Jeudi 14 mars 2024

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente, puis de Mme Annick Billon, vice-présidente -

Table ronde avec des associations d'aide aux personnes sans abri

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous entamons ce matin, en réunion plénière, nos travaux sur les femmes dans la rue.

Nos quatre rapporteures - Agnès Evren, Marie-Laure Phinéra-Horth, Olivia Richard, et Laurence Rossignol - et moi-même avons déjà effectué, le 23 janvier dernier, un déplacement dans deux centres d'accueil parisiens pour femmes à la rue gérés par l'association La Mie de Pain, dans les 15e et 5e arrondissements.

Le constat est sans appel : au sein des 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants.

Et parmi les personnes sans domicile, environ 30 000 sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles dorment dans la rue ou sont hébergées pour des durées très courtes. 5 à 15 % d'entre elles sont des femmes.

On estime ainsi qu'environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue. Elles sont très souvent invisibles, car elles se cachent pour échapper aux violences.

Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement. En outre, en Ile-de-France, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené les préfets à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de trois ans ou souffrant d'une pathologie chronique ne relèvent que du niveau 3 de priorité.

Les statistiques de présence de femmes et d'enfants dans la rue ont explosé, notamment au cours des dix dernières années et, semble-t-il, plus encore depuis la pandémie.

Nous avons décidé de nous emparer de ce sujet, parce qu'il se trouve au croisement de plusieurs problématiques relevant des compétences de la délégation aux droits des femmes : féminisation de la précarité, manque de solutions d'hébergement, lutte contre les violences sexuelles et sexistes, accès aux soins, ou encore insertion professionnelle et sociale.

Au cours de cette mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender ce phénomène : d'abord, mieux connaître et repérer les femmes à la rue ; savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement disponibles ; lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ; leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ; enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.

La question de la prise en charge des enfants qui accompagnent les femmes dans la rue est également primordiale pour notre délégation.

Nous avons choisi de commencer nos auditions en organisant une table ronde avec les principales associations d'aide aux personnes sans domicile et sans abri en France. Elles sont des actrices incontournables de la solidarité à l'égard des femmes dans la rue.

Nous accueillons ce matin Vanessa Benoit, directrice générale du Samusocial de Paris, qui gère le numéro d'urgence 115 pour les appels émis depuis Paris, ainsi que des centres d'hébergement dont plusieurs accueillent exclusivement des femmes ou des familles ; Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité, qui nous rejoindra dans quelques minutes ; Pauline Portefaix, chargée d'études à la Fondation Abbé Pierre, qui a consacré un chapitre au « genre du mal-logement » dans son rapport annuel 2023 ; et Bénédicte Souben, chargée de mission « veille sociale », filière « lutte contre les exclusions » à la Croix-Rouge française.

Bienvenue à vous toutes et merci de participer à notre première table ronde sur ce sujet crucial.

Je laisse la parole, dans un premier temps, à Pauline Portefaix de la Fondation Abbé Pierre qui pourra nous éclairer sur la féminisation croissante, au cours des dernières années, des personnes sans domicile et sans abri.

Mme Pauline Portefaix, chargée d'études à la Fondation Abbé Pierre. - Notre rapport sur ce sujet est récent. Nous avions identifié cette problématique depuis longtemps, mais elle s'accentue. Selon les études menées ces dernières décennies, les populations exposées au mal-logement tendent à se féminiser. Deux personnes sur cinq sans domicile sont des femmes.

Par ailleurs, à contre-courant des idées établies jusqu'à présent, l'enquête « sans domicile » de l'Insee de 2012 révélait l'importance du nombre de femmes sans domicile seules avec enfant, mettant en lumière l'affaiblissement de la protection que conférait auparavant le statut de « mère isolée ». À quoi cette féminisation des publics sans domicile est-elle due ? Nous avons identifié quatre principaux facteurs d'explication dans notre rapport sur le mal-logement.

Le premier correspond à l'augmentation de la précarité en population générale. Elle touche d'abord les femmes. Selon l'Insee, le taux de pauvreté a augmenté de 1 point entre 2021 et 2022. Ainsi, 9,1 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en France. Or les femmes sont plus exposées aux emplois précaires ou moins bien rémunérés, elles sont plus nombreuses en temps partiel ou en situation de monoparentalité. Elles sont donc plus vulnérables face à la précarité et aux conditions de mal-logement.

L'augmentation de la précarité a entrainé une saturation du système d'hébergement d'urgence et crée une concurrence entre les publics. Le statut de mère isolée, qui était autrefois protecteur, ne l'est plus aujourd'hui. La situation des femmes sans domicile sortant de maternité s'est particulièrement dégradée. Elle devient extrêmement préoccupante pour tous les secteurs associatifs. La saturation du système d'hébergement est liée à une augmentation de la précarité, et donc à une augmentation des entrées, mais aussi à une réduction des sorties du fait du manque de solutions de logement. Cet engorgement résulte donc de l'augmentation des flux entrants et de la diminution des flux sortants.

Le deuxième facteur de féminisation des personnes à la rue tient à un accroissement des séparations conjugales depuis quelques dizaines d'années. Les séparations appauvrissent davantage les femmes que les hommes, et représentent un choc financier plus important pour les premières que pour les seconds. Leurs revenus disponibles chutent d'environ 20 % après une séparation, tandis que les hommes ne perdent que 2,5 % de leurs revenus en moyenne. Cela s'explique en particulier par le fait que la garde des enfants est le plus souvent accordée aux femmes : les familles monoparentales sont constituées à 83 % de mères seules avec enfants. Ces mères isolées sont surreprésentées parmi les familles en difficulté économique et dans des situations de mal-logement. Nous avons aussi identifié dans notre rapport qu'au moment de la séparation conjugale, le versement de la prestation compensatoire constituait un outil de rééquilibrage très imparfait et assez inéquitable.

Le troisième facteur de féminisation des publics à la rue, qui est parfois lié aux séparations conjugales, correspond aux violences conjugales. Elles conduisent souvent à une perte du logement pour les femmes, l'urgence à fuir le danger jouant en faveur du maintien dans le logement des hommes.

Enfin, le quatrième facteur relève de l'augmentation et de la féminisation des populations exilées. Les femmes migrantes sont majoritaires en Europe. Elles représentent 48 % des migrants dans le monde. On pense souvent que ce sont les hommes qui partent, mais la réalité est tout autre sur le terrain. Avec l'affaiblissement des conditions de prise en charge de ces personnes exilées, un demandeur d'asile sur deux n'est pas hébergé dans le dispositif national d'accueil. De ce fait, plus de femmes se retrouvent à la rue.

Par ailleurs, les conditions d'accueil et de traitement des personnes étrangères dans les préfectures se dégradent. Les retards dans la délivrance des titres de séjour entraînent des ruptures de parcours pour des femmes étrangères parfois présentes en France depuis très longtemps. Elles peuvent perdre leur logement du fait de la perte de leur droit au séjour à cause du retard pris par la préfecture dans le renouvellement de leur titre de séjour. Cette problématique s'accentue depuis une dizaine d'années.

Notre rapport sur le genre ne met pas seulement en lumière une féminisation des personnes sans domicile. Il aborde aussi une problématique encore plus invisibilisée quand on parle de la question du genre, celle des minorités sexuelles et des minorités de genre, particulièrement discriminées dans l'accès au travail et au logement. Leur invisibilisation ne permet pas de questionner les mécanismes qui contribuent à leur précarisation, notamment des ruptures brutales de l'hébergement chez des jeunes personnes qui doivent partir de chez leurs parents. Nous en retrouvons aussi beaucoup parmi les personnes que l'on peut accompagner à la Fondation Abbé Pierre.

Vous m'interrogiez sur le profil des femmes sans domicile. Nous disposons de très peu d'informations à ce sujet, parce que la dernière enquête de l'Insee date de 2012. Une nouvelle enquête « sans domicile » sera menée en 2025. Nous l'attendons depuis plus de dix ans.

En revanche, nous disposons d'informations sur les parcours des femmes sans domicile. Nous observons des ruptures dans les parcours résidentiels, aggravées par les inégalités liées au genre. Le fait d'avoir subi des violences pendant l'enfance accentue le risque d'exposition au mal-logement. Les femmes sans domicile déclarent plus souvent que les hommes avoir été victimes de violences avant l'âge de 18 ans, à hauteur de 36 % contre 19 %.

Elles sont aussi davantage fragilisées par les séparations conjugales. Leur accès au logement social peut s'apparenter à un parcours du combattant en cas de séparation ou de divorce, notamment dans des contextes de violences sexuelles et sexistes concomitantes à la rupture. Les femmes victimes de violences conjugales ayant fui leur domicile sont nombreuses. Près de 40 % de celles qui demandent un hébergement seraient sans solution, selon la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF). Celle-ci estime qu'il faudrait a minima créer 15 000 places d'hébergement supplémentaires pour répondre à ce besoin spécifique des femmes victimes de violences.

Enfin, le dernier type de ruptures dans leurs parcours est lié au vieillissement et à l'impact du passage à la retraite ou du décès du conjoint, qui est à l'origine d'une perte de revenus assez importante pour les femmes, du fait de leurs parcours professionnels et du travail domestique non rémunéré. Dans certains cas, il peut en découler la perte du domicile.

Par ailleurs, vous m'interrogiez sur les besoins prioritaires exprimés par les femmes sans domicile. Nous en avons repéré trois, même s'ils sont plus nombreux en réalité.

Le premier besoin correspond à la mise à l'abri, la mise en sécurité. Les femmes sont plus exposées aux violences sexuelles et psychologiques à la rue ou même en hébergement chez les tiers. On observe un phénomène de compensation de cet hébergement par des faveurs sexuelles.

Leurs besoins spécifiques s'agissant de la prise en charge des violences sexuelles et sexistes doivent également être pris en compte. D'après la FNSF, 80 % des femmes victimes de violences sont hébergées dans des dispositifs qui ne sont pas adaptés à leur situation. Les violences de genre constituent un facteur aigu du mal-logement. Cet élément demeure un impensé dans les stratégies de lutte contre le sans-abrisme.

La formation des professionnels en matière de repérage et de prise en compte des violences de genre dans l'accompagnement social et le renforcement des moyens d'hébergement adaptés sont encore insuffisants face à l'ampleur des besoins. Nous avons besoin d'une adaptation des structures d'hébergement afin que les femmes et autres minorités de genre puissent y séjourner en toute sécurité. Très peu d'accueils de jour ou d'hébergements proposent une offre non-mixte ou l'aménagement d'espaces pour s'adapter à la mixité de genre pour des femmes ayant subi des violences sexuelles de la part d'hommes. Elles ne se sentent pas forcément en sécurité en côtoyant des hommes dans ces accueils de jour ou ces centres d'hébergement, et de fait, beaucoup ne les côtoient pas, d'où leur invisibilisation.

Enfin, le dernier besoin concerne la santé. Les femmes sans domicile sont plus exposées aux inégalités dans l'accès aux soins. Cette difficulté est commune à toutes les personnes en précarité et à la rue, mais les enjeux liés à la santé, notamment sexuelle et reproductive, touchent plus spécifiquement les femmes du fait de leur exposition accrue aux violences sexuelles et aux risques de grossesse. La précarité est aussi menstruelle. Ce sujet n'est pas suffisamment pris en charge.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention. Je suis sûre que nos rapporteures auront un certain nombre de questions à vous poser. Nous retrouvons dans vos propos un certain nombre des éléments évoqués dans notre rapport sur les familles monoparentales, que nous publierons le 28 mars prochain.

Je vais maintenant donner la parole à Vanessa Benoit, directrice générale du Samusocial de Paris, qui pourra nous aider à brosser le portrait social des femmes dans la rue en région parisienne et nous exposer les difficultés auxquelles leurs équipes, et notamment les écoutants du 115, font face pour accompagner ces femmes.

Mme Vanessa Benoit. - Merci de vous préoccuper de ce sujet et d'y consacrer votre temps et votre travail ; il est extrêmement important pour nous. Je pense que nos propos seront à la fois complémentaires et convergents ce matin. Je me réjouis que cette thématique puisse être portée dans le débat public. Il existe beaucoup de représentations fausses des personnes sans domicile fixe, notamment des femmes. Plus nous lutterons contre ces visions erronées et plus nous pourrons espérer trouver des solutions.

Je commencerai mon propos en vous présentant le Samusocial de Paris. Il est présent à toutes les étapes du parcours des personnes sans domicile. Il se place dans une stratégie d'« aller vers ». Par des équipes mobiles, par le 115, dans les centres d'hébergement ou les hôtels, ses professionnels pratiquent l'écoute, l'orientation, hébergent les personnes, les soignent, les accompagnent vers l'autonomie. Nous disposons aussi d'un observatoire ayant pour mission d'objectiver la réalité des personnes.

À notre échelle, qui n'est pas tout à fait celle de la Fondation Abbé Pierre, nous contribuons aussi à une connaissance du phénomène. Dans la réponse écrite que nous vous adresserons, nous préciserons toutes les références aux études que nous avons pu mener sur les femmes.

Le Samusocial porte le 115 de Paris, la plateforme 115 la plus large de France en raison de la concentration parisienne et francilienne de cette problématique. En outre, nous gérons 800 places d'hébergement et avons la responsabilité de la réservation de toutes les nuitées hôtelières utilisées en Ile-de-France, soit 51 000 places chaque soir.

Depuis 2018, le Samusocial s'est beaucoup engagé sur la problématique des femmes sans domicile fixe. Nous avons produit des études et un manifeste. Nous avons également ouvert des structures adaptées ou dédiées, vous le rappeliez en introduction.

Je structurerai mon propos autour des trois éléments qui me paraissent être les plus marquants dans la vie des femmes sans domicile : l'invisibilité, les violences et les réponses inadaptées.

La Nuit de la solidarité de Paris de 2023 a ouvert les yeux d'un grand nombre de personnes, puisque 14 % des personnes rencontrées cette nuit-là dans les rues parisiennes étaient des femmes. Lors de sa dernière enquête, en 2012, l'Insee n'avait dénombré que 2 % de femmes sans abri. Ce constat a sonné comme une révélation, confirmant la perception des acteurs, qui n'était jusque-là pas objectivée. En 2024, on a compté 420 femmes à la rue à Paris. Il faut y ajouter les 86 femmes repérées dans les communes de la métropole du Grand Paris ayant participé à la Nuit de la solidarité. Si ce constat n'est pas représentatif de tous les territoires, il vous donne une idée de l'ampleur du phénomène.

Surtout, nous devons considérer que ces 14 % de femmes parmi les personnes sans abri sont très sous-estimés. En effet, l'expression « femmes à la rue » ne rend pas bien compte de la réalité que vivent ces femmes exclues du logement. Elles adoptent une stratégie d'invisibilité pour se protéger. Une partie d'entre elles vont faire leur maximum pour ressembler à une personne lambda. Elles vont adopter des stratégies, passer leur journée dans des boutiques, dormir dans les aéroports avec une valise vide, mais qui n'attire pas l'attention, passer la nuit dans le Noctilien. Je n'invente rien, ce sont des femmes que l'on a rencontrées qui nous l'ont dit. Cette stratégie n'est pas toujours à la portée de tout le monde, car préserver les apparences demande un effort important.

D'autres vont se cacher dans des caves, dans des box, dans des véhicules, dans des halls d'immeubles. Ces endroits les protègent peut-être un peu des regards de la rue et des intempéries, mais les exposent à d'autres formes de danger. Il peut se passer d'autres choses dans ces espaces où elles ne seront pas visibles : les violences jalonnent le parcours des femmes.

Le Samusocial de Paris compte trois accueils de jour, dont deux sont réservés aux femmes. Le dernier est ouvert à tous les publics. Les deux accueils non mixtes peuvent recevoir cinquante à soixante femmes par jour au total. Dans notre accueil mixte, dont la capacité est plus importante, nous voyons très peu de femmes. Lorsqu'elles viennent, elles sont toujours en couple ou en groupe. Elles s'accrochent à quelqu'un qui pourra les protéger. Cette protection a parfois un coût. Ces relations ne sont pas toujours très saines, les femmes le disent elles-mêmes.

Enfin, la dernière stratégie de protection consiste à cacher son genre, à se masculiniser, en se coupant les cheveux ou en s'habillant de manière informe, ou encore en allant à l'encontre des stéréotypes sur les femmes, en arrêtant de se laver ou en s'habillant très salement. Chercher à inspirer le dégoût est une manière de se protéger.

Nos équipes mobiles qui parcourent les rues de Paris toutes les nuits connaissent, à un moment donné, environ 500 femmes dont elles savent qu'elles sont à la rue, puisque c'est là qu'elles les rencontrent tous les soirs. Ce sont là les femmes les plus exposées.

S'y ajoutent celles qui appellent le 115. Contacter ce numéro est un peu plus facile que d'être à la rue et rencontrée par une maraude. C'est aussi un révélateur d'une précarité cachée. Parmi les appelants, 17 % sont des femmes isolées, 16 % sont des hommes isolés et 67 % sont des familles. Les systèmes d'information ne me permettent pas de vous préciser la proportion de femmes dans cette masse des 67 %. Le Samusocial reçoit 2 000 appels par jour, émanant d'environ 1 000 numéros différents. Même dans la manière dont on aborde le sans-abrisme, on invisibilise les femmes, puisqu'on ne prend pas en compte le fait que les familles sont principalement composées de femmes.

Permettez-moi un focus rapide sur les demandes d'hébergement pourvues et non pourvues. J'ai pris les chiffres d'un mois au hasard : octobre 2023. En moyenne, nous avons répondu positivement à quarante-six demandes émanant d'hommes, trente-six demandes émanant de femmes et 113 demandes émanant de familles. Nous avons dû laisser dehors 130 hommes, 156 femmes et 855 personnes en famille. Ces chiffres sont vraiment terribles. Ils illustrent la réalité du manque d'hébergement et du mal-logement en France aujourd'hui.

Dans nos structures d'hébergement, nous comptons plus de 70 % de femmes, parce qu'une grande partie de ces accueils sont orientés vers les femmes et les familles. Je ne suis pas en mesure de vous dire combien de femmes sont hébergées à l'échelle francilienne. Là non plus, les systèmes d'information ne le permettent pas.

Enfin, 51 000 personnes sont hébergées à l'hôtel en Ile-de-France, dont 24 000 enfants, 11 000 hommes et 16 000 femmes.

Venons-en à présent aux violences qui jalonnent leur parcours. Notre système d'information est en mesure de nous indiquer lorsqu'une femme a été orientée dans un hôtel pour des faits de violences. Il en dénombre 500. Cela a l'air d'être une goutte d'eau, dit de cette manière. En fait, il ne s'agit ici que de celles qui ont été repérées par le bon système et qui sont parvenues à y entrer au bon moment. Nos échanges avec les femmes et nos enquêtes montrent une prévalence extrêmement forte des violences, qu'elles soient intrafamiliales, liées à la pauvreté, au contexte de migration ou à l'errance.

Les violences de genre sont quasiment structurelles et elles surexposent, de fait, les femmes au risque de précarité. Les violences conjugales peuvent précipiter une femme dans la précarité, qu'elle parte, que son niveau de vie baisse ou qu'elle se retrouve seule avec les enfants. Ce sont aussi les violences vécues dans l'enfance et la jeunesse qui déstructurent la personne. C'est particulièrement le cas de jeunes femmes qui se font expulser de chez elles parce qu'elles tombent enceintes, parce qu'on découvre qu'elles n'ont pas la bonne orientation sexuelle, ou pour toute autre raison. Les violences liées à la pauvreté sont également nombreuses. Pauline Portefaix évoquait plus tôt l'hébergement contre service : « je t'héberge si tu fais le ménage, si tu t'occupes de mes enfants, si tu rends des faveurs sexuelles ». Ces glissements sont une réalité. On observe des liens très forts entre pauvreté et prostitution, choisie ou pas. Lorsque l'on doit choisir entre se prostituer et manger, je ne sais pas si l'on peut encore parler de choix.

Nous pouvons également évoquer l'usage de produits. Si je suis une toxicomane pauvre, que vais-je faire pour essayer de payer ma dose, dans quel milieu vais-je évoluer ?

Je le disais, certaines violences sont liées au contexte de migration. Elles sont souvent la cause du départ des femmes, qui vont chercher un avenir meilleur. La route de la migration sera jalonnée de violences à toutes les étapes. Ce constat est largement connu et documenté. Les femmes sont les premières concernées. Elles vivront encore des violences à leur arrivée en France. C'est particulièrement le cas de celles qui ne sont pas accueillies dans un dispositif créé à cet effet, mais qui seront hébergées dans leur communauté, chez des gens de passage. Elles y subiront à nouveau des violences.

Enfin, certaines violences sont liées à l'errance. La rue est un lieu dangereux pour nous tous, si nous devions y passer la nuit. C'est particulièrement vrai pour les femmes. Les centres d'hébergement peuvent être des lieux de promiscuité, de violences qu'elles chercheront à éviter.

J'aimerais souligner la situation des femmes enceintes qui en viennent à vivre leur grossesse à la rue. Imaginez vivre cette période sans savoir où vous allez dormir le soir. Souvent, le suivi de grossesse devient votre toute dernière préoccupation dans ce cas. Imaginez arriver à l'accouchement en n'ayant jamais suivi votre grossesse. Imaginez, deux ou trois jours après l'accouchement, ne pas savoir où vous allez dormir. Cela représente une violence qui frappe spécifiquement les femmes et me paraît réellement incommensurable.

Le dernier temps de ce portrait des femmes sans abri portera sur les réponses inadaptées apportées à leurs difficultés, malgré la bonne volonté de tous les acteurs. Personne n'est indifférent à cette situation. Tout le monde fait de son mieux, mais malheureusement, notre mieux n'est pas suffisant, ou n'est pas suffisamment bien organisé.

D'abord, les lieux de veille sociale, les accueils de jour, les distributions alimentaires, les vestiaires, les bains-douches, ou tout lieu qui permettrait de répondre aux besoins dits primaires sont très souvent mixtes. Or dans une situation d'urgence, les femmes ont peur des lieux mixtes ou ne les fréquenteront qu'en groupe, et pas nécessairement un groupe sain pour elles. Nous identifions un vrai intérêt à disposer d'un peu plus de lieux non mixtes ou, a minima, à proposer des moments non mixtes. Un créneau pourrait être réservé aux femmes. Un groupe de parole ou une animation pourraient leur être dédiés, pour les protéger.

Souvent, les hébergements comportent trop de promiscuité. Ils ne sont pas adaptés à des femmes multi-traumatisées. En outre, l'accueil à l'hôtel, notamment proposé aux familles, n'est pas adapté à une vie familiale normale et à la préservation de la santé, notamment mentale, des femmes. Par exemple, il n'est pas possible de se faire à manger dans la plupart des hôtels. Cette réalité ajoute une complexité supplémentaire à la vie de ces femmes qui vont alors chercher des repas déjà prêts pour nourrir leurs enfants.

L'accompagnement n'est souvent pas suffisamment adapté. En effet, nos professionnels ne sont pas formés à la prise en charge de personnes ayant vécu des traumatismes. Les femmes dont nous parlons ont besoin de se réapproprier leur corps, leur pouvoir d'agir, leur estime de soi. Il est important de prendre ces éléments en compte. Nos professionnels peuvent être gênés d'aborder des questions intimes sur l'accès aux soins, sur la santé reproductive et sexuelle, sur les violences sexistes et sexuelles subies. Puisqu'elles sont intrusives, il faut être formé à poser ces questions, à détecter ces difficultés à partir d'indices.

Enfin, ces femmes ont souvent eu des enfants, désormais placés. C'est une vraie souffrance pour elles. Reconstruire des liens devient une priorité. Un travailleur social aura peut-être tendance à prioriser la recherche d'un logement avant de se pencher sur le lien avec les enfants. Pour ces femmes, cela doit faire l'objet d'un travail concomitant. Nous ne savons pas forcément le faire.

La réponse apportée en termes d'insertion économique et sociale est elle aussi inadaptée. Je constate que l'insertion par l'activité économique est extrêmement genrée. On envoie les hommes vers la sécurité et la manutention, les femmes vers le ménage et l'aide aux personnes. On reproduit alors ce qui enferme déjà les femmes dans des métiers précaires, mal payés, à temps partiel. On les enferme dans la précarité et dans une forme de dépendance.

Tous les éléments que nous avons connus en tant que mères et qui nous semblaient compliqués - le fait de travailler et d'élever des enfants, les problèmes de garde et d'horaires - sont insolubles pour les femmes pauvres et SDF.

Ensuite, permettez-moi un mot sur les femmes migrantes et les réponses inadaptées qui leur sont apportées. Toute la complexité administrative qui pèse sur les migrants pèse sur ces femmes. Les titres de séjour sont de plus en plus précaires et empêchent ainsi une vraie insertion. S'y ajoute le risque de perte du titre de séjour, parce que vous ne parvenez pas à le renouveler, parce que la préfecture ne vous donne pas de rendez-vous. Ces réalités plongent les personnes concernées dans la difficulté. Les risques d'exploitation de ces femmes sont réels, et le sont d'autant plus qu'aucune prise en charge ne leur est adressée.

À titre d'exemple, les mères d'enfants français devraient, sur le papier, être régularisées de droit. Pourtant, la loi impose à ces femmes de montrer que le père français contribue à l'entretien de leur enfant, et donc de garder des liens avec des hommes qui présentent un intérêt plus ou moins marqué pour l'enfant, et qui peuvent être maltraitants. On vient s'immiscer dans leur intimité. Nos professionnels doivent le faire. Ils indiquent à la femme concernée qu'elle devrait tout de même voir le père de son enfant de temps en temps, ou qu'elle devrait entamer une démarche devant le juge des affaires familiales pour montrer qu'elle a essayé de conserver un lien. Ces éléments sont extrêmement précarisants et risquent de plonger les femmes dans la maltraitance.

Je terminerai mon discours sur une note plus positive, après avoir décrit une réalité assez dure. Il existe des moyens de faire mieux. Le Samusocial de Paris a établi cinq grandes propositions dans cette optique :

- améliorer le repérage des femmes sans abri : si nous connaissions mieux leurs conditions de vie, nous pourrions mieux les repérer avec les professionnels et donc mieux répondre à leurs besoins ;

- renforcer l'offre d'accueil et d'hébergement mixte et non mixte : je ne dis pas que nous devrions créer des systèmes d'hébergement complètement distincts, mais nous pourrions, dans des systèmes mixtes, mieux prendre en charge leur situation. Je pense que le besoin de structures non mixtes est encore plus fort lorsque l'on est proche de l'urgence, en accueil de jour ou en premier hébergement ;

- renforcer la prise en charge des violences de genre et l'intégrer au suivi de leur parcours ;

- garantir et développer l'accès aux soins, notamment sur la santé reproductive et sexuelle, mais pas seulement. Je n'ai pas évoqué la santé mentale, mais elle constitue évidemment un enjeu primordial pour ces femmes. Mieux on garantira cet accès aux soins, mieux on les servira et on les accompagnera vers une vie pleine et entière ;

- enfin, favoriser l'insertion professionnelle dans des métiers qui n'enferment pas dans la pauvreté, mais qui sont un vrai marchepied pour aller vers autre chose et aider ces femmes à retrouver leur pleine autonomie.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Je me tourne vers Nathalie Latour, de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui pourra pointer pour nous les éventuelles difficultés de mise en réseau et de coordination entre les différents acteurs intervenant auprès des femmes sans domicile. Elle pourra également nous présenter son analyse des critères de priorité dans l'accès aux hébergements d'urgence mis en place par les préfets d'Ile-de-France ainsi que des difficultés soulevées par les transferts de sans-abri depuis Paris vers d'autres régions (le dispositif des « sas »), à l'approche des Jeux olympiques de Paris. La FAS s'est en effet exprimée publiquement sur ces deux sujets qui nous préoccupent.

Mme Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité. - Merci beaucoup pour votre invitation et pour le travail que vous avez engagé.

Vous avez pu le constater lors de vos déplacements, on ne sait plus quel mot utiliser pour qualifier la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons. Le phénomène est invisibilisé, mais, en même temps, il est tout de même de plus en plus visible, dit, pointé. Nous ne savons pas comment faire pour essayer d'incarner le fait que derrière ces chiffres se cachent des réalités de vie. Nous savons les conséquences qu'elles auront sur le parcours de ces femmes, ainsi que sur celui des enfants qui les accompagnent - puisqu'elles sont nombreuses en situation monoparentale. Nous connaissons le coût extrêmement fort pour les personnes directement concernées. Il est humain, social, économique, bien plus important que les économies que l'on pense réaliser avec des choix court-termistes.

Les enjeux financiers face à la problématique du sans-abrisme sont extrêmement importants, nous ne le nions pas. Les moyens affectés à la politique du logement sont beaucoup plus importants que par le passé, notamment s'agissant du nombre de places d'hébergement. Mais devons-nous uniquement nous dire que si le niveau de places est historique, le débat est clos ? Ou pouvons-nous aller plus loin, en disant que les besoins continuent à atteindre des niveaux extrêmement élevés, et que nous devons poursuivre nos réflexions ?

Aujourd'hui, l'enjeu du sans-abrisme, et encore plus s'agissant des femmes, nous renvoie tous dans nos prés carrés respectifs. Nous nous renvoyons tous la balle. L'État nous indique qu'il n'a jamais mis à disposition autant de places d'hébergement. Les associations peuvent être perçues comme celles qui ne font pas bien leur travail, qui ne savent pas bien accompagner les personnes, qui empêchent la mise en place de certaines politiques plus efficaces. Dire cela ne résout pas les problématiques.

La question du sans-abrisme met en lumière tout ce qui a échoué en amont pour ces femmes. Elle montre comment la politique publique en matière de logement a été efficace ou inefficace en matière d'accès et de maintien dans le logement, notamment au moment des séparations. Les femmes représentent également plus de 80 % des travailleurs pauvres et sont celles qui sont les plus en situation de temps partiel, ce qui rend l'accès au logement plus complexe.

La question du sans-abrisme questionne également notre politique de protection de l'enfance, de prévention, de capacité à permettre des parcours différents. Nous avons des indications alarmantes sur la situation de prostitution de jeunes femmes issues de l'Aide sociale à l'enfance.

Enfin, elle questionne nos politiques de santé. Les problématiques croisées de santé somatique et mentale ont énormément évolué en population générale, et se sont évidemment renforcées dans les populations très précarisées. Il est nécessaire d'appréhender et de prendre en charge l'impact des violences, les psychotraumatismes, la santé mentale et les conduites addictives. Les sorties d'hospitalisation et de prise en charge adaptée rejoignent alors la question de l'hébergement. 

Chaque année, nous publions avec l'Unicef un baromètre des enfants à la rue. Nous avons pu pointer l'évolution de la place des familles monoparentales. Le 4 mars 2024, nous comptions 5 539 personnes en demande non pourvue (DNP) - c'est-à-dire des personnes qui appellent le 115 mais ne peuvent pas être prises en charge faute de place disponible ou adaptée - dont 1 976 personnes en famille et 1 532 enfants de moins de 18 ans. Ce n'est que la face visible de l'iceberg, puisqu'on sait que le taux de non-recours au 115 est extrêmement important, de l'ordre de 50 à 60 %. C'est ce qui a été relevé lors de la Nuit de la solidarité. On sait aussi que le nombre de femmes seules en DNP a été multiplié par 2,5 entre le 12 avril 2021 et le 4 mars 2024. Quasiment trois femmes sur quatre en demande non pourvue ont déclaré dormir à la rue la veille de leur demande.

J'identifie plusieurs sujets en ce qui concerne la coordination des acteurs dans l'accompagnement des personnes à la rue, le premier étant celui de la difficile prise en charge de l'ensemble des situations, y compris celles qui ne sont pas visibles. Nous avons par exemple souvent constaté lors des plans grand froid ou des périodes d'urgence que même si des personnes appelaient le 115, il fallait que ce soit les dispositifs de maraude et de veille sociale qui les amènent vers les dispositifs d'hébergement. Cet ajout de strates d'accès aux droits et à l'hébergement est extrêmement dommageable, comme si les femmes ou toutes les personnes qui appelaient n'étaient pas dans une véritable situation de détresse, comme si elles pouvaient toujours réussir à se débrouiller. Il fallait qu'elles soient effectivement dans la rue pour être prises en compte et avoir accès à une place en gymnase ou dans un hôtel. Or, les maraudes, qui réalisent un travail magnifique, ne disposent pas toujours des équipes suffisantes pour aller en direction de toutes les femmes à la rue. De plus, ces dernières cherchent des lieux où elles seront protégées, à l'abri du regard. Ainsi, elles ont pu appeler le 115, mais si elles n'étaient pas visibles dans la rue, elles n'ont pas eu accès aux dispositifs d'hébergement. Cette réalité est extrêmement problématique en termes de coordination. Nous devons effectuer deux fois le même travail et, en outre, une suspicion est portée sur la véracité des appels au 115 et sur la capacité d'évaluation des personnes par les équipes du 115.

Je pense que le problème majeur que l'on rencontre aujourd'hui en termes de coordination est celui du stop-and-go. J'ai pris mes fonctions en 2022. Depuis lors, nous refaisons à chaque fois le même scénario, une annonce de diminution de places par le Gouvernement puis un retour en arrière du fait des besoins importants, enfants à la rue notamment, et de la mobilisation association. En 2021, le Gouvernement a annoncé l'arrêt de la gestion au thermomètre en suivant une programmation pluriannuelle, force est de constater que nous y sommes revenus... Aujourd'hui, la gestion au thermomètre s'applique même pendant le plan grand froid : lorsqu'il fait - 2°C ou - 3°C, vous avez l'ouverture d'un gymnase, quand les températures remontent un peu, vous n'y avez plus accès.

Des critères de priorisation sont mis en place, parfois écrits. C'est le cas en Ile-de-France : si une femme est enceinte de moins de sept mois, elle n'est pas prioritaire. Au-delà de cette échéance, et avant les trois mois du bébé, elle l'est. Après trois mois, elle ne l'est plus. Nous avons attaqué ces consignes. D'autres ont été émises en Haute-Garonne, sans être écrites aussi spécifiquement. Elles l'ont été par le préfet, en réponse à une lettre des parlementaires. Nous les avons également attaquées. Nous constatons un problème d'accès à l'hébergement d'urgence, mais aussi de continuité dans la mise à l'abri. Ces deux aspects se dégradent. En effet, en raison d'un manque criant de places, on laisse des personnes à la rue profiter d'un accès à un hébergement pendant trois ou quatre jours, après lesquels ces personnes sont considérées comme moins vulnérables qu'une autre famille. C'est le jeu des chaises musicales. Dans ce cas de femmes installées avec des enfants scolarisés à tel et tel endroit, nous assistons à des situations catastrophiques, à des arrêts de prise en charge. Certaines personnes sont installées à des endroits bien trop éloignés de l'école de leurs enfants ou du lieu où ils sont pris en charge médicalement. Ainsi, les intervenants sociaux bâtissent des solutions, mais doivent sans cesse les remettre en place. C'est ce que j'appelle le stop-and-go.

Nous sommes confrontés à un problème d'urgence conjugué à un problème de temporalité pour des femmes qui rencontrent des problématiques d'accès au séjour. La simple étude de leur demande peut prendre jusqu'à dix-huit mois. Même les renouvellements de titre de séjour sont embolisés.

Parmi les enjeux de coordination, il s'agit de tenir compte du cumul des difficultés auxquelles les personnes dans la rue font face. Toutes les réponses du droit commun, de l'accès aux soins, etc., doivent être travaillées avec beaucoup de ténacité. Nous connaissons tous les difficultés d'accès à la santé mentale. Pour une femme qui a adopté des stratégies d'évitement, il est compliqué de prendre soin d'elle, de prendre conscience de son corps, avant même d'aller consulter un médecin spécialisé. Dans ce cheminement, il n'est pas possible d'obtenir un rendez-vous à trois mois, ces femmes ne s'y rendront pas. Nous devons construire des solutions tenant compte de cet accès au soin différent.

Pour revenir sur la question des critères de priorisation, je pense que la difficulté principale relève de la question de l'explicite et de l'implicite. Encore une fois, des consignes sont écrites, mais beaucoup sont orales. Cette difficulté rejoint, à nos yeux, l'enjeu de l'attractivité des métiers. Nous sommes inquiets, parce que nous comptons de nombreux postes vacants. Ils ne sont pas sans conséquence sur l'enjeu de coordination et d'accompagnement. Je rappelle que la question des métiers du social ou du soin relève d'un enjeu d'égalité hommes-femmes. La majorité des professionnels de terrain sont des femmes. Elles sont parfois elles-mêmes dans une situation très précaire. Elles doivent aussi accompagner des personnes très précaires dans une politique qui est aujourd'hui en perte de sens pour elles. Elles peinent à comprendre cette politique et à voir ce à quoi elles contribuent dans un contexte aussi dégradé.

Sur les « sas » régionaux d'accueil, les quelques chiffres que nous avons obtenus de la part de la Direction générale des étrangers de France ne sont malheureusement pas genrés. Nous portons pourtant cette demande, de façon à mieux identifier encore les enjeux en termes de place des femmes. Ces sas ont été mis en place en 2023. À cette époque, nous avons jugé ce dispositif intéressant parce qu'il s'inscrivait dans une période très compliquée. C'était notamment le cas à Saint-Brévin, dans un contexte de repli du territoire par rapport à l'accueil des personnes sans abri ou des personnes étrangères.

Dans le cadre des enjeux d'hébergement, de logement, de loi SRU, on entend souvent « moi, je veux bien, mais pas chez moi ». À nos yeux, une solidarité nationale associée à des possibilités d'accélération de l'accès aux droits, et notamment à la question de la situation administrative par la création de ces sas, doit se mettre en place. Bien évidemment, cette création devait reposer sur une logique de libre adhésion des personnes, de capacité de construction collective sur les territoires, avec les collectivités, avec l'État, avec les associations, et de continuité de parcours.

Que se passe-t-il, près d'un an après la mise en place de ce dispositif ? Près de 4 000 personnes ont été orientées vers les sas, dont 1 000 personnes en famille. Sur ces presque 4 000 personnes orientées, 56 % sont des demandeurs d'asile, 26 % sont des réfugiés statutaires, 13 % sont des personnes en situation irrégulière. Cette information a constitué un enseignement dans le travail que nous avons mené avec les ministères de l'intérieur et du logement. Bien évidemment, tout dispositif intègre des logiques de biais dans la façon dont les personnes utilisent le dispositif, mais on pouvait penser que les personnes qui dormaient en campement ou sous les métros à Paris étaient globalement des personnes sans papiers. Or, 26 % des personnes accueillies dans les sas sont des réfugiés statutaires. Ce constat nous interroge sur nos politiques d'intégration et d'accompagnement.

Le sas fonctionne pour trois semaines. Ensuite, il doit permettre l'orientation sur le droit commun. Nous relevons 42 % d'orientations vers le dispositif national d'accueil et les dispositifs spécialisés sur les hébergements pour les personnes réfugiées et 43 % d'orientations vers le secteur généraliste ; 15 % de personnes quittent le sas avant les trois semaines. La continuité d'orientation sur le droit commun constitue la difficulté majeure de ce dispositif. Que se passe-t-il après l'orientation dans l'hébergement ? La Délégation interministérielle à l'habitat et au logement (Dihal) nous dit que sur les 43 % de personnes orientées vers l'hébergement, 36 % sont toujours dans l'hébergement d'urgence ; 30 % sont en fin de prise en charge sans que le motif soit indiqué dans le système d'information ; 16 % sont sortis et 13 % ont été orientés vers d'autres dispositifs généralistes. Nous ne disposons pas d'informations pour 5 % de ces personnes. Nous observons ici que plus de 50 % des personnes sont perdues dans la nature.

C'est bien l'écueil majeur de ce dispositif : si on le prend seul, c'est un dispositif intéressant. Pour autant, il a été placé dans un contexte extrêmement délétère. On ne s'est pas donné les moyens de lui faire prendre toute sa place. Il entre donc dans une logique de concurrence des publics encore plus exacerbée, étant donné que pour conserver la logique des sas, on va identifier des publics prioritaires parmi les personnes sans domicile du territoire. Vous pouvez imaginer les tensions dans un contexte déjà extrêmement dégradé. Ensuite, le dispositif tient ses promesses, mais lorsque les personnes en sortent, pour combien de temps le font-elles ? Nous identifions ici un enjeu, puisque nous n'avons pas d'information sur la continuité de la prise en charge de 50 % de ces individus.

Venons-en à nos propositions. Vous le verrez dans la note que nous vous adresserons, beaucoup de réponses très intéressantes sont mises en place sur la question de l'accès aux soins, de l'accompagnement. Nous venons de publier un plaidoyer sur la santé des femmes, dans lequel nous valorisons beaucoup d'initiatives. Selon nous, la priorité réside dans l'augmentation des places, même si, nous aussi, nous rêvons que leur nombre baisse. Nous devons tout de même stabiliser un minimum de 10 000 places supplémentaires, tel que le projet de loi de finances pour 2024 le prévoyait avant le recours à l'article 49.3 de la Constitution.

Ensuite, nous voulons impérativement travailler de façon concertée sur l'analyse des causes et des conséquences qui font que ce système d'hébergement est embolisé. Nous devons mettre en place une politique beaucoup plus volontariste sur la question du logement. Sans elle, nous ne nous en sortirons pas. Nous sommes totalement bloqués à l'entrée et à la sortie.

Nous insistons également sur l'enjeu de l'accès aux droits - Cnaf, droit de séjour, etc. - ainsi que sur l'accès aux soins et à la santé.

Vous m'interrogiez sur les Jeux olympiques. La Direction générale des étrangers de France a toujours affirmé que les sas n'avaient pas été mis en place dans cette optique. Pour autant, nous sommes très inquiets, parce que des réponses supplémentaires ont été apportées à côté des sites. 200 places d'hébergement supplémentaires ont été accordées, notamment là où sont implantées des personnes en grande marginalité. Elles ne sont pas à la hauteur de ce qu'il se passe. Des évacuations ont lieu à droite, à gauche. On ne peut pas dire que le dialogue n'existe pas, mais aucune réponse ne nous rassure, en particulier s'agissant de l'accès à l'alimentation. Comment faire lorsque des dispositifs de mise à l'abri ne s'accompagnent d'aucune action en la matière ? Pourquoi les chiffres des Restos du Coeur ou du Secours catholique explosent-ils ? Toute la population générale peut être concernée, mais parfois on met un toit sur la tête de ces personnes, de ces femmes, sans penser à leur accompagnement global et à l'accès à l'alimentation. Cette absence de réponse adaptée exerce une pression, y compris sur l'espace public.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup.

Notre dernière intervenante de la matinée est Bénédicte Souben, de la Croix-Rouge française, qui pourra nous apporter un éclairage sur les besoins prioritaires des femmes à la rue ainsi que sur les principaux facteurs de vulnérabilité auxquels elles sont confrontées.

Mme Bénédicte Souben, chargée de mission « veille sociale », filière « lutte contre les exclusions » de la Croix-Rouge française. - Merci pour cette invitation à témoigner sur ce sujet qui nous tient particulièrement à coeur à la Croix-Rouge française.

Vous l'avez mentionné, on observe un phénomène croissant de féminisation de la pauvreté, notamment en raison d'inégalités liées aux revenus, aux conditions de travail et aux types d'emploi, ainsi qu'à la situation familiale. Celle-ci a un impact fort sur la situation de logement des femmes, tant sur leur capacité à y accéder qu'à s'y maintenir. En corollaire, il n'est donc pas étonnant d'observer une augmentation de la part des femmes rencontrées par les maraudes. À l'échelle de la Croix-Rouge française, forte de ses 246 équipes de maraudes réparties sur l'ensemble du territoire national, y compris en outre-mer, nous observons que la part des femmes rencontrées par les maraudes augmente plus vite que le nombre total de personnes rencontrées.

Pourtant, il y a fort à penser que ce chiffre reste bien en deçà de la réalité du terrain en raison des multiples stratégies d'évitement des femmes en situation de rue. Ce constat a été évoqué sous ce terme d'invisibilisation par Vanessa Benoît. Ces stratégies d'évitement sont de plusieurs ordres :

- la mobilité continue : ce sont des femmes qui marchent ou qui s'installent dans les bus de nuit ;

- la présence dans des lieux ouverts au public, de jour comme de nuit, dans les gares, les salles d'attente des hôpitaux, ou autres lieux fermés difficilement accessibles ;

- la présentation de soi avec une attention toute particulière à l'hygiène pour ne pas apparaître sans abri.

Ces stratégies d'évitement rendent délicat le repérage de ces femmes par les acteurs de la veille sociale - maraudes et accueils de jour -, particulièrement dans des territoires où la coordination de ces acteurs est mise en difficulté par des effectifs insuffisants pour assurer cette mission. Cette sous-estimation du nombre global de femmes à la rue se retrouve et est d'autant plus vraie pour les femmes qui sont sans domicile et hébergées chez des tiers - chez un membre de la famille, de la belle-famille, une connaissance via le réseau communautaire. Leur situation constitue un véritable angle mort de l'observation sociale : elles sont difficiles à repérer, et donc à quantifier avec précision. Malheureusement, l'Enquête Sans Domicile 2025 ne nous apportera pas plus d'informations sur ces femmes. Or, si on a tendance à identifier assez précisément le risque que représente la rue pour une femme, il n'en demeure pas moins que les femmes hébergées chez des tiers sont très vulnérables aux situations de violence, intrafamiliales notamment, et aux situations de traite des êtres humains. On parle ici d'hébergement contre faveur sexuelle, mais aussi d'exploitation sexuelle, de travail forcé. D'après une étude de la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains), 94 % des femmes victimes d'exploitation sexuelle et accompagnées par des associations en 2022 étaient hébergées chez leur exploiteur. Elles disparaissent un peu des radars, nous peinons à les capter.

Il faut que les femmes soient en mesure de solliciter elles-mêmes les services. Pour ce faire, nous devons en premier lieu renforcer les capacités des services sociaux de droit commun, parce qu'ils demeurent relativement bien identifiés, dans l'objectif de permettre à chaque femme sans domicile de pouvoir accéder à un accompagnement social. De manière complémentaire, la Croix-Rouge française est favorable à la mise en oeuvre d'un grand plan de lutte contre le non-recours auprès des Services intégrés d'accueil et d'orientation, les SIAO. Ils doivent retrouver leur place de guichet unique des personnes sans domicile et sans abri, et reprendre leur sens premier. La mise en oeuvre de ce plan de lutte impose de lever les freins à l'expression d'une demande par les personnes de deux manières : en augmentant la connaissance du numéro d'appel 115 par les personnes concernées et sa joignabilité, et en encourageant le développement de permanences d'accueil physique des SIAO, pour que chaque femme sans domicile puisse y déposer une demande d'hébergement-logement, y compris si elle n'a pas réussi à avoir accès à un travailleur social de droit commun.

Néanmoins, ce grand plan de lutte contre le non-recours implique en miroir d'augmenter aussi bien la quantité que la qualité des solutions d'hébergement à proposer. En effet, si les personnes font appel à un service qui ne répond pas aux besoins, elles ne le solliciteront pas. Il est délicat de chiffrer le nombre de places d'hébergement nécessaires, pour trois raisons principales. La première raison est celle du non-recours. L'Étude nationale maraudes 2021 de la Fédération nationale des Samu sociaux faisait état de 83 % des ménages interrogés qui n'avaient pas sollicité le 115 le jour de l'enquête. 30 % ne l'avaient jamais contacté.

La seconde tient à la manière d'évaluer les besoins, notamment les opérations de dénombrement. Elles tendent à imposer le principe d'un stock de personnes sans abri auxquelles il suffirait d'apporter des solutions. Or il convient de raisonner en flux : tous les jours, de nouvelles personnes sont contraintes de quitter leur domicile, à la suite d'une expulsion locative, d'une rupture d'hébergement chez un tiers, d'un départ contraint du domicile... De la même manière, tous les jours, des personnes trouvent des solutions d'hébergement de logement. Ainsi, il serait erroné de penser que si x femmes sont sans domicile, il suffit de créer x places pour résoudre la question du sans-abrisme des femmes.

Enfin, la troisième raison, évoquée par toutes les intervenantes ce matin, relève de l'embolie de la chaîne hébergement-logement. On ne peut pas affirmer avec certitude aujourd'hui combien de places d'hébergement seraient nécessaires si toutes les personnes hébergées et légalement éligibles à l'accès au logement pouvaient y accéder sans délai.

Si l'on ne peut pas donner le nombre de places d'hébergement qu'il faudrait, on peut en revanche pointer assez facilement l'insuffisance actuelle des capacités d'hébergement d'urgence. Au cours de l'année 2023, on comptait 931 femmes seules et 900 femmes avec enfants qui ont exprimé une demande auprès du 115 de l'Essonne, opéré par la Croix-Rouge française, et qui n'ont pas obtenu de demande de mise à l'abri. Cela représente 40 % des demandes exprimées sur ce département n'ayant pu aboutir faute de places.

Cette insuffisance aboutit à une « critérisation » toujours plus importante des places -- les femmes enceintes, puis les femmes enceintes de plus de trois mois, puis les femmes enceintes de plus de sept mois -, voire au conditionnement à certaines démarches - dépôt de plainte pour les femmes victimes de violence, fourniture d'un certificat médical pour une grossesse - au mépris du code de l'action sociale et des familles.

L'absence de moyens à mobiliser induit en parallèle des comportements d'évitement de la part des services de veille sociale, notamment du 115. Quand, en raison de la pénurie de places d'hébergement sur un territoire, on n'a pas la capacité de répondre aux femmes qui sont actuellement dans la rue, on ne cherche pas à creuser ou à préciser la situation des femmes qui sont hébergées chez des tiers. C'est aussi simple que ça. Cette réalité nous amène parfois à ignorer volontairement des situations de violence qui peuvent être subies par ces femmes. Si le questionnement systématique sur les vécus de violence n'est pas encore légion dans tous les 115, c'est aussi parce que l'on ne pose pas une question à laquelle on ne veut pas avoir de réponses. En tant qu'écoutant au 115, c'est d'autant plus violent de savoir que la femme qui appelle est en situation de violence que l'on ne pourra pas lui apporter de réponse. Aujourd'hui, on essaie de faire tenir le plus possible ces situations, au détriment, parfois, du vécu de ces femmes.

Nous relevons également une inadaptation des places. En effet, lorsqu'une place est finalement disponible, elle ne permet pas toujours de répondre aux besoins des femmes en demande, ce qui peut occasionner des refus. À titre d'exemple, la mixité de genre constitue un facteur d'insécurité, tout comme le refus des animaux de compagnie dans les structures d'hébergement. Des études démontrent que les femmes ont plus tendance que les hommes à s'entourer d'un ou plusieurs chiens à des fins de protection personnelle. S'y ajoutent des sujets d'accessibilité aux services publics ou leur éloignement et, de manière plus classique, les questions de durée de prise en charge et de conditions d'accueil insatisfaisantes.

Nous avons constaté, au cours des dernières années, le développement de places et de dispositifs dédiés, notamment pour les femmes victimes de violence ou sortant de maternité, mais nous devons attirer votre attention sur le risque de multiplier les dispositifs et places dédiés. Nous observons en effet une « sur-critérisation » de leur accès, qui amène à attendre que des situations sociales souvent complexes entrent dans des cases très étroites, quitte à laisser des places vides. Je peux citer l'exemple de certaines places à destination des femmes victimes de violence, pour lesquelles une multiplicité de critères, parfois cumulatifs, est établie en fonction de l'auteur des violences, des démarches déjà engagées, du délai écoulé depuis les violences. Or, une étude de la FAS et de la Fondation des femmes montre que plus de 90 % des femmes hébergées dans les centres d'hébergement d'urgence du droit commun indiquent avoir été victimes au cours de leur vie de violence, soit dans l'enfance, soit dans le logement, soit à la rue. Pourtant, ces femmes ne sont pas éligibles aux dispositifs dédiés aux femmes victimes de violences. On se retrouve donc avec une place vide.

Face à ces constats, la Croix-Rouge française continue de plaider pour un accès au logement et à un hébergement adapté comme premier outil de protection. Cela implique, bien évidemment, une amélioration de l'accès au logement social en jouant sur une offre de logement social adaptée aux compositions familiales et aux ressources des ménages, en volume suffisant. Cela passe aussi par un accès facilité à la régularisation de femmes en situation d'exil pour fluidifier la chaîne hébergement-logement, d'autant qu'elles sont exposées à un risque accru de traite des êtres humains du fait de leur situation administrative.

Nous plaidons également pour un maintien et un développement du parc d'hébergement généraliste adapté, c'est-à-dire qui prend en compte les compositions familiales en demande sur les territoires. Nombre de femmes sans domicile sont accompagnées d'enfants. Il est de notre devoir collectif de les protéger. Ces hébergements doivent être mobilisables rapidement, notamment pour des situations de mise en sécurité.

N'oublions pas la question de la mise en oeuvre d'un accompagnement global et pluridisciplinaire, social, juridique, psychologique et sanitaire, notamment sur les questions de santé mentale, d'addiction ou de maternité. Il doit intervenir dans le logement ou l'hébergement, en fonction des besoins de la personne accueillie, et dans le respect de sa temporalité. Sur l'aspect psychologique et juridique, l'expression d'un vécu de violence peut prendre du temps. La stabilisation de la situation sociale est parfois un préalable indispensable. Concernant l'accompagnement sanitaire, on estime par ailleurs que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à ne pas recourir aux soins. Les addictions dont elles souffrent sont plus difficiles à détecter tels que les médicaments psychotropes, beaucoup plus difficiles à appréhender. Ces addictions les rendent plus vulnérables aux situations de violences et de traite, notamment en renforçant les situations d'emprise. Nous insistons bien sur le fait que cet accompagnement sanitaire doit intervenir dans l'hébergement ou dans le logement. Il ne doit pas se traduire par un énième dispositif ad hoc de type équipe mobile, qui viendrait intervenir sur une conséquence de la détresse sociale. Nous devons agir sur la cause. Les médecins le disent : le logement constitue le premier traitement.

Vous avez souhaité nous entendre sur la question des besoins. Du point de vue de la Croix-Rouge française, ils sont assez aisés à lister. Le premier consiste à exprimer une détresse sociale auprès des acteurs dont la mission est d'y remédier et le second à ce que ceux-ci puissent répondre à cette détresse de manière juste et adaptée.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup.

Avant de me tourner vers mes collègues, permettez-moi quelques réactions. D'abord, même s'il est imparfait, je pense que le comptage est important. Dans le cadre d'un précédent rapport, sur un autre sujet, nous insistions sur la nécessité de compter les femmes pour qu'elles comptent. En effet, cela montre qu'elles existent, et qu'il faut donc traiter le sujet.

Ensuite, je rappelle à mes collègues qu'un film sur la prostitution des mineurs confiés à l'Aide sociale à l'enfance sera projeté le 27 mars. Nous observons une défaillance de cette structure, qui amène les enfants, et particulièrement les jeunes femmes, à la rue.

Vous avez évoqué les migrations depuis des pays étrangers. Des migrations régionales sont-elles relevées ? Des personnes se retrouvent-elles sans abri après être arrivées en ville, parce qu'elles pensaient être prises en charge plus facilement ? Inversement, avez-vous des liens avec d'autres départements ? Certains ne connaissent en effet aucune tension en termes de logements sociaux. Certaines personnes en difficulté pourraient donc y être prises en charge, d'autant plus que du travail y est disponible, contrairement à certaines croyances.

Ainsi, quelles sont vos relations avec les départements de province où les tensions sont plus faibles ? Des migrations ont-elles lieu, dans un sens comme dans l'autre ?

Mme Vanessa Benoit. - Structurellement, la région parisienne attire. Au début du XXe siècle, beaucoup de jeunes filles quittaient leur village parce qu'elles étaient filles-mères, parce qu'elles cherchaient un travail, parce qu'elles voulaient vivre une autre vie. Elles allaient vers la ville, où elles se retrouvaient sans toit, parce qu'elles n'avaient pas anticipé la difficulté de se loger. Ce phénomène existe toujours. De nombreuses raisons peuvent pousser quelqu'un à quitter sa ville : il peut chercher l'anonymat, vouloir vivre une autre vie, penser que les opportunités seront plus nombreuses dans des régions plus dynamiques économiquement. C'est un fait. Une grande partie des femmes sans domicile, des personnes sans domicile même, travaillent. Simplement, ce travail est insuffisant pour leur permettre de se loger.

Oui, les migrations régionales et « intra-françaises » existent. Le mouvement inverse peut s'accompagner. C'est ce qu'indiquait Nathalie Latour en expliquant que le secteur n'avait pas forcément vu d'un mauvais oeil la proposition des sas. On peut convaincre des familles que, dans un autre contexte, elles disposeront de plus d'espace pour leurs enfants, qu'elles pourront mieux vivre. Elles doivent alors être accompagnées. Nous ne pouvons pas les mettre dans des bus sans qu'elles sachent où elles se rendent. Nous devons aussi pouvoir leur dire ce qu'il se passera après trois semaines.

Enfin, ces migrations supposent un minimum de respect pour tout ce que ces personnes ont construit et mis en place ici. Ce n'est pas facile. Parfois, elles demandent un changement d'école, un énième déracinement pour les enfants. Nous devons au moins prendre au sérieux ces difficultés et les accompagner. Cette prise en compte se renouvelle sur les sujets de santé, d'emploi, etc.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Merci à toutes pour votre engagement, pour votre travail remarquable dans une situation particulièrement intenable.

Il y a trente ans, nous n'imaginions pas une seule seconde que le Samusocial ne pourrait pas trouver une solution à une femme à la rue avec son bébé. Aujourd'hui, vous l'avez parfaitement dit, cette situation est indigne et aberrante. Même les femmes qui remplissent les critères de vulnérabilité n'ont pas de solution. Notre rôle, en tant qu'élus, consiste à sensibiliser la population sur ce qui se passe, à l'alerter. En effet, ces situations inacceptables deviennent tout simplement banales, dans une indifférence générale. Cela me semble indigne, et non représentatif de notre pays, de notre valeur fondamentale qui est la solidarité avec les personnes à la rue, qui plus est quand ce sont des bébés.

J'aimerais savoir si les Français sont informés de l'existence de critères de priorité en fonction de la vulnérabilité des personnes sans abri. J'en ai pris connaissance lors d'une audition. J'ai vu les consignes qui étaient données par les préfets. Il est indigne de se dire qu'un bébé de plus de trois mois n'est pas prioritaire, alors qu'il l'est s'il est plus jeune. De même, une femme enceinte de plus de sept mois est prioritaire. Elle ne l'est pas avant ce stade de la grossesse. Encore une fois, nous avons pour rôle de sensibiliser la population à cette situation indigne.

Dans ce cadre, j'aimerais vous poser plusieurs questions. La première concerne le portage politique. Vous l'avez parfaitement dit, le fond du sujet, c'est la crise du logement. Nous n'en serions pas là sans cette crise. Le budget alloué par le Gouvernement a d'ailleurs baissé cette année. J'y vois un véritable problème d'organisation territoriale, puisque chacun se renvoie la balle. Dès qu'il y a urgence, j'ai l'impression que l'État ne parvient pas à se mettre en route. On nous dit que la ville est en charge des mères avec des enfants de moins de trois ans. Pour les autres, la mise à l'abri relève de l'État. Dans des situations d'immédiateté, où il faut trouver des solutions, c'est impossible.

Identifiez-vous des actions à mener en termes d'organisation territoriale ? Comment pourrait-on mieux assurer ce continuum ? Certaines personnes restent en hébergement d'urgence pendant plusieurs années, en raison d'un manque de logement. Les compétences sont trop partagées. Ainsi, ne pourrions-nous pas envisager des solutions du point de vue de l'organisation territoriale, pour éviter que certaines situations soient prises en charge par la ville, et d'autres par l'État ?

Ensuite, vous indiquiez que l'hébergement d'urgence est totalement saturé. J'ai essayé d'appeler le Samusocial pendant trois jours, sans obtenir de réponse. On me dit que seuls 10 % des appels sont décrochés, par manque de solutions. Cet acteur réalise un travail remarquable. Je me mets à la place des écoutants, qui tous les soirs rentrent chez eux en se disant qu'on n'a pas réussi à trouver de place pour les personnes remplissant pourtant les critères de priorité. Quelle est la proportion de demandes non pourvues ? Est-ce qu'il est vrai que les lignes du 115 sont embolisées par les personnes qui sont déjà en hébergement d'urgence ou dans des logements, qui prennent le Samusocial pour une régie à contacter pour un problème de robinet ?

J'aimerais également vous entendre davantage sur les problématiques de santé mentale et d'addiction, ainsi que sur le risque d'entrée dans la prostitution.

De plus, quel est le nombre de familles qui acceptent d'être aiguillées vers d'autres territoires, sachant que certaines sont contraintes de refuser lorsque les enfants sont scolarisés ?

En termes de solutions, je pense aussi que nous avons besoin d'un certain nombre de places d'hébergement d'urgence supplémentaires. 10 000 suffiraient-elles véritablement ? Devons-nous mettre en place des priorités en fonction des femmes qui ont subi des violences, des femmes enceintes ? Comment pourrions-nous installer une organisation plus efficace ?

Je salue une nouvelle fois votre travail remarquable. Nous devons tous nous y mettre pour sensibiliser davantage les Français à cette situation indigne.

Mme Nathalie Latour. - Vous avez raison. On ne le dit certainement pas suffisamment clairement ou fort, mais les critères de priorisation sont hors du droit, puisque l'inconditionnalité de l'accueil ne s'accompagne normalement d'aucun critère de priorisation ni d'aucune remise en cause de la logique de continuité. Ensuite, le système est construit en partenariat avec les autorités publiques. Il nous semble important, pour éviter que tous les acteurs se renvoient la balle, de ne pas nous inscrire dans une logique de confrontation permanente. Cependant, quand vous êtes un service financé par l'État, il n'est pas toujours de bon aloi de mettre sur la place publique ces difficultés. Ceux qui le font se font taper sur les doigts. Il est de notre rôle, en tant que têtes de réseau et que fédération regroupant 900 associations, de nous exprimer. De plus, nous devons être garants d'une mission d'intérêt général très importante, mais nous pouvons parfois être accusés de militantisme si nous pointons des situations intenables et hors du droit. Faire respecter le droit, est-ce être militant ?

En France, on aime empiler les dispositifs au lieu d'essayer de consolider les réponses existantes. Il existe déjà des réponses sur des territoires, des expériences sont menées sur la question du logement. Quand des politiques sont partagées entre le département, la ville et l'État, notamment sur tous les outils d'aide au maintien dans le logement, et qu'il existe des espaces de dialogues, certains éléments extrêmement intéressants peuvent en ressortir.

L'État devrait être plus une tête de proue sur la question de l'hébergement. Il nous semble très dangereux de la décentraliser, au regard des difficultés que l'on observe déjà aujourd'hui. Nous travaillons vraiment sur les logiques d'orientation de public et de possibilités. Aucun territoire n'a été épargné par les enjeux d'accès à l'hébergement, raison pour laquelle le sas est mis en tension. C'est extrêmement dommageable. Nous avons besoin de ces outils. Si nous leur donnons une mauvaise réputation, comment convaincre les travailleurs sociaux de s'engager dans des logiques d'orientation ?

Mme Pauline Portefaix. - Madame la Présidente, vous dites que la situation n'est pas tendue en province. Cela relève en partie d'une fausse représentation. Les territoires les moins tendus sont ceux présentant le moins d'emploi ou d'opportunités pour les publics, notamment les plus isolés. La dépendance à la voiture dans ces territoires est également un frein non négligeable.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Dans l'Yonne, le taux de chômage est inférieur à 6 %. Les entreprises se disent prêtes à engager les demandeurs d'asile, parce qu'elles cherchent de la main-d'oeuvre. Elles regrettent le traitement très lent de leurs situations. Le logement social n'est pas tendu à Avallon, par exemple. Nous avons tous une fausse représentation, aujourd'hui, de ce qu'est le marché du travail et l'accès au logement.

Mme Pauline Portefaix. - Nous ne disposons pas encore de tous les résultats d'Emile (Engagés pour la mobilité et l'insertion par le logement et l'emploi), le dispositif d'accompagnement au départ piloté par la Dihal, mais il semble ne pas bien fonctionner. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur le sujet, pour comprendre comment mieux encourager les personnes. Nous devons aussi nous pencher sur leur orientation et surtout leur accompagnement vers d'autres régions, et ce dès leur arrivée en région parisienne. Par ailleurs, n'oublions pas les familles dont le droit au séjour est incomplet. Si une partie de la famille est régularisée, mais que certains membres ne le sont pas, son ensemble n'a pas accès au parc social. C'est un sujet réglementaire, puisqu'on a choisi de bloquer l'accès à une famille si elle n'est pas régularisée dans son entièreté, ce qui n'était pas le cas jusqu'en 2010.

Par ailleurs, la production de logements sociaux s'effondre, même dans les territoires les moins tendus. Nous observons une difficulté économique dans l'accès au parc social. Nous avons mené un travail interassociatif sur cette question. Les personnes avec le moins de ressources ont moins de chance d'accéder au parc social, du fait des pratiques d'attribution et étant donné que l'offre diminue. La politique du logement d'abord menée par le Gouvernement a montré ses preuves et a permis de loger 100 à 120 000 personnes sans domicile. Malheureusement, elle n'est pas suffisante face aux 330 000 personnes sans domicile en France. Elle sera à l'arrêt si l'on ne produit pas une offre de logement abordable suffisante. Le Gouvernement poursuit sa politique de rigueur budgétaire en matière de logement. L'effort public en la matière n'a jamais été aussi faible. Le Gouvernement refuse de revenir sur la coupe budgétaire dans les fonds des bailleurs, affectant la production de logements sociaux. Nous en verrons les conséquences sur le long terme.

Enfin, la loi SRU a permis de produire près de la moitié des logements sociaux dans les communes déficitaires. Nous constatons que certains territoires n'en produisent pas suffisamment dans des zones carencées pour désengorger la région parisienne. On n'accompagne pas suffisamment les communes volontaristes, et l'État manque de sévérité auprès des communes réfractaires qui ne veulent pas jouer le jeu de la mixité sociale.

Mme Bénédicte Souben. - Deux parcours de sortie de prostitution ont été mis en place en Martinique et en Guadeloupe. Ce dispositif a été créé par la loi du 13 avril 2016. Il permet d'arrêter l'activité prostitutionnelle et de bénéficier d'une autorisation de séjour et d'un accompagnement vers l'autonomie sociale et professionnelle.

En Martinique, nous disposons d'un agrément pour gérer ces parcours depuis 2017. Nous commençons donc à engranger de l'expérience. Nous observons que ce dispositif ne prévoit pas de solutions d'hébergement ou de logement stable dédié. Or c'est un facteur déterminant dans ce parcours de sortie de prostitution, surtout lorsque l'on sait qu'une partie des personnes concernées était au départ sans hébergement. Ces personnes sont entrées dans cette spirale de la prostitution parce qu'on leur proposait une protection. D'autres ont à l'inverse été recrutées dans le pays de départ en étant directement hébergées à cet effet.

Toujours en Martinique, nous avons réussi à ouvrir des places d'hébergement réservées aux femmes qui intègrent les parcours de sortie de prostitution. Elles sont par ailleurs accompagnées sur différentes thématiques : insertion professionnelle et sociale, parentalité, santé, budget, et surtout santé. Nous leur proposons une évaluation préalable avec une orientation et un accompagnement sur les soins les plus urgents tels que le dépistage des infections sexuellement transmissibles et du VIH, des consultations gynécologiques et certains soins liés à des blessures qu'elles ont vécues.

Nous commençons à afficher une certaine expérience dans ce parcours de sortie de prostitution et l'absence de solutions d'hébergement prévues ressort comme tout à fait problématique.

Vous nous interrogiez également sur la santé mentale. Les enquêtes à ce sujet montrent qu'elle est dégradée, de manière générale, chez les personnes à la rue, ne serait-ce que parce qu'une souffrance psychique est associée à la situation d'hébergement. Nous connaissons également la prévalence des violences qui touchent les femmes en situation de rue, avec diverses conséquences : stress post-traumatique, angoisse, troubles du sommeil, réviviscence, amnésie, état dépressif ou dissociatif. Ces troubles amènent davantage à consommer des médicaments psychotropes et encouragent finalement une dépendance et une addiction. Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux entre santé mentale et addiction. Pour cette raison, nous pensons que l'accompagnement psychologique des femmes prises en charge dans les structures est indispensable.

Mme Vanessa Benoit. - J'aimerais préciser que le taux de 10 % de décrochés sur la plateforme d'appels du 115 de Paris était enregistré lors de nos périodes les plus sombres. Nous avons revu l'installation technique et l'organisation des équipes, et sommes très fiers d'arriver à 30 ou 40 % de taux d'appels décrochés, même si nous savons bien que ce taux n'est pas formidable. Nous espérons répondre à tous les appels, puisque nous avons constaté que les personnes nous contactent plusieurs fois. Il est à noter que lorsque les personnes parviennent à nous joindre, que l'écoutant les écoute avec attention et professionnalisme, mais qu'il doit leur annoncer qu'il n'a pas de place pour eux, elles ne rappelleront peut-être pas. L'appel peut aussi se prolonger parce que la personne ne comprend pas la réponse qui lui est adressée.

Les Français comprennent qu'il existe des priorisations, dans le sens où cela permet à certaines personnes d'être servies avant d'autres : il est normal qu'une femme enceinte soit servie en priorité. Simplement, aujourd'hui, les critères ne relèvent plus de la priorisation, mais du service tout court. Je pense que personne ne le comprend. Les critères deviennent pourtant de plus en plus restreints. Si tout le monde comprend qu'une femme enceinte soit prioritaire, il est compliqué de comprendre pourquoi elle ne le serait qu'à partir de sept mois de grossesse. Je pense également qu'on pourrait considérer qu'un enfant est prioritaire, peu importe son âge. Ainsi, tout le monde peut comprendre la priorité, mais c'est plus compliqué quand elle devient un droit d'accès.

Enfin, il est important de promouvoir la mobilité. Mais rappelons que le logement social et l'hébergement ne sont pas distribués de manière équitable en Ile-de-France. Certains territoires franciliens doivent faire des efforts. On ne peut pas se contenter de dire que si l'Ile-de-France est saturée, il faut aller voir ailleurs. Chacun doit prendre sa part dans l'hébergement.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Je suis sidérée. La situation est révoltante. Certains chiffres exposés ne constituent pas une découverte. Nous avons déjà été informés et confrontés à des situations qui se banalisent. Nous devons être révoltés lorsque nous voyons des femmes ou des enfants à la rue. Cela n'arrivait pas il y a trente ans. Madame la Présidente, vous nous disiez qu'il fallait les compter pour qu'elles comptent. Combien de femmes, d'enfants meurent à la rue ?

Les femmes violées dans la rue sont nombreuses. Arrive-t-il qu'elles portent plainte ? Obtient-on des condamnations de leurs agresseurs ?

Par ailleurs, vous évoquiez le taux de décroché des équipes d'écoutants. Nous avons visité le siège de La Mie de Pain. À cette occasion, nous avons pu entendre la détresse des travailleurs sociaux, impuissants dans la recherche de solutions. Quel est le turnover chez les écoutants ? J'imagine qu'il est important. Vous nous avez parlé de la précarité des femmes sur le terrain, massive. Elle est aussi massive pour les travailleurs sociaux et les écoutants. Il faudra les former, mais aussi les soutenir.

Madame Latour, vous indiquiez avoir formulé des recours face aux critères de priorité d'accès aux hébergements d'urgence établis dans certains départements. Qu'en attendez-vous ? Avez-vous obtenu des décisions ? Même si vous faisiez annuler ces critères, cette consigne vaudrait-elle obligation à agir ?

Enfin, le fait d'avoir des femmes, des enfants, des migrants à la rue reflète l'échec des politiques antérieures et prouve que nous ne sommes pas parvenus à alerter des dangers et risques encourus en amont des migrations. J'ai cru comprendre que beaucoup plus de migrants que de migrantes arrivaient en France. Ces dernières sont raptées avant de passer nos frontières. Certains pays mettent en place des campagnes d'information et incitent les filles, les femmes à ne pas partir, parce que le parcours est dangereux. Elles subissent des violences durant le voyage. Elles se poursuivent ici. En lien avec le Quai d'Orsay, pensez-vous que nous pourrions établir une campagne de communication ? Elle impliquerait une identification de l'origine, de la nationalité des femmes migrantes qui se retrouvent à la rue dans des conditions épouvantables.

Mme Nathalie Latour. - Selon le Collectif des morts de la rue, qui réalise un travail absolument remarquable et indispensable, 68 femmes et 561 hommes sont décédés dans la rue en 2023, ce qui correspond à deux personnes par jour. Ils étaient âgés de 48 ans en moyenne. Un hommage leur sera dédié le 19 mars. Nous y participerons toutes.

Le Haut Conseil du travail social (HCTS) parle de professionnelles du secteur, puisque le métier est majoritairement féminin. Le turnover des équipes constitue une inquiétude majeure. Nous observons deux types de réactions dans des moments très difficiles : soit le découragement, soit une très grande colère, qui pose problème pour la qualité du travail, qui peut aussi se retourner contre la gouvernance, la direction, puisque ce sont leurs interlocuteurs, ceux qui transmettent le cadre dans lequel ils travaillent. Ce sujet demande beaucoup de travail de concertation, avec des enjeux éthiques et déontologiques. Nous avons ainsi demandé au CHTS de pouvoir émettre un avis sur la fin du contrat de jeunes majeurs, parce que cette décision affecte très fortement la question de la déontologie et de l'éthique professionnelle.

La mise en place de critères de priorisation, conditionnent un accès, lorsqu'ils sont implicites, oraux, leur responsabilité repose sur la personne qui les reçoit et les met en oeuvre. Lorsqu'ils sont écrits, on peut les attaquer. Qu'attendons-nous des recours que nous avons formé contre ces critères ? D'abord, une décision a été émise en Haute-Garonne, non pas à la suite de notre recours collectif, mais sur la base d'une vingtaine de situations individuelles qui ont été portées. L'inconditionnalité dans l'accès à l'hébergement et sa continuité, prévue par le code de l'action sociale, a été rappelée. Nous verrons si cette décision est suivie d'effets. Bien évidemment, tout le monde se démène en raison du manque de places. Je comprends que le préfet peine à trouver l'équation juste lorsque le nombre de demandes excède le nombre de places. Il n'empêche qu'il nous semble fondamental de rappeler la question du droit.

Vous l'avez dit plus tôt, on n'a pas envie de questionner ce sur quoi on n'aura pas de moyens d'action. Nous savons à quel point la question du départ du domicile est compliquée par exemple dans un contexte de violences conjugales ou intrafamiliales. Si vous ne pouvez proposer à ces femmes qu'un hébergement d'urgence dont vous n'êtes pas sûr, la responsabilité qui pèse sur vous, en tant qu'intervenant de terrain, est très forte : vous devez protéger la femme d'un éventuel féminicide, lui demander d'avoir le courage de partir et la mettre dans une situation potentiellement instable. C'est très lourd à porter.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Aujourd'hui, dans un contexte de violences, on est censés faire sortir l'homme du domicile, plus la femme. Plus nous ferons appliquer cette disposition et moins cette situation sera compliquée.

Excusez-moi, je dois vous quitter. Je cède ma place à Annick Billon.

- Présidence de Mme Annick Billon, vice-présidente -

Mme Bénédicte Souben. - Les professionnels en structure d'hébergement, les écoutants du 115 et les maraudeurs font part de la difficulté de leur travail face à l'absence de solutions à proposer. Nous constatons une certaine usure, ainsi que du turnover, à propos duquel je ne dispose pas de données objectives à vous fournir. Nous avons également connaissance d'une proportion importante d'arrêts maladie. Cette profession abîme. S'y ajoutent des difficultés de recrutement pour pallier les départs. Le 115 ne ressemble pas à n'importe quelle plateforme téléphonique. De plus, certains professionnels, notamment des maraudeurs, sont tellement las de revoir les personnes parfois quotidiennement et de ne rien pouvoir leur proposer comme solution d'hébergement qu'ils demandent un appui de leur hiérarchie, soulignant qu'il est nécessaire de trouver une solution, n'importe laquelle. Certains managers nous indiquent que s'ils n'ont rien à proposer à leurs maraudeurs, ils les perdront. Dans ces conditions, on en arriverait presque à accepter de prendre en charge les personnes dans des conditions totalement insatisfaisantes, ce que l'on ne souhaite pas, parce que les professionnels en contact avec celles-ci ont besoin d'un peu d'espoir.

Au-delà de cet épuisement au quotidien, l'usure dans le temps peut s'accompagner d'une forme de cynisme chez ces professionnels, confrontés depuis trop longtemps à ces situations. Ce constat génère des interrogations sur leur évolution au sein des structures. Que pouvons-nous leur apporter ou leur proposer ?

Mme Vanessa Benoit. - L'ancienneté moyenne des écoutants du 115 à Paris s'établit à sept mois. Elle est très faible. Nous passons notre temps à recruter et à remplacer. Nos équipes de travail social, sur de l'accompagnement, ont affiché jusque 30 à 40 % de postes vacants. Aujourd'hui, nous parvenons à recruter, mais pas des travailleurs sociaux professionnels diplômés. Nous embauchons des personnes qui n'ont pas de diplôme, mais ont une expérience, ou disposent d'une autre forme de diplôme. Nous demandons aux diplômés qui restent d'aider à les former, et nous les accompagnons dans une valorisation des acquis de l'expérience (VAE).

Il se pose un réel sujet sur l'attractivité de ces métiers et sur la capacité des écoles, des employeurs, à les y maintenir. Plus globalement, la question de la considération qu'ils ressentent de la part de l'environnement est primordiale. Le fait que nous soyons devant vous ce matin constitue déjà une forme de considération. Nous pourrons valoriser en interne le fait que nous avons exposé ces difficultés au Sénat.

Mme Pauline Portefaix. - Vous nous interrogiez sur les femmes violées à la rue et les éventuelles plaintes. Dans le cadre du rapport de la Fondation Abbé Pierre sur le genre, l'année dernière, nous avons rencontré des structures accompagnant les femmes à la rue. La première difficulté relève du dépôt de plainte, au-delà de la volonté même. De plus en plus de policiers sont formés sur ces questions, mais nous observons de nombreux refus. Les femmes à la rue font l'objet d'une forte discrimination. Ensuite, lorsqu'elles portent effectivement plainte, le taux de classement sans suite est équivalent à celui de la population générale. Nous nous battons sur le terrain pour que la plainte ne constitue pas un critère limitant alors que dans de nombreux dispositifs spécialisés dans les questions de violences sexistes et sexuelles, on demande la plainte pour offrir une prise en charge. Elle peut être difficile à déposer. La personne concernée peut ne pas être prête à le faire, ne pas en voir l'utilité, ressentir d'autres besoins. C'est un vrai problème sur le terrain.

Vous proposiez également une sensibilisation des populations migrantes à la dangerosité du parcours de migration. Sur le terrain, nous remarquons que les femmes ont bien conscience de ces risques, mais le danger de mort ou la pression sociale, entre autres, sont encore plus forts si elles restent dans leur pays. Nous nous impliquons plutôt dans une démarche de défense des garanties d'accès sécurisé au territoire français pour ces femmes, pour qu'elles puissent échapper au danger dans leur pays d'origine. Par ailleurs, je précise qu'une grande partie des migrations se font d'un pays du sud vers un autre pays du sud, et non vers un pays du nord. Le peu de femmes qui décident de venir dans un pays du nord doit se voir garantir une voie d'accès sécurisée.

Mme Bénédicte Souben. - Je rappelle qu'une part importante des femmes arrive de façon totalement légale en France, par le biais de membres de leur famille ou de leur réseau communautaire. Elles n'imaginent pas un seul instant à quel point la situation peut dégénérer. Certaines ont laissé leurs enfants au pays pour venir travailler en France.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour tous ces témoignages.

Vous êtes quatre femmes, ce matin. Quelle est la proportion de femmes dans votre profession, dans le milieu associatif ?

J'ai participé à une maraude, il y a plus d'un an. J'ai pu constater à cette occasion que les femmes à la rue semblaient totalement isolées, quand les hommes à la rue s'intégraient dans un quartier, dans un espace, dans un environnement.

Deux personnes sans domicile sur cinq sont des femmes mais nous manquons de données fines. Comment parvenir à identifier les femmes qui s'invisibilisent et qui font croire qu'elles ne sont pas à la rue ? Au cours de cette maraude, j'ai pu discuter avec une femme qui était vêtue très correctement et me disait qu'elle serait de retour chez elle dans trois mois.

Vous avez exposé des données explicatives sur le taux de femmes à la rue - la précarité, le taux de pauvreté, les séparations conjugales, les migrations. À l'intersection de toutes ces problématiques, on trouve l'autonomie financière et le logement. Vous avez évoqué les structures d'accueil et les hôtels. Quelles compétences avez-vous dans les structures d'accueil pour sortir les femmes de la spirale de la rue ? Elles n'ont pas vocation à s'inscrire dans la durée. Les compétences que vous développez ont-elles besoin d'évoluer ? Comment peuvent-elles venir en aide à ces femmes à la rue pour qu'elles parviennent à se réinsérer dans la société ? Dans vos associations, quelle est la proportion de salariés ? Que faudrait-il améliorer dans votre structure financière pour garantir une pérennité et une prise en charge globale ?

Enfin, quel accompagnement est associé aux 51 000 nuitées quotidiennes en région parisienne ? Avec quels moyens ? D'où viennent-ils ? Les devez-vous à des appels à projets, à des collectivités ?

Mme Vanessa Benoit. - Je précise que le Samusocial de Paris est un groupement d'intérêt public (GIP), et non une association. À notre conseil d'administration siègent l'État, la Ville de Paris, l'AP-HP, la FAS, la RATP et la SNCF.

Les compétences mises en oeuvre dans le cadre de l'hébergement se rapportent majoritairement au travail social. Celui-ci a pour rôle d'organiser le droit commun et les ressources autour des personnes. Nos travailleurs sociaux savent le faire. En revanche, ils ne sont pas en mesure de surmonter les imperfections des politiques publiques et leur délitement. C'est là que se trouve la plus grande difficulté. Nous devons en outre les accompagner dans la prise en compte du polytraumatisme, fréquent chez les femmes dont nous parlons.

Les nuitées hôtelières répondent à un cadre particulier. Nous contractualisons avec des acteurs privés qui ne sont pas sensibilisés à ce public. Dans le meilleur des cas, des équipes mobiles se rendent auprès des familles. L'État a fourni un effort très important, puisqu'il a créé des plateformes d'accompagnement social dans tous les départements franciliens. Elles se rendent auprès des publics, mais elles ne couvrent pas encore la totalité du public. Surtout, elles ne font « que » du travail social. À titre d'exemple, on ne nourrit pas les familles à l'hôtel. Ainsi, la première question adressée par ces dernières aux équipes consiste à demander comment nourrir leurs enfants, comment se nourrir elles-mêmes. Les travailleurs sociaux réalisent un travail de mise en lien avec les distributions alimentaires.

L'hôtel constitue une solution très imparfaite. Le Samusocial de Paris plaide de très longue date pour que des centres d'hébergement de qualité soient construits, associées à des équipes dédiées, de manière à remplacer progressivement ces 51 000 places dans les hôtels.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Quel est le coût de ces 51 000 nuitées hôtelières par rapport à la construction d'un hébergement d'urgence ?

Mme Vanessa Benoit. - L'hôtel représente une fausse économie. Une nuitée hôtelière coûte en moyenne 18 à 19 euros, contre 35 à 40 euros dans un hébergement de qualité. Simplement, on ne compte pas du tout la même chose. À l'hôtel, le coût ne comprend que le toit et le lit, mais pas le travail social, ni la nourriture, ni la sécurité ou la garantie des droits des personnes. Ainsi, nous devons accepter de payer plus cher des centres d'hébergement qui permettront réellement aux individus de sortir de la rue, plutôt que des nuitées hôtelières qui les garderont bien trop longtemps dans la précarité.

Ensuite, vous nous interrogiez sur nos moyens. Nous sommes beaucoup trop dépendants d'appels à projets à durée courte. Nous sommes financés par des dotations renouvelées et renégociées annuellement. Nos coûts sont surtout composés de fluides, de salaires et de loyers. Je ne sais pas comment l'État peut penser qu'ils vont baisser. Nous avons besoin d'une vraie approche pluriannuelle.

Par ailleurs, comment pouvons-nous compter les femmes qui ne veulent pas être comptées ? Nous commençons par compter, par voir ce que nous connaissons moins bien. Ensuite, nous pouvons établir des hypothèses. À titre d'exemple, le décompte de Los Angeles applique des coefficients de redressement, en admettant qu'une part de la population sans domicile lui échappe. Il reste préférable de disposer d'une estimation, plutôt que de n'avoir aucun chiffre.

Mme Nathalie Latour. - Vanessa Benoit a dit l'essentiel. L'inflation de la dynamique d'appels à projets est délétère pour toutes les raisons évoquées. Nous passons parfois plus de temps à répondre à des appels à projets qu'à accompagner les personnes. L'enjeu de reporting est tel et s'étend sur des durées si courtes que vous mettez parfois en place des dispositifs de réponse pour qu'on vous indique trois ans plus tard que puisqu'ils ne sont plus innovants, vous devez vous débrouiller pour obtenir des financements. Comment faire ? Nous devons toujours innover. Lorsque nous prouvons l'efficacité de notre dispositif, on nous répond qu'il n'est plus innovant. Le droit commun ne peut pas prendre la suite. C'est assez caricatural, mais c'est notre réalité.

Ensuite, les associations se retrouvent dans un effet ciseaux, que nous avons documenté : elles subissent l'impact de l'inflation tant sur les fluides que sur l'alimentation, à hauteur de 10 % des budgets au moins et elles doivent accueillir plus de personnes. L'Insee a souligné une hausse du taux de pauvreté en 2021. Elle est toujours en retard par rapport à la réalité que nous constatons sur le terrain. Les rapports de la Fondation Abbé Pierre ou du Secours catholique mettent en lumière l'augmentation des problématiques. Cet effet ciseaux est extrêmement difficile à tenir. Nous sommes nous aussi très inquiets sur la pérennité du budget.

L'accompagnement social est la variable d'ajustement. La question de la place des enfants devient de plus en plus importante dans les accueils. Elle est liée aux familles monoparentales et à la situation des femmes. Dans ce cadre, nous avons porté un plaidoyer avec l'Unicef pour renforcer les compétences en matière d'enfants, que l'on voit sans les voir dans les structures historiquement dédiées au public adulte. En effet, on s'occupe d'abord de la problématique de leurs parents. Nous devons renforcer la compétence à leur encontre, en termes d'accompagnement et de prévention.

Mme Bénédicte Souben. - L'idée d'un grand plan de lutte contre le non-recours permettra aux femmes d'émettre leurs demandes. C'est la façon la plus efficace de les capter, même quand elles mettent en oeuvre des stratégies d'évitement. Nous pourrons ainsi disposer de données assez exhaustives, y compris sur leur profil et leurs besoins. Avec les opérations de dénombrement, nous avons beaucoup plus de mal à trouver ces informations.

Les dynamiques d'appels à projets sont associées à des questions de temps passé, de mise en concurrence, d'absence de pérennité de financement. Dans le cadre de la Stratégie pauvreté, des tiers-lieux pour l'alimentation des personnes hébergées à l'hôtel ont été financés. Ils ont finalement été prorogés mais sans entrer dans le droit commun. Ainsi, nous avons eu l'opportunité de montrer qu'un dispositif fonctionnait mais il n'est pour autant pas pérennisé.

Concernant le financement de nos dispositifs, nous dépendons d'un financement de l'État sous forme soit de dotations globales de fonctionnement avec des autorisations de fonctionnement de quinze ans, soit de subventions annuelles (pour les dispositifs de veille sociale et d'hébergement d'urgence, qu'ils soient de droit commun ou à destination des demandeurs d'asile). Ce deuxième fonctionnement crée une tension continue : puis-je recruter en CDI sur un dispositif si je ne sais pas si le poste sera prolongé ? La plupart des structures ne peuvent donc pas se projeter à long terme.

Le multiple financement avec plusieurs collectivités existe déjà par endroits. Par exemple, des conseils départementaux transfèrent en partie à certains accueils de jour la compétence d'accompagnement des bénéficiaires du RSA. Je pense à l'accueil de jour d'Annecy qui bénéficie d'un triple financement de l'État, de la ville et du conseil départemental. Ce fonctionnement reste effectivement très rare.

Enfin, la Croix-Rouge française tient beaucoup à l'articulation entre salariés et bénévoles. Nous comptons 2 023 ETP sur la filière de lutte contre les exclusions dans nos établissements, avec des dispositifs qui vont de la rue au logement. Nous couvrons le champ de la veille sociale, de l'hébergement et du logement adapté, le premier accueil des demandeurs d'asile et de l'intégration des réfugiés, ainsi que des dispositifs d'accompagnement dans le logement et des structures médico-sociales. Nous avons pour objectif d'aller le plus rapidement possible vers l'accès au logement, parce que nous pensons qu'il devrait constituer l'orientation prioritaire des ménages. Nos bénévoles interviennent sur les accueils de jour et sur les maraudes. 226 des 246 équipes de maraudes sont bénévoles. On ne leur demande pas la même chose qu'aux salariés. En revanche, nous voulons qu'elles soient en mesure de bien accueillir et orienter les personnes et de passer le relais efficacement. Elles font preuve d'une envie, d'un engagement, et sont très complémentaires de nos autres équipes.

Mme Pauline Portefaix. - La Fondation Abbé Pierre dépend de la générosité des donateurs et des donatrices sans qui nous ne pourrions pas agir et nous les en remercions.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Vous pouvez nous communiquer des réponses écrites, des compléments. N'hésitez pas à y intégrer des données chiffrées, notamment s'agissant de votre budget sur l'accompagnement, l'hébergement, ou sur la prise en charge des collectivités. Nous sommes aussi friands de connaître la répartition des compétences et les changements qui en découlent. Vos réponses pourraient inspirer des propositions des rapporteures et de la délégation.

Je vous remercie sincèrement pour cette audition.