagnols et deux à trois inférieur à celui des pays du nord. C'est une bonne chose d'inscrire une institution comme celle-là dans la Constitution, mais c'est encore mieux de lui donner les moyens de fonctionner correctement.

J'ai saisi la Cour des comptes pour qu'elle évalue le nombre de contrôles d'identité, leur efficacité et leur impact sur les relations entre la police et la population, mais je ne l'ai pas interrogée sur leur caractère discriminatoire, car ce n'est pas son rôle.

Je le répète, sur les 47 millions de contrôles effectués en 2021, on dénombre 32 millions de contrôles d'identité purs et 15 millions de contrôles routiers - qui peuvent être aussi des contrôles d'identité. Concernant les contrôles routiers, les forces de l'ordre sont capables d'indiquer le pourcentage d'individus sous emprise d'alcool ou de stupéfiants et ne détenant pas leur permis de conduire, leur assurance ou leur carte grise.

S'agissant des contrôles d'identité purs, les forces de l'ordre n'ont pas ces pourcentages. La Cour des comptes, qui n'est pas l'institution la plus révolutionnaire du monde, précise bien que les forces de l'ordre sont incapables d'en comprendre les motifs et d'en analyser les résultats. Elle déplore un manque de cadre, mais aussi l'absence de doctrine d'emploi et de contrôle de la hiérarchie

Dans ce contexte, le Défenseur des droits a formulé huit recommandations principales. Il conviendrait d'abord de mettre en place un dispositif d'évaluation de la pratique des contrôles d'identité, de leur efficacité et de leur impact sur la population. Assurer la traçabilité des contrôles d'identité et étudier les méthodes de traçabilité individuelle est essentiel. Il faudrait également lancer des expérimentations comparatives sur la consultation des fichiers des personnes recherchées, les caméras-piétons, qui très souvent ne sont pas déclenchées et l'enregistrement sur tablette, à l'instar des Britanniques, au moyen du nouvel équipement opérationnel (NEO). De plus, il est absolument indispensable d'encadrer la pratique des contrôles d'identité et de réfléchir au rôle de la hiérarchie.

Certains prétendent ici que mes constats ne sont pas objectifs. C'est pourquoi je tenais à citer le travail de la Cour des comptes. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'un statu quo. Même 40 % des membres des forces de l'ordre considèrent que le dispositif de contrôles d'identité actuel n'est pas efficace.

La présence policière est indispensable, car c'est un outil de prévention. Or notre enquête démontre que les policiers n'ont pas suffisamment conscience de leur rôle de prévention, au-delà de la répression.

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de demander quinze fois dans la semaine à Mohammed sa pièce d'identité quand on est capable de l'appeler par son prénom. C'est cela que je dénonce !

J'en viens au droit des usagers mineurs, qui sont souvent exposés aux sites pornographiques. Je suis, moi aussi, excessivement inquiète. Dans nos rapports annuels sur les droits de l'enfant, nous rappelons sans cesse l'importance des cours d'éducation sexuelle qui sont indispensables pour expliquer aux enfants pourquoi la pornographie est délétère.

Mme Marie Mercier. - Vous videz la mer à la petite cuillère !

Mme Claire Hédon. - Absolument pas ! je suis d'accord avec vous, madame la sénatrice : il faut interdire l'accès aux sites pornographiques aux mineurs. Mais vous voyez bien les difficultés que cela pose. En attendant - et j'insiste -, il faut expliquer aux enfants pourquoi la pornographie est délétère et ne correspond pas à la vraie vie.

Je sais combien ce que vous avez affirmé est essentiel, madame la sénatrice. Il faut faire avancer les choses, et de toute urgence - je n'ai aucun doute sur ce point. Reste que je ne suis pas entièrement d'accord avec vous. C'est pourquoi je vous propose aussi des points de sortie. Encore une fois, le droit des enfants est une priorité et ce qui doit nous guider en ce domaine est l'intérêt supérieur de l'enfant.

Quelques mots sur la façon dont nous fonctionnons. Dans 80 % des cas, nous effectuons de la médiation. Il s'agit de notre méthode favorite d'intervention - elle est même indispensable -, qui aboutit pour 75 % des réclamations. C'est pour cela que nous avons beaucoup de résultats.

Le Défenseur des droits n'est pas un avocat : il mène ses enquêtes de façon impartiale, il entend l'ensemble des parties et ne les représente jamais devant les tribunaux lorsqu'il est appelé à formuler des observations. Il est totalement indépendant.

M. Bonhomme évoquait une prétendue victimisation dans notre société. Je vous renvoie à l'enquête qui a été menée en 2019 auprès des jeunes avocats sur leur perception des discriminations : 38 % des jeunes avocats disent avoir été victimes de discriminations dans les cinq dernières années ; 52 % si l'on ne tient compte que des femmes - elles subissent des inégalités de traitement, mais aussi des discriminations au retour de leur congé maternité.

Moins de 5 % des avocats ont saisi les tribunaux ou le Défenseur des droits de ces cas de discrimination, alors qu'ils connaissent pourtant leurs droits. Je pense qu'ils ont peur des représailles - nous l'observons en permanence - et ont le sentiment qu'un recours ne sera pas forcément efficace.

Nous avons reçu une réclamation de la part d'une femme qui a été licenciée pour dénonciation calomnieuse alors qu'elle se plaignait d'être victime de harcèlement sexuel discriminatoire. Notre enquête a montré qu'elle était bien victime de harcèlement sexuel, mais surtout que l'auteur des faits avait déjà commis ce délit dans deux entreprises.

Enfin, nous rendrons des décisions au sujet de Mayotte - et je précise que nous n'y avons jamais organisé un colloque sur les droits des personnes LGBT.

M. Jérôme Durain. - Chaque année, l'audition de la Défenseure des droits fait l'objet d'une agitation peu habituelle, qui nous donne un faux air de Palais Bourbon. Nous avons presque le sentiment que la courtoisie de la commission des lois s'est évaporée.

Je souhaite qu'on ne confonde pas le rôle constitutionnel du Défenseur des droits et la personne qui l'incarne. Nous devons respecter la Défenseure des droits autant que les autres personnes que nous recevons dans le cadre de nos travaux.

J'ai deux propositions à formuler à l'égard de nos collègues. Premièrement, vous auriez pu vous exonérer de la présentation de ce rapport. Deuxièmement, vous êtes libres de déposer une proposition de loi constitutionnelle pour supprimer le Défenseur des droits..

M. François-Noël Buffet, président. - Les attaques ad hominem ne sont pas acceptables. Par ailleurs, il est bien évidemment hors de question de déposer un texte pour supprimer le Défenseur des droits Du reste, j'invite chacun à s'exprimer librement et à le faire de façon courtoise.

Je formulerai deux remarques avant de clore cette audition.

Mme Hédon l'a rappelé, il est difficile pour les étrangers d'accéder aux services publics dans le cadre de la loi relative à l'immigration, qui a été récemment adoptée. La difficulté tient beaucoup aux moyens mis en place par l'État pour remplir les obligations que le législateur lui a assignées. C'est aberrant d'avoir à faire condamner l'État pour obtenir un rendez-vous à la préfecture. M. Moscovici évoquera d'ailleurs cette question tout à l'heure lors de son audition.

Ma seconde remarque concerne les relations entre la police et la population. Cet après-midi, nous rendrons public le rapport de notre mission d'information sur les émeutes de juin dernier. Il se trouve que celles-ci ne sont pas uniquement liées aux difficultés que vous évoquez, même si vous avez raison de les souligner. Malheureusement, il y a bien d'autres éléments à prendre en compte.

Je vous remercie pour votre venue, madame la Défenseure des droits.

Simplification des normes applicables aux collectivités territoriales - Audition de Mme Françoise Gatel, sénateur d'Ille-et-Vilaine, président de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation

Mme Françoise Gatel, présidente de la délégation aux collectivités territoriales. - L'inflation normative s'accompagne d'une augmentation des dépenses qui produit une embolie paralysante. Entre 2017 et 2022, nos communes ont ainsi dépensé 2,5 milliards d'euros supplémentaires en raison des nouvelles normes imposées. Il y a dix ans, la délégation aux territoriales s'est vu confier une mission de simplification des normes applicables aux collectivités territoriales, afin de rendre celles-ci pertinentes et proportionnées.

Nous travaillons, avec Rémy Pointereau, en lien étroit avec le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), qui a pour mission d'évaluer tous les textes de loi et décrets d'application ayant un impact sur les collectivités territoriales ; un des derniers avis qu'il a rendus concerne le texte sur la fin de vie, dont certaines dispositions entraînent des obligations pour les collectivités, au même titre que, précédemment, la loi pour le plein emploi.

Quand on interroge les élus locaux sur leurs motifs de lassitude, la pesanteur des normes fait partie des premières réponses ; mais la simplification est difficile. Depuis 2023, avec Rémy Pointereau, dans la continuité du travail effectué par nos prédécesseurs, nous avons proposé un certain nombre d'initiatives. Dans notre rapport sur l'addiction aux normes, publié en janvier 2023, nous avons évoqué, de manière un peu provocatrice, les termes de « harcèlement textuel ». Nous avons porté notre attention sur la chaîne de fabrication de la norme, depuis le projet de loi jusqu'au décret d'application, dans la perspective d'un comportement plus frugal et vertueux.

Le 16 mars 2023, nous avons organisé, sous la présidence de Gérard Larcher, les états généraux de la simplification. Nous avons signé, avec le Gouvernement, une charte de simplification, de manière à prendre des engagements de sobriété concernant la production de normes. L'un des engagements pris par le Sénat consiste à sensibiliser les législateurs aux conséquences de l'inflation normative. Il peut nous arriver, dans notre engagement au service de nos territoires, de faire proliférer des amendements qui encombrent l'action publique.

Le 4 avril dernier, lors du grand rendez-vous de la simplification, nous avons renouvelé nos voeux d'engagement. Le président Gérard Larcher a notamment rappelé combien la complexité normative s'avérait une entrave au pouvoir d'agir des élus locaux. En ce moment, nous parlons moins de frugalité normative que de frugalité budgétaire. Or, l'exigence de frugalité en matière de normes doit donner de la pertinence à la dépense publique. J'invite le Gouvernement à s'atteler à l'allégement du stock de normes, afin de récupérer des capacités financières.

Selon les résultats de la consultation lancée auprès des élus locaux, 82 % des répondants déplorent les conséquences négatives de la complexité des normes. Celle-ci augmente les coûts d'une manière disproportionnée, et conduit aussi parfois à l'abandon, au report ou à la modification des projets locaux.

Avec l'augmentation du risque de judiciarisation et de recours, elle-même liée à l'augmentation du risque de responsabilité des élus locaux, le poids des normes a également des conséquences en termes de ressources humaines.

Le président du CNEN, M. Gilles Carrez, a rappelé le coût considérable des normes réglementaires pour les collectivités territoriales : 2,5 milliards d'euros entre 2017 et 2022, et 1,6 milliard d'euros en 2023. Les avis du CNEN sont publics, au sens où chacun peut les consulter, mais encore faut-il en être informé. Nous proposons de transmettre ces avis aux commissions permanentes du Sénat saisies d'un projet de loi, dans le cadre d'un dispositif nommé Cassiopée - cellule d'alerte et de surveillance au service de l'information des commissions permanentes. Ainsi, nous souhaitons éclairer les travaux des commissions et faciliter leur contrôle de l'application de la loi.

On estime à vingt-cinq ou trente le nombre d'avis négatifs émis chaque année par le CNEN, ce qui n'est pas négligeable. Nous avons déjà mis en place le dispositif d'alerte, en transmettant à la commission des affaires sociales et à celle des lois l'avis négatif du CNEN sur les modalités de calcul de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). Nous avons également transmis à la commission des finances et à celle de l'aménagement du territoire et du développement durable l'avis négatif concernant le barème des redevances de l'utilisation des infrastructures ferroviaires.

Un de nos engagements concerne les actions de sensibilisation auprès de l'ensemble de nos collègues sénateurs ; une première action a eu lieu, en février dernier, en collaboration avec le Conseil d'État, le CNEN et les associations d'élus. Nous avons tous une responsabilité sur le sujet, car la production excessive de normes entrave l'action publique, et contribue à la défiance souvent exprimée par nos concitoyens.

M. François-Noël Buffet, président. - Madame le Président, merci pour votre présentation et ces rappels salutaires.

Il faudra que nous fassions attention aux confusions car Cassiopée est également le nom du logiciel utilisé par la Chancellerie pour enregistrer les procédures pénales.

Application de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions - Examen du rapport d'information

M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons maintenant le rapport d'information sur l'application de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 dite loi « JOP ».

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - La loi du 19 mai 2023 comporte plusieurs dispositifs afin d'assurer la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. Nous avons souhaité faire le bilan de leur applicationalors que nous sommes aujourd'hui à moins de 100 jours du début des compétitions. Dans le cadre de ce rapport d'information, nous avons sollicité 95 auditions et nous nous sommes rendus à cinq reprises sur les différents sites. Nous avons également vérifié la formation de la sécurité privée en participant à une session de formation aux palpations de sécurité et assisté à une expérimentation de la vidéoprotection intelligente déployée à l'occasion d'un concert de Depeche Mode.

La sécurisation d'un tel évènement s'avère un défi d'ampleur. Les festivités débutent le 26 juillet et s'achèvent le 8 septembre, mais les enjeux de sécurisation apparaissent dès le 8 mai avec l'arrivée de la flamme olympique à Marseille. Ces jeux vont concerner 63 collectivités hôtes, 40 000 bénévoles, 13 millions de spectateurs, plus de 4 milliards de téléspectateurs, 10 500 athlètes pour les jeux Olympiques et 4 350 pour les jeux Paralympiques.

La sécurisation s'organise, de façon inédite, à partir de deux structures : le Comité d'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojop), en charge de la partie sportive, et les pouvoirs publics, en charge de la sécurisation des espaces publics et, en cas de crise, de la sécurisation globale.

Au total, 37 sites doivent être sécurisés. En outre, la cérémonie d'ouverture va se dérouler sur la Seine, avec une obligation de sécuriser le fleuve et les quais. Le parcours de la flamme concerne 65 départements, avec plus de 400 villes traversées par 10 000 relayeurs ; autour de la seule flamme et du relayeur, seront mobilisés 115 personnels de sécurité, sans compter les forces mobiles.

La cérémonie d'ouverture, pour la première en dehors d'un stade, sera le point d'orgue de ce dispositif de sécurisation. Au total, sur six kilomètres de Seine, 206 délégations seront réparties à bord de 90 embarcations. Il conviendra de sécuriser les deux côtés de la Seine, sachant que la jauge a fondu depuis les premières estimations ; environ 220 000 spectateurs, avec des autorisations gratuites d'accès, se tiendront sur la partie haute des quais, et 104 000 spectateurs ayant acheté des billets payants, à des prix élevés, se tiendront sur la partie basse. À cela s'ajoute la sécurisation des fan zones ou des Clubs 24 qui, le jour de la cérémonie d'ouverture, accueilleront à Paris plus de 50 000 personnes. Le ministère de l'intérieur a indiqué que 45 000 agents de sécurité intérieure seront mobilisés ce jour-là, auxquels s'ajouteront des forces spécialisées - des plongeurs, des unités d'intervention, etc.

Au-delà de l'enjeu lié à la cérémonie d'ouverture, il s'agit de sécuriser le reste du territoire. En effet, les épreuves se dérouleront à Paris et en Seine-Saint-Denis, mais aussi à Châteauroux, à Marseille ou encore en Polynésie pour le surf.

Une autre difficulté est liée à la durée de l'engagement. Avec 18 000 agents de sécurité privée, 35 000 agents de sécurité intérieure et 18 000 militaires mobilisés chaque jour durant la période des compétitions, l'engagement humain sera sans précédent. Tous ces agents ont été prévenus qu'ils n'auraient pas de vacances.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Les applications réglementaires prévues par le texte ont-elles été mises en oeuvre ? Sans attendre, je peux répondre par l'affirmative. Deux lois - l'une en 2018, l'autre en 2023 - ont porté sur les jeux Olympiques, et tout s'avère en ordre d'un point de vue réglementaire.

Un premier élément concernait l'autorisation d'utilisation des images captées sur la voie publique, et celle, à titre expérimental, des traitements algorithmiques sur des images de vidéoprotection et de drones. Un autre élément portait sur la centralisation du commandement entre les mains du préfet de Paris. Il s'agissait également de permettre l'élargissement de la procédure d'enquête administrative, dite de « criblage », tandis qu'un dernier point concernait la possibilité d'équipement en scanners corporels à ondes millimétriques ; l'usage de ce type de matériel n'a pas connu d'abus dans la mesure où il n'a pas été utilisé.

Le décret d'application de l'expérimentation de la vidéoprotection augmentée a dépassé le délai de trois mois, et le comité de suivi - comité Vigouroux -, qui a tardé à se constituer, n'a démarré ses travaux que récemment.

Un seul décret n'existe pas, sans que l'on puisse en faire le reproche ; il s'agit du décret désignant les jeux Olympiques comme grand événement, qui définit précisément les mesures de sécurité nécessaires dans les zones prévues. Les adaptations en termes de périmètre étant permanentes, le décret s'avère évolutif. Il est important que son application ne tarde pas, car les conséquences sont nombreuses pour les acteurs économiques et les particuliers.

Le chantier, titanesque, a demandé une coopération et une anticipation inédites. La cartographie des risques évolue en permanence ; ces risques concernent le cyber, les drones, ainsi que le nucléaire, le radiologique, le biologique et le chimique (NRBC).

Nous avons été frappés par ce que le préfet Michel Cadot, délégué interministériel aux jeux Olympiques et Paralympiques, appelle la « comitologie foisonnante ». Interviennent un nombre d'organismes et de structures interministérielles dont nous n'avons pas toujours compris l'utilité. Heureusement, en haut de la pyramide, il existe un commandement intégré, qui réunit l'État et le Cojop. Toutes les informations remontent au préfet de police de Paris, M. Laurent Nuñez, et au ministre de l'intérieur.

Les plans de sécurisation des locaux ont été achevés. Après une période de flottement, la durée et les conditions de l'engagement des forces de sécurité ont été précisées. Le ministre de l'intérieur a obtenu des primes importantes pour les policiers, ce qui risque de susciter des demandes d'autres catégories de personnels tout aussi mobilisées.

Enfin, si l'allotissement par le Cojop a tardé à se mettre en place, il a finalement abouti. Concernant les appels d'offres, 3 % d'entre eux se sont avérés infructueux, sachant que l'on ignore encore, à ce stade, si les prestataires seront au rendez-vous.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Nous allons maintenant évoquer nos préconisations pour gagner la médaille d'or de la sécurisation des jeux Olympiques. Celles-ci visent à améliorer les dispositifs, afin que ces jeux restent, avant tout, une fête du sport. Naturellement, le risque zéro n'existe pas, mais, après avoir dressé l'état des lieux, les choses nous semblent aller dans le bon sens.

Nous préconisons une mobilisation de l'ensemble des forces concernées par le continuum de sécurité. Pour cela, il s'agit de lever, le plus rapidement possible, les doutes qui demeurent sur l'emploi du temps et l'utilisation des forces de l'ordre ; cette incertitude, même si elle apparaît moins importante qu'auparavant, crée un sentiment négatif qui limite l'adhésion des agents de sécurité intérieure. De même, attendent-ils d'être rassurés sur toutes les questions liées à leur engagement : où vont-ils se loger ? Comment vont-ils se nourrir ? Comment seront pris en charge les enfants quand les deux parents seront mobilisés ?

Il s'agit également d'avoir une visibilité sur le nombre de forces de sécurité privée disponibles. Aujourd'hui, 97 % des lots seraient affectés, mais le risque de doublons sur plusieurs lots existe. En cas de défaillance de la sécurité privée, nous devrons effectuer un arbitrage sur l'utilisation de l'armée, dont l'engagement demande de réorganiser toutes les chaînes de commandement.

Par ailleurs, nous recommandons de préciser les contours de la coopération internationale policière et de faciliter la participation des polices municipales afin, notamment, que les communes puissent donner des primes exceptionnelles, comme c'est désormais le cas pour les forces de sécurité intérieure. Sur ce dernier point, il s'agit de discuter d'une compensation financière des collectivités qui engageront leur police municipale au-delà de ce qui était initialement prévu.

Il est important également de veiller à la sécurisation des outils non technologiques. Le sujet des brigades cynotechniques - les chiens permettant de détecter des armes - est apparu récemment. Le décret d'évaluation a changé et, il y a un mois de cela, 70 % des équipes de la RATP et de la SNCF n'ont plus été opérationnelles ; heureusement, le décret a été suspendu.

La sécurisation de la RATP et de la SNCF passe, notamment, par le recrutement de conducteurs.

Un autre sujet concerne la vidéoprotection augmentée, c'est-à-dire le recours à ces algorithmes permettant d'utiliser des images de caméras ou de drones en fonction d'événements prédéterminés, afin de repérer les situations à risques. Nous avons compris, lors du concert de Depeche Mode ayant servi d'expérimentation, que l'outil ne fonctionnait pas. Les jeux Olympiques offriront un terrain d'expérimentation supplémentaire, mais en aucun cas il y a là un moyen de sécurisation.

Il s'agit également de garantir un bon fonctionnement de la chaîne pénale : le tribunal judiciaire de Paris et celui de Bobigny se sont organisés afin de pouvoir affronter l'afflux de contentieux. Il existe encore deux inquiétudes, concernant le nombre d'interprètes et le nombre de personnels au sein des unités médico-judiciaires.

Il convient également de fluidifier les procédures de criblage, afin de ne pas encombrer le service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas) au dernier moment. Le dispositif a déjà permis de détecter un certain nombre de personnes fichées, mais il est indispensable d'accélérer ces procédures qui concernent un million de personnes.

Enfin, nous devons mettre en place des lieux d'expression des contestations pacifiques, car les jeux risquent de cristalliser des oppositions et des manifestations, tout comme nous devons passer des messages pour que l'on évite l'organisation d'événements parallèles en grand nombre, événements qui viendraient occuper les forces de l'ordre.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - S'agissant des choix entourant la cérémonie d'ouverture, nous ne nous sommes pas exprimées sur le « plan B ». Nous demandons seulement que les contraintes artistiques soient arrêtées, si ce n'est pas déjà le cas, pour être validées par les acteurs de la sécurité.

Nous préconisons des procédures de gestion de crise claires et opérationnelles pendant toute la durée des jeux Olympiques et Paralympiques, c'est-à-dire des circuits de communication, des remontées d'information, de la communication en temps réel dans les transports.

Il ne faut pas non plus oublier les autres besoins de sécurité - visiblement, l'État les prend en compte. Il faut coordonner les forces de sécurité nationales et les polices municipales, sans pour autant les considérer comme des supplétifs, et garantir l'information des maires.

Il faut permettre un bon fonctionnement de la justice. À cet égard, un sujet monte autour de la détention, puisque les prisons d'Île-de-France sont déjà surpeuplées.

Nous demandons le déploiement d'une communication institutionnelle sur les mesures de sécurité, permettant d'informer massivement. Les articles dans Le Parisien, c'est bien, mais je ne suis pas sûre que les 13 millions de touristes lisent l'édition d'hier de ce journal !

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Le risque zéro n'existe pas. Nous formulons des préconisations au regard de ce que l'on nous a dit, pour encourager des améliorations, dans le temps qui reste.

L'héritage des mesures mises en oeuvre lors des jeux Olympiques est aussi un point important. Un bilan devra être dressé, notamment sur le criblage des personnels, intérimaires ou non, dans les entreprises de transport public et sur la centralisation des pouvoirs préfectoraux au profit du préfet de police de Paris, comme pour la Coupe du monde de rugby en 2023. Enfin, il faudra tirer des leçons en matière de sécurisation des grands événements. Il sera intéressant de lire les conclusions de la commission Vigouroux sur la vidéoprotection intelligente. Il faudra aussi une réflexion sur l'avenir des scanners corporels, ainsi que sur le continuum de sécurité, le positionnement des polices municipales, ou encore la structuration de la filière française de la sécurité privée.

Mme Nathalie Delattre. - Je remercie nos rapporteures pour ce travail, important et très sérieux, qui balaie tous les champs. C'est un peu effrayant : vous avez prononcé beaucoup de « il faudrait » ou « nous devrions pouvoir compter sur »... À trois mois de l'échéance, c'est anxiogène, même si je ne doute pas que chacun est à la tâche. Merci de nous avoir rassurés sur la certification des brigades cynotechniques. La suspension du décret jusqu'au-delà des jeux Olympiques et Paralympiques est la solution la plus facile.

Je souhaite aborder vos propositions nos 44 et 45 sur la surveillance des plages.

La Méditerranée ne pose pas de problème, mais l'océan tue chaque année. En Gironde, les maires sont en train de préparer un courrier à l'attention du ministre de l'intérieur sur les membres des compagnies républicaines de sécurité (CRS) qui sont maîtres-nageurs sauveteurs (MNS).

Oui, on peut faire appel temporairement à des policiers municipaux ou des gardes champêtres pour sécuriser les plages ou prévenir les incendies. Mais, plus que la plage, c'est l'eau qu'il faut surveiller. Voilà quelques années, en fin de journée, il a fallu sauver sept personnes : si les « CRS-MNS » n'étaient pas intervenus, nous aurions perdu les sept personnes, plus quelques sauveteurs peu aguerris. L'hélitreuillage requiert des compétences qui ne sont pas à la portée de n'importe quel opérateur. Les maires demandent que des unités mobiles reviennent après la cérémonie d'ouverture pour surveiller les plages. A minima, le chef de poste et un adjoint doivent rester sur place pour coordonner les secours. Il serait dommage de sécuriser les jeux Olympiques, et pas nos estivants.

M. Jean-Michel Arnaud. - Je remercie les rapporteures. Votre axe n° 5 évoque la notion d'héritage des jeux Olympiques et Paralympiques. La semaine précédant leur ouverture, le Comité international olympique (CIO) attribuera probablement les jeux d'hiver de 2030 aux Alpes françaises - 400 kilomètres du nord au sud. Votre travail de suivi et d'analyse des jeux de Paris sera particulièrement utile pour éclairer la gouvernance et la montée en puissance de ces futurs jeux d'hiver 2030.

M. Guy Benarroche. - Le ministre de l'intérieur a fini par faire appel à l'armée après nous avoir assurés que ce ne serait jamais le cas et certaines expérimentations serviront, non pas aux jeux Olympiques et Paralympiques, mais au maintien de l'ordre à l'avenir. Tout cela avait été dit lors de l'examen du projet de loi relatif à ces jeux ; la réalité le confirme !

Ma question porte sur le recours aux agents de sécurité privée. J'ai rencontré le nouveau préfet de police des Bouches-du-Rhône la semaine dernière. Quelque 800 agents ont déjà été recrutés, alors que les besoins sont de 1 400 agents pour la durée des Jeux. Pour les 600 restants, le recrutement au niveau souhaité est difficile. D'après le préfet, c'est la ville de Marseille qui est en charge de ce recrutement. J'en ai été très surpris. Disposez-vous d'éléments là-dessus ?

Mme Corinne Narassiguin. - Merci pour votre travail conséquent. Nonobstant mes désaccords profonds avec le ministre de l'intérieur sur de nombreux sujets, je dois reconnaître que son ministère réalise un excellent travail dans l'organisation des jeux Olympiques. On le voit en Seine-Saint-Denis.

Je souhaite mettre l'accent sur un angle mort de l'organisation de ces grands événements : les violences sexistes et sexuelles, et la prostitution, notamment des mineurs. La ville de Saint-Denis a expérimenté des campagnes de communication lors de la Coupe du monde de rugby, de façon à amplifier le dispositif pour les jeux Olympiques. La ville de Saint-Denis et le département de la Seine-Saint-Denis ont pris des mesures spécifiques contre les violences sexistes et sexuelles autour des sites olympiques et des fan zones. Ils mettent le mode d'emploi de ces mesures à disposition de toutes les collectivités territoriales qui souhaiteraient les dupliquer. Il serait bon qu'une coordination soit assurée avec les forces de l'ordre au niveau national car c'est un problème systémique lors des grands événements.

Je me suis rendue en visite inopinée au centre de détention de Villepinte lundi après-midi. J'ai demandé si le centre était prêt à recevoir des détenus supplémentaires lors des jeux Olympiques. La réponse officielle est que l'occupation atteint déjà un taux de 180 %. Officieusement, ils transfèrent des détenus hors d'Île-de-France pour dégager de la place. Mais le problème demeurera en cas de grand nombre de comparutions immédiates. Espérons que la présence policière sera dissuasive.

M. Hussein Bourgi. - Je salue le travail nos deux rapporteures.

Quelque 60 sapeurs-pompiers de l'Hérault seront mobilisés ailleurs. Malheureusement, les régions du sud de la France sont confrontées à des incendies estivaux. Les élus s'inquiètent de ce que trop de moyens humains et matériels soient aspirés en région, alors que des incendies pourraient s'y déclencher. C'est une préoccupation majeure, tout comme la surveillance des plages - la Méditerranée tue aussi. En outre, la population de certaines communes est multipliée par vingt ou trente l'été. Les sapeurs-pompiers sont sollicités pour prêter main forte aux surveillants de baignade, mais aussi pour les jeux Olympiques.

La question de la sécurité privée inquiète beaucoup, lorsque l'on nous signale des appels d'offre infructueux. Les préfets pourraient réquisitionner des forces de sécurité privée prévues initialement pour des festivals, des fêtes de village ou des manifestations taurines. On ne peut pas pénaliser les événements en région dont les organisateurs ont été suffisamment prévoyants pour remplacer la police nationale, qui ne sera pas au rendez-vous. Ces manifestations ne pourraient pas se tenir, ce qui engendrerait une perte sèche pour les différents acteurs. Les élus en région surveillent tous ces appels d'offres infructueux comme du lait sur le feu.

Avez-vous pu mesurer la mobilisation des consulats ? Plusieurs millions de touristes étrangers viendront dans notre pays. Certains seront victimes de vol ou perdront eux-mêmes leur portefeuille. Comment les consulats prendront-ils en charge leurs ressortissants ? Ont-ils prévu de mobiliser leur personnel cet été ?

Mme Isabelle Florennes. - Merci aux rapporteures pour leur excellent travail et leurs propositions, qui seront très utiles. Depuis deux ans, la préfecture des Hauts-de-Seine est extrêmement mobilisée et les élus régulièrement informés. Dans votre proposition n° 25, vous souhaitez « encourager la formation des personnels des forces de sécurité ». Je suis régulièrement informée de la formation, en cours et du recrutement des réservistes opérationnels de la gendarmerie en Île-de-France.

Je porte une attention particulière à votre proposition n° 2 : l'accompagnement des collectivités qui devront prendre en charge les enfants du personnel mobilisé. Quelles seraient les éventuelles compensations de l'État ?

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Évidemment, la sécurisation des plages est une préoccupation. Nous préconisons de renforcer la réserve de la police et de la gendarmerie, pour pallier l'absence des « CRS-MNS » qui seront centralisés sur la sécurisation des jeux Olympiques. Nous préconisons aussi que les maires soient prévenus de tout déplacement de forces de sécurité de leur département. Les sapeurs-pompiers seront aussi extrêmement mobilisés pour remplacer les CRS absents. Ils devront en outre maintenir une bonne réactivité sur les événements impossibles à anticiper, tels que les départs de feu. Nous avons porté une attention particulière à ce que tout le territoire puisse continuer à vivre. Des activités sécurisées doivent pouvoir y perdurer.

Les grandes entreprises de sécurité privée n'ont pas répondu aux appels d'offres du Cojop. Ce sont surtout des entreprises de petite taille qui ont répondu. Or, comme elles ont recours à des vacataires, nous attendons avec impatience le criblage, pour être sûrs que leurs employés ne soient pas les mêmes, dans deux ou trois lots de marchés publics. C'est après le criblage que nous saurons s'il faut recourir à l'armée. Les grosses entreprises seront présentes comme d'habitude sur les autres manifestations.

Une négociation est en cours avec les ambassades et consulats, pour la coopération policière mais aussi l'interprétariat de langues très peu parlées sur notre territoire.

Enfin, comme l'a dit Isabelle Florennes, oui, les réservistes apportent une solution.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Je suis contrariée par la réaction de Nathalie Delattre : nous ne voulons absolument pas être anxiogènes. Nous avons l'impression que tout est remarquablement anticipé, mais nous signalons des points de vigilance, en espérant qu'ils peuvent faire bouger certaines choses.

Pour rebondir sur la remarque de Jean-Michel Arnaud, effectivement la cérémonie d'ouverture sur la Seine est un défi, mais l'organisation des jeux Olympiques sur l'ensemble du territoire des Alpes est une chose incroyable. Il existe des professionnels des jeux - pas forcément français - qui travaillent sur l'ensemble des éditions ; ils disposent d'un important retour d'expérience, ce qui a de quoi rassurer.

Les collectivités sont chargées d'assurer la sécurité de leurs propres événements. Marseille, comme d'autres collectivités, doit recruter des forces de sécurité. Nous avons repéré ce problème de volume. Les grosses structures n'ont pas répondu aux appels d'offres car elles ont déjà leurs clients et ne veulent pas les perdre ou les démunir. Le périmètre du recrutement a été élargi grâce à l'allongement à cinq ans de la carte professionnelle. Nous recommandons qu'il soit ouvert aux étudiants, y compris étrangers.

Nous avons noté une implication incroyable du préfet de police de Paris, qui a organisé des réunions de concertation sur les périmètres de sécurité dans tous les arrondissements de Paris et en périphérie. Des centaines de personnes y ont assisté.

Nous avons régulièrement abordé le sujet des violences sexistes et sexuelles lorsque nous avons rencontré les responsables des tribunaux de Paris et de Bobigny. Cette question a été très bien identifiée.

Nous avons formulé une préconisation sur l'accès au droit. À Paris, tous les points d'accès au droit seront ouverts. Nous demandons aussi l'installation de commissariats mobiles près des sites de compétition.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci. Nous devons maintenant voter sur les propositions et le rapport, dont le titre est...

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - ... Gagner la médaille d'or de la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci.

Les recommandations sont adoptées à l'unanimité.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

Rapport de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre l'immigration irrégulière - Audition de M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes

M. François-Noël Buffet, président. - Nous recevons Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes.

Nous avions prévu cette audition au moment de l'examen du projet de loi sur l'immigration. Ce rapport est d'un intérêt majeur pour nous, d'autant qu'il conforte nos travaux - je pense notamment au rapport, publié en mai 2022, Services de l'État et immigration : retrouver sens et efficacité.

Je souhaite attirer votre attention sur quelques points qui figurent dans votre rapport et qui sont d'un intérêt particulier pour nous : les carences du contrôle aux frontières, en particulier avec l'Italie ; la coordination avec le Royaume-Uni pour la lutte contre les small boats dans la Manche ; la pression migratoire outre-mer, en particulier à Mayotte ; le plan CRA 3000 ; enfin, l'éternel problème du nombre d'obligations de quitter le territoire français (OQTF) et de leur exécution.

M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes. - J'ai grand plaisir à me tenir devant vous aujourd'hui pour vous présenter ce rapport public thématique de la Cour des comptes portant sur la politique de lutte contre l'immigration irrégulière. Ce rapport a été publié le 4 janvier 2024. L'instruction en a été réalisée en 2023. Il me paraît important de préciser d'emblée qu'il ne prend pas en compte les dispositions de la loi promulguée fin janvier 2024.

Je souhaite avant tout saluer le travail approfondi de l'ensemble des artisans de ce rapport. Je remercie Christian Charpy, le président de la quatrième chambre, Emmanuel Glimet, président de section, Didier Lauga, contre-rapporteur, ainsi que l'ensemble des rapporteurs, dont Luca Vergallo, auditeur.

Je voudrais revenir sur le contexte de publication de ce rapport, il y a quatre mois. La Cour a été l'objet de critiques à mon sens infondées en raison de la décision, que j'assume et qui a été prise collégialement, de reporter la publication de ce rapport du 13 décembre 2023 au 4 janvier 2024.

On a évoqué l'article 47-2 de la Constitution. Je le respecte pleinement et j'ai toujours un immense plaisir à venir devant le Parlement pour présenter des rapports qu'il nous a demandé. En l'occurrence, il ne s'agissait pas de l'un des travaux définis à l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) que j'ai plaisir à venir présenter très régulièrement devant le Parlement. Ce n'était pas non plus un rapport ayant trait à la loi de finances, ou à la loi de financement de la sécurité sociale.

Ce rapport avait été programmé par la Cour fin 2022 et n'était donc pas un rapport au Parlement au sens de l'article 47-2 de la Constitution. Par ailleurs, la programmation et le calendrier des publications, hors rapports obligatoires et commandes du Parlement, relèvent du seul ressort de la Cour des comptes et notre doctrine est de publier nos rapports une fois qu'ils sont prêts à l'être.

Nous avions initialement prévu de le publier le 13 décembre, c'est-à-dire le surlendemain d'un événement que nous n'anticipions pas, à savoir une motion de rejet au Parlement sur la loi relative à l'immigration. Nous avons estimé collectivement que cela eût été dangereux.

Ceux qui ont formulé des reproches en auraient formulé des dix fois plus grands si nous nous étions immiscés dans le débat parlementaire, qui était suspendu et alors qu'une commission mixte paritaire (CMP) travaillait à partir du texte du Sénat. Dès lors que la CMP avait la responsabilité de conclure la discussion sur la loi, il fallait respecter cette procédure.

Je ne méritais pas l'excès d'opprobre dont j'ai été couvert, mais c'est toujours un grand honneur que d'être une cible. Je l'ai donc vécu avec une impavidité absolue.

J'en viens au rapport. L'équipe de rapporteurs a mené un travail qui s'est appuyé sur de nombreux entretiens avec les responsables des administrations concernées mais aussi sur des déplacements de terrain, en Seine-et-Marne, dans le Pas-de-Calais, le Nord, les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône et la Guyane, pour rencontrer tous les acteurs de terrain de la lutte contre l'immigration irrégulière : les préfectures, les forces de sécurité intérieure, les douanes, les juridictions administratives et judiciaires, ainsi que des acteurs associatifs. Plusieurs centres de rétention administrative (CRA), des aéroports et des postes aux frontières terrestres ont été visités. Par ailleurs, l'équipe de rapporteurs a utilisé les données de plusieurs systèmes d'information à des fins statistiques.

Je voudrais rappeler que ce rapport n'aborde pas les thématiques liées à l'immigration régulière et au droit d'asile. Je vous renvoie, pour ces thèmes, à d'autres travaux, dont le rapport public thématique de la Cour, publié en mai 2020, intitulé L'entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères.

Le rapport que je vous présente aujourd'hui se concentre uniquement sur la politique de lutte contre l'immigration irrégulière pour en mesurer les objectifs, les moyens, les résultats, et proposer des évolutions pour la rendre plus juste, efficace et efficiente.

L'immigration irrégulière est, par définition, un phénomène difficile à appréhender. Sur les 7 millions d'immigrés dénombrés par l'Insee en France en 2022, la très grande majorité est en situation régulière, avec l'autorisation de résider sur le sol national en raison soit de la détention d'un titre de séjour, soit du statut de réfugié.

Les étrangers en situation irrégulière sont des personnes qui se maintiennent illégalement sur le territoire national. Elles peuvent avoir franchi la frontière française sans droit ni titre. Elles peuvent également être entrées tout à fait légalement en France, par exemple comme étudiant, touriste ou demandeur d'asile, et s'y maintenir au-delà de la durée de séjour autorisée ou parce que statut de réfugié leur a finalement été refusé. Une même personne peut ainsi basculer d'une catégorie à l'autre.

Le nombre d'étrangers en situation irrégulière en France est par définition incertain. Il est généralement estimé via le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale de l'État (AME), qui s'élevait à 439 000 fin juin 2023. Mais ce chiffre ne permet pas, en lui-même, d'évaluer précisément le nombre de personnes en situation irrégulière, car certains étrangers en situation irrégulière ne recourent pas au système de soins ou ne répondent pas aux critères pour bénéficier de l'AME. À l'inverse, certaines personnes bénéficient de l'AME alors qu'elles ne sont pas juridiquement considérées en situation irrégulière : les mineurs, par exemple. En 2019, des chercheurs américains ont croisé plusieurs méthodes statistiques afin d'estimer le nombre d'étrangers en situation irrégulière dans plusieurs pays : en France, ce nombre était évalué entre 300 000 et 400 000, soit trois fois moins qu'au Royaume-Uni et en Allemagne. Les chiffres de l'AME ne sont donc pas invraisemblables.

La politique de lutte contre l'immigration irrégulière poursuit deux objectifs : empêcher les personnes n'ayant pas de titre légal pour le faire de franchir la frontière - c'est l'objet du contrôle aux frontières - et faire partir ceux qui n'ont pas ou plus d'autorisation pour résider sur le territoire national. Il s'agit, outre les départs spontanés, des politiques de retour volontaire aidé et d'éloignement forcé.

Cette politique s'exerce d'abord dans un cadre juridique en partie harmonisé au niveau européen. Ce cadre cherche à trouver un équilibre entre le choix pour chaque État membre de sa politique d'immigration et la protection des droits fondamentaux des personnes, sous le contrôle du juge français et européen : la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), les tribunaux administratifs et judiciaires. En France, cette politique repose sur un cadre légal fixé par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda), mais aussi sur la pratique administrative, car la plupart des procédures applicables relèvent de la police administrative.

Par ailleurs, la politique de lutte contre l'immigration irrégulière mobilise de nombreuses administrations, et c'est l'un des défis de sa mise en oeuvre. Elle incombe en premier lieu à deux directions du ministère de l'intérieur : la direction générale des étrangers en France (DGEF), qui définit les grandes orientations stratégiques, et la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF), chargée de la mise en pratique de la lutte contre l'immigration irrégulière. D'autres ministères sont très mobilisés : le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui définit et met en oeuvre la politique de visas et demande les laissez-passer consulaires pour l'éloignement, et le ministère de la justice, qui gère le contentieux de masse induit par l'immigration irrégulière.

J'en viens aux principaux constats et recommandations de notre rapport, structuré en quatre parties. Les trois premières parties reprennent l'ordre chronologique du parcours d'une personne étrangère en situation irrégulière : d'abord, la gestion des frontières, ensuite, la gestion des étrangers en situation irrégulière sur le territoire national, puis l'éloignement. La dernière partie est consacrée au pilotage d'ensemble, jugé déficient, d'une politique à laquelle sont pourtant alloués des moyens importants.

Le premier maillon de la lutte contre l'immigration irrégulière consiste à empêcher l'entrée en France des étrangers qui n'ont pas le droit d'y pénétrer. Cette mission incombe aux deux administrations considérées par l'Union européenne comme des garde-frontières : la police aux frontières (PAF), qui relève du ministère de l'intérieur, et les douanes, qui relèvent du ministère chargé de l'économie et des finances. Ces deux administrations se partagent la tenue de 126 points de passage frontaliers, qui sont des points d'entrée dans l'espace Schengen depuis des pays tiers.

La France a par ailleurs rétabli en novembre 2015 le contrôle aux frontières intérieures après les attentats de Paris, ce qui permet de procéder à des contrôles aux frontières, principalement terrestres, avec nos voisins européens.

Ce dispositif dérogatoire des accords de Schengen, censé être exceptionnel, est reconduit depuis huit ans et demi. La France le justifie par la persistance de plusieurs menaces liées au contexte géopolitique, aux flux migratoires ou au terrorisme. Bien que sa prolongation doive être autorisée tous les six mois par l'Union européenne, la France n'envisage pas d'y renoncer à ce stade.

Notre pays connaît, à l'instar d'autres États européens, une hausse continue de la pression à ses frontières. De nombreux indicateurs attestent que le nombre global d'entrées irrégulières sur le territoire national s'accroît depuis 2015, malgré les 240 000 refus d'entrée prononcés ces cinq dernières années.

Dans ce contexte, le contrôle aux frontières est très consommateur en moyens humains et matériels pour les garde-frontières. Aux effectifs de la PAF et des douanes s'ajoutent régulièrement des unités de forces mobiles - CRS, gendarmes mobiles - sur lesquelles pèse une très forte tension. Leur disponibilité reste par ailleurs aléatoire, car elles sont de plus en plus souvent accaparées par d'autres priorités nationales.

En outre, les coopérations avec les pays limitrophes sont encore inégales et globalement insuffisantes. La France peine à développer une coopération opérationnelle avec ses voisins, y compris britannique. L'agence Frontex apporte un soutien réduit, car elle est uniquement compétente pour la surveillance des frontières extérieures de l'espace Schengen. Il s'agit seulement, pour la métropole, des frontières avec le Royaume-Uni.

Le rapport relève que l'organisation des garde-frontières n'est pas suffisamment optimisée et coordonnée, ce qui nuit à son efficacité. Plusieurs tentatives d'amélioration de la coordination des acteurs ont été menées. La plus récente d'entre elles est l'annonce du Gouvernement, à l'été 2023, de la création d'une force frontière ou border force, qui conforterait le rôle de chef de file de la PAF. Mais le contenu de cette réforme et les apports attendus demeurent flous. Elle repose principalement sur la mobilisation, à nouveau, de forces mobiles, dont on sait qu'elles sont peu disponibles.

Dans l'attente, la Cour propose des pistes d'évolution pour une meilleure efficacité des contrôles. Elle recommande ainsi de faire converger les prérogatives respectives de la PAF et des douanes en matière de contrôle des véhicules, car il n'apparaît pas justifié que les garde-frontières ne puissent pas procéder aux mêmes contrôles selon qu'ils sont policiers ou douaniers. C'est un peu aberrant.

D'autre part, la répartition des tâches entre les douanes et la police aux frontières n'est plus adaptée aux évolutions des enjeux de sécurité et des flux migratoires. La douane est parfois responsable de la surveillance de zones à fort enjeu de sécurité, alors que la pratique voudrait que les zones les plus sensibles soient confiées à la PAF. La Cour recommande en conséquence de revoir la répartition des points de passage aux frontières, afin de confier à la police aux frontières ceux qui présentent les plus forts enjeux en matière de lutte contre l'immigration irrégulière.

Enfin, pour assurer une meilleure traçabilité, il serait utile de recueillir et de conserver les données d'identité des étrangers interceptés alors qu'ils franchissent illégalement les frontières intérieures, via la constitution de systèmes d'information et d'un cadre juridique adapté.

Ces actions, en vue d'une plus grande efficacité du contrôle aux frontières, doivent s'accompagner d'un effort pour lutter en profondeur contre les réseaux criminels qui contribuent à l'immigration irrégulière. Un nouvel Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim) a été créé début 2023. Il doit renforcer le démantèlement des filières dont le développement apparaît inquiétant : les filières de passeurs et la fraude documentaire et à l'identité. Il faut, en ce domaine, que tous les ministères jouent le jeu et affectent les agents promis à cet office.

La deuxième partie du rapport porte sur la gestion des étrangers en situation irrégulière, présents sur le territoire national. La politique de lutte contre l'immigration irrégulière fait l'objet d'une attention politique et médiatique particulière. Le cadre législatif a fait l'objet de 133 modifications entre 2010 et 2019 - et je ne parle pas de la dernière loi. C'est dire l'instabilité législative en la matière et la recherche permanente du bon cadre pour traiter ces situations.

Le ministère de l'intérieur publie en parallèle de nombreuses circulaires, pour réaffirmer ses priorités dès qu'une actualité dramatique concerne un étranger en situation irrégulière, sans que ces circulaires constituent pour autant une stratégie globale.

La situation des personnes étrangères en situation irrégulière relève du préfet de département, qui est le donneur d'ordre à tous les maillons de la chaîne. Le préfet prononce les mesures d'éloignement, décide du placement en rétention ou en assignation à résidence, il assure la défense de l'État lors des procédures contentieuses et il entreprend les démarches d'éloignement auprès des consulats étrangers.

Entre 2019 et 2022, les préfets ont prononcé près de 450 000 OQTF, y compris outre-mer. La moitié d'entre elles émanait de dix préfectures, tandis que 50 départements représentaient moins de 10 % des mesures prononcées, ce qui témoigne d'une pression migratoire très différenciée sur le territoire.

Dans ce contexte, les services des préfectures chargés de mettre en oeuvre la lutte contre l'immigration irrégulière sont saturés. Sur les cinq dernières années, le nombre d'OQTF délivrées a augmenté de 60 %, alors que les effectifs préfectoraux consacrés à l'éloignement et au contentieux des étrangers ont crû de 9 % : c'est d'une flagrante disproportion. La plupart des préfectures sont surchargées. Elles rencontrent des difficultés à respecter les délais légaux et à assurer la défense contentieuse de leurs décisions devant les juridictions administratives.

Aussi, la Cour recommande, et ce n'est pas son habitude, de renforcer les moyens humains des services chargés des étrangers dans les préfectures, afin d'améliorer la qualité des décisions et d'assurer une défense contentieuse systématique.

Les juridictions administratives et judiciaires chargées du contentieux des étrangers sont, elles aussi, saturées par ce contentieux de masse. Cela a représenté 41 % des affaires des juridictions administratives en 2021. Pourtant, la qualité juridique des procédures est essentielle à une politique de lutte contre l'immigration irrégulière efficace. Une simplification du contentieux des étrangers doit ainsi être opérée, ce que la loi de fin 2023 a commencé à faire.

Les difficultés engendrées par le manque de moyens et la complexité du droit sont aggravées par l'éclatement des systèmes d'information, peu interconnectés. La population des étrangers en situation irrégulière est, par définition, difficile à suivre. Mais ces personnes apparaissent dans de nombreuses procédures administratives lors de leur parcours migratoire. Pas moins d'une douzaine de systèmes d'information visent à contrôler les frontières et les étrangers qui les franchissent. Or ces systèmes sont insuffisamment interconnectés et le logiciel de gestion des étrangers en France, l'Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (Agdref), est obsolète. Un rapprochement de ces systèmes d'information est nécessaire.

De la même façon, les systèmes d'information du ministère de l'intérieur communiquent trop peu avec les bases de données des autres ministères. Le prononcé d'une OQTF n'est pas automatiquement transféré aux organismes de sécurité sociale ou aux bailleurs sociaux, ce qui peut entraîner le versement indu de prestations sociales. Comme elle l'a déjà fait lors de la certification des comptes 2022 du régime général de sécurité sociale, la Cour des comptes rappelle donc sa recommandation d'accélérer les travaux de rapprochement des bases de données.

La troisième partie du rapport porte sur l'éloignement des étrangers en situation irrégulière, un objectif rendu difficile par un enchaînement d'obstacles structurels.

L'un des deux objectifs de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière est de faire partir les étrangers en situation irrégulière, une fois que leur situation administrative a été étudiée et, le cas échéant, tranchée par le juge. Ce retour dans le pays d'origine peut être « volontaire », c'est-à-dire que la personne y retourne d'elle-même ; il peut être « aidé », lorsque la personne perçoit une aide financière au retour, ou il peut être « forcé ».

En France, seule une petite minorité - autour de 12 % - des OQTF sont exécutées, c'est-à-dire qu'elles se traduisent par le départ effectif de la personne qui en est destinataire. C'est un sujet qui n'est pas nouveau et qui n'est pas propre à la France.

En effet, si la France ne parvient à faire exécuter qu'une minorité des éloignements prononcés, la situation n'est guère différente chez nos voisins. D'après Eurostat, et selon les années, la France est le pays qui procède au plus grand nombre d'éloignements forcés de l'Union européenne : 11 409 éloignements forcés ont été réalisés en 2022 en France, alors que le Royaume-Uni n'en a réalisé que 3 531 l'an dernier, et l'Allemagne 12 945.

Plusieurs difficultés expliquent ce faible taux d'exécution des OQTF. La première difficulté concerne la rétention administrative. Les préfectures peuvent restreindre la liberté d'aller et de venir de la personne étrangère en situation irrégulière en l'assignant à résidence ou en la plaçant dans l'un des 22 CRA. Cette rétention ne peut dépasser une durée maximale de 90 jours, sauf exception.

Entre 2019 et 2022, 5 % des étrangers en situation irrégulière titulaires d'une OQTF ont été placés en CRA, et près de la moitié des personnes placées en rétention ont été effectivement éloignées ; la rétention augmente ainsi l'effectivité des mesures d'éloignement forcé.

Récemment, le ministère de l'intérieur a décidé de concentrer les efforts déployés pour l'éloignement forcé, en ciblant les individus qui présentent une menace à l'ordre public, ou qui ont fait l'objet d'une condamnation pénale récente. Depuis août 2022, ces personnes sont placées de manière prioritaire en rétention administrative : elles représentaient plus de 90 % des personnes retenues aujourd'hui, contre moins de 50 % six mois auparavant.

La priorisation des éloignements forcés opérée par le ministère de l'intérieur depuis 2022 paraît pertinente. Certains brandissent l'objectif de 100 % d'OQTF réalisées : il s'agit d'un slogan peu réaliste. Les efforts sont désormais concentrés sur les personnes présentant des troubles à l'ordre public, dits profils TOP, même si l'éloignement de certains d'entre eux, originaires de pays en guerre ou en très forte instabilité, ne sera souvent pas possible. Ce ciblage des efforts est pertinent. Mais les services de police et de gendarmerie, souvent, ne savent pas si la personne étrangère qu'ils contrôlent est un profil TOP ou non.

La Cour préconise donc de mieux identifier les OQTF prononcées pour troubles à l'ordre public, de partager cette information avec l'ensemble des services, et de suivre systématiquement l'exécution de la mesure d'éloignement pour ces profils, qui présentent une menace effective pour la sécurité. Toutefois, le changement rapide des profils placés en rétention a des conséquences importantes sur les CRA : les dégradations et incidents ont augmenté. Le ministère de l'intérieur a engagé un plan de construction de nouvelles places en CRA pour atteindre 3 000 lits, mais il se heurte à des difficultés pour affecter de nouveaux personnels vers ces métiers assez peu attractifs.

D'autres freins expliquent le faible taux d'exécution des OQTF. D'abord, l'administration se heurte aux difficultés d'identification des étrangers en situation irrégulière, qui souvent ne possèdent pas de document d'identité ou l'ont détruit à dessein et dont la nationalité ne peut être établie avec certitude. Ensuite, il n'est pas possible de mettre en oeuvre des éloignements forcés vers certains pays dans lesquels les conditions de sécurité ne sont pas assurées, tels que l'Afghanistan ou le Sud-Soudan. De plus, certains pays d'origine sont très réticents à délivrer un laissez-passer consulaire à leurs ressortissants, document pourtant indispensable à leur éloignement en l'absence de passeport. C'est le cas notamment de certains pays du Maghreb. Enfin, la mise en oeuvre de l'éloignement forcé, majoritairement par vol commercial, se heurte fréquemment au refus d'embarquement de la personne étrangère ou de la compagnie aérienne.

Une partie de ces blocages s'impose à l'administration française, qui ne peut pas tous les résoudre, mais l'État peut et doit mieux s'organiser. La Cour des comptes recommande ainsi de centraliser la procédure de demande de laissez-passer consulaires, pour améliorer les relations avec les consulats et le taux de succès des demandes.

Au-delà des étrangers en situation irrégulière présentant des risques de troubles à l'ordre public, la question reste ouverte pour les étrangers en situation irrégulière qui se maintiennent sur le territoire national et dont l'éloignement n'est pas jugé prioritaire. Pour ces profils, l'aide au retour volontaire peut être l'une des réponses possibles. Elle vise à encourager le départ d'une personne étrangère en situation irrégulière de manière non coercitive, en lui versant une somme d'argent allant jusqu'à 2 500 euros. En la matière, la France accuse un retard notable par rapport à ses voisins européens, avec 4 979 retours aidés exécutés en 2022, contre 26 545 en Allemagne en 2022. Cela tient en particulier aux paramètres trop rigides en matière de publics éligibles, de montant de l'aide et de durée de séjour en France.

L'aide au retour volontaire est pourtant nettement moins coûteuse qu'un éloignement forcé et qu'un séjour trop prolongé en France. Malgré la réforme récente, la Cour recommande d'assouplir ce dispositif, pour le rendre plus attractif.

La quatrième et dernière partie du rapport traite du pilotage et de la cohérence d'ensemble de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière, qui ne sont pas à la hauteur des moyens engagés et des enjeux.

La politique de lutte contre l'immigration irrégulière mobilise des moyens budgétaires et humains importants. La Cour des comptes les évalue à environ 1,8 milliard d'euros par an, portés à 90 % par le ministère de l'intérieur. Cette politique mobilise environ 16 000 fonctionnaires et militaires à temps plein, dont trois quarts sont des agents de la PAF.

La PAF est la seule force opérationnelle dont la lutte contre l'immigration irrégulière est une priorité permanente. Elle se trouve d'ailleurs souvent seule dans la mise en oeuvre de cette mission qui requiert une connaissance précise des règles juridiques spécifiques aux étrangers, connaissance dont ne disposent pas toujours les autres forces de police.

Pour faire face à des besoins croissants, la police aux frontières a connu une hausse globale de ses effectifs depuis 2017, mais elle souffre encore d'une gestion des ressources humaines par à-coups. En 2022, elle compte près de 10 500 effectifs dans l'Hexagone et 1 300 en outre-mer, soit un peu moins de 10 % des effectifs de la police nationale.

En dépit des moyens engagés, la politique de lutte contre l'immigration irrégulière souffre d'un pilotage trop concentré sur le seul ministère de l'intérieur. Cette politique lui incombe en effet principalement ; il définit seul ses orientations stratégiques et pourvoit l'essentiel des moyens mobilisés.

Surtout, la constitution de la DGEF a concentré sur le ministère de l'intérieur, en 2013, l'essentiel des moyens d'action et des pouvoirs ; cela a entraîné la suppression des services chargés de la politique migratoire dans les autres ministères.

Dans ce contexte, la Cour relève - et regrette - un désengagement relatif des autres ministères concernés. La coordination interministérielle, en particulier avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, est insuffisamment développée.

Or l'immigration irrégulière emporte des conséquences importantes sur des administrations chargées d'autres domaines de l'action publique, comme l'hébergement d'urgence, le travail ou la santé. À l'inverse, le ministère de l'intérieur est lui-même tributaire des actions menées par d'autres administrations, comme la délivrance des visas et l'organisation du contentieux.

C'est pourquoi notre rapport recommande - il s'agit sans doute de sa recommandation fondamentale - de mieux formaliser la stratégie interministérielle de lutte contre l'immigration irrégulière et de la décliner en plans d'action pour chaque ministère. Cela permettra d'identifier les failles juridiques et organisationnelles à combler en priorité, afin d'accroître l'efficacité du dispositif.

Au niveau européen, la France doit poursuivre ses efforts de mobilisation des leviers communautaires, en particulier sur les visas, la politique commerciale et la protection des frontières extérieures. Par exemple, le levier dit « visa-réadmission », qui consiste à lier l'octroi de visas à la coopération d'un État en matière de réadmission de ses ressortissants, pourrait être renforcé au niveau européen, échelle à laquelle il existe déjà un mécanisme, mais dont les résultats sont quelque peu décevants.

La création d'un levier commercial est aussi en cours de négociation au sein de l'Union européenne. Il permettrait de restreindre les facilités tarifaires octroyées aux importations de certains pays qui ne se montreraient pas suffisamment coopératifs en matière de réadmission. Il a le soutien de la France, mais plusieurs États membres s'y opposent.

Au plan international, la lutte contre l'immigration irrégulière doit être encore mieux prise en compte dans les politiques portées par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. C'est le cas notamment en matière de délivrance des visas, maillon important de prévention de l'immigration irrégulière. Or, pour instruire les demandes de visas, les consulats n'ont qu'un accès limité au fichier Agdref du ministère de l'intérieur et ne disposent pas des identités des personnes qui ont fait l'objet d'une OQTF ou qui ont bénéficié d'une aide au retour volontaire.

De même, la politique d'aide publique au développement (APD) devrait mieux intégrer les préoccupations de lutte contre l'immigration irrégulière. Même si ce n'est pas son objectif premier, l'APD contribue à traiter les causes profondes de l'immigration et à renforcer la capacité des États bénéficiaires à maîtriser les flux migratoires. De plus, des dispositifs existent pour conditionner une partie du versement de l'aide au développement à une bonne coopération en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. C'est notamment le cas pour l'aide versée par l'Union européenne, dont 10 % doivent être consacrées à la gestion et à la gouvernance des migrations et des déplacements forcées. Or ce principe de conditionnalité, qu'il soit positif ou négatif, n'a jamais été mis en oeuvre en France.

Ce sujet pourrait opportunément faire partie de l'agenda bilatéral des discussions avec les pays étrangers, particulièrement ceux dont les ressortissants sont les plus concernés par la délivrance d'OQTF.

Mesdames, messieurs les sénateurs, voici les éléments d'analyse et les recommandations que je souhaitais porter à votre connaissance. Ainsi que je l'évoquais en introduction de mon propos, ce rapport montre que, quels que soient les choix politiques, quelles que soient les adaptations du cadre juridique, quelle que soit la volonté du législateur, nous ne pourrons atteindre nos objectifs que si l'État, avant tout, assure la cohérence de son organisation et de l'ensemble des moyens qu'il mobilise. Tel est le message principal de ce rapport. Légiférer, oui, mais exécuter, plus encore ! Les difficultés rencontrées viennent avant tout de problèmes d'organisation et d'efficacité de l'action publique ; il faut les traiter en priorité.

Le message de ce rapport, quatre mois après sa publication, reste pleinement d'actualité et demeure d'une grande force. Face à l'immigration irrégulière, il ne suffit pas de légiférer. Il faut avant tout agir dans une logique interministérielle, de façon plus déterminée, plus stratégique, plus efficace.

Mme Muriel Jourda. - Les chiffres sont connus, ce rapport les met en forme. Quand un citoyen étranger entre sur le territoire français, il est difficile de le repérer puis de le faire partir. Nous sommes d'accord : l'exécution des textes est primordiale ; des textes non exécutés sont de peu d'intérêt.

Finalement, la solution la plus simple, même si rien n'est simple en matière d'immigration, ne serait-elle pas d'agir sur l'entrée des étrangers sur notre territoire ? Cela nous prémunirait contre toutes difficultés ultérieures. Ne faut-il pas agir en priorité pour éviter ces entrées ?

M. André Reichardt. - Compte tenu de la faiblesse du nombre d'OQTF exécutées, quelle appréciation la Cour fait-elle du retour sur investissement de cette politique ? Quelle est votre évaluation de la productivité de ces dépenses ?

Par ailleurs, quelle est la motivation des personnels chargés de mettre en oeuvre cette politique, face à des résultats si peu probants ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Chaque année, 22 000 reconduites à la frontière ont lieu à partir de Mayotte. C'est le double de l'Hexagone ! Cependant, ces éloignements sont loin d'être efficaces pour lutter contre l'immigration clandestine, car les entrées sont extrêmement nombreuses ; de plus, pendant des décennies, les personnes en situation irrégulière qui se sont installées à Mayotte sont restées et ont créé une population en situation irrégulière massive.

Vous préconisez plus de coordination. L'immigration clandestine nuit aux politiques publiques à Mayotte - école, hôpitaux, adduction d'eau -, politiques qui souffrent du trop grand nombre de personnes présentes sur le territoire. Selon la Cour, que faut-il entreprendre à Mayotte pour améliorer la lutte contre l'immigration clandestine ?

Mme Corinne Narassiguin. - Vous voulez revenir à une stratégie interministérielle, a contrario de la vision sécuritaire du ministère de l'intérieur. Il ne s'agit pas que d'une question de philosophie politique ; il y va aussi de l'efficacité de nos politiques publiques. Ce rapport le rappelle, je vous en remercie.

Pourriez-vous nous préciser les évolutions du droit européen que vous considérez nécessaires, notamment pour ce qui relève du contrôle aux frontières ?

De nombreux étrangers en situation irrégulière font appel à la Défenseure des droits : ces personnes sont en situation régulière, mais se retrouvent en situation irrégulière à cause des délais de traitement des dossiers dans les préfectures. Il s'agit de véritables trappes à précarité. Auriez-vous des chiffres sur ce phénomène, lié au manque de moyens des préfectures ?

M. Alain Marc. - Certes, nous renvoyons beaucoup de migrants aux Comores, mais il est impossible de savoir combien de personnes sont en situation irrégulière à Mayotte, ce qui pose un grand nombre de problèmes, en matière d'État de droit comme de bonne exécution des politiques publiques. Que représente Mayotte exactement dans l'immigration irrégulière sur le territoire national ?

Vous souhaitez aligner le régime de la police et de la gendarmerie sur celui des douaniers. Je l'avais proposé, en mon temps, en matière de fouille des véhicules, car seuls les douaniers peuvent exécuter les fouilles les plus pertinentes. On m'avait opposé une question de constitutionnalité. Si l'on veut fouiller un véhicule, le procureur de la République doit donner des instructions précises. Comment envisager une évolution du droit dans ce domaine ? Dans un contexte de menace terroriste, voilà qui me semble une mesure de bon sens.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Ce rapport présente de manière clinique toutes les données chiffrées et les coûts de cette politique. Le comparatif avec les autres pays européens est intéressant : les OQTF sont très peu appliquées dans l'ensemble des pays européens, et la France compte parmi les plus efficaces.

Muriel Jourda nous propose une réponse pleine de bon sens : supprimer les entrées. Cela ne fonctionne pas, pour une raison très simple : quid de ceux qui sont entrés en situation régulière et quid des dispositifs conventionnels comme le regroupement familial, des étudiants et des travailleurs dans les métiers en tension ? La France a besoin d'un certain nombre d'étrangers. La formule de Mme Jourda est bonne, mais elle n'est pas opérationnelle.

Vous préconisez le renforcement des effectifs chargés des étrangers dans les préfectures. Les effectifs ont augmenté de 9 %, quand la charge de travail a augmenté de 60 %. La qualité des décisions s'en ressent. La gauche au Sénat préconisait l'examen à 360 degrés de la situation de l'étranger, de manière à statuer très rapidement. C'est parce que l'étranger reste sur le territoire français longtemps qu'il est difficile de le reconduire à la frontière.

Je cerne mal la centralisation de la procédure de délivrance des laissez-passer consulaires. Pourriez-vous l'expliciter ? Comment pourrions-nous forcer les pays d'origine à délivrer ces laissez-passer ?

J'ai connu une époque où existait la direction de la population et des migrations au ministère des affaires sociales. La politique d'immigration, en France, devient une politique de sécurité publique, mais laisse de côté un grand nombre de politiques publiques, et ignore donc les difficultés que connaissent les étrangers - je pense à l'hébergement d'urgence. Vous encouragez une stratégie interministérielle, cette préconisation est très bienvenue.

Mme Lauriane Josende. - Je suis sénatrice élue des Pyrénées-Orientales, et j'ai visité le CRA de Perpignan-Rivesaltes, où des émeutes ont eu lieu. La surpopulation est inquiétante, et désormais 100 % des détenus sont des profils TOP, donc des délinquants ; 20 % sortent directement de prison et sont condamnés à des peines lourdes. La gestion de la rétention au quotidien a complètement changé.

Se posent des questions bâtimentaires : le centre se trouve dans une zone industrielle et est facile d'accès. Les problématiques sont les mêmes que pour les centres de détention, mais ce CRA ne bénéficie pas des mêmes mesures de protection. La gestion intérieure comme extérieure du centre est donc difficile.

Il faut impérativement travailler avec le ministère de la justice pour faire évoluer la politique de gestion des CRA, parallèlement à la politique de gestion des centres de détention. Cette similarité est préoccupante, et n'est en rien abordée. Quel est votre avis sur la question ?

M. Louis Vogel. - Je suis assez d'accord avec Muriel Jourda : il faudrait agir à la source. Cela n'implique-t-il pas d'agir nécessairement à l'échelon européen ?

M. Pierre Moscovici. - Je ne vous donnerai pas mon avis personnel, mais répondrai à partir des travaux de la Cour, qui sont par essence collectifs.

Certes, il faudrait agir d'abord à l'entrée. Mais une fois qu'une personne est entrée, il faut bien agir et ensuite reconduire à la frontière. Agir dès l'entrée semble logique. Cependant, il est très difficile de surveiller nos 2 900 kilomètres de frontières terrestres hexagonales, sans parler des fleuves guyanais ou du canal du Mozambique. Les réseaux de passeurs contournent notre surveillance.

La mobilisation des ressources publiques est déjà grande : 10 % de la police nationale ; des coûts élevés, à hauteur de 1,8 milliard d'euros. Il ne faut pas attendre de solution miracle, il est matériellement impossible de vivre cadenassé à l'intérieur de nos frontières. Cependant, la Cour estime que ces moyens pourraient être mieux utilisés, en relevant systématiquement et immédiatement l'identité des personnes à la frontière. Cela relève d'une meilleure organisation de l'État.

La coordination avec le Royaume-Uni est assez décevante. Une salle opérationnelle commune est active 24 heures sur 24 à Calais, une unité de huit Français et sept Britanniques lutte contre les small boats, mais l'échange de renseignements est insuffisant et les informations, trop générales, ne permettent pas d'identifier les filières. En 2021, nous avons créé des brigades mixtes avec les services italiens, mais les résultats sont modestes : il y a eu 6 698 personnes contrôlées à la frontière italienne en 2022. Des patrouilles conjointes existent aussi.

À Mayotte, la situation est extrêmement difficile, la pression est très forte. Un autre rapport de la Cour de juin 2022 porte sur le développement de Mayotte. En 2019, nous avons mis en place l'opération Shikandra de protection des frontières, avec une présence à terre ; depuis 2023, l'opération Wuambushu est en cours. Cependant, même quand on en fait une priorité, même avec des moyens renforcés, la pression reste incroyablement forte. Bien que le ministre de l'intérieur n'épargne pas ses efforts, les résultats restent décevants.

Cette politique de lutte contre l'immigration coûte, je le redis, environ 1,8 milliard d'euros. Le coût de l'éloignement, de 50 millions d'euros, est très faible.

Les personnels, à savoir principalement la PAF, sont généralement motivés, mais les métiers restent trop peu attractifs.

Les mots d'ordre tels que « 100 % d'OQTF » n'ont pas grand sens. Il faut avant tout cibler ces mesures sur les personnes qui présentent des risques pour l'ordre public. Entre un tiers et la moitié des étrangers en situation irrégulière sont entrés légalement en France. Ils rencontrent ensuite de grandes difficultés sociales, comme le décrit la Défenseure des droits. Cette volonté de 100 % d'OQTF n'est ni tenable et pertinente.

La coopération internationale est fondamentale. Cette politique coûte assez cher, mais elle repose trop sur le ministère de l'intérieur. La coordination interministérielle doit être étendue. Les autres ministères se sentent aujourd'hui, depuis dix ans, démobilisés, notamment le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, tout comme les ministères sociaux. Il faut reprendre le contrôle de l'interministérialité.

Je suis surpris par vos remarques sur les fouilles de véhicules et le pouvoir d'inspection. Il y a des divergences entre les forces qui relèvent du code de procédure pénale, comme la police, et les douanes, qui relèvent de l'article 60 du code des douanes. Toutefois, il n'y a pas d'obstacles constitutionnels à faire converger les deux codes ; telle est la proposition issue de notre rapport. Il s'agit simplement de garantir les droits de chacun, comme l'a affirmé le Conseil constitutionnel en 2023. Bref, si l'on veut, on peut...

Chaque préfecture s'occupe des laissez-passer consulaires. Or les consulats des pays étrangers sont éloignés, ce qui rend difficile l'obtention des laissez-passer et l'exécution des OQTF. Nous proposons une task force commune au ministère de l'intérieur et à celui de l'Europe et des affaires étrangères.

Madame Josende, merci pour votre témoignage. Les conditions de détention en CRA sont très variables. Certains CRA sont anciens, d'autres récents. La Cour a pu le constater. Je vous renvoie aux rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, qui a pour mission de vérifier le respect des droits fondamentaux des personnes placées en rétention.

Votre question en soulève d'autres : faut-il construire plus de CRA ? Allonger la durée de rétention ? Mettre en place une rétention de sûreté à la sortie de prison ? Le Gouvernement a décidé de porter à 3 000 le nombre de places en CRA, même si nous disposons du parc de CRA le plus important d'Europe. Certes, le besoin de places est réel, mais l'éloignement reste un processus d'ensemble. Construire plus de places en CRA n'a pas de sens si les préfectures n'ont pas plus d'agents. Il faut agir sur tous les maillons de la chaîne.

Il faut donc formaliser une logique interministérielle, pour assurer la cohérence de tous nos efforts. Tel est notre message : cette politique est importante ; nous y consacrons beaucoup de moyens et elle est trop concentrée sur le ministère de l'intérieur. C'est l'exécution qui importe avant tout, ce qui passera principalement par le renforcement de la démarche interministérielle. Tel est le modeste apport de la Cour à ce dossier. J'aurais été ravi qu'elle puisse le formuler le 13 décembre lors d'un débat serein. Cela n'a pas été possible, ce que je regrette, mais le rapport existe bien.

La réunion est close à 12 h 40.