Jeudi 7 mars 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

La caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations - Audition de Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM), MM. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM, et Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes

M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères avec une table ronde sur la caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations. Je remercie nos trois intervenants de s'être rendus disponibles pour cette table ronde. Celle-ci s'inscrit dans le prolongement de celle que nous avons organisée la semaine passée, qui nous a permis de mieux cerner les principaux concepts, enjeux, et acteurs de la guerre informationnelle qui est actuellement menée contre nos démocraties.

Ce cadre étant posé, nous devons nous attacher à caractériser les menaces avec le plus de précision possible. Ce faisant, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une réflexion sur nos propres vulnérabilités, et donc sur le niveau de résilience de nos institutions, et de notre société dans son ensemble, face à ces menaces. Nous souhaitons que vous puissiez nous éclairer, avec votre regard de chercheurs, sur ces différents aspects.

Maud Quessard, vous êtes maître de conférences des universités et directrice du domaine « Europe, Espace Transatlantique, Russie » à l'IRSEM. Vous êtes spécialiste de la politique étrangère des États-Unis, mais votre champ de recherches s'est étendu, plus généralement, aux compétitions de puissance, aux guerres de l'information et aux stratégies d'influence. Maxime Audinet, vous êtes chercheur sur les « stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM). Vous êtes spécialiste de la Russie, et plus généralement sur la place de l'influence dans la politique étrangère des États autoritaires. Vous avez notamment publié plusieurs travaux sur l'influence russe en Afrique subsaharienne et votre ouvrage Russia Today (RT): Un média d'influence au service de l'État russe vient d'être réédité. Laurent Cordonier, vous êtes docteur en sciences sociales et dirigez la recherche de la Fondation Descartes. Vous êtes spécialistes des questions relatives à l'information, à la désinformation et au débat public. Vous avez récemment participé aux travaux de la commission présidée par Gérald Bronner sur « Les Lumières à l'ère du numérique », constituée à la demande du président de la République.

Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maud Quessard, M. Maxime Audinet et M. Laurent Cordonier prêtent serment.

M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Vous avez la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes chacun, après quoi, le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions.

M. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM.- Merci, Monsieur le Président. Je vais revenir sur mon objet de recherche, qui occupe une place assez substantielle dans les débats sur l'influence et les ingérences étrangères. Je viens des études slaves et j'ai travaillé sur les pratiques d'influence et d'ingérence de la Russie. Dans ce vaste sujet, je voulais surtout rappeler en quoi l'invasion à grande échelle de l'Ukraine a transformé et restructuré ce dispositif d'influence informationnelle en mettant notamment l'accent sur la manière dont il cible la France et plus largement l'Union européenne. Dans nos travaux, nous envisageons l'influence informationnelle comme un spectre d'acteurs et d'activités qui s'étend des pratiques bien connues, souvent associées aux soft power comme l'attraction et la persuasion, jusqu'à des pratiques plus nocives et hostiles comme la manipulation et la tromperie. Dans la littérature en science politique, cette influence cesse d'être qualifiée comme telle dès lors qu'elle recourt à la coercition et à la force. On dit traditionnellement que lorsqu'on vous met un pistolet sur la tempe, ce n'est plus de l'influence mais une autre forme de pouvoir qui ne relève pas de notre sujet d'aujourd'hui.

Sur ce spectre, dans le cadre de la Russie, on trouve plusieurs types d'acteurs et je vais essentiellement me concentrer sur les deux grandes catégories qui sont actives notamment en France. Je commencerai par les acteurs étatiques, sans doute les plus importants en raison du caractère autoritaire du régime russe. L'État joue un rôle cardinal dans le domaine de l'influence, avec une supervision extrêmement importante. Parmi ces acteurs étatiques, on distingue trois grandes catégories. Les premiers sont bien connus, il s'agit des médias d'État transnationaux Russia Today (RT) et Sputnik, dont nous avons connu par le passé deux branches francophones : RT France et Sputnik France. Je voudrais signaler l'idée reçue selon laquelle ces médias n'existeraient plus. Vous savez qu'à la suite de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, le Conseil de l'Union européenne a adopté un règlement début mars, aboutissant à la suspension de la diffusion de ces deux médias sur le territoire de l'Union européenne, notamment en France. En décembre, une deuxième vague de sanctions a frappé en particulier l'entité mère de RT - à savoir TV-Novosti située à Moscou - et a gelé l'ensemble des actifs de ces médias sur le territoire européen. C'est à ce titre que RT France a été mise en liquidation judiciaire. Pour autant, il est intéressant de noter que malgré cette suspension de diffusion, qui s'est également traduite par une dé-plateformisation - c'est-à-dire la fermeture des différents comptes et chaînes de RT sur les réseaux sociaux qui s'ajoute au blocage de leur site et de leurs canaux de diffusion audiovisuelle -, on a assisté à un processus d'éviction de ces médias transnationaux russes dans l'ensemble des pays occidentaux, y compris aux États-Unis et au Royaume-Uni, et à une relocalisation de ces médias à Moscou. Ce point est important parce qu'en fait, ces médias existent toujours et si l'on considère uniquement les canaux francophones, Sputnik France a fermé et s'appelle maintenant Sputnik Afrique, avec un ciblage affirmé des audiences d'Afrique francophone. Quant à RT, il s'appelle maintenant RT France : il est basé à Moscou et continue quotidiennement à produire des séquences textuelles et audiovisuelles. Ce media a même recruté un certain nombre de journalistes russes et français sur place et, par exemple - peut-être que ce nom vous est familier - Xavier Moreau, un homme d'affaires français installé à Moscou, très proche de l'extrême droite. Il a été recruté par RT France pour présenter une émission. Nous savons qu'il est historiquement l'une des figures françaises les plus promotrices des informations pro-Kremlin ou pro-russes et peut-être même l'une des personnalités les plus « poutinophiles » du petit écosystème français à Moscou. Je précise que j'ai fait la plupart de mes recherches sur ces acteurs à Moscou, à l'époque où c'était possible puisque maintenant les chercheurs qui travaillent sur la Russie ont énormément de difficultés à retourner sur le terrain.

Je mentionne également - et nous entrons vraiment ici dans le domaine de l'ingérence - que ces médias ont mis en place des méthodes parallèles pour contourner ces restrictions informationnelles et continuer à acheminer leur contenu jusqu'à nos audiences. Concrètement, ils ont fragmenté leur infrastructure numérique. Auparavant, par exemple, RT avait un nom de domaine qui s'appelait « rt.com », avec en France un sous-domaine « françaisrt.com ». Ce nom de domaine a été bloqué par les fournisseurs d'accès à Internet partout en Europe mais RT et Spoutnik ont créé une dizaine de sites miroirs qui sont des sites équivalents aux sites originaux bloqués, mais avec une URL différente accessible aujourd'hui en France sans recourir à un VPN. Ainsi, par exemple, si vous tapez en France « rtenfrance.tv » sur vos différents téléphones, vous accéderez au site de RT en français sans avoir besoin d'un VPN et il s'agit évidemment d'un non-respect des sanctions européennes. Il convient de noter que ces méthodes ne sont pas du tout dissimulées dans le discours russe. Margarita Simonyan, rédactrice en chef de Sputnik, les a mentionnées lors d'une intervention récente en faisant référence aux partisans soviétiques qui utilisaient des méthodes souterraines et de guérilla pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle transpose cette idée dans l'espace informationnel en disant qu'il s'agit désormais de contourner les sanctions européennes. Autant en France on constate pour l'instant que les audiences, après avoir largement chuté, ne reprennent pas la place qu'elles avaient avant, autant, par exemple, en Allemagne, cette méthode du site miroir a été très efficace. Une dizaine de sites miroirs en version allemande de RT ont été créés et, aujourd'hui, ils ont au moins autant voire plus d'audience qu'avant l'invasion de l'Ukraine, avec environ cinq à sept millions de visites de leur site par mois : ce sont donc des méthodes qui peuvent fonctionner.

Je vais aller plus vite sur les autres points dont nous pourrons reparler. Parmi les acteurs étatiques, il y a évidemment aussi les services de renseignement dont on sait que la posture est beaucoup plus agressive depuis quelques mois dans le domaine de l'influence. Je fais référence notamment à l'affaire des étoiles de David qui a ciblé directement la France et on sait désormais que cette opération a été menée par le 5? service du FSB. Faute de temps, je me contenterai de mentionner que ces opérations s'inspirent de ce qu'on appelait à l'époque de la guerre froide les « mesures actives » du FSB qui étaient également des actions d'influence et d'intoxication ciblées sur le camp capitaliste de l'époque.

Troisième catégorie d'acteurs étatiques : les acteurs de la diplomatie numérique, c'est-à-dire la communication officielle des ambassades, du ministère des affaires étrangères et du ministère de la Défense russes. Je me pose toujours la question de l'opportunité, pour certaines chaînes d'information en continu, d'inviter ce type d'acteurs.  En France, il y a un exemple qui marque les esprits : je fais ici référence au porte-parole de l'ambassade de Russie, Alexander Makogonov, qui a été interviewé presque une dizaine ou une douzaine de fois sur différentes chaînes d'information en continu où il déroule le discours et le récit officiel russe sur la guerre en Ukraine, y compris en mobilisant des éléments de désinformation. Si je travaillais pour un service de renseignement russe, j'estimerais que c'est une opération d'influence qui réussit parfaitement puisqu'il parvient à diffuser son discours à une heure de grande écoute, à des centaines de milliers de nos concitoyens, et sans toujours être confronté à une contradiction qui soit à la hauteur.

À côté des acteurs étatiques, on trouve des acteurs non officiels qui n'appartiennent pas à l'État mais à une frange désinstitutionnalisée de l'État russe : on parle d'« adhocratie » dans le jargon académique : dans cette catégorie, nous avons des « entrepreneurs d'influence » dont Evgueni Prigogine est l'incarnation. Je fais ici référence au fondateur du groupe Wagner et des célèbres « usines à trolls » du projet Lakhta, qui est l'un des projets les plus emblématiques des offensives informationnelles de la Russie. On sait d'ailleurs que ce dispositif, depuis la mort d'Evgueni Prigogine, est aujourd'hui en cours de démantèlement avec un phénomène de re captation de cet écosystème - cela vaut d'ailleurs pour le groupe Wagner comme pour le projet Lakhta - et de reprise en main par les services de renseignement. J'attire votre attention sur l'Afrique subsaharienne et le Sahel puisque le Burkina Faso aujourd'hui est le laboratoire de cette nouvelle présence de la Russie post-Prigogine - on y retrouve le 5? service du FSB responsable de l'opération relative aux étoiles de David - qui a repris la main sur de nouveaux pans d'activités autrefois mises en oeuvre par Prigogine. Je mentionne ici un article qui vient de sortir dans Le Monde qui concerne « African Initiative » et nous travaillons en ce moment sur ce nouvel acteur majeur de l'influence informationnelle de la Russie en Afrique francophone. Initialement basée au Burkina Faso, puis dans l'ensemble de la région sahélienne, il a, comme d'autres acteurs de l'influence russe, la particularité de diffuser un récit anti-néocolonial qui cible très explicitement la présence française et réactualise le discours russe visant à critiquer l'interventionnisme occidental.

Enfin, parmi ces acteurs non officiels, nous trouvons des contractuels, que mon collègue Colin Gérard appelle les « contractuels de l'influence » - et je parlerai également de « prestataires d'influence ou de désinformation », qui sont en fait des « technologues politiques », selon l'expression russe, à la tête d'entreprises de marketing numérique. Ces dernières sont directement sous-traitées par l'administration présidentielle et, en particulier, dirigées par deux personnages : Sergueï Kiriyenko, le premier directeur adjoint de l'administration présidentielle ainsi qu'une personnalité à laquelle il faut s'intéresser, Sofia Zakharova, qui dirige le « Centre S » qui, semble-t-il, est aujourd'hui un acteur déterminant des ingérences informationnelles de la Russie dans nos démocraties. Je précise ici que je m'appuie sur des sources ouvertes de presse et que je n'ai pas accès à des informations classifiées.

Ces sociétés ont été bien documentées, notamment par l'agence Viginum que vous connaissez bien, notamment dans le cadre de l'opération RRN « Reliable Recent News » Doppelgänger qui a été mise en oeuvre par deux de ces sociétés - Struktura and Social Design Agency (SDA/ASP) - dirigées par un technologue politique nommé Ilya Gambachidze qui est en lien direct avec les personnalités de l'administration présidentielle que j'ai mentionnées et dont on parle aussi dans les fameux « Kremlin Leaks » . Ces derniers, même s'il s'agit de propagande intérieure, constituent un document à mon avis essentiel pour comprendre avec une précision sans doute inédite les mécanismes d'influence, de désinformation, d'externalisation, d'influence qui sont supervisées, là encore, par le Kremlin.

Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM).- Je vous remercie de nous accueillir à cette audition en tant que chercheurs qui travaillons sur les luttes informationnelles. Pour situer le cadre de nos recherches, je précise que je suis historienne, politiste et spécialiste des États-Unis. Je travaille sur les guerres de l'information depuis la guerre froide et donc avec une perspective sur le temps long de l'évolution des différentes pratiques. Ensuite nous privilégions dans nos travaux une approche par les États et pas simplement par les groupes non étatiques - qui sont aussi très actifs. Cela permet une comparaison entre les États démocratiques et les États autoritaires mais aussi de comparer les bonnes pratiques mises en oeuvre, notamment depuis ces huit dernières années - entre 2016 et 2024 -, pour essayer de contrer ces nouvelles formes de lutte informationnelle et ces activités de désinformation. L'idée que je veux mettre en avant, et sur laquelle je travaille depuis plusieurs années, est de pointer du doigt les difficultés des États démocratiques à coordonner leurs capacités de réponse. La coordination est un mot clé qui est extrêmement présent partout, et pas simplement pour nos institutions françaises ; à cet égard, nous avons la chance d'être dans un État jacobin par nature plus propice à assurer la coordination qu'un État fédéraliste. Pour pousser plus loin la comparaison et aiguiser votre curiosité, je vous parlerai aujourd'hui de ce que j'appelle les « démocraties assiégées » : la démocratie étatsunienne en est un exemple frappant puisqu'elle est particulièrement assiégée par différentes luttes informationnelles qui posent des problèmes de sécurité nationale.

Quelles sont les politiques publiques ont été engagées aux États-Unis depuis les ingérences russes de 2016, qui ont été particulièrement documentées et attribuées ? Où en est la démocratie américaine vis-à-vis de ces pratiques de désinformation ? Pour répondre à ces questions, j'insisterai sur trois points, voire trois points bis. Le premier est que les ingérences étrangères rendent encore plus vulnérables et renforcent la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, en incluant le Canada. Deuxième point : les nouveaux écosystèmes de propagande endogènes, c'est-à-dire générés par des acteurs nationaux et par des puissances étrangères, sont une menace prioritaire pour la démocratie étatsunienne, ce qui ne veut pas dire que c'est sans interaction avec des ingérences étrangères. Troisième point : aujourd'hui, la question de la résilience de la société américaine est particulièrement entravée par la politisation des luttes informationnelles. Mon troisième point « bis » est que cette politisation soulève également des problèmes sur la gestion de l'usage des nouvelles technologies en matière de luttes informationnelles. Il s'agit de savoir comment on doit les encadrer et j'aborderai, si vous le permettez, l'intelligence artificielle ainsi que le débat public aux États-Unis qui entoure ces enjeux.

Comme vous le savez, les puissances démocratiques doivent nécessairement investir le champ informationnel qui est stratégique. Je rappelle que les États-Unis, ont longtemps été dominants dans ce champ informationnel dont ils ont fait un des piliers de leur puissance : ils l'ont même inscrit dans les éléments de doctrine qu'on appelle le DIME (Diplomatie, Information, Militaire, et Économie) et qui fondent la puissance américaine. Cependant celle-ci est aujourd'hui en difficulté. La présente audition étant centrée sur l'ingérence informationnelle, je n'insisterai pas sur les aspects cyber, sauf pour souligner que la première réponse de la puissance américaine aux ingérences informationnelles consiste d'abord à essayer de travailler sur la résilience de l'information, et ce concept s'est traduit dans les faits par la résilience des infrastructures numériques, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour ses alliés et partenaires car, dans ce domaine, la réponse est nécessairement multilatérale. Pour un grand allié comme le partenaire américain, il est évident que cette volonté est mise en avant dans les arènes internationales. Quand je parle d'ingérence étrangère qui renforce la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, je mets en avant le fait que l'inquiétude qui pointe dans le débat public aux États-Unis concerne les grandes opérations d'influence menées par la puissance chinoise, notamment en utilisant des procédés que l'on appelle aujourd'hui « trans-plateformes ». Maxime Audinet vous ayant parlé des ingérences russes, je ne reviendrai pas sur ces dernières qui, dans le processus électoral américain ont été largement documentées depuis 2016. Sans remonter à l'époque de la guerre froide - ce serait utile mais chronophage - je me contenterai de rappeler qu'en août 2023, une des plus grandes opérations trans-plateformes menée par les Chinois a été largement documentée : elle comprenait 7 700 comptes, 954 pages web et 15 groupes directement liés aux forces de l'ordre chinoises ; de plus cette opération ciblait plus de cinquante plateformes comme celles que l'on utilise communément : YouTube, Reddit, TikTok, Medium etc... Ces opérations ont été largement « exposées » - c'est le terme consacré dans l'ensemble des travaux - notamment par la société Graphika, implantée à New York, qui cartographie les luttes informationnelles depuis 2019. Ce qui ressort de nos échanges avec nos partenaires américains est que, depuis septembre 2023, la Chine se livre de plus en plus et de façon sophistiquée à des opérations de désinformation avec des méthodes et techniques qui étaient traditionnellement plutôt l'apanage de la Russie. Ce qui inquiète également nos partenaires américains, comme en témoignent deux rapports dont le premier a été publié en septembre 2023 par le Global Engagement Center du département d'État - qui est une cellule du département d'État ayant pour vocation d'exposer les ingérences informationnelles et étrangères - sont les activités de ce type menées par la Chine non seulement dans l'espace nord-américain ou en Europe mais aussi en Indopacifique. Je tiens à rappeler que les intérêts de la France ne sont pas éloignés et, comme vous le savez, nous avons déjà eu des processus électoraux qui auraient pu être entravés, voire empêchés, par des opérations d'influence de puissances étrangères.

On sait, et je pense que cela a été largement documenté ici au Sénat, que l'influence de TikTok est très présente dans le débat public américain avec l'utilisation de TikTok ou de YouTube par les Chinois comme produits d'appel, comme des objets de divertissement qui peuvent ensuite conduire à des sites ou des messages beaucoup plus politisés. Je vous rappelle aussi que les plateformes, et en particulier Google depuis 2020, ont mis à l'index un certain nombre de chaînes de propagande chinoises qui pointaient du doigt la mauvaise gestion d'un certain nombre de problèmes intérieurs aux États-Unis, et ces pratiques ne sont pas une curiosité exotique qui se limitent au territoire américain. Il s'agissait tout d'abord de pointer du doigt la mauvaise gestion de l'épidémie de Covid-19 qui a préoccupé les Américains, ensuite les protestations contre les discriminations raciales - en particulier celles du mouvement Black Lives Matter - et enfin des sujets comme les incendies en Californie, le point commun de ces actions étant de souligner les défaillances de la puissance publique pour lutter contre des difficultés qui menacent les citoyens américains.

Je redis que ce qui inquiète particulièrement les autorités publiques aux États-Unis, c'est d'abord TikTok et son influence sur la jeunesse de 18 à 29 ans, puisque c'est le média social le plus utilisé sur le territoire américain par cette tranche d'âge. C'est aussi l'utilisation des jeux vidéo en ligne à travers lesquels on peut accéder à certains publics et à des plateformes de discussion où l'on échange d'abord sur les jeux et ensuite sur d'autres sujets. Je rappelle que lorsque l'on se trouve dans un Internet ouvert et dans une société ouverte comme aux
États-Unis, on peut avoir librement accès à des jeux vidéo ou à la plateforme TikTok. En revanche, ce n'est pas le cas en Chine : l'accès à Internet pour la jeunesse y est particulièrement encadré, de même que l'accès à TikTok, dont les contenus diffèrent en Chine de ceux proposés à la jeunesse américaine. Tout cela a été mis à jour dans le débat public américain et documenté.

S'agissant de l'ingérence électorale, c'est le Global Engagement Center du département d'État qui a montré les « graves conséquences » potentielles de telles ingérences sur le processus électoral américain entre 2020 et 2023, en raison des ingérences russes en lien avec l'Internet Research Agency (IRA) de Saint-Pétersbourg dont on sait maintenant, c'est un « marronnier », qu'elle est un élément récurrent de l'influence russe aux États-Unis. Je tiens toutefois à souligner que ce ne sont pas les seuls acteurs qui inquiètent nos partenaires ainsi que nos alliés et qui devraient également nous inquiéter. En effet, des interférences de la Chine et de l'Iran dans le processus électoral américain ont également été bien documentées. De même, lors des dernières élections de mi-mandat, Cuba a également été pointé du doigt pour ses activités d'ingérence, comme cela a été documenté par le Global Engagement Center mais aussi par une note du renseignement américain, rendue publique après avoir été déclassifiée en décembre 2023. Tout cela invite, dans le débat public américain, à la réflexion. Je vous disais en préambule que les États-Unis restent parmi les champions de la maîtrise de l'information comme levier de puissance sur la scène internationale ; toutefois, si l'on regarde bien ce qui a été formulé dans sa doctrine, on trouve beaucoup d'éléments sur la résilience de la puissance cyber mais ce n'est qu'en novembre 2023 qu'a été définie la stratégie à l'égard des opérations dans l'environnement informationnel. C'est la première fois, depuis la guerre froide, que les États-Unis publient un tel document de 24 pages expliquant véritablement ce qu'il faut faire avec l'information.

Mon point de vue critique sur cette évolution est que les États-Unis - l'administration Biden en particulier - ont mis beaucoup l'accent entre 2020 et 2023 sur la résilience des infrastructures stratégiques et critiques en matière d'information en y investissant beaucoup de moyens financiers et en renforçant le rôle du Cyber Command. Cependant, il a été beaucoup plus difficile pour cette administration de s'attaquer aux questions de contenus et de régulation, malgré les efforts déployés pour mettre en place un certain nombre de politiques publiques et créer de nouveaux postes, comme celui de directeur de la technologie et de la démocratie au Conseil national de sécurité. Ce poste a été occupé par un juriste de Harvard, Tim Maurer : c'est un spécialiste des proxy russes en matière d'ingérence numérique. Sous sa houlette, le département de la Sécurité intérieure - U.S. Department of Homeland Security (DHS) qui est le ministère de l'Intérieur aux États-Unis - a essayé de réfléchir à l'encadrement de l'usage de l'intelligence artificielle par les puissances étrangères et a également essayé d'apporter des réponses à tout ce qui avait trait au contenu du conflit en cours en Ukraine. Par ailleurs, le ministère de l'Intérieur aux États-Unis qualifie, depuis 2017, l'infrastructure électorale d'entité critique, ce qui a conduit à la création de l'Agence de Cybersécurité et de Sécurité des Infrastructures (CISA). Celle-ci fait l'objet de beaucoup d'attaques car elle a été perçue non pas comme une agence capable de protéger les citoyens américains pour assurer un processus électoral sécurisé mais, au contraire, plutôt pointée du doigt dans le débat public comme étant potentiellement une agence pouvant censurer une partie de la classe politique américaine. Je souligne ici qu'il n'est donc pas simple de mettre en oeuvre des politiques publiques dans ce domaine.

Par ailleurs, sans empiéter sur le domaine du Professeur Laurent Cordonier, les stratégies de réponse ont été mises en oeuvre par des entités non seulement institutionnelles mais également issues de la société civile. La société Graphika que j'ai mentionnée n'est pas la seule société privée ayant pour but d'exposer les manipulations de l'information et de désinformation aux États-Unis ; je pourrais en citer une dizaine, disséminées sur tout le territoire américain, de la côte Est à la côte Ouest, comme l'agence New Knowledge, ainsi que des organisations ou agences paragouvernementales comme la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) qui finance le développement de technologies pour détecter et contrer la désinformation en ligne, ce qui témoigne de la volonté des autorités publiques de financer la recherche dans ce domaine.

Malgré tous ces efforts, il est très difficile pour le gouvernement fédéral des États-Unis de mettre en oeuvre des politiques publiques qui favorisent la résilience face à des écosystèmes de propagande domestiques et étrangers qui sont de plus en plus interconnectés. Là aussi, et c'est un point bien documenté aux États-Unis par les agences ou laboratoires de recherche, un certain nombre de groupes extrémistes appelant à l'insurrection - je fais ici référence aux événements du capitole de janvier 2021 - ont des liens avec des puissances étrangères qui ont amplifié leur message sur les réseaux numériques. Vous avez tous en tête les enquêtes qui ont été rendues publiques sur les « Proud Boys » ainsi que sur des groupes complotistes comme « QAnon ». Celui-ci, après avoir décliné depuis 2021, a repris de sa vigueur sous d'autres formes et d'autres avatars lors de la campagne de 2024. Beaucoup d'efforts ont été faits avec les grandes plateformes numériques avant le rachat de Twitter par Elon Musk, mais il n'est pas facile aux États-Unis que la société civile puisse s'emparer de ces questions et proposer des éléments de réponse. Un certain nombre de chercheurs, de la côte Est à la côte Ouest des États-Unis, et plus particulièrement à Stanford - qui abrite un observatoire de l'Internet - ont été inquiétés par certaines commissions d'enquête qui les ont accusés de vouloir non pas dénoncer des opérations de désinformation sur la Covid-19, par exemple, ou sur le « Big Lie » entourant l'élection de Joe Biden, mais de vouloir aider à pratiquer la censure de masse. J'attire votre attention sur le fait que ces sujets sont nécessairement clivants car, aux États-Unis, on se trouve sur une ligne très fine entre la volonté de répondre aux différentes menaces de manière globale et le respect des libertés fondamentales individuelles - tout particulièrement la liberté d'expression - surtout car les plateformes bénéficient de la section 230 de la loi sur les communications de 1934 qui leur permet de bénéficier du statut d'hébergeur de contenus ou de fournisseur d'accès et non pas d'éditeur. J'ai dénoncé dès 2021 dans une tribune parue dans Le Monde, le fait qu'il est préférable de parler de « médias sociaux » et non pas simplement de plateformes numériques, car il y a bel et bien des politiques éditoriales menées à travers les différentes plateformes.

Au coeur des pistes de réponse aux menaces informationnelles, on trouve des débats juridiques, comme souvent aux États-Unis, mais il s'agit aussi d'un débat juridique entre les alliés et les puissances démocratiques qui veulent trouver des solutions communes pour essayer de trouver un cadre normatif. Aujourd'hui, le débat et le combat avec les puissances qui pourraient être malveillantes vis-à-vis de nos institutions démocratiques porte aussi sur les normes. Il n'est pas facile d'organiser la résilience et, sans développer davantage ce point, je dirai simplement que l'administration Biden a dû reculer sur un certain nombre de ses initiatives : je mentionne ici la commission qui a été qualifiée de « ministère de la vérité » par ses opposants, en référence à George Orwell, ainsi que le démantèlement d'une ONG qui était soutenue par l'administration et avait pour but de fournir un index des différentes opérations d'information. Aujourd'hui, ce qui pose question, c'est l'utilisation des « deep fakes » et de l'intelligence artificielle, que l'administration Biden a voulu encadrer. L'intelligence artificielle s'est invitée dans le débat public avec la campagne présidentielle de 2024. Il s'agit de la création de contenus visuels qui pourraient tromper les électeurs et de la possibilité de créer des militants robotisés ainsi que de nombreux faux sites d'information. C'est me semble-t-il NewsGuard qui a documenté le fait qu'il y a eu une augmentation depuis l'année dernière de plus de 1 000 % de ces faux sites d'informations qui pourraient imiter à l'identique un site comme le journal Le Monde en France. Tout ceci est donc particulièrement préoccupant et les acteurs malveillants ne manquent pas. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir voulu mettre en oeuvre un certain nombre de politiques d'encadrement et de politiques d'éducation à l'utilisation des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle, mais je laisserai le soin à Laurent Cordonier de développer ce sujet.

Il semblerait que la puissance américaine ait atteint un nouveau paradoxe : elle a mis des moyens techniques et militaires colossaux pour sécuriser l'espace cyber ; ces moyens devraient être dissuasifs mais les vulnérabilités sociales, sociétales, politiques et différentes failles - que nous connaissons tous sous forme de guerres culturelles aux États-Unis - fragilisent ce pays au bénéfice de ses compétiteurs stratégiques ou d'acteurs malveillants à son égard. Les États-Unis apparaissent ainsi comme un colosse aux pieds d'argile dans l'espace informationnel.

En conclusion, il semblerait que les politiques publiques américaines, en raison de la nature même du fédéralisme aux États-Unis, aient fait l'économie de la réflexion sur l'éducation aux médias, le journalisme d'investigation et la bonne communication des institutions publiques. Ce sont des termes qui sont familiers en France et pour l'ensemble des partenaires européens avec lesquels nous discutons sur les bonnes pratiques à mener sur ces enjeux. Ce n'est pas forcément le cas de nos alliés américains, et pourtant nous avons besoin d'échanger avec eux pour travailler en particulier sur les questions de régulation. Je serai heureuse de développer avec vous l'ensemble des pistes que j'ai pu lancer dans notre débat aujourd'hui.

M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes. - Comme vous avez pu le constater, beaucoup de chercheurs et d'acteurs rattachés à des institutions publiques ou privées s'intéressent à la mécanique, au fonctionnement et à la nature des ingérences numériques étrangères, en particulier à leur communication sur Internet. Pourtant, un des seuls messages que j'aurais envie de vous faire passer aujourd'hui est que le secteur qui reste un parent pauvre de la recherche est celui des effets de ces campagnes sur la population nationale. En d'autres termes, on s'intéresse beaucoup à l'offre de désinformation à but d'influence mais beaucoup moins à sa réception. Peut-on par exemple - c'est la question que l'on se pose - quantifier les effets de ces campagnes de désinformation, soit en termes d'adhésion au discours qui est mis en circulation, soit en termes de polarisation au sein de la société ? En effet, nous savons qu'une partie importante des ingérences étrangères qui touchent toutes les démocraties libérales visent à abîmer la qualité de la démocratie en polarisant la population. Elles visent souvent moins à faire passer un message précis de type propagandiste qu'à abîmer la démocratie. Pourtant, aujourd'hui, on manque cruellement de données et d'études sur les effets concrets de ces campagnes de désinformation. Pour combler ce manque, nous sommes en train, à la Fondation Descartes, de conduire une étude sur la pénétration au sein de la population française des récits de guerre des parties prenantes aux différents conflits en cours. L'objectif est non seulement de pouvoir mesurer quelle est l'opinion de la population sur ces différents narratifs mais aussi de déterminer quels sont les facteurs informationnels, sociodémographiques et cognitifs qui sont associés à une plus ou moins forte sensibilité à ces narratifs. Finalement, cela nous permettrait de comprendre comment l'adhésion à certains narratifs peut aboutir à une disposition plus ou moins favorable à soutenir des mesures telles que l'aide militaire de la France à l'Ukraine. Je pense que cet aspect reste encore largement dans l'ombre pour des raisons notamment historiques. En effet, les premiers chercheurs qui ont commencé à s'intéresser à ces campagnes et au fonctionnement d'Internet l'ont fait avec une approche technologique qui permet de tracer des réseaux, de remonter, voire parfois d'attribuer des attaques. Paradoxalement la question de la réception et des effets sur les opinions publiques dans les démocraties libérales a peut-être moins intéressé les sociologues.

D'une manière générale, il faut comprendre - c'est un point central - qu'être exposé à une désinformation ou à un contenu de propagande et d'influence, ne signifie pas nécessairement adhérer ou croire à cette désinformation : l'exposition n'équivaut pas à l'adhésion ou à la croyance. En réalité, la recherche montre que cette relation n'est pas du tout mécanique : il existe des facteurs de sensibilité à la désinformation. Je vais en citer trois sur lesquels il est possible d'imaginer des politiques publiques pouvant permettre de rendre les populations plus résilientes. Le premier concerne de style de pensée, qui peut être plus intuitif ou plus analytique. Les personnes qui, face à des informations nouvelles, se fient avant tout à leur intuition ou à leur première impression pour savoir si cette information est vraie ou non et si elles doivent lui accorder du crédit, sont des personnes qui sont nettement plus sensibles à la désinformation ; toutes les études l'ont montré : c'est un facteur immense dans ses effets et dans sa reproductivité. Au contraire, les personnes qui sont plus analytiques, et qui, face à une information nouvelle, prennent simplement quelques minutes, voire quelques secondes pour y réfléchir - ce processus étant en général de l'ordre du réflexe plus que du niveau conscient - ont tendance à être beaucoup moins facilement induites en erreur par une information fausse. Une source d'espoir réside dans le fait que ces styles de pensée cohabitent à l'intérieur de chacun de nous. Nous sommes tous à la fois intuitifs et analytiques et on bascule tous sur ce continuum. Lorsqu'on regarde une oeuvre de fiction, par exemple, on a intérêt à être sur un mode intuitif parce que si vous vous mettez à essayer de la comprendre de manière analytique - tel personnage est-il vraiment capable de faire ceci ou cela ? - la fiction devient très décevante et l'intrigue ne fonctionne pas. Nous sommes donc tous capables de basculer dans un sens plus ou moins analytique face à des informations mais ce réflexe n'est pas systématique et, en cela, les réseaux sociaux sont particulièrement piégeux car, en général, on va a priori sur les réseaux sociaux pour se distraire plutôt que pour s'informer ou regarder des choses importantes. On se trouve ainsi dans un rapport aux contenus diffusés par les réseaux sociaux qui relève de la distraction et on baisse donc notre « garde cognitive » en nous plaçant sur un mode très intuitif, ce qui permet à des informations de faire plus de dégâts.

Un autre facteur de sensibilité à la désinformation qui peut paraître trivial mais qui est extrêmement important et très connu dans la littérature scientifique, est le manque de connaissances de qualité sur le sujet concerné par la désinformation. Des études ont montré que les personnes qui ont moins de connaissances - même élémentaires - en biologie, étaient d'autant plus susceptibles de considérer comme vraies des informations fausses concernant le Covid. Avec quelques notions de base sur la nature des virus, leur mode de transmission ou le fonctionnement d'un vaccin, on est moins porté à croire, par exemple, les théories farfelues selon lesquelles ces facteurs peuvent aggraver notre électrosensibilité à la 5G ou autres fables qui ont pu se développer.

Le dernier facteur à mes yeux le plus important et sur lequel je travaille le plus est le niveau de défiance à l'égard des sources d'informations fiables et des institutions. Là encore, cela peut paraître assez trivial mais c'est d'une importance cruciale, car c'est du côté de la réception, à mon avis, que se situe le nerf de la guerre. Les personnes qui ressentent une forte défiance à l'égard des institutions et des médias sont celles qui vont croire à peu près à toutes les théories du complot qui peuvent circuler, même si ces dernières sont contradictoires entre elles. C'est quelque chose que l'on peut mesurer expérimentalement ou même dans la réalité quotidienne. Tel est, par exemple, le domaine de mon collègue David Chavalarias, chercheur au CNRS, qui montre que, par exemple, les personnes qui relayent des messages climatosceptiques sur X sont aussi en grande partie celles qui relayent et sont exposées à des messages de désinformation au sujet du Covid, et qui aujourd'hui repostent des messages de propagande du Kremlin, alors même que les liens entre ces questions paraissent ténus. Quand on essaye de caractériser leur profil, on constate que ces personnes sont avant tout marqués par une très forte défiance à l'égard des médias et des institutions. On comprend aussi que si ce phénomène de défiance s'aggrave davantage au sein de notre population, les effets des campagnes d'ingérence étrangères s'en trouveront facilités. C'est sur ce point que je souhaite attirer votre attention : les plus « belles » campagnes de désinformation ou d'ingérence, les plus fines, les mieux équipées en termes d'intelligence artificielle ou de deepfake ne peuvent avoir prise que sur une population dont le système immunitaire cognitif n'est pas assez développé et qui présente donc des facteurs de risque en constituant un terrain favorable, prêt à accepter ces désinformations.

Il est certes très souhaitable de lutter contre l'offre de désinformation, de chercher à la comprendre et de combattre la manière dont elle circule et s'offre au public. Il faut aussi en même temps - et les deux stratégies doivent aller de pair - s'efforcer d'augmenter la résilience de la population nationale et, pour cela, on peut imaginer un certain nombre de politiques publiques. Ces dernières produisent des effets à moyen et long terme plutôt qu'à court terme et on comprend bien, en tant que chercheurs, que le temps du politique n'est pas forcément celui de la recherche. Cependant, améliorer l'acquisition des connaissances de base utiles pour comprendre l'environnement politique et géopolitique dans lequel nos concitoyens et nous-mêmes naviguons tous est une première étape pour lutter efficacement contre l'impact des campagnes de désinformation. Ces connaissances de base concernent l'histoire, la géographie, mais aussi les sciences et toutes les disciplines qui peuvent armer nos concitoyens puisqu'on sait que les personnes les mieux informées sur un sujet ou simplement dotées de connaissances de base un peu solides sont beaucoup moins susceptibles d'être réceptrices d'informations fausses.

Un autre aspect absolument essentiel, que nous avions beaucoup mis en avant dans le rapport de la commission Bronner, est le développement de l'esprit critique. C'est un point central qui doit être probablement renforcé dans la scolarité de nos jeunes concitoyens, en respectant deux conditions. La première est de définir ce qu'est l'esprit critique, étant entendu qu'il ne consiste pas à douter de tout en faisant « tabula rasa », selon la formule de Descartes, L'esprit critique, à mon avis, comporte deux principaux volets. D'une part, il s'agit de prendre conscience de notre état de dépendance épistémique totale : nos propres sens et nos propres expériences étant limitées, nous connaissons le monde essentiellement par le biais du témoignage d'autrui. Si je sais aujourd'hui qu'il y a une guerre en Ukraine, c'est parce que des journalistes sur le terrain me l'ont rapporté. Quand on fait la liste de ce que l'on sait par soi-même, on réalise qu'elle est limitée et qu'on est donc presque toujours dépendant du témoignage d'autrui. Dans ces conditions, le facteur de la connaissance est celui de la confiance et, par ricochet, on peut comprendre que le nerf de la guerre, au niveau individuel, est d'être capable d'attribuer à bon escient sa confiance sur des bases rationnelles plutôt que sur des bases potentiellement émotionnelles, ou d'habitude, etc.

Telle est la première étape de la démarche de l'esprit critique, et la seconde réside dans la compréhension du fonctionnement de notre esprit. Nous sommes tous influencés par des biais cognitifs - que nous préférons appeler des « heuristiques » en psychologie cognitive - c'est-à-dire des raccourcis qui nous permettent souvent de gagner du temps pour nous faire une opinion sur un sujet ou comprendre une situation, mais qui, dans un certain nombre de cas, nous mènent à commettre des erreurs systématiques. Je ne prendrai qu'un seul exemple, celui du biais de confirmation : on tous tendance à favoriser les informations qui vont dans le sens de ce que l'on sait déjà. Une fois que l'on en prend conscience, quand on fait une recherche Google, il devient quasiment impossible de se demander : « ne suis-je pas juste en train d'essayer de confirmer ce que j'ai envie de croire et ce que je sais déjà ? », et donc là, au niveau individuel, on se place dans une attitude qui nous permet potentiellement de ne pas être piégés par notre propre système cognitif.

Toujours au sujet de l'esprit critique : avant d'implémenter quoi que ce soit dans les écoles ou ailleurs, il faut en tester l'efficacité pour ne pas dépenser de l'argent public en pure perte. Il faut également procéder à des tests pour savoir si l'action déployée n'est pas contre-productive. Un certain nombre de pistes d'études nous permettent aujourd'hui de penser - les résultats n'étant pas encore consolidés - que des formations à l'esprit critique mal conduites rendent les gens complotistes. En effet, si on assimile l'esprit critique au doute systématique, alors les gens à qui l'on va apprendre à douter de tout vont effectivement douter de tout.

Le dernier point de politique publique qui me paraît central, sur les aspects que je viens d'évoquer, est de de travailler à retisser un lien de confiance entre les médias, les institutions et la population. C'est une affaire de long terme : la confiance s'abîme facilement mais elle est très lente à recréer. Sur ce point, on peut suggérer quelques pistes que je détaillerai par la suite si vous le souhaitez.

Au final, s'agissant de l'offre et non pas de la réception des informations, on dispose aujourd'hui de quelques leviers grâce au Digital Service Act : il va être possible, par exemple, de mettre davantage en avant sur les réseaux sociaux des contenus fiables, et inversement de moins favoriser artificiellement des contenus non fiables sur des sujets importants liés à la situation internationale. Là encore, cela ne sera possible qu'à condition que l'Arcom - en charge de la mise en application de ce règlement européen en France - se saisisse de cette mission. Je n'en doute pas et je ne suis pas là pour supposer que ce ne sera pas le cas, mais il est clair que l'efficacité du Digital Service Act en France et dans chaque pays européen sera totalement dépendante de la volonté de l'institution nationale en charge de son application. Il appartient donc peut-être aux politiques et à la société civile de contrôler, au moment où l'Arcom implémentera le Digital Service Act, si elle est suffisamment exigeante à l'égard des plateformes.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour votre présence et pour la qualité de vos propos qui ont été articulés de façon à suivre un chemin intéressant. On y trouve la caractérisation de ce que font ou peuvent faire les pouvoirs publics et ensuite les questions de « résilience », même si ce mot à la mode est souvent utilisé sans que personne ne sache exactement ce qu'il recouvre.

Ma première question s'adresse à vous trois et je la pose régulièrement : comment définissez-vous l'influence - c'est le terme que nous avons choisi pour libeller nos travaux -ainsi que l'ingérence et quelle est selon vous la différence entre ces deux notions que vous avez utilisées tour à tour ?

Deuxièmement, M. Audinet, vous avez évoqué le fait que la énième guerre menée par Poutine - puisque cela fait 25 ans qu'il mène des conflits armés, de la Tchétchénie jusqu'à l'Ukraine - a été l'occasion d'une modification structurelle de son dispositif. Celui-ci est-il devenu plus efficace ? L'occasion a-t-elle été propice à tester de nouvelles stratégies ? Avez-vous des préconisations à formuler sur la façon dont l'Union européenne et la France pourraient renforcer leur niveau de sanction et de protection ? En effet, vous avez indiqué que le blocage de certains sites avait été initialement efficace, jusqu'à ce que des sites miroirs permettent de le contourner. Pouvez-vous développer ce point et nous apporter des précisions sur les moyens utilisés par la Russie, en comparant leur niveau avec ceux dont nous disposons, ce qui amène à vous interroger sur les outils que nous devrions mettre en place pour répondre au défi qui nous est lancé ?

Ensuite, Mme Quessard, vous nous avez présenté le modèle américain en insistant sur les enjeux de coordination. Nos travaux nous ont permis de constater que beaucoup de choses sont faites dans ce domaine mais que subsistent des interrogations sur l'efficacité de la coordination entre les acteurs nationaux. Comment améliorer celle-ci, sans prétendre pour autant répondre toutes les attaques mais faire le rapprochement entre les faits constatés dans tel ou tel secteur ? Comment la France s'y prend-elle pour identifier les campagnes de désinformation et ensuite pour y opposer un contre-narratif ou, en tout cas, mettre en valeur notre vision des choses ?Sur ce dernier point M. Audinet, pouvez-vous nous apporter des précisions sur le modèle qui est en train d'être mis en oeuvre par les Russes au Burkina Faso ? Je rappelle ici que les opérations menées au Mali nous ont fait très mal ces dernières années.

J'ai été l'un des co-rapporteurs du rapport d'information de la commission des affaires étrangères du Sénat consacré à la stratégie française pour l'Indopacifique à l'aune de la réalité et on se rend bien compte que, tant pour les Américains que pour les Français, élaborer une stratégie est souhaitable mais l'efficacité c'est encore mieux. Il faut vraiment progresser dans ce domaine car cette zone Indopacifique est le nouveau centre névralgique de demain et même d'aujourd'hui ; elle constitue un enjeu majeur pour la France qui est la seule puissance européenne présente physiquement et militairement dans cette partie du monde. Mme Quessard, quels sont, selon vous, les moyens à déployer dans ce domaine, sachant que vous avez, semble-t-il, évoqué en creux le référendum en Nouvelle-Calédonie ainsi que les élections en Polynésie ?

S'agissant des États-Unis, je note que vous avez opportunément parlé de l'agence qui protège notamment le processus électoral, car les travaux de notre commission tirent également leur origine de nos inquiétudes à l'égard de ces questions électorales. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce qui est prévu concrètement par les États-Unis dans ce domaine ? Y'a-t-il des pistes de réflexion dont vous pourriez nous faire part sur ce qu'il serait possible de faire en France et en Europe en matière de protection de l'intégrité des élections, à l'approche des élections européennes ?

Je m'adresse à présent à vous trois : vous avez, à juste titre, beaucoup parlé d'intelligence artificielle car nous ne sommes qu'au début de la compréhension de ce que pourrait apporter l'IA dans le débat public et dans l'ensemble de la société. J'ai envie de comparer cette mutation à l'arrivée du chemin de fer au XIXème siècle. Quelles sont, dans ce domaine, les réponses possibles de la part des différents États et quelles seraient vos propositions d'action pour notre pays ?

Je voudrais également vous interroger sur la différence de stratégie entre les États unitaires et les États fédéraux ? Je note d'ailleurs que, s'agissant de la France, vous êtes l'une des rares aujourd'hui à avoir souligné les avantages de l'État jacobin, ce qui, dans le contexte actuel, nous parait assez osé mais néanmoins intéressant pour le sujet qui nous occupe.

M. Cordonier, pouvez-vous également développer la problématique du lien de confiance ? Je rejoins ici vos propos : aujourd'hui, le climat politique est tel que plus personne n'a confiance en personne, que tout se vaut, aussi bien la vérité que l'alter-vérité et que plus personne ne considère, comme c'était le cas il y a très longtemps, que les paroles d'un président, d'un ministre ou celles prononcées au journal de 20 heures est essentielle. Aujourd'hui on compare les propos tenus par le Président avec ceux qui peuvent être exprimées dans certaines émissions de divertissement.  Peut-être pouvez-vous formuler des propositions de nature à renouer ce lien de confiance ?

J'ai encore beaucoup de questions à vous poser mais je me suis efforcé de balayer les principales à ce stade.

M. Dominique de Legge, président. - Sans vous surcharger de questions, et dans le prolongement de ce que vient de dire notre rapporteur, j'ai relevé, M. Cordonier, que vous expliquez que plus les gens sont en situation de défiance par rapport aux institutions et plus ils sont sensibles aux messages erronés. Ensuite, vous préconisez de sensibiliser la population à la nécessité d'exercer son esprit critique. Cependant, cette sensibilisation, a priori, doit nécessairement passer par le canal des institutions envers lesquelles la population concernée est, par hypothèse, défiante : donc, comment fait-on ?

Également dans le prolongement des propos de Rachid Temal sur l'intelligence artificielle, je distinguerai deux volets. Il y a l'intelligence artificielle qui attaque et celle qui permet de détecter, voire de riposter.

Je vous propose à présent de vous livrer à l'exercice impossible qui consiste à répondre à ces interrogations sans dépasser cinq minutes pour chacun d'entre vous afin de laisser le temps aux autres commissaires de vous interroger.

M. Maxime Audinet. - Merci pour ces questions. Tout d'abord, la définition de l'ingérence et de l'influence revient un peu comme un serpent de mer dans ce type de débats. On n'emploie pas ces notions de manière interchangeable car elles ne renvoient pas aux mêmes pratiques et il ne faut absolument pas les penser dans un continuum. Ce sont deux choses différentes qui peuvent se cumuler ou être déployées de manière séparée. Très concrètement, une ingérence c'est finalement un mode opératoire qui consiste à interférer et à intervenir dans une situation sans y avoir été autorisé. Voilà pour la définition très générique de l'ingérence, alors que l'influence - surtout dans la science politique américaine - a été pensée non seulement comme un mode d'expression du pouvoir mais aussi comme une relation. L'influence, selon la définition qu'en donne Robert Dahl, est une relation entre des acteurs - humains en particulier - où la volonté, les désirs, les préférences ou les intentions d'un ou plusieurs acteurs vont affecter les actions ou les prédispositions à agir d'un ou plusieurs acteurs conformément à la volonté, aux préférences ou aux intentions de l'acteur qui va influencer. Je précise à nouveau que l'influence s'arrête là où commence la coercition et je vous renvoie sur ce point aux travaux de Stephen Lukes. En combinant ces deux notions, on trouve, d'abord, des acteurs qui sont dans un mode opératoire relevant de l'ingérence. C'est par exemple le cas des services de renseignement, et en particulier des unités en charge de l'ingérence qui vont pénétrer nos systèmes informationnels et mener, sans y avoir été autorisés, des campagnes comme celle des étoiles de David. Il peut y avoir, combinée à cette activité d'ingérence, une volonté d'influencer la population et là encore, on peut reprendre l'épisode des étoiles de David qui s'est déroulé de manière très opportune à un moment où la société française était extrêmement tendue en raison des attaques terroristes du 7 octobre : il suffisait alors de jeter une allumette dans un baril de poudre et, de ce point de vue, la manipulation a fonctionné puisque l'ensemble des médias en ont parlé.

S'agissant de la mise à niveau de nos moyens, je rappelle d'abord que les pratiques d'ingérence et d'influence sont presque séculaires concernant la Russie qui, contrairement à la France, a une culture de l'influence et de la désinformation. On se souvient de la désinformation relative aux Protocoles des Sages de Sion diffusée à la fin du XIXème siècle à l'époque tsariste. On peut également citer les opérations du KGB pendant la guerre froide et on sait qu'il y a des filiations institutionnelles entre des institutions actives à l'époque de la guerre froide et des institutions toujours actives aujourd'hui comme le FSB - le Service fédéral de sécurité -, le SVR - le Service fédéral de protection et le GRU - laDirection principale du renseignement -, qui sont des émanations du KGB issues du démantèlement de celui-ci après la chute de l'Union soviétique. Ainsi, cet écosystème s'adapte au fil du temps et on le voit très bien depuis l'invasion de l'Ukraine. De ce point de vue, on peut parler d'une forme de clandestinisation des pratiques d'influence de la Russie qui apparait comme un retour de boomerang. En effet, l'argument politique qui avait été avancé consistait à interdire les médias d'État transnationaux russes qui agissaient à découvert en les considérant - au même titre que certaines entreprises, et certains diplomates ou individus - comme complices de la justification de l'invasion de l'Ukraine par l'État agresseur russe. Bien entendu, et comme on pouvait l'anticiper, cette volonté de tarir ces flux informationnels officiels et visibles s'est traduite en fait par une intensification de flux informationnels plus clandestins et moins visibles a priori. C'est d'ailleurs tout le sens des activités conduites par l'agence Viginum et cela constitue une partie de la réponse que je voulais apporter, à savoir que je rejoins totalement les propos de Laurent Cordonier sur la nécessité de politiques de long terme qui recouvrent deux aspects. Tout d'abord, la guerre de l'information n'est pas une lutte à mort mais un combat permanent. La désinformation ne va pas s'arrêter, a fortiori, dans un contexte où les acteurs de la désinformation s'approprient les nouvelles technologies numériques permettant de viraliser leurs contenus en réduisant de plus en plus les coûts de production de la désinformation. Il est donc clair que tant que nous n'aurons pas traité des vulnérabilités internes à nos sociétés, les acteurs de ce type d'ingérences pourront continuer leurs activités. C'est d'autant plus vrai que nous sommes des démocraties libérales et des sociétés ouvertes ; il faut évidemment que nous le restions, sans succomber à la tentation de fermer nos espaces informationnels, ce qui est le propre d'un certain nombre d'États autoritaires qui s'efforcent de « souverainiser » leurs infrastructures numériques, avec d'ailleurs plus ou moins de succès puisque, par exemple, l'Iran ou la Chine ont un internet beaucoup plus fermé que l'internet russe qui s'est construit de manière très chaotique et reste donc encore ouvert. Cette dernière observation permet d'expliquer qu'on puisse encore continuer à étudier la Russie depuis l'extérieur et c'est un des projets de recherche que nous menons.

Par ailleurs, s'agissant de votre question sur la défiance, il me parait important de souligner que nous sommes face à des acteurs - exogènes ou endogènes - qui épousent totalement ce qu'on appelle la « post-vérité », c'est-à-dire le brouillage de la frontière entre la réalité factuelle et l'opinion fondée sur les émotions. RT et Spoutnik ont un credo extrêmement relativiste et assument totalement ce type de positionnement dans leur production informationnelle : sans entrer dans les détails, on le détecte très bien dans la manière dont ils construisent l'information. Sans vouloir citer des noms - certaines commissions parlementaires travaillent en ce moment sur ce sujet - certains acteurs endogènes, notamment dans l'espace médiatique, s'appuient sur le même type de logique. Je pense par exemple à un acteur comme CNews qui d'ailleurs, comme RT, dans l'espace informationnel global, se rattache au modèle originel de Fox News qui a été fondé et pensé dans une logique de clivage par rapport à la norme médiatique en cherchant à montrer que l'espace médiatique serait dominé par ce qu'on appelle parfois des médias « mainstream » - pour employer un langage très utilisé par RT - à savoir des médias dominants supposément univoques, face auxquels les médias clivants que j'ai mentionnés se présentent comme des sources qui vont faire apparaitre l'autre face de la vérité. En réalité, ce phénomène se traduit par un affaissement et une fragilisation de ce que Hannah Arendt appelait la « matière factuelle », qui est le socle commun sur lequel se fonde le débat démocratique. Un certain nombre de ces acteurs cherchent justement à fragiliser cette norme que nous avons en commun dans le débat public en diffusant des contenus qui ne sont pas des informations mais des opinions et des commentaires permanents, plus ou moins crédible et plus ou moins douteux. Il faut en avoir conscience et, à mon avis, tel le sens des auditions menées dans ce domaine par la commission d'enquête que j'évoquais.

J'en termine en évoquant le cas du Burkina Faso qui est intéressant. Je rappelle que la République Centrafricaine (RCA) et ensuite le Mali - mais surtout la RCA - ont servi de laboratoire à la présence non officielle de la Russie dominée par un acteur comme le groupe Wagner et ce que nous avions appelé la « galaxie Prigogine ». Maud Quessard a mentionné l'Internet Research Agency (IRA) russe et sa participation au projet Lakhta qui a ciblé les États-Unis, l'Europe mais aussi l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui, le Burkina Faso est en train de devenir la vitrine de cette présence post-Prigogine qui est beaucoup plus étatique et plus dominée par le ministère de la Défense russe ainsi que les services de renseignement de ce pays. Notre hypothèse, à ce stade, est la suivante : puisqu'il s'agit d'acteurs étatiques avec des bureaucraties très lourdes - la Russie, de ce point de vue, abrite un peu comme la France, des administrations qui manquent parfois de fluidité, ce qui est le lot commun à toutes les bureaucraties - on peut supposer qu'il y aura probablement moins de flexibilité d'action et de créativité dans cet espace informationnel. On sait que Prigogine était présent derrière tous les acteurs liés à son appareil d'influence, par exemple dans la production de films et de clips sur les réseaux. C'était un acteur de nature entrepreneuriale et en fait quasiment semi-privé ; c'est pourquoi on parle « d'entrepreneurs d'influence » en utilisant un langage presque managérial ; ces acteurs ont un « business model » et cherchent à gagner du capital symbolique, financier et parfois politique. La logique et l'adaptabilité n'est pas la même quand on fait face à des acteurs qui sont des services de renseignement ou un ministère de la Défense.

Mme Maud Quessard. - Merci beaucoup pour vos excellentes questions. S'agissant de la terminologie, Maxime Audinet y a en partie répondu et je vous renverrai à nos travaux publiés en janvier 2021 dans un ouvrage intitulé Les guerres de l'information à l'ère numérique. Ce n'est pas tant pour faire de la publicité pour des travaux menés avec un certain nombre de collègues français et européens que pour souligner l'importance du choix des termes. Il y a une différence entre ingérence et influence et on trouve différentes formes d'influence, qu'elles soient malveillantes ou qu'elles correspondent à ce que le politologue américain Joseph Nye, qualifie de « soft power ». Je voudrais préciser ici qu'il n'y a pas de « soft power » en Russie ou en Chine. Je ne veux pas - et c'est extrêmement important - qu'il y ait de confusion sur ce point. Quand on parle de « soft power », on parle du modèle d'un État et de sa capacité d'attraction ou de séduction dans un modèle démocratique, et cela fait partie du contre-narratif. Si on veut que ce dernier soit audible aussi bien sur le territoire national qu'à l'extérieur, il faut qu'on puisse être solide sur nos institutions. Je mentionne ici le classement international dit de Portland - ou « Soft Power 30 » - publié en juillet de chaque année et qui essaie de répertorier tous les éléments permettant aux États d'exercer une influence bienveillante et efficace. Il y a quelques années, en 2017, la France était au sommet de ce classement et je pense qu'il est salutaire d'apporter des éléments positifs et moins hystérisants dans le présent débat.

S'agissant de la coordination de la réponse, tout d'abord, j'ai insisté sur l'importance de la coordination des acteurs institutionnels et surtout de la bonne entente entre les acteurs qui agissent pour la sécurité intérieure et ceux qui sont en charge de la sécurité extérieure. Le partage d'informations entre ces institutions est fondamental pour faire face à des écosystèmes de propagande de puissances étrangères interconnectés avec des acteurs endogènes : il faut faire le lien entre les deux pour prendre des mesures efficaces. Je ne stigmatise pas ici la France ou nos partenaires européens mais l'enjeu représenté par ce cloisonnement constitue un « marronnier » dans tous les États qui connaissent un problème organisationnel, particulièrement aux États-Unis. Beaucoup de travail a été fait sur ces questions mais des points doivent encore être améliorés : le travail en silo est pointé du doigt depuis les ingérences étrangères de 2017 et il l'a même été antérieurement. Il faut donc encore avancer sur ces questions, sans doute aussi ici, en faisant la navette...

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pardon de vous interrompre : pourquoi dites-vous « sans doute aussi ici en France » ?

Mme Maud Quessard. - Parce que le cloisonnement n'est pas l'apanage de l'administration française ; ce n'est pas forcément une volonté, c'est un constat.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous estimez donc qu'il faut améliorer la coordination au sein de nos services ?

Mme Maud Quessard. - Nous avons besoin de plus de fluidité dans les actions et dans le partage de ces activités. La France a également la chance d'être un État centralisé, ce qui facilite ces interactions, parce que quand on se compare avec d'autres États - c'est l'objet de mes recherches - on constate que certains ne bénéficient pas toujours de cet avantage. C'est particulièrement vrai aux États-Unis qui doivent recourir à ce qu'on appelle des « processus interagences » car des myriades d'agences traitent des questions d'information ou de désinformation.

C'est pour cette raison qu'après les événements de 2016 et l'ingérence russe dans le processus électoral américain, il y a eu un grand débat sur l'opportunité de relancer l'Agence d'information des États-Unis - à laquelle j'ai consacré tout un ouvrage - et qui élaborait des contre-mesures face à l'Union soviétique de l'époque. Je vous renvoie à mes travaux parce que le précédent que constitue l'Agence d'information des États-Unis est resté dans le « mindset », l'état d'esprit ou la « carte mentale » des décideurs américains.

Pour être plus efficace sur le narratif et le contre-narratif, il faut donc une coordination de la réponse et également travailler sur nos propres modèles ainsi que la manière dont on les « vend ». Aujourd'hui le modèle américain et le narratif qui l'accompagne - qu'on appelle « la communication stratégique » dans les milieux de défense ou de diplomatie - fonctionne un peu moins bien à l'extérieur sur les zones auxquelles nous sommes rattachés.

L'enjeu concerne non seulement les pays alliés - censés être déjà plus ou moins acquis à ces narratifs - mais aussi et surtout ce qu'on appelle le Sud global ou les pays du Sud. En Indopacifique, les débats sur la manière de lutter contre les ingérences étrangères sont particulièrement importants, et pas uniquement sur la zone d'influence française. J'attire votre attention sur le fait que de nombreux forums sont organisés sur ces questions non seulement en Asie-Pacifique mais aussi en Amérique du Nord. Il y en aura un au Canada à la fin du mois de mars qui réunira peut-être trois représentants européens, des représentants nord-américains et plus d'une dizaine d'États appartenant à la zone Indopacifique - parmi lesquels le Japon, Taïwan, et la Corée du Sud - qui s'interrogent sur ces questions. Les discussions entre ces démocraties situées dans cette partie du monde porteront sur les échanges de bonnes pratiques et de politiques publiques.

Vous m'avez également interrogée sur l'agence CISA : celle-ci a été particulièrement vilipendée par les opposants à l'administration Biden et pourtant elle est au coeur du processus de sécurisation des élections américaines. Je fais ici le lien avec la question que vous m'avez posée sur le fédéralisme en précisant que la limite de la CISA est d'être une agence fédérale, ce qui signifie que, pour sécuriser le processus électoral, elle ne peut qu'émettre un guide de bonnes pratiques destiné à l'ensemble des cinquante États qui disposent chacun d'un pouvoir de décision sur l'organisation des élections et la lutte contre la désinformation. Si ces recommandations ne sont pas appliquées de manière homogène sur l'ensemble du territoire, cela peut conduire à une inégalité de la sécurisation du vote et de l'espace informationnel. Les vulnérabilités sont donc importantes en raison de la nature fédérale des États-Unis ; par suite, quand on discute avec nos alliés et partenaires sur la mise en place de bonnes pratiques à l'échelle nationale ou européenne - en vue notamment des prochaines élections -, il faut aussi penser à l'application de ces mesures dans nos États dont l'organisation n'est pas la même. N'étant pas particulièrement jacobine, j'ai simplement souligné la possibilité pour la France de mettre en oeuvre plus facilement des politiques publiques que dans d'autres États; on peut s'en réjouir, notamment en matière d'éducation - y compris aux médias - et on constate l'existence d'un frein important aux États-Unis dans ce domaine. On peut se battre la coulpe en estimant que notre pays n'en fait pas assez mais l'étude que j'ai menée avec Laurent Cordonier au printemps 2023 aux États-Unis sur ces questions, nous a amené à conclure que la possibilité de développer des programmes d'éducation aux médias - nous en avons d'ailleurs déjà - constitue un grand pas par rapport à d'autres États démocratiques qui n'ont pas cette possibilité.

Par ailleurs, je rejoins totalement vos propos sur les deux volets de l'intelligence artificielle et je pense avoir pointé les vulnérabilités américaines dans ce secteur. S'agissant de l'avantage technologique des États-Unis - même s'il s'agit de nationalisme technologique dans le cadre de la rivalité avec la Chine, plus encore qu'avec la Russie -, j'estime que les Américains n'ont pas investi simplement pour faire face au risque d'avoir un talon d'Achille et de créer de nouvelles vulnérabilités mais aussi pour identifier - et peut-être avec la volonté de stopper - l'utilisation malveillante de l'intelligence artificielle. Il ne faut pas que seuls les politiques et les ingénieurs sachent bien utiliser cet atout technologique : l'ensemble de la population civile doit être familiarisée avec ces outils. Je plaide donc pour l'éducation aux médias et à l'utilisation des nouvelles technologies en faveur de toutes les catégories de la population et pas simplement aux enfants et aux jeunes qui se débrouilleront sans doute bien mieux que moi-même ou d'autres dans ce domaine technologique.

M. Laurent Cordonier. - Merci pour vos questions. Si j'avais la solution permettant de reconstituer la confiance entre les institutions et le public, j'obtiendrais probablement un prix Nobel ; ce n `est pas le cas mais je vais tout de même essayer de vous apporter des éléments de réponse à partir de deux exemples. Le premier est une étude que nous avons publiée en 2021 avec mes collègues Gérald Bronner et Florian Cafiero dans laquelle nous montrons qu'au niveau international, il existe une corrélation quasi linéaire - d'une force que j'ai rarement vue en sciences sociales - entre le niveau de corruption du secteur public et le niveau d'adhésion aux théories du complot au sein des pays étudiés : plus le secteur public est corrompu et plus les populations sont complotistes, ce qui, en creux, est un résultat plutôt positif pour la France dont le secteur public est très peu corrompu par rapport à certains pays non-occidentaux, ce qui s'accompagne d'un niveau de complotisme relativement faible dans notre pays. Il y a donc des motifs d'espoir.

Cet exemple illustre l'importance de l'exemplarité. La confiance se mérite et des institutions ainsi que des agents du service public exemplaires contribuent à créer de la confiance. Les cas dans lesquels un ancien président de la République est traduit devant les tribunaux ou condamné, ou encore les cas d'arrestation de policiers pour corruption peuvent faire beaucoup de mal à ce lien de confiance

L'autre exemple est tiré de certaines études que je mène actuellement et qui me permettent de constater que l'institution dont la défiance est le plus corrélée à la mentalité ou à la sensibilité complotiste des individus, c'est la justice. On voit ici très bien comment on peut essayer de retisser un peu de confiance autour de la justice, notamment en expliquant mieux le fonctionnement de cette institution. Celle-ci est extrêmement complexe et les citoyens ne comprennent pas toujours ses décisions ; on peut facilement se dire qu'il n'est pas normal que telle ou telle condamnation ou absence de condamnation soit prononcée, qu'un tel soit condamné ou pas, ou encore que la peine soit trop légère ou trop lourde. S'agissant d'un domaine extrêmement technique avec énormément de considérations prises en compte au moment de la procédure de délibération du jury ou du juge, tant qu'on n'arrive pas à expliquer à la population les motifs des décisions et pourquoi des circonstance aggravantes ou atténuantes sont retenues, on comprend que la défiance à l'égard de la justice ne peut être qu'importante puisqu'elle va agir comme une boîte noire à l'intérieur de laquelle on peut imaginer tout un tas de choses. Si on arrive à améliorer la transparence d'institutions comme la Justice - au sens où il faut expliquer à la population les mécanismes qui s'y déroulent - et à faire progresser leur rapidité de traitement des dossiers, on ne peut qu'augmenter la confiance dans ces institutions et, par ricochet, rendre la population nationale moins sensible aux théories du complot et à toutes sortes de théories de désinformation.

Pour ce qui est des médias, je mentionne les réflexions menées notamment par Reporters Sans Frontières avec son initiative Journalism Trust Initiative (JTI) qui vise à reconstruire un lien de confiance entre les populations et les médias en établissant des normes journalistiques analogues à des normes ISO qu'il faut respecter pour mériter la qualification de contenu journalistique médiatique. Cette méthode n'évalue pas le contenu de l'information mais la manière dont elle est produite, en respectant un cahier des charges, des chartes déontologiques et le travail d'enquête du journaliste. Je pense que soutenir et améliorer de telles initiatives permettant aux citoyens de savoir qu'une information provient d'un média labellisé - sur sa manière de travailler mais pas sur sa ligne éditoriale - peut permettre à tous de naviguer dans le monde informationnel avec plus de simplicité ; autrement, très franchement, je ne suis pas sûr que la connaissance du monde médiatique et du fonctionnement que nous avons autour de cette table soit partagée par beaucoup de nos concitoyens. Là aussi, il s'agit d'une sorte de boîte noire dont les rouages ne sont pas visibles du grand public et les expliciter ne peut être que bénéfique pour retisser de la confiance.

S'agissant de la formation à l'esprit critique, je constate que, par chance, cette formation peut être prise en charge par l'Éducation nationale qui reste une des institutions qui suscite beaucoup de confiance auprès de la population, et en particulier auprès des parents -presque autant que l'hôpital comme le montrent des études. On a donc là des marges de manoeuvre, ce qui me permet de finir sur une note positive.

En effet, il ne faut pas trop noircir le tableau de la désinformation en France, d'abord parce que notre pays bénéficie d'un faible niveau de corruption selon les indicateurs internationaux. Il faut aussi se méfier des échelles de mesure déclarées de la confiance dans les institutions. Je les utilise moi-même mais ces indicateurs mesurent très probablement un phénomène qui ne correspond pas nécessairement à la confiance au sens où on l'entend habituellement. Par exemple, je citerai l'épisode du décès d'une figure de la complosphère francophone, médiatisé pour avoir obtenu le Nobel pour sa découverte du virus du sida avant de développer par la suite des thèses que je qualifierai d'exotiques. Le premier média à rapporter son décès a été France Soir - sous sa nouvelle mouture, éloignée du vrai journal qui existait auparavant. Or la première réaction sur Internet des personnes sensibles aux thèses du complot a été de de conseiller d'attendre que cette information soit confirmée. Cela démontre que, quand ils veulent être sûrs d'une information, ceux qui déclarent un niveau zéro de confiance dans les médias accordent plus de crédit aux journaux comme Le Monde ou Le Figaro qu'à leurs propres canaux d'information. Cela traduit sans doute le fait que les indicateurs que j'ai mentionnés mesurent non pas tant un niveau de « confiance épistémique » qu'un rapport de la personne aux médias dont elle va, tout en accordant un certain crédit aux informations que ceux-ci délivrent, penser qu'ils servent une ligne éditoriale cachée. Les personnes sensibles aux théories du complot vont ensuite extrapoler en imaginant que cette ligne est « de mèche » avec les gouvernements mondiaux ou autres. Je pense ainsi qu'il ne faut pas trop noircir les capacités de nos concitoyens en France à être intelligents et à être capables de séparer le bon grain de l'ivraie. J'ajoute qu'en France, une faible partie de la population bénéficie d'une très grande amplification à travers les réseaux sociaux. Il est donc important de mesurer les effets réels des campagnes de propagande et de désinformation en France ; on les surestime en examinant ce qui se passe sur les réseaux sociaux où, précisément, ces effets sont artificiellement amplifiés par ceux-là même qui ont créé ces campagnes et je précise que ce phénomène est documenté. J'estime donc que des mesures régulières seraient très opportunes dans ce domaine ; elles ne sont pas réalisées systématiquement parce que les sujets sur lesquels portent ces campagnes varient énormément dans le temps et dans leur forme, ce qui nécessiterait de renouveler à chaque fois les items sur lesquels on veut tester l'adhésion de la population, en évitant de retomber dans le piège des questions auxquelles les gens répondent non pas à la question elle-même mais pour manifester leur défiance dans les institutions. Trouver les bonnes méthodes de mesure n'est donc pas trivial.

Mme Nathalie Goulet. - Notre sujet est vaste... Vous avez beaucoup parlé de la Russie ainsi que des chaînes d'information russes. Pour ma part, je voudrais vous parler d'Al Jazeera et du Qatar. Avez-vous travaillé sur ces questions ? (hochements de tête). Vous me faites signe que ce n'est pas le cas ; pourtant, Al Jazeera est un média d'influence important et il n'y a pas que la Russie comme acteur dans ce domaine des médias.

Deuxièmement, j'ai beaucoup travaillé sur le terrorisme, notamment au moment des attentats où on avait appelé les chaînes d'information à plus de responsabilité et de respect, de façon à éviter que les journalistes envahissent les lieux attaqués en risquant de gêner à la fois les policiers et les secours : on avait alors à peu près trouvé un modus operandi.

Diriez-vous aujourd'hui qu'il faudrait que les acteurs publics soient plus responsables dans leurs propos de façon à ne pas entraîner avec eux des flots d'ilotes irresponsables ? Je pense notamment à des très hauts responsables politiques qui critiquent des décisions du Conseil constitutionnel au moment où on a besoin de confiance dans la justice, comme vous l'avez souligné. Vous avez également parlé de confiance dans l'école au moment où les professeurs sont attaqués de toutes parts, avec une situation certes minoritaire mais néanmoins inquiétante ; enfin, vous avez évoqué le secteur de la santé à un moment où, là aussi, on observe des brèches de complotisme et où le secteur médical est très affaibli par une situation financière très difficile. Ces trois piliers que vous avez cités sont donc aujourd'hui fragilisés pour des raisons différentes, la justice ayant pourtant un assez bon budget et la santé devant faire face à des problèmes de complotisme liés aux crises sanitaires qui s'ajoutent à ses autres difficultés. Comment pensez-vous qu'on puisse redresser la barre ? Vous avez souligné le rôle majeur d'une minorité agissante sur les réseaux mais il y a quand même, dans l'ensemble du pays, un mouvement de défiance à l'égard des trois institutions que vous avez considérées comme des piliers de base.

Enfin, l'éducation aux médias est une cause nationale que le Sénat a votée et introduite dans notre droit il y a plusieurs années. Comment, selon vous, améliorer cette éducation aux médias qui est évidemment une base très importante pour contrecarrer cette désinformation et repousser cette influence néfaste pour notre pays dans son ensemble ?

Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite rebondir sur vos observations à propos de la création de chaines comme CNews car nos concitoyens regardent aujourd'hui bien souvent les chaînes d'information en continu. Ne faudrait-il pas, par le biais de l'éducation ou par le biais d'un bandeau apparaissant à l'écran, faire en sorte que les personnes sachent d'où on leur parle et qui leur parle, puisque vous avez bien souligné la différence entre le contenu d'opinion et le contenu d'information ? En effet, bien souvent, nos concitoyens - même s'ils sont, j'en suis intimement persuadée, relativement éclairés, mais pas tous - peuvent être pris dans le piège de ces informations que je ne veux qualifier ni de fausses ni de vraies, mais qui traduisent un certain point de vue assez univoque. Avant le phénomène de concentration des médias, vous pouviez lire des journaux en sachant d'où le journaliste parlait. Depuis l'acquisition des journaux par les mêmes actionnaires, il y a eu une dilution de l'information. Je veux bien qu'on parle d'esprit critique mais celui-ci se forme à partir d'une information elle-même basée sur des éléments que nous ne percevons pas tous de la même manière. Je serais donc très intéressée par votre point de vue à ce sujet.

Enfin, pour retisser un peu de la confiance il faut, par définition, ne pas baigner dans un flot de défiance, or aujourd'hui, notre société a un peu hérité - et je ne critique ici en aucune façon l'État - d'une tendance très procédurière « à l'américaine », où on met en cause tout et n'importe quoi sur la base d'arguments parfois non vérifiés ou dont on peut douter de la véracité. Quel est également votre regard dans ce domaine ?

M. Teva Rohfritsch. - Je suis sénateur de Polynésie et souhaiterais savoir si vous considérez que la zone Pacifique constitue un point de fragilité. Vous avez mentionné la Chine, qui est particulièrement active dans la région, mais les États-Unis se sont également bien réveillés et, de ce fait, on se retrouve en Polynésie au milieu d'une sorte de tectonique des plaques. Avez-vous identifié des points de surveillance particuliers ou des mouvements prononcés que, pour notre part, nous percevons aujourd'hui localement ?

Plus généralement, on a finalement le sentiment qu'il faudrait évoluer vers une société de certification permanente, alors qu'à travers les logiques qui, très souvent, s'affrontent, c'est normalement la pluralité de l'information qui permet la comparaison et de se forger soi-même une opinion. Le risque, en s'efforçant de trop réguler le secteur, est non pas d'en revenir à l'ORTF mais à des médias certifiés et « tamponnés » auxquels on pourrait accorder une confiance unique mais qui pourraient par ailleurs générer d'autres biais... Je noircis le trait sur un ton un peu provocateur, mais mon intention est de nourrir ce débat intéressant et de souligner la difficulté de trouver des solutions qui, si elles existaient, auraient sans doute déjà été mises en oeuvre.

M. Dominique de Legge, président. -Je propose à chacun des intervenants de se limiter à une durée de cinq minutes pour répondre aux questions afin de respecter à peu près les deux heures d'audition.

M. Laurent Cordonier. - La question de la responsabilisation des propos des personnalités politiques nous amène sur un terrain très différent de celui des institutions. On peut souhaiter que la parole politique, surtout dans certaines situations notamment liées à des conflits extérieurs, soit mesurée et fasse passer l'intérêt du pays ainsi que de nos concitoyens potentiellement en danger avant l'intérêt d'un parti ou d'une ligne politique. En revanche, je ne pense pas qu'il soit opportun de prendre des mesures dans un domaine qui relève de l'essence même de la démocratie.

Ensuite, vous avez évoqué à juste titre la défiance à l'égard des institutions de santé. J'ai beaucoup travaillé sur ce sujet et j'ai publié l'année dernière l'étude Information et santé pour la Fondation Descartes dans laquelle j'ai mesuré cette confiance. J'ai été le premier surpris en constatant que, pour les Français, la première source d'information de confiance sur la santé c'est de très loin - à plus de 80 % des personnes interrogées - le médecin et les professionnels de santé. Ici encore on constate vraiment un effet de loupe à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias qui grossissent le cas des minorités agissantes qui posent problème, menacent les soignants ou incendient des centres de vaccination, comme on l'a vu pendant le Covid. Certes, ce n'est pas parce qu'il s'agit de minorités ou de gens très peu nombreux, mais très sensibles à la désinformation, que cela ne pose pas de graves problèmes. Il a suffi aux États-Unis de quelques milliers de personnes pour prendre d'assaut le Capitole et il suffit d'une seule personne pour menacer de mort un chercheur qui rentre chez lui et travaille, par exemple, sur le Covid. Les impacts peuvent donc être très graves mais il faut quand même raison garder sur le diagnostic posé sur l'ensemble de la société : celle-ci relève beaucoup de dysfonctionnements dans les institutions mais continue à accorder sa confiance à l'école et à la santé.

Il faut donc trouver un moyen d'adresser les minorités agissantes qui bénéficient d'un effet de loupe. On pourrait, dans certains cas, avoir recours à l'article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui indique très clairement que des informations diffusées publiquement en sachant qu'elles sont fausses et qui troublent la paix publique peuvent être sanctionnées. Cet article n'est pas, à ma connaissance, mis en oeuvre et pourrait l'être à l'égard de certains « super désinformateurs » qui occupent une position centrale sur les réseaux sociaux, sont suivis par de nombreuses personnes et diffusent des fausses informations entrainant des conséquences graves. Pourquoi ne pas activer cette loi ? Dans le rapport sur « Les Lumières à l'ère numérique » de la commission Bronner, nous proposions, sans modifier le texte de la loi de 1881, de permettre à des entités appartenant à la société civile de se porter partie civile au nom de ce texte pour attaquer certains super désinformateurs. Il ne s'agit évidemment, pas de poursuivre quiconque relayerait n'importe quel message car le dispositif serait conditionné à la constatation d'un impact important et quantifiable. Je pense donc qu'on peut trouver des outils pour adresser les minorités dont nous parlons.

Aux États-Unis, nous avons discuté avec les personnes en charge de la santé publique de l'État de New York, qui nous ont montré leur approche très intéressante, axée sur des communautés qui, à un moment donné, sur un point particulier de santé publique, posent problème. Par exemple, tout à coup, une communauté religieuse, pour une raison ou une autre, refuse de se faire vacciner, ce qui provoque localement l'émergence d'une épidémie de maladie qui avait disparu. C'est un cas très concret auquel a été confronté l'État de New York qui a ainsi été amené à réfléchir à la meilleure façon d'adresser au cas par cas des populations en trouvant les bons interlocuteurs, les bons argumentaires et en pratiquant un micro management très fin. Bien entendu, une telle démarche demande du travail et des compétences, mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.

S'agissant de l'éducation aux médias, comme cela a été souligné - et pour essayer de voir le verre à moitié plein - la France a entrepris des actions avec, par exemple, des programmes d'éducation aux médias soutenus par le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI) qui fournit notamment du matériel. Sans être un expert de la question, je mentionne que les personnes qui délivrent ces cours indiquent qu'elles manquent parfois de temps et de moyens pour une efficacité optimale, ce qui constitue un problème chronique dans le calendrier des cours assigné aux enseignants : ils deviennent trop chargés car on veut y inclure toutes sortes de nouveautés, si bien que les matières essentielles en pâtissent. Je crois qu'il avait été question de rendre les cours de théâtre obligatoires et j'estime qu'il y a peut-être d'autres priorités.

Vous avez ensuite évoqué la différence entre contenus d'opinion et contenus d'information : cette distinction est fondamentale et les citoyens doivent normalement avoir acquis la capacité de la comprendre, notamment par les cours d'éducation aux médias. À nouveau, je pense que si ces derniers peuvent être dispensés dans de bonnes conditions, les générations qui en bénéficient devraient être capables de faire la part des choses.

En revanche, je suis très réticent et très méfiant à l'idée d'intervenir « par le haut », et encore plus par la loi, dans le domaine de l'information, en décidant par exemple d'instaurer des quotas de séquences d'informations ou d'opinions. Il ne faudrait pas abîmer la démocratie en cherchant à la protéger et tel serait le cas si on limite trop la liberté d'expression. Vous parliez de CNews et je crois que les gens qui suivent ce media savent, en réalité, ce qu'ils sont en train de voir et d'écouter : ils sont là, en grande partie, parce que qu'ils souhaitent entendre ce genre de discours. Je donc ne suis pas sûr qu'intervenir en distinguant le contenu d'opinion et d'information clarifie vraiment la situation dans ce cas précis et je suis convaincu que c'est vraiment le citoyen qui doit être formé à démêler ces éléments. Nous verrons bien quelles recommandations vont sortir des États généraux de l'information : même sans former d'espoirs démesurés, je suis curieux à cet égard ; peut-être pourront-ils formuler des suggestions d'amélioration respectueuses de la liberté d'expression et de la presse.

Vous l'aurez compris, je ne pense pas qu'il faille recréer l'ORTF et ma conviction va plutôt en sens inverse. Vous avez abordé ce sujet sur un mode humoristique mais permettez-moi de le prendre très au sérieux en soulignant qu'instituer une télévision d'État serait le meilleur moyen d'abîmer la confiance : ce n'est pas ce que veulent les gens et on n'est plus aujourd'hui dans un contexte où un monopole de l'information serait accepté. La confiance pourrait être retissée en continuant à garantir l'indépendance et les moyens dont disposent le service public actuel. Celui-ci pourrait peut-être mieux faire, notamment sur la question climatique - sur laquelle j'ai travaillé avec certains médias du service public - en étant à l'écoute des demandes profondes des individus ainsi que de la population française et en progressant sur le journalisme de solutions encore insuffisant aujourd'hui. Pour le dire autrement, il faut monter en exigence et non pas chercher à s'adapter à ce qu'on imagine être le niveau du public car le fait de toujours vouloir tirer vers le bas le niveau de complexité des émissions, en doutant des capacités de compréhension des auditeurs ou téléspectateurs, est le meilleur moyen de ne pas obtenir la confiance du public qui aura le sentiment, peut-être à juste titre, d'être pris pour moins compétent qu'il n'est.

Mme Maud Quessard. - Je souscris totalement aux derniers propos de mon collègue Laurent Cordonier. J'insiste sur la nécessité de pratiquer le ciblage à l'envers et de bien identifier les publics sensibles et vulnérables. Quand nous menons des travaux comparatifs avec d'autres États européens qui ont en leur sein des groupes de populations plus sensibles - pour de multiples raisons socio-culturelles - à la désinformation, provenant de puissances étrangères ou pas, il est primordial de faire ce travail de ciblage. En effet, il est très utile d'identifier la menace mais encore faut-il également identifier les publics perméables à celle-ci qu'il faut peut-être protéger ou mieux informer : c'est particulièrement important.

S'agissant de la certification des médias, je n'irai pas non plus dans le sens de l'instauration de médias d'État à la française puisque nous sommes dans une société ouverte et que toute la richesse de la vie démocratique repose sur le pluralisme des opinions.

Vous vous êtes également interrogés sur les travaux menés sur les ingérences étrangères et les luttes informationnelles dans la région située autour de la Polynésie et, s'agissant de cette zone immense qu'est le Pacifique, je me contenterai, faute de temps, de vous renvoyer aux travaux de Mme Anne-Marie Brady : c'est une collègue néo-zélandaise qui travaille spécifiquement sur l'ingérence chinoise dans le Pacifique, aux dépends de sa propre intégrité et en devant protéger ses équipes et sa famille. Je tiens ici à souligner que le travail de terrain sur ces questions, particulièrement dans cette région, peut être problématique. Ce champ d'étude est donc documenté mais cela nécessite de regarder ce que font nos collègues qui sont sur le terrain car le Pacifique est pour nous géographiquement éloigné mais proche de nos préoccupations, comme en témoignent les forums internationaux que j'ai mentionnés précédemment.

S'agissant de la politisation des débats et des chaînes d'information en continu, j'aimerais juste faire une observation en évitant les redondances par rapport à ce qu'a dit Laurent Cordonier. Premier point : la question des bandeaux a fait l'objet de beaucoup de discussions aux États-Unis, tant pour la télévision que pour les médias sociaux. Une telle signalétique peut être critiquée mais certaines plateformes ont adopté ce procédé sur un certain nombre de médias sociaux et de chaînes internet à la suite de discussions avec les pouvoirs publics.

Ensuite, en ce qui concerne les chaînes d'information en continu, je rappelle l'importance du modèle économique qui les gouverne. J'entends dire que certains modèles américains comme celui de Fox News - on pourrait, par ailleurs, envisager d'imiter celui de CNN - auraient inspiré d'autres chaînes d'information en continu, mais il faut savoir que le modèle économique de Fox News consiste d'abord à générer du revenu avant d'être un leader d'opinion. Je signale qu'au cours des derniers mois, les messages personnels d'un présentateur très connu de cette chaîne d'information américaine ont fuité. Il y indiquait ne pas soutenir tel candidat illustre à l'élection présidentielle 2024non pas parce qu'il partageait ses opinions politiques, bien que ce soit le cas, mais parce que ce candidat apparaissait comme une « rock star » et une personne suffisamment médiatique pour générer de l'audience et donc du revenu. Je veux souligner, par cette anecdote, qu'à l'ère numérique les chaînes d'information continue sont en concurrence commerciale avec les médias sociaux et ces deux flux médiatiques peuvent jouer un rôle de diffusion de l'information.

S'agissant de l'éducation aux médias, j'ai rappelé qu'on a la chance d'avoir mené cette réflexion avec des centres universitaires importants. Je citerai les travaux de notre collègue, la professeure Divina Frau-Meigs, qui dirige l'association Savoir Devenir et travaille aussi avec l'université Panthéon-Assas, la Sorbonne Nouvelle et l'Union Européenne. Elle a participé à l'élaboration d'un certain nombre de rapports européens sur l'éducation aux médias et sur ce qu'elle appelle les « infox ». Dans un des ouvrages que je vous ai cités, elle a rédigé un chapitre essayant de comprendre pourquoi les publics jeunes sont volontiers réceptifs aux phénomènes d'infox ou de désinformation.

Par ailleurs, vous avez évoqué le rôle des politiques et je fais observer qu'il peut y avoir aussi, dans ce domaine, un devoir de réserve, comme dans d'autres institutions de notre pays, qui nous amène à respecter le travail des autres institutions lors d'une prise de position publique.

S'agissant d'Al Jazeera, je précise qu'il s'agit d'une chaîne d'information en continu qui obéit à un modèle très intéressant et bien documenté. Elle ne constitue pas pour nous un objet d'expertise mais nous travaillons avec des collègues qui s'investissent sur ces enjeux et sur les médias des pays du golfe en particulier. Nous avons fait travailler quelques collègues dans ce domaine précis et celui-ci doit être développé. De jeunes chercheurs s'y emploient s'ils répondent à une condition importante : celle de bien maîtriser les outils linguistiques de ce secteur. Ainsi, le petit travail personnel que je fais consiste à regarder les chaînes d'information en continu - fussent-elles hexagonales ou internationales - sur un même événement ; je regarde toutes les chaînes et comment, pendant 20 minutes, l'information est traitée : je vous assure que ce petit travail, assez facile à faire avec une simple télécommande, est extrêmement instructif. Je m'arrêterai là et je vous remercie pour toutes vos questions passionnantes.

M. Maxime Audinet. - Pour être bref, je vais juste répondre sur Al Jazeera en allant dans le même sens que ma collègue Maud Quessard. Je précise qu'il y a déjà beaucoup à faire en travaillant sur les pratiques russes. Je suis un spécialiste de la Russie, j'ai appris le russe au collège, au lycée et j'ai été en Russie ; c'est mon objet d'étude et je ne parle pas arabe ; je ne suis pas sûr d'avoir envie de faire la même chose au Qatar qu'en Russie, et je ne pourrai pas y conduire d'entretiens. D'autres chercheurs ayant travaillé dans ce domaine peuvent être entendus sur Al Jazeera qui est assurément un média d'influence ; ce qui est intéressant est de démontrer cette affirmation grâce aux outils des sciences sociales, comme j'ai essayé de le faire pour RT et les pratiques russes. Il y a actuellement, je crois, sept ou huit thèses en cours ou réalisées sur Al Jazeera auxquelles on peut facilement accéder sur le site « thèses.fr », de même que des thèses sont en cours de rédaction sur le site CGTN qui est le média d'état chinois, ou encore sur des médias d'influence en démocratie. Il est toujours important de distinguer un média d'État transnational d'un média de service public transnational : dans le cadre de notre pays, France 24 et RFI sont des médias de service public relevant de l'audiovisuel extérieur public et cela se détecte facilement dans la production d'informations, dans l'indépendance éditoriale vis-à-vis du Gouvernement et, finalement, dans de nombreux processus qui rejoignent d'ailleurs ce qui a été évoqué en matière de chartes déontologiques dans la production de l'information.

M. Dominique de Legge, président. - La question posée par Nathalie Goulet sur Al Jazeera était autant adressée aux intervenants qu'au président et au rapporteur de cette commission pour que nous prenions soin d'ouvrir nos travaux à d'autres pays que la Russie ou les États-Unis et le message a bien été reçu - il avait d'ailleurs déjà été anticipé.

Merci Madame et Messieurs d'avoir bien voulu nous consacrer autant de temps.

La réunion est close à 16 h 03.