Lundi 11 mars 2024

- Présidence de Mme Marie-Laure Phinera-Horth, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 5.

Audition de la direction générale des finances publiques du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Messieurs, merci d'être venus devant notre commission d'enquête.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure aux commissions d'enquête, M. Stéphane Créange et M. Frédéric Iannuci prêtent serment.

M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal. - La direction générale des finances publiques (DGFiP) que nous représentons intervient à différents titres dans le domaine qui vous mobilise, à commencer par un appui aux forces de police et de gendarmerie dans le cadre de leurs enquêtes. Il peut s'agir d'enquêtes patrimoniales ou d'informations diverses demandées par ces services, qui disposent d'ailleurs de plus en plus d'un accès direct à nos applications. Ils font également appel à nous pour des réquisitions à sachant, mobilisant certains de nos collègues en raison de leur compétence technique dans le cadre de procédures diverses.

Le deuxième aspect de notre intervention a trait au prolongement, en matière fiscale, des enquêtes réalisées en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, en procédant à la fiscalisation des produits de l'activité. Nous sommes très pragmatiques puisque nous taxons toutes les capacités contributives, qu'elles soient issues d'activités légales ou illégales. Différents dispositifs nous permettent de taxer, sur des bases forfaitaires, les biens ou les revenus issus de ces activités.

Enfin, les contrôles réalisés dans le cadre de la lutte contre la fraude - en particulier à la TVA - peuvent nous conduire à des personnes qui se livrent à des activités illégales, dont certaines appartiennent à la criminalité organisée et cherchent à blanchir leurs revenus. Ce blanchiment s'avère parfois perturbant pour nous, puisque les intéressés peuvent déclarer des revenus supérieurs à ce qu'ils gagnent réellement, alors que nous sommes plutôt habitués au phénomène inverse de sous-déclaration.

Nous rencontrons plusieurs difficultés, dont le fait que nous avons affaire à des intermédiaires davantage qu'aux têtes de réseaux, sans oublier des enjeux de territorialité dès lors que les biens et les capitaux ne sont pas situés en France. S'y ajoute la problématique des bénéficiaires effectifs puisque les personnes ne mettent pas forcément à leur nom les voitures, immeubles et autres biens. Par exemple, les voitures de luxe sont souvent louées à des sociétés de location de longue durée situées au Luxembourg, tandis que des prête-noms interviennent pour les biens immobiliers.

Nous tentons de fiscaliser toute activité non déclarée, en précisant qu'il est souvent malaisé de distinguer le trafic de stupéfiants d'autres activités non déclarées. Très juridique, une procédure de contrôle fiscal ne nous met pas nécessairement en relation avec les personnes concernées, mais avec leurs avocats ou conseillers.

M. Stéphane Créange, directeur chargé de la direction nationale des vérifications de situations fiscales. - La direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF) est spécialisée dans les contrôles des personnes physiques qui détiennent les patrimoines et les revenus annuels les plus importants de France. Notre périmètre englobe également les personnes relevant de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; nous traitons aussi les dossiers « à enjeux » ou « sensibles ».

En tant que direction de contrôle fiscal spécialisée, nous sommes amenés à travailler, en lien avec l'autorité judiciaire ou les services d'enquête, dans des dossiers impliquant d'importants enjeux fiscaux, ce qui peut nous amener à des affaires concernant le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Êtes-vous prévenus de l'existence d'un lien avec le narcotrafic lorsque vous intervenez dans des dossiers à forts enjeux ?

M. Stéphane Créange. - Nous sommes saisis d'un nombre relativement peu élevé de dossiers liés au narcotrafic par l'autorité judiciaire ou les services d'enquête. Lorsque ce lien existe, les services nous informent de la nature des infractions et de la procédure - le plus souvent pénale - qui se déroule parallèlement. L'enjeu consiste, pour nous, à évaluer et à fiscaliser les sommes concernées.

M. Frédéric Iannucci. - Le lien entre nos services et les forces de l'ordre se fait plutôt au niveau départemental, certains de nos agents étant dédiés au trafic de stupéfiants, en Seine-Saint-Denis par exemple. Nos agents peuvent être aussi affectés à des structures telles que la brigade nationale d'enquêtes économiques ou les groupes interministériels de recherche (GIR), qui sont les interlocuteurs des forces de sécurité. La direction de M. Créange vise quant à elle plutôt le « haut de gamme ».

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous voulez sans doute dire que les trafics et les masses financières sont moindres au niveau départemental.

M. Frédéric Iannucci. - En effet. Il s'agit plutôt des « petites frappes », si vous me passez l'expression, que des têtes de réseaux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les narcotrafiquants ont amassé des avoirs dans le monde entier, avec des sociétés-écrans et des intermédiaires installés dans des pays qui ne se montrent pas du tout coopératifs, ou du moins uniquement par périodes. Quel regard portez-vous sur cet aspect ? Quels obstacles rencontrez-vous pour aller chercher le patrimoine ou les produits du patrimoine des narcotrafiquants d'envergure ? Il pourrait s'agir, par exemple, d'une suspicion d'achat d'une dizaine d'appartements à Dubaï.

M. Frédéric Iannucci. - Dans le domaine de la coopération internationale contre la fraude fiscale, les outils juridiques se sont nettement développés ces dernières années, qu'il s'agisse d'assistance administrative, d'échange d'informations ou de procédures conjointes de contrôle. Si certains États peuvent faire preuve de mauvaise volonté, de réels progrès ont été constatés en la matière, notamment du côté d'États qui étaient considérés jusqu'à présent comme de purs paradis fiscaux et qui répondent désormais à nos demandes. Encore faut-il qu'ils disposent de l'information, puisque les activités peuvent être éclatées entre plusieurs pays, avec une société installée dans tel endroit et les comptes bancaires ailleurs.

Les travaux à mener afin d'établir les liens entre tous les segments d'une chaîne sont extrêmement longs, cette organisation ayant pour but de dissimuler l'origine de l'activité et des avoirs correspondants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La coopération fiscale est-elle plus efficiente que la coopération judiciaire ?

M. Frédéric Iannucci. - La coopération judiciaire reste plus développée, bien que la coopération fiscale monte en puissance.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il de la coopération fiscale avec Dubaï ?

M. Frédéric Iannucci. - Il existe une convention fiscale qui a vocation à traiter les situations de double imposition, convention qui contient des clauses d'échange d'informations. La difficulté réside dans le fait que la fiscalité y est inexistante dans un certain nombre de domaines. Les autorités de Dubaï répondent à certaines demandes, mais je ne suis pas en mesure de comparer l'efficacité relative des deux types de coopération : sans doute est-elle meilleure en matière judiciaire.

M. Stéphane Créange. - Le versant fiscal est rarement traité en dehors d'une procédure judiciaire. Lorsqu'un contribuable lambda fait sa déclaration de revenus, nous vérifions s'il existe des discordances ou des anomalies en fonction d'informations présentes dans les bases de données, avant de lancer un contrôle fiscal sur des revenus passés ou un patrimoine antérieur. Pour reprendre votre hypothèse de l'achat d'une dizaine d'appartements, nous ne disposons pas forcément de cette information de prime abord, en dehors d'une procédure judiciaire qui mentionnerait cette situation : nous n'avons pas une vision du patrimoine des Français à l'échelle mondiale.

Certes, nous pouvons utiliser le cadre classique de l'assistance administrative internationale, mais les autorités répondent à ce type de requêtes dans un laps de temps relativement long.

M. Frédéric Iannucci. - Notre compétence vaut pour les personnes résidant fiscalement en France, le critère retenu n'étant pas celui de la nationalité. Nous ne sommes donc pas compétents pour traiter de la situation d'un Français habitant à Dubaï, sauf à démontrer qu'il réside en réalité dans l'Hexagone.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous obtenu des succès notables concernant des narcotrafiquants d'un certain rang ?

M. Frédéric Iannucci. - Il m'est difficile de vous répondre, nos proies étant de moindre envergure que les narcotrafiquants les plus emblématiques. La coopération entre États fonctionne plutôt efficacement dans le domaine de la lutte contre la fraude à la TVA, dossiers dans lesquels nous pouvons retomber sur des circuits de blanchiment liés au trafic de stupéfiants, mais sans savoir dès le départ que des narcotrafiquants sont impliqués.

Des affaires d'ampleur peuvent être traitées par le parquet financier européen, mais, une fois encore, nous ne savons pas si un narcotrafiquant est concerné quand nous lançons une procédure de contrôle. Des liens avec les services de police existent néanmoins, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité : nous vérifions si la personne leur est connue afin de ne pas exposer nos agents à des risques.

Les sommes et les biens ont souvent déjà été saisis dans les affaires d'origine judiciaire : même si nous disposons des éléments pour établir une taxation, la personne poursuivie est souvent insolvable, d'où des taux de recouvrement assez faibles. S'il est question d'un convoyeur de fonds par exemple, l'argent a déjà été saisi et lui-même ne dispose en général pas d'une fortune personnelle très importante.

De surcroît, le narcotrafic n'apparaît pas de manière distincte dans nos systèmes d'information et est intégré à la catégorie des « revenus d'origine indéterminée », qui peut recouvrer des réalités très différentes. Seules l'autorité judiciaire ou les forces de l'ordre peuvent nous informer d'un lien avec le narcotrafic.

M. Stéphane Créange. - Lorsque la procédure pénale est lancée, nous sommes en situation de fiscaliser des sommes parfois très importantes, mais avec des chances de recouvrement nulles dans la mesure où le patrimoine a déjà été saisi. La personne incarcérée n'a alors plus les moyens de régler sa dette et peut d'ailleurs, comme tout contribuable, déposer des recours. La procédure judiciaire dispose d'une force de frappe plus importante que la pure procédure fiscale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous eu connaissance de menaces visant des agents de vos services ?

M. Frédéric Iannucci. - Je ne suis pas en mesure de vous indiquer si des menaces ont été spécifiquement émises par des personnes soupçonnées d'être impliquées dans le narcotrafic. Depuis 2020, le législateur a autorisé une procédure d'anonymisation, notamment pour des contrôles à distance : l'agent n'est alors pas obligé d'indiquer son nom et peut se servir uniquement de son numéro de matricule pour conduire la procédure.

Le drame le plus récent pour nos services s'est produit en novembre 2022, lorsqu'un chef de brigade a été assassiné, non pas par un narcotrafiquant, mais par un brocanteur dans le Pas-de-Calais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le chiffre d'affaires du narcotrafic en France est estimé entre 3 et 6 milliards d'euros. L'essentiel de ces sommes circule sous forme d'argent liquide, les achats s'effectuant au moyen de petites coupures de 5 euros, 10 euros, 20 euros ou 50 euros, rarement plus. Comment expliquer que nous n'arrivions pas à mieux suivre ces flux financiers de base, qui s'accumulent pour constituer des sommes considérables dans les mains d'un petit nombre de personnes ? Quels sont les points faibles de notre dispositif ?

M. Frédéric Iannucci. - L'activité en cash nous échappe par définition puisqu'elle s'effectue sans les traces permettant une fiscalisation. Tracfin surveille les mouvements financiers, mais sur la base de déclarations de soupçons effectuées par les institutions financières ou certaines professions. Comme vous l'avez souligné, les montants des achats de stupéfiants sont assez faibles, et nous ne disposons pas, à la différence des forces de sécurité, des moyens d'aller sur le terrain et de saisir ces sommes.

Nos procédures ont un caractère très juridique et prévoient l'envoi d'un avis de vérification aux entreprises concernées ainsi que des demandes de pièces comptables ; pour les personnes physiques, la procédure d'examen de situation fiscale est assez lourde. Nous ne pouvons pas appréhender de manière solitaire une activité économique telle que le trafic de stupéfiants, qui s'appuie essentiellement sur ces transactions en liquide.

M. Stéphane Créange. - L'un des points saillants de la procédure fiscale réside dans le contrôle de déclarations, notre intervention s'effectuant a posteriori sur une situation passée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le blanchiment s'effectue souvent par le biais de fonds de commerce, qu'il s'agisse d'établissements de restauration rapide, de magasins de téléphonie ou de salons d'esthétique. Quels dispositifs mettez-vous en place pour suivre ce type d'utilisation d'un fonds de commerce, immatriculé et doté d'un compte bancaire ?

M. Frédéric Iannucci. - Nous pouvons demander des explications au contribuable dès lors que l'origine des fonds est indéterminée : en dehors de sommes issues du narcotrafic, il peut s'agir de donations déguisées. Nous disposons de toute une palette d'instruments pour obtenir des informations et taxer des sommes dont l'origine serait indéterminée. Une enquête patrimoniale peut être réalisée le cas échéant, afin de comprendre comment une personne a pu se retrouver en possession de tels fonds.

M. Stéphane Créange. - Il est toujours possible de contrôler la personne physique, en précisant que la question du recouvrement effectif des sommes est posée à tous les échelons du contrôle fiscal. L'action au niveau de ces fonds de commerce a vocation à être conduite par des services départementaux spécialisés, en lien avec les forces de police.

M. Frédéric Iannucci. - De manière plus générale, nos moyens de détecter l'inadéquation entre les revenus et les emplois se sont étoffés. Si quelqu'un déclare des revenus fonciers très élevés sans déclarer un patrimoine immobilier au titre de l'impôt sur la fortune immobilière (IFI) par exemple, nous procédons à des balances de trésorerie afin de déterminer si les revenus déclarés de cette personne sont en adéquation avec son patrimoine. Des outils d'analyse de risques et de datamining sont ainsi utilisés pour identifier des anomalies. Il convient ensuite de les analyser, certaines d'entre elles étant justifiées et sans lien avec le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous ne pouvez donc pas identifier immédiatement le caractère douteux de certains revenus.

M. Frédéric Iannucci. - Non. Tout citoyen déclare des catégories de revenus - traitements et salaires, bénéfices industriels et commerciaux, etc. - et des recoupements sont possibles avec des fournisseurs ou des clients pour conforter les informations quand il est question d'une entreprise. Un revenu exceptionnel peut très bien correspondre à une donation ou à une fortune légalement constituée à l'étranger.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un article du Monde en date du 10 mars mentionne la création d'une cellule de renseignement dans le cadre de la lutte contre la grande fraude fiscale. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce dispositif est innovant, et nous indiquer comment nous pourrions l'utiliser face au narcotrafic, notamment par rapport aux avoirs à l'étranger ?

M. Frédéric Iannucci. - Alors ministre des comptes publics, Gabriel Attal avait présenté un plan de lutte contre les fraudes en mai 2023, en évoquant la mise en place d'une unité de renseignement fiscal. Il s'agit d'utiliser les techniques de renseignement pour acquérir des informations qui ne peuvent pas être obtenues par les voies traditionnelles et de détecter, puis de fiscaliser, des activités. Cette cellule est placée au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). La recherche d'informations sur l'ensemble de la sphère fiscale pourrait permettre de retomber, le cas échéant, sur les narcotrafiquants.

M. Stéphane Créange. - Le rôle de cette unité de renseignement fiscal consistera à fixer des objectifs de recherche sur des cibles données. Les informations glanées grâce à ce travail de renseignement enrichiront notre palette, aux côtés de l'analyse de données et des enquêtes de la police et de la justice.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour faire un peu de droit comparé, le droit fiscal français est-il au même niveau que celui de nos principaux partenaires européens lorsqu'il s'agit de lutter contre ces trafics, par exemple le droit fiscal italien à l'encontre de la mafia ?

M. Frédéric Iannucci. - D'un strict point de vue fiscal, je répondrai oui. Mais le sujet est aux confins de différents univers. Il y a une spécificité italienne : la lutte contre la mafia est essentiellement judiciaire, et la Guardia di Finanza est une administration à la fois fiscale, douanière et policière.

En France, l'action est plus compartimentée, avec une administration fiscale, une administration douanière et des services d'enquêtes judiciaires. Dans le cadre de la lutte contre ces trafics, l'épicentre de l'action est judiciaire. L'administration fiscale est plus en retrait. Son domaine d'action est non pas de terrain et immédiat comme celui des douanes, qui contrôlent des flux financiers ou de marchandises, mais technique, avec des procédures très encadrées. Nous agissons sur le plan juridique et a posteriori.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous nous souvenons tous qu'Al Capone a été arrêté pour des raisons fiscales. Nos procédures fiscales sont-elles efficaces pour lutter contre le narcotrafic ? Vous nous dites que vous intervenez a posteriori sur la base d'informations qui vous ont été transmises, et que vous ne contrôlez pas les flux ou de façon marginale...

M. Stéphane Créange. - Seulement les flux anciens...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les informations qui vous sont transmises par les services de renseignement français relèvent-elles de dispositifs fluides et fonctionnels ?

M. Frédéric Iannucci. - Nos relations avec ces services sont fluides, mais il est difficile de disposer d'informations précises, année par année, sur les flux, les bénéfices, les charges, et donc de preuves. Par définition, les activités illégales sont organisées de telle sorte que leurs éléments sont dissimulés. L'affaire Al Capone s'est déroulée aux États-Unis voilà plus de quatre-vingt-dix ans, à une époque où les trafics n'étaient pas internationalisés.

Pour notre part, nous agissons de façon pragmatique : il nous faut disposer d'éléments pour taxer, puis recouvrer des sommes dues qui souvent ne se trouvent pas en France. Tracfin participe à la détection des flux suspects, aux niveaux national et international. Les services de l'État coopèrent largement entre eux, mais chacun d'entre eux considère que l'autre service est davantage en mesure d'avoir les informations... L'administration fiscale ne dispose pas d'outils pour saisir celles-ci à un instant T ; ses procédures sont longues et rétrospectives.

M. Stéphane Créange. - En termes de répression - et non de dissuasion -, l'outil judiciaire est plus efficace que la lutte contre la fraude fiscale, car il « tape au portefeuille ». L'outil fiscal intervient plus tardivement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La DGFiP collecte des données publiquement accessibles sur les plateformes numériques. Le traitement de ces données peut-il être utilisé pour lutter contre le narcotrafic ?

M. Frédéric Iannucci. - Nous sommes autorisés à utiliser les instruments de traitement des données, sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), pour des finalités fiscales. Nous essayons ainsi d'identifier sur les plateformes numériques des vendeurs dont l'activité ne serait pas déclarée, sans forcément savoir quelle est la nature de leurs marchandises.

M. Stéphane Créange. - Sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux, les recherches de la DGFiP sont limitées aux activités occultes, à celles qui font apparaître une minoration de recettes ou une fausse domiciliation. C'est l'administration des douanes qui est chargée d'enquêter sur les activités illicites.

M. Frédéric Iannucci. - Inversement, si une activité est déclarée, nous n'avons pas de raison de nous préoccuper de la nature de l'activité, que nous ne connaissons d'ailleurs pas.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment la DGFiP est-elle associée au repérage de la corruption, laquelle affecte parfois les services publics ? Avez-vous mis en place des dispositifs spécifiques ?

M. Frédéric Iannucci. - Les agents de la DGFiP sont soumis à des contrôles déontologiques, qui sont des contrôles fiscaux périodiques relatifs à leur patrimoine. Par ailleurs, l'Agence française anticorruption (AFA) attire notre attention sur certains risques, notamment dans le cas d'individus qui essaient de soudoyer des fonctionnaires pour accéder à des informations figurant dans des fichiers. Il existe également des formations en interne pour que nos agents aient le réflexe de signaler à l'autorité judiciaire des cas de corruption qu'ils pourraient déceler à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions, par exemple des commissions suspectes. Ayant été en poste en Amérique du Sud, je mesure le phénoménal pouvoir de corruption du narcotrafic ; dans certains pays, l'administration est totalement sous son emprise.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'action des différents organismes de lutte contre les narcotrafics, aux travaux desquels la direction générale des finances publiques participe, est-elle efficiente ? Quel est l'apport de la DGFiP ?

M. Frédéric Iannucci. - Beaucoup de progrès ont été faits dans la fluidité des échanges entre les différents services de l'État, mais il est difficile de donner une appréciation qualitative de leur efficience. Une centaine de nos agents sont détachés auprès du ministère de l'intérieur, dont certains sont spécialisés dans le narcotrafic. En Seine-Saint-Denis, les échanges sont très fluides ; notre collègue qui dirige la structure dédiée dans ce département est un ancien gendarme.

M. Stéphane Créange. - Nos agents apportent leur expertise en termes d'analyse fiscale, financière et patrimoniale auprès de services d'enquête qui sont moins familiarisés avec ces éléments. Cette complémentarité vise à renforcer notre coopération avec le ministère de l'intérieur.

M. Frédéric Iannucci. - Notre aide ne se mesure pas seulement en effectifs d'agents détachés. Tout notre écosystème est mobilisable au service de la lutte contre le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos connaissances et vos savoir-faire sont-ils suffisamment utilisés au service de cette lutte ? Si tel n'est pas le cas, que faire pour améliorer cette situation ?

M. Frédéric Iannucci. - On observe une montée en compétence des services judiciaires sur les sujets patrimoniaux. Nous pensons que nous pourrions faire plus pour transmettre nos connaissances, mais nous ne sommes pas omniscients. Il convient d'améliorer encore la fluidité entre les différents services. De nombreux textes de loi nous autorisent à transmettre des informations, spontanément ou sur demande. Cet arsenal législatif doit nous permettre de renforcer la coopération dans ce domaine, et tous les services font preuve de bonne volonté. Pour notre part, nous sommes toujours prêts à taxer !

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le narcotrafic représente, je le répète, entre 3 et 6 milliards d'euros, sous forme de petites coupures, et recouvre de petites activités. Pourquoi la lutte contre ce trafic n'est-elle pas plus performante sur les flux d'argent liquide ? Que peut apporter l'intelligence artificielle (IA) ?

M. Frédéric Iannucci. - Les trafics émettent des signaux faibles, car les flux sont assez minimes. Dès lors qu'il n'y a aucune déclaration, on ne peut pas détecter les trafics, même avec l'aide de l'IA, sauf en cas d'achat d'un bien immobilier disproportionné par rapport aux revenus d'un individu. Exercer un tel contrôle reviendrait à interpeller une personne dans la rue pour savoir ce qu'elle a dans ses poches, ce qui n'est pas dans nos pouvoirs... La DGFiP est impuissante à détecter les petits flux du quotidien.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - En Guyane, il n'y a pas de GIR. À Saint-Laurent-du-Maroni, on voit des jeunes roulant dans des voitures très coûteuses, mais on ne peut rien faire. La gendarmerie ou les douanes peuvent-elles demander à la DGFiP de procéder à des vérifications, par exemple des déclarations fiscales des parents ? Je rappelle que les « mules » sont souvent originaires de ce territoire...

M. Frédéric Iannucci. - Nous avons la possibilité de contrôler toute personne, mais si la voiture n'est pas au nom du jeune qui la conduit, nous ne pouvons rien faire ; seules les douanes ou l'autorité judiciaire peuvent intervenir. Les services fiscaux guyanais font le même travail que ceux des autres départements. Pour autant, je mesure l'ampleur de la porosité entre ce territoire et les pays environnants, ainsi que de la corruption. Pour notre part, si nous disposons d'informations, nous fiscalisons.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Messieurs, nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Je vous remercie, messieurs Geneste, Denfer et Oudenot d'avoir répondu à notre sollicitation.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Denfer, M. Didier Oudenot et M. Victor Geneste prêtent serment.

M. Victor Geneste, greffier associé du tribunal de commerce du Mans, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. - Le statut et les conditions d'exercice de la profession de greffier de tribunal de commerce sont régis par des dispositions législatives et réglementaires. Officier public et ministériel, le greffier de tribunal de commerce est nommé par arrêté du ministre de la justice et exerce son activité sous l'autorité du président du tribunal et sous la surveillance du ministère public, selon les termes de l'article R. 741-2 du code de commerce.

En janvier 2024, on compte 141 greffes de tribunaux de commerce répartis sur le territoire français - métropole et outre-mer - rassemblant 226 professionnels en exercice, dont 214 titulaires et 12 salariés, qui emploient environ 1 800 collaborateurs et qui traitent chaque année plus de cinq millions d'actes juridiques relatifs aux entreprises.

Depuis 2019, sept greffes ont été créés dans les départements et régions d'outre-mer, dans les tribunaux mixtes de commerce de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, de Cayenne en Guyane, de Fort-de-France en Martinique, de Mamoudzou à Mayotte, et de Saint-Denis et de Saint-Pierre à La Réunion.

Les greffiers des tribunaux de commerce accomplissent des missions judiciaires comme membres du tribunal aux côtés des juges, et des missions de sécurisation de la vie économique en assurant la tenue de registres de publicité légale, au contact des entreprises. Ils répondent donc à une double exigence, à savoir la satisfaction de l'État dont ils exercent, par délégation, certaines prérogatives, et celle des usagers du service public de la justice commerciale dont ils sont les interlocuteurs directs.

Membre de la juridiction dans le cadre d'une profession réglementée, le greffier est soumis dans son activité professionnelle à des obligations strictes et à des procédures disciplinaires - notamment, depuis 2012, une obligation annuelle de formation de 20 heures par an ou de 40 heures sur deux ans, dont le suivi est confié au Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC), que je préside.

Les greffiers font l'objet d'inspections quadriennales et occasionnelles sous l'autorité du ministère public ou de l'inspection générale de la justice (IGJ), ces inspections garantissant la bonne qualité de l'exécution des missions qui leur sont confiées.

La profession est régie par des règles professionnelles dont la dernière version a été approuvée par un arrêté du garde des sceaux du 13 septembre 2023. Dans le cadre de l'ordonnance du 13 avril 2022 relative à la déontologie et à la discipline des officiers ministériels, un code de déontologie a été édicté par le décret n° 2023-609 du 13 juillet 2023. Une cour nationale de discipline a également été instituée auprès du CNGTC.

Le greffier de tribunal de commerce est un acteur de la justice commerciale. Il assure en effet l'accueil du public au sein de la juridiction commerciale et permet l'accès au service public de la justice. Il est le premier interlocuteur des avocats, des justiciables et des dirigeants en difficulté. Les greffiers assistent les juges du tribunal en participant très activement à l'organisation des audiences, tant de contentieux que de procédure collective, et en mettant en forme les décisions des juges. Ils jouent un rôle central dans le déroulement du débat judiciaire et sont une source d'information primordiale des cellules de prévention des difficultés des entreprises, dont ils assurent également la logistique.

Le greffier est également un acteur de la transparence de la vie économique. Il accompagne les entreprises et facilite les moments clés de leur développement. L'une de nos principales missions a trait aux informations certifiées et fiables des entreprises et de leurs dirigeants. À ce titre, les greffiers sont chargés de la tenue et du contrôle des registres de publicité légale : registre du commerce et des sociétés (RCS) et registres des sûretés, des privilèges et des nantissements mobiliers . Ces missions exigent de la part du greffier une rigueur et un contrôle en permanence de la cohérence des informations juridiques, économiques et financières des entreprises. Le greffier de tribunal de commerce est le premier interlocuteur des créanciers - impôts, Urssaf, banques, fournisseurs.

Le RCS est le registre de publicité légale le plus important, tant en nombre d'assujettis - plus de sept millions d'entreprises, en comptant les registres assimilés - qu'au regard de ses effets juridiques - présomption de commercialité, acquisition de la personne morale et économique, accès aux informations déclarées par les entreprises. Conformément à l'article L. 123-6 du code de commerce, le RCS comprend l'ensemble des déclarations relatives aux immatriculations, modifications et radiations des entreprises, ainsi que les actes liés à la vie sociale de celles-ci.

Les greffiers ont également pour mission la tenue du registre spécial des agents commerciaux (RSAC) - article R. 134-6 du code de commerce -, du registre spécial des entrepreneurs individuels à responsabilité limitée - article R. 126-15 du code de commerce - et, depuis le 1er août 2017, du registre des bénéficiaires effectifs (RBE). Ils assurent la vérification et l'enregistrement des bénéficiaires effectifs déclarés par les sociétés et les entités immatriculées au RCS en application de différents articles du code monétaire et financier. Pour ces registres de publicité légale, le législateur a confié au greffier une mission de tenue du registre au niveau local - article L. 123-6 du code de commerce -, de contrôle juridique de la régularité des actes et inscriptions qui doivent y être portés - articles L. 210-7, R. 123-94 et R. 123-95 du même code - et de diffusion de l'information - articles L. 123-1, R. 123-150 et suivants du même code.

Ces missions sont la transposition en droit français de la première directive 68/151/CEE du Conseil du 9 mars 1968 et de la directive 2009/101/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 sur les garanties exigées des sociétés pour protéger les intérêts des associés et des tiers, dont les dispositions sont aujourd'hui reprises dans la directive 2017/1132 du 14 juin 2017 relative à certains aspects du droit des sociétés, et de la directive 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive 2015/849 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE.

Le RCS est tenu par le greffier, sous la surveillance d'un juge, qui peut être le président du tribunal de commerce ou le juge commis à cet effet - article L. 123-6 du code de commerce -, ou bien le président du tribunal judiciaire ou le juge commis à cet effet lorsque l'assujetti est une personne morale non commerçante, par exemple une société civile ou un groupement d'intérêt économique (GIE). Il a notamment le pouvoir de demander à vérifier le casier judiciaire des personnes physiques qui ont la qualité de commerçant et des dirigeants d'une personne morale ou des associés tenus indéfiniment et solidairement responsables du passif d'une société ou d'un groupement et, le cas échéant, d'ordonner la radiation de leur inscription - article A. 123-51 du code de commerce. Il peut accorder une dispense provisoire ou définitive de production d'une pièce - article R. 123-84 du même code -ainsi qu'enjoindre à une personne physique commerçante de demander son immatriculation ou à tout assujetti de faire procéder soit à une mention complémentaire ou rectificative, soit à la radiation - articles L. 123-3 et R. 123-100 du code de commerce -. Enfin, il peut trancher les contestations pouvant s'élever entre l'assujetti et le greffier - articles R. 123-138 et R. 123-139 du même code.

Le président du tribunal, d'office ou sur requête du procureur de la République ou de toute autre personne justifiant y avoir intérêt, peut enjoindre sous astreinte à toute société ou entité juridique de procéder ou de faire procéder aux déclarations des informations relatives aux bénéficiaires effectifs. Il peut également désigner un mandataire chargé d'accomplir cette formalité - articles L. 561-48 et R. 561-60 et suivants du code monétaire et financier.

Le rôle du président du tribunal est également primordial pour engager des actions concertées avec le ministère public lorsque le greffe détecte des entreprises récalcitrantes, qui n'effectuent pas les déclarations et dépôts attendus au RCS. La mise en place prochaine des tribunaux des activités économiques place résolument cette juridiction au coeur de la vie des entreprises et de la transparence économique - les associations, notamment, pourront être concernées.

Le greffier est enfin un acteur de la lutte contre la fraude, puisqu'il assure une mission de police économique. Les greffiers ont été formés à la détection des opérations financières atypiques et de nouvelles responsabilités leur ont été confiées, telles que la tenue du fichier national des interdits de gérer (Fnig) en 2012 et celle du RBE en 2017.

La profession échange avec les institutions et les entités suivantes : le parquet, la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) et la direction des services judiciaires (DSJ), Tracfin, la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la direction générale du Trésor (DGT), la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), les organismes sociaux, les élus locaux et les préfets.

M. Thomas Denfer, greffier associé du tribunal de commerce de Paris. - Le coeur battant de notre métier est la tenue du RCS. Ce registre est celui qui comporte le plus grand nombre de déclarations annuelles obligatoires : sept millions d'entités y sont inscrites. C'est au travers de cette mission que notre profession a été amenée à solliciter son propre assujettissement aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT).

En février 2020, l'ordonnance qui consacre cet assujettissement des greffiers des tribunaux de commerce nous a ainsi amenés à appliquer des mesures plus précises encore que celles que nous appliquions déjà auparavant. Cela nous a conduits à sérier encore davantage nos contrôles, grâce à la mise à disposition de plusieurs outils au sein de nos 141 greffes.

Nous contrôlons l'information sur le fondement des déclarations qui nous sont transmises par voie dématérialisée ou au format papier, directement au guichet ou par voie postale. Nous opérons un contrôle de régularité, de conformité aux dispositions législatives et réglementaires et de légalité de ces déclarations.

Au-delà de l'inscription au registre du commerce, qui donne officiellement naissance à l'entité par la délivrance de l'extrait Kbis, le greffier légalise les actes de la société, notamment ses statuts. Il existe plus de 200 formes juridiques en droit français, qui sont autant de règles que les greffiers et leurs 2 000 collaborateurs doivent connaître. Ce contrôle de légalité nous permet d'observer des opérations juridiques récurrentes similaires, dont certaines attirent notre attention.

En tant que teneurs du RCS, nous opérons un contrôle de police économique. Nous assurons la sécurisation de la vie économique, dans un objectif de transparence, puisque nous diffusons publiquement ces informations. Nous devons ainsi vérifier le casier judiciaire et d'éventuelles inscriptions au Fnig. C'est le Conseil national, notre ordre professionnel, qui a sollicité la création de ce fichier centralisé, construit en lien avec le ministère de la justice. Ce fichier sensible nous permet, par exemple, de nous assurer qu'un dirigeant condamné au Mans ne crée pas aussitôt une société à Marseille.

Plus récemment, nous avons densifié nos contrôles avec des mesures juridiques qui ont conforté notre vision pratique, notamment sur la vérification des pièces d'identité, qui est l'une des premières formes de fraude observables chez les assujettis au registre du commerce.

Au-delà des formations assurées par la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF), nous bénéficions depuis 2022 d'un accès instantané au dispositif Docverif, rattaché au ministère de l'intérieur. Nos équipes informatiques ont travaillé avec France Titres, anciennement l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). Docverif permet de vérifier les pièces d'identité françaises, qu'il s'agisse d'une carte nationale d'identité, d'un passeport ou d'un titre de séjour délivré par l'État français. Nous resserrons ainsi les mailles du filet, de même que nous vérifions l'effectivité et l'existence du siège social grâce à la blockchain développée par le consortium Archipels, créé par le groupe Caisse des dépôts et consignations, La Poste, EDF et Engie. L'interfaçage avec cette plateforme nous permet de nous assurer que la pièce justificative fournie pour la création de l'entreprise ou le transfert de siège a bien été délivrée par la source officielle.

Nous exerçons d'autres types de contrôle au titre du RCS, concernant notamment les activités réglementées, en amont ou en aval de l'immatriculation, selon les métiers et les formations requises.

M. Didier Oudenot, greffier associé du tribunal de commerce de Marseille, délégué national à la lutte contre la fraude. - Vous nous avez interrogés sur l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA). Selon nous, c'est l'intelligence collective des 141 greffes et de leurs collaborateurs qui prime, au travers de la mission de sécurisation juridique qu'ils exercent, combinée à un maillage territorial approfondi dans l'hexagone et les outre-mer. Cette connaissance du terrain nous permet d'appréhender avec une grande précision les particularismes locaux et les atypies dans les déclarations. Néanmoins, la question de l'IA est très prégnante et son utilisation devrait se révéler utile.

Les 141 greffes de tribunaux de commerce doivent en effet traiter 700 000 à 800 000 créations d'entreprise par an, auxquelles s'ajoutent environ 1,5 million de modifications d'entreprise : au total, plus de deux millions d'opérations juridiques sont soumises à notre contrôle. Pour resserrer les mailles du filet, il est donc important de coupler la connaissance du terrain à l'intelligence artificielle afin de détecter les situations qui sortent de l'ordinaire - même si le déclarant mal intentionné recherche avant tout à donner l'apparence de l'ordinaire...

Le déploiement de l'IA dans les greffes a commencé il y a quelques années avec la création d'un indicateur de performance par les greffiers eux-mêmes. L'expertise nécessaire pour planifier, cibler, collecter, analyser les données et les rendre exploitables a conduit notre réflexion à cette fin. Nous utilisons des techniques d'ingénierie des fonctionnalités afin d'extraire des données brutes, via une technique d'exploration de données, que nous transformons grâce à un algorithme d'apprentissage automatisé. Nous parvenons ainsi à une analyse prédictive, aujourd'hui déployée dans l'ensemble des greffes. La pertinence de ce modèle augmentera plutôt qu'elle ne remplacera les compétences humaines, notamment celles des juges consulaires qui travaillent ensuite sur la base de ces informations. Cet indicateur de performance est disponible pour près de 1,8 million d'entreprises. Nous détenons environ neuf millions de scores dans nos bases de données.

L'indicateur est mis gratuitement à la disposition du chef d'entreprise, qui y accède grâce un espace numérique confidentiel. Le juge de la prévention peut également le consulter sur son portail digital pour détecter et analyser les difficultés rencontrées par l'entreprise, puis rencontrer le dirigeant de l'entreprise dans le cadre des dispositions de l'article L. 611-2 du code de commerce.

Cet indicateur est le prolongement de la directive européenne Restructuration et insolvabilité du 20 juin 2019, qui prévoit la mise en place par les États membres d'outils clairs et transparents de détection des circonstances susceptibles de donner lieu à l'insolvabilité d'une entreprise.

Les technologies reposant sur la blockchain, évoquées par Thomas Denfer, s'inscrivent dans la même logique. De même, le renforcement de nos prérogatives en matière de contrôle et d'échange d'informations entre les greffes nous permettrait de déployer un outil similaire de détection et d'alerte sur la fraude. Certains greffes utilisent déjà des critères de risque qui ont été validés avec Tracfin pour générer des alertes dans leurs systèmes d'information.

Vous nous avez interrogés sur les critères permettant d'identifier l'activité frauduleuse ou le blanchiment de capitaux d'une société. Prenons l'exemple d'une société indonésienne, dont le gérant serait albanais, avec plusieurs millions d'euros de capital social. Une telle situation ferait bien entendu réagir le greffe à la réception de la formalité émise par l'entreprise, et une déclaration serait transmise à Tracfin. Néanmoins, en pratique, nous ne pouvons pas vérifier l'identité du dirigeant ni procéder à un contrôle approfondi du capital auprès de l'établissement bancaire.

Sans m'étendre sur les relations précises que nous entretenons avec les services en charge de la LCB/FT ni indiquer les critères précis de détection des fraudes, je peux vous indiquer que les services de Tracfin ont construit une typologie à cet effet et que nous utilisons divers procédés pour détecter toute vulnérabilité susceptible de donner lieu à une infraction, au blanchiment de produits ou au financement d'activités illicites. À partir de cette typologie sont décrits des schémas de fraude et de blanchiment. Nous pouvons ainsi identifier plusieurs critères non cumulatifs sur une problématique donnée, qui ne se substituent pas aux obligations réglementaires de contrôle du greffier. Ces critères sont liés à la personne, à l'activité exercée, à la situation géographique ou à des comportements des déclarants. Chaque niveau de risque dépend des particularismes du ressort : la classification des risques diffère à Paris, à Marseille, au Mans ou à Cayenne, et évolue en fonction des pratiques observées.

Vous souhaitez savoir si certains secteurs d'activité, certains types de sociétés ou certains territoires sont davantage concernés par le risque de fraude et de blanchiment. Il apparaît que ces problématiques sont majoritairement concentrées en région parisienne et dans les grandes métropoles, comme Marseille, mais aussi en outre-mer, ce qui justifie d'ailleurs l'installation récente de greffes dans les tribunaux mixtes de commerce en 2019, lesquels sont équipés des mêmes outils que les greffes de métropole. Ces territoires bénéficient en outre des liens que nous entretenons avec Tracfin depuis 2015 et de l'accélération de nos actions en métropole.

Par ailleurs, il faut opérer une distinction entre les problématiques de fraude et de blanchiment.

Le parquet de Paris a défini les sociétés éphémères comme des entités juridiques qui, sous couvert d'un objet social licite, d'une activité économique réelle ou fictive, poursuivent des objectifs frauduleux, dont la réalisation repose sur une échéance brève et sur des manoeuvres destinées à tromper la vigilance de l'administration ou des services de contrôle. C'est une fraude documentaire : le fraudeur attend d'obtenir son immatriculation au registre du commerce et l'extrait Kbis, grâce auxquels le commerçant est officiellement réputé agir comme tel et que la société jouit de la personnalité morale. Le fraudeur tente donc de produire de faux documents lors de sa formalité au RCS pour obtenir ce précieux sésame pour ensuite engager des actions pour tromper les particuliers, les services de l'État, soutirer de l'argent, capter des financements ou des aides publiques. L'objectif du greffier est donc de faire obstacle à la fraude avant qu'elle ne soit commise en empêchant l'obtention de l'immatriculation au registre du commerce.

Le blanchiment relève d'une approche entièrement différente. Il repose sur une entreprise régulièrement inscrite au registre du commerce, par des moyens qui apparaissent légaux et des documents conformes. C'est la voie qu'empruntent la plupart des narcotrafiquants.

J'en viens aux principales vulnérabilités des greffes des tribunaux de commerce face aux velléités de fraude et de blanchiment des narcotrafiquants. Les greffiers enregistrent, authentifient et délivrent une information primordiale aux entreprises et aux particuliers, dans un contexte où les faux sites et les opérations de manipulation de données se multiplient. L'accessibilité des actes des entreprises en open data permet au fraudeur de générer de faux documents, voire de faux extraits Kbis. Pour lutter contre ce phénomène, nous avons inséré un code Datamatrix aux extraits Kbis. En effet, ce document officiel, numéroté, qui comporte le sceau et la signature du ministre de la justice, produit des effets de droit : il est important que l'usager puisse vérifier qu'il est bien face à un document authentique opposable.

M. Thomas Denfer. - Ces cas évoquent la « fraude au président », qui consiste à faire passer pour officiel un document qui ne l'est pas - en l'occurrence, il s'agit de subtiliser la signature d'un dirigeant et de construire une relation avec une personne chargée de la comptabilité ou des finances de l'entreprise pour obtenir le versement d'une somme de façon frauduleuse.

Ce type de fraude a motivé notre demande d'assujettissement. En effet, la « fraude au président » a été rendue possible par l'accessibilité en open data et depuis décembre 2019des statuts constitutifs de toutes les sociétés françaises - sur lesquels apparaît la signature des dirigeants. Selon la forme juridique de l'entreprise, les attestations de dépôt des fonds en banque peuvent également être rendues publiques. La production de documents à l'apparence officielle est ainsi facilitée.

C'est ce qui fragilise les contrôles du RCS, étant donné que ceux-ci portent à la fois sur des aspects juridiques - la vérification de la légalité de l'opération - et sur des pièces justificatives. Or les pièces d'identité font partie des plus vulnérables ; et si l'accès à Docverif apporte une garantie supplémentaire, cela ne règle pas la problématique des pièces d'identité étrangères. C'est une première faille.

S'agissant de la deuxième vulnérabilité, qui concerne la vérification de l'effectivité des sièges sociaux, j'ai évoqué la solution apportée par la blockchain Archipels.

Enfin, la troisième faille a trait aux contrôles sur pièce des dépôts des fonds en banque. L'attestation délivrée permet à la société de justifier auprès du greffier avoir bien effectué ce dépôt en banque. Nous vérifions alors le nom de l'entreprise et du dirigeant ainsi que le montant du capital, et nous nous assurons que l'attestation est signée par un employé de la banque en question, mais cela s'arrête là. L'accès du greffier - éventuellement par le biais du juge commis à la surveillance du RCS -, à une base permettant d'interroger officiellement les établissements bancaires pour obtenir la confirmation du dépôt des sommes serait donc très utile. Le greffier prendrait la responsabilité d'interroger lui-même la banque et de tirer les conclusions à la réception de sa réponse.

M. Didier Oudenot. - Vous nous avez également interrogés sur les caractéristiques et les évolutions des flux de blanchiment, et sur les actions que nous avons instaurées pour les détecter. Les greffiers exercent un contrôle permanent du registre du commerce et peuvent, à tout moment, vérifier les informations communiquées. Ils agissent ainsi de manière concertée, généralement sous l'impulsion du ministère public ou sur réquisition des services d'enquête, de la police, de la gendarmerie, des services des douanes et des services fiscaux.

Nos liens avec les acteurs chargés de la lutte contre la fraude identitaire et la production de faux documents se renforcent également. Je pense, par exemple, à la division de l'expertise en fraude documentaire et à l'identité (DEFDI) de la direction centrale de la police aux frontières, à la cellule chargée des faux documents de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, mais aussi à tous les référents de la police aux frontières, dont je salue ici l'implication et l'aide précieuse qu'ils nous apportent, notamment sur les pièces d'identité des dirigeants étrangers.

Dans le cadre de vos auditions, vous avez dû entendre que les commerces de restauration, notamment les kebabs et les bars à chicha, ainsi que les salons de manucure et de rasage, où les paiements se font en liquide, sont des activités à fort potentiel de blanchiment.

Dans le cadre de la crise sanitaire et, désormais, de la crise économique, il est également possible que des entreprises soient fragilisées, par exemple parce qu'elles n'ont pas bénéficié de prêts garantis par l'État (PGE), et qu'elles puissent alors consentir à des cessions de titres, de parts sociales ou même de fonds de commerce. Dans ce cas, les déclarations relatives aux bénéficiaires effectifs nous permettent de nous tenir informés des changements de propriétaire. Néanmoins, cette déclaration a une limite : on ne peut identifier que l'identité des acquéreurs, sans vérifier, par exemple, qu'ils n'ont pas été condamnés. Ainsi, un dirigeant peut rester à la tête de la société pendant que les bénéficiaires effectifs, qui contrôlent en réalité l'entreprise, blanchissent des flux financiers illicites. Nous manquons donc de moyens juridiques pour approfondir ces contrôles et vérifier l'identité des bénéficiaires effectifs. Nous devrions pouvoir recourir systématiquement au Fnig, utilisé pour les dirigeants, et vérifier les chaînes de détention de ces bénéficiaires effectifs.

Enfin, vous nous avez demandé quel bilan quantitatif et qualitatif nous tirions des déclarations de soupçons effectuées auprès de Tracfin ces cinq dernières années, ainsi que des signalements au procureur de la République dans le cadre des dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale, en cas de suspicion de fraude ou de blanchiment.

Les greffiers se positionnent à la croisée des mondes juridique et économique et ont une bonne connaissance du tissu entrepreneurial local. Nous travaillons avec Tracfin depuis 2015, et, en février 2020, l'article L. 561-2 du code monétaire et financier a assujetti les greffiers des tribunaux de commerce aux obligations de vigilance à l'égard des entreprises, de déclaration et d'information. Ce volet a fait l'objet de formations spécifiques et est évalué dans le cadre des inspections quadriennales ou occasionnelles des greffiers réalisées sous l'autorité du procureur de la République.

L'obligation de vigilance suppose pour nous l'application rigoureuse des contrôles législatifs et réglementaires portant sur l'identité et la capacité du déclarant, la légalité de la demande, la validité des pièces produites ou encore la cohérence de ses déclarations.

Tracfin nous invite en outre à travailler sur une typologie particulière d'infraction en nous transmettant des appels à vigilance, dont le caractère est strictement confidentiel. En 2023, nous avons reçu un appel à vigilance, qui a donné lieu à des vérifications de notre part.

Par ailleurs, nous avons transmis 1 000 déclarations de soupçons à Tracfin en 2022, et 80 % de plus en 2023, concernant, pour la plupart, de faux documents d'identité, de domiciliation ou d'attestation bancaire.

Enfin, s'agissant des relations que nous entretenons avec les parquets en matière de fraude, le greffier de tribunal de commerce, en tant qu'officier public et ministériel, membre du tribunal, entretient naturellement un lien étroit avec le procureur de la République, auquel il peut transmettre des informations qui pourraient être relatives à une infraction délictuelle, conformément à l'article 40 du code de procédure pénale.

Deux exemples illustrent cette collaboration.

Le premier concerne les astreintes en matière de bénéficiaires effectifs. Le futur tribunal des activités économiques a conduit les procureurs à engager des actions avec les présidents de nos juridictions, avec, sous l'impulsion des parquets, des procédures d'injonction de déclaration des bénéficiaires effectifs. À Marseille, près de 20 000 procédures ont été engagées, avec un taux de complétude de près de 93 %, égal à la moyenne nationale.

Le second a trait aux « circuits courts » instaurés dans les parquets de Paris, de Bobigny, de Créteil, de Versailles ou encore de Marseille pour améliorer la détection des sociétés éphémères et assurer une réponse rapide par la saisie pénale des sommes inscrites au crédit des comptes de ces sociétés. Il s'agit d'une collaboration transverse, qui peut inclure, par exemple, le parquet de Marseille, le greffe du tribunal de commerce, la direction zonale de la police aux frontières, le groupe interministériel de recherche (GIR) et l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Les premiers résultats semblent encourageants. Les sommes saisies par le tribunal de Bobigny sont par exemple très importantes.

M. Thomas Denfer. - Notre conseil national collabore avec la Micaf, qui a remplacé la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), avec laquelle nous avions travaillé à la création du Fnig au début des années 2010. Notre relation étroite avec le chef de la Micaf, M. Éric Belfayol, a conduit à faire émerger, en 2022, deux nouveaux textes renforçant les prérogatives des greffiers de commerce. Ceux-ci - l'article L. 101 A du livre des procédures fiscales et l'article L. 114-16 du code de la sécurité sociale - prévoient la transmission par les greffes d'informations aux administrations douanières et fiscales ainsi qu'aux organismes sociaux afin de signaler des opérations potentiellement frauduleuses.

En outre, l'ordonnance du 24 mai 2023 a renforcé le contrôle des opérations de fusion transfrontalières, entre des sociétés dont le siège est établi en France ou à l'étranger. Le greffier est désormais unique compétent pour contrôler le registre du commerce.

Des conventions ont également été signées, à notre initiative, avec l'Agence française anticorruption (AFA), en mai 2018, puis avec le parquet national financier (PNF), en 2020, afin de permettre aux agents de ces institutions d'accéder aux informations contenues dans le RCS et dans le registre des privilèges et nantissements. Nous avons également formé les équipes de ces autorités dans ce cadre.

Depuis notre assujettissement, nous sommes associés aux travaux du Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). Sous l'égide de la direction générale du Trésor et de M. Didier Banquy, président du Colb, nous avons travaillé à expliquer les forces et les faiblesses du registre du commerce français. À ce titre, le rapport du Groupe d'action financière (Gafi), publié en mai 2022, a conclu que le registre du commerce français était robuste, tout en identifiant certaines failles, comme l'absence d'immatriculation des associations. Cette connaissance du terrain nous permet également, à l'échelle nationale, d'identifier des modifications législatives ou réglementaires qui nous permettraient de resserrer les mailles du filet.

Enfin, vous nous avez interrogés sur les relations entre les greffiers de tribunaux de commerce à travers l'Europe. Il n'y a qu'en France que les greffiers de ces tribunaux sont chargés, outre leurs missions judiciaires classiques au service du juge et du justiciable, de la sécurisation de la vie économique, à travers la tenue du registre du commerce. À l'étranger, il existe des registres d'entreprises qui suivent d'autres modèles de fonctionnement.

Nous sommes membres de la European Business Registry Association (Ebra), qui vise à définir les standards du registre d'entreprise et à proposer des textes à la Commission européenne. Depuis deux ou trois ans, l'essentiel de nos travaux est tourné vers la lutte contre la fraude et le blanchiment.

Plus récemment, au printemps 2023, le Conseil national et notre GIE Infogreffe, prévu par le code de commerce, ont conclu une convention avec l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), de la même nature que celles qui ont été signées avec le PNF et l'AFA.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'un des moyens de blanchir les produits issus du narcotrafic est l'achat d'un fonds de commerce, qui permet d'afficher un chiffre d'affaires fictif pendant quelques mois, avant de déposer le bilan et de le revendre. Quels sont les types de commerce privilégiés par les narcotrafiquants ? Avez-vous des exemples de situations qui ont alerté les services chargés de la lutte contre le blanchiment ? Ceux-ci ont-ils agi pour confisquer le fruit de ces avoirs ?

M. Thomas Denfer. - Pendant la période du confinement, nous nous sommes réunis avec les instances nationales car les autorités fiscales nous avaient alertés sur des agissements coordonnés en matière de procédures collectives ou de rachats de fonds de commerce.

À Paris, certains agents de la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) sont à demeure au tribunal de commerce, au sein d'un bureau de liaison, et ont accès à l'ensemble des informations de la juridiction. Leur expérience leur permet d'identifier rapidement de potentiels détournements d'opérations de rachat de fonds de commerce. Cela est bien plus difficile pour les greffiers. Si les juges du tribunal de commerce sont davantage sensibles à ces questions, notre champ d'action est plus limité : le rachat du fonds de commerce a lieu entre le cédant et le cessionnaire.

M. Didier Oudenot. - Le tribunal analyse les propositions de cession dans le cadre des procédures collectives. En outre, les administrateurs et les mandataires judiciaires, qui sont assujettis aux déclarations de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme, peuvent alerter le parquet ou le tribunal s'ils détectent, dans le cadre de leurs missions, une potentielle opération de fraude ou de blanchiment par le rachat successif de fonds de commerce.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le tribunal de commerce de Marseille a-t-il connaissance d'affaires de cette nature ?

M. Didier Oudenot. - Non.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un magistrat et un représentant du parquet assistent à l'audience de procédure collective. Estimez-vous que la surveillance opérée par le parquet afin de repérer d'éventuelles fraudes est efficace ?

M. Didier Oudenot. - Le parquet est présent à quasiment toutes les audiences de procédure collective dans l'ensemble des juridictions françaises, conformément à l'obligation prévue par les textes encadrant les plans de cession. Le tribunal analyse les offres sous le contrôle des administrateurs et des mandataires judiciaires, qui sont aussi destinataires des offres déposées aux greffes du tribunal de commerce.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des dispositifs spécifiques ont-ils été instaurés, tant sur les registres que sur les procédures collectives, dans les tribunaux de Bobigny ou de Marseille, où le risque est particulièrement sensible ?

M. Didier Oudinot. - En matière de registre du commerce, il existe par exemple des procédures systématiques de relance des bénéficiaires effectifs qui n'auraient pas transmis leur déclaration.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ont-elles été renforcées à Marseille et à Bobigny ?

M. Didier Oudinot. - En 2021, 20 000 ordonnances d'injonction ont été rendues à Marseille pour s'assurer du dépôt effectif des déclarations relatives aux bénéficiaires effectifs. Cette action massive des greffes a débuté par des phases de relance ; les parquets ont ensuite rendu des ordonnances, et, dans certains cas, des sanctions pénales, notamment financières, à l'encontre des entreprises récalcitrantes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Jugez-vous ce système pertinent ?

M. Didier Oudinot. - Le taux de dépôt de déclarations de bénéficiaires effectifs - 93 % - a été salué dans le rapport du Groupe d'action financière (Gafi) de 2022. On peut toujours mieux faire en matière de contrôles et de relance : des mentions d'office, entraînant une radiation d'office, pourraient être prononcées à l'encontre des 7 % d'entreprises qui n'auraient pas rempli leur déclaration.

M. Thomas Denfer. - Le Conseil national a soutenu la création du registre des bénéficiaires effectifs, dernier né des registres, entré en vigueur le 2 août 2017. Il témoigne de l'attention particulière prêtée par l'Union européenne à ce sujet, puisqu'il s'agit de la transposition d'une disposition de la quatrième directive anti-blanchiment. La notion de bénéficiaire effectif, qui désigne toute personne détenant plus de 25 % du capital ou des droits de vote d'une société, existait avant la création de ce registre. Les 7 % d'entreprises qui n'ont pas rempli leur déclaration sont pour l'essentiel des sociétés civiles familiales créées pour l'acquisition d'un bien plusieurs années avant l'entrée en vigueur de cette loi.

Avant la création du RBE, un client se présentant à un établissement bancaire déclinait son identité et déclarait détenir un certain pourcentage de droits de vote ou de capital de la société. La banque ne pouvait procéder à d'autres vérifications. La création du registre a intégré un tiers entre le client et l'établissement bancaire - les greffiers des tribunaux de commerce. C'est un cercle assez vertueux, puisque l'établissement bancaire a l'obligation, au titre d'un signalement de divergence, de déclarer au greffier qu'il constate que le client n'est pas le bénéficiaire effectif, ou que son adresse n'est pas celle signalée au greffier.

M. Victor Geneste. - Nous proposons d'abaisser le seuil à 15 % ou 10 % pour les secteurs stratégiques ou qui présentent un risque particulier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa), situé à Aubervilliers, constitue un système de blanchiment identifié. Les greffes des tribunaux de commerce ont-ils entrepris des actions spécifiques pour répondre à ce type de situations ?

M. Didier Oudenot. - Il existe un centre de commerce similaire à Marseille.

Le tribunal de commerce de Bobigny a repéré près de 1 000 dossiers de fraudes concernant des dirigeants asiatiques en France. Là encore, il nous est souvent difficile de détecter ces cas, car il s'agit de dirigeants de nationalité étrangère. Nous avons besoin des services de la DNPAF pour vérifier que les tentatives de fraude émanent bien de fausses identités, chinoises notamment. En effet, Docverif ne permet de vérifier que les pièces d'identité françaises. Une collaboration européenne permettrait d'élargir ce contrôle.

Par ailleurs, une fois que nous avons détecté une situation, nous effectuons une déclaration auprès de Tracfin, et du parquet dans certains cas, mais ensuite, cela n'entre plus dans notre champ d'action.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les maires de nombreuses communes frappées par le narcotrafic souhaitent un renforcement de la surveillance des cessions de fonds de commerce. Y voyez-vous un moyen de lutte efficace contre le narcotrafic ? Dans cette hypothèse, quel service pourriez-vous leur apporter ?

M. Didier Oudenot. - Des dispositifs existent. Le CNGTC a mis en place un observatoire statistique, qui liste les créations d'entreprise dans chaque ressort. Cet outil très précis permet de connaître la typologie des activités créées, selon leur code APE (activité principale exercée). Ces statistiques sont consultables gratuitement sur le site du Conseil national.

Nous avons des contacts avec les préfets : nous pourrions développer des relations plus normées avec les services des mairies sur ces créations d'entreprises.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Notre commission a identifié un risque de corruption de basse intensité dans plusieurs services d'État, dont la presse se fait régulièrement l'écho. Avez-vous eu connaissance de situations de cette nature, comme la délivrance d'extraits Kbis ou d'informations, au sein des greffes ?

M. Thomas Denfer. - Nous n'avons pas eu connaissance de ce type d'agissement. En revanche, nous gardons à l'esprit ce risque de basse intensité. Nous sommes 226 professionnels, avec 2 000 collaborateurs à nos côtés, répartis sur 141 sites, et nous sommes soumis à des règles déontologiques, notamment à un code de déontologie approuvé par le garde des sceaux.

Prenons le cas de Paris, qui est assez atypique puisque 200 collaborateurs y travaillent contre 13 en moyenne dans chaque tribunal de commerce. Nos guichets - ils forment un point sensible, puisqu'un contact peut s'y établir - sont accessibles de 9 heures à 17 heures. Néanmoins, un même dossier est traité par cinq personnes différentes au cours des différentes étapes - réception au guichet, enregistrement dans notre logiciel, contrôle, numérisation et diffusion de l'information extraite. Ainsi, de façon assez vertueuse, un autocontrôle s'opère. À Paris, en outre, il existe un service composé de deux personnes et en lien avec les greffiers associés et la préfecture de police pour les dossiers les plus sensibles. Nous sommes donc vigilants. La politique de polyvalence des métiers nous amène par ailleurs à proposer régulièrement de nouveaux postes à nos collaborateurs afin de parer à ce type de risque.

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M. Étienne Blanc, rapporteur. - La coopération avec les services chargés de la lutte contre le narcotrafic et les greffes se passe plutôt bien. Néanmoins, tout dispositif mérite d'être évalué, et, éventuellement, complété ou amélioré. Quelles seraient vos suggestions ? Dans l'opinion publique, notamment, la question des fonds de commerce soulève de nombreuses interrogations.

M. Victor Geneste. - Nous avons formulé quinze propositions pour améliorer l'efficacité de la lutte contre la criminalité financière dans un Livre blanc qui sera publié dans les prochains jours.

En fonction de votre diagnostic, nous sommes prêts à réfléchir avec les différents services de l'État au contrôle que nous pourrions apporter sur les fonds de commerce. Notre expertise en matière de contrôle n'est plus à démontrer. Nous sommes de vrais tiers de confiance, puisque nous n'avons pas de clients, mais seulement des usagers.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous porterons la plus grande attention à ce document.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, présidente. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.

Mardi 12 mars 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 8 heures.

Audition de représentants des réseaux sociaux Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp...), Snapchat, TikTok et X (ex-Twitter) (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ)

M. Jérôme Durain, président. - Nous accueillons Mme Magali Caillat, contrôleuse générale, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), et M. Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherches (GIR).

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Magali Caillat et M. Thierry Pezennec prêtent serment.

Mme Magali Caillat, contrôleuse générale, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la DNPJ - Avant de prendre, en janvier 2024, mes fonctions de sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la DNPJ, j'ai été directrice territoriale de police judiciaire (PJ) en Bourgogne-Franche-Comté pendant trois ans, également directrice adjointe dans la zone Nord, qui couvre Dijon, Besançon, Montbéliard, Lille, Roubaix, Tourcoing, jusqu'à Creil.

À ce titre, j'ai dirigé des antennes de l'Office antistupéfiants (Ofast), des brigades de recherche et d'intervention (BRI), des GIR, des brigades de lutte contre la criminalité financière, auxquels je tiens fortement à rendre hommage devant vous : leur travail sur le narcobanditisme empiète très souvent sur leur vie privée, et j'ai pu assister à de très nombreux actes de courage et d'abnégation.

La sous-direction de la lutte contre la criminalité financière regroupe l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et la coordination nationale des GIR, que le commandant Pezennec chapeaute.

Je commencerai par présenter la chaîne des acteurs de police dans la lutte contre le blanchiment et l'économie souterraine liée au narcotrafic.

L'OCRGDF a été créé en 1990, en même temps que Tracfin. Ils furent les premiers outils institutionnalisés de lutte contre le blanchiment sur le territoire français. Cet Office est composé de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac) nationale avec 13 agents, de la section de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme avec 15 agents, de la section escroquerie avec 13 agents, d'une BRI spécialisée sur les équipes financières (BRI-FN), qui fait partie du réseau des BRI nationales et compte 13 agents, et d'un groupe spécialisé sur les biens mal acquis. En tout, l'Office rassemble une soixantaine agents.

En son sein, la Piac nationale enquête en propre, saisie par les magistrats, en cosaisine dans des dossiers à enjeux et à sensibilité ou à particulière complexité, comme par exemple des dossiers impliquant des personnalités politiques internationales russes, ou de gros processus de blanchiment, ou en cosaisine avec les groupes enquêteurs de l'OCRGDF. La Piac peut être saisie par des juridictions spécialisées : juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et parquet national financier (PNF).

Elle anime et coordonne le maillage national des acteurs d'identification des avoirs criminels sur le territoire national. Elle réalise des formations et tient les statistiques. C'est elle qui, tous les ans, compile les statistiques de 'ces unités pour l'ensemble du ministère de l'intérieur, police et gendarmerie comprises.

Les brigades de lutte contre la criminalité financière en territoriale sont rattachées, depuis la réforme de la police nationale, aux divisions de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée dans les territoires. Elles sont au nombre de 19, dans les grandes villes de France, et correspondent aux ex « financières » de la police judiciaire. J'ai eu l'honneur de diriger la financière de la police judiciaire de Marseille voilà plus de vingt ans.

Il existe 41 GIR, si l'on englobe le dernier, le GIR de Nîmes, qui vient d'être créé. Ils rassemblent 424 personnes sur le territoire. Du fait de cette emprise territoriale, il a été nécessaire de créer la coordination nationale'. Au vu de mon expérience de directeur en territoriale, je tiens à vous dire que les GIR sont des catalyseurs dans le domaine du blanchiment et de la lutte contre l'économie souterraine. En matière judiciaire, un GIR ne sera jamais saisi seul, mais toujours cosaisi par un magistrat avec un service porteur, par exemple une antenne Ofast ou une brigade de lutte contre la criminalité financière. Il vient en appui à ce service porteur. Ce rôle de catalyseur, il s'illustre dans le fait que certaines actions 'n'auraient peut-être pas été entreprises si la structure des GIR 'n'avait pas existé.

En matière de statistiques, puisqu'il faut bien prendre un indicateur de cette lutte des services contre le blanchiment et l'économie souterraine liée au trafic de stupéfiants, les chiffres montrent qu'un process vertueux s'est mis en place au fil de l'eau, avec une 'augmentation exponentielle des saisies. En 2019, l'ensemble des services de police et de gendarmerie ont saisi 561 millions d'euros, dont 78 millions se raccrochent aux stupéfiants ; en 2020, 573 millions d'euros, dont 92 millions raccrochés aux stupéfiants ; en 2021, 699 millions d'euros, dont 100 millions pour les stupéfiants ; en 2022, 870 millions d'euros, dont 112 millions raccrochés aux stupéfiants. En 2023, nous avons saisi 851 millions d'euros - j'ai ôté la saisie de plus de 400 millions d'euros de l'Office anticorruption - dont 117 millions raccrochés aux stupéfiants.

Chaque année, entre 13 % à 16 % des saisies d'avoirs criminels par les services d'enquêtes et les magistrats sur certains actes techniques - que seuls des magistrats peuvent ordonner - concernent la lutte contre les stupéfiants.

Plus des deux tiers des opérations de saisie de la police nationale sont réalisées dans les dossiers d'infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). On sépare l'opération du résultat. L'opération, c'est quand un enquêteur réalise, sous l'autorité de l'autorité judiciaire, une enquête patrimoniale pour identifier et saisir les avoirs criminels. Le nombre d'opérations est très important dans les dossiers de stupéfiants. Je le répète : les deux tiers des opérations de saisie de la police nationale sont réalisés dans les dossiers de trafic de stupéfiants, mais leur rendement est moindre.

Quelle est la nature des biens saisis ? Pour les avoirs globaux, le « top four » comprend les immeubles, les comptes de dépôt, le numéraire puis les véhicules. Concernant les stupéfiants, la typologie change : le numéraire est en « top one », puis les véhicules et les immeubles.

Sur le processus du blanchiment, je rappelle que plus de trois milliards d'euros sont engendrés par le trafic sur le territoire national. Le narcobanditisme constitue une économie très capitalistique et a comme souci majeur d'utiliser ses fonds et de les faire remonter dans l'économie légale. J'ai bien connu un point de deal, à Lille Sud, qui réalisait 20 000 à 30 000 euros de chiffre d'affaires par jour.

Il y a plusieurs niveaux : le niveau zéro, ce sont les espèces dans le train de vie, la consommation courante. Cela peut être également le dépôt de sommes significatives sur les comptes de proches - un bébé de trois ans qui a un livret d'épargne rempli... Nous saisissons ces livrets.

Il peut y avoir du blanchiment territorial par l'achat, la reprise ou la création de petits commerces - épiceries, barber shops, restauration rapide, ongleries... Sur cette typologie, les participants au narcobanditisme recherchent aussi à acquérir de l'honorabilité. Ils vont avoir une vitrine, y positionnent leur fratrie et leurs proches. Cela n'est pas forcément les points où le blanchiment sera le plus massif.

Le blanchiment territorial par l'achat de biens immobiliers est constaté sur l'ensemble du territoire national. Cela prend des formes distinctes. À Lille, Roubaix et Tourcoing, ce sont des immeubles achetés à relatif vil prix. Ils sont ensuite rénovés à coup de travaux, payés évidemment en espèces, puis revendus. Ils ne sont pas achetés par les narcotrafiquants mais par des « mules » bancaires et des « mules » immobilières - soit des personnes qui vont prêter leur identité pour se porter acquéreur. La culbute se fait 18 mois à deux ans après, par une revente. Ce phénomène de blanchiment par l'immobilier dans les territoires est moins visible que les petits commerces, mais représente des sommes financières importantes.

À un autre niveau, les réseaux de collecteurs d'espèces sont un phénomène complexe, massif et international. L'OCRGDF a traité moults dossiers sur cette thématique, dont certains il y a quelques semaines encore, de même que les services territoriaux.

Enfin, quatrième niveau, certains narcotrafiquants atteignent un niveau de sophistication très important dans le blanchiment : le monde du blanchiment rencontre celui de la cryptomonnaie.

Le système anti-blanchiment français a été salué par le Groupe d'action financière (Gafi) à l'issue de ses travaux en 2022. Cela montre que notre armature juridique et notre réseau à la fois judiciaire et administratif sont très resserrés.

Les chiffres de saisies raccrochées au trafic de stupéfiants ne n'illustrent pas complètement la lutte contre le blanchiment lié au narcotrafic. Par exemple, la lutte contre le travail dissimulé ne rentrera pas forcément dans les chiffres liés aux stupéfiants, alors qu'elle correspond assez souvent également à la lutte contre le blanchiment des narcotrafiquants. Dans une ville où j'ai travaillé, avec un magistrat, nous avions dans le collimateur une société de location de véhicules de luxe. Prouver le blanchiment, pour ces véhicules parfois en leasing, dont la propriété est compliquée à établir, est difficile. En revanche, nous pouvions prouver le travail dissimulé : aucun chiffre d'affaires déclaré, des véhicules parfois à 150 000 euros pièce loués avec un dépôt de garantie de 6 000 euros, systématiquement en « fraîche ». Le produit de l'infraction de cette activité de location de véhicules de luxe non déclarée, du travail dissimulé, a rapporté 400 000 euros en valeur de saisie, avec la saisie des véhicules. Le travail dissimulé est une infraction importante.

Il y a des imperfections : jamais personne ne dépose plainte contre une infraction de blanchiment. Il faut une force d'âme, de l'initiative pour ouvrir les dossiers. Le potentiel des services d'enquête est donc un aspect important.

Des dispositions légales existantes, comme l'article 324-1-1 du code pénal sur la présomption de blanchiment, sont largement sous-exploitées. Pour mieux lutter contre le blanchiment, des propositions de modification des textes sont en cours, et nous vous en remercions. Je pense notamment à la systématisation de l'enquête patrimoniale, tant vis-à-vis des enquêteurs que des magistrats, et à la modification de l'article 131-21 du code pénal qui rendra obligatoire la confiscation de l'instrument du produit de l'infraction. Cela optimisera la prise en compte du travail des enquêteurs, en automatisant la confiscation, c'est-à-dire l'acte en bout de chaîne sans lequel la saisie ne peut pas être dolosive. Je pourrai également évoquer d'autres pistes ultérieurement.

M. Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherches (GIR). - Mon intervention sera axée sur le rappel du dispositif des GIR et son évolution, son cadre d'intervention administratif et judiciaire, l'état du dispositif au 1er mars 2024 et le bilan de l'activité des GIR en 2023, la prise en compte du blanchiment et les moyens d'entrave utilisés par les GIR et enfin quelques pistes de réflexion.

À l'été 2002, 28 GIR étaient opérationnels. Ils étaient 29 à l'été 2004, auxquels sont venus s'ajouter les 7 GIR ultramarins créés entre 2006 et 2011 et 4 nouvelles antennes - Bastia, Dreux, Grenoble et Nice - créées entre 2008 et 2011. La réforme de la police nationale a conduit à la transformation de ces quatre antennes en GIR départementaux au 1er janvier 2024, avant la création du GIR de Nîmes, à la demande du ministre de l'intérieur. Il y a donc désormais 41 GIR : 22 sont rattachés à une structure de la police nationale, 15 à une structure de la gendarmerie nationale et 4 GIR dépendent de la préfecture de police de Paris.

Si l'existence et l'efficacité des GIR n'ont jamais été contestées, la nécessité de recentrer leur activité et de faire évoluer leur doctrine d'emploi s'est traduite par l'adoption de plusieurs circulaires et instructions ministérielles entre 2002 et 2019 - notamment en 2002, 2008, 2009, 2010 et 2019.

Ces différentes étapes visaient à renforcer et à approfondir l'action des GIR tout en optimisant un outil informationnel à très fort potentiel. Au cours des premières années d'existence des groupes, des améliorations législatives et la création de structures dédiées à l'identification et à la gestion des avoirs criminels ont eu lieu. La Piac au sein de l'OCRGDF en 2005, la loi Warsmann en 2010, puis la création de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) la même année.

À partir de cette date, on a observé un glissement progressif de l'action des GIR sur l'enquête patrimoniale et la saisie des avoirs criminels, au détriment de leur principale mission, la lutte contre l'économie souterraine et la délinquance lucrative organisée. C'est pourquoi des instructions ministérielles sont parues régulièrement pour recentrer l'activité des GIR. Un indicateur de résultat supplantait tous les autres : le montant des avoirs criminels. Encore aujourd'hui, en 2024, c'est le seul indicateur mis en avant au sein des comités de pilotage (Copil) territoriaux.

Le personnel du GIR est connu et reconnu dans son domaine d'expertise, acquise depuis de nombreuses années. Lutter contre les trafics clandestins, dont les stupéfiants, leur blanchiment, l'économie souterraine dans les quartiers sensibles, en s'attaquant prioritairement au patrimoine des délinquants, de leur famille et de leur entourage, doit être et demeure une priorité pour les GIR.

Le réflexe GIR doit être adopté par tous les services et unités territoriaux de la police et de la gendarmerie nationale - ce qui n'est pas encore le cas globalement. Les GIR sont des catalyseurs de forces interministérielles. Pour ce faire, ils doivent être sollicités suffisamment tôt en amont, soit sur les enquêtes judiciaires, soit sur des cibles prioritaires désignées par les autorités administratives et judiciaires, afin d'utiliser dans une phase pré-judiciaire tout le potentiel interministériel de l'unité.

Pour rappel, un GIR est constitué de policiers et gendarmes, officiers de police judiciaire (OPJ), agents des impôts et agents des douanes, auxquels s'ajoutent parfois, dans certains GIR, des inspecteurs de l'Urssaf, du travail, de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) et, par convention, toutes les administrations concernées par les dossiers traités.

C'est dans ce contexte général que la réécriture de la doctrine d'emploi des GIR entend confirmer le domaine et les modalités de leur action, s'agissant tant de leur gouvernance que de leur périmètre d'action et de leurs modalités d'engagement dans le cadre administratif et judiciaire.

Ce projet a été élaboré au cours de l'année 2023 par les principaux partenaires, parties prenantes à l'activité des GIR. Chaque groupe de travail était constitué de représentants de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la préfecture de police de Paris, de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), de la direction générale des finances publiques (DGFiP), de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf). Ce projet est en cours de relecture au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN).

Premier champ d'intervention judiciaire des GIR, rappelé dans cette doctrine, les interventions relevant de l'économie souterraine et de la délinquance lucrative organisée - trafic de stupéfiants, de tabac, contrefaçon, escroquerie. Sont aussi visées les fraudes aux finances publiques en lien avec une activité économique clandestine ou l'enrichissement patrimonial qui en résulte, dont le travail illégal.

Deuxième champ d'intervention judiciaire des GIR, les procédures représentant un certain degré de gravité ou de complexité. On peut classer ces dossiers de 1 à 4, le niveau 1 concernant le commissariat, le niveau 4 l'office. Le niveau 3 fait intervenir l'ancienne PJ territoriale, devenue la division de la criminalité organisée et de la délinquance spécialisée, et le niveau 2 les anciennes sûretés départementales ou sûretés urbaines. Les GIR sont cosaisis parfois avec du niveau 4, très souvent avec du niveau 3 - alors qu'il existe déjà des experts sur le sujet - et rarement au niveau 2. Les dossiers du niveau 1 passent souvent en niveau 2, où l'on constate un manque à l'emploi des GIR et sur lequel on demande aux GIR de se repositionner.

Troisième champ d'intervention judiciaire, les ressources financières des délinquants, de leur famille et de leurs proches, auxquelles les GIR s'attaquent durablement. Les cabinets d'avocats se sont spécialisés, en matière d'appel, sur tout l'aspect patrimoine et saisies patrimoniales. Dans ce champ, nous demandons un traitement pluridisciplinaire, pour qu'il y ait une véritable plus-value et que la démarche soit « gagnant-gagnant » pour chaque administration.

Les enquêtes du GIR durent au maximum deux ans, en moyenne un an à un an et demi. Les GIR mènent des investigations patrimoniales sans se substituer aux services de police judiciaire déjà saisis. N'étant pas un service d'enquête autonome, ils doivent être cosaisis par l'autorité judiciaire avec un service porteur du ministère de l'intérieur, de la DGDDI, ou une administration définie à l'article 28 du code de procédure pénale - DGCCRF, Office nationale des forêts (ONF), administrations ayant des pouvoirs judiciaires.

L'action administrative des GIR se traduit par la participation aux opérations coordonnées engagées par les directions partenaires : contrôles des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ou encore contrôles administratifs à la demande du procureur de la République. S'y ajoutent le recueil, le traitement et l'échange d'informations ou de renseignements avec les directions partenaires - douanes, services fiscaux, concurrence et consommation, inspection du travail, etc.

Enfin, les GIR participent aux instances administratives territoriales, afin d'apporter un soutien opérationnel. Je pense aux Codaf, aux cellules départementales de lutte contre l'islam radical et le repli communautaire (Clir), aux cellules de lutte contre les trafics (CLCT), aux états-majors de sécurité et aux autres cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).

Si le GIR a vocation à conserver sa compétence en matière d'enquête patrimoniale, la finalité de son action ne saurait être réduite à l'identification et à la saisie des avoirs criminels. Son action implique un déploiement sur l'ensemble du spectre des actes d'enquête à réaliser. L'identification et la saisie des avoirs criminels ne doivent être 'qu'une conséquence de son action et ne peuvent en constituer le coeur. Prenons l'exemple d'un réseau collecteur : sur un an, il peut engendrer des flux à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros, avec un montant quasiment nul d'avoirs criminels, en raison de l'insolvabilité de ses membres ; cela n'empêche pas que nous réalisions une entrave dans le cadre de la lutte contre le blanchiment du trafic de stupéfiants.

Dans le cadre de la réécriture de la doctrine d'emploi des GIR, nous souhaitons la relance 'du comité interministériel stratégique au cours de l'année 2024, avec une déclinaison territoriale au niveau régional et départemental tenue au moins une fois par an. Ce comité national interministériel ne s'est réuni qu'une seule fois, en 2011. Pourtant, il est très important car il donne les grands axes stratégiques de suivi de l'action des GIR. Les comités territoriaux sont peu ou prou suivis dans les territoires, mais nous sommes autour d'une quinzaine de Copil territoriaux par an, alors que nous avons 41 GIR... Il devrait y avoir autant de Copil que de GIR !

Quelques chiffres sur l'état du dispositif au 1er mars 2024.

Alors que la coordination nationale des GIR (CNGIR) devrait être composée de cinq personnes - un chef, un adjoint en tant qu'officier de gendarmerie, un sous-officier de gendarmerie, un membre du corps 'd'encadrement et 'd'application et un personnel administratif -, elle est aujourd'hui réduite à deux personnes. Trois postes sont vacants : le poste d'adjoint officier de gendarmerie, celui de membre du corps d'encadrement et d'application et le poste administratif.

Sans interférer dans le pilotage de chacun des GIR, assuré par les autorités administratives et judiciaires, ni dans leur commandement, qui relève des différentes autorités hiérarchiques, la CNGIR est chargée des missions suivantes : la centralisation des informations relatives à l'activité, aux résultats et au fonctionnement des GIR, avec la rédaction du bilan annuel des structures, l'accompagnement des unités dans le suivi des ressources humaines et de la logistique, l'assistance technique et juridique, la formation initiale et continue avec la diffusion de supports pédagogiques ; l'organisation du séminaire annuel des chefs de GIR ; l'animation du partenariat interministériel. La CNGIR est aussi une force de proposition et de réflexion sur d'éventuelles évolutions normatives, organisationnelles et opérationnelles au sein des GIR.

Comme je vous l'ai indiqué, la CNGIR et le coordinateur participent aux comités de pilotage territoriaux soit en présentiel, soit en distanciel. La CNGIR réalise des actions de communication interne, intervenant lors de sessions de formation ou de séminaires. Elle réalise aussi des actions de communication externe, à travers des interviews dans la presse. Elle publie un bulletin d'actualités bimestriel, mettant en avant l'activité judiciaire des GIR de façon anonymisée.

En théorie, l'effectif des GIR s'établit à 504 personnes. Actuellement, on n'en compte que 424 : 50 % du personnel est issu de la police nationale, 31 % de la gendarmerie, 17 % du ministère des finances et des comptes publics et 2% d'autres administrations.

La composition médiane d'un GIR est de 10 personnes. Le nombre médian d'OPJ est de 7 personnes, variant de 3 à Dreux à 16 à Marseille. J'inclus dans ces chiffres les chefs et adjoints GIR. Au total, il y a 313 OPJ.

Sur l'effectif total, 250 personnes, soit 63 % des effectifs - que ce soit police, gendarmerie nationale ou administrations partenaires -, sont titulaires du brevet d'enquêteur spécialisé du GIR ou d'un brevet équivalent : investigateur en matière économique et financière pour la police nationale ou enquêteur de délinquance économique et financière pour la gendarmerie nationale. Les 48 derniers ont été formés en 2023 ; 59 % des structures possèdent un taux de formation supérieur à 60 %.

En 2023, 1477 opérations ont été menées par les 40 GIR - celui de Nîmes, je le rappelle, a été créé au 1er janvier 2024.

Les infractions suivies par les GIR intègrent, du fait des profits illicites qu'elles engendrent, le spectre des principales menaces constatées sur le territoire national. Il s'agit du trafic de stupéfiants, du trafic d'êtres humains, dont le travail illégal, des fraudes douanières - ce qui englobe le tabac et les contrefaçons - , des fraudes fiscales et sociales et des escroqueries. Le blanchiment de ces infractions rapportant du profit est englobé dans cet ensemble. .

Sur les avoirs criminels, si j'exclus les 40 chefs GIR qui ont une mission de coordination territoriale, et qui passent énormément de temps en réunion avec les partenaires, les 263 personnes de la police et de la gendarmerie nationale ont permis l'identification et la saisie de 243 millions d'euros en 2023, ce qui représente un tiers de l'ensemble des saisies réalisées par les forces de sécurité du ministère de l'intérieur. Ce ratio est constant sur les deux dernières années.

En matière de trafic de stupéfiants, 117 millions d'euros ont été saisis en 2023 ; 38 millions ont été identifiés par les GIR, soit 32 %.

Le trafic de stupéfiants engendre des profits quasi exclusivement en espèces. Le fonctionnement est à flux tendu, avec une évacuation au plus vite de ces bénéfices. Il est rare, désormais, de faire des saisies dans des appartements « nourrices » et les flux sont extraits quotidiennement des cités pour intégrer l'économie grise.

Les réseaux de blanchiment utilisent des méthodes traditionnelles dans la transmission des fonds, comme le transport physique, la compensation et la récupération des fonds par les entrepreneurs se livrant au travail dissimulé. C'est un point important du travail des GIR, des brigades de criminalité financière en territoriale, mais aussi de l'OCRGDF.

Au-delà des résultats et de la saisie des avoirs criminels des mis en cause, le démantèlement de ces réseaux de blanchiment permet de désorganiser de matière significative les flux financiers en lien étroit avec l'économie souterraine. Il a été démontré, lors de nombreuses procédures judiciaires, qu'une partie des espèces issues du trafic de stupéfiants est utilisée par des gérants directeurs de sociétés pour payer des employés non déclarés, par le biais d'un système de compensation. Ces sociétés réalisent ensuite des virements sur les comptes bancaires de sociétés éphémères désignés par le blanchisseur. Aussi, le positionnement des GIR dans la lutte contre le travail dissimulé est un moyen d'entraver les réseaux d'évacuation des profits des trafics de stupéfiants. En matière de travail dissimulé, les GIR ont permis d'identifier et de saisir 46 millions d'euros en 2023.

Quel est le bilan des GIR, avec l'activité de l'Ofast et de ses antennes ?

En 2023, 61 opérations ont permis la mise en cause de 211 personnes, dont 210 gardes à vue, engendrant 99 écrous. Grâce à ces enquêtes, les GIR ont pu identifier et saisir 6,6 millions d'euros, dont quasiment 850 000 euros en espèces, 700 000 euros sur les comptes de dépôt, 1,6 million d'euros en véhicules et 2,5 millions d'euros en immeubles.

En premier lieu, le blanchiment doit être pris en compte par tous les services. Le moyen et le haut spectre doivent être traités par tous les services spécialisés. Cependant, il faut rappeler que la France n'est pas une terre de blanchiment pour les avoirs criminels étrangers, hormis dans le secteur de l'immobilier de luxe.

S'agissant des évolutions législatives, l'infraction générique de blanchiment, créée en 1996, était auparavant une infraction pour laquelle l'auteur de l'infraction initiale ne pouvait pas être poursuivi, avant différents arrêts de jurisprudence en 2004, 2008 et d'autres.

L'adoption de la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude et la grande délinquance économique et financière a été essentielle. Le législateur a employé un raisonnement identique à celui qu'il a utilisé s'agissant de l'incrimination du blanchiment prévu à l'article 324-1 du code pénal pour la création de l'article 324-1-1 relatif au blanchiment présumé, qui est un outil essentiel pour les forces de l'ordre et les GIR.

La rédaction de ce texte illustre l'intention du législateur d'apporter une réponse probatoire aux problématiques rencontrées par les magistrats et les enquêteurs pour identifier, dans des schémas de blanchiment complexe, l'infraction principale punissable. Pour avoir travaillé pendant près de quinze ans à l'OCRGDF, j'ai vu de nombreux dossiers ne pas aboutir parce que nous n'arrivions pas à faire le lien entre le blanchiment constaté et l'infraction initiale, notamment le trafic de stupéfiants. Le blanchiment présumé est vraiment une réponse essentielle et primordiale dans le cadre de cette lutte.

Je donnerai deux exemples de blanchiment présumé, au travers de deux arrêts de la Cour de cassation qui démontrent l'intérêt de ce dispositif.

Le 6 mars 2019, la Cour de cassation a confirmé la décision d'une cour d'appel qui avait déclaré coupable de blanchiment au vu de l'article 324-1-1 du code pénal une personne interpellée lors d'un contrôle routier en possession d'une forte somme d'argent en espèces. Elle s'était fondée sur les incohérences des déclarations du prévenu, lequel n'expliquait ni les raisons de son voyage entre l'Allemagne et la France, ni l'importance de la somme transportée, ni le défaut de déclaration du transfert de fonds. Le mis en cause ne pouvant justifier de l'origine d'une somme importante détenue en numéraire, l'infraction a été caractérisée, et il a été condamné.

Le 5 avril 2022, le tribunal correctionnel de Paris a condamné un prévenu du chef de blanchiment présumé pour avoir détenu une somme de quasiment 30 000 euros en numéraire, dissimulée dans un sac, lui-même placé dans une sacoche présente sur le siège passager de son véhicule. Pour le tribunal, un tel transport de fonds réalisé dans des conditions manifestement anormales et dont le montant excède très sensiblement les ressources légalement perçues par l'intéressé caractérisent un acte de dissimulation. Le prévenu n'a pas justifié l'origine des fonds dissimulés dans son véhicule ni la distorsion entre les revenus déclarés et le montant des sommes retrouvées en sa possession. L'infraction est caractérisée. Il a été condamné sur la base du blanchiment présumé.

On constate toutefois quelques difficultés. La prise en compte du blanchiment présumé n'est pas systématique par l'autorité judiciaire. Nombre de magistrats préfèrent la mise en oeuvre du blanchiment au trafic de stupéfiants dans le cadre de ces deux exemples. Mais quand vous interpellez un individu avec des espèces sur lui, il va être très difficile de démontrer ensuite le lien avec un trafic de stupéfiants à l'origine de la possession de ces espèces.

Deuxième solution parfois prise par l'autorité judiciaire, la poursuite de cet individu pour le blanchiment de fraude fiscale. Mais celui-ci n'existera que pour l'année N-1, et non l'année en cours. Ensuite, il ne portera que sur le montant des droits éludés, et non sur la totalité de la somme saisie. Le spectre de la saisie d'arriérés en valeur ne sera que réduit. Sur 40 000 euros de saisie, si ce sont des revenus non déclarés de l'année N-1, le montant du blanchiment de la fraude fiscale ne portera que sur la part des montants éludés aux impôts.

Le cadre français est robuste, comme l'a démontré l'audit du Gafi. Je ne reviendrai pas sur la caractérisation des systèmes de blanchiment en trois catégories : manipulation d'espèces, opérations commerciales, opérations financières.

La coopération avec les professions assujetties est réelle et importante, notamment par le biais de Tracfin.

Je citerai un exemple d'entrave mis en place par le tribunal judiciaire de Paris afin de couper les flux bancarisés illicites. Le tribunal de commerce de Paris avait détecté plus d'un millier de sociétés éphémères dont les comptes bancaires servaient de comptes de transit à des fonds d'origine délictuelle. L'identification de ces entités par les services judiciaires et par Tracfin était toutefois tardive. Face à ce constat d'échec dans la lutte contre les sociétés éphémères, la section F2 du tribunal judiciaire de Paris a mis en place un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires détenus par ces sociétés, en lien avec Tracfin, avec la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière et sa cellule spécialisée dans la détection des faux documents, avec le greffe du tribunal de commerce de Paris et avec le GIR de Paris. Ce protocole, mis en place en février 2023, a permis de saisir plus de 11 millions d'euros sous le chef de blanchiment présumé. Il y a eu cinq procès-verbaux (PV) : un PV de saisine, trois PV de recherche, un PV de clôture, soit une demi-journée de travail d'un OPJ.

Ce dispositif a été élargi à l'Île-de-France et nous avons saisi environ 15 millions d'euros de fonds sur ces comptes bancaires, pour lesquels il n'il n'y aura pas d'appel, du fait de la présence de « mules » bancaires à la tête de ces sociétés éphémères.

Enfin, outre les actions judiciaires, les GIR mènent des actions administratives avec des contrôles de commerces - épiceries communautaires, bars à chicha, barber shops depuis quelques années, etc. Les GIR réalisent de nombreux contrôles, soit dans le cadre d'un Codaf avec l'ensemble des administrations partenaires, soit sur autorisation du procureur de la République. Il s'ensuit, très souvent, l'ouverture d'enquêtes préliminaires pour trafic illicite de tabac - c'est souvent cela dans les commerces - ou pour blanchiment si le chiffre d'affaires ne correspond pas à la comptabilité de la société.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez cité deux affaires dans lesquelles des fonds avaient été saisis sur une banquette de voiture ou dans un véhicule. Dans de tels cas, une enquête patrimoniale est-elle systématiquement lancée ?

M. Thierry Pezennec. - Tout à fait. Nous demandons à tous les enquêteurs de réaliser une enquête patrimoniale de base, pour connaître le patrimoine de la personne interpellée. Cette enquête peut être très légère : quelques réquisitions auprès de la DGFiP peuvent suffire à démontrer que l'individu n'a ni revenus immobiliers ni revenus du travail suffisants pour justifier l'origine de la somme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans une telle hypothèse, poursuit-on l'enquête patrimoniale jusqu'à l'entourage de la personne - famille, proches, relations ?

M. Thierry Pezennec. - Cette enquête est automatique pour l'entourage proche. En cas de comparution immédiate à la suite d'une interpellation, nous disposons du temps de la garde à vue pour enquêter. Les actes sont très rapides, il faut donc agir au plus vite.

L'intérêt du blanchiment présumé est qu'il autorise un renversement de la charge de la preuve : tout au long de la procédure, il revient à la personne mise en cause d'apporter les éléments de preuve. La non-justification de ressources a pour sa part été très peu usitée par les services judiciaires depuis sa création en 2006, car elle est très difficile à démontrer. La présomption de blanchiment est beaucoup plus simple, les conditions pour caractériser l'infraction sont moindres, et les résultats sont là.

Mme Magali Caillat. - Il existe un problème systémique : les découvertes de sommes importantes liées au narcotrafic se font, la plupart du temps, loin des narcotrafiquants. Les voitures avec cache aménagée ne sont pas conduites par les têtes de réseaux, mais par des affidés, de niveau intermédiaire, c'est-à-dire de niveau 1, et dont le patrimoine n'est pas forcément exceptionnel.

Mme Valérie Boyer. - Concernant les « mules » bancaires, ou leurs affidés, dispose-t-on de caractéristiques générales des réseaux pour mieux percevoir le phénomène ? Nous pensons tout d'abord à la famille, mais les réalités que vous décrivez vont au-delà.

Comment travaillez-vous avec les caisses d'allocations familiales (CAF) et les départements ? Des systèmes d'alerte sont-ils mis en oeuvre, par exemple pour détecter certaines personnes qui vivraient officiellement sans revenu, mais en disposeraient en réalité ?

Mme Magali Caillat. - Le profil des « mules » bancaires soulève deux problèmes.

Le premier problème concerne l'environnement proche. Je suis personnellement pour la parité carcérale des femmes. Ce point me semble particulièrement important. J'ai en tête des exemples où des procureurs ont pris la décision d'incarcérer des mères ou des soeurs sur le fondement de charges probantes - je pense notamment aux mères, qui peuvent être utilisées comme « mule » bancaire. Ce type de décision a eu un impact considérable sur le moral des troupes du narcotrafic.

Le second problème est plus global. Je pense à des affaires à Tourcoing ou Roubaix. Des personnes qui ne sont pas connues par la police sont, pour cette raison, recrutées comme « mules » bancaires. Ce recrutement se fait dans l'environnement de la cité et du quartier. À ce titre, Tracfin, les assujettis et notamment le secteur bancaire font un travail très important. Des affaires ont pu émerger à la suite de dénonciations du secteur bancaire.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez beaucoup parlé de l'article 324-1-1 du code pénal, en déplorant qu'il ne soit pas encore assez utilisé. Pourquoi ?

Mme Magali Caillat. - Je constate une forme de pusillanimité dans les juridictions à employer ce type d'outils. Le contre-exemple donné par M. Pezennec sur le GIR et le parquet de Paris face aux sociétés éphémères est excellent : nous le citons souvent, mais il constitue une exception.

J'ai beaucoup d'exemples en tête où nous avons trouvé des jeunes ayant sur eux des sommes non pas de 30 000 euros, mais d'environ 3 000 euros, qui ont donné lieu à restitution.

M. Jérôme Durain, président. - Comment expliquez-vous cette pusillanimité ? Est-elle liée à une méconnaissance des dispositions en vigueur ?

Mme Magali Caillat. - Je regrette une forme de méconnaissance du caractère invasif du narcotrafic en France. Les juridictions spécialisées, comme les Jirs et la Junalco sont en pole position aux côtés des services d'enquête spécialisés, mais force est de constater que dans d'autres portions du territoire une forme de méconnaissance existe, ce qui engendre de la frustration, notamment chez les enquêteurs.

Tout n'est pas parfait non plus du côté de ces derniers. Par exemple, lors des saisies, nous allons vite à la restitution, qui est toujours autorisée par le parquet.

Mme Valérie Boyer. - Vous parliez des acquisitions de patrimoine par les narcotrafiquants. J'imagine qu'une partie d'entre elles sont réalisées en espèces, y compris via des « mules » bancaires. J'ai été interpellée par des élus qui exprimaient de très lourds soupçons concernant l'achat de certains biens immobiliers. Travaillez-vous avec les notaires ? Leur envoyez-vous des alertes?

Un prix d'achat peut être fixé sur le fondement d'avoirs en banque, mais l'on soupçonne que des sommes significatives circulent en liquide lors de ce même achat. Peut-être faudrait-il mener une enquête auprès du vendeur ?

Mme Magali Caillat. - Vous rebondissez sur la strate 3 du blanchiment, qui a lieu via l'immobilier, à l'échelon territorial. Les notaires, qui président aux transactions, jouent un rôle important. Vous me demandez si nous travaillons avec les notaires... je dirais plutôt que les notaires devraient travailler avec Tracfin, car ils constituent une profession assujettie..

Je me rappelle un dossier du GIR de Lille, mené avec la police judiciaire : nous avions identifié pour quatre millions d'euros de patrimoine immobilier acquis sur les deux circonscriptions de Tourcoing et Roubaix, patrimoine qui avait donc été saisi par la police à l'issue de l'enquête.

Ces enquêtes sont compliquées. Nous travaillons avec les notaires en allant perquisitionner dans leur étude.

M. Thierry Pezennec. - Les notaires obéissent en effet à un secret professionnel général et absolu. Ils ne répondront pas aux réquisitions judiciaires. Pour récupérer des documents, il faut réaliser une perquisition, en présence de l'autorité judiciaire et avec le représentant de l'ordre.

Au sujet des CAF, des conventions sont mises en place entre les GIR et les administrations. Un agent de la CAF, de la CPAM ou d'autres administrations se rend régulièrement au sein des GIR pour mener un travail d'échange d'informations et de renseignements, travail couvert par les différents codes. Parfois, pour un dossier précis, ils parviennent à arrêter l'octroi d'aides ou à récupérer des aides indues.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le résultat net du narcotrafic en France s'élève à environ trois milliards d'euros, pour six milliards de chiffre d'affaires. Le montant des saisies, en dépit du travail de vos services, est dérisoire. Comment expliquez-vous cette disproportion face à des sommes considérables qui circulent en petites coupures ? N'intervenons-nous pas trop tard, après la transformation de ces espèces en cryptomonnaies ou en capitaux immobiliers et boursiers ?

Quel est votre rôle exact comme coordonnateur national des GIR ? Affichez-vous des priorités, donnez-vous des instructions aux GIR ?

M. Thierry Pezennec. - Je n'ai ni lien hiérarchique ni fonctionnel avec les GIR, ce qui constitue une grande difficulté - d''où l'intérêt de la remise en oeuvre d'un comité interministériel national pour redonner les grands axes prioritaires. Nous en suggérons quelques-uns aux GIR, mais seule une circulaire interministérielle pourra rappeler le cadre de leurs missions.

Le comité interministériel national permettra de décliner les comités territoriaux, qui se réunissent rarement. Les GIR ont une double gouvernance, celle du préfet et celle du procureur général ou du procureur de la République, qu'il s'agisse d'un GIR départemental ou interdépartemental. Vu que peu de comités de pilotage se réunissent, chaque GIR fonctionne un peu en roue libre dans son territoire.

Ainsi, ce comité interministériel est essentiel, au niveau territorial comme national.

Concernant votre première question, la difficulté tient au fait que les flux concernent des espèces ; il est difficile d'identifier aussi bien ces flux que les réseaux de collecteurs. Je pense à deux réseaux de collecteurs démantelés par l'OCRGDF : pour le dossier Virus, qui date de plus de dix ans, le chiffre d'affaires du réseau principal de collecteurs s'élevait à 260 millions d'euros par an ; pour le dernier réseau démantelé par l'office central, le chiffre d'affaires se situait entre 50 et 60 millions d'euros par an. La difficulté est bien d'identifier ces réseaux de collecteurs.

Nous envisageons souvent le problème des stupéfiants à travers le prisme des produits, et moins des flux d'espèces. Soit ces espèces sont évacuées de manière physique, soit elles intègrent l'économie grise, et principalement par le biais du travail dissimulé. Ces espèces servent à payer les salariés non déclarés : des dizaines de millions d'euros sont en jeu, tous les mois. Trois grands domaines sont concernés : le BTP, la restauration et la sécurité. L'Urssaf estime à 800 millions d'euros par an les cotisations non versées en 2022 ou 2023, avec des redressements à hauteur de 10 % de ce total. Les deux tiers des dossiers concernent le BTP, ce que confirme la nature des dossiers traités par la police judiciaire. Ces trois grands secteurs à risque en matière de blanchiment profitent de la difficulté à identifier les réseaux de collecteurs.

Mme Magali Caillat. - Je rebondis sur le mot « difficulté ». Il est en effet frustrant de ne pas disposer d'une évaluation totale du chiffre d'affaires du narcotrafic.

De plus, le cadre dans lequel se placent l'action des services d'enquête et l'action judiciaire est au plus haut point complexe. Une enquête pour démanteler de tels réseaux dure entre dix-huit mois et deux ans. C'est très lourd et très long. Pendant que nous travaillons sur un réseau, nous ne travaillons pas sur un autre. L'action des services d'enquête va jusqu'au procès pénal, pour atteindre la confiscation des biens. En matière de stupéfiants, environ 880 millions ont été saisis en 2023. Il faudra examiner les chiffres de la confiscation à terme. Actuellement, il existe un écart important entre les montants saisis et les montants finalement confisqués.

M. Thierry Pezennec. - Parlons de ratio : les 263 officiers de police judiciaire des GIR - je ne prends pas en compte les chefs de chaque groupe - ont permis la saisie de 243 millions d'euros, pour l'ensemble des dossiers. En démultipliant les forces, nous pourrions multiplier le nombre de dossiers traités, et donc les résultats.

M. Jérôme Durain, président. - Une question capacitaire se pose donc...

M. Thierry Pezennec. - Tout à fait. Les GIR attirent les candidats, car ils donnent du sens au travail - chaque dossier aboutit à un résultat. Ils ont en outre la chance de choisir leurs dossiers, même si l'autorité judiciaire les impose en partie.

M. Jérôme Durain, président. - Mes questions portent sur deux réseaux de circulation de l'argent. Nous lisons des papiers très documentés sur certains spots, notamment dans le nord-est de la région parisienne, papiers dans lesquels le fonctionnement de ces réseaux est expliqué. La description de l'anatomie de ces fraudes est assez sidérante. Pourquoi n'arrivons-nous pas à agir ? Quelle est la part de l'hawala dans la circulation de l'argent ? Que peut-on faire contre ces mécanismes de compensation ?

M. Thierry Pezennec. - Vos deux questions se rejoignent. Vous parlez du centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa). Le système de compensation est vieux comme le monde. Le Cifa brasse des dizaines de millions d'euros tous les jours en espèces : c'est le centre névralgique du système de compensation. Du jour au lendemain, ces fonds sont compensés à un autre endroit de la planète, parce qu'il y a des échanges de marchandises. Dans ce cadre commercial, au lieu d'effectuer un virement bancaire, l'on compense une somme en espèces présente sur le territoire français par d'autres fonds en espèces, dans le lieu d'origine du fournisseur.

C'est là que réside toute la difficulté. Il est difficile d'infiltrer le Cifa. En cas d'interception judiciaire dans la communauté chinoise, il est très difficile de trouver des interprètes et traducteurs. Certains sont fiables, mais il y a aussi beaucoup de fuites.

Mme Magali Caillat. - Tout ce qui est documenté sur le Cifa naît notamment de l'action policière de l'OCRGDF, qui a régulièrement fait émerger des affaires et participé au lever du voile sur ce système. Encore récemment, nous avons pu récupérer des remises d'espèces effectuées à des membres de la communauté chinoise par des narcotrafiquants, images de surveillance à l'appui. Nous avons constaté que des dépôts très ordonnancés sont effectués par des « mules » auprès de grossistes chinois du Cifa, qui, par texto ou message sur les réseaux sociaux, retrouvent l'équivalent en espèces de ce dépôt mais dans un autre territoire, par exemple en Espagne. On fait voler du cash simplement grâce à un SMS.

Tous ces éléments ont été mis en évidence au travers d'enquêtes. Il faudrait sans doute en mener d'autres, mais l'on entraperçoit que le seul cadre judiciaire, pour des dossiers aussi systémiques, est trop étroit. Il faut une action à 360 degrés. Nous avons déjà tenté des actions, avec la DGCCRF, avec les douanes et les services d'enquête. Mais il faut aller bien au-delà, et il y a des difficultés liées à des compromissions dans les communautés : cela vaut pour la communauté chinoise comme pour la criminalité organisée en général. Ces difficultés sont très importantes, car elles peuvent faire tomber un dossier en un claquement de doigts.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous comptons une multiplicité d'organismes en France - Tracfin, les GIR, les antennes de l'Ofast, l'Agrasc, les douanes, la Piac, etc. Ces outils, tous justifiés, ont été créés en fonction de circonstances particulières. Comment jugez-vous la coopération entre ces différentes institutions ?

En matière judiciaire, n'aurait-on pas par ailleurs intérêt à créer une structure sur le modèle de la DEA (Drug Enforcement Administration) aux États-Unis, un outil qui superviserait l'ensemble des services impliqués dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, sous l'autorité d'un procureur de la République dédié exclusivement au narcotrafic ?

Mme Magali Caillat. - Je ne m'avancerai pas sur la question de la création d'une DEA. Il ne m'appartient pas d'y répondre.

S'agissant de la coopération au sein de l'écosystème que notre pays a dû armer, l'histoire récente a montré que ces organismes fonctionnaient bien ensemble. Lors de la venue du Gafi, tout le monde s'est mis autour de la table pour optimiser encore le système anti-blanchiment français. Le résultat a été positif.

Par ailleurs, je ne m'exprime là que sur l'aspect judiciaire, l'état de la menace impose une vision à 360 degrés. Ainsi, nous faisons parfois face à des avocats - une profession également assujettie - qui s'étant fait les avocats très spécialisés de golden customers, de clients privilégiés - à savoir des narcobandits -, vont contribuer à déséquilibrer le procès pénal par des manoeuvres dilatoires, voire déloyales, payées à coup de cash. C'est un point important, qui a été évoqué devant vous par la vice-présidente du tribunal judiciaire de Marseille, Mme Couderc.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - J'entends que, selon vous, la coordination est relativement bonne entre des outils créés pour répondre à des besoins particuliers. Mais permettez-moi d'insister : ne faudrait-il pas une autorité supérieure qui pourrait se charger de cette coordination ?

Mme Magali Caillat. - Il est évident qu'il faut faire mieux. On ne peut pas se satisfaire de ce constat. C'est pourquoi j'élargissais le champ de votre question. Mais, je ne peux pas répondre de manière suffisamment documentée à votre question sur la création d'un système similaire à une DEA.

M. Thierry Pezennec. - Le système est robuste entre Tracfin et les professions assujetties, qui sont le premier niveau. Elles déclarent à Tracfin les soupçons, au premier euro ou à l'entrée en relation clientèle. Tracfin agit comme un filtre et cherchera ensuite à démultiplier l'information reçue pour la transmettre le cas échéant à l'autorité judiciaire.

L'ensemble des services judiciaires coopèrent entre eux, même si nous avons encore une marge de progression. La création de la Piac ou de l'Agrasc répondait à un réel manque.

La robustesse du système français conduit les réseaux criminels à chercher des solutions pour le contourner, comme celles, connues depuis longtemps, du réseau de collecteurs ou des sites de compensation. Les techniques des réseaux criminels allant en se complexifiant, ce sont l'enquête et les missions des enquêteurs qui se complexifient en même temps.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle part des sommes engendrées par le trafic de stupéfiants sert à financer le travail dissimulé, les avoirs locaux, les chambres de compensation ? En a-t-on une vague idée, en grandes masses ?

M. Thierry Pezennec. - Je ne peux vous donner un pourcentage. Mais la masse la plus importante du blanchiment part dans le travail dissimulé.

L'investissement local présente en effet des limites par rapport à tout ce que nous mettons en place - enquête patrimoniale, saisie, confiscation... Les commerces de proximité servent essentiellement à obtenir de l'honorabilité, des contrats de travail et des salaires pour la famille et l'entourage, des aides ou des crédits. Ils sont néanmoins préjudiciables à l'ensemble de l'économie, en créant une concurrence déloyale avec des prix imbattables - 7 euros pour une coupe chez un barber shop contre 23 euros chez un autre coiffeur. Il faut réaliser des contrôles administratifs pour identifier ces commerces et trouver ensuite des entraves. Je n'oublie pas, dans la liste des moyens utilisés, les fraudeurs fiscaux : le dossier Virus en a été un exemple.

Mme Magali Caillat. - On ne peut donner de chiffre global, mais la question est intéressante.

Même si tous les narcotrafiquants ne sont pas identiques, nos narcotrafiquants français sont assez pater familias. À l'exception de ceux qui ont la ferme volonté de partir à Dubaï ou au Maroc et d'y rester, la plupart d'entre eux gardent des accroches territoriales. Ils y laissent une partie de leur famille - leur compagne, leur mère -et, même s'ils investissent leurs fonds au Maghreb ou à Dubaï, ont à coeur de conserver leur environnement par l'achat de maisons ou d'appartements. Leur mode de fonctionnement, pour les plus sophistiqués et installés d'entre eux, sera de transmettre ce patrimoine à un moment, et ce y compris, parfois, sur le territoire national. Pour cela, ils auront recours au travail dissimulé et à tout le processus précédemment décrit.

Mme Karine Daniel. - Nous devons creuser la notion de flux, notamment financiers, pour aller au-delà d'une vision statique, à un instant t. Cela me rappelle l'audition très intéressante que nous avons menée avec des chercheurs et des économistes. Il faut parvenir à tirer des liens avec d'autres secteurs économiques mieux renseignés car ils sont légaux et disposent de données.

Il me semble intéressant d'identifier les marges de progrès et de manoeuvre pour une meilleure réactivité et plus grande simplification. La question du temps est évidemment essentielle en matière de flux. Il faut aussi voir quels sont les noeuds et s'il y a une concentration de ces flux sur certains maillons. Les actions sur ces niveaux sont plus efficaces.

M. Thierry Pezennec. - J'enfonce encore le clou : l'un des moyens pour lutter contre ces flux est l'infraction de blanchiment présumé, à savoir l'article 324-1-1 du code pénal précédemment évoqué. Vous n'avez alors pas à faire de lien avec le trafic de stupéfiants. Lorsque vous travaillez sur les réseaux de collecteurs, vous travaillez sur du blanchiment présumé, et non du blanchiment de trafic de stupéfiants, car on n'aura pas à faire le lien entre le blanchiment et le produit de l'infraction d'origine...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - ... et il n'y a pas de question de proportionnalité !

M. Thierry Pezennec. - Oui. Après, sur un réseau pareil, l'aspect d'identification et de saisie, y compris en valeur, est important. Le blanchiment présumé est, à mon sens, une arme nucléaire pour nos services et l'autorité judiciaire, mais une arme sous-employée.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 45.

Jeudi 14 mars 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition d'avocats du Conseil national des barreaux, de la Conférence des bâtonniers et des barreaux de Paris et Marseille

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons aujourd'hui Laurent Caruso, ancien bâtonnier du barreau de l'Essonne, membre élu du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme, et Valentine Guiriato, ancienne bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Bergerac-Sarlat, membre élue du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme, et Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière du barreau de Paris, Guillaume Martine, avocat au barreau de Paris, ancien membre du conseil de l'ordre du barreau de Paris, Pierre Dunac, vice-président de la Conférence des bâtonniers de France et Mathieu Jacquier, bâtonnier du barreau de Marseille.

Cette audition est importante, car nous souhaitons entendre les organisations professionnelles des avocats afin de comprendre leurs points de vue la lutte contre le narcotrafic.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Caruso, Mme Valentine Guiriato, Mme Vanessa Bousardo, M. Guillaume Martine, M. Pierre Dunac et M. Mathieu Jacquier prêtent serment.

Maître Valentine Guiriato, ancienne bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Bergerac-Sarlat, membre élue du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme. - En ma qualité de représentante du Conseil national des barreaux (CNB), j'ai l'honneur de débuter cette audition devant votre commission d'enquête. Le CNB est conscient que la lutte contre le trafic de stupéfiants est une question de santé et de sécurité publiques. Nous constatons tous que les mesures entreprises jusqu'à présent pour lutter contre ce trafic sont peu efficaces, comme le démontrent les chiffres, et ce malgré un régime répressif déjà dérogatoire.

Cependant, je ne peux commencer sans revenir sur le contexte de cette audition, qui intervient à peine une semaine après celle des magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, notamment celle de Mme Couderc. Face à l'échec de la lutte contre le narcotrafic, cette juge d'instruction a avancé comme explication, outre le manque de moyens, le travail des avocats et le code de procédure pénale. Ces propos ont suscité un émoi particulièrement justifié chez nos confrères et au sein de nos institutions, car ils sont parfaitement inadmissibles. Heureusement, nous savons qu'il ne s'agit pas d'une position majoritaire chez les magistrats. Néanmoins, à l'heure où magistrats et avocats appellent de leurs voeux un rapprochement de nos professions autour d'un dialogue constructif, avec la première édition de la « journée nationale de la relation magistrat-avocat » prévue dans une semaine, ces déclarations ont été très mal reçues dans notre profession.

C'est pourquoi il nous paraît important de rappeler que l'avocat est et restera un défenseur, une vigie de l'État de droit. Selon notre serment, nous exerçons nos fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Nos règles déontologiques nous imposent de faire preuve de compétence envers nos clients, de dévouement, de diligence et de prudence. Nous sommes à ce titre partenaires de justice et acteurs essentiels de la pratique universelle du droit, défenseurs des droits et des libertés des personnes que nous assistons et représentons en justice, n'en déplaise à certains. Quant aux magistrats, gardiens de la liberté individuelle, ils doivent appliquer les règles de droit. Dès lors, nous invitons chacun à remplir son rôle dans le cadre de la loi. Fort heureusement, si ce n'est pas le cas, des procédures disciplinaires existent en ce qui nous concerne : le parquet général est ainsi une autorité de poursuite disciplinaire, aux côtés du bâtonnier. Jeter l'opprobre sur l'ensemble de notre profession est dangereux et indigne dans un État de droit.

Pour en revenir au manque de moyens, l'audition en question a également été l'occasion d'évoquer l'engorgement des chambres de l'instruction, et plus généralement les règles de procédure en la matière. Si nous constatons effectivement un manque de moyens, il ne saurait être reproché à un avocat de faire son travail non plus qu'aux règles de procédure d'exister : il s'agit d'éviter l'arbitraire. Avancer le travail des avocats comme explication de l'échec de la lutte contre le narcotrafic, c'est se tromper de cible, tout comme assimiler l'avocat à son client. L'avocat est le défenseur de son client et se doit d'utiliser tous les moyens juridiques pour oeuvrer dans l'intérêt de ce dernier ; la défense n'a pas à être constructive du point de vue des juges, mais indépendante et efficace du point de vue des justiciables, conformément à notre serment. Comme l'a rappelé la présidente du CNB, dans un État de droit, l'avocat est libre et doit le rester. On ne peut tenter de le museler dans l'exercice des droits de la défense et sa liberté doit rester totale. Si des nullités sont prononcées dans les procédures, elles le sont par des juges parce qu'au cours de la procédure concernée, la règle de droit protectrice de tous les citoyens n'aura pas été respectée. Le code de procédure pénale s'impose à tous - enquêteurs, magistrats, avocats - ; il est le garant du respect des droits de la défense et des libertés fondamentales de tous. Donnons donc les moyens aux enquêteurs, magistrats et personnels de greffe de faire leur travail, mais ne reprochons pas aux avocats de faire le leur. Le juge applique la loi et l'avocat, dans les limites de celle-ci, défend les droits de ses clients.

Nous sommes viscéralement attachés aux droits de la défense qui doivent être garantis en tant que piliers de tout État démocratique, et reconnus comme tels. Nous nous opposons ainsi fermement à une limitation des possibilités de recours en nullité, dont les conditions de recevabilité sont déjà particulièrement strictes, d'autant plus quand une telle démarche n'est qu'un palliatif au manque de moyens. Plus généralement, nous sommes opposés à la mise en place d'une procédure encore plus dérogatoire, qui serait attentatoire aux droits de la défense de tous. Nous ne ferons aucune concession sur ce point et nous n'aurons aucune complaisance : notre régime répressif doit s'attacher à concilier la protection de l'ordre social et la sauvegarde des libertés individuelles. Pour finir, je souhaite rappeler, à quelques jours de l'annonce de l'entrée de Robert Badinter au Panthéon, que c'est sous son ministère qu'ont été supprimés il y a plus de quarante ans, en 1982, les quartiers de sécurité renforcée.

Maître Laurent Caruso, ancien bâtonnier du barreau de l'Essonne, membre élu du Conseil national des barreaux, membre de la commission libertés et droits de l'homme. - Nous comprenons évidemment la volonté de lutter contre le narcotrafic, notamment au vu des conséquences désastreuses que celui-ci engendre. Notre rôle d'avocat est d'insister sur le fait que, dans un État démocratique, l'action des services d'enquête et de la justice doit respecter un certain nombre de normes : les libertés et les droits fondamentaux. L'histoire juridique nous a trop souvent montré combien, à chaque difficulté rencontrée dans la réponse à un phénomène de délinquance ou de criminalité, l'État était tenté de réduire les droits et les libertés, qui constituent pourtant notre socle commun démocratique.

J'ai à l'esprit une maxime importante chère aux avocats, prêtée à Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre et finit par perdre les deux ». Nous avons constaté que certaines propositions recueillies par votre commission d'enquête vont dans le sens d'une réduction des libertés et des droits fondamentaux. Cela n'est pas acceptable.

Les propositions qui nous posent difficulté concernent notamment la limitation des conséquences d'une nullité de procédure, la création envisagée de nouvelles procédures dites « coffres » et la multiplication des régimes dérogatoires. De telles réformes ne seraient pas acceptables, car elles constitueraient un nouveau recul de l'État de droit, censé garantir l'effectivité des droits de la défense, composante essentielle du procès équitable découlant de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ces règles protègent les libertés : le contrôle d'identité, les perquisitions, prévus par le code de procédure pénale sont une protection des libertés. Réduire l'impact des nullités, c'est admettre que l'on ne respecte plus les libertés et que l'on pourra faire un peu ce que l'on veut dans une enquête. Cela n'est pas acceptable. Une telle décision serait d'autant plus grave qu'elle découlerait d'une motivation erronée. Pour les avocats, elle serait reçue comme une réponse décalée aux difficultés des juridictions. Cette idée a émergé à la faveur d'un constat légitime : celles-ci, notamment les chambres de l'instruction, sont surchargées par le contentieux des nullités. Ce manque de moyens justifie-t-il pour autant de renoncer à des principes essentiels ? Non, cela n'est pas acceptable. Selon la juge d'instruction Mme Couderc lors de son audition par votre commission, les avocats se battent trop sur la procédure. Mais les avocats font du droit, ils utilisent les moyens juridiques à leur disposition, lesquels n'existent pas pour leur faire plaisir, mais pour leur permettre de défendre les libertés. Nous refusons donc que l'on réponde à la problématique des moyens de la justice par un recul des libertés.

Dans le même état d'esprit, l'idée d'une procédure « coffre », qui serait contrôlée par le juge des libertés et de la détention (JLD) et la chambre de l'instruction, a été émise. Une telle procédure doit pourtant être bannie, car elle constituerait une atteinte insupportable au contradictoire, l'un des grands principes de la procédure pénale, au même titre que les droits de la défense, qui ont valeur constitutionnelle. Réduire le principe du contradictoire, éventuellement sous le contrôle par un juge, n'est pas acceptable : cela signifierait que quelqu'un pourrait être mis en cause et poursuivi sur la base d'éléments qui ne feraient pas l'objet d'un débat contradictoire. En tant qu'avocats, nous ne pouvons accepter une telle violation des droits de la défense et nous souhaitons attirer votre attention sur ces points. Avec un peu de mauvais esprit, nous pourrions avancer que ce type de procédures ne se justifierait que par la volonté de cacher à la défense des éléments susceptibles d'être débattus contradictoirement, voire contestés, et nous ferions le lien avec le problème posé par le contentieux des nullités. Tout cela revient à une réduction des droits de la défense et du procès équitable, qui ne saurait prospérer dans notre pays.

Les régimes dérogatoires, qui sont déjà beaucoup trop nombreux, constituent une autre problématique. Ils se sont multipliés depuis l'adoption du code de procédure pénale. Les procédures d'exception se sont diversifiées avec des ajouts d'articles dans tous les domaines. À force d'en créer de nouveaux, au motif, notamment, d'un manque de moyens d'enquête, de moyens humains et de capacités des juges d'instruction à faire avancer leurs investigations, le régime ordinaire risque de devenir l'exception. Que nous réserve-t-on pour ceux qui sont en projet ? L'avocat sera-t-il encore sacrifié, avec des délais d'intervention plus tardifs et des droits moins nombreux pour les personnes faisant l'objet de procédures ? Nous tirons la sonnette d'alarme à ce sujet.

Nous souhaitons aussi évoquer la question du régime particulier de détention. Comme Mme le bâtonnier vous l'a indiqué à l'instant, un tel sujet semble malvenu à l'heure où Robert Badinter, qui a mis fin aux régimes de détention particuliers, a fait l'objet d'un hommage national. La symbolique et le fond de telles idées sont incohérents avec ces évolutions.

Quelques autres éléments : nous nous opposons à l'amende forfaitaire délictuelle, car celle-ci ne correspond pas aux normes juridiques acceptables, dans la mesure où le policier qui l'inflige est à la fois celui qui constate l'infraction et qui la sanctionne. C'est inacceptable, tout comme l'aléa selon lequel dans un cas on fera une amende et dans un autre on poursuivra devant le tribunal.

Concernant le gel des avoirs, dont on parle beaucoup, la procédure judiciaire est déjà très compliquée car elle offre peu de recours, peu de contradictoire et peu de possibilités de défense pour les personnes non encore condamnées et présumées innocentes, qui sont concernées par de telles mesures à titre préventif. Or on évoque actuellement un gel des avoirs administratif, offrant encore moins de protections et de garanties. Des personnes impliquées ou non, tiers ou non à la procédure, pourraient ainsi voir leurs avoirs bloqués. Cela n'est pas admissible sans contradictoire, sans recours et surtout sans respect de la présomption d'innocence. Cette procédure de gel des avoirs administratif nous semble donc bien dangereuse.

Permettez-moi de souligner, en conclusion, que toutes les réponses qui ont été soumises à la commission d'enquête sont des rustines : elles visent à résoudre - bien mal - un problème bien plus large, celui du manque de moyens de la justice.

La justice et les services d'enquête de notre pays n'ont pas les moyens de faire correctement leur travail. Même si les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) sont organisées de manière à pouvoir répondre aux fléaux du trafic et de la criminalité organisée, cela ne justifie pas d'abaisser notre niveau d'exigence en matière de droits et de libertés fondamentales. Cela ne justifie pas non plus que l'on pointe du doigt les avocats et les auxiliaires de justice, qui font leur travail de défense. Des attaques de ce type ne sont pas acceptables dans un État de droit. Les avocats continueront à se tenir aux côtés des personnes qu'ils assistent pour faire valoir ces droits.

Nous estimons pour notre part que, si l'objet de votre commission d'enquête est tout à fait légitime, les réponses envisagées reviendraient à adopter des mesures totalement décalées par rapport aux besoins réels de notre justice.

Aujourd'hui, la justice est laissée pour compte. Il est temps de se poser les bonnes questions, de mettre ce sujet sur la place publique, et certainement pas de violer les droits de la défense et d'attaquer les libertés fondamentales.

Maître Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière du barreau de Paris. - Je vous remercie de donner la parole au barreau de Paris que je représente aujourd'hui, un barreau qui se compose de près de 34 000 avocats. Je m'exprime en ma qualité de vice-bâtonnière, par ailleurs avocate pénaliste depuis près de vingt ans, et de porte-parole du bâtonnier de Paris, Pierre Hoffmann.

Nous avons pris acte des termes du débat, de sa complexité et des propos qui ont été tenus dans le cadre de votre commission.

Permettez-moi de rappeler, à titre liminaire, une première évidence : le narcotrafic porte bien sûr une atteinte grave aux intérêts fondamentaux de la Nation, en posant notamment des problèmes de santé publique et en installant une économie parallèle, une situation qui engendre des violences sans limites et trop souvent dramatiques, tant les réseaux mafieux gangrènent de vastes pans de notre société.

Nous autres, avocats parisiens, en sommes totalement conscients : nous nous sentons concernés, comme tout citoyen peut l'être, par cette situation et par la nécessité qu'il y a à lutter contre cette criminalité.

Cela étant, il est également important de rappeler le rôle des avocats dans une société démocratique, car je dois vous dire que nombreux sont les avocats du barreau de Paris à avoir été pour le moins interpellés, pour ne pas dire choqués, par l'image qui a pu être donnée de la profession que nous exerçons.

Pour ma part, je suis surprise du discours qui tend encore - parce que ce n'est pas nouveau - à assimiler les avocats à leurs clients, avocats qui, rappelons-le, ne sont pas les complices ou les mercenaires de ceux-ci.

Les avocats exercent, comme cela a été très justement rappelé à l'instant, une mission essentielle dans une société démocratique, celle de garantir les droits de la défense qui ont, je le précise, valeur constitutionnelle. Ces grands principes n'ont pas simplement vocation à être proclamés de manière théorique : ils doivent trouver une application concrète dans le quotidien, dans l'application du droit qui en est faite dans les situations les plus simples comme les plus complexes.

Mes prédécesseurs ont tous deux cité Robert Badinter, lequel nous a quittés il y a quelques semaines. Chacun d'entre nous se prévaut à juste titre de l'ancien garde des sceaux : il a en effet été un infatigable défenseur des droits de la défense, droits constamment attaqués, remis en cause dans leur légitimité, voire - nous l'observons tous les jours - diabolisés. Nous sommes ici pour rappeler qu'il ne faut pas transiger avec les droits de la défense, sauf à saper les fondements mêmes de ce que nous sommes.

La gravité, même extrême, des faits qui font l'objet d'une procédure ne saurait remettre en question la légitimité de l'avocat ni celle des droits de la défense qu'il exerce. Au contraire même, les faits les plus graves, ceux qui font encourir les peines les plus lourdes, méritent une vigilance accrue.

La nécessité de lutter contre le narcotrafic ne peut pas légitimer un abandon, un recul ou une remise en cause des droits de la défense. Les avocats ont toute leur place dans les procédures liées au narcotrafic, comme ils ont du reste toute leur place dans l'ensemble des affaires impliquant une transgression humaine, des plus anodines aux plus graves.

L'opposition qui est systématiquement faite entre la nécessité d'une procédure et les droits de la défense est un non-sens. Vous comprendrez donc que certaines déclarations faites devant votre commission, qui consistent à stigmatiser une certaine défense, à la contester dans ses fondements, imposent une réaction de notre profession.

La défense est libre. Elle n'a pas à être constructive ou à plaire. Elle est libre de ses moyens, de sa stratégie, dans le strict respect, bien sûr, du code de procédure pénale. C'est justement à la lumière de ce code, des règles qu'il édicte, des limitations qu'il prévoit, des encadrements de délais qu'il énumère, des autorisations qu'il impose, que les avocats organisent la défense de leurs clients qui, avant d'être des clients, sont des justiciables.

Le législateur prévoit des règles de procédure qui, par leur existence même, sont des remparts face à l'arbitraire - cela mérite d'être rappelé -, la garantie du maintien de nos libertés individuelles. C'est ce à quoi sert la procédure, et rien de plus.

L'article préliminaire du code de procédure pénale n'est pas une simple pétition de principe : il vient rappeler la nécessité d'une procédure pénale équitable et contradictoire et le droit, pour toute personne suspectée, d'être assistée d'un défenseur.

Que serait notre droit pénal sans procédure pénale ? Bien peu de choses : des gardes à vue sans durée ; des écoutes non encadrées ; des droits notifiés à discrétion ; des autorisations préalables du JLD dont on ferait peu de cas. Tout cela est évidemment absurde.

La procédure pénale est en réalité un baromètre de notre démocratie. Affirmer que la défense bloque le bon fonctionnement des cabinets d'instruction est faux.

Faut-il rappeler que l'avocat n'est pas un juge et qu'il ne rend pas de décisions ? L'avocat plaide pour convaincre du bien-fondé de son argumentation. Il défend, s'oppose et conteste ; il ne construit pas le dossier, car ce n'est ni son rôle ni sa vocation ; il élabore une défense à décharge. Il soumet des requêtes par lesquelles il demande l'application exclusive de la loi - autrement dit, l'expression de la volonté générale et de notre représentation nationale -, du code de procédure pénale, lorsqu'il estime qu'ils n'ont pas été respectés.

Je souligne que, face à d'éventuelles irrégularités, ce même code est loin de prévoir l'automaticité des nullités de procédure, lesquelles feraient s'effondrer tout un dossier ; en réalité, il exige, dans une très grande majorité des cas, que ces nullités se fondent sur la démonstration de griefs. Le code de procédure pénale met en outre en place des mécanismes de purge des éventuelles nullités ; il prévoit également que l'ordonnance de règlement purge les nullités antérieures.

Vous le voyez, il est inexact, voire trompeur, de dresser le portrait d'un avocat bloquant le bon déroulé d'une procédure. Les avocats ne bloquent pas les procédures. Nous n'avons d'ailleurs aucun pouvoir sur les investigations en cours ni les moyens procéduraux de contester une commission rogatoire en cours, de freiner ou de bloquer des interpellations. Les seuls leviers d'action dont nous disposons, très circonscrits, sont prévus par le législateur.

Lorsque des irrégularités sont constatées et conduisent in fine à des nullités de procédure - celles-ci, précisons-le, restent rares - parce qu'elles sont considérées comme faisant grief ou suffisamment graves pour être qualifiées de nullités « d'ordre public », les décisions d'annulation sont rendues par des magistrats en application de la loi. Par conséquent, reprocher à un avocat de s'appuyer sur les règles de procédure revient, en somme, à lui reprocher d'exercer sa mission.

Permettez-moi également de formuler quelques observations sur la question des honoraires : les honoraires payés à un avocat ne sont pas la rémunération du crime ou d'une quelconque infraction. Il en va de même lorsque ces honoraires sont perçus en espèces. Les obligations comptables et fiscales des avocats ne sont pas différentes de celles des autres professionnels.

Oui, il arrive que les honoraires des avocats soient payés en espèces. C'est une situation inconfortable que nous déconseillons autant que possible, mais les sommes qui sont perçues en espèces par un avocat sont licites : le code monétaire et financier prévoit ainsi que leur montant ne saurait excéder 1 000 euros.

Même lorsque les honoraires réglés en espèces dépassent un tel montant, dès lors que ces sommes apparaissent dans la comptabilité des avocats et qu'elles sont soumises à l'impôt sur le revenu et à la TVA, elles ne sauraient relever d'une quelconque qualification pénale de blanchiment ou de recel.

Les avocats ne sont pas liés par les actes de leurs clients, même au travers de leurs honoraires. Sachez que cela fait plusieurs années déjà que le juge des libertés et de la détention de Paris reconnaît que les sommes en espèces trouvées dans les cabinets d'avocats ne peuvent être saisies si elles correspondent à la rémunération d'un honoraire. D'ailleurs, le JLD le rappelle régulièrement : celles-ci relèvent du secret professionnel. Le juge fait clairement la différence entre les honoraires perçus, fussent-ils en espèces, et la commission d'infractions.

Pour conclure, je tiens à vous assurer que la profession d'avocat est engagée dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, à travers notamment des obligations de vigilance et de déclaration. L'assujettissement des avocats et des Caisses des règlements pécuniaires des avocats (Carpa) à ces obligations est prévu par l'article L. 561-3 du code monétaire et financier : parmi ces obligations ne figurent pas les honoraires des avocats, tout simplement parce que ces derniers sont l'expression de l'exercice des droits de la défense, garantis constitutionnellement. Par principe, on ne peut donc exiger des avocats une quelconque déclaration à ce titre.

Retenons qu'aujourd'hui les obligations auxquelles les avocats sont tenus sont comptables et fiscales ; par la perception d'honoraires, ils ne recèlent pas et ne blanchissent pas les infractions commises, le cas échéant, par leurs clients.

Maître Mathieu Jacquier, bâtonnier du barreau de Marseille. - Je vous remercie, au nom du barreau de Marseille, d'avoir décidé d'entendre notre voix dans le cadre de la présente commission d'enquête. Vous réparez ainsi un oubli regrettable.

Nous avons pris connaissance de l'audition des magistrats de notre tribunal judiciaire. Nous en avons dégagé un sentiment d'amertume, qui se nourrit de deux idées : premièrement, c'est l'aveu d'un échec, le constat de l'inefficacité de l'institution judiciaire ; deuxièmement, c'est une ébauche d'explication, mais dans laquelle peu de responsabilités sont assumées. Pour certains, cette responsabilité serait celle des avocats, qui développeraient une pratique impudique dans l'utilisation du seul code de procédure pénale.

Concernant l'aveu de l'échec, un certain nombre de mots forts ont été prononcés par des magistrats qui se disent démunis face aux narcotrafiquants et qui déplorent un manque cruel de moyens humains pour traiter les 499 dossiers relatifs à la criminalité organisée : « L'État semble mener une guerre asymétrique contre le narcobanditisme », mais se trouve fragilisé face à des bandes organisées très équipées. Autres propos tenus devant votre commission d'enquête par ces mêmes magistrats : nous sommes « en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille ». Voici la synthèse d'un découragement inquiétant.

La criminalité à Marseille a ses spécificités : elle a notamment des racines aussi profondes qu'anciennes, qui associent ou opposent anciens parrains et nouveaux caïds. Tous se disputent le territoire et les revenus du marché de la drogue.

On oublie que la ville a connu des épisodes violents à l'époque de la French Connection. En 1978, dix personnes ont été assassinées d'un seul coup au Bar du Téléphone. On réagit aujourd'hui comme si les bandits du passé jouaient au pistolet à eau... En 2013 s'est également achevée une longue séquence de violences.

Faut-il pour autant désespérer de l'action de la puissance publique, confrontés que nous sommes à une histoire qui se renouvelle tristement ?

En 2017, le tribunal judiciaire de Marseille comptait 141 magistrats et 373 personnels de greffe ; en 2024, on comptabilise 194 magistrats et 457 greffiers, des chiffres en hausse respectivement de 37 % et de 22 %. La guerre n'est donc pas perdue.

Peut-être faut-il s'interroger sur l'utilisation pertinente des moyens humains - magistrats, personnels judiciaires et policiers - au moment où les moyens d'investigation connaissent une évolution technique remarquable. La conjugaison de ces deux ressources pourrait offrir à l'État l'arme de l'efficacité, comme le révèle une actualité récente liée à l'arrestation de narcotrafiquants prestigieux.

L'heure n'est donc pas au pessimisme, mais à la mobilisation pour la défense de l'État de droit.

L'État de droit, dans ses principes, a été conçu pour que ni les désirs d'un gouvernement ni les craintes légitimes liées à l'insécurité n'emportent sur leur passage les fondements de l'ordre juridique que sont les libertés et les droits fondamentaux. Rappelons que l'État de droit repose sur trois piliers : le respect de la hiérarchie des normes, l'égalité des citoyens devant la loi et la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

Je souhaite dissiper les insinuations agressives et combattre le ressenti défaitiste exprimé devant votre commission par Isabelle Couderc, sur le rôle de l'avocat. Voilà ce qu'elle disait la semaine dernière : « Le manque de moyens humains rejaillit sur la chambre de l'instruction d'Aix-en-Provence, avec une centaine de requêtes en nullité pendantes. En effet, si un juge d'instruction n'a pas convoqué une personne mise en examen et détenue dans les quatre mois suivant sa comparution devant lui - ce qui est impossible à cause de notre charge de travail -, celle-ci peut saisir la chambre de l'instruction directement d'une demande de mise en liberté ».

L'exercice des droits de la défense ne peut être regardé d'un oeil soupçonneux au motif qu'il faudrait éradiquer le narcotrafic. L'avocat est une figure universelle : il doit rester une vigie de l'État de droit, qui se bat pour l'égalité des citoyens devant la loi.

Attention, les régimes dérogatoires finissent trop souvent par s'appliquer aux circonstances ordinaires. Nous ne cesserons d'y prendre garde et nous vous demandons, vous, acteurs principaux de la démocratie, d'y veiller avec une extrême attention. Lorsque la loi se durcit, ce sont les libertés de chacun d'entre nous qui sont mises en péril. Faisant fi de la présomption d'innocence, certains acteurs du procès pénal entretiennent une confusion répressive entre l'instruction et la condamnation.

Notre ADN d'avocat n'est pas d'être conciliant avec une certaine idée de l'autorité, mais sourcilleux dans l'application des dispositions du code de procédure pénale. Les critiques de l'utilisation des moyens procéduraux traduisent l'ambition détestable de museler la défense et constituent une menace pour l'État de droit. Les droits de la défense ne doivent jamais devenir une concession du pouvoir, susceptibles d'être restreints tant dans leur nature que dans leur étendue. Il n'y a pas d'antagonisme entre l'office des avocats de la défense et celui des autorités répressives. J'ajoute que, lorsque nous faisons valoir les droits de ceux que nous défendons, nous demandons purement et simplement le respect des principes en accord avec notre serment d'avocat et avec la loi.

Pourtant, les critiques du rôle de l'avocat, notamment de l'avocat pénaliste, se sont développées de manière décomplexée jusqu'aux portes de votre commission d'enquête. L'avocat fait partie des victimes des systèmes judiciaires, à travers le monde, qui voudraient organiser la sélection des droits et des recours des justiciables.

Les avocats exercent leur profession avec dévouement, conviction et sont porteurs des valeurs les plus nobles. Avec force, ils défendent l'État de droit, les droits humains et tous les justiciables, qu'ils soient les plus puissants ou les plus faibles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir ainsi exprimé vos inquiétudes et votre colère. Cette commission a manifestement aussi une fonction tribunicienne, mais il ne faudrait pas nous en tenir au match retour de l'audition de la semaine dernière. J'aimerais que, au-delà des propos qui s'adressent aux magistrats, vous puissiez nous parler à nous, membres de la commission d'enquête, car pour l'instant aucune proposition concrète n'a été formulée.

Maître Pierre Dunac, vice-président de la conférence des bâtonniers. - Je veux en effet vous parler à vous en essayant de ne pas redire ce qui a déjà été dit. Toutefois, il me faut vous répéter en introduction que l'avocat n'exalte pas le crime et qu'il ne glorifie pas le criminel. Nous sommes des citoyens et la lutte contre le trafic de stupéfiants est une lutte du quotidien, qui nous préoccupe en tant que telle.

Quel est le constat initial ? Depuis vingt ans, nous multiplions les procédures d'exception et nous ne cessons d'augmenter les moyens. Pourtant, malgré cette politique répressive indifférenciée, les trafics prospèrent, la consommation augmente et les audiences traitent au quotidien d'une multitude de petits, voire tout petits, dossiers de stupéfiants. Sommes-nous voués, dans le cadre de cette politique, au supplice des Danaïdes ? Telle est la question.

Peut-être serait-il temps d'adopter un point de vue différent en matière de politique publique ? Il faudrait ainsi nous interroger sur les conséquences qu'ont pu avoir certaines décisions de politique publique.

Lorsque, en 2007, la décision a été prise de supprimer la police de proximité, cela a-t-il eu des conséquences sur la lutte contre les trafics de stupéfiants, notamment en matière de renseignement ? J'en parle avec d'autant plus de facilité que je suis toulousain et que cette suppression est intervenue dans un cadre très particulier d'humiliation d'un directeur de la sécurité publique, à Toulouse. Cinq ans plus tard, en 2012, Mohammed Merah est passé sous les radars et, en 2013 et 2014, tout un tas de jeunes gens sont partis en Syrie, puis en sont revenus, alors que personne n'était au courant. Nous le constaterons plus tard, dans le cadre de certaines petites procédures incidentes, qui donneront lieu à l'examen des téléphones portables.

Cette décision était-elle de bonne politique ? Détruire est facile, construire est compliqué. Reconstruire une politique de police de proximité est même extrêmement compliqué. Quand on déconstruit la police de proximité, on déconstruit la confiance en la police. La conséquence, c'est qu'il n'y a plus personne pour coopérer avec elle et lui fournir des renseignements.

Quelles incidences aura le fait de restructurer la police et de déstructurer la police judiciaire ? Est-ce une bonne mesure ? Faudra-t-il attendre quinze ans pour s'apercevoir que ce n'est pas nécessairement le cas ?

Comment comprendre la prolifération de réformes, qui tendent à réduire à peau de chagrin le périmètre d'action du juge d'instruction ? Aujourd'hui, celui-ci ne traite que 2 % des affaires. Est-il de bonne politique que son agenda soit décidé non point par lui, mais par l'autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (ARPEJ) ?

Qu'en est-il, enfin, des décisions qui président à l'implantation des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ? Relèvent-elles d'une logique administrative ou bien, de manière plus opérationnelle, d'une logique de terrain ? Là encore, je suis bien placé pour vous en parler, car à Toulouse il n'y a pas de Jirs. La ville est située à 180 kilomètres de la frontière espagnole, région rattachée à la Jirs de Marseille, éloignée de 400 kilomètres. Mais Toulouse dépend de la Jirs de Bordeaux. Comment peut-on lutter contre les trafics de stupéfiants et contre la montée de la violence avec une telle répartition des moyens ? À quelle logique celle-ci obéit-elle ?

Enfin, il semble que nous ayons oublié l'objectif essentiel de la lutte que nous menons. Que voulons-nous protéger si ce n'est la santé publique ? Or, nous traduisons devant les tribunaux, de manière totalement indifférenciée, le consommateur, le petit dealer, planteur-producteur et le grand trafiquant. Nous envoyons tout le monde en prison, mais que faisons-nous, sur le plan de la santé publique, pour faire baisser la consommation ?

Voilà des pistes de réflexion qui devraient permettre d'aller plus loin et d'éviter de mettre un cautère sur une jambe de bois en limitant les libertés individuelles, dans le cadre de certaines procédures que vous avez évoquées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comme l'a dit M. le président, nous ne sommes pas là pour répondre aux magistrats qui ont eux-mêmes répondu, la semaine dernière, à d'autres déclarations. Nous souhaitons comprendre les faiblesses d'un système qui entraîne la France vers une situation de plus en plus inquiétante. Les 83 morts à Marseille sur deux ans et les 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires du narcotrafic sont des données qui justifient que la puissance publique réagisse. L'Assemblée nationale et le Sénat font le droit : les deux chambres sont donc le lieu idéal pour poser ce genre de questions et tenter d'y répondre.

Loin de nous l'idée de soutenir directement ou indirectement une quelconque atteinte aux principes fondamentaux du droit, que nous ne cessons de rappeler. En revanche, nous avons été informés de toute une série de dysfonctionnements - j'utilise le mot à dessein - ou de détournements d'un système juridique qui nous interroge. Ni le président de cette commission d'enquête ni moi-même n'avons jamais manifesté l'intention d'y répondre en portant atteinte aux droits fondamentaux de la défense. Mais nous nous posons un certain nombre de questions, auxquelles vous pourriez nous aider à répondre.

Je veux d'abord vous interroger sur la notion de stratagème manifeste. Lorsqu'un avocat assure une défense, il peut utiliser les dispositions du code de procédure pénale afin de monter un stratagème pour mettre en difficulté l'accusation. Nous aimerions avoir votre avis sur deux exemples précis. Tout d'abord, il peut arriver qu'un courrier recommandé soit volontairement adressé au mauvais service de manière à ne jamais obtenir de réponse et à laisser passer les délais. Ensuite, une demande de mise en liberté peut être glissée dans un courrier qui contient d'autres éléments de manière à créer de la confusion et à faire en sorte qu'elle n'obtienne aucune réponse de la justice dans les délais impartis. Comment réagissent les barreaux face à ce type de manoeuvre, que la Cour de cassation a qualifié de « stratagème manifeste » ?

Maître Guillaume Martine, avocat au barreau de Paris, ancien membre du conseil de l'ordre du barreau de Paris. - Ces tentatives de « stratagème manifeste » ont été qualifiées comme telles par les juridictions et bloquées soit par un juge des libertés et de la détention, soit par une chambre de l'instruction, soit par la chambre criminelle qui a pu statuer en distinguant ce qui relevait d'un manquement de la part des juridictions et ce qui tenait à la roublardise d'un avocat.

Vous nous interrogez sur la réponse du barreau, mais le plus important reste sans doute qu'il y ait une réponse de l'institution judiciaire, qui fait le tri entre ce qui relève d'une demande légitime et ce qui ne l'est pas. Pour ce qui est de savoir s'il y a eu un manquement déontologique, à ma connaissance, nous ne sommes pas saisis de ce genre de sujet au barreau de Paris. Il semble que les parquets ne jugent pas utile de saisir les ordres en matière déontologique sur ces questions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour préciser ma question, est-ce que, selon vous, il y a lieu pour les ordres professionnels d'intervenir sur ce sujet et de rappeler, notamment aux jeunes avocats, qu'il ne faut pas trop s'aventurer dans ce type de manoeuvre ? Les ordres professionnels ont-ils une politique spécifique en la matière ?

Me Vanessa Bousardo. - Les ordres ont vocation à se pencher sur les comportements de leurs confrères dès lors que ceux-ci contreviennent au serment des avocats. En effet, l'avocat est assujetti à un serment, celui d'exercer ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Par conséquent, dès lors que les juridictions nous font remonter ce genre de comportement et que nous considérons que cela pose une difficulté au regard du serment d'avocat, ...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les juridictions font donc remonter ce genre de comportement ? Votre collègue vient de nous dire que les barreaux n'étaient a priori pas saisis. À Paris, vous l'avez donc été ?

Me Vanessa Bousardo. - Mon confrère est un ancien membre du Conseil de l'ordre du barreau de Paris. Celui-ci compte 34 000 avocats et est très souvent saisi, mais pas sur des situations comme celles que vous avez mentionnées. Il faut rappeler le caractère extrêmement résiduel de ces manoeuvres, même si elles existent puisque vous en faites état et que nous en avons connaissance. Elles sont anecdotiques au regard de l'activité des avocats au quotidien. Dès lors que nous en avons connaissance, bien évidemment, le bâtonnier dans ses pouvoirs d'autorité et de poursuite disciplinaire intervient pour rappeler les avocats à leurs obligations : telles sont notre fonction et notre raison d'être.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La question des dossiers « coffres », sujet connu et ancien, a été au coeur d'un certain nombre d'auditions que nous avons faites. Deux points sont ressortis de ces entretiens. Le premier concerne le principe du contradictoire sur le fond du dossier : le prévenu ou l'accusé doit connaître précisément les éléments de la prévention. Le second, sur lequel nous souhaiterions avoir votre éclairage, porte sur la procédure, en particulier sur les techniques ou technologies utilisées pour apporter les éléments probants de l'accusation. Je veux parler de toutes ces technologies nouvelles, comme les balises ou l'interception des conversations.

Indiquer très précisément dans le dossier pénal les conditions dans lesquelles ont été utilisées ces technologies, c'est les rendre parfaitement contradictoires, et c'est donner à la défense et aux prévenus ou à l'accusé les éléments de compréhension de ce système.

En revanche, ne pas révéler les technologies employées, est-ce porter atteinte aux droits de la défense ? Ne faudrait-il pas envisager de les placer dans un dossier « coffre », dont les pièces ne sont pas révélées et dont le contrôle pourrait être réalisé par un magistrat et par des avocats désignés, chargés de s'assurer que les libertés publiques sont respectées ?

Ne faudrait-il pas distinguer les éléments de la prévention des éléments techniques qui permettent d'aboutir à la prévention ?

Me Laurent Caruso. - C'est une question intéressante et légitime. Selon moi, la réponse est non, car le contradictoire est le principe fondamental de la procédure pénale.

Si la défense n'est pas en mesure de connaître les éléments qui étayent l'accusation, qui permettent de contester les éléments justifiant les éventuelles charges rapportées - je rappelle d'ailleurs que le travail du juge d'instruction est de collecter les éléments à charge et à décharge -, comment va-t-elle faire pour jouer son rôle ?

Si des éléments à charge contre la défense sont contenus dans ce dossier « coffre » et que nous n'en avons pas connaissance, quelles observations pourrons-nous transmettre au juge d'instruction avant qu'il ne rende son ordonnance de règlement ?

Nous avons parlé des recours en nullité : comment la défense pourra-t-elle contester les investigations faites et les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées, si elle n'a pas connaissance de ces éléments ?

Votre question implique, d'une part, que l'avocat n'a pas connaissance des éléments à charge et, d'autre part, qu'il ne peut s'assurer de la régularité de la procédure des éléments qui sont dans le dossier, lesquels peuvent servir dans le cours de l'instruction à des questions posées dans le cadre d'interrogatoire du juge, soit en audition simple de la personne, soit dans le cadre d'une confrontation.

Pour ces raisons, l'absence de contradictoire est de notre point de vue une atteinte injustifiée aux droits de la défense.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les éléments à charge seraient bien placés dans le dossier et communiqués au prévenu ou à l'accusé ; ce que contiendrait le dossier « coffre », ce sont les éléments relevant non pas de la prévention, mais de la technologie qui a permis d'y aboutir. Cela étant, j'entends votre réponse : selon vous, les éléments de la prévention et les éléments techniques qui permettent d'y aboutir sont consubstantiels.

Me Guillaume Martine. - Je tiens tout de même à souligner que l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du 23 mai 2017 a validé la procédure « coffre », à partir du cas belge, mais sur un point extrêmement précis.

La conformité de la procédure ne tient qu'au fait qu'un document faisant état des motivations de la technique ordonnée - en l'occurrence, l'infiltration - a été versé in extremis dans la partie du dossier de la procédure ouverte à la défense. Si ce document n'avait pas été versé, la décision de la CEDH aurait pu être tout autre, tout comme notre discussion !

Au surplus, le cas belge concerne des actes d'investigation très spécifiques. Certaines revendications, portées par les services enquêteurs ou par les magistrats, viseraient une extension à l'ensemble des techniques spéciales d'enquête. Mais la procédure a été validée par la CEDH pour la technique spécifique de l'infiltration et rien ne dit qu'elle serait validée de la même manière dans le cadre d'une géolocalisation ou d'un placement sur écoute. Les enjeux ne sont pas les mêmes : s'agissant de la technique de l'infiltration, la sécurité des agents infiltrés est en jeu, ce qui n'est pas le cas d'une balise GPS posée quelque part !

Se pose ensuite la question des types de documents versés ou non dans ce « coffre ». Faute d'avoir travaillé dans le détail le cas belge, je ne saisis pas bien encore ce qui est dedans et ce qui n'y est pas.

En revanche, je comprends pourquoi cette question a été soulevée devant votre commission d'enquête : des magistrats ont demandé de pouvoir entraver les possibilités d'exercer les moyens de recours - les requêtes en nullité -, notamment sur les techniques spéciales d'enquête, au prétexte qu'il faudrait protéger les moyens techniques ou, pour le dire autrement, protéger l'avance des enquêteurs.

Voilà comment les choses vous ont été présentées, mais tel n'est pas le véritable enjeu, selon moi. Il s'agit en réalité d'empêcher les avocats de déposer des requêtes en nullité sur la base d'éléments qui sont aujourd'hui accessibles à la défense.

D'ailleurs, tout n'est pas ouvert et transparent. Des enquêteurs qui diraient avoir posé un micro n'auraient pas à dire ni comment ni où ils l'ont posé. Ne croyez pas qu'un malfaiteur puisse avoir ce genre d'informations par le biais de son avocat ! En réalité, certaines précisions ne sont d'ores et déjà pas versées à la procédure.

S'il s'agit de mettre dans la procédure « coffre » des ordonnances motivant la nécessité et la proportionnalité de la mesure, cela va poser une difficulté, aussi bien aux avocats qu'aux juges de la CEDH.

On laisse aux chambres de l'instruction ou aux juges des libertés et de la détention le soin de contrôler la procédure sans que des avocats viennent challenger les magistrats, notamment dans le cas belge. Or je rappelle que le code de procédure pénale prévoit que le premier acteur capable de déposer une requête en nullité est le juge d'instruction, viennent ensuite le procureur et enfin seulement les parties, notamment la personne mise en examen, par la voie de son avocat.

Demandez aux avocats et aux présidents de chambre de l'instruction - en avez-vous interrogé

Après moult vérifications, on n'accorde pas avec En COD, c'est invariable

 ? - combien de requêtes en nullité sont formées par les magistrats instructeurs ou par le parquet !

Aujourd'hui on veut retirer l'avocat du débat et s'en remettre aux magistrats : ils en sont capables, mais ce n'est pas dans leur ADN. De plus, les JLD peuvent déjà contrôler la proportionnalité et la nécessité des mesures au sujet desquelles on leur demande de rendre une ordonnance, et les chambres de l'instruction sont engorgées ! Et l'on souhaite leur demander d'exercer un contrôle sans même que les avocats leur mâchent le travail, ce qu'ils font dans le cadre des requêtes en nullité ? Pour toutes ces raisons, pratiques et de principe, cette procédure est hautement critiquable.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En tout cas, sa mise en oeuvre, son champ d'application de même que ses conditions d'application méritent d'être précisés. Nous avons bien entendu votre opinion.

Nous l'avons constaté, il est possible, même si l'on est en détention, de continuer à piloter un réseau de trafic, de commanditer un homicide ou de faire circuler des stupéfiants ou des téléphones dans les établissements pénitentiaires. Cette situation suscite une véritable émotion, chacun le comprendra, parmi les magistrats, les forces de l'ordre et parmi l'opinion publique.

À ce problème, on répond par l'incarcération dans des quartiers de détention plus surveillés, plus étanches, avec des systèmes de brouillage plus performants, des fouilles plus fréquentes et une organisation de la détention différente. Qu'en pensez-vous ?

Me Vanessa Bousardo. - Bien sûr, cette situation suscite l'émotion des citoyens que nous sommes. La poursuite des trafics en prison, la circulation de téléphones est un problème qui, d'ailleurs, dépasse largement celui du narcotrafic.

Selon nous, l'administration pénitentiaire dispose déjà de moyens légaux pour aggraver les conditions de détention, à l'instar du statut de détenu particulièrement signalé (DPS) qui empêche l'accès à certaines activités, qui impose un changement de cellule toutes les trois semaines, des rotations de sécurité, des placements en cellule seule, des fouilles de cellule très fréquentes, des déplacements en détention accompagnés par des surveillants pour éviter de trop grands contacts avec les autres détenus.

En réalité, on met ici le doigt sur une situation qui malheureusement existe mais à laquelle une réponse est déjà apportée par l'administration pénitentiaire. Créer des quartiers différents pour cette population de détenus ne paraît pas être une solution adaptée à la situation aujourd'hui.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous vous interrogeons, car, malgré les moyens mis à la disposition de l'administration, la situation ne s'améliore pas.

Me Pierre Dunac. - Quelle est la situation de nos prisons ? La surpopulation carcérale ! Cela obère le travail en détention, la surveillance de populations qui sont plus à risques. Aujourd'hui la culture de la détention - on envoie en prison le primodélinquant - fait que nos prisons sont surpeuplées et que le travail en détention est impossible.

Me Valentine Guiriato. - Ce problème existe. Ce matin encore, six surveillants de la prison de Réau ont été placés en garde à vue pour trafic de stupéfiants. Le problème n'est pas que celui du quartier sécuritaire.

M. Jérôme Durain, président. - Je trouve, sans malice, que vous jouez quelque peu en défense. Nous vous avons interrogés sur l'asymétrie des moyens, car nous constatons un basculement dans l'ampleur du trafic, dans sa nature, dans son emprise territoriale, dans les modalités de la criminalité associée, dans les volumes financiers qu'il génère, dans la perméabilité de la société. Tous les secteurs sont touchés par la corruption.

Nous vous demandons si, selon vous, il faut faire évoluer certains points. À cela vous répondez qu'il s'agit non pas de changer le cadre juridique, mais d'augmenter les moyens.

Notre travail, en tant que parlementaires, est d'adapter la loi à l'évolution des circonstances. Or les circonstances justifient-elles de procéder à quelques changements dans l'ordre juridique ? Voilà la question que nous examinons.

Par ailleurs, selon vous, le dossier coffre empêche les recours en nullité. Nombre d'enquêteurs, au cours de nos travaux, nous ont rapporté que dès qu'ils font jeu égal avec les criminels, ces derniers prennent de l'avance, car eux jouent à découvert, alors que les criminels savent comment éviter et trouver les parades aux techniques d'enquête qu'ils mettent au point.

L'enjeu est donc non pas simplement les recours en nullité, mais également la capacité pour les enquêteurs de travailler dans de bonnes conditions.

J'en viens à une question relative aux menaces et à la corruption. Dans certains pays, les avocats eux-mêmes sont menacés. Notre commission d'enquête montre que la frontière entre l'appât du gain, la corruption, la criminalité forcée et la menace est très étroite. Dans d'autres pays, des avocats, menacés, ont dû divulguer des informations et rompre leur serment. Avez-vous rencontré ce problème en France ? Des signaux faibles vous indiquent-ils que des avocats doivent être protégés ? Si oui, comment envisager leur protection ?

Me Mathieu Jacquier. - Chaque modification législative va créer une période d'incertitude pour les juges, pour les policiers et les avocats, c'est-à-dire un moment de flottement au cours duquel la jurisprudence va s'établir. Tout changement législatif entraînera des dépenses supplémentaires de l'État, nécessaires pour qu'il s'y adapte.

Selon nous, il est plus pertinent d'augmenter les moyens financiers et humains accordés aux services de police, qui sont déjà très compétents : à Marseille, ils ont récemment arrêté un narcotrafiquant de renom et dix personnes d'un autre réseau avant-hier. Le trafic est en augmentation, mais les services de l'État agissent.

Au barreau de Marseille, aucun de mes confrères ne m'a contacté pour m'indiquer qu'il se sentait menacé, de même qu'aucun d'entre eux ne m'a rapporté que tel ou tel avocat a été menacé dans le cadre d'un dossier. Je ne suis pas informé de menaces pesant sur des avocats du barreau de Marseille.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Certains signaux - ils sont encore faibles -laissent à penser que l'on s'achemine vers un narco-État. Voilà pourquoi une telle question vous a été posée.

Me Mathieu Jacquier. - À Marseille, nous n'avons pas constaté de tels signaux.

Me Vanessa Bousardo. - J'irai dans le sens de M. le bâtonnier de Marseille. Vous nous dites que nous sommes dans la défensive et, en quelque sorte, que les avocats pensent que tout va bien et qu'il n'y a rien à faire.

En réalité, nous pensons que changer la loi n'est pas forcément nécessaire. Bien sûr, la loi doit s'adapter à l'évolution de la criminalité, car celle-ci n'est pas la même qu'il y a quarante ans. Mais nous pensons surtout qu'il faut toucher la loi avec une main tremblante.

Dire que c'est une question de moyens ne revient pas à botter en touche ou à prétendre que tout va bien. Selon nous, si les moyens étaient à la hauteur, le cadre en vigueur permettrait de lutter efficacement contre cette criminalité. Nous pensons que des moyens supplémentaires permettraient d'être plus efficace et plus efficient dans le cadre en vigueur.

Nous ne jouons pas en défense ; nous ne nous cachons pas non plus derrière une vision idéologique de la situation. Nous l'avons dit dans notre propos liminaire, nous sommes concernés par cette situation en tant que citoyens ; l'avocat est inquiet de voir se dégrader la société dans laquelle il vit.

Toutefois, nous pensons surtout qu'il est de notre responsabilité de demander que soient donnés les moyens d'application et d'exécution de la loi.

Bien sûr, des avocats peuvent être menacés ou subir des pressions, cela serait faux de le nier ; cela a toujours existé, tout comme la criminalité, hélas ! Bien sûr, des avocats ont été confrontés à des pressions fortes pour donner un dossier, pour communiquer des informations, mais cela ne concerne qu'une minorité d'entre eux, et il faut la prendre en compte. Pour autant, la grande majorité de la profession est en mesure d'exercer son office selon les principes et le respect de la loi qui s'imposent à elle.

Me Pierre Dunac. - La profession est soumise à un certain nombre d'incivilités, que nous constatons dans les barreaux, mais elle n'est pas spécifiquement confrontée à des menaces qui émaneraient de trafiquants de stupéfiants.

Me Mathieu Jacquier. - Exactement, les menaces proférées à l'encontre des avocats sont quotidiennes, mais ce n'est pas directement lié au narcotrafic. Il y a aussi des tentatives d'influer sur l'avocat, mais, je le répète, l'indépendance est dans son ADN.

M. Jérôme Durain, président. - Tout comme ce principe l'est dans l'ADN du fonctionnaire territorial, du policier, du magistrat, du douanier, ou du greffe. Pourtant, il y a des failles. L'enjeu est tel que lorsqu'une seule personne se comporte mal dans un ordre, dans une profession ou dans une fonction publique, les conséquences de ses actes peuvent être dramatiques.

Me Mathieu Jacquier. - Notons tout de même que nous avons un pouvoir non pas de décision, mais seulement d'évocation d'un dossier ; on ne peut pas faire grand-chose ! Je ne vois pas ce qu'un avocat peut apporter à un narcotrafiquant, si ce n'est des éléments qui ne relèvent pas du narcotrafic. On l'a vu, dans certains cas des confrères sont sortis de leur rôle, mais ce n'est pas directement lié au narcotrafic. Dans d'autres pays d'Europe, des avocats ont subi des menaces physiques, mais dans notre barreau, ce niveau de menace n'a pas été atteint.

Me Pierre Dunac. - Vous évoquez les pressions auxquelles un avocat pourrait être soumis pour communiquer un dossier. En réalité, nous communiquons à notre client les éléments du dossier, et s'il le souhaite, il est libre d'en faire autant. Il est bien plus facile de passer par le principal intéressé que par son avocat. Au surplus, l'avocat qui en ferait commerce serait poursuivi et risquerait sa carrière.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - C'est une question bien plus complexe. Dans l'organisation des réseaux de narcotrafiquants, certains - cela peut être un gardien de prison, par exemple - risquent d'être poussés à commettre une toute petite infraction. Or à partir du moment où une personne a commis un manquement, elle entre dans une spirale infernale qui l'entraînera vers des faits encore plus graves. Cette personne sera soumise à une très forte emprise. C'est vrai pour l'ensemble des professions, comme pour le gamin de 14 ans qui a commencé à faire le guetteur et qui veut se retirer du réseau, au péril de sa vie.

Ce que nous avons appris à Marseille est sidérant. Bien sûr, il ne faut pas stigmatiser cette ville, mais il se trouve que nous nous y sommes rendus, parce que la commission d'enquête émane notamment de demandes des sénateurs des Bouches-du-Rhône.

Les ordres doivent être extrêmement vigilants sur ces sujets-là, car de tout petits manquements peuvent avoir d'immenses conséquences ; quand la spirale est enclenchée, elle n'est plus maîtrisée. À l'étranger, un avocat et un journaliste ont été assassinés.

Me Guillaume Martine. - Lorsque j'étais membre du Conseil national de l'ordre, j'étais chargé des poursuites disciplinaires, sous l'autorité du bâtonnier. En deux ans, un seul confrère du barreau de Paris a été sanctionné au pénal et au disciplinaire pour des questions d'information. Parmi les avocats pénalistes, ce n'est pas un sujet.

Mme Karine Daniel. - Je souhaite revenir sur vos propos relatifs aux amendes forfaitaires, que j'entends. Vous dressez également le constat d'un manque de moyens, dans un contexte où il faut économiser des milliards d'euros d'argent public. Or je ne suis pas sûre que, malgré notre volonté, les moyens du secteur de la justice soient considérablement augmentés. Ne considérez-vous donc pas que les amendes forfaitaires soient une manière pragmatique de gérer une partie du sujet, au moins à un faible niveau ?

Me Laurent Caruso. - Si nous entrons dans une logique de pragmatisme, nous renions les principes juridiques. Celle-ci pourrait être déclinée à l'infini : on pourrait dire, par exemple, que nous n'avons pas les moyens d'assumer les enquêtes parce que la garde à vue en quarante-huit heures est trop courte. Cet exemple avait été évoqué lors des États généraux de la justice. On va simplifier les procédures, les notifications de droit, mais où cette simplification s'arrêtera-t-elle ?

Le manque de moyens amène des réponses qui, chaque fois, entraînent un recul des droits des personnes. Si nous entrons dans cette logique, nos droits actuels se réduiront comme peau de chagrin.

Je dirai donc intuitivement que les amendes forfaitaires relèvent du bon sens, car elles permettent de gérer une situation que l'on ne peut gérer autrement. Toutefois, elles posent une difficulté, car y recourir revient à mettre le doigt dans l'engrenage. Or, on le constate, le traitement des procédures judiciaires est trop souvent motivé par des problèmes de gestion, au mépris des principes et des droits des personnes.

Cette solution est donc pragmatique, mais ne convient pas du tout sur le plan juridique.

Me Pierre Dunac. - Nous ne constatons pas une diminution drastique de la consommation de stupéfiants, sous l'effet de l'application de ces amendes forfaitaires. Elles n'ont aucune efficacité, ce qu'il faudrait sans doute rechercher.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - J'ai effectué, voilà deux ans, un point d'étape sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, le territoire dont je suis élue. À cette occasion, j'ai rencontré le bâtonnier de la Guyane de l'époque, maître Fabienne Landry, et j'ai été très impressionnée par le travail que réalisaient nos avocats, en dépit des contraintes locales.

J'ai une question spécifique pour maître Laurent Caruso. C'est en Île-de-France qu'atterrissent les vols en provenance de Guyane - l'aéroport d'Orly est à cheval sur les départements du Val-de-Marne et de l'Essonne. Le phénomène des « mules » occupe donc beaucoup la justice de ce territoire. Comment les avocats de votre département parviennent-ils à prendre en charge ce contingent de personnes, souvent perdues et sans famille ? Obtenez-vous de l'aide de la part de vos confrères guyanais ?

Me Laurent Caruso. - Le contentieux de l'aéroport d'Orly est exclusivement géré par le tribunal judiciaire de Créteil, dont c'est une compétence exclusive, non par celui de l'Essonne.

J'ai toutefois eu à connaître le problème des « mules ». Nous n'avons que très peu de moyens pour obtenir des informations permettant de mieux assister ces personnes dans leur défense. C'est une difficulté, vous avez raison de le souligner, d'autant plus que se multiplient les procédures d'urgence - comparution immédiate, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), défèrement. Nous parlons donc d'une défense d'urgence, laquelle ne laisse pas à l'avocat le temps de rassembler des éléments permettant de mieux prendre en charge les personnes en difficulté, exploitées dans le cadre de ces trafics.

Nous n'avons que très peu d'échanges avec nos confrères guyanais en particulier, ou d'outre-mer en général.

Me Pierre Dunac. - Nous avons là une illustration de la répression indifférenciée que nous critiquions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vos déclarations liminaires ont été denses ; nous vous avons bien entendus. Je vous remercie de cet échange particulièrement nourri.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 heures.

Audition de Mme Céline Berthon, directrice générale de la sécurité intérieure (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 13 h 15.