Jeudi 28 mars 2024

Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

 Audition de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP)

M. Dominique de Legge, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).

Merci, monsieur le président, de venir éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous ferez part de votre appréciation du risque d'ingérences dans le financement de notre vie politique, qui seraient de nature à exercer une influence étrangère malveillante sur le débat public, à plus forte raison à l'approche des élections européennes et, dans une moindre mesure, des jeux Olympiques.

Notre commission d'enquête sera à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influences, susceptibles de déstabiliser le fonctionnement de notre démocratie.

Avant de vous céder la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Vachia prête serment.

M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Vous avez la parole pour un propos liminaire ; M. le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront ensuite leurs questions.

M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). - Je suis très honoré d'être convié par votre commission d'enquête. J'ai eu l'occasion de m'exprimer devant la commission d'enquête réunie l'an dernier, sur ce sujet, par l'Assemblée nationale. En la matière, si les problèmes restent les mêmes, la situation a un peu évolué depuis lors et cette audition va me permettre de développer un certain nombre d'éléments.

Comme vous le savez, la CNCCFP a deux grandes attributions : premièrement, le contrôle des comptes de campagne des candidats aux élections politiques, notamment aux élections sénatoriales, lequel se traduit par l'approbation du compte de campagne, son rejet ou son approbation avec réformation et éventuellement modulation du remboursement du compte de campagne ; deuxièmement, la vérification du respect par les partis politiques de leurs obligations comptables - j'insiste sur le mot vérification : il ne s'agit pas d'un contrôle étendu.

Mes propos d'aujourd'hui prennent un relief particulier dans le contexte de la campagne pour les élections au Parlement européen. Je précise que, pour nous, la campagne couvre les six mois qui précèdent le mois de l'élection : c'est la période de financement.

J'axerai mon propos sur tout ce qui, de près ou de loin, est en rapport avec les interventions ou risques d'interventions étrangères directes ou indirectes. J'opérerai une distinction entre la situation actuelle et celle qui prévalait avant la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017. Je serai plus précis et plus long quant à la situation d'aujourd'hui, en mettant l'accent sur les élections au Parlement européen, qui constituent notre actualité.

Avant tout, je tiens à formuler quelques rappels.

Premièrement, bien avant 2017, l'on a cherché à protéger les campagnes électorales des ingérences étrangères. L'interdiction des concours, contributions, aides matérielles directes et indirectes des États étrangers et personnes morales de droit étranger a ainsi été énoncée dès les lois de 1988 et de 1990.

Deuxièmement, en France - ce n'est pas le cas dans d'autres pays de l'Union européenne, par exemple en Allemagne -, les concours directs ou indirects de personnes morales sont complètement interdits depuis 1995, que ce soit sous forme de rabais ou encore d'avantages.

Troisièmement, je tiens à formuler un rappel quant à la situation des contributions des personnes physiques. Avant 2017, ces dons étaient déjà plafonnés à 4 600 euros par campagne, tous candidats confondus, et, pour les partis politiques, à 7 500 euros par an tous partis confondus. Les deux membres d'un couple peuvent verser chacun 4 600 euros par an, soit 9 200 euros. Au cours de la même année, l'un et l'autre peuvent verser chacun 7 500 euros aux partis politiques. Néanmoins, l'avantage fiscal attaché, à savoir la déduction de 66 % dans la limite de 20 % du revenu, est plafonné à 15 000 euros par année.

À cet égard, avant 2017, il n'y avait pas de condition de nationalité. En outre, les prêts de personnes physiques n'étaient pas encadrés, ou ne l'étaient guère, qu'il s'agisse des campagnes électorales ou des partis.

Pour les campagnes électorales, ces financements restaient assez limités, sous une réserve très importante : le financement des partis ou groupements politiques. Des emprunts pouvaient être contractés auprès de personnes physiques sans grandes conditions. Or de tels emprunts ont bel et bien été souscrits, notamment par le Rassemblement national, pour financer la campagne de Marine Le Pen en 2017. Ils ont été remboursés dans l'année suivant l'élection. L'ancien parti Cotelec de Jean-Marie Le Pen a lui aussi eu recours à de tels emprunts. On peut également citer un emprunt du parti Les Républicains, remboursé en 2013.

Quant aux emprunts auprès de personnes morales, ils n'étaient pas réglementés avant 2017. Ainsi, n'importe quelle personne morale pouvait prêter : je citerai, à ce titre, le cas de Cotelec et le fameux emprunt russe du Rassemblement national, sur lequel je reviendrai dans quelques minutes.

De notre point de vue, la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique a ajouté un certain nombre de conditions très utiles.

Tout d'abord, elle a fait prononcer une interdiction générale des prêts de toute personne morale - c'est désormais le principe -, sauf par des partis politiques au sens de la loi de 1988 ou par des banques de l'Espace économique européen (EEE). Les prêts des personnes physiques sont désormais encadrés, tant pour les campagnes que pour les partis - j'y reviendrai également dans quelques instants. Pour ce qui concerne les personnes physiques, un point essentiel est ajouté : elles peuvent verser un don si elles sont de nationalité française ou si elles résident en France.

Des dispositions similaires sont prévues pour les partis politiques. Les capacités d'emprunt sont limitées aux mêmes personnes.

De surcroît, les obligations d'information sur les emprunts des candidats ou des partis ont été considérablement développées par la loi de 2017. Pour les comptes de campagne, les contrats d'emprunt doivent être livrés. Les données essentielles sont non seulement fournies, mais publiées par nos soins. Si vous le souhaitez, vous pourrez ainsi consulter sur le site data.gouv.fr tous les emprunts contractés par les différents candidats aux élections législatives.

S'y ajoute l'encadrement des prêts des personnes physiques, lesquels sont assortis de butoirs. Leur durée est limitée à cinq ans et même réduite à dix-huit mois dans le cas des campagnes, lorsqu'ils sont consentis sans intérêt ou à un taux inférieur au taux d'intérêt légal. Par ailleurs, les candidats emprunteurs doivent fournir chaque année à la CNCCFP la preuve du remboursement des emprunts. Nous dépensons une énergie considérable pour nous en assurer.

Dans la limite de nos pouvoirs, nous veillons à respecter ce cadre plus exigeant, même si les dons restent essentiellement déclaratifs.

En pratique, le parti ou le candidat fait remplir une fiche où le donateur affirme qu'il est de nationalité française ou que sa résidence fiscale se trouve en France ; mais nous n'avons pas de moyen de le contrôler. En outre, des difficultés peuvent se faire jour lorsque nous avons recours à un prestataire de services de paiement pour recevoir ces données.

Pour ce qui concerne les emprunts, l'annexe des comptes de campagne comprend désormais un tableau précisant les pays d'établissement. À titre d'indication, pour les législatives de 2022, il n'y a pas eu d'emprunt auprès d'un établissement bancaire étranger. Tous les établissements bancaires considérés étaient français. Pour les mêmes élections, le pays d'origine des personnes physiques ayant accordé des prêts n'a pas toujours été mentionné, mais il l'a été dans l'immense majorité des cas. Dans 7 cas sur 530 occurrences, le pays d'origine n'est pas la France.

J'en viens aux risques et aux marges d'incertitude auxquels nous sommes confrontés.

Tout d'abord, il faut prendre en compte le poids du passé dans les comptes des partis politiques : il s'agit plus précisément de la persistance, après 2017, d'emprunts contractés auprès de banques ou de personnes physiques à des conditions qui n'étaient pas du tout celles fixées par la loi en 2017.

Je passerai sur les vieux emprunts souscrits auprès de personnes physiques qui encombrent - passez-moi l'expression - les bilans de certains partis politiques. Nous sommes extrêmement insistants sur ce point.

Je dirai un mot de l'emprunt dit russe, contracté par le Front national, aujourd'hui Rassemblement national, en 2017. Il s'agissait d'un emprunt à cinq ans remboursable à terminaison. Mais, entre-temps, la banque prêteuse initiale a fait faillite et sa créance a été reprise par un autre établissement. Par ailleurs, cet emprunt a fait l'objet d'une renégociation en 2019, sanctionnée par l'équivalent, à Moscou, de notre tribunal de commerce. Le rééchelonnement du règlement de cet emprunt a alors été prévu de 2020 à 2028 au même taux d'intérêt, à savoir 6 %. Le Rassemblement national s'est acquitté de ses remboursements chaque année. Il lui restait 6,5 millions d'euros à rembourser le 31 décembre 2022. En septembre 2023, il a indiqué qu'il avait entièrement remboursé ce prêt ; nous attendons de recevoir le compte du parti politique le 30 juin prochain pour vérifier que tel a bien été le cas.

Pour nous, la question qui s'était posée, et qu'illustre le rapport rendu par Mme Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, était la suivante : la renégociation a-t-elle donné lieu à un nouvel emprunt, ou bien l'ancien emprunt a-t-il été poursuivi ? Nous avons considéré, au terme d'une réflexion menée en interne, que c'était la poursuite de l'ancien emprunt.

Normalement, les années passant, le poids du passé va s'alléger et cet héritage va finir par disparaître. Ce qui ne disparaît pas, c'est le problème des prêts des personnes physiques sous la nouvelle législation.

Tout d'abord - je l'ai déjà indiqué -, il n'y a pas de condition de nationalité française ou de résidence sur le territoire national, ce qui paraît absolument incroyable.

Ensuite, nous avons constaté que, pour certains candidats, ces prêts atteignaient des montants très significatifs pour chaque compte de campagne ; or nous n'avons aucune possibilité de vérifier la surface financière du prêteur, donc de nous assurer qu'il prête bien sur ses deniers et que les fonds ne viennent pas de quelqu'un d'autre. Nous serons sans doute de nouveau confrontés à ce problème avec les comptes de campagne des élections européennes ; à ce titre, nous devrons une nouvelle fois être très vigilants.

Enfin - je le signale, même si ce problème est à la marge des sujets traités par votre commission d'enquête -, je signale que la loi interdit les prêts consentis à titre habituel. En d'autres termes, les personnes physiques ne peuvent pas devenir des prêteurs systématiques. Or nous l'avons constaté dans un certain nombre de cas. Je ne l'avais pas dit l'année dernière, car nos travaux n'étaient pas encore suffisamment avancés ; mais je puis vous indiquer que nous avons saisi les procureurs de la République et Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) d'un certain nombre de situations qui nous paraissaient problématiques.

Ainsi, pour les dernières élections législatives, les ressources totales des candidats s'établissaient à 66,2 millions d'euros. Les dons représentaient 10,8 millions d'euros et les prêts de personnes physiques 7 millions d'euros, soit 11 % à 12 % des ressources. Selon les derniers comptes disponibles, la dette totale des partis politiques français s'élève à 134,2 millions d'euros, à rapprocher, soit dit en passant, de leurs 254 millions d'euros d'actifs : la situation globale des partis politiques est donc saine - je n'en dirais pas autant de certains partis. En tout, les dettes des partis politiques auprès des personnes physiques atteignent 37,4 millions d'euros : ce chiffre est loin d'être ridicule.

Parmi les points qui sont réellement d'actualités, je citerai également le cadre européen pour les élections au Parlement européen.

Le cadre européen du fonctionnement des partis politiques ne concerne que les partis politiques européens. Pour les partis nationaux, la compétence reste évidemment nationale, en vertu de la législation sur le financement des campagnes.

Depuis le règlement du Conseil et du Parlement de 2014, un cadre définit le statut des partis politiques européens. Il existe en outre un organisme, qui est plus ou moins notre équivalent européen, à Bruxelles, à savoir l'Autorité pour les partis politiques et les fondations européennes (APPF).

Il existe aujourd'hui dix partis politiques européens. Au total, seize partis politiques français y sont affiliés, à savoir tous les grands partis, sauf Renaissance, La France insoumise (LFI) et Reconquête.

À cet égard, je tiens à formuler deux remarques.

Premièrement, les partis politiques européens comptent normalement parmi leurs membres des partis politiques nationaux des Vingt-sept. Mais il ne leur est pas formellement interdit d'accueillir des partis de pays extérieurs à Union européenne, sous différents statuts - affiliés, partenaires, etc. Dans son rapport, qui est évidemment public, l'APPF dresse un inventaire à la Prévert de tous ces partis, parmi lesquels on trouve même des partis russes et biélorusses - je précise que ce sont des partis d'opposition.

Deuxièmement, in concreto, ces partis politiques sont essentiellement financés via des subventions distribuées par le Parlement européen. Mais ils peuvent aussi percevoir des dons, provenant aussi bien de personnes physiques que de personnes morales - c'est là une différence avec notre système national -, lesquels sont plafonnés à 18 000 euros par donateur. Néanmoins, au-delà de 3 000 euros, ces dons sont publiés : on connaît le nom de la personne.

Pour nous, le rôle des partis politiques européens dans la campagne nationale est extrêmement difficile à appréhender.

En vertu du règlement de 2014, les partis politiques européens peuvent, avec les subventions qu'ils perçoivent, participer à la campagne pour l'élection au Parlement européen ; mais le même règlement précise qu'ils n'ont pas le droit de financer, directement ou indirectement, des partis politiques nationaux.

Dans un avis du 19 mars 2019, le Conseil d'État a considéré que la règle spéciale l'emportait sur la règle générale et qu'il pouvait, en conséquence, y avoir des financements indirects de partis politiques nationaux pendant la campagne. Nous sommes tenus pas cet avis, dont je résume le contenu. L'APPF considère, en revanche, que l'interdiction générale vaut aussi pour la campagne pour l'élection au Parlement européen. Selon sa doctrine, les partis politiques européens - mettons les partis populaires - peuvent faire campagne sur les idées du parti populaire européen (PPE) dans les 27 pays de l'Union européenne, mais ne peuvent pas financer indirectement tel ou tel parti, par exemple, en France, Les Républicains.

S'y ajoute un « mais » par rapport au « mais » : il peut y avoir des actions communes ou des cofinancements, par exemple pour des meetings tenus en commun. L'APPF précise que, dans ces cas, le logo et l'intervention du parti politique européen doivent être soigneusement distincts de ceux du parti national.

Notre Guide du candidat et du mandataire consacre trois pages à cette problématique très compliquée, que je simplifie ici outrageusement : dès que l'action d'un parti politique européen se rattache, en France, à la campagne d'une liste, elle doit, si elle donne lieu à des dépenses, être retracée dans le compte de campagne au titre des cofinancements, dans une annexe particulière, sans préjudice de la position que l'APPF pourra prendre ultérieurement.

Pour ajouter encore à la complexité, l'APPF estime que les partis politiques européens peuvent faire campagne pour le candidat chef de file à l'échelle de l'Union européenne - le Spitzenkandidat, comme on dit en allemand.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ne pas parler de candidat commun ou de candidat chef de file ? Il existe des expressions en français.

M. Jean-Philippe Vachia. - Certes, monsieur le rapporteur, mais personne ne les emploie ; cela étant, si vous parvenez à les imposer, vous nous faciliterez les choses...

Des difficultés peuvent se présenter si le chef de file européen - appelons-le ainsi - se trouve être la tête de liste nationale. Imaginez - ce n'est pas le cas - que Marie Toussaint soit désignée chef de file écologiste européenne : le parti écologiste européen pourrait faire campagne pour elle, mais dans un cadre considéré comme différent de la campagne qu'elle mènerait, parallèlement, pour l'élection au Parlement européen. Quant à nous, nous disons : attention, si elle bénéficie de certaines dépenses, elles doivent figurer dans le compte de campagne.

Vous le voyez, ces questions sont très complexes. Je précise que le règlement de 2014 est en cours de modification ; il s'agit notamment d'assouplir les critères de financement indirect.

En matière de dons, les partis européens font face exactement aux mêmes problématiques et aux mêmes interrogations que nous. Les dons ne peuvent provenir que de personnes habitant l'un des 27 pays de l'Union européenne ; mais, en France comme ailleurs, les autorités compétentes n'ont pas le pouvoir de vérifier qui est le vrai payeur, autrement dit de s'assurer que les dons viennent bien des fonds personnels du donateur.

En outre, je tiens à insister sur un point tout à fait d'actualité : le nouveau règlement sur la publicité politique, que le Conseil européen a adopté le 12 mars 2024, en accord avec le Parlement européen, et qui est en voie de publication.

Sans préjudice des règles nationales, ce document fixe un cadre restrictif en matière de publicité politique. Nos règles nationales, qui interdisent cette publicité pendant six mois, n'en continuent pas moins de s'appliquer. Mais le nouveau règlement apporte des précisions majeures pour votre problématique : il s'agit de l'obligation de publier, par les éditeurs, les sponsors et financeurs des publicités à caractère politique. À terme, cette disposition sera très intéressante.

Dans le cadre de cette campagne, le problème des influences étrangères surgira de nouveau - j'enfonce là une porte ouverte. Je pense plus précisément à l'emploi des réseaux sociaux comme canaux de campagne électorale. Nous avons déployé des moyens pour mieux les suivre et caractériser d'éventuels soutiens indirects à tel ou tel candidat.

Il me reste à répondre à diverses recommandations émises par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, que reprend votre questionnaire.

À l'évidence, il faut imposer une condition de nationalité ou de résidence en France pour les prêteurs personnes physiques.

De même, il convient de réparer un oubli : il faut aussi une condition de nationalité pour les cotisants des partis politiques. À mon sens, il s'agit bel et bien d'une omission.

En outre, nous pensons qu'il faudrait fixer un plafond par prêteur, lequel reste à déterminer. Certains prêts peuvent être gigantesques : il faut mettre fin à cet usage.

Au nom de la commission que je préside, je ne viens pas réclamer de nouveaux crédits. Je demande simplement des moyens juridiques supplémentaires, pour que nous puissions mener nos enquêtes.

Premièrement, nous devons être à même de saisir Tracfin pour obtenir des informations. Bien sûr, nous lui signalons toutes les situations qui, selon nous, posent problème, mais Tracfin n'a pas le droit de nous donner des informations.

Deuxièmement, nous devons avoir accès au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba).

Troisièmement, nous devons pouvoir exiger, in fine, de toutes les personnes physiques qui consentent des dons ou des prêts, par exemple à tel ou tel colistier, de nous fournir des éléments probants quant à l'origine des fonds considérés. À cet égard, l'élection au Parlement européen présente une particularité : chaque liste compte 81 personnes et l'apport personnel du candidat ne se limite pas au chef de file : les 80 autres membres sont concernés.

Je passe rapidement sur le problème de l'accès au crédit bancaire. À cet égard, nous rejoignons en partie les conclusions auxquelles aboutit, dans son rapport, le Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques.

Il existe deux sujets. Le premier, c'est l'accès aux comptes bancaires. C'est essentiellement un problème pour les petits candidats, que pourrait sans doute résoudre le recours à un service public de base - parmi les particuliers, les personnes modestes peuvent toujours ouvrir un compte à La Poste. Le second - il s'agit là d'un véritable problème, qui n'a pas été résolu jusqu'à présent -, c'est la capacité des candidats à emprunter auprès d'une banque de l'Union européenne. Selon nous, une chose est sûre : il faudrait procéder autrement qu'en créant une banque de la démocratie. Cette solution ne serait pas du tout adéquate.

M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens disposez-vous concrètement pour contrôler les réseaux sociaux ? Comment accroître encore l'efficacité de cette surveillance ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Dans notre rapport d'activité, qui sera publié en juin prochain, nous formulons un certain nombre de suggestions et de propositions que je n'ai pas reprises dans mon propos liminaire. Nous demandons notamment un droit d'accès aux gestionnaires de grandes plateformes pour obtenir un certain nombre d'indications. Nous nous interrogeons en particulier sur l'origine d'un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux, qui semblent être des contributions à des campagnes, mais ne sont pas clairement reconnues comme telles par le candidat.

Par ailleurs, outre nos chargés de mission « électoraux », nous dédions un chargé de mission à plein temps à la surveillance de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Son travail nous apprend énormément de choses, notamment sur tous les sujets actuels. C'est aussi un moyen de détecter des événements de campagne qui ne sont pas déclarés dans les comptes.

Nous recevons aussi des signalements. Par exemple, les opposants à telle ou telle liste nous indiquent tel ou tel comportement qu'ils estiment déviant. Il s'agit en quelque sorte de dénonciations : nous en recevons un certain nombre en ce moment et nous examinons systématiquement les points signalés. Nous engrangeons les informations et nous les confronterons avec celles des candidats au moment de l'examen des comptes.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce travail est-il accompli manuellement ou bien de manière automatisée ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Notre objectif est de nous doter d'un système automatisé, mais il n'existe pas actuellement.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien de personnes dédiez-vous à ce travail ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons un chargé de mission, qui ne fait que cela. Par ailleurs, notre service du contrôle et des affaires juridiques comprend un chef de service, un adjoint au chef de service et huit chargés de mission, suivant chacun une grande liste et quelques petites listes au titre de l'élection au Parlement européen. Eux aussi font de la veille : en ce moment, c'est même leur principal travail. Un autre chargé de mission assure une veille relative à la presse écrite et à la presse audiovisuelle.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous identifié des preuves d'ingérence au titre des élections récentes ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend jusqu'à quelle période on remonte.

Pour ce qui concerne l'emprunt russe, permettez-moi de vous renvoyer aux propos que j'ai tenus devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous considérez donc que, dans le cas de l'emprunt russe, il n'y a pas eu d'ingérence ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Pas du tout : je n'ai jamais dit cela.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête n'est pas celle de l'Assemblée nationale : il est bon que nous vous entendions sur ce sujet.

M. Jean-Philippe Vachia. - En 2014, on pouvait emprunter auprès d'une banque russe sans condition particulière. D'autres que nous pouvaient faire le rapprochement entre le prêt consenti par cette banque et les prises de position du Rassemblement national : c'est une chose. Aujourd'hui, ce n'est plus possible et, selon moi, il faut s'en féliciter. Les prêts ne peuvent plus être consentis que par un des établissements de l'EEE, lesquels sont par définition sérieux. Ils passent à la moulinette de nos critères prudentiels les prêts qu'ils vont consentir. Même si l'établissement est espagnol ou portugais, le dossier sera examiné avec sérieux ; à mon sens, il n'y aura pas de risque.

Entre autres exemples que j'ai cités, il y a eu, en 2017...

M. Rachid Temal, rapporteur. - Attardons-nous un instant sur les élections de 2014 : considérez-vous que le prêt russe accordé au Front national constitue une ingérence étrangère dans la vie politique française ?

M. Jean-Philippe Vachia. - J'ai mon opinion personnelle. Cela étant, la commission que je préside n'a jamais pris une position qui me permette de répondre positivement à votre question.

Je n'exerçais évidemment pas mes fonctions actuelles en 2014. Au temps de mon prédécesseur, la CNCCFP a vérifié si l'on disposait du contrat d'emprunt ; elle a notamment vérifié le taux d'intérêt. Cet emprunt n'était pas du tout donné : le taux de 6 % était même beaucoup plus élevé que le taux auquel se sont financés la plupart des candidats à l'élection présidentielle. Les taux consentis par le Crédit coopératif aux principaux candidats à ce scrutin s'établissaient entre 1 % et 1,8 %.

Vous me demandez si cet emprunt était assorti de contreparties : je ne peux pas vous répondre sur ce point, car la commission que je préside n'a aucun moyen de le savoir. C'est précisément l'objet de mon angoisse. Autant, maintenant, je suis rassuré, car les emprunts bancaires ne peuvent être consentis que par des établissements professionnels...

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous reviendrons sur ce point.

M. Jean-Philippe Vachia. - ... soumis aux accords de Bâle III et aux règles de l'Union européenne. Ils tombent même parfois dans l'excès de rigueur ; mais je ne sais pas d'où viennent les dons de personnes physiques que je vois dans le bilan de certains partis. Je ne le sais pas : on nous dit qu'ils ont été accordés par M. Dupont ou Mme Durand, mais il s'agit parfois de 100 000 ou 200 000 euros...

M. Rachid Temal, rapporteur. - La banque d'un pays, sinon sous influence, du moins proche de la Fédération de Russie, pour reprendre cet exemple, pourrait très bien consentir un prêt à telle ou telle liste lors de prochaines élections. On peut notamment penser à la Hongrie.

M. Jean-Philippe Vachia. - La Hongrie fait partie de l'Union européenne : dès lors qu'il est enregistré, un établissement bancaire hongrois peut très bien consentir un tel prêt.

M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut donc concevoir des ingérences par État interposé...

M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend de ce que vous appelez ingérence étrangère : on pourrait aussi envisager l'ingérence de la Hongrie elle-même ou de tel ou de tel autre pays de l'Union européenne.

Quoi qu'il en soit, nous n'avons aucun moyen, a fortiori pour ce qui concerne les établissements bancaires, de savoir si la décision prise a une coloration particulière laissant présupposer une ingérence étrangère.

Je suis un raisonnement a contrario. Les prêts consentis pour les élections nationales sont essentiellement accordés par les banques mutualistes et coopératives : les grandes banques commerciales sont plutôt en retrait. Quand on compare les taux d'intérêt, on constate clairement que les banques ne font pas de cadeau aux plus petits candidats, notamment ceux qui ont le moins de chance d'être remboursés ; mais les candidats obtiennent leurs prêts, sauf Marine Le Pen - ce n'est pas la peine de chercher midi à quatorze heures.

La question de l'emprunt de Marine Le Pen a été abondamment traitée dans le rapporteur de Jean-Raphaël Alventosa, Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques : n'ayant pas trouvé d'emprunt auprès d'un établissement bancaire national, celle-ci s'est tournée vers une banque hongroise, ce qui est tout à fait légal. Il se trouve que cette banque est dirigée par un proche de M. Orbán, lequel a une position prorusse. Je le sais comme chaque Français qui lit la presse, mais je ne peux pas en tirer des conséquences particulières.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des banques européennes disposant de filiales en dehors de l'Union ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Le prêt doit être accordé par une banque de l'Union européenne : ce ne peut pas être, par exemple, la filiale hongkongaise d'une banque hongroise.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les mesures concrètes que vous proposez à notre commission d'enquête pour vérifier l'identité des personnes physiques accordant des prêts ou des dons, notamment pour s'assurer qu'il ne s'agit pas de prête-noms ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Je vais vous donner un exemple, pour ce qui concerne la catégorie des prêteurs dits habituels, à savoir des personnes qui prêtent à plusieurs reprises des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. Aujourd'hui même, j'ai encore adressé un signalement à Tracfin et au procureur de la République pour un cas de cette nature : il s'agit d'un homme qui, d'élection en élection, prête des sommes vraiment très importantes.

Pour notre part, nous souhaitons pouvoir saisir Tracfin ; il s'agit de lui demander de vérifier d'où vient cet argent, quels circuits il suit, et de mener une enquête pour nous. Je le répète, nous faisons notre devoir en adressant à Tracfin les informations dont nous disposons, mais les échanges se font à sens unique, sans mauvais vouloir, pour autant, de la part de Tracfin.

De même, nous souhaitons pouvoir consulter le Ficoba.

Enfin, nous voudrions pouvoir exiger des preuves, de la part de toute personne physique, que les fonds versés viennent bien de son portefeuille - assurance vie ou compte d'épargne, par exemple. J'attache beaucoup d'importance à cette disposition. L'intéressé doit pouvoir prouver que ces sommes ne lui ont pas été versées la veille.

Voici un exemple : une personnalité située à l'extrême droite nous a bombardés de questions, essayant par tous les moyens de nous faire dire que, si elle n'atteignait pas les 3 % des suffrages exprimés, donc le remboursement de l'État, elle pourrait ne pas rembourser un prêt qu'on lui a octroyé de 1 million d'euros. Or, notre position est justement que, dans tous les cas, un prêt reçu doit être remboursé. Sinon, si les fonds proviennent d'une source extérieure, cela pourrait constituer un soutien abusif, avec un prêt non remboursé se transformant de fait en don.

Ce genre de cas est terriblement frustrant pour nous, car nous pouvons nous poser de nombreuses questions, mais nous n'avons aucun moyen juridique d'aller vérifier la provenance réelle de l'argent. En l'occurrence, nous avons informé la personne concernée que nous avertirions Tracfin à la moindre hésitation.

M. Dominique de Legge, président. - Pourquoi ce candidat vous a-t-il avisé ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Certains partis ont des systèmes de prêt qui se transforment en contribution si le remboursement de l'État ne se matérialise pas ; dès lors que c'est opéré avant le dépôt du compte, cela ne pose aucun problème. Dans le cas que j'évoque, le candidat voulait se lancer dans une campagne et un contributeur était disposé à lui fournir 1 million d'euros, mais il ne pensait pas parvenir à 3 % et a donc interrogé la commission sur ses options, en nous affirmant qu'il aurait la possibilité, le cas échéant, de ne pas rembourser ce prêt.

Dans le même ordre d'idée, les apports personnels nous posent également problème, en particulier quand les listes sont très longues. Nous n'avons aucun moyen de les contrôler, alors même qu'ils peuvent être très significatifs.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Entretenez-vous des relations avec des services de renseignements français pour échanger de manière informelle, ou non, sur ces questions de financement ?

M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons des relations avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais nous ne les avons pas revus après notre première rencontre. J'y ai fait référence, nous avons également des échanges, frustrants, mais fructueux, avec Tracfin : nous les rencontrons et leur adressons des dossiers ; en revanche, ils ne peuvent nous fournir en retour des renseignements concrets ou les résultats de leurs recherches. Nous n'avons pas d'échange avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Mme Nathalie Goulet. - Avez-vous des homologues européens ? Si tel est le cas, quelle coopération entretenez-vous avec eux ? Si non, devrions-nous militer pour leur création ?

Nous avons bien compris les problèmes de traçabilité de l'origine des fonds ; il est normal, en effet, que Tracfin ne fasse pas redescendre les informations, même si votre frustration est compréhensible. Pour autant, agissez-vous au niveau des banques ? Celles-ci sont responsables des premiers signalements à travers leur contrôle prudentiel. Quels rapports entretenez-vous avec les autorités de contrôle du secteur ?

Enfin, ne faudrait-il pas enfin interdire le versement d'espèces dans les comptes de campagne ?

M. Jean-Philippe Vachia. - les candidats peuvent en effet recevoir des fonds en liquide inférieurs à 150 euros dans la limite de 20 % du compte. Nous ne portons pas de proposition spécifique à ce sujet, mais je partage votre avis : c'est un peu archaïque.

Nous n'avons quasiment pas d'homologues au sein de l'Union européenne. L'APPF organise chaque année une réunion des organisations gérant les partis et des partis eux-mêmes, qui nous permet de disposer d'un tableau complet. Le cas de figure le plus fréquent est une régulation assurée par l'administration elle-même, via le ministère de l'intérieur. En Allemagne, cette régulation est du ressort de la direction des finances du Bundestag. Seule une petite minorité de pays de l'Union européenne disposent d'un organisme comme le nôtre.

Vous avez raison, le premier rôle dans la lutte contre le blanchiment revient aux banques, qui font des signalements à Tracfin dont nous ne sommes pas du tout informés. Pour autant, dès lors que les prêts de personnes physiques sans condition de nationalité sont légaux, il existe des opérations qui, ne posant aucun problème pour les banques, sont douteuses à nos yeux. Notre crainte est en effet qu'une entreprise étrangère ayant pignon sur rue verse un financement, avec l'objectif dissimulé d'influencer la campagne.

M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre éclairage précieux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

Audition de M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique

M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique.

Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez quels sont les missions et les moyens confiés à la diplomatie numérique pour lutter contre les opérations d'influences étrangères malveillantes et de manipulation de l'information. Dans un contexte international complexe, vous nous présenterez l'état de la coopération internationale et européenne en matière de lutte contre les opérations d'influence. Enfin, vous nous préciserez comment vous coordonnez votre action avec les autres services de l'État chargés de la lutte contre ces opérations.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Henri Verdier prête serment.

M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande.

M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. - Je commencerai par livrer quelques observations générales sur ce que j'ai appris sur le sujet lui-même.

Nous faisons face à une menace ancienne et construite, que les Américains appellent le political warfare. Cela existe depuis plus d'un siècle, et la Central Intelligence Agency (CIA) s'y est illustrée pendant la guerre froide, de manière souvent efficace. Il ne s'agit pas seulement de propagande ou de désinformation : la France doit prendre conscience que nous sommes confrontés à une attaque résolue contre notre système politique lui-même, contre les sociétés ouvertes et contre la démocratie.

Celle-ci prend la forme de fausses informations qu'il faut démentir, mais aussi de vraies informations, de silence sur certaines informations, ou encore de faux comportements, comme des commentaires très emportés sur des débats publics. Les investigations du rapport Mueller en 2016 aux États-Unis avaient ainsi montré une forte présence d'agents russes dans Wikipédia, cherchant à attiser les tensions et la polarisation sur des sujets comme l'avortement ou le mouvement Black Lives Matter. Les buts peuvent être variés : nous faire croire des choses fausses, nous pousser à ne plus croire en rien, ou encore nous faire croire que notre adversaire est très fort. Ainsi, certains historiens considèrent que les opérations de 2016 étaient volontairement très visibles afin de laisser penser que la Russie avait pesé sur le choix du président des États-Unis.

Nous entrons donc dans un monde de manipulation à plusieurs niveaux, où il faut apprendre à douter de tout - avec sérénité, toutefois, car nos sociétés ont jusqu'à présent résisté. Notons qu'en Europe, dans les années 1970, les travaux sur la psychologie des foules ou sur la programmation neurolinguistique étaient très avancés, mais que nous y avons un peu renoncé, contrairement à d'autres pays.

Dans le monde où je travaille, on tend à distinguer la mésinformation, ou misinformation, qui regroupe les complotistes en tout genre, de la désinformation, ou disinformation, qui renvoie à des campagnes méthodiques, cadrées et dotées d'objectifs précis. On parle actuellement d'ingérence étrangère et de désinformation lorsque l'on fait face à une campagne massive, hostile, artificielle et d'origine étrangère.

Le numérique est une donnée nouvelle en la matière : promouvoir du faux, de la colère ou du dissensus est devenu très facile, peu cher et discret, réduisant considérablement le coût d'une opération de manipulation.

De plus, internet a considérablement affaibli la presse, pas seulement à cause de la désinformation, des blogs ou des réseaux sociaux. Il y a trente ans, un tiers des revenus du secteur provenait des petites annonces, qui sont maintenant parties vers les sites web ; le deuxième tiers provenait de la publicité, sur laquelle quelques géants numériques ont pris un quasi-monopole en imposant leurs tarifs ; enfin le troisième tiers provenait des abonnements, qui sont devenus la seule source de revenus. Or un journal qui ne dépend que du bon vouloir de son lectorat a tendance à le séduire et à le flatter, devenant moins crédible pour le reste de la société. La perte de crédibilité, de puissance et d'autonomie de la presse fait donc partie du problème auquel nous sommes confrontés.

Enfin, les réseaux sociaux sont extraordinairement vulnérables aux opérations de désinformation, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, leur modèle économique repose sur l'économie de l'attention. Or pour capter l'attention, le sensationnalisme, le conspirationnisme, les propos excessifs et la colère sont efficaces. C'est humain de notre côté ; c'est mécanique du leur, avec des algorithmes qui présentent plus souvent aux utilisateurs ce qu'ils regardent le plus, créant ainsi des montées aux extrêmes.

Ensuite, des mécanismes sont liés au design même de ces solutions, avec des bulles de filtres, qui enferment les utilisateurs dans un entre-soi où ils ne voient plus que des gens qui pensent comme eux. Aujourd'hui encore, 40 % des Américains sont convaincus que Donald Trump a gagné les dernières élections, car ils fréquentent uniquement des concitoyens qui pensent la même chose qu'eux. Il existe également des phénomènes de chambre d'écho, où une rumeur née dans un point très identifié est reçue par de multiples canaux, donnant l'impression d'une unanimité. Les effets d'amplification algorithmique permettent en outre aux acteurs les plus fantaisistes de gagner en quelques semaines des millions de followers. Des phénomènes très indirects ont même été constatés lors de la dernière campagne américaine : les publicités politiques pour les partis les plus extrémistes coûtaient alors quatre fois moins cher que celles concernant les partis centraux, simplement parce qu'il y avait peu d'annonceurs publicitaires ciblant les couches de population concernées. Tous ces phénomènes, présents dans la conception même des réseaux sociaux, les rendent très vulnérables à des opérations de désinformation, ce qui constitue un élément nouveau.

Je ne voudrais effrayer personne, mais il faut se dire que nous n'avons encore rien vu en matière de numérique : la facilité à créer de fausses vidéos très probantes grâce à l'intelligence artificielle (IA), ou encore générer et animer de faux comptes est préoccupante. Dans certains pays, on commence à voir des campagnes dans lesquelles des centaines de chatbots abordent des dizaines de milliers de personnes dans les réseaux sociaux pour donner naissance à ce qui ressemble à de vraies conversations, comprenant des interactions et objections. Cela ne ressemble plus à un simple message de propagande. Préparons-nous donc à pire !

Ce préambule vise à rappeler que notre réponse, quelle qu'elle soit, doit tenir compte de l'objectif de l'attaque, lequel est, je le répète, non pas de nous faire croire des choses fausses, mais bien de déstabiliser la démocratie. Cela engendre une série de négations : d'une part, on ne peut pas ne rien faire, sous peine de laisser le champ libre aux attaquants ; d'autre part, on ne peut pas faire comme eux, sans quoi on n'est plus une démocratie. Propager la haine, la colère, le nihilisme et le mensonge nous ferait perdre nos valeurs, l'État de droit et une forme de transparence de l'action publique. Nous nous interdisons donc certaines actions, mais nous avons des raisons de penser que la démocratie est un modèle stable et pérenne, et que cela ne nous affaiblit pas. En revanche, il faut être très créatifs dans notre réponse.

En tant qu'ambassadeur pour le numérique, j'ai la lourde tâche d'unifier et de donner une cohérence à notre diplomatie numérique, qui englobe tous les domaines dans lesquels les relations internationales sont impactées par le numérique ou l'impactent. Mon travail consiste donc à assurer une synthèse et une coordination sur des sujets tels que la guerre dans le cyberespace, le droit international dans le cyberespace, les sanctions, la désinformation et la mésinformation, la gouvernance des plateformes dans le cadre européen, l'éthique de l'IA, la défense de la francophonie face à des IA éduquées en anglais, l'aide publique au développement, etc.

Je ne suis donc pas spécialisé sur la désinformation - vous avez auditionné sur ce point la direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de L'Europe et des affaires étrangères -, et je n'exerce pas de mission opérationnelle. Je ne suis donc pas chargé de détecter des opérations ni d'y riposter.

J'ai plusieurs rôles principaux, à commencer par la conduite d'un dialogue stratégique avec les réseaux sociaux.

Nous dialoguons, à la fois, sur des principes ou des controverses, comme la définition d'un comportement inauthentique ou la promotion des meilleures pratiques, et, de manière semi-opérationnelle, lorsque des acteurs comme le ministère des armées, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ou la DCP me demandent de signaler ou d'insister sur l'importance de certaines désinformations, surtout en période de crise.

La désinformation peut effectivement devenir une arme tactique, par exemple lorsque l'on propage la rumeur qu'un convoi français allant chercher nos militaires pour les évacuer livrerait en réalité des armes à Daech, afin d'inciter les villageois à attaquer ce convoi, ou que l'on murmure opportunément pendant un coup d'État que le président recherché se trouverait à l'Alliance française ou à l'ambassade, pour provoquer des assauts. Dans ces moments d'urgence, disposer de bons canaux au sein des entreprises de réseaux peut être déterminant.

Dans mon portefeuille, je travaille également avec eux sur les contenus terroristes ou encore la protection de l'enfance, ce qui nourrit une relation assez dense.

Je contribue ensuite à la définition des politiques, en réfléchissant au meilleur cadre de régulation de ces problèmes.

Cela passe par le Rapid Alert System européen, qui a nécessité de s'accorder sur des définitions et règles d'intervention ; par le Rapid Response Mechanism du G7, qui est moins actif, mais nous a permis de nous poser les mêmes questions dans un cadre plus large ; également par un important travail mené récemment par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont le rapport vient d'être publié. Nous avions accepté d'en prendre la coprésidence avec les États-Unis, ce qui a entraîné une négociation serrée sur le fait que la régulation des entreprises ferait partie de la réponse et que nous ne pouvions pas nous contenter de transparence et d'autorégulation. Obtenir cette coprésidence sur le fondement de cette vision partagée, âprement négociée, a constitué une véritable victoire diplomatique.

Le cadre de régulation du numérique lui-même fait partie intégrante de la réponse à apporter à la désinformation. Je dis parfois que la meilleure réponse, à ce titre, est le Digital Services Act (DSA), lequel construit un cadre de redevabilité dans lequel les grands réseaux sociaux devront rendre des comptes à un régulateur indépendant - l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour la France - sur ce qu'ils connaissent du problème et des mesures prises, et ainsi s'améliorer chaque année.

D'autres textes européens sont en cours d'élaboration, notamment une réflexion très intéressante sur la publicité politique en ligne. La France estime que l'on peut s'en dispenser, considérant qu'une élection ne devrait pas se jouer par partage de micro-messages sur des micro-communautés, comme ce fut le cas aux dernières élections américaines où 50 000 micro-communautés recevaient autant de messages différents, la bataille se déplaçant sur le terrain des budgets publicitaires.

La France est d'ailleurs très protégée de tels phénomènes grâce au règlement général sur la protection des données (RGPD), qui empêche d'acheter des bases de données détaillées sur l'électorat, grâce au plafonnement sévère du budget total de campagne et des donations personnelles, enfin grâce à l'interdiction de la publicité politique trois mois avant les élections. Notre cadre est ainsi infiniment plus sain que celui d'autres pays, et nous n'assistons pas à des événements aussi spectaculaires qu'aux États-Unis.

Par ailleurs, la coopération européenne se fonde sur la confiance, avec une forte convergence de valeurs et un partage des diagnostics. Certains observateurs du secteur évoquent la nécessité de coalitions d'action, voire d'une institution européenne pour lutter contre les ingérences étrangères. Avant cela, il faudrait néanmoins s'entendre, non sur le diagnostic, mais sur la solution, et nous en sommes encore à rechercher ce que serait une belle réponse démocratique.

En France, la coopération interministérielle et interagences est plutôt bonne sur ces sujets, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) nous réunissant autant que de besoin. Parmi les acteurs régaliens, chacun sait ce qu'il fait et connaît les autres. Viginum détecte, mais ne répond pas. La réponse dépendant du sujet, notre doctrine tend effectivement à la confier au ministère compétent, à celui qui est le plus attaqué - le ministère de l'Europe et des affaires étrangères va intervenir sur les affaires internationales ou celles qui concernent nos armées sur un théâtre d'opérations extérieures, pas sur une rumeur concernant le monde agricole. Nos services de renseignement savent ce que nous faisons et nous disent ce que nous avons besoin de savoir, dans un climat de bonne volonté.

Il manque encore, toutefois, une forte coalition portant une puissante stratégie interministérielle du côté de la recherche, de la culture, des médias et de l'éducation.

Certains pays ont fait des choses remarquables dans ce domaine, comme la Finlande. Son système éducatif intègre ces problématiques dans chaque matière : en mathématiques, on explique la manipulation des statistiques ; en histoire de l'art, on montre comment un changement de cadrage peut changer le sens d'une photo ; en histoire, on étudie la rhétorique fasciste et bolchevique, etc. Chaque professeur contribue à ce qui est plus une éducation des enfants pour en faire des citoyens armés intellectuellement qu'une simple sensibilisation à la désinformation. À Taïwan, il existe un programme Humor Against Rumor, avec une agence publique chargée de répondre à ces attaques avec humour.

C'est peut-être dans ce domaine, à mon sens, que nous avons une nette marge de progression.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la coordination et la coopération, vous considérez que notre système fonctionne bien. Pour autant, existe-t-il une stratégie nationale, interministérielle, sur la lutte contre les ingérences ?

M. Henri Verdier. - Peut-être pas. Nous sommes entrés à reculons dans cette problématique à la fin de la campagne 2017 avec les « Macron Leaks », une véritable opération très construite qui aurait pu faire des dégâts. Nous savions alors que nous étions attaqués.

Un débat est né sur la protection des élections, qui est un sujet extrêmement sensible, au coeur de la démocratie. Les attaques représentent une atteinte insupportable à la souveraineté et à la démocratie, mais les mesures de sécurité prises pour y répondre doivent être très contrôlées, car nous ne saurions laisser une agence piloter seule le bon déroulement des élections.

Viginum a donc été créé, assorti d'un dispositif de sécurité très important : l'agence est dotée d'un comité éthique, elle agit sous la surveillance de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), puis de l'Arcom. En outre, son champ d'intervention est limité et elle a le droit de détecter, de documenter et de communiquer, mais pas de répondre ou de mener des opérations.

Progressivement, nous nous sommes rendu compte que nous faisions face, non pas seulement à des attaques précises contre un processus électoral, mais bien à un travail constant dont les premières victimes sont souvent nos ambassades, nos ambassadeurs ou nos troupes à l'étranger.

En bonne intelligence interministérielle, nous avons donc construit une capacité de voir plus loin, en langue étrangère, tout en échangeant beaucoup avec Viginum. Les armées ont exigé d'être capables, sur les théâtres d'opérations uniquement, de protéger leurs troupes. L'étape suivante serait donc de reconstruire une stratégie globale et cohérente, en ajoutant le travail d'éducation, de prévention, de sensibilisation et de mobilisation que j'évoquais.

À ma connaissance, donc, la stratégie complète et cohérente que vous semblez appeler de vos voeux n'existe pas encore.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant la coordination, nous avons le sentiment qu'il existe beaucoup d'agences et d'acteurs, avec parfois des compétences identifiées et des rapports avec d'autres structures, mais nous avons du mal à comprendre le fonctionnement réel du système. Nous savons que chacun agit et peut appeler son collègue dans d'autres agences, comme Viginum ou le SGDSN, mais nous avons du mal à disposer d'une cartographie précise indiquant qui fait quoi. Comment passe-t-on d'une surveillance et d'une analyse en silos, donc par secteurs, à une coordination ? Avant même d'agir, qui décide de la réponse à mettre en oeuvre ?

M. Henri Verdier. - Viginum est le navire amiral, avec un mandat spécifique. Il est placé sous les auspices du SGDSN. Son pilotage politique est assuré par le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), où se prend la décision collective et collégiale de riposte, parfois soumise aux autorités politiques, si nécessaire. La règle, inscrite, je crois, dans les statuts de Viginum, est que la riposte sera portée par le ministère qui est en première ligne.

Le ministère des armées a, en outre, considéré nécessaire de disposer d'une capacité propre pour protéger ses troupes sur les théâtres d'opérations, mais il partage ses analyses. Viginum étant né dans une culture de protection des élections, il ne va pas analyser ce qui se passe au Mali ou dans les zones où nous avons envoyé des troupes.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi été en première ligne sur les trois derniers coups d'État en Afrique ou sur des rumeurs nées au Pakistan. C'est généralement le réseau diplomatique qui détecte ces problèmes en premier et qui est le plus à même d'y répondre. Certaines situations ont même pu être réglées par une démarche directe de l'ambassadeur auprès d'un acteur local.

Dans le cadre de ce dispositif de détection et de réponse, nous savons qui contacter en cas de problème. Mais peut-être sommes-nous trop familiers du système pour en mesurer la complexité...

Quand Facebook refuse de prendre au sérieux une urgence ou qu'un nouveau problème survient qui n'a pas été correctement évalué, on m'appelle pour contacter les équipes de Trust & Safety de la plateforme ou organiser une réunion avec l'état-major des armées. Mon rôle est de maintenir ce dialogue stratégique avec les entreprises, tout comme, s'agissant du cadre politique international, nous préparons des instructions, que nous faisons valider par tous les services compétents, avant d'aller les plaider à l'OCDE ou à l'ONU - toutes les grandes organisations internationales se préoccupent désormais de ces sujets.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Viginum serait le vaisseau amiral, mais certains ministères - pas tous - disposeraient de flotteurs... C'est déjà complexe ! Pensez-vous par ailleurs qu'avec 40 ETP, c'est-à-dire le plafond d'emploi pour l'année 2024 de la division des opérations de Viginum, on puisse être le vaisseau amiral d'un pays comme la France, sujet à des ingérences étrangères dont l'évolution, vous l'avez indiqué, sera exponentielle avec le développement de l'IA ?

M. Henri Verdier. - Je suis venu avec un livre, dont je recommande chaleureusement la lecture : Active Measures : The Secret History of Disinformation and Political Warfare du politologue Thomas Rid. Nous devons faire face à des administrations puissantes, bien équipées, compétentes, et qui ont une longue histoire en la matière. Il nous faudra peut-être monter en puissance, mais de façon progressive, comme me l'a appris mon expérience de directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic). Par exemple, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a recruté, chaque année pendant dix ans, 50 nouveaux ETP ; elle n'a pas démarré son activité avec 500 ETP d'un coup, ce qui n'aurait pas permis de créer une culture, de mettre en place une hiérarchie acceptée par tous, d'être efficace. Il faut construire une trajectoire de montée en puissance.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Personne ne remet en cause l'idée d'une montée en puissance progressive. En revanche, il me semble que nous ne sommes pas suffisamment équipés, que le jeu entre les acteurs est complexe et que la montée en puissance demeure faible. Selon vous, quelles mesures concrètes faudrait-il prendre pour améliorer la coordination des différents services ? Faut-il constituer de nouvelles cellules dans d'autres ministères ? Faut-il disposer d'une agence unique ?

M. Henri Verdier. - Cette question ne relevant pas de la diplomatie, je ne vous répondrai pas avec ma casquette d'ambassadeur.

À titre personnel, je pense qu'il faudrait déployer une stratégie qui comprend un volet recherche, permettant d'étudier les mécanismes intimes des réseaux sociaux, la programmation neurolinguistique, la psychologie des foules, la propagation de la colère dans nos sociétés, ou encore l'effritement des institutions. Il faudrait également réaliser un travail analogue à celui de la Finlande que j'ai évoqué.

Par ailleurs, il faudrait prendre en compte l'impérieuse nécessité d'une presse crédible et indépendante, y compris des milliardaires. D'ailleurs, en tant qu'ambassadeur pour les affaires numériques, je travaille à la mise en oeuvre des principes du Partenariat international pour l'information et la démocratie.

Il faudrait aussi que nous soyons capables de détecter et de répondre à des opérations couvertes ou ouvertes.

La coordination interministérielle doit être la plus large possible. Peut-être qu'une mission, un secrétariat d'État, ou une agence seraient bienvenus.

M. Rachid Temal, rapporteur. - À partir de l'exemple du repli de nos troupes du Mali que vous avez évoqué précédemment, pourriez-vous détailler les actions déployées par les opposants à la France, afin de comprendre ce qui a conduit, à chaque étape depuis l'alerte, l'État à communiquer ou à ne pas le faire ?

M. Henri Verdier. - C'était non pas un repli, mais un retrait, car nous n'avons pas reculé devant l'ennemi. Il ne faut pas dire que l'armée française s'est repliée devant Daech !

M. Rachid Temal, rapporteur. - Il s'agit d'une commission d'enquête, donc pour que les choses soient claires, je précise bien que ce n'est pas ce que j'ai dit.

M. Henri Verdier. - En Afrique, le groupe Wagner dispose de relais très puissants - des prétendus panafricanistes reçoivent des liasses de billets tous les mois - qui accusent la France. Or dans ces pays où les réseaux sociaux sont présents, il n'y a pas de presse indépendante, puissante et crédible. Ces accusations sont ensuite relayées par des centaines, voire des milliers, de bots ou de faux comptes, pour faire croire que tout le monde tient le même discours.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Si l'on reprend le schéma que vous avez décrit, c'est l'un des flotteurs - le ministère des armées, en l'espèce - du vaisseau amiral qui a identifié l'alerte, qui doit ensuite partager cette information avec Viginum et le SGDSN, n'est-ce pas ?

M. Henri Verdier. - Absolument. Sans violer la liberté d'expression, on peut demander aux entreprises du numérique d'appliquer leurs conditions générales d'utilisation. Aussi, tout d'abord, nous signalons les comptes manifestement mensongers - unauthentic and coordinated - aux entreprises ; celles-ci enquêtent, en trouvent d'autres, et les ferment.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans quels délais ?

M. Henri Verdier. - Parfois, il leur suffit de quelques jours. D'autres fois, nous leur signalons des cas qui nécessitent plus d'investigation. Facebook publie un rapport mensuel, intitulé Trust and Safety, qui recense les comptes fermés dans le mois, explique l'origine des sources et motive les fermetures. L'entreprise est relativement transparente ; ces informations sont accessibles sur leur site internet.

Ensuite, nous répondons, avec des comptes publics ou d'amis, et nous contestons, en montrant, par exemple, qu'une photo relayée est fausse. Il ne faut pas laisser le champ libre ; si on laisse l'adversaire parler sans cesse sans jamais répondre, on lui donne trop de crédit.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle est la doctrine française en matière de réponse ? Comment s'applique-t-elle ? On cite beaucoup le cas des services taïwanais, capables de répondre 200 mots en deux heures.

M. Henri Verdier. - C'est une question compliquée : si l'on révèle à l'ennemi nos lignes rouges, on lui laisse une partie du champ libre. Cela étant dit, le ministère des armées a mis en ligne voilà deux ans une doctrine de la lutte informatique d'influence (L2I) - je l'ai présentée à l'ONU -, qui explique ce que la France s'autorise et indique ce qu'elle ne fera jamais - par exemple, manipuler les résultats des élections. En revanche, nous disons que nous n'allons pas raconter tout ce que nous faisons ; on ne va pas donner la liste de nos faux comptes ! (Sourires.) Par définition, il existe une zone grise.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous dites que la France utilise des faux comptes...

M. Henri Verdier. - Nous ne créons pas de comptes de personnes prétendant être des chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) récompensés de la médaille Fields. Nous utilisons des comptes de quidams qui discutent sur les réseaux sociaux, je pense.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pensez ou vous nous dites ?

M. Henri Verdier. - J'espère.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez prêté serment devant une commission d'enquête !

M. Henri Verdier. - Je ne suis pas du côté opérationnel. Je m'engage déjà personnellement en vous disant que je l'espère. Sur les réseaux sociaux, il faut répondre, et cela ne peut pas se faire en écrivant : « Bonjour, ici le ministère des armées. Tout cela est faux ». Il faut des gens qui, ayant l'apparence de citoyens, disent que telle ou telle rumeur n'est pas vraie ! Il peut s'agir d'un compte sous pseudonymat. Je ne suis ni dans un service opérationnel ni au ministère des armées ; c'est à eux qu'il faut poser la question !

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous le ferons.

En tant qu'ambassadeur, avez-vous des relations de coordination avec des services de renseignement ?

M. Henri Verdier. - Je n'ai aucun mandat de coordination et je n'ai pas de rapports formels ou officiels avec les services de renseignement, sauf lors des réunions interministérielles présidées par le SGDSN, au cours desquelles je croise la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ces réunions permettent de coordonner la réflexion sur la montée des menaces.

M. Henri Verdier. - Elles peuvent aussi être opérationnelles. Voilà quelques semaines, les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont attribué une opération complète, et l'ont décrite.

La question des attributions est complexe : si elle est trop imprécise, l'adversaire se plaindra également d'avoir subi de telles opérations. À cet égard, lors de mon déplacement à l'ONU voilà trois semaines, la Russie, l'Iran et la Turquie se sont plaints lourdement de subir de constantes manipulations de l'information ; c'est une première réponse au fait que la France se fait de plus en plus entendre ; il faut être plus précis et démanteler ces réseaux.

À l'inverse, si l'attribution est trop précise, nous révélons ce que nous savons et donc ce que nous ne savons pas, nous grillons aussi une source ou au moins une méthode - un calcul algorithmique, etc. - et nos adversaires s'empressent de corriger.

En plus des attributions publiques, les attributions privées sont possibles. Il m'est arrivé de tenter de construire un dialogue stratégique en Russie ou en Chine, au travers duquel beaucoup de choses se disent, mais dans des enceintes privées.

Le sujet des attributions soulève de nombreuses questions : faut-il le faire ? quand ? comment ? sur quels motifs ? que faut-il dévoiler ? donnons-nous un bon ou un mauvais exemple ? nos alliés vont-ils confirmer cette attribution ou au moins se montrer solidaires ?

Ainsi, ces réunions interministérielles ont pour objet des stratégies de long terme, mais également des décisions opérationnelles.

J'ai essayé de vous montrer que le spectre était plus vaste que la simple diffusion de fake news. Il est frappant de constater que ces opérations d'influence reposent de façon croissante sur de la communication publique, sur des ambassadeurs provocateurs.

Nous avons dû apprendre à déployer une communication publique différente. Par exemple, les communiqués des porte-parole du ministère de l'Europe et des affaires étrangères publiés il y a dix ans ne portaient pas d'accusations ou de reproches publics. Aujourd'hui, nous avons dû muscler notre propos, dénoncer plus souvent, pour ne pas perdre du terrain.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des ingérences dans l'espace francophone ? Est-ce un enjeu majeur ?

M. Henri Verdier. - Aujourd'hui, le champ de bataille principal de l'espace francophone, c'est l'Afrique. L'agenda à très long terme de la Russie est d'y dégager la France, et à travers elle l'Occident démocratique, notamment en soutenant des coups d'État. Parallèlement, les pays africains expriment - pour dire les choses positivement - une demande d'indépendance.

Dans le cadre de mes missions, j'ai aidé l'Arcom à travailler sur ces sujets dans le cadre du Réseau francophone des régulateurs des médias (Refram), puisqu'elle le préside cette année. Nous avons également prévu d'organiser un atelier sur les questions de désinformation lors du prochain sommet de la francophonie qui aura lieu en octobre à Paris. Il sera piloté par le Refram et bénéficiera des moyens de la diplomatie pour attirer du monde.

Sans avoir de mandat précis en la matière, j'ai également commencé un plaidoyer sur la manière dont les grandes plateformes traitent les pays d'Afrique ; c'est indigne, je l'ai dit à Washington voilà deux semaines. Le Nigeria - 200 millions d'habitants et 80 % de taux de pénétration de Twitter - a dû adopter une loi pour que Twitter y dispose d'un représentant légal. La police ou l'armée de certains pays africains nous disent que ces entreprises ne répondent ni à leurs appels ni à leurs mails et demandent à la France de relayer leurs questions pour avoir des réponses.

Actuellement, je dénonce publiquement le fait que ces entreprises ne prennent pas au sérieux les pays émergents. Au moment des élections brésiliennes, Twitter avait deux modérateurs pour tout le Brésil ! Il n'y a que sept modérateurs en langue arabe pour le monde entier, soit deux à la fois en permanence, s'ils dorment la nuit et prennent leur week-end !

Je le répète, je n'opérationnalise ni la détection ni la riposte.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Serait-il utile et nécessaire de passer de l'autorégulation des plateformes à davantage de contrainte ?

M. Henri Verdier. - On ne peut plus rien attendre de l'autorégulation, comme le prouvent les dix ans d'inaction des plateformes en la matière ! C'est un fait et non une opinion. Le Digital Services Act contient nombre de bonnes dispositions. Mettons-le en oeuvre, et nous verrons ensuite s'il faut aller plus loin.

Il faut favoriser l'accès des chercheurs publics aux données, car nous ne comprenons pas bien ces mécanismes, nous ne savons pas les caractériser.

M. Dominique de Legge, président. - J'ai bien suivi vos échanges sur la question de la coordination : si chaque service peut mener ses propres initiatives de détection, cela ne peut être le cas pour la riposte. J'ai l'impression que sur ce point il faut bien distinguer la détection et la riposte.

Mme Nathalie Goulet. - Ambassadeur pour les affaires numériques, combien de divisions ? (Sourires.)

En 2017, le gouvernement danois a nommé un ambassadeur auprès des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam). Quelles sont vos relations avec ces plateformes ? Serait-il intéressant que la France nomme un ambassadeur auprès d'elles ?

M. Henri Verdier. - Depuis vingt-cinq ans, des diplomates sont chargés des négociations à l'ONU sur le droit international du cyberespace tandis que d'autres représentent la France dans les grandes enceintes multiacteurs, l'Union internationale des télécommunications (UIT), l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), l'Internet Governance Forum, le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI).

En 2016, le Danemark a créé un poste de Tech Ambassador auprès des entreprises de la Silicon Valley. Or, selon la France, il ne s'agit pas d'États souverains, donc, par principe, nous n'avons pas de relations diplomatiques avec ces plateformes.

En revanche, nous coopérons avec elles, parce que nous croyons au format multiacteurs et parce que les États doivent discuter de certains sujets avec les entreprises, la société civile et les chercheurs. Aussi, nous favorisons les formats de gouvernance multiacteurs d'internet, nous régulons ces entreprises, nous leur adressons des messages, etc., mais nous ne négocions pas de puissance à puissance.

La nomination de David Martinon comme premier ambassadeur aux affaires numériques a été la réponse de la France au Danemark. Nos amis danois savent - nous nous sommes expliqués sur ce point - qu'il faut des ambassadeurs pour s'occuper des affaires numériques, et non pour négocier avec les entreprises. Par exemple, nous contestons la nature diplomatique de ce que Microsoft appelle son « bureau de représentation auprès des Nations unies à New York ». Dans nos discussions avec Microsoft, nous parlons de leur « bureau commercial ».

Il faut engager un travail avec ces entreprises. Une fois par an, je me rends dans la Silicon Valley pour rencontrer des entreprises, ou encore l'équivalent de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en Californie, les activistes du Center for Humane Technology et les comités du logiciel libre, qui sont la résistance intérieure face à ces grands monopoles. Il s'agit d'acteurs du jeu diplomatique, non de puissances souveraines.

Les ambassadeurs thématiques n'ont traditionnellement pas de bureau, mais j'ai tout de même le privilège d'avoir six collaborateurs, dont l'un mis à disposition par Bercy et l'autre par l'Anssi, ce qui permet d'avoir un meilleur rôle interministériel.

De plus, j'ai un rôle de leader auprès de certaines équipes du Quai d'Orsay : l'équipe active de la direction de la communication et de la presse ; la sous-direction de la cybersécurité, composée de sept personnes, au sein de la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement. Nous montons une sous-direction numérique au sein de la direction de la diplomatie économique. Au sein de la direction générale de la mondialisation de la culture, de l'enseignement et du développement international, nous factorisons la quinzaine d'agents chargés du numérique. Au total, près d'une soixantaine d'agents travaillent sur les affaires numériques au sein du Quai d'Orsay, et ma mission consiste à donner un peu de cohésion à leur travail. Dans les grands postes, à l'OCDE, à l'UIT, ou à l'Unesco, les représentants permanents disposent d'un diplomate chargé des affaires numériques.

Mme Sylvie Robert. - Je partage avec vous la nécessité de mettre en oeuvre le DSA.

Vous avez pointé le manque de stratégie nationale en matière de défense informationnelle, laquelle passe par une éducation aux médias ; nous l'avons votée, mais elle n'a pas été véritablement mise en oeuvre.

Cette absence de stratégie résulte-t-elle d'un manque de volonté politique ou de moyens ? Est-elle liée à un déficit d'organisation interministérielle ? Le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la culture devraient-ils travailler à des modules de contenus ayant pour objet la déconstruction de la vérité ou d'autres imaginaires ?

Considérez-vous que nous avons une stratégie nationale d'influence, permettant notamment de partager les valeurs démocratiques et le principe de liberté ? Si tel n'était pas le cas, ne serait-ce pas le deuxième pilier à renforcer ?

M. Henri Verdier. - On pourrait dire que toute l'action diplomatique est une stratégie d'influence. La direction des affaires culturelles a été rebaptisée « diplomatie d'influence », mais elle va retrouver son intitulé d'origine, car il n'est pas facile pour un diplomate de dire : « Bonjour, je viens vous influencer ». Promouvoir notre culture, nos artistes, la langue française, la coopération internationale - on y met beaucoup d'argent - est une forme d'influence. Simplement, nous ne faisons pas d'influence manipulatoire.

Dans le monde actuel, les démocraties sont de nouveau minoritaires ; il faut qu'elles se dressent pour dire que leur modèle fonctionne mieux que les autres. La première fois que je suis allé à l'ONU, voilà cinq ans, j'ai ressenti une once de commisération de la part de certains représentants d'autres pays - comment vous en sortez-vous, vous qui êtes des pays lents, décadents et lâches ? -, mais cela va mieux ces temps-ci, surtout depuis que des dictateurs s'enferrent dans la petite Ukraine et qu'ils prennent des décisions qui ne sont clairement pas dans l'intérêt de leur pays.

Le discours selon lequel la démocratie n'est plus un modèle efficace, qu'elle a vocation à être remplacée par un grand leader autoritaire et omniscient est allé très loin, au point qu'il a failli « passer ».

Je vous l'accorde, les démocraties doivent sans doute construire une posture de défense plus affirmée et plus éloquente.

J'en viens à votre question sur l'absence de stratégie nationale. Ce n'est pas me vanter que de dire que j'ai porté ce dossier à mon arrivée au Quai d'Orsay. Avant Viginum, nous avions bricolé quelques petits outils de détection - en réalité, ce n'est pas si difficile de détecter des faux comptes - en open source, qui sont encore disponibles en ligne. Nous l'avions fait en lien avec la société civile, ce qui est à mes yeux très important.

Les Français - et c'est à leur honneur - se sont offusqués de l'idée, légitime, d'instituer une vérité d'État, lequel dirait ce qui est vrai et ce qui est faux, au motif que cela reviendrait à censurer la liberté d'expression et à contrôler a priori des contenus. Si des propos horribles sont tenus, les Français préfèrent que leurs auteurs en répondent devant la justice le jour venu. Aussi, ils ont abordé avec crainte et tremblement ce dispositif.

De plus, certains des services que vous auditionnerez à huis clos ont trouvé tous ces dispositifs « gadget » par rapport, si j'ose dire, aux vraies attaques cyber sur les infrastructures ou à la vraie guerre informationnelle, faite de secrets, d'échanges de brevets extrêmement confidentiels. Selon eux, au fond, tout cela n'était que du marketing et de la communication. Aussi, ils ont mis un petit peu de temps à s'engager sur le sujet.

Quant à l'éducation nationale, vous savez bien qu'à chaque nouveau problème en France, on prétend que les professeurs n'ont qu'à le régler. Ces derniers sont quelque peu las d'être chargés de résoudre tous les problèmes...

Aussi, les freins et inquiétudes ont eu trait au respect des libertés publiques - l'État est-il vraiment dans son rôle ? - et il a fallu, si je puis dire, « éduquer l'oeil ». En définissant la notion d'« ingérence étrangère », voilà quatre ans, comme « une campagne étrangère, massive, artificielle et hostile », nous avons donc mis des garde-fous. Ainsi, ne relève pas d'une « campagne étrangère », un humoriste - ou un mouvement social - ayant basculé dans la paranoïa ; ne relèvent pas d'une « campagne artificielle » des propos de personnes affirmant détester les Français, car ils seraient tous bêtes. Nous avons resserré au maximum la définition de cette notion pour pouvoir commencer à travailler sur une stratégie.

C'est plutôt à l'honneur de notre pays que personne n'ait envie de jouer au cowboy et de censurer la parole. Mais il s'agit désormais de forger une doctrine et une stratégie, afin d'aller de l'avant.

Nous avons beaucoup parlé de détection, de riposte, de défense. Nous devrions présenter les choses de façon positive : il s'agit d'avoir un système résilient, d'allier l'État et la société civile. On pourrait parler d'un plan pour une meilleure résilience démocratique, pour une meilleure indépendance de l'opinion et pour un espace public plus sain. Ce serait plus positif que de parler de détecter les méchants et de combattre l'erreur et le mensonge.

J'insiste sur l'importance de la résilience et de la société civile. J'ai réalisé des prototypes en open source avec le monde de l'open source intelligence. Si l'État s'appuie dans son coin sur des personnes très compétentes, il saura bien sûr détecter les coups tordus et riposter. Mais, faute d'être transparent, il risque de ne plus convaincre, ce qui est très dangereux, surtout si certaines personnes dépassent les limites. S'il indique que telle information, comme celle sur les punaises de lit, qui a été artificiellement amplifiée, est une rumeur, qu'il a des preuves qu'elle provient de Saint-Pétersbourg, qui le croira, si ce n'est des gens qui travaillent avec lui depuis longtemps et ont analysé ses logiciels ? L'alliance avec la société se justifie pour des raisons démocratiques, mais aussi parce que c'est la seule manière de se dépêtrer de certaines attaques. Mais je parle trop devant des caméras...

Vous vous rappelez qu'en 2019, l'Élysée a dû démentir sur la page d'accueil de son site internet que la France allait rendre l'Alsace à l'Allemagne, après que la rumeur a atteint une forte intensité. Imaginez quand nous serons confrontés à des attaques similaires, aussi intenses et crues, et que personne ne croira plus l'État ! Nous aurons beau dire « Ma super agence, avec mes super agents et mes gros logiciels ont des preuves évidentes que tout cela n'est qu'une manipulation », on ne nous croira pas ! Seule une assise large, avec des journalistes indépendants, et qui ont prouvé leur indépendance, avec des activistes, qui ont souvent critiqué l'État, nous permettra de résister à certains coups.

M. Akli Mellouli. - J'étais dans un centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) le week-end dernier à Dijon, il y a bien des punaises de lit, et des affiches en témoignent ! Plus sérieusement, à quel rang classeriez-vous la France par rapport aux Nations les plus performantes en matière de stratégie d'influence, selon les critères des moyens, de l'efficacité des réponses, de la résilience ? S'il y a du retard, quelles démarches faudrait-il mettre en place pour le combler ?

Mme Nathalie Goulet. - N'y a-t-il pas des progrès à faire sur le cloud souverain ?

M. Henri Verdier. - Je ne suis pas sûr que la question du cloud souverain soit liée à celle de la désinformation et de l'ingérence, mais nous pourrons en parler à l'issue de cette audition, car c'est un véritable enjeu.

Je ne saurais pas nous classer. Par exemple, les États-Unis disposent du Global Engagement Center, investissent, ont des équipes de recherche, mais sont-ils plus protégés que nous ? Je ne sais pas.

Nous assistons à une reprise de conscience, si je puis dire. Les active measures et la deception sont une tactique vieille d'au moins cent vingt ans, qui a été utilisée au coeur de la guerre froide. Le bloc de l'Est n'a pas désarmé, contrairement à nous. Nous l'avons laissé faire, et l'arrivée soudaine d'internet a tout ébranlé, a donné beaucoup d'impact aux équipes de Saint-Pétersbourg.

Notre prise de conscience nous a conduits à nous interroger : la régulation des réseaux sociaux est-elle suffisante ? Les autorités devront-elles muscler leur engagement pour démentir, contester, voire porter le fer ?

Sans faire de désinformation, on peut dénoncer ce qui se passe de l'autre côté de l'ancien rideau de fer : il suffit de dire ce qui est, mais encore faut-il savoir le dire. Par exemple, nous avons lancé récemment une chaîne Telegram russophone, afin d'essayer de parler à cette population.

Le problème a pris une acuité nouvelle, et nous y travaillons davantage. Nous coopérons beaucoup : lorsqu'un dispositif fonctionne bien dans un pays, il est vite adopté par l'ensemble des autres pays européens.

Je ne sais pas quel serait le pays modèle, à part Taïwan, mais le contexte est différent. S'agissant d'un pays sinophone, la frontière entre propagande et désinformation n'est pas claire, car ce que racontent les médias de Chine continentale arrive à Taïwan.

Un représentant de Taïwan m'a dit un jour que son gouvernement travaille sur la question de la désinformation à l'aune de la lutte contre la contrefaçon - en utilisant les douanes, en remontant les filières de financement, etc. - plutôt qu'à l'aune du contre-terrorisme. Peut-être ce modèle-là mérite-t-il d'être observé.

Je ne vois pas quel est le rapport entre le cloud souverain et l'objet de cette commission d'enquête.

Mme Nathalie Goulet. - Je pensais à la protection et à la manipulation des données.

M. Henri Verdier. - Le cloud souverain soulève plutôt la question de l'espionnage des données ou de la prise de contrôle de nos filières économiques. À ce stade, le cloud, même étranger, même américain, ne représente pas un risque accru de manipulation de l'information.

M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie, monsieur l'ambassadeur. Il s'agit de l'une des auditions les plus concrètes que nous ayons entendues depuis le début de nos travaux.

La réunion est close à 16 h 10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.