Mardi 12 mars 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Délivrance des titres d'identité et de circulation - Audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes

M. Claude Raynal, président. - Nous procédons cette après-midi à l'audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes réalisée à la demande de notre commission, en application du 2° de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), sur la délivrance des titres d'identité et de circulation.

Ce sujet intéresse tout particulièrement le Sénat, car la délivrance des titres d'identité fait intervenir conjointement les communes, pour le lien avec les usagers, les préfectures et le ministère de l'intérieur, pour l'instruction des demandes et le pilotage du processus. Or force est de constater que le pilotage a été défaillant au cours des dernières années, ce qui a conduit à une dérive sans précédent des délais de prise de rendez-vous et d'instruction des demandes.

Quelques chiffres parlent d'eux-mêmes : en mai 2022, le délai moyen pour obtenir un rendez-vous en mairie, indispensable pour demander un titre d'identité, était de 77 jours ouvrés. On ne repassera sous la barre des 30 jours en moyenne, cible du ministère de l'intérieur, qu'en août 2023. Avec l'allongement du délai moyen d'instruction des titres, qui a atteint 27 jours, nos concitoyens ont dû attendre en moyenne, au printemps 2022, près de 150 jours pour obtenir une carte nationale d'identité (CNI) ou un passeport.

Le rapport de la Cour se veut néanmoins rassurant. La crise serait en voie de règlement et il faudrait désormais être tourné vers l'avenir, avec deux grandes échéances : d'une part, le stock des permis de conduire roses et cartonnés doit être renouvelé avant le 19 janvier 2033 pour que ceux-ci soient rendus conformes au modèle européen de permis de conduire ; d'autre part, les CNI devront toutes être passées au nouveau format avant le 2 août 2031.

Nous recevons donc M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête. La rapporteure spéciale de la mission « Administration générale et territoriale de l'État », Florence Blatrix Contat, qui a elle-même mené des travaux de contrôle sur ce sujet, nous indiquera ensuite ses principaux constats et recommandations et posera les premières questions.

Pour nous éclairer sur le sujet, répondre aux observations de la Cour et aux remarques de la rapporteure spéciale, je laisserai ensuite la parole successivement à M. Didier Martin, secrétaire général du ministère de l'intérieur, à Mme Anne-Gaëlle Baudoin, directrice de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) et à M. Guy Geoffroy, maire de Combs-la-Ville et vice-président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF).

Évidemment, nos collègues qui le souhaitent pourront poser des questions complémentaires. À l'issue des débats, je demanderai aux membres de la commission des finances leur accord pour publier l'enquête remise par la Cour des comptes, en annexe d'un rapport d'information de Mme Florence Blatrix Contat, comportant lui-même des recommandations qui vous ont été distribuées.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.

M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes. - Je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre invitation à venir présenter le rapport sur la délivrance des titres d'identité et de circulation que vous nous avez demandé il y a quelques mois en application de l'article 58 de la Lolf. C'est la quatrième chambre qui a été chargée de le préparer, et j'ai été entouré pour cela d'une équipe de qualité composée d'Emmanuel Glimet, président de section, du préfet Didier Lauga, contre-rapporteur, et de Rébecca Assouline-Béra, Laurent Maisonneuve et Gabriel Février, rapporteurs.

L'enquête que je vous présente aujourd'hui fournit une vision d'ensemble de la chaîne de délivrance des principaux titres sécurisés. Son champ est large, puisqu'il couvre les quatre principaux titres : la CNI et le passeport, qui sont des titres d'identité, le permis de conduire et le certificat d'immatriculation d'un véhicule, qui sont eux des titres de circulation. Ce rapport vient actualiser un chapitre du rapport public annuel de la Cour de 2020, consacré à ce sujet, qui dressait d'ailleurs un bilan plutôt favorable de la dématérialisation mise en place en 2017.

La chaîne de délivrance fait intervenir un grand nombre d'acteurs, au sein et en dehors du périmètre de l'État. Parmi ces acteurs figurent les mairies, pour l'accueil des usagers et l'enregistrement des demandes de titres d'identité, les tiers de confiance, comme les auto-écoles ou les garages automobiles, qui viennent en appui des usagers pour les demandes relatives aux titres de circulation, et les centres d'expertise et de ressources des titres (CERT), qui instruisent les demandes dans un certain nombre de départements. Il y a aussi IN Groupe, nouveau nom de l'Imprimerie nationale, qui produit les titres, et plusieurs prestataires, comme Chronopost et La Poste, qui les acheminent. Une agence spécifique, l'ANTS, est chargée de répondre aux besoins de tous ces acteurs tout au long de la chaîne de délivrance. C'est cette agence qui gère notamment les principaux systèmes d'information relatifs à la délivrance des titres.

Ce système est issu de la réforme de 2017, adoptée dans le cadre du plan Préfectures nouvelle génération (PPNG). Il a été mis à très rude épreuve en sortie de crise sanitaire. Sous l'effet d'un rattrapage soudain de la demande, notamment, les délais d'obtention de rendez-vous en mairie et d'instruction des demandes ont très fortement augmenté. Ainsi, les délais de délivrance des titres d'identité ont atteint jusqu'à six mois au pic de la crise, ce qui est énorme. Et la crise s'est prolongée durant plus d'un an, entre le printemps 2022 et l'été 2023. Notre rapport en rend compte, essaie d'identifier ses raisons, décrit les moyens mis en oeuvre pour y faire face et précise les enseignements à en tirer.

Pour réaliser ce travail, les rapporteurs ont effectué de nombreux déplacements, notamment à Charleville-Mézières, où est basée l'ANTS, sur le site de production d'IN Groupe à Douai, ainsi que dans l'Essonne, le Finistère, le Pas-de-Calais, la Seine-et-Marne, la Somme et le Vaucluse. Ils ont ainsi rencontré les agents des CERT couvrant l'ensemble des titres traités dans le rapport. À chaque fois, ils ont visité la mairie chef-lieu et une mairie de plus petite taille.

J'en viens aux trois constats principaux du rapport.

D'abord, face à l'explosion des délais de délivrance des titres, le Gouvernement a mis en place des plans d'urgence répétés et coûteux ; leurs résultats ont été lents à se manifester, mais ces plans ont permis d'endiguer la crise et la situation était meilleure à la fin de nos travaux qu'elle ne l'était lorsque nous les avons entamés. Des actions restent à mettre en oeuvre pour améliorer durablement une situation qui reste fragile. Cette crise a révélé des difficultés structurelles dans la chaîne de délivrance des titres, qui nous semblent demeurer et appelle à un pilotage plus proactif et unifié de l'ensemble de la chaîne, en particulier pour préparer les prochaines échéances de renouvellement des permis de conduire et de CNI, évoquées à l'instant par le président.

Nous avons ainsi pu documenter l'augmentation des délais de délivrance des titres d'identité en sortie de crise sanitaire. Cette hausse a été rapide, soudaine, et a été source de vifs mécontentements pour les usagers. Entre mars 2022 et juin 2023, il fallait plus de deux mois, en moyenne, pour obtenir un rendez-vous en mairie et plus d'un mois supplémentaire pour que les titres soient instruits, fabriqués et acheminés. Ces indicateurs doivent toutefois être appréhendés avec précaution, car les délais d'obtention en mairie dépendent des plages d'ouverture des rendez-vous décidées librement par les mairies.

L'augmentation des délais s'explique principalement par une hausse de la demande de titres, à laquelle nous voyons des facteurs à la fois conjoncturels et structurels.

D'un point de vue conjoncturel, il y a eu le rattrapage de la crise sanitaire, durant laquelle de nombreux usagers n'ont pas pu déposer leur demande de titre. Cette situation concerne près de 2,5 millions de CNI et 3,7 millions de passeports. Les demandes de permis de conduire et de certificats d'immatriculation des véhicules ont également fortement augmenté, mais cette hausse a été largement absorbée par l'automatisation de certaines procédures. La Cour souligne également, parmi les raisons de la hausse des demandes de passeports, la vive reprise conjoncturelle de l'activité touristique en 2022 et, même s'il est difficile d'en évaluer l'impact précis, la nécessité de détenir un passeport pour se rendre au Royaume-Uni depuis octobre 2021.

Cette hausse de la demande s'explique également par des raisons structurelles. D'abord, il a été décidé fin 2013 de prolonger la durée de validité des CNI de 10 à 15 ans, sans que la nouvelle date de validité figure sur le titre. Par conséquent, de nombreux usagers ont rencontré des difficultés importantes dans leurs démarches avec un titre valide, mais dont la date faciale était dépassée. Ils ont donc fait renouveler leurs titres avant la durée limite de 15 ans. À l'inverse, l'hypothèse parfois avancée que l'arrivée de la nouvelle carte d'identité électronique aurait eu un effet d'appel et conduit les usagers à demander de manière anticipée cette nouvelle carte ne se reflète pas dans les chiffres.

Pour juguler cette crise, le Gouvernement a pris une série de mesures en 2022 et 2023, dont les effets, bien que tardifs, apparaissent positifs. La Cour évalue leur coût à environ 113 millions d'euros jusqu'à la fin 2023.

Une première mesure d'urgence qui, elle, n'a rien coûté a été de suspendre, au plus fort de la crise, le motif de renouvellement pour changement d'adresse, afin de réduire la demande de titres. Cette mesure a été efficace et la Cour préconise de supprimer définitivement la possibilité de renouveler la CNI pour le seul motif de changement d'adresse, voire de supprimer cette mention.

Au-delà de cette mesure ponctuelle, des mesures ont permis d'augmenter à la fois le potentiel de rendez-vous et le nombre de rendez-vous effectivement proposés par les mairies. Le ministère de l'intérieur a ainsi rompu avec la logique restrictive qui avait prévalu dans le déploiement des stations de recueil de demandes en mairie : leur nombre a été porté d'environ 4 200 fin 2021 à plus de 5 500 au printemps 2023. Des centres temporaires, dits « titrodromes », à l'image des vaccinodromes, ont également été ouverts dans certaines grandes villes pour faire face au pic de demande estival en 2022 et 2023.

Plusieurs actions ont visé à accroître l'efficience de chaque dispositif de recueil (DR). L'ANTS a développé des outils pour simplifier la prise de rendez-vous, privilégier la prédemande en ligne et ainsi réduire la durée des rendez-vous. Les services préfectoraux se sont également mobilisés auprès des mairies pour encourager l'élargissement des horaires d'ouverture au public et le raccordement à la plateforme nationale de prise de rendez-vous de l'ANTS, qui permet d'éviter la réservation de plusieurs créneaux de rendez-vous par une même personne.

En l'absence de leviers coercitifs, l'État a incité les mairies à adhérer à ces mesures par une hausse et une modulation de la dotation pour les titres sécurisés (DTS), dont le montant a été considérablement augmenté en 2022 et 2023, de manière durable. Cette dotation atteint 100 millions d'euros en 2023 et en loi de finances pour 2024, contre 46 millions d'euros en 2021. Cette hausse vise également à mieux compenser les dépenses des mairies pour le recueil de demandes de titres d'identité. La compensation partielle de ces coûts constitue un irritant de longue date entre l'État et les communes, à la fois parce que l'accueil des usagers était autrefois assuré par l'État et parce que les mairies reçoivent des usagers d'autres communes, avec la déterritorialisation des demandes. Si elles ont mieux couvert les frais des mairies, les mesures incitatives des plans d'urgence ont complexifié le calcul de la DTS. Pour simplifier celui-ci et le rendre plus lisible, nous recommandons d'allouer aux mairies un montant forfaitaire fixe pour ouvrir une station d'accueil, puis une somme pour chaque demande de titres traitée.

L'effort national a également porté sur les CERT, qui instruisent les demandes de titres. Pour renforcer leur capacité de traitement des dossiers, les préfectures ont recruté de nombreux contractuels sur de courtes durées et élargi les horaires de travail en soirée et le samedi. Le ministère a également diffusé de bonnes pratiques d'organisation et rehaussé les objectifs d'efficience, ce qui a permis d'accroître le nombre de dossiers traités par agent.

Au fond, le dispositif a été efficace : malgré les limites tenant à son mode de calcul, le délai moyen d'obtention d'un rendez-vous en mairie a fortement diminué : il était inférieur à 17 jours ouvrables début novembre 2023, contre 70 jours au mois de mars.

Deuxième constat, si les plans d'urgence successifs ont permis de rétablir la situation, il n'en demeure pas moins que des progrès importants restent à accomplir. En effet, les délais d'obtention du titre sont un déterminant essentiel, mais non suffisant, de satisfaction. Celle-ci implique aussi que chacun puisse accéder au service et réaliser ses démarches sans difficulté excessive et qu'il soit régulièrement informé de l'avancée de sa demande.

Pour les titres d'identité, il s'agit d'assurer que l'offre de rendez-vous en mairie soit équitablement répartie sur le territoire national. L'égal accès aux guichets de mairie doit ainsi être concilié avec la recherche d'efficience de chaque dispositif de recueil. Plus largement, il faut accompagner les usagers éloignés du numérique pour faciliter leurs démarches dématérialisées.

Des marges de progrès existent encore, tant pour le maillage territorial des dispositifs de recueil que pour l'accueil physique des usagers. Il reste 48 communes d'au moins 10 000 habitants non encore équipées en dispositifs de recueil. La Cour recommande donc de rendre fortement incitatif l'équipement en dispositif de recueil pour ces communes.

Par ailleurs, le portail et le centre d'appels de l'ANTS doivent contribuer à améliorer la qualité du service rendu, en rendant plus accessibles les démarches en ligne et en se donnant les moyens de répondre aux sollicitations des usagers, quel qu'en soit le canal. Certaines évolutions technologiques permettraient de traiter plus rapidement les cas simples de demandes de CNI et de passeport, en suivant l'exemple adopté pour d'autres titres.

Enfin, les usagers manifestent une forte attente en matière de simplification des procédures. Les difficultés d'instruction résultant de photos non conformes étant à l'origine du rejet de près de 200 000 dossiers en 2022, nous recommandons d'équiper les mairies, dans le cadre du dispositif de recueil, d'un dispositif de prise de photographies. Nous préconisons également la mise en place d'un système d'information, afin que les demandeurs de titres puissent suivre au jour le jour l'avancement de leur dossier.

Nous sommes quelque peu surpris, au terme de cette enquête, du manque d'anticipation dont cette crise a fait l'objet. Des signaux précurseurs ont probablement été insuffisamment examinés, ce qui interroge plus généralement sur la capacité du ministère à répondre aux défis à venir, en particulier à un nouveau choc de demande. Le besoin de pilotage est d'autant plus fort que la chaîne de délivrance des titres est répartie entre différents acteurs.

Enfin, nous avons pu constater que la chaine de délivrance des titres devait aujourd'hui relever cinq défis structurels, à commencer par celui des effectifs. La Cour relève ainsi que les difficultés déjà présentes dans les CERT ont été aggravées par la crise sanitaire et que l'on a tardé à reconstituer leurs effectifs. La faible attractivité du métier a suscité des débats importants. Elle est liée notamment au fait que le télétravail, auquel les gens s'étaient habitués durant la crise, n'est pas possible dans les CERT instruisant les demandes de titres d'identité. Il convient donc d'expertiser les modalités du recours au télétravail, dans le strict respect des conditions de sécurité informatique, et pour des cas d'usage limitativement définis.

Le deuxième défi est celui de l'amélioration des systèmes d'information. La tâche est certes difficile, mais les dysfonctionnements dans cette matière - des mises à jour non anticipées et des pannes à répétition nous ont été rapportées - peuvent avoir des conséquences catastrophiques.

Le troisième défi est celui de l'anticipation de la demande de titres et du pilotage de l'ensemble de la chaîne de délivrance. De fait, la crise de l'augmentation des délais n'a pas été suffisamment anticipée. Dès lors que le droit de l'Union européenne impose que les cartes d'identité et les permis de conduire roses et cartonnés soient remplacés respectivement avant 2031 et 2033, il est indispensable de prendre, dès maintenant, les mesures nécessaires. À cet égard, la mise en place d'un outil plus précis de prévision des demandes nous paraît souhaitable, de même que l'allocation des moyens correspondant aux prévisions. Nous recommandons également de renforcer le rôle de la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur du ministère de l'intérieur, qui dispose de la tutelle de l'ANTS et qui fait déjà le lien avec les préfectures, dans le pilotage du dispositif.

Le quatrième défi est celui de la sécurité et de la lutte contre la fraude. L'obligation de faire vite ne doit pas conduire à une baisse du niveau de vigilance. La fraude à l'identité reste importante, notamment en ce qui concerne le permis de conduire. Le découplage constaté pendant la crise entre, d'une part, le quasi-doublement de la demande de cartes d'identité et de passeports et, d'autre part, l'augmentation de 8 % seulement de la fraude détectée doit nous interroger. Il convient de mieux former les agents, à chaque étape de la chaîne, à ce travail de détection de la fraude.

Le cinquième défi est celui du financement de la délivrance des titres. Nous avons estimé à 43 euros le coût complet d'une carte d'identité, à 60 euros celui d'un passeport, à 52 euros le coût d'un permis de conduire et à 13 euros celui d'une carte grise. Ces coûts sont à mettre en regard des prix acquittés par les usagers. En l'occurrence, à l'exception des passeports, le droit de timbre ne couvre pas le coût du service rendu.

Par ailleurs, dans un rapport spécifique, la Cour propose de transformer le mode de financement actuel de l'ANTS, qui repose sur une taxe affectée plafonnée, en lui accordant une subvention pour charges de service public. Cette mesure se justifie d'autant plus qu'aucun parallélisme n'existe entre le nombre de titres émis et les dépenses de l'ANTS. Cette recommandation n'est pas contenue dans le présent rapport mais dans un rapport spécifique sur l'ANTS. Enfin, un dernier point du rapport traite du projet France identité numérique. Il s'agit d'un élément important pour sécuriser l'ensemble du dispositif.

Tels sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les résultats de l'enquête que vous avez bien voulu nous confier. J'en rappelle les principaux messages. La crise, insuffisamment anticipée, a conduit à un allongement considérable des délais. Les mesures qui ont été prises ont permis de faire face à la situation, mais elles révèlent des difficultés structurelles et, plus largement, les limites de l'État dans sa capacité à fournir aux usagers un service public répondant à leurs attentes. Le sujet de la délivrance des titres a été fortement médiatisé. Évitons de le raviver.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure spéciale. - L'enquête de la Cour des comptes tend à montrer que certaines des problématiques rencontrées depuis deux ans en matière de délivrance des titres ont été résolues. Après avoir atteint des niveaux extrêmement élevés, les délais de prise de rendez-vous sont notamment revenus sous la barre des 20 jours en moyenne, après avoir atteint des niveaux extrêmement élevés, y compris en phase d'instruction Néanmoins, si le plus dur de la crise est aujourd'hui derrière nous, je considère, au regard des travaux que j'ai pu mener, que plusieurs sujets restent largement ouverts et que la résolution structurelle de ces difficultés suppose encore selon moi des évolutions de grande ampleur.

La situation des CERT, par exemple, est loin d'être normalisée. Ces services recourent encore très largement à des contrats courts de trois mois qui précarisent fortement leurs titulaires. On ne saurait se satisfaire d'une telle situation : ainsi, par exemple, à Melun, près de la moitié des effectifs sont des contractuels embauchés pour une durée de moins de trois mois. Cette situation me semble problématique pour les préfectures, qui représentent pourtant l'État dans les territoires. Il est donc urgent de renforcer les CERT en effectifs pérennes et de prévoir le nombre d'emplois nécessaire pour tenir compte à la fois des erreurs de calibrage initiales lors de la création des CERT et de l'évolution structurelle de la demande de titres d'identité, à laquelle nous avons été confrontés ces deux dernières années.

Par ailleurs, la carte que nous avons produite sur le nombre de dispositifs de recueil en fonction de la population montre une distribution entre départements qui peut paraître assez obscure. Entre des départements aux caractéristiques similaires - la Creuse et les départements voisins par exemple -, le nombre de dispositifs peut ainsi varier du simple au double. Ce constat pourrait conduire à une réflexion sur la répartition de ces dispositifs sur le territoire, qui ne se focaliserait pas uniquement sur leur taux d'utilisation.

Nos travaux montrent également que les communes rurales font, en proportion de leur population, un effort beaucoup plus important que les communes urbaines pour accueillir des demandeurs issus d'autres communes. Ainsi, les grands centres urbains ouvrent 59 rendez-vous hebdomadaires pour 10 000 habitants, alors que les communes rurales en ouvrent près de cinq fois plus. Cette dimension doit être pleinement prise en compte dans la réforme de la dotation « titres sécurisés » (DTS), qui ne doit pas être centrée exclusivement sur la dimension incitative. J'insiste sur la nécessité de parvenir à un équilibre, les communes rurales peuvent avoir un taux d'utilisation moindre, mais ce sont elles qui orientent le plus leurs efforts vers des demandeurs issus d'autres communes. Il faut donc maintenir une dotation forfaitaire qui reflète réellement les coûts supportés par les communes.

Par ailleurs, je partage les recommandations de la Cour des comptes quant à la nécessité de confier explicitement la mission de pilotage du processus à la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur et d'améliorer les outils de prévision. Il convient également de renforcer l'attractivité des postes occupés dans les CERT, notamment en étudiant la possibilité de mettre en place du télétravail, ou encore de développer de nouveaux outils informatiques pour faciliter le traitement des dossiers les plus simples.

La proposition de la Cour des comptes consistant à équiper les mairies en appareils photo pour permettre aux agents de prendre directement les photos lors du dépôt des demandes présente un intérêt indéniable - simplicité pour les usagers, garantie de respect des critères de validité des photos, lutte contre la fraude -, mais une telle évolution soulève des difficultés pratiques. Cette évolution risquerait de rallonger la durée de rendez-vous et rendrait nécessaire la formation des agents des communes. Un contrôle automatique et immédiat de la validité de la photo par un logiciel serait nécessaire, afin que les agents de mairie ne soient pas considérés comme responsables en cas de rejet pour non-conformité par le CERT. En effet, une telle situation conduirait à une nouvelle convocation et à un retard dans l'obtention du titre, que l'administré pourrait reprocher à l'agent de mairie. En tout état de cause, une telle évolution ne pourra être engagée, dans un premier temps, que sous la forme d'expérimentations menées par des communes volontaires. J'invite M. Guy Geoffroy à réagir, au nom de l'Association des maires de France, à cette proposition.

Sur la question cruciale de la fraude, le rapport de la Cour des comptes met en évidence les carences actuelles de la coopération entre le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur. Monsieur le secrétaire général, un renforcement de cette coopération est-il envisagé ?

Par ailleurs, l'enquête de l'institut Paul Delouvrier citée dans le rapport de la Cour révèle une amélioration notable de la satisfaction des usagers à l'égard de la plateforme ANTS. Madame la directrice, disposez-vous de mesures régulières en la matière et comment tenez-vous compte des retours de ces derniers ?

M. Didier Martin, secrétaire général du ministère de l'intérieur. - Les équipes du ministère de l'intérieur ont eu des échanges fructueux avec les rapporteurs de la Cour des comptes à l'occasion de ce rapport. Aussi, nous partageons largement les conclusions présentées aujourd'hui.

Comme l'avait montré la Cour dans son rapport public annuel de 2020, la réforme mise en place entre 2014 et 2020 n'avait pas soulevé de difficultés particulières, avant de se heurter, comme bien d'autres sujets, à la crise sanitaire de 2020-2021. Les confinements successifs ayant empêché nos concitoyens d'effectuer un certain nombre de déplacements, notamment à l'étranger, nous avions alors assisté à l'effondrement de la demande et de la production de titres d'identité. Ainsi, sans la crise, pas moins de 2,5 millions de cartes d'identité et 3,7 millions de passeports supplémentaires auraient dû être produits en 2020, 2021 et début 2022. Par la suite, un effet report a fait peser une demande accrue, d'abord sur les mairies, ce qui a conduit à des délais pour obtenir un rendez-vous pouvant parfois dépasser deux à trois mois.

Dès lors que nous avons actionné ensuite les différents leviers qu'a rappelés le président Charpy - augmentation du nombre de dispositifs de recueil, extension des plages d'accueil des usagers, mise en place de plateformes téléphoniques renseignant sur les créneaux disponibles -, nous avons constaté une réduction des délais et un déplacement de la situation de « surdemande » vers les CERT, gérés par les préfectures.

Nous avons donc renforcé les moyens de ces centres de manière à ce qu'ils puissent à leur tour absorber cet afflux de demandes. Notons que l'Imprimerie nationale, troisième composante dans la production des titres, a pu, au prix d'efforts importants, assurer la production dans des quantités supérieures à celles qu'elle connaissait préalablement.

Du point de vue du ministère de l'intérieur, la crise est terminée. Ainsi, le délai moyen d'obtention d'un rendez-vous en mairie n'est plus que de quinze jours, contre soixante-neuf jours il y a un an ; le délai moyen d'instruction dans les CERT rattachés aux préfectures est de 11 jours, contre 30 ; enfin, le délai moyen de mise à disposition est de 19 jours, là encore bien en-dessous des records de l'an dernier. Surtout, ces délais moyens sont désormais tous inférieurs à ceux qui étaient couramment observés avant la crise sanitaire. Le déploiement d'importants moyens a permis de sortir de la crise subie par les usagers en 2022 et 2023.

Pour l'avenir, nous avons pris connaissance avec intérêt des alertes de la Cour sur certains sujets structurels ; nous les prendrons évidemment en considération. Je pense notamment à la suppression du changement de résidence comme motif de renouvellement de la carte d'identité : le ministère est prêt à la pérenniser. Nous sommes également favorables à ce que des dispositifs de recueil soient confiés à un nombre accru de communes d'au moins 10 000 habitants, si des volontaires se manifestent parmi les quarante-huit qui ne sont pas encore équipées ; le partenariat que nous avons avec l'AMF depuis dix ans sur ce sujet pourra nous y aider. Enfin, les modalités de calcul de la DTS versée aux communes s'inspirent largement des préconisations rappelées par M. Charpy et Mme Blatrix Contat.

La lutte contre la fraude est un objectif prioritaire du ministère de l'intérieur. Des organismes internationaux jugent que les titres d'identité français comptent parmi les plus sécurisés au monde ; nous souhaitons garder ce très haut niveau de sécurité. Cette lutte se traduit par la présence dans chaque CERT de référents fraude, qui reçoivent régulièrement des formations permettant de les tenir au courant des dernières trouvailles des fraudeurs. Les préfets n'hésitent pas à saisir les parquets territorialement compétents chaque fois qu'un dossier leur paraît suspect, les moyens d'investigation de la justice étant mieux à même de permettre la neutralisation de ces fraudeurs. Des filières de fraude sont ainsi démantelées.

Mme Anne-Gaëlle Baudouin, directrice de l'Agence nationale des titres sécurisés. - Je veux souligner à mon tour le caractère inédit, brutal et grave de la situation à laquelle a été confrontée l'ensemble de la chaîne, des mairies à l'imprimerie nationale en passant par les préfectures, mais aussi la réactivité avec laquelle tous ses éléments, y compris l'ANTS, y ont fait face.

En 2023, nous avons produit 15 millions de cartes d'identité et de passeports. Avant la crise sanitaire, en 2019, ce chiffre n'était que de 9 millions. Cela donne une idée de l'ampleur du défi. Nos prévisions - nous convenons qu'elles doivent encore être améliorées - laissent à penser que la demande s'établira en 2024 autour de 14 millions de titres. Nous nous satisfaisons du retour actuel à une situation normale, mais le système reste sous tension.

Nous tirons de cette crise plusieurs enseignements essentiels, en premier lieu l'importance de l'accompagnement du réseau, d'abord à l'échelle locale. Le rôle des préfectures, en lien avec les communes, est crucial en la matière ; c'est aussi une préoccupation permanente de l'ANTS. Nous avons lancé une newsletter bimensuelle pour partager certains indicateurs avec les acteurs de terrain.

Nous retenons aussi de cette crise l'augmentation exceptionnelle des moyens offerts aux mairies via la DTS, très bienvenue pour les communes. C'était un sujet de friction ancien entre les mairies et l'État. On a su faire en sorte que l'État accompagne davantage l'exercice de cette mission ; il est important de le relever, au-delà des échanges que nous aurons sur la répartition de cette dotation et l'articulation entre part fixe et part variable.

La plateforme de rendez-vous que nous avons mise en place, dans des conditions de forte réactivité, entre l'automne 2022 et l'été 2023, a constitué un autre atout pour la sortie de crise. Aujourd'hui, 80 % des communes s'y sont volontairement inscrites, avec une incitation financière de l'État. Cette plateforme offre à nos concitoyens une vision plus transparente des délais de rendez-vous.

Nous relevons aussi le renforcement du réseau accompli entre 2022 et 2024 : le nombre de dispositifs de recueil a augmenté de 40 %, tant par le renfort de communes déjà dotées que par la dotation de nouvelles communes. C'est un autre motif d'irritation auquel nous avons su répondre.

Nous mettons désormais en place des moyens supplémentaires pour mieux anticiper la demande, au-delà de l'échéance de douze mois que nous permettaient nos anciens outils de prévision. Cet effort implique aussi de recruter des experts afin de mieux utiliser les données disponibles pour nous projeter dans l'avenir. Des défis importants nous attendent ; je pense notamment au renouvellement des permis de conduire d'ici à 2033, pour lequel un plan d'action, en lien avec la délégation à la sécurité routière, est en train d'être défini. Le droit de l'Union européenne a également fixé le mois d'août 2031 comme échéance pour le remplacement de toutes les anciennes cartes d'identité par des titres au format « carte bancaire » dotés de puces électroniques ; nous définissons actuellement des orientations pour anticiper cette échéance et lisser la demande.

Concernant la façon dont l'ANTS prend en compte les attentes de nos concitoyens, le rapport de la Cour des comptes pointe avec une certaine sévérité le manque de disponibilité de l'application « Titres électroniques sécurisés » (TES). Sur l'ensemble de la période de crise, cette disponibilité s'établit à 98,6 %, toutes interruptions confondues, ce qui n'est pas si mal. On a connu davantage de difficultés sur l'infocentre : son indisponibilité pendant une période a pénalisé les mairies et les préfectures.

La Cour a entendu les doléances des acteurs de terrain ; nous voulons également être à leur écoute, notamment via nos échanges réguliers avec l'AMF. Nous réalisons aussi chaque année un sondage auprès de 2 500 personnes, qui permet d'apprécier dans la durée la perception de nos services par les usagers. On avait vu leur satisfaction bondir après la crise sanitaire, l'État ayant été jugé suffisamment présent pendant cette période, puis s'éroder avec la hausse des délais constatée en 2022 ; le dernier sondage, réalisé en décembre 2023, montre que la satisfaction remonte, notamment en matière de délivrance des titres d'identité.

M. Guy Geoffroy, maire de Combs-la-Ville et vice-président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF). - Il est rare que, sur un sujet aussi délicat, qui aurait pu se montrer très problématique à bien des égards, pour toutes les communes concernées, nous soyons d'accord tant sur le point de départ que sur le point d'arrivée. Or tel est bien le cas ici, d'abord parce que, pour une fois, les réformes relatives aux titres sécurisés ont été menées, dès 2009, avec concertation. C'est pourquoi les difficultés qui sont apparues en matière de délivrance des titres sécurisés ont pu être surmontées. Il est important de le relever, au vu du nombre des politiques publiques que les communes doivent mener, dans le cadre de leurs compétences ou de celles qu'elles exercent au nom de l'État, où tout est imposé à l'échelon national et où chacun rejette la responsabilité sur l'autre, rompant la chaîne de solidarité qui doit exister entre tous les acteurs de la vie publique, et ce au détriment du citoyen.

En l'occurrence, le dialogue mené ab initio entre l'État et les collectivités locales s'est fondé sur un principe auquel nous sommes très attachés, celui du volontariat. Ce principe a pu occasionner des tensions ; chaque commune engagée dans ce processus en était comptable, nulle de ses voisines n'était contrainte d'y adhérer avec elle. Ainsi, comme ma commune de Combs-la-Ville a la réputation de bien faire son travail, elle a été sollicitée par nombre de citoyens d'autres communes, parfois très lointaines, désireuses de disposer de nouveaux titres sécurisés dans des délais moins longs qu'ailleurs...

Cette situation a été aggravée par la réglementation nationale aux termes de laquelle tout citoyen pouvait en la matière s'adresser aux services de toute commune, même en dehors de son département de résidence. En 2023, au pic de la demande, on pouvait se poser beaucoup de questions sur cette réglementation, comme sur les méthodes retenues dans certains départements limitrophes, mais au moins nous avons toujours pu en parler ensemble : fort de cet enseignement, je considère que le dialogue permettra de nous prémunir de nouvelles crises ou, à tout le moins, de les traiter.

La leçon, c'est bien celle-là. On ne pouvait pas tout prévoir, notamment la crise sanitaire et ses fortes conséquences sur les demandes de titres ; mais on a su entretenir un dialogue permanent grâce auquel ce dispositif de rattrapage extrêmement puissant a été mis en oeuvre avec un succès indéniable, ce qui fut en partie une heureuse surprise. Dans son rapport, la Cour des comptes écrit que les effets des mesures se sont fait attendre. Sur le terrain, bien au contraire, nous avons été frappés par leur rapidité.

J'en viens au poids qui a pesé, non pas sur les maires - nous avons le cuir tanné -, mais sur les agents communaux chargés des dispositifs de recueil. Nos concitoyens se sont montrés surpris que les mairies ne soient pas en mesure de mettre en oeuvre immédiatement les mesures fortes prises par l'État pour satisfaire les demandes en dix jours. Je tiens à saluer le travail de ces agents, qui ont travaillé sous un feu ardent et qui ont su tenir bon alors qu'ils étaient confrontés à l'insatisfaction des usagers. Je tiens également à relever une difficulté potentielle pour l'avenir.

Les diverses politiques assumées par les communes au nom de l'État sont extrêmement techniques, qu'il s'agisse de la gestion du cimetière ou de l'état civil. La préfecture nous a demandé de trouver des moyens supplémentaires pour les titres sécurisés, et c'est normal. Elle nous a ainsi suggéré de recruter des contractuels ; mais la formation de ces personnes aurait été trop longue, compte tenu de la brièveté de leur mission. Cette solution n'aurait probablement pas été efficiente. Dans ma commune et dans beaucoup d'autres, nous avons préféré demander un surcroît de travail aux fonctionnaires territoriaux qui possédaient déjà cette compétence technique, et dont je tiens à saluer le sens aigu du service public. On aurait pu craindre leurs réticences ; chez les six agents de ma commune à qui cet effort supplémentaire a été demandé, j'ai, à l'inverse, ressenti une fierté réelle.

Toujours est-il que, pour l'avenir, il faut sécuriser l'ensemble du dispositif en assurant une stabilité des moyens. Les moyens financiers doivent être maintenus et peut-être même accrus, pour être portés à la hauteur de la dépense réelle. L'AMF, vous le savez, plaide pour l'indexation de la dotation globale de fonctionnement (DGF) ; elle peine à faire comprendre à l'État que cette enveloppe n'est pas un cadeau fait aux collectivités territoriales, mais un dû résultant de la décentralisation. Cela étant, les titres sécurisés ne relèvent même pas de la DGF : nous parlons d'une action menée par la commune au nom de l'État et qui devrait être couverte à 100 % par lui. L'augmentation consentie est bienvenue. Elle était indispensable. Est-elle suffisante ? J'ai déjà donné une partie de la réponse...

J'en viens aux enjeux de répartition. De fait, quarante-huit communes de plus de 10 000 habitants ne se sont pas portées volontaires. Mais, pour notre part, nous souhaitons que le volontariat reste la règle - c'est l'esprit du dispositif. Nous sommes évidemment prêts à poursuivre les échanges pour développer le volontariat. C'est le sens des relations constantes entre l'ANTS et l'AMF. Par exemple, pour une commune de 22 000 habitants comme la mienne, il est important de savoir qu'à dix kilomètres alentour telle ou telle commune de 10 000 ou 12 000 habitants aurait tout intérêt à se porter volontaire, pour elle, comme pour les autres.

La question des photos a également été abordée. Un certain nombre d'hôtels de ville sont déjà équipés d'un photomaton. De plus - j'ai encore pu le constater ce matin même -, les agents peuvent apporter leur aide pour que les photos prises soient conformes : leur travail va jusque-là.

Certains suggèrent à présent que les dispositifs de recueil eux-mêmes soient équipés d'appareils photo. L'AMF ne s'y oppose pas sur le fond ; mais la profession des photographes de ville voit cette perspective d'un fort mauvais oeil et nous ne pouvons pas y être insensibles. Elle a déjà beaucoup protesté quand nous avons pris l'initiative d'installer des photomatons dans les mairies. Prenons garde à ces effets collatéraux : il reviendrait aux maires de les traiter, alors qu'ils doivent déjà faire face à toutes sortes de mécontentements.

En résumé, nous approuvons très largement les conclusions de la Cour des comptes et nous adhérons, sous la réserve que je viens d'évoquer, aux remarques complémentaires du Sénat. Les maires de France ont toujours été disponibles pour un partenariat équilibré, fondé sur de vraies valeurs communes. En la matière, ils continueront évidemment à l'être.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je tiens à remercier M. le président Charpy et ses équipes.

Je souscris pour partie aux éléments qui nous ont été livrés. Cela étant - un opérateur qui a été à l'initiative de la mise en oeuvre des titres sécurisés me le rappelait récemment -, en 2010, on recevait sa carte d'identité en une semaine. Pouvez-vous me confirmer que tels étaient les délais à l'origine ? Le cas échéant, il y a peut-être encore des progrès à faire. Parler de simplification, c'est bien ; la faire, c'est mieux.

Lorsqu'on délivre un titre d'identité, est-il possible de prévoir une forme de rappel automatique, par exemple à l'aide de l'intelligence artificielle, un an avant expiration ? Ce rappel permettrait aux particuliers d'anticiper le renouvellement ; mais encore faut-il pouvoir tenir les fichiers à jour.

Monsieur Martin, la lutte contre la fraude dont font l'objet les titres émis par le ministère de l'intérieur demeure-t-elle une priorité, nonobstant le recul relatif du phénomène au regard de l'augmentation du nombre de demandes ? Pouvez-vous nous préciser les méthodes employées à ce titre, ainsi que les moyens financiers et humains mobilisés ?

Enfin, monsieur Geoffroy, pourriez-vous revenir sur le projet France identité, qui devrait être activé en mairie et qui, en vertu de la loi de finances pour 2024, sera pris en compte pour le calcul de la DTS pour les communes ? En l'occurrence, les communes agissent bel et bien pour le compte de l'État et elles font oeuvre utile. Il faut leur éviter toute mauvaise surprise.

Je conclus par un constat : la procédure d'attribution des titres d'identité s'est sensiblement complexifiée. Fut un temps où, dans chaque commune de France, vous pouviez déposer votre demande en mairie et dans des délais très courts, vous receviez votre titre. En l'espace de quelques décennies, la qualité de service a baissé : il faut aussi l'entendre, car c'est ce que vivent un certain nombre de nos concitoyens, notamment dans les territoires ruraux.

Mme Isabelle Briquet. - À mon tour, je tiens à saluer la qualité du rapport de la Cour des comptes, dont les préconisations vont dans le bon sens. Il s'agit là d'un véritable enjeu de service public et, en la matière, les usagers étaient très loin de ce qu'ils étaient en droit d'attendre.

Faute de personnel en nombre suffisant, les CERT ont dû recourir massivement à l'emploi contractuel ; l'effort de formation et d'encadrement a reposé sur le personnel titulaire. Or la Cour des comptes relève le manque d'attractivité de ces centres où, par le passé, j'ai déjà eu l'occasion d'observer un fort turn-over. Ce dernier a-t-il tendance aujourd'hui à diminuer ? Surtout, les moyens dédiés aux CERT sont-ils désormais suffisants, en particulier pour assurer la lutte contre la fraude ? Les personnels affectés à ces structures de manière pérenne leur permettront-elles de faire face aux enjeux de demain ?

M. Michel Canévet. - Je remercie moi aussi la Cour des comptes de ce travail approfondi et de ses diverses recommandations. En tant qu'élu du Finistère, je suis attentivement la situation du CERT de Quimper, qui a su s'adapter tout au long de cette période extrêmement difficile.

Pour le renouvellement des permis de conduire, l'accès au site internet est si compliqué que les particuliers doivent recourir à des centres prestataires, en puisant sur leurs propres deniers : ce n'est pas normal.

Pour la délivrance des permis de conduire internationaux, les délais au CERT de Cherbourg sont de l'ordre de six mois. Bien des personnes reçoivent donc leur permis après leur départ pour l'étranger : cela n'a pas de sens et je ne comprends pas que nous en soyons toujours à ce point.

Des efforts ont été consentis au titre des financements. Il est logique de prévoir, en complément de la subvention fixe couvrant les dépenses des mairies, une incitation financière selon le nombre de titres émis. J'observe à ce propos que les communes les plus mobilisées seraient les communes rurales à habitat très dispersé, et que les moins mobilisées pour accueillir des demandeurs au-delà de leur seule population se trouveraient à l'inverse dans les centres urbains, ce qui pourrait sembler contre-intuitif.

Pour ce qui concerne l'ANTS, la Cour propose de transformer le financement en une subvention pour charges de service public. Toutefois, il faut veiller à préserver une incitation.

En matière de simplification administrative, le dispositif Justif'Adresse donne globalement satisfaction, mais il présente tout de même quelques faiblesses, notamment lorsque telle ou telle adresse est erronée - j'ai pu le constater personnellement.

Enfin, les coûts d'émission des titres sécurisés s'élèvent au total à quelque 800 millions d'euros : dans l'état actuel de nos finances publiques, ne pourraient-ils pas être couverts par les usagers bénéficiant concrètement des prestations ? La Cour l'envisage-t-elle ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée- Je présente à mon tour mes félicitations à la Cour des comptes pour cet excellent travail.

Le programme interministériel France identité numérique a été lancé en 2018 : pourquoi ce chantier est-il si long ? La Poste permet de se connecter à France Connect sans aucun problème : si cette identification n'est pas suffisamment sécurisée, il ne semble pas impossible d'améliorer les choses.

J'ajoute que ma carte d'identité, pourtant valable jusqu'en 2033, ne me permet pas d'accéder au site officiel de l'identité numérique - je viens d'en faire la vérification. J'en déduis qu'il me faudrait procéder au renouvellement de ce titre ; je ne suis bien sûr pas spécialiste des questions techniques, mais certains dispositifs semblent inutilement compliqués.

M. Stéphane Sautarel. - Tous nos concitoyens n'ont pas les mêmes facilités d'accès aux dispositifs de recueil. Face à cette situation, je n'ai entendu qu'une seule proposition : solliciter les communes de plus de 10 000 habitants qui ne se sont pas encore portées volontaires. Mais, dans le département du Cantal, dont je suis l'élu, toutes les communes de plus de 10 000 habitants sont déjà engagées alors que ce département figure parmi les moins bien dotés en dispositifs. À l'évidence, il faut aller plus loin que cette seule recommandation.

M. Rémi Féraud. - Les difficultés d'accès aux dispositifs de recueil ont sans doute été encore plus grandes à Paris qu'ailleurs : on a ainsi pu reprocher aux Parisiens de monopoliser les créneaux de rendez-vous dans les mairies de banlieue. Mais, en parallèle, beaucoup de personnes qui travaillent à Paris sans y résider souhaitent sans doute déposer leur demande dans la capitale. La carte qui nous a été distribuée montre que Paris fait partie des territoires les moins bien dotés en nombre de dispositifs de recueil rapportés au nombre d'habitants. Peut-on renforcer le réseau des dispositifs de recueil à Paris ?

M. Guy Geoffroy. - Monsieur le rapporteur général, le message de rappel que vous proposez me semble tout à fait bienvenu.

En parallèle, j'adresse une suggestion aux représentants de l'État : prévoir à l'échelle nationale une campagne annuelle d'information et de sensibilisation, peut-être au mois de septembre, après les grandes vacances, ou encore au mois de janvier. L'AMF ne manquerait pas de relayer l'information dans ses publications. Je suis persuadé qu'un grand nombre de communes de France en feraient autant.

Mme Anne-Gaëlle Baudouin. - Monsieur le rapporteur général, nous nous efforçons d'ores et déjà de mieux informer nos concitoyens, non pas via l'intelligence artificielle, mais par des SMS, dans le cadre d'une expérimentation menée depuis trois mois dans trois départements : la Guadeloupe, le Cantal et le Calvados. Nous envoyons cette information six mois avant la date théorique d'expiration du document. Pour l'heure, je dois avouer que l'on n'en voit pas beaucoup d'effet.

Nous misons davantage sur des campagnes d'information plus systématiques. Nous avons mené de telles campagnes en décembre 2022, puis en 2023, en passant par les réseaux sociaux : peut-être faut-il accentuer l'effort. Un pic de demandes subsiste certes au printemps, mais, globalement, la demande tend à se lisser tout au long de l'année.

Nous avons renforcé de 40 % le réseau des dispositifs de recueil. À ce jour, il semble suffisant pour absorber la demande, qui est de 14 à 15 millions de titres par an. La moyenne nationale est passée de 16 000 habitants pour un DR, avant la crise, à 11 000 habitants par DR aujourd'hui.

Bien sûr, cette moyenne recouvre de nombreuses nuances territoriales, qui ont toute leur importance. Les réalités ne sont pas les mêmes en ville et à la campagne, en plaine et en montagne, en métropole et outre-mer, dans la Creuse et dans le Cantal. Toujours est-il que le taux d'équipement moyen a augmenté.

Monsieur Féraud, la capitale dispose très précisément de 136 dispositifs de recueil ; ces guichets sont tenus par des agents de la ville de Paris. À ma connaissance, nous avons toujours répondu favorablement à la mairie lorsqu'elle a demandé des dispositifs de recueil supplémentaires.

Madame Carrère-Gée, le programme France identité numérique ne date pas vraiment de 2018 ; il a plutôt une quinzaine d'années et c'est une fierté pour nous d'avoir réussi à en faire une réalité. Le 14 février dernier, M. le ministre de l'intérieur, accompagné de Mme la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales et de la ruralité, a officiellement lancé sa généralisation. Seule la nouvelle carte d'identité est concernée, car elle est équipée d'une puce.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - La Poste atteint le même résultat autrement...

Mme Anne-Gaëlle Baudouin. - Le but, c'est de développer une application numérique pour différents usages.

Après la crise du covid, nos concitoyens ont multiplié leurs démarches en ligne, mais ils ont dû faire face à de nombreuses manoeuvres d'usurpation d'identité ou d'hameçonnage. À cet égard, France identité numérique leur apporte une réponse : grâce à la solution proposée par l'État, ils ne peuvent plus être victimes de tentatives d'hameçonnage - ce n'est pas le cas avec l'identité numérique de La Poste -, non seulement dans le monde numérique, mais aussi dans le monde physique.

Nos concitoyens pourront présenter leur carte d'identité sur leur téléphone portable. La première étape sera la mise à disposition du permis de conduire, annoncée par M. le ministre de l'intérieur le 14 février dernier, qu'il s'agisse de l'ancien format, à trois volets, lequel reste dans les poches de 32 millions de Français, ou du format carte bancaire. On peut désormais importer son permis de conduire sur son téléphone portable et le présenter de manière sécurisée aux forces de l'ordre en cas de contrôle.

C'est un moyen pour l'État de protéger les Français en développant les usages sécurisés. En quelques semaines seulement, 365 000 identités numériques ont d'ores et déjà été créées. C'est le début d'un long chemin, car l'objectif est évidemment d'étendre le nombre d'usagers concernés.

L'État a visé le plus haut niveau de sécurité possible, dit élevé, en vertu du règlement européen applicable en la matière. C'est l'objectif qui a été fixé au programme mis en oeuvre par l'Agence et qui, en vérité, ne peut être atteint que par l'État. La certification est délivrée par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et ce niveau a été atteint il y a quelques semaines.

Pour ce niveau de sécurité, qui est réservé aux démarches les plus sensibles, un passage en mairie est effectivement exigé, par exemple pour dématérialiser entièrement votre procuration de vote : c'est, à ce jour, le seul usage qui existe. La certification de l'identité numérique est assurée par comparaison d'empreintes.

Ce travail s'inscrit dans la continuité des missions de service public assurées au quotidien par les agents des mairies pour la délivrance des titres d'identité. Elle a fait l'objet d'une expérimentation, menée pendant quelques mois à la fin de l'année 2023, et elle est désormais en cours de déploiement ; nous devons rencontrer les représentants de l'AMF dans quelques jours pour évoquer cette nouvelle mission, qui ne concerne que les communes volontaires et qui est prise en compte de manière pérenne au titre de la DTS pour l'année 2024.

M. Didier Martin. - Monsieur le rapporteur général, permettez-moi d'évoquer un souvenir personnel. Quand j'ai rejoint le monde des préfectures, en 1998, il fallait moins de deux heures à un usager pour récupérer sa carte d'identité ; mais ladite carte d'identité était un simple morceau de carton. Les agents utilisaient des trouilloteuses et fixaient eux-mêmes les photographies d'identité à l'aide d'oeillets métalliques. Ces cartes d'identité étaient peut-être les moins sécurisées qui soient ; les titres actuels sont, à l'inverse, parmi les plus sécurisés au monde - ce sont des organismes internationaux qui l'affirment.

J'ajoute qu'à l'époque seules les préfectures et les sous-préfectures étaient habilitées à délivrer les cartes d'identité, ce qui entraînait des déplacements pour les usagers. Aujourd'hui, quel que soit leur département de résidence, nos concitoyens peuvent se rendre dans l'une des 5 500 mairies disposant d'un DR pour obtenir leur carte d'identité ou leur passeport : ils peuvent, qui plus est, préparer leur rendez-vous à la maison, en préenregistrant leur dossier de demande. En parallèle, pour les personnes qui sont victimes de la fracture numérique, l'on a créé des espaces numériques dans les préfectures, les sous-préfectures et les maisons France Services. On peut ainsi les accompagner dans l'accomplissement de leurs tâches administratives ; elles gagnent ensuite du temps lors de l'établissement des titres en mairie. Bref, je ne crois pas qu'il faille être nostalgique.

Je vous confirme que la lutte contre la fraude est une absolue priorité ; elle fait l'objet d'un dispositif national extrêmement complet. Au sein de la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur, une mission y est dédiée. Elle anime un réseau de référents départementaux et organise régulièrement des séminaires. Les référents fraude des préfectures et des CERT sont également parties prenantes des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf). Coprésidées par les préfets et les procureurs de la République, ces structures réunissent les caisses d'allocations familiales (CAF), les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM), le fisc et, plus largement, tous les services publics confrontés aux problématiques de fraude. Elles permettent d'échanger et de mutualiser les bonnes pratiques pour lutter encore plus efficacement contre ce fléau.

M. Christian Charpy. - Quand on a voulu accélérer le dédouanement des marchandises dans les ports, on a eu tendance à alléger les contrôles : c'est ce qu'ont fait les Belges et les Néerlandais. Aujourd'hui, de nouvelles difficultés s'imposent à eux. Certes, comparaison n'est pas raison ; mais on peut retenir qu'en la matière il faut trouver le bon équilibre entre contrôle et rapidité.

Monsieur Canévet, il me semble compliqué de faire payer l'usager pour une première délivrance ou pour un renouvellement : si elle n'est pas obligatoire, la carte d'identité est un élément important de la vie sociale. Il pourrait, en revanche, être envisageable que le prix soit un peu plus élevé lorsqu'il faut émettre un nouveau titre à la suite d'une perte.

Enfin, je tiens à formuler une mise en garde : on ne nous pardonnerait pas une seconde crise des titres dans quelques années. C'est pourquoi j'insiste sur l'importance de l'anticipation et du pilotage.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure spéciale. - Les services de l'État doivent garantir à nos compatriotes l'accès à des titres d'identité et de voyage dans des délais décents. La défaillance constatée lors des deux dernières années a été d'une particulière gravité et nous devons en tirer tous les enseignements : on ne saurait laisser entendre qu'aujourd'hui tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Sur ce point, je rejoins le président Charpy.

Nous devons dès à présent préparer les grandes échéances qui nous attendent : 2031 pour les cartes d'identité et 2033 pour les permis de conduire. Ces vagues de renouvellement doivent être pleinement anticipées, ce qui passe par la fluidification des échanges avec les mairies, la consolidation des services d'instruction et l'anticipation des capacités de production de l'Imprimerie nationale. Or, au regard de la grande improvisation à laquelle nous avons assisté au cours des deux dernières années, nous restons particulièrement inquiets.

M. le ministre de l'intérieur a pris des engagements en vue du « réarmement » de l'État territorial. Le dossier des titres sécurisés nous le rappelle : si nous ne réarmons pas l'État dans nos territoires, nous courrons de crise en crise.

M. Claude Raynal, président. - Merci à vous, madame la rapporteure spéciale, ainsi qu'aux différents intervenants.

La commission adopte les recommandations de la rapporteure spéciale, Mme Florence Blatrix Contat, et autorise la publication de l'enquête de la Cour des comptes, ainsi que du compte rendu de la présente réunion en annexe à un rapport d'information de la rapporteure spéciale.

La réunion est close à 19 heures.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 13 mars 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Audition de M. Antoine Deruennes, directeur général de l'Agence France Trésor (AFT)

M. Claude Raynal, président. - Nous recevons M. Antoine Deruennes, directeur général de l'Agence France Trésor (AFT). C'est la première fois, monsieur le directeur, que notre commission a l'occasion de vous entendre depuis votre nomination à la tête de cette agence, en octobre 2023. Vous avez pour mission de gérer la dette et la trésorerie de l'État au mieux des intérêts du contribuable et dans les meilleures conditions possibles de sécurité.

Dans cette optique, la stratégie d'émission de la dette de l'État mise en oeuvre par l'AFT vise prioritairement à assurer la liquidité des titres de dette, c'est-à-dire la capacité pour leurs détenteurs à en vendre une quantité importante sans impact sur le prix. En effet, cette caractéristique constitue un facteur d'attractivité majeur pour les investisseurs et permet de minimiser les taux d'intérêt exigés.

Pour ce faire, l'AFT se fonde sur une politique d'émission régulière et prévisible, principalement sous la forme d'adjudications de titres organisées tout au long de l'année, à des horaires et jours fixes, selon un calendrier publié un an à l'avance. Cette politique d'émission s'appuie également sur un marché de la dette de l'État spécifiquement structuré, reposant sur les spécialistes en valeurs du Trésor (SVT), qui assurent la tenue quotidienne du marché secondaire de la dette.

S'agissant des titres de dette émis, l'AFT offre une gamme de produits de placement variés, destinés à satisfaire la demande des différentes catégories d'investisseurs. Cette variété résulte non seulement de la diversité des maturités proposées, mais également de l'émission d'obligations indexées sur l'inflation ou adossées à des dépenses vertes. C'est ainsi que la France constitue le premier émetteur souverain au monde en matière d'obligations vertes avec un encours total de plus de 70 milliards d'euros, dont 8 milliards d'euros émis en janvier 2024 dans le cadre du lancement record d'une obligation assimilable du Trésor (OAT) verte à 25 ans.

Vous nous préciserez, monsieur le directeur, comment votre agence conçoit et exécute la stratégie d'émission de la dette de l'État et, notamment, comment vous vous adaptez à l'évolution des marchés obligataires souverains.

En effet, votre mission de gestion de la dette de l'État est plus cruciale que jamais. Pour 2024, l'AFT devra mettre en oeuvre un programme de financement record, d'un montant de 285 milliards d'euros en émissions d'obligations à moyen et long terme nettes des rachats. Ce montant historique s'inscrit dans la suite des programmes de financement déployés depuis la crise sanitaire : 260 milliards d'euros en 2020, 2021 et 2022, 270 milliards d'euros en 2023, contre 200 milliards d'euros en 2019. Il permettra de couvrir, à grands traits, pour une moitié, le déficit budgétaire de l'année en cours, et, pour l'autre moitié, le remboursement de la dette à moyen et long terme venant à échéance.

Ainsi, alors que la seule dette de l'État pourrait dépasser 2 560 milliards d'euros en 2024, la charge d'intérêts atteindrait aussi le niveau record de 50 milliards d'euros. Si la décrue de l'inflation constatée en zone euro depuis un an devrait conduire à une prochaine baisse des taux d'intérêt directeurs de la Banque centrale européenne (BCE), le rythme et l'ampleur de cet assouplissement monétaire demeurent très incertains.

Compte tenu de ce nouvel environnement de taux possiblement plus favorable, le Gouvernement a annulé, le 21 février dernier, 800 millions d'euros au titre de la charge de la dette pour 2024. Si l'on peut comprendre la raison de cette annulation de crédits - le Gouvernement recherchait 10 milliards d'euros ! - il est tout de même fort étonnant qu'une telle révision du scénario de taux intervienne deux mois seulement après l'adoption de la loi de finances.

Quel regard portez-vous sur la trajectoire de la charge de la dette, à l'aune non seulement de l'évolution attendue de la politique monétaire mais également de la situation budgétaire de notre pays ?

M. Antoine Deruennes, directeur général de l'Agence France Trésor. - Je me réjouis de m'exprimer pour la première fois devant vous en tant que directeur général de l'Agence France Trésor, que je connais bien pour en avoir été le directeur général adjoint de 2016 à 2019.

Pour vous parler de notre programme d'émissions pour 2024, il faut revenir au tableau de financement de la loi de finances. Nos besoins de financement sont en baisse, passant de 309,4 milliards d'euros en 2023 à 297,2 milliards d'euros en 2024. Cette baisse s'explique essentiellement par celle du déficit à financer, qui passe de 171,2 milliards d'euros à 146,9 milliards d'euros. Si les besoins de financement ne baissent pas autant que le déficit, c'est qu'il faut refinancer les dettes arrivant à échéance, en progression entre 2023 et 2024.

Le moyen essentiel de financer les besoins de financement est l'émission de dettes à moyen et long terme, nette des rachats, de 285 milliards d'euros. Ce montant progresse par rapport à 2023. Pourquoi, si les besoins de financement baissent, émet-on plus de dette à moyen et long terme ? Cela s'explique par la variation des disponibilités du Trésor. En effet, lors de la crise du covid, nous avons émis beaucoup de dette, notamment par précaution, et donc pu accumuler un montant de trésorerie que nous avons mobilisé à hauteur de 35,2 milliards d'euros en 2022 et à hauteur de 31,2 milliards d'euros en 2023. Ce n'est plus une ressource que nous mobilisons en 2024.

Pour émettre ces 285 milliards d'euros, l'AFT se fonde sur ses propres analyses, rencontre les spécialistes en valeurs du Trésor et des investisseurs.

Notre programme d'émissions représente 9,7 % du PIB en 2024. C'est similaire à 2022 et 2023.

L'autre élément de financement que nous utilisons, c'est l'outil de trésorerie que représentent les bons du Trésor à taux fixe (BTF). Leur part devrait s'établir à 6,8 % en 2024. Ce niveau est bas, historiquement. En cas d'à-coups, nous pourrons les mobiliser.

Les spécialistes en valeurs du Trésor nous conseillent sur les endroits où la demande sera la plus forte.

Sachez que nous avons respecté nos engagements en 2023. Mais intéressons-nous plutôt à 2024. Notre programme de financement est composé de toutes les obligations que nous créons. Certaines sont créées régulièrement. Cette année, par exemple, nous créons un nouveau titre de référence à trois ans, un autre à cinq ou six ans, et un autre à dix ans. Ces obligations standards sont renouvelées régulièrement. Nous émettons aussi des obligations un peu moins traditionnelles : une nouvelle obligation à trente ans, une autre, indexée sur l'inflation, à vingt ans, et une obligation verte à maturité de vingt à trente ans.

À ce stade de l'année, nous avons déjà émis 8 milliards d'euros en janvier pour la nouvelle obligation verte à maturité en 2049. C'est un record pour une obligation verte de l'AFT. En février, nous avons aussi émis une nouvelle obligation à trente ans, pour 8 milliards d'euros également. Là encore, c'est un montant record. Une troisième obligation, indexée sur l'inflation, d'une maturité d'environ vingt ans, sera émise plus tard dans l'année si les conditions de marché le permettent.

À ce stade de 2024, nous avons donc émis 83,6 milliards d'euros au total. En mars, nous n'avons pas encore émis sur toutes les maturités. Nous sommes restés sur les maturités de dix à vingt ans. C'est normal : nous faisons des adjudications de long terme, c'est-à-dire dont la maturité est supérieure à huit ans et demi, le premier jeudi du mois. Nous ferons une nouvelle adjudication la semaine prochaine, le troisième jeudi du mois, en émettant des obligations de moyen terme, de deux à huit ans, et des obligations indexées sur l'inflation.

Le montant de 10,6 milliards d'euros en obligations de maturités de quinze à vingt ans émis en janvier 2024 correspond aux résultats de la syndication de 8 milliards d'euros de l'OAT verte. Autre chiffre élevé, celui de 9,9 milliards d'euros en obligations de maturités de trente à cinquante ans en février : il correspond à la syndication de 8 milliards d'euros d'une nouvelle obligation à trente ans.

En termes d'avancement du programme de financement 2024, nous sommes en ligne avec les années précédentes.

Sur les vingt dernières années, jusqu'en 2016, le montant des émissions à trente ans et plus était relativement limité. Il a fortement progressé à partir de 2017. En effet, dans un environnement de taux d'intérêt de plus en plus bas, les investisseurs privilégiaient une maturité de plus en plus longue, pour obtenir de meilleurs rendements. En 2017-2021, les émissions d'obligations de très longue maturité ont été de plus en plus importantes. Malgré la hausse des taux d'intérêt en 2022 et en 2023, la demande pour le très long terme s'est maintenue. Cela montre que la confiance des investisseurs dans la signature française a perduré. En 2024, le montant est évidemment faible puisqu'il reste encore neuf mois dans l'année.

Conséquence de cet appétit des investisseurs pour les maturités de plus en plus longues, la maturité moyenne de la dette de l'État s'est établie en 2023 à 8,5 ans. C'est stable par rapport à l'année précédente. En moyenne, nous avons émis des titres de maturité de 11 ans en 2023, et 13,7 ans en 2024 - ce dernier niveau étant un peu biaisé par les deux syndications importantes de début d'année. Pourquoi cette différence entre maturité moyenne de la dette et maturité moyenne à l'émission ? Parce qu'avec le temps qui passe, la maturité moyenne de la dette se réduit et seules les nouvelles émissions la font remonter.

Concernant les taux d'intérêt, trois périodes se distinguent nettement. Depuis l'entrée dans la zone euro, marquée par des taux supérieurs à 5 %, nous avons connu une baisse continue des taux d'intérêt, jusqu'à parvenir à des taux proches de zéro, voire négatifs, entre 2019 et 2021. Depuis 2021, l'inflation est repartie à la hausse. Les investisseurs demandent des taux d'intérêt plus élevés, liés aussi à l'augmentation par les banques centrales de leurs taux d'intérêt à court terme pour limiter l'inflation. En moyenne, les taux se sont établis autour de 3 % en 2023. Ils sont un peu plus faibles depuis le début de l'année 2024, légèrement inférieurs à 3 %.

Ces évolutions de taux se traduisent par une variation des conditions de financement de l'État. Ainsi, en 2022, le taux moyen d'émission de titres à moyen et long terme était de 1,43 %, contre un taux légèrement supérieur à 3 % en 2023. Depuis le début 2024, nous émettons à un taux de 2,83 %. C'est moins que la moyenne enregistrée au cours de la période allant de 1998 à 2008 - 4,15 % -, mais plus que la moyenne connue entre 2009 et 2021, qui s'établissait à 1,16 %.

La France est effectivement pionnière en matière d'émissions d'obligations souveraines vertes. Nous avons émis notre premier titre en 2017. Nous sommes l'émetteur souverain disposant de l'encours le plus important : 70,3 milliards d'euros d'émissions nominales. Nous avons créé en tout quatre produits, un produit indexé et trois produits nominaux : la première obligation assimilable du Trésor verte, émise en 2017, de maturité 2039 ; la deuxième, créée en 2021, de maturité 2044 ; un troisième produit nominal émis en janvier 2024, de maturité 2049, à hauteur de 8 milliards d'euros.

La demande d'obligations vertes n'a cessé de progresser, en France, mais aussi dans d'autres pays européens. La plupart des grands pays européens ont désormais un programme d'obligations vertes, notamment l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, la Belgique et les Pays-Bas.

Émettre des obligations vertes revient à financer des dépenses vertes. Chaque année, sur la base de la loi de finances, un montant de dépenses vertes éligibles est défini. Il s'élève à 15 milliards d'euros en 2024, enveloppe maximale dans laquelle nous pourrons émettre des OAT vertes. À date, nous avons émis un montant de 8,4 milliards d'euros, car nous avons aussi réabondé notre obligation verte indexée sur l'inflation.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur spécial. - Je me trouvais lundi à Bercy pour assister à une adjudication. Je vous remercie de votre accueil et salue le professionnalisme de l'Agence France Trésor qui a fort à faire du fait du poids de la charge de la dette qui augmente chaque année.

En effet, la question est moins de savoir si nous allons rembourser la dette que de savoir si nous pourrons supporter le poids des intérêts, qui s'élèvera pour l'ensemble de la dette publique, selon le Haut Conseil des finances publiques, à 84 milliards d'euros d'ici à 2027, soit à peu près le montant du produit de l'impôt sur le revenu. En 2020, les intérêts de la dette de l'État s'élevaient à 34 milliards d'euros. En 2024, ils devraient atteindre plus de 50 milliards d'euros. Leur augmentation est liée évidemment à la hausse des taux d'intérêt subie par tous les pays européens.

Au-delà de ces considérations, nous relevons plusieurs facteurs inquiétants. Tout d'abord, avec Bruno Le Maire, la dette de l'État augmente de plus de 100 milliards d'euros chaque année. Elle s'élevait en effet à 1 760 milliards d'euros en 2018, contre 2 560 milliards d'euros attendus à la fin de l'année 2024.

De plus, le spread, c'est-à-dire l'écart de taux, avec l'Allemagne a fortement augmenté depuis deux ans, de 40 points de base pour l'Italie et de 20 points de base pour la France. Est-ce un sujet d'inquiétude, ou un motif de vigilance particulière selon vous ?

Enfin, quels points d'attention les investisseurs, que vous êtes amené à rencontrer au cours de vos roadshows et auxquels vous devez vendre la qualité de la dette française et notre capacité de remboursement, mettent-ils en avant ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Merci, monsieur le directeur général, de votre exposé.

Le verdissement de la dette se fait attendre depuis un moment. Lors d'une table ronde sur le verdissement du financement de l'économie, organisée il y a trois ans, de nombreuses mesures annoncées relevaient encore de l'affichage. Une modification de logiciel est nécessaire pour financer au mieux les besoins de notre économie et faire face aux aléas climatiques. Or, nous n'y parviendrons qu'au moyen d'une réelle implication des investisseurs.

Les annonces du Gouvernement, notamment concernant les économies budgétaires à réaliser, changent d'heure en heure. Le montant annoncé pour l'année 2025 est passé de 12 milliards d'euros à 20 milliards d'euros, et la Cour des comptes parle désormais de 50 milliards d'euros pour la période 2025-2027 ! Le ministre de l'économie et des finances, que nous avons reçu la semaine dernière, nous a expliqué que le niveau de la dette publique, principalement constitué par la dette de l'État, augmentait inexorablement depuis un certain temps. Lui-même est d'ailleurs là aussi depuis un certain temps...

La France est sur le podium des plus hauts niveaux de dette publique en zone euro. Seules l'Italie et la Grèce la dépassent en taux d'endettement. En 2024, la France sera le premier émetteur de dette brute en Europe, avec 285 milliards d'euros à lever, et le premier émetteur net, avec 133 milliards d'euros. Plus vite, plus haut, plus fort, c'est l'olympisme budgétaire !

Le problème est que nous n'avons pas d'excédent budgétaire susceptible de réduire le stock de la dette. La charge de cette dette est donc largement déterminée par la politique monétaire de la BCE. Le resserrement de cette dernière, opéré depuis 2022, a contribué à une augmentation de la charge de la dette de près de 40 % par rapport à 2021.

Dans ce contexte, quels sont selon vous les principaux risques liés à la trajectoire de la charge de la dette de l'État, pour aujourd'hui et pour les années à venir ?

Je m'interroge aussi sur l'arrêt progressif de la politique de rachats d'actifs. Depuis la crise sanitaire, la BCE détient environ 25 % de la dette française par l'intermédiaire de la Banque de France. Le désengagement de la BCE du marché obligataire souverain pourrait accroître la dépendance de la France à l'égard des investisseurs internationaux, plus exigeants quant à sa crédibilité budgétaire. Quelles sont vos prévisions quant à la typologie des futurs détenteurs de la dette française ? Existe-t-il un montant plafond de la part de dette française susceptible d'être détenue par des investisseurs nationaux et internationaux ?

M. Claude Raynal, président. - Vous avez dit que l'augmentation de la maturité de la dette était liée essentiellement à la demande des investisseurs. Toutefois, l'État n'avait-il pas aussi intérêt à l'allongement de cette maturité ?

Par ailleurs, le marché se complexifie. La dette publique américaine progresse considérablement. La dette privée des entreprises, notamment obligataire, augmente significativement. Or tout cela s'adresse aux mêmes investisseurs. Devrez-vous redoubler d'efforts pour séduire les investisseurs et placer notre dette, ou la situation est-elle comparable à celle que nous connaissions il y a dix ans ? Comment la relation avec les investisseurs a-t-elle évolué ?

M. Antoine Deruennes. - Selon les statistiques de la Banque de France et du Fonds monétaire international (FMI), la détention de la dette française se compose de la manière suivante : pour un quart, de la politique monétaire de la BCE, pour un quart, d'investisseurs domestiques, pour un quart, d'investisseurs de la zone euro, et, pour le dernier quart, d'investisseurs situés hors zone euro, européens ou du reste du monde.

Cette diversification des investisseurs, tant en matière de profils que de zones géographiques, est une bonne nouvelle à plusieurs titres. Elle traduit tout d'abord une confiance dans la dette française, à la fois pour ses qualités techniques et pour le crédit de la France. Elle me permet ensuite de remplir les deux missions comprises dans le mandat que j'ai reçu : émettre la dette au meilleur coût pour le contribuable et dans les meilleures conditions de sécurité. Plus il y a de gens qui peuvent potentiellement acheter la dette, moins celle-ci s'avère coûteuse pour le contribuable, et moins nous sommes dépendants des événements qui peuvent survenir dans le monde. C'est donc un gage de résilience.

Les investisseurs évoluent avec le temps, même s'ils restent comparables à ceux du passé. Nous nous efforçons de comprendre leurs besoins : quel type de maturité ils recherchent, quels types de produits, etc. Nous sommes attentifs à leurs retours techniques et veillons à répondre à leurs questions, sur l'économie de la France, la trajectoire des finances publiques ou les réformes structurelles à venir.

L'achat de dette par les banques centrales a augmenté depuis 2016. Mais ces programmes d'achat sont désormais terminés. Cela ne nous a pas empêchés d'émettre, depuis le début de l'année, des montants importants de dette auprès d'investisseurs diversifiés. L'AFT a pu émettre de la dette lorsque la BCE n'était pas active ; rien ne s'oppose à ce qu'elle place sa dette auprès des investisseurs, dans un environnement qu'elle a déjà connu.

Concernant le spread, je rappelle qu'il s'agit de comparer les taux entre deux entités sur les marchés obligataires, qu'il s'agisse de deux pays ou de deux maturités. Entre la France et l'Allemagne, ledit spread s'établit aujourd'hui à 48 points de base, soit un niveau supérieur à celui de la période de la crise covid, marquée par un fort resserrement des spreads, mais moindre par rapport à l'année dernière.

J'en viens au mécanisme de hausse des charges d'intérêts, qui dépend de deux facteurs principaux. Le premier facteur est le niveau de la dette publique, la hausse des charges d'intérêts n'étant que la conséquence de la hausse de l'endettement ; le second facteur est lié au niveau des taux d'intérêt, qui joue actuellement un rôle haussier. Nous émettons aujourd'hui légèrement en deçà de 3 %, mais en remplaçant de la dette qui avait été émise à des taux plus faibles.

Il est donc question d'un phénomène progressif : avec une maturité de la dette de huit ans et demi, nous ne renouvelons pas la dette intégralement chaque année, mais en renouvelons uniquement une fraction, ce qui explique que les charges d'intérêts ne suivent pas directement et instantanément les fluctuations des taux que j'ai présentées précédemment. De fait, disposer d'une maturité à huit ans et demi constitue un atout, puisque les variations des taux d'intérêt ne se répercutent pas immédiatement et intégralement sur la charge de la dette.

Évoquer la maturité de la dette me permet de faire le lien avec votre interrogation relative aux investisseurs. Nous avons été ravis d'accompagner le mouvement vers une maturité longue, qui permet de réduire les risques de refinancement. Au-delà de ce constat, l'AFT a vocation à placer la dette auprès d'investisseurs et à répondre aux demandes de ces derniers. Nous n'aurions ainsi pas émis autant sur une maturité à 30 ans si des investisseurs finaux n'avaient pas été prêts à placer leur argent sur une durée aussi longue.

Par ailleurs, l'AFT émet des obligations vertes pour plusieurs raisons, à commencer par le fait qu'elles répondent aux besoins de financement de la transition écologique, érigée en priorité par le Gouvernement. De plus, ces obligations favorisent le développement de la finance verte, tant pour les émetteurs souverains que pour d'autres émetteurs tels que les entreprises. Enfin, ces obligations vertes nous permettent de toucher une nouvelle catégorie d'investisseurs, celle des épargnants qui souhaitent investir dans des produits verts. L'accès à ces investisseurs s'inscrit dans l'ADN de l'AFT, qui se doit de répondre aux demandes des investisseurs tout en émettant la dette au meilleur coût.

M. Bruno Belin. - Cette dette de 2 560 milliards d'euros, en hausse de 20 % en quatre ans, leste le pays, et ce, sans doute pour plusieurs décennies. La Cour des comptes a estimé qu'il faudrait dégager 50 milliards d'euros d'économies sur la période 2025-2027. S'exprimant dans Les Échos le 12 mars, le Premier président de cette institution a indiqué que le budget pour 2025 serait probablement l'un des plus difficiles jamais connus.

Nous nous sommes éloignés d'un certain nombre de pays vertueux, tandis que des pays réputés moins vertueux, tels que le Portugal, ont redressé leur situation et font désormais mieux que nous, ce qui pourrait nous inspirer. Disposez-vous de premières hypothèses de travail par rapport au projet de loi de finances pour 2025 ?

M. Thierry Cozic. - Près de 48 % de notre dette est détenue par des prêteurs étrangers. À l'inverse, en Suède et au Danemark, la dette est détenue à hauteur de 70 % par des prêteurs nationaux, une proportion qui frise les 100 % au Japon. À l'heure où le Gouvernement n'a de cesse de nous parler de souveraineté, le fait qu'un prêteur sur deux est étranger ne peut que conduire à s'interroger sur notre souveraineté financière, un enjeu essentiel pour notre pays. Je note, par ailleurs, que seuls quatre des quinze SVT sont français.

Au cours d'une interview réalisée dans le cadre de l'émission « Face aux territoires », diffusée sur TV5 Monde le 4 mai 2023, Bruno Le Maire, interrogé sur la nationalité des créanciers de la dette française, avait donné cette réponse limpide : « C'est totalement transparent, il faut demander à l'AFT ». Pouvez-vous lister ces créanciers ?

M. Arnaud Bazin. - Je remercie le directeur général pour la clarté et l'esprit de synthèse de sa présentation, même si cela l'a amené à ne pas détailler la ligne correspondant aux obligations indexées sur l'inflation. Or le programme de financement de 2023 montre qu'elles ont représenté 8,1 % des émissions brutes totales, soit une proportion non négligeable.

Nous nous étions déjà interrogés, lorsque l'inflation était en forte hausse, sur les raisons qui conduisaient l'AFT à continuer à les émettre. Il me semble que les justifications apportées avaient trait à une nécessaire constance - en vue de s'assurer de la confiance des marchés - et au fait que la Caisse des dépôts et consignations en était le principal client, pour des raisons techniques liées à son modèle. Avez-vous l'intention d'émettre à nouveau ce type d'obligations ? Quels en sont les principaux clients ?

Sur un autre sujet, la BCE s'apprête à percevoir des intérêts dans le cadre des rachats d'obligations auxquels elle a procédé. Existe-t-il une forme de retour vers le budget national ?

M. Éric Bocquet. - La BCE détient donc encore un quart des titres de dette : les conservera-t-elle indéfiniment ?

Je note, par ailleurs, que quinze banques sont habilitées par Bercy pour racheter les titres de dette, dont cinq américaines, quatre françaises, trois britanniques, deux allemandes et une japonaise. Comment se répartissent les titres de dette ? Certaines banques font-elles preuve d'un plus grand appétit ?

Autre élément intéressant, vous semblez capable de localiser les détenteurs de nos titres de dette, contrairement à ce qu'avaient pu expliquer des représentants de la banque Barclays dans le cadre d'un rapport de l'Assemblée nationale remis en 2016. Confirmez-vous ce point ?

Je souligne, en outre, le décalage saisissant entre le discours anxiogène tenu par la Cour des comptes et les ministres de l'économie et des finances successifs quant à l'ampleur de la dette et la très grande quiétude des marchés qui acquièrent nos titres de dette. Dans un article de février 2024, Les Échos ont fait référence à l'emprunt de 8 milliards d'euros que vous avez cité en précisant : « Dans l'attente de baisses de taux, les investisseurs ont voulu sécuriser un rendement attractif ». Vous-même cité dans l'article, vous avez indiqué que « le livre d'ordres a dépassé 75 milliards d'euros » et que « ce succès traduit une demande importante pour les titres longs depuis le début de l'année », ainsi qu'« une confiance renouvelée dans la signature de la France ». Notre pays n'a d'ailleurs pas fait défaut depuis 1797, à l'époque du Directoire, avec la banqueroute des deux tiers.

L'auteur de l'article poursuit sur la même tonalité en évoquant une « rémunération attrayante » et précise que « depuis janvier 2020, le montant mensuel moyen emprunté sur les marchés est passé de 20,25 milliards à 25,9 milliards, soit une hausse de 25 % ». En résumé, le président Raynal peut être rassuré : loin de devoir être séduits, les investisseurs semblent plutôt faire la queue à la porte de l'AFT pour emprunter chez nous.

Je termine avec quelques citations relatives à l'histoire de la dette française : « S'il s'agissait d'une entreprise, la France serait au bord du dépôt de bilan », déclarait François Bayrou en 2004, à l'époque où la dette atteignait 66 % du PIB ; « La dette publique est devenue insoutenable », affirmait Ségolène Royal en 2007, à un moment où la dette représentait 64,6 % du PIB ; « Sur les déficits et sur la dette, on ne peut plus continuer comme ça », appuyait Jean-François Copé en 2010, lorsque la dette atteignait 85 % du PIB ; enfin, Emmanuel Macron déclarait en 2017 que « la dépense publique est devenue chronique, favorisant l'accumulation d'une dette publique massive ». Sur le même registre, Pierre Moscovici a tenu un discours anxiogène dans Les Échos en date du 12 mars 2024 en déclarant : « Si l'on ne tient pas l'objectif [de réduction de la dépense publique], c'est la crédibilité du pays qui sera entamée, ce qui pèsera encore davantage sur la croissance ». Ce paradoxe absolu entre l'anxiété des dirigeants et la quiétude des marchés m'interpelle depuis des années.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Le même quotidien économique, non sans malice, a pu vous qualifier de « serial emprunteur ». Si vous nous avez présenté clairement les aspects visibles de la dette, je m'interroge sur les éléments qui échappent à tout contrôle parlementaire - ce qui est absolument anormal, comme nous le disons depuis fort longtemps -, à savoir la dette implicite et les engagements hors bilan de l'État, qui représentent plus de 4 000 milliards d'euros et recouvrent notamment les retraites des fonctionnaires. À quel niveau l'AFT intervient-elle sur cette dette implicite ?

Mme Christine Lavarde. - Vous avez indiqué, à propos de la stratégie d'émission de la dette verte, que le volume d'émissions était calé sur le niveau de dépenses catégorisées comme « vertes » dans le budget de l'État, un budget « vert » sur lequel nous portons un regard assez critique. Prenez-vous ces montants pour argent comptant ? Cette politique fait-elle l'objet de concertations avec les autres émetteurs européens ? Dans le cas contraire, la qualité de la dette verte pourrait être très variable au sein de la zone euro.

M. Michel Canévet. - Je m'interroge également sur la nature des obligations vertes, la Cour des comptes ayant elle-même mis en doute la pertinence de la classification des dépenses « vertes » dans son rapport annuel. Des questionnements similaires existent-ils sur les marchés ?

Concernant la situation financière de l'État, le déficit s'est accru l'année dernière au-delà des prévisions, les variations de disponibilités ayant cependant permis de traverser cette passe difficile. Compte tenu d'une surestimation de la perspective de croissance et d'une évolution des dépenses de l'État qui reste importante, le déficit pourrait atteindre un montant significativement supérieur aux 146 milliards d'euros prévus. Comment pourrez-vous couvrir ce besoin de financement supplémentaire ? La situation est d'autant plus préoccupante que ce dérapage pourrait conduire les agences de notation à dégrader la note de la France. Ces évolutions pourraient-elles contrarier votre programme d'emprunts pour 2024 ?

Enfin, j'ai été interpellé, à l'instar d'Éric Bocquet, par le grand appétit des investisseurs pour la dette française. Ne faudrait-il pas orienter une plus grande partie de l'importante épargne accumulée en France - environ 1 500 milliards d'euros - vers le financement de la dette ?

M. Didier Rambaud. - Un règlement européen adopté en octobre 2023 vise à mieux encadrer les obligations vertes et prévoit la mise en place d'un système d'enregistrement et de surveillance des entités agissant en qualité d'examinateurs externes. Comment comptez-vous aborder les défis liés à la mise en oeuvre de ce standard ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Les taux des obligations vertes sont-ils, toutes choses égales par ailleurs, similaires à ceux des autres obligations ?

M. Claude Raynal, président. - Avez-vous mené, en lien avec vos homologues étrangers, une analyse comparée du financement de la dette publique et du financement des activités privées ? N'existe-t-il pas un risque d'éviction du second en raison de la forte demande de dettes nationales ?

M. Antoine Deruennes. - L'endettement public américain est extrêmement important, ce qui tend à faire augmenter les taux d'intérêt aux États-Unis comme dans le reste du monde. L'effet d'éviction que vous évoquez est réel et souvent mentionné dans la littérature économique, l'épargne étant drainée vers la dette publique obligataire au détriment d'autres possibilités, dont l'investissement privé.

Concernant le coût des obligations vertes, la prime liée au caractère vert de cet investissement - le greenium - existe, mais est relativement faible et moins importante que par le passé, probablement en raison d'une offre plus abondante. D'une certaine manière, ce greenium ne constitue pas, selon moi, une condition nécessaire pour émettre de la dette verte, l'intérêt financier de l'État consistant à toucher un grand nombre d'investisseurs : à ce titre, le fait que le coût d'une obligation verte soit identique ou très proche de celui d'une obligation classique est bénéfique.

La France a été pionnière sur les standards européens, avec l'inconvénient de devoir s'adapter aux évolutions du marché. Gardons en tête le fait que notre standard est reconnu internationalement, la forte demande observée lors de la précédente émission montrant qu'il répond aux exigences des investisseurs. Nous avons mis en place, à l'occasion de la première émission d'obligations vertes, un comité d'évaluation composé de personnalités internationales et indépendantes et présidé par Manuel Pulgar-Vidal. Cette instance évalue chaque année les dépenses financées par les OAT vertes, les rapports correspondants étant disponibles sur le site de l'AFT.

Pour ce qui est du grand nombre d'ordres par rapport au montant émis, les nombreux investisseurs qui se présentent n'ont pas tous les mêmes intérêts, certains investisseurs alternatifs inscrivant des ordres très élevés en étant très peu servis, d'où une sorte d'effet de loupe. Cette forte demande reste rassurante de notre point de vue, en précisant néanmoins qu'émettre davantage coûte cher.

Ainsi, plus il y a de dette, plus le taux d'intérêt est élevé, ce qui me permet de rebondir sur l'écart de perception que vous évoquiez au sujet des finances publiques. À cet égard, le spread entre la France et l'Allemagne est un nouveau phénomène qui n'existait pas dans les années 2000 : il reflète une hausse du coût de la dette, elle-même plus élevée.

La dette implicite, souvent liée aux régimes de retraite, ne rentre quant à elle pas dans le périmètre de l'activité de l'AFT, qui gère uniquement la dette monétaire. Cela n'empêche pas cette dette implicite d'être valorisée dans la comptabilité générale de l'État et d'être prise en compte par les investisseurs, sous la forme d'engagements implicites ou de projections de long terme telles que celles établies par le Conseil d'orientation des retraites (COR), ou par le groupe de travail de la Commission européenne dédié au vieillissement de la population et aux dépenses de retraite. Lesdites données sont publiques et prises en compte, aussi bien par les investisseurs que par les agences de notation.

J'en viens aux quinze banques SVT, sélectionnées pour une période de trois ans : la période actuelle se terminant à la fin de l'année 2024, ce panel sera renouvelé pour la période 2025-2027. Plus les banques SVT sont nombreuses et en concurrence, plus cela nous permet d'émettre à un taux intéressant pour le contribuable ; de plus, la coexistence de banques françaises et étrangères permet de toucher des investisseurs du monde entier, chacune d'entre elles ayant une spécialité.

Pour ce qui est de la répartition des titres entre ces établissements, chaque banque propose un ou plusieurs prix à l'occasion de chaque adjudication, l'AFT sélectionnant les offres les plus intéressantes pour le contribuable jusqu'à obtenir le montant souhaité. Par conséquent, certaines banques peuvent ne percevoir aucun titre lors d'une adjudication ou, à l'inverse, en acquérir une part importante.

J'ajoute que la performance des SVT est rendue publique, le bulletin mensuel de l'AFT de février 2024 contenant un classement pour l'année 2023. Il existe plus précisément trois classements : le classement sur le marché primaire concerne les parts dans les adjudications ; le classement sur le marché secondaire correspond aux parts sur ce marché où les titres de dette s'échangent quotidiennement ; le classement qualitatif, enfin, renvoie à la qualité des échanges que nous pouvons avoir, en termes d'analyse comme de franchise. Pour le classement primaire, la première banque est BNP Paribas.

Une autre de vos interrogations porte sur le plafond de dette, fixé à 285 milliards d'euros d'obligations nettes de rachats par la loi de finances pour 2024 : ce plafond s'impose à nous. Si nos besoins venaient à être plus élevés, nous pourrions recourir aux BTF, qui offrent une certaine flexibilité dans la mesure où leur part dans l'encours de dette se situe à un niveau historiquement bas. Je précise qu'une augmentation de notre programme à moyen et à long terme s'effectuerait nécessairement au travers d'un collectif budgétaire.

Concernant la détention de la dette, je dresserais volontiers un parallèle avec la Banque de France : celle-ci connaît le nombre exact de billets de 50 euros qu'elle a imprimés et mis en circulation, mais sans savoir qui détient chacun de ces billets, qui s'échangent très régulièrement. Le même raisonnement s'applique aux OAT, ce qui ne permet pas à l'AFT de connaître précisément les détenteurs de la dette à chaque seconde.

Nous disposons en revanche des outils statistiques de la Banque de France et du FMI : la première distingue les résidents des non-résidents, le second publie de manière semestrielle des données en fonction de la nationalité des investisseurs, sans aller jusqu'à donner des détails individuels.

J'en viens aux obligations indexées sur l'inflation, que nous émettons car il existe une très forte demande, notamment de la part des banques qui commercialisent les livrets d'épargne réglementée tels que le livret A ou le livret de développement durable et solidaire. La rémunération de ces livrets étant complètement ou partiellement indexée sur l'inflation, ces banques doivent se couvrir contre l'inflation afin d'être en mesure de donner le rendement permis par ces livrets, d'où l'achat d'obligations indexées sur l'inflation. Lesdites obligations, qu'elles soient indexées sur l'inflation européenne ou sur l'inflation française, ont d'ailleurs un caractère bien plus domestique que les obligations nominales. Si la Caisse des dépôts et consignations fait bien partie des clients de ces obligations, elles sont également utiles aux banques commerciales.

Concernant la détention d'une partie de la dette par des prêteurs étrangers, je resterai prudent quant aux comparaisons avec les pays nordiques, même si je ne suis pas surpris par le fait que la détention domestique y soit plus élevée, ces pays émettant très peu de dette. Le cas du Japon est quant à lui très singulier, avec notamment une épargne abondante, ce qui n'empêche pas les investisseurs japonais d'acheter de la dette américaine, européenne ou française.

Enfin, la Banque de France verse un dividende à l'État et les intérêts reçus participent de ses résultats, en précisant que ces derniers peuvent être affectés par les pertes enregistrées sur des obligations achetées précédemment alors que les taux d'intérêt étaient plus bas.

M. Claude Raynal, président. - Merci pour ces éclairages. Nous vous adressons à nouveau nos compliments pour la qualité du travail accompli par l'Agence, qualité qui est régulièrement soulignée par l'ensemble des acteurs. Votre vision à long terme et votre méthode claire constituent des atouts qui nous permettent de vendre notre dette au meilleur prix.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union économique et monétaire - Compte-rendu de la Conférence interparlementaire des 12 et 13 février 2023 à Bruxelles

M. Claude Raynal, président. - Comme c'est traditionnellement le cas, une délégation de la commission des finances s'est rendue, les 12 et 13 février dernier, à la conférence interparlementaire semestrielle, plus communément appelée « conférence de l'article 13 » du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union européenne, qui a lieu deux fois par an : en début d'année, elle se déroule toujours à Bruxelles. Pour mémoire, nous étions allés à Madrid à l'automne, en lien avec la présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne.

La délégation se composait du rapporteur général Jean-François Husson, du président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin, et de notre collègue Jean-Marie Mizzon, rapporteur spécial des crédits consacrés au prélèvement européen dans le budget général. L'Assemblée nationale y était également représentée par le rapporteur général Jean-René Cazeneuve et deux collègues députés, David Amiel et Thibaut François.

Pour rappel, ces conférences semestrielles visent à permettre aux parlements nationaux d'exercer un contrôle sur l'application des règles de gouvernance budgétaire et financière de l'Union européenne. Elles réunissent des délégations de parlementaires issus des parlements nationaux et du Parlement européen ainsi que des représentants des institutions européennes et des experts extérieurs.

Cette conférence, qui se tient donc traditionnellement en février dans les locaux du Parlement européen à Bruxelles, concordait opportunément cette année avec la présidence semestrielle belge du Conseil de l'Union européenne. Le programme de la conférence s'articulait autour de deux journées de travail et quatre sessions thématiques.

Sur la forme, nous pouvons regretter des prises de parole convenues lors des différentes sessions. Il est vrai que le format des discussions se prête à des interventions préparées, ce qui conduit souvent à des échanges « en silos ». Les thèmes des sessions de travail sont particulièrement larges et ne nous permettent pas d'aboutir à des prises de position réelles sur la gouvernance économique et budgétaire.

Pour autant, sur le fond, ces conférences restent pour nous l'occasion de prendre connaissance de l'état d'esprit de nos partenaires européens sur les sujets budgétaires et financiers.

La première session, organisée par la commission des budgets du Parlement européen, portait sur les enseignements tirés de la mise en oeuvre du plan de relance Next Generation EU. Les échanges entre les différentes délégations ont révélé une forte divergence quant à l'avenir de cet instrument exceptionnel. D'un côté, des parlementaires de plusieurs États membres, notamment l'Italie, se sont prononcés en faveur d'une pérennisation du plan de relance sous la forme d'une capacité budgétaire autonome de l'Union européenne. En réaction, certains orateurs, en particulier des parlementaires allemands, se sont opposés à cette proposition en soulignant la mauvaise exécution des programmes nationaux dans certains États. Le commissaire européen chargé du budget, Johannes Hahn, s'est quant à lui montré très prudent sur une éventuelle pérennisation du plan de relance.

À cet égard, le rapporteur général est intervenu pour souligner que, préalablement au débat sur la pérennisation de Next Generation EU, il importait de résoudre la problématique de son remboursement. Les interventions suivantes se sont accordées pour demander une accélération du calendrier de mise en oeuvre des nouvelles ressources propres de l'Union européenne, demande qui a déjà été formulée à plusieurs reprises. Je rappelle que les États membres devront intervenir si ces nouvelles ressources ne sont pas créées.

La deuxième session était consacrée aux enjeux financiers de l'élargissement de l'Union européenne à l'Ukraine et aux Balkans occidentaux. Le panel d'experts introduisant la session comprenait Michael Emerson, économiste et auteur d'une étude pour la Hertie School, qui a évalué le coût annuel de l'élargissement à 13,2 milliards d'euros par an.

Des parlementaires d'États bénéficiaires nets du budget européen - Portugal, Irlande, Pologne - se sont inquiétés d'une baisse des versements européens conséquemment à un élargissement vers l'Est. La majorité des participants a convenu qu'il conviendrait, en cas d'élargissement, de réfléchir à une réforme des politiques traditionnelles de l'Union européenne, notamment la politique agricole commune (PAC) et la politique de cohésion.

Le président Rapin a pris la parole pour rappeler les incertitudes qui pesaient sur l'évaluation du coût budgétaire de l'élargissement et suggérer un travail d'amélioration de la flexibilité du budget européen.

Les échanges de la troisième session se sont concentrés sur les réformes et investissements améliorant le potentiel de croissance. Le gouverneur de la Banque centrale belge, Pierre Wunsch, a introduit nos débats en indiquant que l'Europe connaissait un déficit d'investissements de l'ordre de 481 milliards d'euros. Son intervention, particulièrement intéressante, a insisté sur la nécessité de mobiliser l'excès d'épargne privée en Europe, autre sujet récurrent.

Je me suis moi-même exprimé pour soutenir l'achèvement de l'Union bancaire et la réalisation de l'Union des marchés de capitaux. Mon propos rejoignait en ce sens celle du rapporteur général Jean-René Cazeneuve, qui a lui aussi pris la parole sur ce point.

Ce panel a également été l'occasion d'aborder la réforme des règles budgétaires européennes qui, sans être officiellement à l'ordre du jour, était au coeur de l'actualité budgétaire européenne. La présidence belge de la conférence s'est félicitée du compromis obtenu en trilogue le 10 février dernier, qui permet de concilier redressement des finances publiques et incitation à investir.

La dernière session était dédiée à l'avenir du marché unique et à la fiscalité. Les échanges ont largement prolongé les réflexions entamées lors de la session précédente en insistant sur le renforcement de la compétitivité du marché intérieur.

Mes chers collègues, voici les grandes lignes des échanges qui se sont tenus à Bruxelles les 12 et 13 février dernier dans le cadre de la conférence dite « article 13 ».

Je conclus en remarquant que ce rythme d'une réunion semestrielle est relativement soutenu par rapport aux progrès effectifs des discussions au niveau européen, ce qui nous expose à d'incontournables redites lors de ces rencontres.

La réunion est close à 12 heures.