Mercredi 14 février 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Justice et affaires intérieures - Éthique et corruption - Examen du rapport, de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Mes chers collègues, à la suite du scandale du « Qatargate », les institutions européennes ont - dans l'urgence - proposé plusieurs réformes relatives à l'éthique et la prévention de la corruption. Au nom de notre commission, nous avons décidé, avec Didier Marie et Claude Kern, mes corapporteurs, de mener à ce sujet un travail d'auditions approfondi pendant plusieurs mois et de présenter nos observations et conclusions dans un rapport, une proposition de résolution européenne (PPRE) et un avis politique que nous allons vous présenter aujourd'hui.

M. Claude Kern, rapporteur. - Comme vient de le souligner le président, nous avons souhaité mener depuis plusieurs mois une réflexion sur les règles éthiques applicables et les moyens de lutter plus efficacement contre la corruption dans l'Union européenne, sur le fondement de trois textes présentés récemment par la Commission européenne, à savoir : la proposition de directive relative à la lutte contre la corruption, présentée le 3 mai dernier, qui tend à renforcer les standards européens ; la communication de la Commission européenne proposant la création d'un organisme éthique européen qui serait compétent pour les institutions européennes, présentée le 8 juin dernier ; et la proposition de directive, présentée le 12 décembre dernier, qui tend à encadrer les activités de représentation d'intérêts, c'est-à-dire de lobbying, pratiquées pour le compte de pays tiers.

Ces initiatives importantes, dont on peut déplorer le caractère très tardif, font suite à un véritable appel à la mobilisation lancé par la présidente von der Leyen dans son discours sur l'état de l'Union, en septembre 2022, et qui avait été, avouons-le, peu repris à l'époque. Je la cite : « Aujourd'hui, je voudrais attirer l'attention sur la corruption, sous tous les visages. Qu'elle prenne le visage d'agents étrangers qui tentent d'influencer notre système politique. Ou celui de sociétés ou fondations écrans qui détournent les fonds publics. Si nous voulons être crédibles quand nous demandons aux pays candidats de renforcer leur démocratie, nous devons aussi éradiquer la corruption sur notre sol. »

Pourquoi un tel activisme de la Commission européenne ?

En effet, la corruption n'est ni nouvelle ni spécifique à l'Union européenne. On peut même souligner que, selon les indices développés par l'organisation Transparency international, l'Union européenne est l'ensemble politique le moins corrompu de la Planète avec onze de ses vingt-sept États membres parmi les vingt pays du monde les moins corrompus - le Danemark est premier de ce classement, la France vingtième ex æquo avec l'Autriche.

La lutte contre la corruption est, de plus, une obligation internationale et une exigence européenne. Rappelons, à titre d'exemple, l'action du Groupe d'États contre la corruption du Conseil de l'Europe (Greco), qui fait référence.

L'Union européenne elle-même, au fil des ans, a bâti un édifice de lutte contre la corruption avec des cadres juridiques spécifiques concernant les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne, le blanchiment des capitaux et le gel et la confiscation des avoirs criminels.

De plus, elle dispose de nombreux organes pour coordonner et soutenir les enquêtes des États membres : l'agence de coopération policière, Europol, l'agence de coopération judiciaire, Eurojust, ou encore le Parquet européen qui enquête et mène des poursuites sur les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne.

Enfin, notre pays peut se féliciter d'avoir un système efficace, avec la pénalisation de la corruption et, plus généralement, des atteintes à la probité, comme le trafic d'influence, et avec des dispositifs de prévention rigoureux : je citerai, par exemple, les obligations de déclarations d'intérêts et de patrimoine des responsables publics contrôlées par une autorité indépendante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous avons également une stratégie nationale anticorruption mise en oeuvre par l'agence française anticorruption (AFA). Par ailleurs, la coopération opérationnelle entre services compétents est satisfaisante. On peut évoquer, à titre d'exemple, le réseau européen d'éthique public mis en place par la HATVP ou la coordination de Tracfin, la cellule de renseignement financier, avec ses homologues européens.

Mais la situation est fragile : selon la Commission européenne, le montant annuel de la corruption en Europe est estimé à 120 milliards d'euros.

Dans sa stratégie sur l'Union de la sécurité, ainsi que dans celle qui vise à lutter contre la criminalité organisée pour la période 2021-2025, l'Union européenne a reconnu la vulnérabilité spécifique, à l'égard des faits de corruption, des secteurs de la santé, des transports, de la construction, du traitement des déchets, de l'aérospatial et de la défense, de l'agriculture et de l'agroalimentaire, du travail et de la protection sociale.

En outre, la situation des États membres est variable à l'égard de la prévention et de la lutte contre la corruption. Les rapports annuels de la Commission européenne sur l'État de droit sont à cet égard des outils très utiles pour illustrer les différences de procédures et, parfois, de volonté politique des États membres sur ce dossier. Ainsi, l'Allemagne est très opposée à ces directives, ce qui ne laisse pas de nous interroger. Si, en 2023, la France a reçu une évaluation plutôt favorable, elle a été cependant incitée à veiller à ce que les règles relatives à l'encadrement du lobbying soient appliquées de manière cohérente, « y compris au plus haut niveau de l'exécutif ».

Il faut plus généralement constater que l'absence de transparence dans la relation avec les représentants d'intérêts est mise au jour comme la principale fragilité des législations nationales dans treize États membres : Autriche ; Belgique ; Croatie ; Espagne ; Hongrie ; Italie ; Lettonie ; Luxembourg ; Pays-Bas ; Pologne ; République tchèque ; Roumanie ; Slovaquie. D'autres États membres sont incités fermement à lutter contre la corruption à haut niveau, comme la Bulgarie, la République tchèque, la Grèce, l'Espagne, la Hongrie, Malte ou la Pologne.

L'Union européenne a donc décidé d'intervenir toujours plus dans les affaires des États membres, rappelant, pour se justifier, que la transparence et l'intégrité étaient des principes nécessaires à la démocratie, aux droits de l'Homme et à l'État de droit, valeurs de l'Union européenne affirmées à l'article 2 du traité sur l'Union européenne (TUE). Les politiques nationales de lutte contre la corruption sont donc scrutées au niveau européen dans les rapports sur l'État de droit et dans le cadre du Semestre européen. En outre, dans le cadre du régime de conditionnalité État de droit, la Commission européenne peut recommander au Conseil d'imposer des mesures budgétaires aux États membres qui seraient en infraction avec le droit de l'Union européenne applicable en la matière.

En complément, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), soit lors d'une action en manquement de la Commission européenne, soit à l'occasion d'une question préjudicielle, peut rappeler un État membre à l'ordre. Elle n'a pas hésité à le faire, fin 2021, à l'égard de la Roumanie en jugeant qu'une législation du pays sur la corruption telle qu'interprétée par sa Cour constitutionnelle faisait courir un « risque systémique d'impunité ».

Cependant, le fonctionnement des institutions européennes elles-mêmes n'est pas non plus sans fragilité au regard des règles éthiques, ce qui pose des difficultés à l'heure où l'Union européenne a gagné de nombreuses prérogatives depuis 2019, dans le numérique, pour la transition verte, mais aussi dans le développement d'une politique de l'État de droit. En effet, comment la Commission européenne pourrait-elle demeurer crédible lorsqu'elle formule ses recommandations sur l'État de droit aux États membres si son propre fonctionnement n'est pas conforme à ce principe ?

Bien sûr, au sein de ces institutions, des règles et des codes de conduite déontologiques existent, ainsi que des instances internes pour veiller à leur application, mais, disons-le, ces règles et ces instances doivent aujourd'hui être mises à niveau contre les risques de corruption et d'ingérence étrangère. La Cour des comptes de l'Union européenne avait d'ailleurs demandé cette mise à niveau en 2019.

Signalons également le rôle précieux de « lanceuse d'alerte éthique » de la Médiatrice de l'Union européenne, Mme Emily O'Reilly, qui a enquêté avec courage sur certains manquements des institutions européennes : on peut citer son enquête démontrant l'absence de contrôle des « pantouflages » entre institutions européennes et secteur privé ou encore sa décision du 20 décembre dernier concluant à une « mauvaise administration », du fait de l'absence de transparence de la direction générale de la santé de la Commission européenne sur ses relations avec l'industrie du tabac.

Enfin, le scandale dit du « Qatargate », qui a éclaté en décembre 2022 et révélé que plusieurs parlementaires européens auraient accepté de monnayer leurs votes au profit de pays tiers, en l'espèce le Maroc et le Qatar, a semé le doute dans l'esprit de nos concitoyens sur l'intégrité des élus et a, de ce fait, constitué un électrochoc.

C'est dans ce cadre qu'avec Didier Marie et Jean-François Rapin, nous avons mené un travail approfondi d'auditions sur la situation de nos États membres et de l'Union européenne par rapport aux défis de la prévention et de la lutte contre la corruption. Ce travail nous conduit aujourd'hui à vous proposer un rapport, une PPRE adressée au Gouvernement et un avis politique adressé à la Commission européenne, dont la rédaction est similaire.

Soyons clairs, dans ce contexte, nous ne souhaitons pas nous dresser en donneurs de leçons par rapport aux institutions européennes, mais nous sommes soucieux de l'avenir de l'Europe. C'est pourquoi nous ne voulons pas que sa seule réponse aux fragilités évoquées soit l'inaction et le déni. Sur la base de cette évaluation réaliste de la situation, mes corapporteurs vont maintenant vous présenter les textes en discussion et nos préconisations pour mieux prévenir et mieux combattre la corruption dans l'Union européenne.

M. Didier Marie, rapporteur. - Mes chers collègues, je voudrais maintenant insister sur la nécessité de mieux prévenir la corruption dans l'Union européenne.

À cet égard, la proposition de directive de lutte contre la corruption, dans ses articles 3 et 4, demande aux États membres d'adopter de véritables mesures de prévention harmonisées - campagnes de sensibilisation et de formation, transparence des décisions administratives, encadrement strict des appels d'offres des marchés publics, ou encore établissement de règles claires de prévention des conflits d'intérêts -, et de désigner un ou plusieurs organes spécialisés pour assurer le respect de ces mesures. Disons-le tout de suite, ces dispositions ont surtout vocation à contraindre les États membres les plus en retard à bouger sur ce dossier. La France, elle, remplit déjà ces obligations ; elle va même au-delà, grâce à sa stratégie nationale, et à l'action de l'AFA et de la HATVP.

Ces exemples nous amènent à demander dans notre résolution que les organes spécialisés dans cette prévention soient bien indépendants. Sinon, les dispositions prévues seront sans effet.

Je veux ensuite m'arrêter sur la proposition de création d'un organisme éthique de l'Union européenne, qui constituait une promesse de la Commission von der Leyen au début de son mandat, mais qui n'a été présentée que le 8 juin dernier, en réaction au « Qatargate ».

En pratique, la création de cet organisme serait rendue effective par un accord interinstitutionnel signé par neuf institutions européennes -Parlement européen ; Conseil européen ; Conseil de l'Union européenne ; Commission européenne ; Cour de justice de l'Union européenne ; Banque centrale européenne ; Cour des comptes de l'Union européenne ; Comité économique et social ; Comité des régions. Cet organisme servirait de forum d'échanges de bonnes pratiques entre ces institutions dans le domaine de la transparence et de l'intégrité, et proposerait des lignes directrices déontologiques pour leurs membres - mais pas pour leurs personnels -, le tout sur la base du consensus. Concernant la composition de l'organisme, un représentant de chaque institution concernée y siégerait pour cinq ans et cinq experts participeraient à ses débats, mais avec un statut d'observateur. Enfin, les moyens administratifs alloués à la structure seraient très faibles : 600 000 euros de budget annuel et un secrétariat dirigé par la Commission européenne composé de 2 équivalents temps plein (ETP), aidés en tant que de besoin par les chefs de service compétents des institutions participantes. L'organisme serait même hébergé dans les locaux de la Commission, qui invoque des contraintes budgétaires pour justifier ces choix.

Parlons franchement, ce qui est présenté par la Commission européenne comme un premier pas vers un renforcement des règles européennes de transparence et d'intégrité est une déception. Dans le fond, comme l'a avoué la vice-présidente Jourová lorsque nous avons échangé avec elle, toutes ces institutions européennes veulent rester souveraines pour décider de leurs règles, par exemple en matière de « pantouflage » ou de conflits d'intérêts. Toutes invoquent les principes d'équilibre et d'autonomie institutionnels pour justifier le fait que l'organe éthique envisagé ne pourrait rien leur imposer, mais à notre sens, cet argument juridique cache surtout une faible volonté d'aboutir. Seul le Parlement européen, en première ligne dans l'affaire du « Qatargate », milite pour un organe éthique qui aurait des pouvoirs de contrôle.

Nous partageons cette position, surtout que, depuis 2019, à traité constant, les institutions européennes ont vu leurs prérogatives s'accroître sensiblement pour assurer les transitions numérique et écologique, répondre en urgence aux déstabilisations liées à la guerre en Ukraine et développer une politique de l'État de droit. Dans le même temps, les règles de transparence et d'intégrité de ces institutions, qui étaient déjà présentées comme largement perfectibles en 2019 dans le rapport précédemment évoqué de la Cour des comptes de l'Union européenne, n'ont, elles, pas évolué.

À l'heure actuelle, dans son rapport annuel sur l'État de droit, la Commission européenne évalue la situation de la justice, les actions de lutte contre la corruption ou encore l'équilibre des pouvoirs dans chaque État membre, et émet des recommandations à ce titre. Pour qu'une telle évaluation soit crédible, les institutions européennes doivent à tout le moins respecter elles-mêmes strictement les principes de transparence et d'intégrité résultant des valeurs proclamées à l'article 2 du traité sur l'Union européenne.

Nous sommes convaincus de la nécessité impérative de maintenir la confiance des citoyens dans les institutions européennes et de garantir que ces dernières leur rendent des comptes sur leur fonctionnement ; nous sommes donc favorables à la mise en place d'un organe éthique indépendant et plus ambitieux, que nous souhaitons, pour des raisons de clarté, appeler « comité d'éthique de l'Union européenne », formulation plus lisible que celle d'« organisme éthique interinstitutionnel ».

Dans notre rapport, sur la base d'une étude juridique poussée établie pour le Parlement européen, ainsi que de la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne, nous constatons que les principes d'équilibre et d'autonomie institutionnels ne s'opposent pas à l'application pleine et entière des principes de transparence et d'intégrité issus de l'État de droit. Ce constat est avéré tant pour les États membres que pour les institutions européennes. Je vous renvoie à l'arrêt Commission contre Pologne du 5 juin 2023, dans lequel la CJUE affirmait que « l'article 2 du TUE contient des valeurs qui relèvent de l'identité même de l'Union en tant qu'ordre juridique commun, valeurs qui sont concrétisées dans des principes contenant des obligations juridiquement contraignantes ».

Par ailleurs, la doctrine Meroni, dégagée par la Cour depuis 1958, permet aux institutions européennes de déléguer certaines de leurs prérogatives à un organisme tiers. Il n'y a donc pas d'obstacle juridique à la création d'un comité d'éthique avec des pouvoirs d'enquête.

Pour des raisons de cohérence, nous proposons que le comité d'éthique soit compétent pour examiner les règles déontologiques applicables aux membres de ces institutions, mais aussi à leurs agents publics. Les statuts de la fonction publique européenne ne s'y opposent pas ; il suffirait d'y ajouter une référence au comité.

Le comité d'éthique devrait pouvoir s'autosaisir d'une difficulté éthique et enquêter à son sujet, avant de rendre un avis à l'institution concernée, qui demeurerait seule en droit de prendre des décisions de conformité. Cet organisme pourrait également, comme la HATVP en France, contrôler les déclarations d'intérêts des membres des institutions européennes concernées, ainsi que le registre commun où doivent s'enregistrer les représentants d'intérêts qui souhaitent rencontrer les membres des institutions européennes. Ce registre existe déjà, mais son contrôle semble très léger aujourd'hui. Enfin, ce comité indépendant pourrait être chargé d'évaluer chaque année le respect effectif de l'État de droit par les institutions européennes, dans un rapport qui pourrait être joint à celui de la Commission européenne sur les États membres.

Afin que le comité d'éthique assume ces pouvoirs en toute indépendance, nous proposons d'inverser les règles retenues pour sa composition : nous recommandons que les cinq experts indépendants, désignés d'un commun accord par les institutions, en soient les membres permanents ; les représentants des institutions participantes devraient venir se joindre à leurs débats en tant que de besoin, avec un statut d'observateur. Nous suggérons aussi que la Médiatrice de l'Union européenne puisse siéger intuitu personæ au comité.

Le financement du comité d'éthique serait rendu possible par des redéploiements de budgets et d'effectifs. Ainsi, la dizaine d'agents européens qui travaillent aujourd'hui au secrétariat du registre commun de transparence pourraient être détachés auprès du comité. Par ailleurs, pour mener ses enquêtes, celui-ci devrait pouvoir s'appuyer sur les services existants de la Médiatrice de l'Union européenne, de la Cour des comptes de l'Union européenne et de l'Office européen de lutte antifraude (Olaf).

En complément, nous souhaitons saluer les réformes éthiques internes menées au sein du Parlement européen tout au long de 2023 pour tirer les leçons du « Qatargate », avec, par exemple, l'adoption d'un nouveau format de déclarations d'intérêts plus précis pour les députés européens, une transparence nouvelle sur leurs réunions avec des lobbyistes, ou encore des restrictions nouvelles dans l'accès aux locaux du Parlement, en particulier pour les anciens députés faisant du lobbying.

Enfin, nous estimons que la prévention de la corruption passe aussi par un meilleur encadrement des règles de financement des partis politiques européens et nous rappelons les observations de notre résolution européenne du 21 mars 2022, adoptée sur le rapport de Jean-François Rapin et Laurence Harribey et marquant notre opposition à l'assouplissement proposé du financement de ces partis européens par des partis installés dans des pays du Conseil de l'Europe. Le Sénat s'interrogeait aussi, dans cette résolution européenne, sur la pertinence du maintien de l'autorisation du financement de ces partis par des personnes morales, donc par des entreprises, ONG ou fondations susceptibles de travailler pour le compte de pays tiers.

Voilà nos principales propositions quant à la prévention de la corruption. Jean-François Rapin va maintenant évoquer la proposition de la Commission européenne visant à encadrer le lobbying exercé pour le compte de pays tiers, ainsi que les mesures opérationnelles contre la corruption.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - De fait, toujours pour prévenir la corruption, la Commission européenne a également décidé d'encadrer les activités de représentation d'intérêts pour le compte de pays tiers. C'est l'objet de la proposition de directive COM (2023) 637 final.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Union européenne et les États membres ont pris conscience de l'ampleur des ingérences étrangères - russes, mais aussi chinoises, par exemple - qui ont pu perturber le fonctionnement de nos institutions démocratiques. Au Sénat, après les travaux de notre ancien collègue André Gattolin sur de telles ingérences dans le milieu universitaire et ceux qui ont été menés sur les agissements du réseau social TikTok, je rappelle qu'une nouvelle commission d'enquête sur les ingérences étrangères va mener ses investigations au cours des prochains mois. Nos réflexions pourront l'éclairer utilement.

Le texte de la Commission européenne concerne la fourniture d'un service de représentation d'intérêts dans l'UE à une entité d'un pays tiers, cette dernière notion recouvrant à la fois le gouvernement central et les pouvoirs publics d'un tel pays, mais aussi les structures publiques ou privées qui en relèvent, ainsi que toute activité de représentation d'intérêts directement exercée par une telle entité. En revanche, le dispositif proposé exclut les activités diplomatiques officielles et les activités de conseil juridique dans le cadre d'un contentieux.

La réforme consiste à instituer une procédure d'enregistrement unique pour les personnes exerçant une activité de représentation d'intérêts pour le compte d'un pays tiers, qui comprendrait une inscription de la personne concernée sur le registre national de l'État membre où elle a son lieu d'établissement principal, ainsi que la transmission des informations nécessaires à son identification et à celle de ses clients, dont certaines seraient rendues publiques. Ensuite, si ces informations étaient complètes, l'inscription serait effectuée par l'autorité nationale compétente dans un délai de cinq jours et l'entité se verrait alors délivrer un numéro d'identification unique. La procédure d'enregistrement vaudrait alors pour les vingt-sept États membres. Enfin, il faut noter que la proposition de directive est un texte d'harmonisation maximale : son article 4 interdit aux États membres de maintenir ou conserver des dispositions légales plus souples, mais également plus strictes, que son dispositif.

Le principe d'une régulation européenne des représentants d'intérêts doit assurément être soutenu. Cependant, la réforme proposée comporte plusieurs défauts structurels.

En premier lieu, le texte est fondé sur une base juridique insuffisante, à savoir les dispositions de l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), relatif au développement du marché intérieur. En effet, la réforme est relative à une activité spécifique dont l'objectif est d'influencer les décisions politiques nationales et européennes et, par conséquent, notre fonctionnement démocratique. La base juridique de la proposition de directive devrait donc a minima être complétée par une référence à l'article 2 du TUE relatif à la démocratie et aux valeurs de l'Union européenne.

En deuxième lieu, la proposition ne tient pas compte de la réalité de l'activité de représentation d'intérêts. En pratique, les cabinets et lobbyistes professionnels exercent des activités de représentation d'intérêts à la fois pour le compte de pays tiers et pour des acteurs européens, publics et privés. En scindant artificiellement cette activité en deux, le texte risque de créer deux régimes juridiques distincts et, ce faisant, des charges inutiles pour les États membres, telle l'obligation de mise en oeuvre d'une procédure d'enregistrement spécifique aux délais très serrés, cinq jours contre deux mois en France aujourd'hui.

En troisième lieu, la proposition est fondée sur le choix d'une uniformisation des législations nationales, choix d'autant plus contestable qu'elle ne consiste pas en un alignement vers le haut des règles européennes sur celles des États membres les plus avancés, tels que l'Allemagne, l'Irlande ou la France, qui dispose d'un répertoire national des représentants d'intérêts contrôlé par la HATVP.

Or ces États membres conserveront certainement des exigences légales distinctes pour réguler les autres activités de représentants d'intérêts. En outre, les 27 ont mis en place des modalités de contrôle, plus ou moins rigoureuses, du lobbying. De fait, les représentants d'intérêts vont comparer ces différences et seront enclins à s'établir et s'enregistrer dans l'État membre le moins exigeant.

Voilà pourquoi nous demandons, dans notre proposition de résolution européenne, que soit affirmé le principe de l'enregistrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte de pays tiers sur un registre national - ce n'est pas encore le cas dans tous les États membres -, mais aussi que soit supprimée la disposition de l'article 4 qui empêche les États membres de conserver des dispositions plus ambitieuses. Nous souhaitons également une harmonisation des critères exigés, sur la base des règles applicables en France, et nous entendons promouvoir le principe de l'échange d'informations entre autorités nationales compétentes dans le cadre du réseau européen d'éthique publique des autorités européennes instauré autour de la HATVP. Nous y rappelons enfin la nécessité d'intégrer les institutions européennes et leur registre des lobbyistes dans le champ de ce dispositif.

Enfin, il me revient de présenter rapidement les mesures opérationnelles nécessaires pour mieux lutter contre la corruption, une fois qu'elle a été détectée, si les dispositifs de prévention ne sont pas suffisants à l'empêcher.

À cet égard, je rappellerai deux constats importants : d'une part, l'infraction de corruption est souvent invisible et sert presque toujours à commettre une autre infraction grave, du blanchiment de capitaux au trafic de drogue ; d'autre part, la corruption est massivement pratiquée par les réseaux de criminalité organisée. Selon Europol, 60 % de ces réseaux en font usage.

D'où la nécessité de réprimer sévèrement la corruption et les autres atteintes à la probité, telles que le trafic d'influence, les détournements de fonds publics ou l'entrave à la justice. C'est le sens des principales dispositions de la proposition de directive relative à la lutte contre la corruption, qui, pour la première fois, définit ces infractions au niveau européen et prévoit des sanctions dissuasives, là encore parfaitement compatibles avec le droit français.

Nous vous proposons de soutenir ces dispositions, qui sont parmi les plus importantes qu'ait proposées la Commission von der Leyen. Quel dommage qu'elles aient été présentées en fin de mandat, ce qui oblige les négociateurs européens à se presser !

Nous faisons, sur ce point, deux observations de fond dans notre proposition de résolution.

Tout d'abord, après avoir constaté que la proposition de directive étend les possibilités de poursuivre les personnes morales au pénal pour corruption, non seulement lorsque l'un de leurs dirigeants a entrepris des actions de corruption en leur nom, ce qui est déjà possible aujourd'hui, mais également lorsque les faits de corruption ont été permis par un « défaut de surveillance ou de contrôle » de la part de ces personnes morales, nous demandons solennellement que ce nouveau cadre européen maintienne les règles équilibrées qui existent aujourd'hui en France pour rechercher la responsabilité pénale des collectivités territoriales - qui sont des personnes morales - et de leurs élus : pour rappel, la responsabilité pénale des collectivités territoriales est limitée aux infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de conventions de délégations de service public. Quant aux élus locaux, en vertu des dispositions du code pénal issues de la loi du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon, en cas de délit non intentionnel, ils ne peuvent être mis en cause que s'il est établi qu'ils ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'ils ne pouvaient ignorer.

Ensuite, les délais de prescription prévus dans la version initiale du texte - dix et quinze ans pour les principales infractions - sont excessivement longs au regard de tous ceux qui existent en Europe ; nous demandons leur alignement à six ans, durée prévue en droit français pour de telles infractions. Ce délai s'est en effet révélé pertinent dans les affaires de délinquance financière.

La lutte contre la corruption nécessite des mesures opérationnelles plus fermes, visant à en éradiquer les causes, qui tiennent, le plus souvent, à l'action des réseaux de criminalité. Nous préconisons ainsi un soutien renforcé aux services de police et de douane, ainsi qu'aux procureurs chargés de combattre ces réseaux, et nous souhaitons une mise en oeuvre rapide des initiatives de coopération européenne annoncées, telles que l'Alliance européenne des ports présentée le 24 janvier dernier, qui vise à permettre à la police, aux douanes, aux compagnies maritimes et aux autorités portuaires d'établir des stratégies communes pour chasser le trafic de drogue des enceintes portuaires et y détruire les chaînes de corruption que les trafiquants ont instaurées à Anvers, Rotterdam ou Hambourg. Nous demandons que cette alliance concerne aussi les grands ports français, en particulier Le Havre, Marseille, Calais et Dunkerque, afin que ceux-ci ne subissent pas un déplacement de l'activité des trafiquants.

Parmi les mesures opérationnelles efficaces contre les corrupteurs, on compte aussi les règles permettant de suivre l'argent de la corruption et de le confisquer. À cet égard, nous approuvons l'accord européen intervenu en trilogue, le 12 décembre dernier, pour actualiser les règles de gel et de confiscation des avoirs criminels, et celui qui est intervenu le lendemain pour rendre plus efficace le cadre européen de lutte contre le blanchiment de capitaux. Nous affirmons aussi notre soutien à la candidature de Paris pour accueillir la nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Par notre proposition de résolution européenne, nous souhaitons également saluer et conforter l'action du Parquet européen, qui enquête et poursuit les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne. Cette institution résulte en partie des travaux de nos prédécesseurs au sein de cette commission. Or, depuis sa mise en place effective, au cours de 2021, le Parquet européen a démontré toute son utilité : au 31 décembre 2022, il avait ouvert 1 117 enquêtes et, à l'heure actuelle, 1 933 dossiers sont en cours de traitement, pour un préjudice total qui s'élève à 19 milliards d'euros. En outre, sa compétence va s'étendre très prochainement à la Pologne et, très probablement, à la Suède et à l'Irlande - rappelons que ce dispositif repose sur une adhésion spontanée des États membres.

S'il n'est pas un parquet anticorruption, le Parquet européen peut avoir à traiter de dossiers de blanchiment et de corruption. Au 31 décembre 2022, 116 de ses enquêtes concernaient des affaires de blanchiment, 87 des faits de corruption. Malheureusement, le Parquet européen n'a pas été associé à l'élaboration de la réforme. Nous avons pu échanger hier avec Frédéric Baab, le procureur européen désigné par la France, qui nous a fait part de ses préoccupations sur une éventuelle limitation des prérogatives du Parquet européen dans l'hypothèse où la proposition de directive de lutte contre la corruption serait adoptée sans modification.

C'est pourquoi nous vous proposons d'amender le projet de proposition de résolution qui vous a été adressé en amont de notre réunion de ce jour pour y manifester notre souci de laisser intactes les prérogatives du Parquet européen. Il s'agirait de faire débuter l'alinéa n° 184 de notre proposition par la phrase suivante : « Demande que le dispositif résultant des négociations de la proposition de directive COM (2023) 234 final relative à la lutte contre la corruption préserve l'intégralité des compétences actuelles du Parquet européen. »

Il en est ainsi décidé.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Enfin, nous estimons que la lutte contre la corruption doit également être une priorité de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), dans la mesure où elle fait partie de l'acquis communautaire. Ainsi, les pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne devront, eux aussi, respecter intégralement les règles européennes en la matière s'ils souhaitent devenir un État membre de l'Union.

Le sujet que nous vous avons présenté aujourd'hui peut sembler pointu, mais il n'est pas sans conséquence ; en tout cas, il nécessite d'être clarifié, à quelques mois des élections européennes, pour nous permettre, sinon d'éviter tout à fait que des dérives comme le « Qatargate » se reproduisent, du moins de disposer d'outils pour améliorer la situation.

M. Jacques Fernique. - Merci à nos rapporteurs pour ce travail impressionnant, qui leur a permis de formuler des propositions pertinentes, ainsi que des critiques judicieuses. Je suis stupéfait par le montant annuel de la corruption en Europe, estimé au moins à 120 milliards d'euros, voire beaucoup plus si l'on y ajoute tout ce qui est lié au trafic de drogue et au blanchiment de capitaux afférent. Il est nécessaire de secouer des institutions européennes qui n'ont pas trop envie de se remettre en question : il ne faudrait pas que tout change pour que rien ne change !

J'approuve votre proposition de création d'un vrai comité d'éthique indépendant, doté des moyens financiers et logistiques nécessaires pour assurer un véritable contrôle ; il est en particulier très judicieux de faire des experts indépendants les chevilles ouvrières de ce comité, à l'inverse de la proposition de la Commission, où ils auraient un statut d'observateurs. Doter le comité de compétences d'enquête et d'une faculté d'autosaisine est également pertinent.

Concernant le contrôle des représentants d'intérêts, vous souhaitez revenir sur les nombreuses restrictions que d'aucuns voudraient mettre à l'information des autorités nationales de contrôle. Quels arguments sont avancés pour justifier de telles restrictions ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La proposition émise par la Commission européenne tient compte, à l'évidence, de la grande disparité des législations nationales relatives à l'encadrement des représentants d'intérêts, en particulier de celles des États membres les moins volontaristes dans ce domaine.

M. Jacques Fernique. - Cela revient à dire que l'on est gangréné par la corruption et qu'on veut le rester !

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - De nombreux États membres n'ont pas la même perception de la corruption que nous. Lors de nos auditions, il nous a été rapporté qu'un maire élu dans une commune d'un État membre que je ne citerai pas est perçu comme ayant raté son mandat s'il n'est pas riche au terme de celui-ci ! Nous partons donc de très loin pour normaliser la situation et il n'est pas question pour nous d'accepter de revenir sur nos règles, qui sont exigeantes et ont fait la preuve de leur efficacité.

M. Jacques Fernique. - L'idée est donc d'opérer une uniformisation par le haut, plutôt sur les standards allemands, français et irlandais. Il s'agit, si j'ai bien compris, d'éviter une forme de « dumping », dans laquelle on pourrait choisir son lieu d'enregistrement pour obtenir un label constituant une porte d'entrée pour agir dans toute l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - En effet, il n'est pas question d'offrir un « golden visa » à la corruption.

M. Jacques Fernique. - Même si nous ne voulons pas passer pour des donneurs de leçons, force est de constater que cette proposition de résolution, tout comme l'avis politique et le rapport d'information qui l'accompagnent, sont combatifs sur cet enjeu démocratique.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Effectivement, nous ne voulons pas passer pour des donneurs de leçons, mais nous souhaitons présenter des propositions fortes, afin de dépasser « le consensus mou » qui semble aujourd'hui exister entre les institutions européennes sur le sujet, bien loin des demandes de nos concitoyens.

Les règles éthiques applicables ne sont pas les mêmes selon les institutions européennes. Quant aux organismes de contrôle internes, ils se contrôlent eux-mêmes ! Un cas exemplaire est celui de l'Olaf qui, aux termes de son statut, est indépendant pour enquêter contre les fraudes au budget européen ou pour mener des investigations sur d'éventuels manquements administratifs dans les institutions européennes : en réalité, il travaille à titre principal pour la Commission européenne, en la conseillant ou en la représentant dans certaines instances. Son directeur est nommé par la Commission européenne et, de ce fait, il contrôle peu, contrôlant seulement le Parlement européen ou les agences européennes, où il ne compte aucun donneur d'ordre. Ce sont ces questions que nous avons essayé de régler.

L'organe d'éthique qui a été proposé par la Commission européenne est juste une tentative de synthèse a minima entre les souhaits des uns et des autres. Les 600 000 euros de budget qui lui seraient attribués, les locaux et les deux temps pleins mis à disposition montrent simplement que la Commission avait un besoin de communication politique démontrant son engagement dans la lutte contre la corruption. A contrario, nous avons souhaité saluer la réaction du Parlement européen à l'issue du « Qatargate », qui a présenté tout de suite quatorze mesures pour renforcer la prévention de la corruption dans son fonctionnement interne.

Il était temps : un article paru récemment dans plusieurs organes de presse européens, dont Le Monde, indiquait qu'environ un quart des députés européens avait été impliqué dans des faits délictueux, certains après avoir été contactés par des lobbyistes ou avoir subi des pressions de leur part

M. Claude Kern, rapporteur. - Sur place, on constate que les lobbyistes sont souvent d'anciens parlementaires.

Mme Pascale Gruny. - Lorsque j'étais députée européenne, aucun lobbyiste ne m'a jamais rien proposé. Il faut dire qu'on approche ceux qui veulent bien accepter la corruption !

M. Didier Marie, rapporteur. - Dans un certain nombre d'États membres de l'est de l'Union européenne, la culture de l'intégrité n'est pas la même que chez nous et les écarts sont plus grands que ce que l'on imagine. Le procureur français auprès du Parquet européen que nous avons vu hier nous expliquait que, dans l'un de ces pays, un maire faisant une demande de subvention européenne pouvait en détourner la moitié à son profit, et que cette pratique était courante. Sauf exception, on n'imagine pas, en France, un élu envisager de commettre un tel délit.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Il nous a également expliqué qu'il pouvait exister d'autres formes de corruption liées aux subventions européennes, contre lesquelles lutte le Parquet européen. Les montants correspondant à l'ensemble des atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne, poursuivies aujourd'hui par ce dernier, s'élèvent à 19 milliards d'euros dans des affaires pouvant impliquer la mafia chinoise ou italienne.

M. Olivier Henno. - Je voudrais formuler plusieurs observations qui m'apparaissent comme autant de paradoxes. La numérisation des échanges monétaires n'a pas réduit la corruption, contrairement à ce que l'on aurait pu croire. Par ailleurs, je suis surpris que la notion d'exemplarité, intrinsèque à la démocratie, compte si peu au sein des institutions européennes. Enfin, et c'est une inquiétude pour les peuples européens, la transparence et l'intégrité constituent - outre le fait, bien sûr, de pouvoir choisir ses dirigeants - la plus-value de la démocratie. Au moment où les peuples ont parfois des doutes sur cette plus-value, il est d'autant plus important d'inviter chacun au respect de ces principes.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je suis d'accord. On n'imagine pas un seul instant en France, qu'un vote envisagé au Sénat puisse être modifié à la suite de la réception par plusieurs sénateurs « d'une valise de billets ». Or, dans certains pays, parfois proches, cette pratique constitue presque la règle.

M. Claude Kern, rapporteur. - J'ai vécu une expérience en Azerbaïdjan, lors d'une observation d'élections. Le président espagnol de notre mission d'observation a clairement été corrompu, moyennant la réception d'une valise de 1,4 million d'euros, pour modifier les conclusions de notre rapport sur le déroulement du scrutin. Il est d'ailleurs actuellement en prison.

M. Didier Marie, rapporteur. - Dans le même esprit, ce que l'on a appelé la « diplomatie du caviar » a valu l'exclusion temporaire de la délégation du pays qui en était l'auteur du Conseil de l'Europe. En outre, plusieurs personnes ont été condamnées.

On détecte mieux la corruption quand on se donne les outils pour le faire. Le plus dangereux est d'entendre que, dans certains pays, la corruption n'existe pas. Or, les tentatives de corruption par des acteurs économiques ou par des pays tiers sont des pratiques courantes. Seuls des procédures et des organismes dédiés à la lutte contre la corruption, comme ceux qui ont été instaurés en France avec l'AFA et la HATVP, peuvent réduire les opportunités de corruption et les délits.

Il y aura toujours des corrupteurs, on ne pourra pas les empêcher de corrompre, et le corrompu, sans barrière difficilement franchissable face à lui, se laissera corrompre. Il ne faut pas compter exclusivement sur l'honnêteté intellectuelle et la probité des acteurs publics, même si elles suffisent pour une grande majorité d'entre eux. D'où l'importance du cadre juridique.

On ne peut pas en conclure que la vice-présidente de la Commission européenne, Mme Vìra Jourová, et les services de la Commission européenne facilitent la corruption en ne faisant rien. Il faut constater en revanche un fonctionnement en « silo » de chaque institution, qui conduit leurs services à négliger les risques de corruption et à ne pas se donner les moyens de lutter contre ces phénomènes. C'est pourquoi nous préconisons la mise en oeuvre d'un véritable comité d'éthique de l'Union européenne, à l'instar des organes de prévention de la corruption qui ont été instaurés en France, il faut le dire, parfois après des scandales. Nous en avons tiré les conséquences. Ce comité doit être vraiment indépendant, pour éviter toute forme de pression sur son action.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Les échanges d'informations et de bonnes pratiques entre autorités de lutte contre la corruption sont aussi essentiels, à l'exemple de ceux mis en place par Tracfin, la cellule de renseignement financie,r avec ses homologues européennes, ou par les services de police nationaux des États membres avec Europol, pour dépister les réseaux mafieux.

Mme Marta de Cidrac. - Merci pour ce rapport très fourni. Je ne peux que souscrire à vos conclusions et propositions.

Le constat de l'existence de règles différentes au sein des institutions européennes soulève de nouveau la question de la nécessité d'une réforme de l'Union européenne. En effet, pourquoi chaque organisation européenne a-t-elle ses propres règles ? Vos réflexions seront très utiles à cet égard. J'ose espérer que notre gouvernement entendra et soutiendra cette proposition de résolution.

Par ailleurs avez-vous réfléchi à ce qu'il se passera ensuite, selon la réponse qui sera apportée à vos travaux ? Le risque serait qu'à l'issue de leur présentation, le Gouvernement et les institutions de l'Union européenne se contentent d'afficher quelques mesures et que tout redevienne ensuite comme avant. Que pourrait faire notre commission des affaires européennes pour faire vivre ses propositions dans le débat européen?

Enfin, savez-vous si nos représentants auprès des institutions européennes soutiendront vos travaux ? Avez-vous déjà des échos de l'accueil qui en est fait au sein des autorités françaises ou d'autres États membres ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Du côté français, nous avons perçu des réactions plutôt positives, par exemple de Didier Migaud, président de la HATVP, ou du ministère de la justice. Tout le monde s'accorde sur la nécessité d'agir. Cependant, du côté de la Commission européenne, les réactions ont été plus réservées.

Le Gouvernement soutiendra-t-il pour autant nos suggestions ? Je l'ignore. Tout dépendra des négociations qui se joueront à l'échelle du Conseil européen. Nous tâcherons de fixer prochainement la date d'une rencontre avec le nouveau ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Nous pourrons alors évoquer ce dossier essentiel avec lui.

La stratégie que nous essayons de proposer est assez proche du modèle français, qui peut susciter des oppositions. Le Gouvernement pourrait donc, s'il la soutient, se heurter aux objections d'autres États membres qui n'accepteraient pas un tel niveau de rigueur. Cependant, il pourrait difficilement ne pas le faire, car nous y serons attentifs.

M. Didier Marie, rapporteur. - Le risque, alors que la fin de la mandature approche et que plusieurs textes arrivent à leur aboutissement, est que l'on manque de temps pour étudier ce texte. Or il ne faut pas d'accord « au rabais ». Le gouvernement français est en phase avec ce que nous disons. Le modèle français est très vertueux, mais n'est pas partagé par tout le monde.

M. Claude Kern. - C'est juste. Le texte sur l'organe d'éthique européen a été revu à la baisse à la suite de l'intervention de plusieurs États membres qui n'en voulaient pas, dont nos voisins allemands.

La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

sur la lutte contre la corruption

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le traité sur l'Union européenne, en particulier ses articles 2, 3, 5, 6, 9, 10, 11, 13,

Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en particulier ses articles 15, 295 et 298,

Vu l'article 41 de la Charte européenne des droits fondamentaux de l'Union européenne,

Vu la Convention des Nations Unies contre la corruption (CNUCC), adoptée le 31 octobre 2003,

Vu la Convention de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, en date du 21 novembre 1997,

Vu la Convention pénale et la Convention civile sur la corruption du Conseil de l'Europe, respectivement adoptées le 27 janvier 1999 et le 4 novembre 1999,

Vu l'Acte du Conseil, du 26 mai 1997, établissant la convention établie sur la base de l'article K.3 paragraphe 2 point c) du traité sur l'Union européenne, relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne,

Vu la décision-cadre 2003/568/JAI du Conseil du 22 juillet 2003 relative à la lutte contre la corruption dans le secteur privé,

Vu la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union au moyen du droit pénal,

Vu la directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE et l'accord intervenu en trilogue sur le paquet « blanchiment » le 13 décembre 20231(*),

Vu la directive 2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant le gel et la confiscation des instruments et des produits du crime dans l'Union européenne et l'accord intervenu en trilogue, le 12 décembre 2023, sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative au recouvrement et à la confiscation des avoirs (proposition COM(2022) 245 final),

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la corruption, remplaçant la décision-cadre 2003/568/JAI du Conseil et la convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne, et modifiant la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 3 mai 2023, COM(2023) 234 final,

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2023 établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence de la représentation d'intérêts exercée pour le compte de pays tiers et modifiant la directive (UE) 2019/1937, COM(2023) 637 final,

Vu la communication COM(2020) 605 final de la Commission européenne relative à la stratégie de l'Union européenne pour l'union de la sécurité, en date du 24 juillet 2020,

Vu la communication COM(2021) 170 final relative à la stratégie de l'Union européenne visant à lutter contre la criminalité organisée (2021-2025), en date du 14 avril 2021,

Vu le discours sur l'état de l'Union 2022 de Mme Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, prononcé le 14 septembre 2022, appelant à « éradiquer la corruption sur notre sol »,

Vu la communication conjointe de la Commission européenne et du Haut-représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) sur la lutte contre la corruption, présentée le 3 mai 2023, JOIN(2023) 12 final,

Vu la communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, à la Cour de justice de l'Union européenne, à la Banque centrale européenne, à la Cour des comptes de l'Union européenne, au Comité économique et social européen et au Comité des régions portant proposition relative à un organisme éthique interinstitutionnel du 8 juin 2023, COM(2023) 311 final,

Vu le rapport spécial n° 13 (2019) de la Cour des comptes de l'Union européenne : » Les cadres éthiques de l'Union européenne des institutions de l'Union européenne auditées : des améliorations sont possibles »,

Vu le rapport du groupe de suivi d'Europol sur l'action des réseaux criminels dans les ports de l'Union européenne du 30 mars 2023,

Vu les décisions de la Médiatrice de l'Union européenne, en particulier celles en date du 16 mai 2022, du 12 juillet 2022 et du 20 décembre 2023,

Sur le renforcement de la culture de l'intégrité et des règles de prévention de la corruption dans l'Union européenne

Sur le renforcement de la prévention de la corruption dans l'Union européenne

Considérant que l'article 3 de la proposition de directive COM(2023) 234 final relative à la lutte contre la corruption impose aux États membres et aux institutions de l'Union européenne d'établir et de mettre en oeuvre des mesures effectives de prévention de la corruption suivantes : formations et campagnes de sensibilisation auprès des publics les plus exposés ; transparence des décisions administratives ; obligation pour les agents publics de rendre compte de leurs actions ; encadrement strict des appels d'offres des marchés publics ; établissement de règles claires de prévention des conflits d'intérêts ; pénalisation des infractions liées à la corruption,

Soutient les exigences bienvenues de cet article, tendant à demander aux États membres de prendre des mesures de prévention de la corruption, tant dans le secteur public que dans le secteur privé ; rappelle à cet égard que la France a déjà mis en place un plan national contre la corruption et que, dans ce cadre, les missions de prévention de la corruption sont déjà assurées avec rigueur, d'une part, par la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP), chargée de la déontologie des agents publics, de la collecte, de la publication et de l'examen des déclarations d'intérêts et de patrimoine des responsables publics et de l'encadrement des activités de représentation d'intérêts et, d'autre part, par l'agence française anticorruption (AFA), responsable de l'élaboration des lignes directrices anticorruption, d'actions de sensibilisation et de formation et d'une mission d'appui aux acteurs publics et privés pour mettre en place des dispositifs anticorruption ;

Demande le maintien du critère d'indépendance imposé par l'article 4 de la proposition aux organismes spécialisés dans la prévention de la corruption, afin de garantir des standards élevés dans ce domaine dans l'ensemble des États membres ; affirme que ce critère d'indépendance est respecté, tant par le statut de la HATVP, autorité administrative indépendante dirigée par un collège de treize membres nommés pour une durée de six ans non renouvelable et non révocables, que par celui de l'AFA, organe placé auprès du ministre de la justice et du ministre du budget dirigé par un magistrat de l'ordre judiciaire nommé pour une durée de six ans renouvelable et jouissant de l'autonomie fonctionnelle ;

Partage l'affirmation de principe, posée à l'article 4, paragraphe 1, selon laquelle les organes chargés de la prévention de la corruption devraient « rendre accessibles au public les informations pertinentes sur l'exercice de leurs activités » mais demande de compléter le paragraphe 2 afin de prévoir que cette même obligation ne s'applique aux organes et autorités chargés de la répression des infractions liées à la corruption, que sous réserve de ne pas compromettre l'efficacité de leurs enquêtes et poursuites.

Sur le principe de la création d'un comité d'éthique de l'Union européenne

Considérant que les États membres et les institutions européennes doivent, en vertu de l'article 2 du traité sur l'Union européenne, respecter la démocratie, les droits de l'Homme et l'État de droit,

Considérant que cette obligation suppose, pour chaque institution et organe de l'Union européenne, de garantir l'intégrité de ses membres et personnels, la transparence de ses décisions, et une capacité à rendre des comptes sur son action,

Considérant que cette obligation s'impose d'autant plus fortement que, depuis 2019, dans le cadre des traités en vigueur, les compétences de l'Union européenne ont été considérablement étendues, afin d'assurer la double transition numérique et écologique, afin de consolider l'autonomie stratégique de l'Union à la suite de la pandémie de covid-19 et de l'invasion de l'Ukraine et afin de faire respecter l'État de droit,

Considérant que le rapport spécial n° 13 de la Cour des comptes de l'Union européenne précité constatait, dès 2019, que si des règles éthiques avaient bien été mises en place dans les institutions de l'Union européenne, ces dernières souffraient de nombreuses faiblesses et ne respectaient pas les standards de l'OCDE, en particulier concernant les stratégies éthiques à suivre, les procédures de vérification du respect des règles édictées, l'examen des déclarations de leurs membres, les dispositifs d'alerte éthique ou encore l'évaluation des activités pouvant être exercées par leurs membres après la cessation de leurs fonctions,

Considérant que ces fragilités ont été soulignées également par la Médiatrice de l'Union européenne dans plusieurs enquêtes menées en 2022 et 2023, notamment relatives à l'acceptation, par un ancien directeur général des services de la Commission européenne, de voyages aériens gratuits offerts par un pays tiers avec lequel il négociait un accord au nom de l'Union européenne, à l'absence de transparence d'une direction générale de la Commission européenne sur leurs relations avec l'industrie du tabac, ou aux contrôles lacunaires du « pantouflage » pratiqué par les personnels des services de la Commission européenne,

Considérant que ces carences ont été confirmées au Parlement européen par l'enquête des autorités belges sur l'affaire dite du « Qatargate », concernant plusieurs parlementaires européens soupçonnés d'avoir monnayé leurs votes au profit d'États tiers,

Considérant que, conformément à un engagement de la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, pris dès 2019, la Commission a proposé, le 8 juin dernier, la création d'un organisme éthique au niveau européen, sur la base d'un accord interinstitutionnel prévu à l'article 295 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)2(*), concernant les institutions de l'Union européenne visées à l'article 13 du traité sur l'Union européenne (TUE) (Parlement européen ; Conseil européen ; Conseil de l'Union européenne ; Commission européenne ; Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), Banque centrale européenne (BCE), Cour des Comptes de l'Union européenne, Comité économique et social européen, Comité des régions), la Banque européenne d'investissement (BEI) étant de surcroît invitée à y participer,

Considérant que cet organisme serait mis en place pour, d'une part, garantir un échange de bonnes pratiques entre les institutions précitées, et, d'autre part, leur permettre d'établir, sur une base consensuelle, des lignes directrices éthiques minimales,

Estime que, dans son principe, la création d'un organisme éthique européen est pertinente, en tant qu'instance complémentaire des règles éthiques et codes de conduite internes à chaque institution et organe de l'Union européenne, ainsi que des actions de prévention et de contrôle des autorités nationales compétentes, de la Médiatrice de l'Union européenne, de la Cour des Comptes de l'Union européenne, de l'Office de lutte antifraude (OLAF) et du Parquet européen ;

Souligne également que ce projet forme une réponse globale à la corruption avec la proposition de directive de lutte contre la corruption, présentée le 3 mai 2023, et avec la proposition de directive établissant, dans le marché intérieur, des règles harmonisées sur la transparence des représentants d'intérêts travaillant pour des pays tiers et amendant la directive (UE) 2019/1937, présentée le 12 décembre 2023 ;

Observe, tout comme la Médiatrice de l'Union européenne, que l'expérience récente a démontré que l'autorégulation des institutions de l'Union européenne dans le domaine éthique était réelle mais insuffisante pour garantir leur transparence et l'intégrité de leurs membres ;

Confirme la pertinence du choix de l'accord interinstitutionnel comme instrument juridique, déjà utilisé pour mettre en place un registre de transparence commun au Parlement européen, au Conseil de l'Union européenne et à la Commission européenne en 2021 ;

Ajoute cependant que l'opportunité de cet instrument se mesure à l'indépendance de l'organisme éthique envisagé, à la crédibilité de ses missions et à sa dotation en ressources humaines et en moyens financiers adaptés ;

Regrette la date - très tardive - de présentation d'une telle initiative par la Commission européenne ; relève en effet que ce calendrier conduit aujourd'hui les négociateurs européens à rechercher à tout prix un accord sur ce projet avant les prochaines élections européennes, au risque de convenir d'un compromis dépourvu d'ambition et à faible valeur ajoutée ;

Recommande enfin que l'organisme éthique envisagé soit dénommé « comité d'éthique de l'Union européenne » afin d'en assurer la lisibilité.

Sur le champ de compétences prévu pour le comité d'éthique de l'Union européenne

Sur les compétences prévues par l'accord interinstitutionnel et le principe d'autonomie institutionnelle

Considérant que l'article 6 (3) du projet d'accord précise que le fonctionnement de l'organisme n'empièterait pas sur les compétences des parties et n'aurait pas d'incidence sur leurs pouvoirs d'organisation interne respectifs,

Considérant ainsi que le Conseil de l'Union européenne, sur la base de l'avis de son service juridique, estime que les délégations des États membres siégeant en son sein ne doivent pas entrer dans le champ de compétences du comité, puisqu'elles sont déjà soumises aux règles déontologiques fixées par leurs législations nationales respectives,

Considérant que, pour sa part, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) se propose de participer aux travaux du comité en tant qu'observateur, estimant que les règles éthiques qu'édicterait ce comité ne peuvent s'appliquer aux juges qui la composent, en raison de l'indépendance nécessaire à l'exercice du pouvoir judiciaire,

Considérant qu'en l'état du projet, les lignes directrices éthiques définies par le comité concerneraient les seuls membres des institutions et organes européens précités mais pas leurs personnels, au motif que leur statut les soumet déjà à des règles éthiques propres,

Observe que la Commission européenne considère la création d'un organisme éthique européen seulement chargé de constituer un forum d'échanges de bonnes pratiques éthiques et d'émettre des lignes directrices éthiques consensuelles pour les institutions de l'Union européenne participantes, comme un « premier pas » notable vers un renforcement des standards éthiques européens ; rappelle pourtant que le Parlement européen a démontré l'urgence de la mise en place d'un organisme éthique européen indépendant et chargé de pouvoirs d'enquête, afin de restaurer la crédibilité de l'Union européenne ;

Encourage, en matière d'éthique, l'échange de bonnes pratiques et l'émission de lignes directrices consensuelles qui peuvent d'ores et déjà se faire sans nécessairement instaurer un nouvel organisme, d'autant plus que les lignes directrices des codes de conduite éthiques mis en place au sein de chaque institution et organe participants - transparence, intégrité, indépendance, dignité, loyauté, discrétion, honnêteté... - convergent déjà largement et peuvent donc aisément faire l'objet d'une harmonisation ;

Constate pourtant, à la suite de la Cour des Comptes de l'Union européenne, de la Médiatrice de l'Union européenne et du Parlement européen, l'urgence du renforcement des cadres éthiques des institutions européennes ;

Demande donc la mise en place d'un comité d'éthique européen avec des prérogatives de contrôle renforcées et facilement identifiables.

Sur le principe d'autonomie institutionnelle et sur la nécessité de respecter l'État de droit 

Rappelle que l'article 13 du TUE stipule que « chaque institution [de l'Union européenne] agit dans la limite des attributions qui lui sont conférées par les traités conformément aux procédures, conditions et fins prévues par ceux-ci » ; souligne néanmoins que ce principe d'autonomie et d'équilibre institutionnels doit aller de pair, au titre du même article 13, avec la nécessaire « promotion », par ces institutions, « des valeurs de l'Union européenne » ainsi qu'avec la toute aussi nécessaire « coopération loyale » entre elles ;

Constate plus généralement que ces institutions doivent agir dans le respect de la démocratie, des droits de l'Homme et de l'État de droit, valeurs de l'Union européenne consacrées à l'article 2 du traité sur l'Union européenne (TUE) dont sont issus les principes d'intégrité et de transparence ; souligne que la Cour de justice de l'Union européenne a récemment confirmé le caractère contraignant des obligations découlant des principes concrétisant ces valeurs : « l'article 2 du TUE ne constitue pas [...] une simple énonciation d'orientations ou d'intentions de nature politique, mais contient des valeurs qui relèvent de l'identité même de l'Union en tant qu'ordre juridique commun, valeurs qui sont concrétisées dans des principes contenant des obligations juridiquement contraignantes (...) »3(*) ;

Rappelle aussi que, par une interprétation très « constructive » de la répartition des compétences entre les États membres et l'Union européenne fixée par les traités, les institutions européennes ont établi un cycle annuel de l'État de droit qui amène désormais la Commission européenne à évaluer l'indépendance de la justice, la liberté de la presse, l'efficacité de la lutte contre la corruption et même le fonctionnement des assemblées parlementaires dans chaque État membre, et à émettre des recommandations à leur intention ;

Considère que la crédibilité de l'examen, par ces institutions, du parfait respect du principe de l'État de droit par chaque État membre, est subordonnée à leur propre conformité à ce principe ; relève par ailleurs la possibilité, pour chaque institution précitée, de déléguer à cet effet certaines de ses prérogatives au comité d'éthique européen, en application de la « doctrine Meroni » établie par la CJUE en 19584(*), dès lors que cette délégation est explicite, qu'elle concerne des pouvoirs mentionnés dans les traités, et que les prérogatives du comité sont précisément définies ; ajoute qu'une telle délégation ne remettrait pas en cause l'équilibre institutionnel prévu par les traités, dès lors que le comité n'interviendra pas dans le processus normatif européen et que ses décisions seront toujours soumises au contrôle de la CJUE ;

Souligne en conséquence la possibilité, sur ces bases juridiques, de prévoir l'institution d'un comité d'éthique européen disposant de pouvoirs de contrôle.

Sur la nature des pouvoirs du comité d'éthique de l'Union européenne

Juge utile que le comité d'éthique de l'Union européenne collecte et tienne à jour les informations pertinentes sur les normes éthiques applicables aux institutions participantes ;

Recommande d'affirmer plus explicitement le rôle du comité dans la sensibilisation aux enjeux éthiques et dans la formation des membres et personnels des institutions participantes ;

Demande que soient octroyées au comité précité, d'une part, la faculté de s'autosaisir d'une question sur l'application des règles éthiques en vigueur, soit à la suite d'informations publiques, soit sur requête individuelle et, d'autre part, une compétence d'enquête afin de lui permettre d'examiner la réalité des faits ; estime que, sur cette base, le comité doit alors être en capacité de formuler des avis - non publics - pour contribuer à la résolution des situations individuelles problématiques et, si nécessaire, des recommandations publiques5(*) ayant valeur d'orientations générales éthiques à destination de l'autorité investie du pouvoir de nomination dans l'institution concernée, qui resterait seule décisionnaire ;

Souhaite que, dans le cadre de cette procédure, les personnes signalant une violation du droit de l'Union européenne bénéficient des garanties prévues par la directive (UE) 2019/19376(*), en particulier du maintien de leur anonymat ;

Précise que, dans un souci d'efficacité et de rationalité administrative, l'attribution d'un pouvoir d'enquête au comité n'impliquerait pas nécessairement la constitution d'un nouveau corps d'enquête, une telle enquête pouvant être menée grâce au soutien opérationnel de la Médiatrice de l'Union européenne, de la Cour des comptes de l'Union européenne et de l'Office européen de lutte antifraude ;

Estime nécessaire de confier au seul comité le rôle de collecter, conserver, rendre publiques et contrôler les déclarations d'intérêts et, lorsqu'elles existent, de patrimoine, des membres des institutions européennes participantes, par analogie avec le dispositif déclaratif existant en France et la mission de publicité et de contrôle des déclarations assurée par la HATVP ;

Appelle à étendre l'obligation de déclaration d'intérêts aux directeurs et directeurs généraux des services des institutions participantes ;

Invite à envisager l'extension de l'obligation de déclaration de patrimoine à l'ensemble des membres et personnels encadrants des institutions précitées, au début et à la fin de leurs fonctions ;

Relève que la Médiatrice de l'Union européenne dénonce les conséquences négatives du caractère massif du « pantouflage » parmi les anciens députés européens, membres et personnels de la Commission européenne, sur la qualité et la transparence de l'élaboration des normes européennes ; soutient par conséquent la nécessité de confier au comité le soin de contrôler les mobilités des membres et personnels des institutions et organes participants vers le secteur privé ou vers des structures institutionnelles chargées de représenter les intérêts de pays tiers ;

Recommande de confier au comité d'éthique européen le soin d'assurer le secrétariat du registre commun de transparence prévu par l'accord interinstitutionnel du 20 mai 2021 et de contrôler les obligations des représentants d'intérêts qui présentent une demande d'enregistrement sur ce registre ou qui y sont enregistrés ; considère, qu'à cette fin, les personnels des institutions concernées aujourd'hui en charge de la tenue de ce registre pourraient faire l'objet d'un détachement auprès du comité ;

Estime enfin souhaitable que, dans le cadre du suivi annuel de l'État de droit, le comité d'éthique européen établisse et présente un rapport sur le respect de l'État de droit par les institutions de l'Union européenne elles-mêmes, dans l'accomplissement de leurs missions respectives, en particulier concernant leur respect des règles de transparence, de lutte contre les conflits d'intérêts ainsi que de prévention et de lutte contre la corruption ;

Demande que les manquements aux obligations prévues par l'accord interinstitutionnel fassent l'objet par l'institution concernée, de sanctions adaptées à leur gravité et suggère que le comité d'éthique européen réfléchisse à l'harmonisation des sanctions prévues par chaque institution ; rappelle enfin que tout constat d'une infraction pénale par le comité à l'occasion de son travail d'enquête, doit donner lieu à l'information de l'autorité judiciaire compétente.

Sur les institutions relevant du champ de compétences du comité d'éthique

Confirme que les délégations nationales au sein du Conseil de l'Union européenne n'ont pas à relever du champ de compétences du comité d'éthique européen dès lors qu'elles sont soumises au corpus des règles éthiques de leur État membre ;

Juge opportun que le Président du Conseil européen et le Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères puissent faire l'objet d'avis et recommandations de la part du comité d'éthique européen ;

Prend acte du souhait de la CJUE de ne siéger au comité qu'en simple observateur dans la mesure où elle devra effectivement juger les recours éventuels contre les recommandations du comité d'éthique européen et qu'elle ne peut donc être juge et partie ; appelle simultanément la Cour à actualiser ses règles internes et à maintenir la présence d'un référent déontologique en son sein, afin de respecter les standards éthiques les plus élevés ;

Demande l'extension de la compétence du comité d'éthique européen aux personnels des institutions de l'Union européenne participantes, ce qui impliquera une légère adaptation conséquente de leur statut.

Sur l'indépendance du comité d'éthique de l'Union européenne

Considérant qu'aux termes de la communication de la Commission européenne, le comité d'éthique européen serait composé d'un membre titulaire et d'un membre suppléant par institution et organe participants, désignés pour une durée de cinq ans, à charge pour les membres titulaires d'exercer sa présidence par rotation annuelle,

Considérant que siégeraient également au sein du comité, avec statut d'observateur, cinq experts indépendants, recrutés d'un commun accord par les parties en raison de leur expérience, de leur indépendance et de leurs qualités professionnelles, pour une durée de trois ans renouvelable une fois,

Considérant que le comité d'éthique européen serait installé dans les locaux de la Commission européenne, qu'il bénéficierait d'un budget annuel de 600 000 euros et qu'il disposerait d'un secrétariat dirigé par la Commission européenne et composé de deux agents à temps plein et, en tant que de besoin, des chefs d'unité compétents des institutions et organes participants,

Considérant les nombreuses agences nouvelles créées par l'Union européenne depuis 2019,

Relève que la Commission européenne entend doter le comité d'éthique de l'Union européenne de moyens réduits, concordant avec la faiblesse des missions qu'elle propose de lui attribuer ainsi qu'avec les contraintes budgétaires actuelles de l'Union européenne ;

Déplore que le comité d'éthique se trouverait de fait totalement dépendant des locaux et des moyens logistiques de la Commission européenne, et, ce faisant, bien loin des standards d'indépendance exigés des États membres par cette même Commission, en particulier dans sa proposition de lutte contre la corruption ; observe, en conséquence, que la crédibilité de ce comité serait très faible ;

Réaffirme son attachement à la maîtrise de ses engagements budgétaires par l'Union européenne et estime possible, par redéploiement des budgets prévus dans le Cadre financier pluriannuel 2021-2027 pour le programme « cohésion, résilience et valeurs » et pour l'administration publique européenne, de dégager un financement adéquat pour garantir le fonctionnement satisfaisant du comité d'éthique ;

Propose d'inverser les règles de composition du comité envisagées par la Commission européenne afin de garantir sa liberté d'action en désignant :

- en tant que membres permanents de ce comité, cinq experts recrutés d'un commun accord par les institutions participantes sur la base de leur expérience, de leurs qualités professionnelles et de leur indépendance ;

- un représentant titulaire de chaque institution participante, secondé par un représentant suppléant, avec statut d'observateur, amené à siéger lorsque son institution est concernée ;

Salue les alertes utiles lancées par la Médiatrice de l'Union européenne sur les manquements aux règles éthiques européennes qui constituent également des cas de mauvaise administration, estime que la Médiatrice de l'Union européenne doit pouvoir siéger au sein du comité intuitu personae ;

Recommande une harmonisation à cinq ans de la durée des fonctions des experts et des représentants de chaque institution au sein du comité ;

Demande que les membres du comité ne soient pas révocables pendant la durée de leurs fonctions et que leur mandat ne soit pas reconductible ;

Estime nécessaire, dans ce cadre, que le comité confie systématiquement l'examen des requêtes individuelles à ceux de ses membres qui siègent en tant qu'experts indépendants, afin d'assurer la rigueur du processus et l'absence de conflit d'intérêts ;

Préconise que le comité, dès son entrée en fonction, adopte son règlement intérieur, incluant les modalités d'application des principes d'indépendance, d'intégrité, de dignité et de transparence par ses membres, et désigne, en son sein, un référent déontologue, chargé de traiter les questions éthiques susceptibles de se poser à ses membres ;

Recommande de supprimer le lien de subordination prévu dans le projet d'accord interinstitutionnel entre le secrétariat du comité et la Commission européenne ; souhaite que le secrétariat soit dirigé par l'un des agents permanents du comité, doté de l'autorité hiérarchique suffisante pour coordonner les missions confiées aux chefs d'unité des institutions participantes ; estime que ce secrétariat devrait également pouvoir bénéficier du concours de fonctionnaires détachés de ces institutions et organes, comme l'autorise le statut des personnels de l'Union européenne7(*) ;

Recommande en outre l'attribution au comité de locaux autonomes.

Sur les relations entre le comité d'éthique européen et les autres autorités compétentes

Demande la mise en place d'échanges d'information permanents et confidentiels entre le comité d'éthique de l'Union européenne et les autorités nationales compétentes, sur le modèle de ceux institués en France au profit de la HATVP, afin de permettre au comité de vérifier la véracité et la pertinence des déclarations d'intérêts qui lui sont transmises8(*) ;

Recommande que le comité, dès sa création, rejoigne le « Réseau européen d'éthique publique (ENPE) », institué par la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP) pour assurer une coopération efficace entre autorités responsables de l'éthique publique dans les États membres9(*) ;

Souhaite la mise en place d'une coopération institutionnalisée entre d'une part, la Médiatrice de l'Union européenne, la Cour des comptes de l'Union européenne et l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), et, d'autre part, le comité, afin que ce dernier puisse bénéficier de leur appui dans ses investigations, dans le respect de leurs compétences respectives10(*) ;

Préconise une réforme structurelle de l'OLAF, à la fois chargé de la lutte antifraude à l'échelon européen et des enquêtes administratives internes dans les organes et agences de l'Union européenne, afin de le rendre juridiquement et fonctionnellement indépendant de la Commission européenne, en lui retirant ses missions de représentation de la Commission européenne et de préparation des normes pour cette dernière, en prévoyant la nomination de son directeur par commun accord entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen, et en lui permettant de déclencher des actions antifraudes et des enquêtes administratives de son propre chef ou en réponse à une demande individuelle ;

Appelle à prévoir que, s'il constate l'existence d'une infraction pénale susceptible de constituer une atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne lors de l'examen d'un dossier, le comité d'éthique puisse en saisir le Parquet européen sans délai.

Sur les autres réformes indispensables

Sur les réformes éthiques internes du Parlement européen décidées à la suite du « Qatargate »

Considérant, qu'en décembre 2022, les révélations du scandale dénommé « Qatargate », relatif à des allégations de corruption visant certains députés européens qui auraient accepté de « monnayer » leurs voix au profit de pays tiers soucieux d'influencer certains votes de l'assemblée, ont fragilisé l'action du Parlement européen et semé le doute sur l'intégrité de l'ensemble des responsables publics dans toute l'Union européenne,

Salue en conséquence les efforts du Parlement européen pour mettre à niveau ses standards éthiques, par l'adoption des « 14 points » définis par sa Présidente Roberta Metsola en janvier 2023 ;

Se félicite en particulier de l'accès facilité aux informations sur l'activité des députés européens, de la transparence accrue des déclarations d'intérêts des parlementaires et de l'instauration d'un régime interne protecteur au profit des lanceurs d'alerte.

Sur l'encadrement de l'activité des représentants d'intérêts

Précise que la proposition de directive COM(2023) 637 final définit l'activité de représentation d'intérêts comme celle ayant pour but d'influencer l'élaboration ou la mise en oeuvre des politiques ou de la réglementation européennes, ou les processus décisionnels des institutions européennes, par l'organisation de réunions, d'évènements ou de conférences, par la sollicitation d'auditions ou d'échanges avec les acteurs clefs des dossiers européens ou encore par des campagnes de communication ciblées ;

Salue la mise en place, en 2021, du registre de transparence commun entre le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne et la Commission européenne afin de recenser les représentants d'intérêts souhaitant exercer une action d'influence auprès de ces institutions et les inciter à une réelle transparence, en leur imposant, en particulier, de rendre publics les intérêts qu'ils représentés par eux11(*) ;

Salue la transparence accrue sur les représentants d'intérêts au niveau européen depuis la mise en place du registre commun de transparence ; confirme la pertinence du code de conduite imposé aux représentants d'intérêts souhaitant s'inscrire et demeurer inscrits au registre afin d'entrer en contact avec des membres du Parlement européen, du Conseil de l'Union européenne et de la Commission européenne ; rappelle que ce code interdit aux intéressés d'essayer d'obtenir des informations ou des décisions de manière malhonnête, de porter préjudice aux institutions européennes et d'inciter les membres de ces institutions à enfreindre les cadres éthiques qui leur sont applicables ;

Estime nécessaire de confier le contrôle de ce registre à un organe indépendant, à savoir le comité d'éthique, tant la nature des actions de contrôle du registre dévolues au secrétariat de ce dernier reste lacunaire dans la mesure où elles ne sont pas publiques et où les moyens qui y sont consacrés semblent insuffisants ;

S'inquiète également, à la suite du Parlement européen, du risque d'instrumentalisation des actions de représentation d'intérêts par des pays tiers souhaitant affaiblir les décisions des États membres et de l'Union européenne ;

Prend acte de la présentation tardive de la proposition COM(2023) 637 final précitée par la Commission européenne, le 12 décembre 2023, dont l'objectif affiché est d'établir des règles européennes harmonisées en matière de transparence de la représentation d'intérêts exercée pour le compte de pays tiers ;

Appuie le principe d'un renforcement de l'encadrement des activités des représentants d'intérêts au niveau européen mais s'interroge sur la portée véritable du dispositif proposé, qui semble en réalité amoindrir les contrôles existants sans leur substituer de procédure crédible ;

Regrette à cet égard le risque de distorsion et de complexité juridique qui pourrait résulter de la présentation d'un texte spécifiquement consacré à la représentation d'intérêts pour le compte de pays tiers dès lors que les personnes, physiques ou morales, exerçant cette activité représentent généralement des intérêts issus des États membres et de pays tiers, et que leurs éventuels manquements aux règles éthiques des institutions sollicitées ou à la législation anticorruption des États membres peuvent profiter à des acteurs privés établis dans un État membre ;

Juge par ailleurs que l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, relatif au renforcement du marché intérieur, ne constitue pas une base juridique suffisante pour fonder une proposition qui vise également à réguler une activité ayant une influence directe sur les décisions des instances démocratiquement élues, puisqu'elle concernerait potentiellement les activités de représentation d'intérêts auprès des parlements et des gouvernements des États membres, qui ne ressortent pas de l'article 114 précité ;

Appelle, a minima, à compléter cette base juridique par une référence à l'article 2 du traité sur l'Union européenne, relatif aux valeurs de l'Union européenne ;

Conteste les nombreuses restrictions à l'information des autorités nationales de contrôle des représentants d'intérêts envisagées par l'article 16, qui limiteraient la portée de leurs demandes d'information12(*) sur l'activité des représentants d'intérêts agissant pour le compte de pays tiers ; considère ces limitations contraires à l'objectif d'intérêt général affiché, à savoir mieux suivre et mieux évaluer la réalité de l'activité de ces représentants d'intérêts ;

Estime disproportionnée l'obligation imposée aux autorités compétentes des États membres de communiquer entre elles par les plateformes numériques gérées par la Commission européenne, posée par la proposition de règlement COM(2023) 636 final jointe à la proposition de directive COM(2023) 637 final ;

Dénonce la latitude donnée à la Commission européenne par cette proposition, à la fois pour préciser par acte délégué13(*) la liste des informations que les représentants d'intérêts souhaitant s'inscrire sur le registre européen devraient fournir, pour collecter les données relatives à l'enregistrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte de pays tiers dans chaque État membre et pour coordonner de fait l'activité des autorités nationales de contrôle des représentants d'intérêts, à travers la constitution d'un groupe consultatif14(*) dont l'utilité n'est pas prouvée ;

Demande que la proposition de directive vise explicitement les institutions de l'Union européenne, en particulier, le Conseil, le Parlement européen et la Commission européenne, ainsi que leur registre de transparence, au vu des lacunes de ces institutions constatées dans le contrôle des représentants d'intérêts ;

Désapprouve le dispositif prévu à l'article 4 de la proposition, qui tend de fait, non pas à harmoniser, mais à uniformiser la procédure d'enregistrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte de pays tiers dans les États membres, en interdisant à ces derniers de prendre des dispositions plus strictes ou de maintenir un seul régime de contrôle pour l'ensemble des activités de représentation d'intérêts, d'autant plus que l'uniformisation envisagée se ferait « par le bas » et conduirait les représentants d'intérêts à préférer s'inscrire dans l'État membre « le moins disant » pour bénéficier , dès l'enregistrement effectif, d'une forme de « certificat européen » de représentation d'intérêts au profit de pays tiers ;

Constate que la transparence nécessaire sur les échanges avec les représentants d'intérêts travaillant pour le compte de pays tiers n'impose pas une telle uniformisation ;

Estime que chaque État membre, pour sauvegarder les intérêts essentiels de la Nation, doit conserver son libre choix dans la reconnaissance ou le refus de reconnaissance des représentants d'intérêts, particulièrement dans les domaines de la sécurité nationale et de la défense nationale ;

Plaide en conséquence, pour une refonte substantielle de la proposition de directive consistant en une harmonisation des procédures nationales applicables fondée sur les principes suivants : suppression de l'article 4 de la proposition qui prévoit une harmonisation maximale ; obligation d'enregistrement des représentants d'intérêts visés ; obligation de mise en place et de tenue d'un registre de transparence des représentants d'intérêts et mise en oeuvre des recommandations du rapport annuel sur l'État de droit sur la lutte contre la corruption dans chaque État membre ; harmonisation des critères applicables sur le modèle des règles françaises actuelles ; obligation de coopération loyale et d'échange d'informations entre autorités nationales compétentes sur les représentants d'intérêts dans le cadre du réseau européen existant initié par la HATVP; intégration pleine et entière des institutions de l'Union européenne et de leur registre de transparence dans le dispositif de la proposition.

Sur le nécessaire contrôle du financement des partis politiques européens et des fondations politiques européennes

Considérant que, conformément à l'article 10 du traité sur l'Union européenne et à l'article 12 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les partis politiques européens, ainsi que les fondations qui y sont rattachées, contribuent à la conscience politique européenne et à l'expression de la volonté des citoyens de l'Union européenne,

Considérant que l'accomplissement de cette mission suppose aujourd'hui de mieux encadrer le statut et le financement de ces formations politiques au regard du risque élevé d'ingérence étrangère et de vulnérabilité aux actions de corruption,

Considérant que ces formations politiques ne peuvent, en l'état du droit de l'Union européenne, accepter de financement, ni d'un État membre ou d'un pays tiers, ni d'une entreprise sur laquelle une telle autorité publique peut exercer une influence, ni d'une « entité privée implantée dans un pays tiers » ou de « personnes d'un pays tiers qui ne sont pas autorisées à voter aux élections au Parlement européen »,

Considérant que le financement des partis politiques par des personnes morales est totalement interdit dans certains États membres, dont la France,

Réaffirme que, pour remplir leur mission d'expression de la volonté des citoyens de l'Union européenne en bénéficiant de leur confiance, les partis politiques européens doivent faire la transparence sur leur financement et éviter tout financement qui constituerait une pression financière sur leur indépendance, position déjà exprimée dans sa résolution européenne n° 122 du 21 mars 202215(*) ;

Rappelle donc son opposition au dispositif de la proposition de règlement relatif au statut et au financement des partis politiques européens et des fondations politiques européennes COM(2022) 734 final qui autoriserait les partis politiques européens à bénéficier, dans la limite de 10 % des contributions totales versées par leurs membres, de contributions financières versées par des partis membres ayant leur siège dans un pays appartenant au Conseil de l'Europe, en ce qu'il favoriserait les ingérences étrangères dans leur fonctionnement et leur liberté d'action ;

S'interroge de nouveau sur l'opportunité de maintenir la possibilité pour les partis politiques européens d'être financés par des personnes morales, au regard de la nécessaire préservation de l'intégrité des élections européennes contre toute tentative de manipulation de ces dernières.

Sur la lutte contre la corruption

Sur la proposition de directive de lutte contre la corruption

Considérant que, selon l'indice de perception de la corruption (IPC) élaboré par l'organisation non gouvernementale Transparency International, onze États membres de l'Union européenne, dont la France, sont classés parmi les vingt pays au monde perçus comme les moins corrompus,

Considérant néanmoins que le coût annuel de la corruption pour les économies des États membres de l'Union européenne est évalué - selon une estimation prudente - à 120 milliards d'euros par la Commission européenne16(*),

Considérant que l'agence de coopération policière européenne, Europol, a démontré que 60 % des réseaux de criminalité organisée agissant dans l'Union européenne usaient de la corruption pour infiltrer le secteur public et les entreprises privées17(*),

Considérant que la communication COM(2023) 800 final valant rapport annuel 2023 sur la situation de l'État de droit dans l'Union européenne comprend plusieurs recommandations pour améliorer la prévention et la lutte contre la corruption et les conflits d'intérêts dans certains États membres, et pour encadrer les activités de représentation d'intérêts,

Considérant qu'en 2023, selon Eurobaromètre, 70 % des citoyens des États membres de l'Union européenne et 65 % des entreprises européennes estimaient que la corruption était répandue dans leur pays,

Souligne la pertinence d'une coopération politique, juridique et opérationnelle efficace entre États membres, au niveau international et au sein de l'Union européenne, pour prévenir la corruption et lutter contre elle ;

Affirme que la lutte contre la corruption doit être une priorité politique constante pour les États membres et l'Union européenne, la corruption sapant la confiance des citoyens envers les institutions démocratiques, affaiblissant l'autorité de l'État et abusant des libertés du marché intérieur ;

Prend note avec intérêt du suivi de l'État de droit, effectué par la Commission européenne, qui permet de « cartographier » utilement la situation de chaque État membre sur une base annuelle, au regard de l'organisation de son système judiciaire, de la lutte contre la corruption, de la liberté de la presse et du pluralisme des médias, et des questions institutionnelles ;

Relève que le quatrième rapport sur l'État de droit établi par la Commission européenne identifie explicitement les secteurs les plus exposés au risque de corruption : santé ; bâtiment ; urbanisme ; activités portuaires ; protection de l'environnement ; protection du patrimoine culturel ; énergie, et formule des recommandations à l'adresse des États membres concernant la prévention et la lutte contre la corruption dont il appelle ces derniers à tirer conséquences sans délai ;

Salue, dans ce contexte, la proposition de directive présentée par la Commission européenne pour harmoniser les infractions liées à la corruption et leur sanction au niveau européen ;

Appelle les co-législateurs européens à adopter cette réforme sans délai afin de démontrer leur volonté politique dans ce domaine ;

Regrette cependant que cette proposition de directive soit présentée par la Commission européenne actuelle parmi les dernières réformes de sa mandature, empêchant, de facto, son examen dans des délais satisfaisants ; dénonce également la médiocre qualité de la traduction en français de son texte anglais qui présente un niveau de langue incorrect et recourt à des termes insuffisamment précis pour un texte à portée normative, tels que ceux « d'agents de haut niveau », « d'appareil judiciaire » ou encore de « divulgation » des conflits d'intérêts ;

Déplore également l'absence d'analyse d'impact pour accompagner cette proposition, ce qui constitue un manquement regrettable aux exigences de transparence et de contrôle démocratique, qui résultent directement de l'État de droit ; rappelle de nouveau sa position de principe selon laquelle la Commission européenne doit prévoir systématiquement une telle analyse d'impact lorsqu'elle présente une nouvelle initiative normative et prendre en considération les délais d'élaboration de cette analyse dans son calendrier de travail ;

Reconnaît la validité de la base juridique retenue pour la proposition de directive, à savoir l'article 83, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui permet au Parlement européen et au Conseil statuant par voies de directives, « d'établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales dans des domaines de criminalité particulièrement graves », dont la corruption, mais propose de la compléter, pour mieux fonder les dispositions du texte relatives à la prévention de la corruption, par une référence aux dispositions de l'article 41 de la Charte européenne des droits fondamentaux, relatives au droit des citoyens à une bonne administration, et des articles 2 et 3 du traité sur l'Union européenne, relatives aux valeurs de cette dernière ;

Soutient le principe d'une harmonisation européenne des infractions liées à la corruption permettant d'intégrer la Convention des Nations-Unies contre la corruption (CNUCC) dans le droit de l'Union européenne ;

Souhaite que soit confirmée explicitement, à l'article 2, l'application de la proposition de directive au Président du Conseil européen, au Haut-représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, aux commissaires européens et aux parlementaires européens.

Sur les ressources affectées aux autorités nationales chargées de la détection et de la répression des infractions liées aux faits de corruption

Soutient le principe d'une dotation des autorités nationales compétentes en moyens adaptés à l'exécution de leurs missions de détection, de poursuite et de répression des infractions liées à la corruption mais souligne que l'article 5 de la proposition de directive ne saurait l'imposer dès lors qu'au terme des traités, une directive a pour objet de fixer aux États membres une obligation de résultat et non de moyens et qu'un contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne au titre de l'article 5 sur les moyens mis à disposition par les États membres serait abusif au regard des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Sur la qualification et la sanction pénales des infractions liées aux faits de corruption

Estime que l'harmonisation de la définition des infractions liées à la corruption sur la base de la Convention précitée de l'ONU et leur qualification pénale, prévues par les articles 7 à 14 de la proposition, constituent une avancée notable dans la lutte contre la corruption, les divergences de législations nationales des États membres étant aujourd'hui exploitées par les réseaux criminels faisant usage de la corruption mais contribuant également à des distorsions de concurrence entre États membres au profit des moins exigeants ;

Insiste en particulier sur l'importance de l'identification, dans la proposition, de l'infraction de « trafic d'influence » qui doit permettre d'éviter de nouveaux « Qatargate » et de mieux combattre, à l'échelle européenne, les tentatives de corruption liées à des actions d'ingérence étrangères ;

Estime que « l'entrave au bon fonctionnement de la justice », visée à l'article 12, ne doit pas constituer une infraction pénale nouvelle mais être appréciée en fonction des infractions déjà définies dans la législation nationale des États membres , telles qu'en France : la transmission d'informations confidentielles sur une enquête relative à des faits de corruption, les menaces proférées à l'encontre des enquêteurs ou magistrats en charge des poursuites, le faux témoignage ou encore, la subornation de témoins, visées aux articles 434-7-1 à 434-23-1 du code pénal ;

Précise que le principe « non bis in idem », au terme duquel une personne ne peut être poursuivie deux fois pour le même fait, s'impose dans le cas d'un agent public poursuivi pour « enrichissement lié aux infractions de corruption », visé à l'article 13, s'il a fait l'acquisition, s'il détient ou s'il utilise intentionnellement des biens dont il sait qu'ils proviennent de la commission de l'une des infractions précitées, ou s'il a été au préalable impliqué dans la commission de cette infraction ;

Approuve le quantum de peines proposé pour sanctionner pénalement les personnes physiques ayant commis une infraction liée à des faits de corruption qui doit garantir que ces sanctions seront effectives, proportionnées et dissuasives ;

Appuie la reconnaissance au niveau européen de la responsabilité pénale des personnes morales pour des infractions liées à des faits de corruption, établie par l'article 16 de la proposition de directive, cette responsabilité étant reconnue en droit français à l'article 121-2 du code pénal, dès lors qu'une infraction a été commise pour le compte de cette personne morale et que l'auteur de l'infraction est l'un de ses dirigeants ou de ses représentants ;

Prend acte que cet article propose une extension de la responsabilité d'une personne morale aux cas où l'un de ses personnels aurait commis une infraction liée à des faits de corruption du fait d'un défaut de surveillance ou de contrôle de sa part, extension conforme aux engagements internationaux de la France, à l'exemple de la convention pénale sur la corruption du Conseil de l'Europe18(*) ;

Remarque que l'actuelle Commission européenne a introduit des assouplissements similaires facilitant l'engagement de la responsabilité pénale des personnes morales, dans le domaine de la criminalité environnementale19(*), et envisage de faire de même afin de lutter contre les trafics de migrants20(*) ;

Prend note avec intérêt de l'institution d'une clause de revoyure pour évaluer la pertinence de la réforme : considère cependant que le délai prévu de quarante-huit mois pour procéder à cette revoyure est trop long et préconise de le fixer à deux ans ;

Appelle surtout avec solennité le Gouvernement à préserver la responsabilité pénale « sous condition » des collectivités territoriales françaises et de leurs groupements, qui ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de conventions de délégation de service public21(*), et le régime de responsabilité pénale spécifique des élus locaux en cas de délit non intentionnel institué par la « loi Fauchon »22(*), qui ne permet leur mise en cause que « s'il est établi [qu'ils] ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité [qu'ils] ne pouvaient ignorer. »

Sur les circonstances aggravantes et atténuantes

Constate que, parmi les circonstances aggravantes des infractions liées à des faits de corruption figure à l'article 18, l'hypothèse dans laquelle l'auteur de l'infraction a obtenu un avantage considérable et celle dans laquelle un préjudice considérable résulte de l'infraction ; précise qu'un tel avantage ou préjudice doit dépasser 100 000 euros, conformément à la définition posée par l'article 7 de la directive (UE) 2017/137123(*).

Sur les délais de prescription

Observe que les délais de prescription prévus pour les infractions liées à des faits de corruption, par l'article 21 de la proposition de directive à quinze ans (pour les infractions de corruption dans le secteur privé et d'entrave au fonctionnement de la justice) et à dix ans (pour les infractions de corruption dans le secteur public, de détournement, de trafic d'influence et d'abus de fonctions), sont excessivement longs ; appelle en conséquence à une harmonisation de ces délais sur la durée prévue par l'article 8 du code français de procédure pénale pour des infractions similaires (six ans).

Sur les autres priorités européennes de la lutte contre la corruption

Sur la nécessité d'une coopération européenne opérationnelle accrue pour mieux lutter contre la corruption

Considérant que, selon l'agence européenne de coopération policière (Europol), les produits de la criminalité organisée dans l'Union européenne sont estimés à 110 milliards d'euros, que 70 % des réseaux criminels agissant dans l'Union européenne recourent à des techniques de blanchiment et que 60 % d'entre eux usent de la corruption,

Considérant que la corruption est le plus souvent une infraction « silencieuse » accessoire à d'autres infractions pénales graves, telles que le trafic de drogue, le blanchiment de capitaux, le terrorisme ou l'espionnage,

Considérant l'influence croissante des réseaux de criminalité organisée dans certains États membres et leur emprise nouvelle sur les grands ports européens, au premier rang desquels Anvers, Rotterdam et Hambourg, par des actions massives de corruption des « métiers du port » afin d'y débarquer et d'y écouler des produits stupéfiants,

Considérant l'efficacité des services de détection et de répression de la corruption, en France, au premier rang desquels, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière de la police judiciaire et la cellule de renseignement financier Tracfin, rattachée au ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique,

Souligne le rôle pivot indispensable de l'agence Europol et de son centre de lutte contre la criminalité économique et financière, pour appuyer les enquêtes des services compétents des États membres par un soutien logistique, par des traitements de données ou encore par sa participation à des équipes communes d'enquête ;

Soutient la feuille de route de l'Union européenne en matière de lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée, présentée par la Commission européenne le 18 octobre 2023, qui prévoit en particulier de faciliter les enquêtes financières afin de « suivre » l'argent des réseaux criminels pour faciliter leur démantèlement ; dans ce cadre, approuve l'accord intervenu entre le Parlement européen et le Conseil, le 12 décembre dernier, sur la proposition de directive relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs24(*), qui doit permettre un renforcement des dispositifs de recouvrement des avoirs25(*) et l'extension du champ possible des confiscations26(*) ;

Appuie également la consolidation du cadre normatif européen sur la lutte contre le blanchiment des capitaux, intervenu le 13 décembre dernier en trilogue27(*), qui introduit un mécanisme renforcé de signalement des irrégularités et institue une nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC) ; prend acte des pouvoirs conférés à cette autorité lui permettant de surveiller directement certains types d'établissements de crédit et d'établissements financiers, y compris les prestataires de services sur crypto-actifs, s'ils sont considérés comme étant à haut risque ou exercent des activités transfrontières, et soutient la candidature de la place de Paris pour accueillir le siège de cette autorité ;

Fait observer l'urgence d'une coopération européenne accrue entre les autorités politiques, judiciaires et les services opérationnels compétents pour briser les « chaînes de corruption » instaurées par les réseaux de trafic de drogue dans les grands ports européens ; demande le déploiement rapide de l'« alliance des ports européens » , qui doit répondre à cet objectif en permettant une évaluation réaliste de l'état des vulnérabilités et de la menace criminelle sur sites afin d'y renforcer la sécurité et d'y juguler l'influence des réseaux criminels ; attire l'attention sur la nécessité d'associer les ports français, dont Le Havre, Marseille, Dunkerque et Calais, à ce dispositif pour éviter que les trafics et les actions de corruption qui y sont liées s'y déportent.

Sur l'action du Parquet européen pour poursuivre les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne

Considérant que le Parquet européen, institué par le Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 201728(*) et en fonction depuis le 1er juin 2021, est un organe judiciaire européen indépendant qui a pour mission de poursuivre les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne, qui peuvent prendre la forme de fraudes à la TVA ou aux dépenses liées à des marchés publics, de détournement de fonds européens, de blanchiment ou de faits de corruption,

Observe avec intérêt les premiers résultats encourageants de ce Parquet, qui, au 31 décembre 2022, avait ouvert 1 117 enquêtes, dont 116 sur des dossiers de blanchiment et 87 sur des faits de corruption ; appelle à porter une attention accrue aux procédures de passation de marchés publics, qui, selon le rapport d'activité 2022 du Parquet européen, sont particulièrement exposées au risque de corruption ;

Demande que le dispositif résultant des négociations de la proposition de directive COM(2023) 234 final relative à la lutte contre la corruption préserve l'intégralité des compétences du Parquet européen. Encourage les autorités compétentes des États membres et les institutions européennes à conforter leur coopération opérationnelle avec le Parquet européen contre la corruption, par des signalements systématiques, à l'image de l'arrangement de travail signé le 17 janvier 2024 entre le Parquet et la direction générale du Trésor français afin de combattre les éventuelles atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne dans la mise en place du plan national de relance et de résilience (PNRR), qui décline en France la Facilité européenne pour la Reprise et la Résilience (FRR)29(*).

Sur l'intégration de la lutte contre la corruption dans les priorités de la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne (PESC) et le respect de l'acquis du droit européen par les pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne

Observe avec satisfaction que la lutte contre la corruption est confirmée comme l'une des priorités de la PESC, ainsi que des politiques d'élargissement et de voisinage de l'Union européenne, dans la communication conjointe de la Commission européenne et du Haut-représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en date du 3 mai 2023 ;

Prend acte des conclusions du Conseil européen des 14-15 décembre 2023 qui ont ouvert les négociations d'adhésion à l'Union européenne avec l'Ukraine, la Moldavie et, sous réserve de progrès dans la conformité aux critères d'adhésion, avec la Bosnie-Herzégovine ; rappelle que sont également candidats à l'adhésion, l'Albanie, la Géorgie, le Kosovo, la Macédoine du nord, le Monténégro, la Serbie et la Turquie ;

Souligne que la pertinence de l'élargissement de l'Union européenne doit être évaluée à l'aune des « critères de Copenhague », qui soumettent les pays candidats à la triple exigence d'institutions stables respectant la démocratie, l'État de droit et les droits de l'Homme, d'une économie de marché viable et d'une reprise de l'acquis communautaire, et est subordonnée à la capacité d'absorption de l'Union européenne ;

Constate, à la lumière des derniers rapports d'évaluation produits par la Commission européenne, que la lutte contre la corruption, qui constitue l'une des conditions pour des institutions démocratiques stables et respectueuses de l'État de droit, demeure un défi majeur pour ces pays ; encourage par conséquent ces pays candidats à reprendre l'acquis communautaire en matière de prévention et de lutte contre la corruption et à le mettre en oeuvre sans délai et demande aux institutions de l'Union européenne de les accompagner dans cette perspective, par un soutien politique, juridique et humain adapté.

Invite le Gouvernement à faire valoir cette position dans les négociations au Conseil.

La réunion est close à 14 h 35.

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Agriculture et pêche - Table ronde relative à la situation des pêcheurs français à la suite des décisions britanniques restreignant leurs droits de pêche

M. Jean-François Rapin. - Mes chers collègues, j'ai souhaité convoquer notre commission des affaires européennes en urgence cet après-midi pour évoquer un sujet d'importance capitale pour nos pêcheurs, à savoir la décision du Royaume-Uni de restreindre de manière imminente l'utilisation des arts traînants de fond dans treize aires marines protégées. Cette mesure, qui nous a été notifiée seulement la semaine dernière, devrait entrer en vigueur dès le 22 mars 2024, dans à peine plus d'un mois.

Or, elle est tout sauf anodine pour notre filière pêche ! En effet, selon les premiers éléments qui nous ont été communiqués, l'impact économique d'une telle mesure serait désastreux pour les navires français opérant dans sept sites de Manche et de mer Celtique visés par l'interdiction de la pêche de fond.

Dans la mesure où, à l'heure actuelle, ces zones marines accueillent majoritairement des pêcheurs des Hauts-de-France et de Normandie, la Bretagne étant néanmoins concernée, j'ai sollicité M. Olivier Leprêtre et M. Marc Delahaye, respectivement président et directeur des comités des pêches de ces deux régions, ainsi que M. Philippe de Lambert des Granges, directeur général du comité national des pêches, afin qu'ils puissent nous éclairer sur la portée et les conséquences des mesures annoncées par le Royaume-Uni : alors que la filière pêche a déjà été durement éprouvée par plusieurs crises successives, qu'il s'agisse du Brexit, de la pandémie ou encore de la crise énergétique, est-elle en mesure d'absorber les pertes financières qu'entraînerait la mise en oeuvre d'une telle interdiction ?

J'ai également souhaité que nous puissions associer à cet échange M. Pierre Vogt, conseiller régional de Normandie, et M. Daniel Fasquelle, conseiller régional des Hauts de France, afin de travailler de concert avec les régions concernées par cette mesure. Elles ont en effet dans leur giron deux compétences : l'activité économique et l'activité de la pêche. Pourriez-vous nous fournir des données et estimations complémentaires s'agissant de l'impact des restrictions de pêche à venir sur les filières halieutiques régionales ? De quelle manière pouvons-nous dans ce contexte soutenir nos pêcheurs ?

Il m'a semblé opportun, enfin, de pouvoir entendre un représentant de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DG AMPA). M. Arnold Rondeau, les mesures décidées par le Royaume-Uni vous paraissent-elles conformes aux engagements pris par le Royaume-Uni dans le cadre de l'Accord de coopération et de commerce (ACC) avec l'Union européenne ? Pourriez-vous nous partager des éléments d'analyse juridique sur ce dossier ? Enfin, la Commission européenne entend-elle réagir aux restrictions unilatérales décidées par le Royaume-Uni et si oui, comment et dans quels délais ?

J'ai bien conscience que vous ne serez peut-être pas en mesure de répondre à cette dernière question ; j'avais convié la Direction générale des affaires maritimes et de la pêche (MARE) de la Commission européenne à participer à cette table ronde, dans l'espoir d'obtenir des garanties quant à la protection de nos pêcheurs. Il m'a été répondu que les mesures britanniques étaient en cours d'examen au sein des groupes d'experts, et qu'il était par conséquent difficile pour la Commission de les commenter publiquement à ce stade.

Je regrette que cette dernière ait décliné notre invitation, au regard des risques majeurs et imminents qui pèsent sur notre filière pêche. En effet, l'impact cumulé des mesures britanniques pénalisant les activités de pêche des Européens risque de réduire l'accès des navires de l'Union aux eaux du Royaume-Uni de manière progressive et inexorable. Au demeurant, de nouvelles mesures unilatérales devraient être prises dans les prochains mois. Tous ces éléments laissent présager des négociations difficiles avec le Royaume-Uni après juin 2026, qui marquera la fin de la période de transition.

J'ai saisi oralement M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l'Europe, et M. Hervé Berville, secrétaire d'État chargé de la Mer et de la Biodiversité. Je les ai informés de notre réunion, sans les inviter directement, parce que je souhaitais que notre commission ait un niveau d'information suffisant avant de discuter avec eux. Notre collègue Alain Cadec a posé tout à l'heure une question d'actualité au Gouvernement au sujet du Golfe de Gascogne où, devant le fait accompli, les pêcheurs se sont retrouvés durant un mois à quai sans pouvoir travailler. Il s'agit d'un sujet différent, mais les enjeux sont les mêmes : comment permettre à nos pêcheurs de travailler dans de bonnes conditions ?

Sans plus attendre, je laisse la parole à M. Philippe de Lambert des Granges, directeur général du comité national des pêches.

M. Philippe de Lambert des Granges, directeur général du Comité des pêches. - Je présente les excuses du président Olivier Le Nézet, qui souhaitait vivement assister à cette réunion, mais a été retenu par une urgence. Il le regrette profondément.

Nous sommes face à un processus global et particulièrement complexe, mais pas réellement nouveau puisque l'adoption de mesures de gestion dans les aires marines protégées britanniques a débuté il y a une quinzaine d'années. Même si le problème de ce jour se situe sur les côtes de la Manche, nous sommes face à un processus global, concernant la totalité des eaux du Royaume-Uni, et notamment les eaux de la mer du Nord ; vous avez certainement entendu parler des négociations relatives à l'aire marine protégée du Dogger Bank, zone historique de pêche. Ce processus impacte significativement un certain nombre de nos flottilles, qu'il s'agisse de celles de la Manche ou d'autres plus lointaines.

Depuis une douzaine d'années, le comité national des pêches ainsi que l'ensemble des structures professionnelles de la pêche dénoncent les méthodes utilisées pour mettre en place ces aires marines protégées. Les organisations professionnelles ont mis en évidence des lacunes, partis pris et décisions faiblement fondées qui nous portent préjudice. Nous atteignons aujourd'hui une nouvelle étape dans l'escalade, se traduisant par des mesures de gestion, c'est-à-dire d'interdiction ou de restriction de la pêche dans ces aires marines protégées.

Les autorités britanniques distinguent différents stages, c'est-à-dire des ensembles d'aires marines protégées, en fonction de l'objet de la protection ou du type de protection envisagé. Premièrement, le choix du périmètre nous paraît peu fondé dans plusieurs cas de figure. La définition des aires marines protégées s'appuie en principe sur des éléments scientifiques. Or nous avons constaté qu'au terme des périmètres retenus, les flottes françaises ou européennes seraient confrontées à davantage de contraintes que les flottes britanniques. Ces mesures paraissent donc discriminatoires. Deuxièmement, nous avons constaté que les autorités britanniques avançaient des problématiques de compétition trophique pour justifier la protection de ces aires marines : tel périmètre devrait être protégé au motif qu'il faut préserver les ressources qui, dans la chaîne alimentaire, bénéficient à telle ou telle espèce. À cela, nous opposons le fait que dans la gestion des stocks, les autorités scientifiques prennent en compte une part de mortalité, correspondant à la consommation naturelle du stock, en dehors de la ponction relative à la pêche. Les autorités britanniques s'appuient par conséquent sur de mauvais arguments. Troisièmement, certaines aires marines protégées sont essentiellement instituées au motif de protéger des habitats supports (essentiellement les frayères ou nourriceries) et d'y restreindre l'activité de pêche. C'est d'une part ignorer le fait que l'activité de pêche n'a jamais remis en cause le caractère de ces espaces ; d'autre part, c'est ne pas prendre en compte le fait que beaucoup d'autres facteurs influent sur le bon état de conservation de ces zones, par exemple les activités d'extraction maritime ou les pollutions telluriques.

Par ailleurs, nous sommes extrêmement dubitatifs sur l'invocation du principe de précaution par les autorités britanniques. Le principe de précaution consiste, face à un risque grave et irréversible, à prendre des mesures pour éviter que ce risque se produise. Les autorités britanniques invoquent notamment ce principe s'agissant de la population protégée des marsouins, alors que cette dernière est stable, et que nous n'identifions par conséquent pas de risque majeur.

Cela renvoie au sujet du golfe de Gascogne, évoqué précédemment.Les mesures de gestion adoptées sont donc, de notre point de vue, disproportionnées et mal motivées. Les autorités britanniques font systématiquement le choix de restreindre ou interdire les activités de pêche, au lieu de mettre en place des mesures adaptées permettant de répondre à l'objectif pour lequel l'aire marine est protégée.

Permettez-moi de vous présenter un premier document, recensant la longue succession des différents stages ou lots d'aires marines protégées. À terme, nous serons confrontés à plus d'une centaine de types de périmètres protégés.

J'aimerais également vous soumettre une carte officielle de l'agence chargée de cette politique par le gouvernement britannique, représentant les différents périmètres correspondants aux fameux stages et objectifs de conservation. Cette carte démontre que nous sommes confrontés à un risque plus général de mitage de l'espace de la Manche, ce dernier étant relativement étroit et soumis à une importante pression des activités. La dissémination des zones interdites à la pêche est très contraignante pour les navires, remettant en cause l'équilibre économique et financier de leur activité.

Nous avons partagé notre inquiétude avec les pêcheurs des États de la mer du Nord, à travers les conseils consultatifs qui gèrent l'implication des professionnels des différents pays, par zone géographique. À ce stade, nos efforts de mobilisation de nos collègues néerlandais, belges, danois ou allemands n'ont pas porté leurs fruits.

M. Jean-François Rapin. - Peut-être négocient-ils en bilatéral ?

M. Philippe de Lambert des Granges, directeur général du Comité des pêches. - Je n'ai pas d'information à ce sujet.

Lors de chacune des consultations successives du gouvernement britannique, nous avons fait part de nos préoccupations aux représentants de l'État, en faisant valoir que, quand bien même ces aires marines protégées se feraient sur la base d'une politique légitime de protection de l'environnement, de la biodiversité et des écosystèmes marins, l'activité de pêche devait aussi être prise en compte. Nous avons aussi souligné que la DG MARE de la Commission européenne devait se saisir de ce sujet, qui relève de sa compétence. En effet, la politique commune des pêches est l'une des plus intégrées sur le plan communautaire. Or, à ce stade, nous n'avons obtenu aucune réponse formalisée de la DG MARE. Le président du comité national des pêches, M. Olivier Le Nézet, a sollicité du ministre de la transition écologique, M. Christophe Béchu afn que ce problème soit évoqué officiellement dans le comité spécialisé de la pêche, instance de concertation et de dialogue entre l'Union européenne et le Royaume-Uni dans le domaine de la pêche.

M. Jean-François Rapin. - La France se retrouve donc un peu seule dans la discussion.

M. Philippe de Lambert des Granges, directeur général du Comité des pêches - Tout à fait. Enfin, le dernier document que je souhaitais vous présenter prend l'exemple d'une aire marine protégée, Haig Fras, en Cornouailles britannique. Cette aire marine prend la forme d'un papillon : les ailes sont des récifs qui méritent effectivement une protection scientifique, mais le petit pont entre les deux ailes bloque le passage sans justification. Cet exemple illustre nos interrogations sur la motivation de certains périmètres.

M. Jean-François Rapin. - Nous allons maintenant écouter M. Olivier Leprêtre, président du comité régional des pêches des Hauts de France, qui souhaitait nous présenter une courte vidéo pour saisir les enjeux de la décision britannique.

M. Olivier Leprêtre, président du comité régional des pêches de la région Hauts-de-France. - Merci de prendre le temps de nous recevoir

Une vidéo est projetée en séance.

Tout d'abord, permettez-moi de rappeler que j'alerte la Commission européenne sur ce sujet depuis le mois de juillet. Ces zones, où nos navires pêchent surtout l'encornet, représentent 30 à 40 % du chiffre d'affaires de la flottille des Hauts-de-France. Par conséquent, c'est l'avenir même du port de Boulogne-sur-Mer qui est en jeu !

Mon analyse est la suivante : ces mesures constituent un moyen, pour les Britanniques, de récupérer leurs eaux. Nous avons déjà été confrontés à de nombreuses complications pour obtenir des Britanniques des licences de pêche : il a fallu deux ans pour en récupérer le maximum, et il nous en manque encore. Maintenant, le Royaume-Uni restreint la pêche dans des aires marines protégées, dont certaines sont situées à 30 minutes du port de Boulogne, ce qui frappe particulièrement les petits bateaux de pêche.

Comment réagit l'Union européenne ? L'exercice est difficile, parce que la Commission européenne souhaite instaurer des zones similaires en Europe, à la seule différence qu'elle doit agir de manière concertée avec les parties prenantes. Nous sommes en passe de trouver des solutions pour les zones françaises du nord de la France, avec des techniques adaptées de chaluts, mais les Anglais se refusent au dialogue. Les pêcheurs travaillent dans ces zones depuis la nuit des temps : si les habitats n'étaient plus viables, il n'y aurait plus du tout de poissons depuis bien longtemps. Certes, les espèces ont changé, mais cette évolution résulte principalement du réchauffement climatique. Il y a vingt ans, on trouvait dans la Manche du cabillaud, du merlan, etc. Il y a aujourd'hui de l'encornet, du rouget barbet, et du thon rouge depuis deux ans. Créer des aires marines protégées ne fera pas revenir le cabillaud.

S'il faut bien évidemment protéger certaines zones sensibles, la carte montre bien l'accumulation de tous les périmètres de restriction (granulats, éolien, aires marines protégées...). La restriction signifie que nous pourrions aller dans ces zones avec nos chaluts avec des techniques de moindre impact, mais nous n'avons ni la science ni les moyens de le faire. Autant dire que nous perdrons tout simplement ces zones ; ce n'est qu'une question de temps. Il faut également composer avec des câbles marins, des zones à terme. Il faut également composer avec des câbles marins, des zones Oiseaux, des zones Marsouins... Personnellement, je n'ai jamais vu de marsouins en mer du Nord, mais les Anglais en voient. Nous ne pêchons pas d'oiseaux, mais ils en voient aussi.

Depuis quelque temps, on nous parle de souveraineté alimentaire. On fusille les flottilles européennes, et parallèlement on importe du poisson de pays extracommunautaires où il n'existe aucune norme écologique, sociale ou sanitaire. On marche sur la tête ! Il faut que la Commission européenne se réveille !

M. Jean-François Rapin. - M. Marc Delahaye, vous avez la parole, pour nous exposer la situation en Normandie.

M. Marc Delahaye, directeur du comité des pêches de la région Normandie. - L'impact pour la Normandie est réel, notamment dans ce que nous appelons le Dolphin Head, zone située juste en face de la baie de Seine en totalité interdite aux engins de pêche. De part et d'autre, des appendices sont interdits au chalutage et à la drague.

En tant que Normands, nous prêtons aussi attention aux politiques des îles anglo-normandes, qui ne dépendent pas totalement du plan présenté par Philippe de Lambert des Granges. Jersey vient de soumettre à consultation publique une planification maritime comportant tout un chapelet d'aires marines protégées qui excluent les arts traînants, juste entre le Cotentin et Jersey. Il s'agit de la même approche. Les Anglais adoptent une démarche très cadrée. Quels que soient les arguments que nous avançons, nous ressentons la même intention, qui est, à terme, d'évincer les Français de leurs eaux.

En novembre 2023, une réunion s'est tenue à Saint-Malo avec le comité régional de Bretagne et l'Union européenne. Nous avions, dès ce moment-là, alerté l'Union européenne sur ce qui se passait à Jersey. L'Union européenne nous avait répondu qu'il n'y avait pas de discrimination, les Anglais imposant les mêmes contraintes à leurs propres bateaux. Cependant, que ce soit à Jersey ou en Angleterre, les gouvernements successifs ont sacrifié leur pêche. Ils ont réservé la côte à la plaisance, aux marinas et à des exploitations industrielles. Il n'y a presque plus de pêche chez eux. Les pêcheurs anglais eux-mêmes demandent parfois notre soutien : je pense au port de Plymouth, dont le propriétaire rêve de faire une marina.

Je crains donc que l'argument de la discrimination ne suffise pas. Il faut montrer que ces actions sont dirigées contre les flottilles les plus importantes, c'est-à-dire essentiellement françaises, et accessoirement belges et hollandaises. Nous retrouverons ces derniers chez nous, ce qui accentuera la pression économique et la pression sur l'environnement. Ce matin, je lisais dans la presse que la Manche et la mer du Nord étaient exemplaires en matière de retour de stocks en bonne santé (63 % des stocks sont revenus au Rendement Maximum Durable - RMD). Cependant, il est clair qu'à un moment donné, les marins se trouveront acculés à des réactions défensives. La bonne stratégie consiste peut-être à reproduire ce qui a été fait lors du Brexit : placer la pêche comme priorité de niveau élevé et faire perdre quelque chose aux Anglais en contrepartie.

M. Jean-François Rapin. - Le Président des Hauts-de-France nous a rejoints par téléconférence.

M. Xavier Bertrand, Président de la région Hauts-de-France. - Cette table ronde est indispensable, car le temps presse. Comme l'ont bien résumé les différents intervenants, il s'agit vraiment d'une question de survie pour nos pêcheurs. Nous pensions que nous rencontrerions des problèmes avec les Anglais lors des accords post-Brexit. Ils ont trouvé une façon d'aller beaucoup plus vite avec ces nouvelles restrictions. Tout cela ressemble beaucoup à un prétexte, sous couvert de défense de l'environnement, et la Commission européenne est aux abonnés absents. La question qui se pose est celle des moyens de riposte politique que nous emploierons urgemment, aux niveaux français et européen, pour qu'enfin la Commission se réveille. Plus le temps passe, plus les Anglais parviendront à leurs fins. Bien évidemment, les Anglais non plus ne pourront plus pêcher dans ces zones, mais les chiffres sont éloquents : l'impact économique pour nos pêcheurs n'est pas le même que pour les pêcheurs anglais. Nous devons nous battre pour éviter l'instauration de telles mesures, a fortiori dans des délais aussi courts.

Après en avoir discuté avec Daniel Fasquelle et Jean-François Rapin, tous deux membres du conseil régional, j'ai saisi le Premier ministre. Cette situation ne se réglera pas entre les ministres de la Pêche, mais au niveau des Premiers ministres. Il nous faut interpeller l'Union européenne afin qu'elle sorte de sa léthargie et rappelle aux Britanniques que s'ils agissent ainsi, les rétorsions prévues par l'accord conclu lors du Brexit seront mises en oeuvre. Seul ce discours pourra être entendu. L'échéance est dans un peu plus d'un mois. La mobilisation doit être générale et extrêmement ferme. Les pêcheurs sont confrontés à une problématique similaire à celle qui affecte les agriculteurs : à la fin, nous serons obligés d'importer des produits qui ne respectent absolument pas les mêmes contraintes écologiques. À l'issue de cette table ronde, nous devrons donc décider d'un plan d'action.. Nous devons absolument nous battre pour nos pêcheurs.

M. Jean-François Rapin. - Je propose maintenant que nous écoutions M. Daniel Fasquelle, conseiller régional délégué de la région Hauts-de-France, qui assiste à cette table ronde en visioconférence.

M. Daniel Fasquelle, conseiller régional délégué de la région Hauts-de-France. - Le Président de région a parfaitement résumé la situation et a pris le sujet à bras le corps, alerté par nos marins-pêcheurs. Je tiens à insister sur la dangerosité de la situation pour la survie de la pêche boulonnaise et étaploise. Si cette décision était appliquée, une grande partie du chiffre d'affaires de nos marins-pêcheurs serait affectée et des entreprises artisanales seraient profondément déstabilisées. Cela aurait des conséquences sur le nombre de navires pouvant encore pêcher à Boulogne-sur-Mer, qui constitue la première plate-forme de transformation de poissons en Europe et représente 5 000 emplois. Non seulement la pêche artisanale sera terriblement atteinte, mais derrière elle toute l'industrie de transformation du poisson puis toute la filière, y compris la distribution du poisson.

Par ailleurs, nous savons très bien qu'à partir du moment où l'on réduit les zones de pêche, étant donné que les eaux françaises sont aussi des eaux européennes, on y trouvera une concentration de navires français, mais aussi hollandais, belges..., avec des risques de conflits et de surpêche. Nous importons déjà les deux tiers des poissons que nous consommons en France, parfois de zones qui ne respectent absolument pas les règles que nous nous imposons en Europe. La surpêche ne serait donc pas seulement encouragée dans nos propres eaux, mais aussi dans des zones où l'on braconne et épuise la ressource halieutique, alors que nous la préservons en Europe.

Nous connaissons le manque de sincérité des Britanniques et la façon dont ils avancent cachés pour, in fine, nous exclure de leurs eaux. Il faut une réaction forte de l'Union européenne. L'Accord de coopération et de commerce permet des mesures de rétorsion si les Britanniques n'en respectent pas la lettre et l'esprit. La France doit monter au créneau, afin que la Commission européenne réagisse.

M. Jean-François Rapin. - Je donne la parole à Pierre Vogt, représentant la région Normandie. Il a aussi la fonction de président de la commission permanente du comité maritime de façade, qui a la responsabilité, avec le préfet maritime, de mettre en place les dispositifs de planification maritime. Sur un détroit très peu surfacique comme la Manche, il convient de gérer avec parcimonie l'espace.

M. Pierre Vogt, conseiller régional délégué à la mer, représentant la région Normandie. - La région Normandie défend un modèle de pêche artisanale rentable. Nous sommes donc particulièrement inquiets des constats que nous faisons aujourd'hui.

Je voudrais appuyer ce qu'a dit M. Delahaye à propos des îles anglo-normandes. Nous voyons bien que le Royaume-Uni profite du Brexit pour renforcer la tutelle qu'il exerce sur les îles anglo-normandes, en particulier Jersey, au prétexte que les relations internationales doivent passer par Londres et non être traitées directement par les autorités de ces îles. À Jersey, trois zones importantes sont pressenties dans le Marine Spatial Plan pour être totalement interdites aux arts traînants. Comme par hasard, ces trois zones sont orientées vers la France et constituent un bouchon à partir de Jersey et au large des Écréhous.

J'aimerais aussi souligner les conséquences de cette nouveauté sur la planification maritime, à laquelle je contribue au travers de la commission permanente du Conseil maritime de façade Manche Est-Mer du Nord. Nous nous trouvons dans un cycle un peu précipité de planification. Il y a six ans, nous avons beaucoup contribué à la rédaction de la première version de ce document stratégique de façade, dont le coeur est une carte des vocations. Son objectif est de définir, pour chaque zone maritime, quelles sont les activités que l'État français décide de faire coexister, et d'organiser la compatibilité de ces activités. À la suite de cette définition, qui avait fait consensus auprès des acteurs de la mer, un long moment a été consacré à la définition d'un plan d'action permettant de soutenir ces orientations. Toutefois, deux ans seulement après l'élaboration de ce plan d'action, il a été décidé de rédiger un nouveau document stratégique de façade. Ce processus est engagé depuis neuf mois. Nous avons analysé l'évolution des enjeux et voté une nouvelle ébauche de carte des vocations, alors qu'il paraît clair aujourd'hui qu'il est indispensable de remettre le travail sur le métier, puisqu'on ne peut pas définir ces cartes en ignorant le fait que l'on restreint par ailleurs les zones d'activité autorisées. Il faut prendre en compte le report d'activité. Nous avons imaginé un système législatif créant un embâcle programmatique : l'effet de la planification antérieure va finir par rattraper la planification nouvelle, ce qui est totalement inefficace alors que, pour ma part, je crois vraiment à l'utilité de cette planification, et notamment à son aspect cartographique. L'important est d'étudier les cartes, qui dévoilent les choix qui ont été posés. Il me paraît urgent de rendre ce jeu de planification plus sérieux, plus efficace et plus réaliste. Un pas de temps de dix ans serait plus raisonnable qu'un pas de cinq ans, d'autant plus qu'il faut près de quatre ans pour préparer un tel document de planification.

Cette planification sert à déterminer des zones d'implantation d'éoliennes en tenant compte de toutes les activités, en premier lieu la pêche artisanale. Notre commission permanente émet le souhait qu'une fois cette planification établie, l'État devienne maître d'ouvrage de la réalisation effective du projet que constituent les cartes de vocation. Il faut qu'il soit garant vis-à-vis des différents acteurs des compatibilités inscrites sur la carte. Nous voudrions notamment que l'État soit maître d'ouvrage « de projets éoliens compatibles avec le maintien de la pêche » alentour. Or ce n'est pas le cas actuellement. Certes il anticipe les études et définit les zones mais, une fois que les décisions ont été prises, les pêcheurs se retrouvent seuls face aux industriels.

M. Jean-François Rapin. - Arnold Rondeau, vous représentez la DGAMPA, le Directeur général Eric Banel n'ayant pas pu être là aujourd'hui. Il est important d'avoir votre éclairage, car vous porterez avec nous les messages à la Commission.

M. Arnold Rondeau, adjoint au sous-directeur à la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Depuis l'entrée en vigueur du Brexit en 2021, le Royaume-Uni a entrepris de consolider son réseau d'aires marines protégées en mettant en place des mesures applicables à tous les navires de pêche, quel que soit leur pavillon. Ils ont modifié le Fisheries Act de 2020 et chargé le Marine Management Organisation (MMO) ainsi que leur ministère de la pêche (DEFRA) de prendre de nouvelles mesures dans ce réseau. Ils fonctionnent par lots successifs, en trois étapes : un appel à données pour identifier les pressions qui s'appliquent sur une zone, une consultation publique visant à recueillir l'avis des parties prenantes puis un by-law qui formalise les mesures. Nous avons été sollicités et avons répondu à chaque consultation publique.

M. Jean-François Rapin. - Vous avez donc avez émis des réserves ?

M. Arnold Rondeau, directeur adjoint des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Oui. Nous y avons activement participé et avons échangé des documents.

M. Marc Delahaye, directeur du comité des pêches de la région Normandie. - C'est bien ce qui est inquiétant : même lorsque nous jouons le jeu, nous sommes certains de la réponse.

M. Arnold Rondeau, directeur adjoint des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Nous ne sommes pas naïfs, mais nous continuerons à le faire pour les nouveaux lots. En tant qu'État côtier, le Royaume-Uni est dans son droit réglementaire. C'est là-dessus qu'il faut se battre. Les services du secrétariat d'État à la Mer et à la Biodiversité ont entamé différentes actions. La première est menée auprès de la Commission européenne pour l'alerter sur le potentiel caractère discriminatoire de ce nouveau paquet de mesures : il y a davantage de navires français et européens concernés que de navires anglais.

M. Jean-François Rapin. - Quelle forme cela a-t-il pris ?

M. Arnold Rondeau, directeur adjoint des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Les autorités françaises, sous l'égide du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), ont envoyé des notes à la Commission européenne, par le biais de la Représentation permanente de la France à Bruxelles. Nous avons aussi tenu des réunions techniques avec d'autres États membres et avec la Commission cette semaine.

La seconde action est menée auprès du Conseil de l'Union européenne afin de sonder les États membres frappés par des mesures similaires. Je pense notamment au Danemark, qui est affecté par l'interdiction de la pêche du lançon, et avec lequel nous avons élaboré une note, qui sera étudiée lors du Conseil Agriculture et Pêche du 26 février 2024. . Nous devrions faire valoir une position commune de la France et du Danemark, et nous espérons obtenir le soutien d'autres États membres.

J'ai parlé du réseau actuel des aires marines protégées. Il existe aussi des aires marines hautement protégées (AMHP), qui sont créées ex nihilo, pour lesquelles nous effectuons le même travail. En tout état de cause, la DG AMPA participera activement à ce travail d'information et de sensibilisation, car c'est au niveau européen que doit être portée la réponse, dans le cadre de l'ACC.

M. Jean-François Rapin. - En effet, nous devrons surtout solliciter la Commission, dans un premier temps. Avez-vous effectué une analyse de la capacité de la Commission à mettre en place des mesures de rétorsion sur les Britanniques, alors que la période de transition n'est pas terminée ?

M. Arnold Rondeau, directeur adjoint des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Nous faisons valoir l'article 494 de l'ACC, qui prévoit que les parties coopèrent à l'élaboration de mesures et précise qu'une partie doit mettre en oeuvre des mesures proportionnées et non discriminatoires pour la conservation des ressources biologiques marines ainsi que la gestion des ressources de pêche.

M. Jean-François Rapin. - Si nous ne trouvons pas d'accord, un comité pourra-t-il trancher ?

M. Arnold Rondeau, directeur adjoint des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture. - Absolument. Il s'agit du comité spécialisé des pêches (CSP), institué par l'accord et coprésidé par le Royaume-Uni et la Commission européenne. Il se réunit deux à trois fois par an. Toutefois, il n'est pas toujours facile d'y faire inscrire des points à l'ordre du jour.

M. Alain Cadec. - Ces mesures préfigurent ce qui se produira en 2026, à la fin de la période de transition. L'ACC prévoit bien des mesures de rétorsion, au cas où les Britanniques ne respecteraient pas cet accord. Malheureusement, les décisions britanniques concernent essentiellement la France. Or, pour utiliser l'arme des mesures de rétorsion, nous devons être soutenus par les vingt-six autres membres de l'Union européenne et les négociateurs du Brexit. Si nous laissons faire, à la fin de la période de transition, la situation sera dramatique pour tout le monde. La dernière carte présentée par Olivier Leprêtre montre bien qu'il n'y a plus que des zones où la pêche fait l'objet de restrictions dans la Manche ; et comme cela concerne aussi la mer du Nord, on ne pourra plus du tout pêcher de cabillaud.

M. Jean-François Rapin. - Il est difficile de voir l'avenir des bateaux des Hauts-de-France et de Normandie dépendre de la mobilisation des vingt-six autres membres.

M. Alain Cadec. - La France doit constituer une majorité de blocage. L'Espagne, la Belgique, l'Allemagne et les Pays-Bas nous aideront.

M. Jean-François Rapin. - Nous sommes saisis dans l'urgence. Un coup est porté, qui n'est pas acceptable dans le cadre de bonnes relations internationales. Avons-nous manqué d'anticipation ? Notre commission devra se poser la question.

M. Alain Cadec. - Je rappelle que nous sommes à quelques mois des élections européennes et que la Commission va changer en septembre 2024. Cependant, il y a urgence : il faudrait que la France puisse, avec ses alliés européens, s'opposer immédiatement à cette décision unilatérale.

M. Olivier Leprêtre, président du comité régional des pêches de la région Hauts de France. - Il ne faut pas oublier de parler des futures zones Oiseaux et Marsouins, qui seront créées d'ici la fin de l'année 2024.

Le soutient politique que nous recevons en France, que devient-il au niveau européen ?

M. Alain Cadec. - Un certain nombre de parlementaires européens se battent pour protéger nos pêcheurs, par exemple François-Xavier Bellamy, membre de la commission pêche du Parlement européen.

M. Olivier Leprêtre, président du comité régional des pêches de la région Hauts de France. - Le Président de région, Xavier Bertrand, a envisagé des mesures de rétorsion. Il a raison, puisque cela faisait partie de la négociation du Brexit : l'accès aux eaux britanniques en contrepartie de l'accès au marché européen.

Concernant la pêche de la coquille Saint-Jacques, depuis plus de dix ans le président du comité régional des pêches tente de faire appliquer par les Anglais les mesures techniques des Français (dates d'ouverture, taille des anneaux, etc.), sans succès. Ce pourrait être une mesure de rétorsion.

Je négocie moi-même avec le préfet maritime pour des chaluts de moindre impact dans les eaux françaises. Pourquoi ne pas proposer ce type de solutions aux Anglais ? Nous savons qu'il y aura beaucoup moins de pression sur les fonds, et les pêcheurs y sont ouverts.

M. Alain Cadec. - S'il n'y avait pas le Brexit et l'Union européenne, nous pourrions discuter avec les Anglais bilatéralement, comme nous avons pu le faire pour les accords de Granville.

M. Xavier Bertrand, Président de la région Hauts-de-France. - S'il y a une carence de l'Union européenne, qu'est-ce qui nous empêche de le faire ? Les Belges et les Néerlandais négocient de manière bilatérale, même si ce n'est pas officiel. Il faut vraiment que l'Europe réagisse, d'autant plus qu'il y a urgence. Comme cela a été dit, tout cela préfigure très mal la fin de l'accord transitoire en 2026. Les Britanniques s'étaient appuyés sur les pêcheurs pour obtenir le vote en faveur du Brexit, et sont en train de leur faire payer la facture. Je n'ai pas envie que l'on sacrifie nos filières pêche sur l'autel des contingences électorales britanniques.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je partage totalement votre avis. Les élections européennes vont figer les choses pendant plusieurs mois, donc il est temps d'agir. Nous avons déjà organisé ici nombre de débats pour faire respecter les accords de pêche post-Brexit. Le temps presse, notre filière est en danger. Je me range derrière Hervé Morin et Pierre Vogt, qui a très bien témoigné de la position de la Normandie.

M. Jean-François Rapin. - Nous nous recontacterons très rapidement. Peut-être les Bretons s'associeront-ils à notre action.

M. Olivier Leprêtre, président du comité régional des pêches de la région Hauts-de-France. - Avez-vous noué des contacts avec des politiques d'autres États côtiers ? En mer du Nord, les Belges et les Hollandais sont concernés comme nous. Nous pourrions trouver des alliés politiques.

M. Jean-François Rapin. - D'autant plus que la présidence du semestre est belge.

M. Alain Cadec. -Il sera compliqué de nous allier avec les Belges et les Hollandais. Si nous agissions au niveau européen, les Espagnols pourraient plus aisément nous soutenir. Il faut absolument que nos gouvernants tapent du poing sur la table, que ce soit nos ministres des Affaires étrangères ou de la Mer, ainsi que notre Président de la République.

M. Jean-François Rapin. - Il l'avait fait sur la pêche électrique.

M. Alain Cadec. - Je ne l'ai pas entendu à ce sujet.

M. Pierre Vogt, conseiller régional délégué à la mer, représentant la région Normandie. - Je considère que la carte des vocations actuelle a été faite sans ces contraintes. Il appartient donc à l'État français de défendre cette carte envers et contre tous, y compris les Britanniques.

M. Jean-François Rapin. -Nous prendrons contact avec la Commission le plus vite possible. Merci à tous d'être venus. Il était important de tenir cet échange pour y voir clair et savoir vers quoi nous nous engageons : la sauvegarde de nos pêcheurs, comme nous l'avons fait pour nos agriculteurs.

Je ne peux m'empêcher de rappeler que Boulogne-sur-Mer représentait 80 000 tonnes de poissons pêchées débarquées il y a vingt ans ; ce sont aujourd'hui seulement 30 000 tonnes, qui représentent 10 % de ce qui est traité sur la plate-forme de Boulogne. Ces 10 %, nos mareyeurs et les unités de transformation du poisson ne peuvent pas s'en passer. Toute une économie repose dessus. Qui plus est, un port de pêche sans pêcheurs, c'est vraiment très triste.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 55.

Jeudi 15 février 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Agriculture et pêche - Quelle souveraineté alimentaire pour l'Union européenne ? Audition de MM. Sébastien Abis, Yves le Morvan et Thierry Pouch

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin MM. Sébastien Abis, Yves le Morvan et Thierry Pouch pour éclairer et nourrir notre réflexion sur la souveraineté alimentaire de l'Union européenne à l'heure de la mondialisation, à l'aune de leurs travaux de recherche sur cette thématique.

Le mouvement de protestation initié par les agriculteurs de divers pays européens ces dernières semaines a remis cet enjeu de souveraineté alimentaire au coeur de l'actualité, de nombreuses voix s'élevant pour dénoncer les conséquences sur la production agricole européenne de la stratégie « De la ferme à la table », à commencer par le renchérissement des prix agricoles et la hausse des importations extra-européennes de substitution.

Devons-nous nous inquiéter de la dépendance croissante de notre pays, et plus généralement de l'Union européenne, aux importations en provenance de pays tiers ? Quelles sont les conséquences de la dégradation de notre socle productif ? Comment analysez-vous la situation actuelle de l'Union européenne sur le plan alimentaire ? Faites-vous, à l'instar de nos collègues de l'Assemblée nationale qui viennent de publier un rapport sur le sujet, le constat d'une souveraineté alimentaire préservée ? Et si non, une telle souveraineté constitue-t-elle une chimère, un voeu pieu, ou bien un objectif réaliste et atteignable, si encore sa définition est bien partagée ? Nous souhaiterions que vous puissiez nous préciser à quelles réalités économiques et juridiques ce concept renvoie, tout en nous indiquant quels sont, à l'aune de vos travaux de recherche sur cette question, les déterminants d'une telle souveraineté. Je vous laisse la parole.

M. Sébastien Abis. - Les deux autres intervenants étant plus spécialisés que moi en matière agricole, je vais peut-être commencer par des considérations assez générales ; j'ai été auditionné pendant l'élaboration du rapport qui a été présenté hier à l'Assemblée nationale et je me souviens des discussions qui ont porté, il y a quelques mois, sur le sujet que nous traitons ici.

Je développerai trois séries de remarques en évoquant tout d'abord le temps long : l'Europe sort, en effet, d'une pause stratégique que j'ai appelée il y a deux ans la fin des « trente glandeuses ». Pendant cette période, l'Europe a cru pouvoir rester dominante sur la scène internationale, en présumant qu'une partie, si ce n'est l'ensemble de la planète, suivrait les dynamiques et valeurs européennes. Nous nous sommes réjouis, pendant une trentaine d'années, de la fin des conflictualités et de certaines productions - l'industrie ou l'agriculture n'étant pas toujours considérées comme des secteurs porteurs au XXIème siècle. Nous avons également fait travailler une partie de la planète à notre place - ayons l'honnêteté de le reconnaître -, y compris pour trier nos déchets et nous permettre d'avoir des courbes de décarbonation plus avantageuses que d'autres pendant cet intervalle de temps. Depuis deux ou trois ans, l'Europe se rend compte que cette pause stratégique débouche sur le retour de certains inconforts sanitaires ou militaires et sur la nécessité de réactiver la production dans des secteurs essentiels qui finalement n'ont pas disparu des écrans radars internationaux et, bien au contraire, reviennent aujourd'hui sur la table des grands enjeux contemporains.

Mon deuxième point consiste à montrer que l'Europe est, dans un certain nombre de domaines, plus forte à 27 qu'à 15 : c'est particulièrement vrai sur le plan agricole et alimentaire puisque l'élargissement de l'Union décuple sa puissance en volume, en diversité et en capacité de lisser les chocs face aux aléas climatiques que le monde agricole connaît invariablement. Sur un sujet aussi sensible et délicat que celui de l'agriculture et de la sécurité alimentaire, l'union fait la force. La sécurité alimentaire repose avant tout sur la stabilité politique, la confiance collective et la capacité des uns et des autres à travailler ensemble pour réduire les incertitudes ; l'Europe en est la meilleure illustration historique et mondiale. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, l'essor de l'agriculture a résulté de l'interruption des conflits armés et non de la découverte de nouvelles terres cultivables. Inversement, certaines zones du monde se portent aujourd'hui moins bien que l'Europe en termes de sécurité alimentaire, parce qu'elles ne bénéficient pas de conditions aussi favorables en termes de gouvernance et de confiance collective. Je ne vous apprends rien en rappelant ces données, mais cela permet de relativiser nos supposées faiblesses stratégiques dans le débat européen de 2024. S'il est indéniable que l'Europe doit, dans certains secteurs, repenser l'incertitude stratégique - dans laquelle j'inclus l'incertitude climatique -, elle doit également relativiser la situation. Nous assistons depuis plusieurs années à la montée en puissance de nombreux acteurs qui n'ont guère d'autre choix que de bousculer les positions dominantes d'autres pays. Je précise ici qu'il ne faut pas, en géopolitique, confondre déclassement et déclin. L'Union européenne est aujourd'hui plus performante d'un point de vue agricole et alimentaire qu'il y a 20 ans mais elle est peut-être moins dominante. L'Europe reste la meilleure forme d'intégration économique, sociétale, normative, avec de surcroît une dimension environnementale qui la différencie à l'échelle internationale : c'est pourquoi sa performance agricole et alimentaire est sans équivalent dans le monde. L'Europe reste la première puissance exportatrice sur le plan agricole et agroalimentaire ; elle importe également beaucoup, tout en étant en pointe, depuis 30 ans, dans le domaine de la transition écologique. En effet, le verdissement de la politique agricole commune a démarré dès les années 1990, soit près de 30 ans avant le Pacte vert ou la crise du Covid, supposés avoir révélé aux uns et aux autres que l'agriculture était centrale dans l'équation climatique. L'Europe n'est donc pas dans une situation agricole et alimentaire qu'il faudrait exagérément qualifier de périlleuse : certes, on y trouve encore des cas de précarité alimentaire mais nous ne manquons pas de grand-chose, y compris parce que nous importons beaucoup. Encore faut-il rappeler que c'est parce que nous avons cessé de fabriquer certains produits que nous accusons un déficit sur ces segments : nous avons désindustrialisé, cessé d'investir dans certaines filières, et nous faisons face à des concurrents beaucoup plus compétitifs que nous pour certains produits. Or, dans la mesure où les consommateurs européens peuvent acheter en permanence tous les produits, le sujet alimentaire, pour beaucoup d'entre eux, se limite à une problématique de prix. Les citoyens européens ont grandi dans un système où l'alimentation représentait une part continuellement décroissante dans le budget des ménages, la politique agricole commune (PAC) étant en fait depuis plus d'un demi-siècle une politique alimentaire citoyenne, leur garantissant une sécurité en volume, en qualité et même en prix. Il en résulte que les vrais bénéficiaires de la PAC ne sont pas les agriculteurs. Il en est de même pour la politique commune de la pêche, l'Europe étant également une puissance maritime. Nous consommons des produits qui viennent de la mer ainsi que, de plus en plus, de l'aquaculture terrestre ou littorale. Alors que l'Europe était en pointe dans le domaine de l'aquaculture il y a 50 ans, elle accuse aujourd'hui un retard dans ce secteur, tandis que la Norvège et l'Ecosse ont accru leurs capacités de production. En parallèle, le Brexit est lourd de conséquences pour la pêche européenne.

In fine, il faut relativiser les difficultés européennes. L'Europe dispose d'avantages décisifs en termes de conditions naturelles, de climat, de stabilité et de possibilités pour les agriculteurs d'investir à long terme, comme le réclame leur métier. Sans nier l'existence de nombreuses difficultés en Europe ou en France en matière agricole et alimentaire, il me semble important de faire de temps à autre un pas de côté à la fois temporel et spatial afin de relativiser.

À la question « sommes-nous sur la bonne trajectoire ? », je répondrai par la négative. En effet, si l'Europe réalise progressivement l'inconfort stratégique dans lequel elle va désormais se situer, elle ne prend pas encore la pleine mesure des évolutions mondiales. Les problématiques en matière agricole et dans le domaine militaire sont relativement analogues : relancer le capacitaire prend du temps. La relance capacitaire agricole européenne implique aujourd'hui non pas de s'auto-dévaloriser mais d'essayer de consolider notre bon niveau de performance dans un monde de plus en plus compétitif ; il faut prendre conscience des atouts sur lesquels peut miser l'Europe et ne pas fonder notre agenda agricole sur la seule décroissance des émissions de carbone. Cette dernière est indispensable mais doit s'accompagner d'un objectif de renforcement de la sécurité en termes d'alimentation pour tous, de revenus pour les producteurs et de reconnaissance sociétale pour les agriculteurs, qui exercent un métier d'avenir. Il convient également de rappeler que le bon prix de l'alimentation dans le monde d'aujourd'hui et de demain est celui qui est bon pour la planète, la santé, le producteur et le territoire. S'il manque une de ces dimensions, le juste prix n'est pas atteint. Inversement, plaider pour une alimentation à bas coût revient à ne pas tenir compte des enjeux contemporains. Il faut donc aligner nos valeurs avec nos pratiques, en reconnaissant que les transitions sont essentiellement porteuses de contraintes. Tel est le message qu'il faut adresser à la société française, sans l'assortir de nuances, en expliquant avec lucidité qu'il faudra faire évoluer certaines pratiques en acceptant des arbitrages douloureux sur certains enjeux. Si l'Europe poursuit donc une bonne trajectoire climatique, elle accuse un retard s'agissant du maintien d'une robustesse stratégique. La relance capacitaire prendra inévitablement du temps : par exemple, à l'échelle française, le plan de souveraineté pour la filière fruits et légumes a pour objectif de gagner 10 points de production d'ici 2035. De ce point de vue, comme je l'ai indiqué lors d'un débat avec le ministre il y a un an, l'échec du plan nutrition santé constitue paradoxalement une très bonne nouvelle, car si les Français consommaient cinq fruits et légumes par jour, il faudrait tripler nos importations ou notre production de fruits et légumes. Nous avons affiché de grandes ambitions sans nous donner les moyens de les rendre opérationnelles, en présumant que ce siècle serait un siècle immatériel ; bien au contraire, la compétition sur les ressources à l'échelle internationale s'intensifie.

J'en conclus que l'Europe, que je qualifie de « globally alone », a raison mais souvent toute seule ; elle fait le bon diagnostic sur de nombreux sujets, y compris sur la trajectoire agricole souhaitable, mais l'agenda européen n'est pas suivi par une partie du monde. Il faut donc rester attentifs au risque de désynchronisation et aux effets boomerangs. Il faut, par exemple, anticiper les conséquences négatives qu'auraient des restrictions aux importations - sur nos exportations, notre économie, la compétitivité de certaines filières et les emplois générés en Europe ou en France par l'exportation. Les éventuelles mesures de rétorsion peuvent également porter atteinte au rayonnement de nos productions ou même des valeurs sociétales et environnementales qu'elles portent.

Certains pays s'interrogent par ailleurs sur les orientations européennes en matière climatique. Par exemple, le sud de la Méditerranée observe que l'Europe, au nom du verdissement, envisage de plafonner sa production agricole voire de la diminuer mais constate que, pour sa part, elle n'a pas les possibilités d'augmenter la cadence, ce qui l'amène à lancer l'avertissement selon lequel « la misère sera moins pénible sous la pluie ». Il faut anticiper ces évolutions à l'échelle de plusieurs décennies : il n'est pas du tout certain que le continent européen puisse atteindre 500 millions d'habitants après 2050. Certes, l'Europe doit rester ouverte dans un monde qui s'est terriblement fermé depuis trois ans - si l'Europe se ferme, ce n'est plus l'Europe. Il y a cependant des paradoxes à gérer : d'une part, je ne suis pas certain que la main-d'oeuvre en agriculture ou dans l'agro-industrie soit majoritairement européenne ; d'autre part, le métissage socio-culturel en Europe se fait largement par l'alimentaire. C'est un vrai levier à dynamiser dans les prochaines années : il n'y a plus beaucoup d'incubateurs sociaux en Europe, or l'alimentaire représente le partage, l'échange et un lien social au quotidien qu'il ne faut pas sous-estimer.

Mon troisième point concerne l'Ukraine. Depuis deux ans, la moyenne par jour de l'aide européenne multilatérale et bilatérale se chiffre à 116 millions d'euros. S'il faut bien entendu soutenir ce pays, le dossier agricole ukrainien emporte de nombreux défis à court et long terme. Si l'Ukraine est amenée à entrer dans l'Union européenne, comment expliquer, après avoir aidé ce pays à hauteur de 116 millions d'euros par jour, que sa présence dans l'Union européenne comporte des embuches ? Cela illustre le fait que l'Europe peine à défendre ses intérêts et ses valeurs en même temps. Mieux vaut une générosité intéressée qu'un désintérêt égoïste, parce qu'une Europe qui se fermerait ne serait pas fidèle à son projet initial.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci pour votre intervention J'ai quelques doutes à l'égard de votre affirmation selon laquelle la politique commune de la pêche (PCP) et la PAC bénéficieraient en fin de compte directement aux consommateurs. J'illustre mon propos avec deux exemples frappants : quand la PCP finance l'arrêt temporaire de bateaux de pêche ou du plan de sortie de flotte, est-ce que cela bénéficie aux consommateurs ? Il en va de même quand la PAC finance 4 % de mise en jachère et donc de non-production.

S'agissant de l'Ukraine, je rejoins pleinement votre constat d'une forme de cynisme politique à l'échelle européenne : tous les responsables s'accordent à dire qu'il faut intégrer l'Ukraine pour des raisons géopolitiques, tout en ayant pleinement conscience que nous risquons de courir à la catastrophe. J'ai été l'un des premiers à alerter sur les risques que soulèvent la question ukrainienne en matière de PAC ; lors d'un déplacement dans ce pays il y a presque deux ans avec le président Larcher, nous avons rencontré notre ambassadeur ainsi que des Français implantés économiquement en Ukraine ; je me rappelle avoir échangé avec un céréalier - qu'il faut en fait qualifier surtout de chef d'entreprise - propriétaire de 30 000 hectares de culture. Je me suis alors interrogé sur l'impact qu'aurait l'intégration d'une telle force de frappe agricole. Globalement, l'Ukraine exporte en céréales quasiment deux fois la production de l'Union européenne, ce qui est considérable.

M. Thierry Pouch. - Votre propos introductif mentionne la souveraineté alimentaire à l'heure de la mondialisation. Je relève un paradoxe dans cette expression : aujourd'hui cette mondialisation est contestée parce qu'elle n'a pas rempli les objectifs qui lui ont été assignés dans les années 1980. À partir des négociations de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1986 et jusqu'à la signature des accords de Marrakech, la mondialisation a absorbé l'agriculture. Si, celle-ci était jusqu'alors relativement protégée, tel n'a plus été le cas à partir du moment où nous y avons intégré la logique de la mondialisation en estimant que la fluidité des échanges - par démantèlement de droits de douane ou de réglementations non tarifaires - permettrait de renforcer les spécialisations et finalement d'arriver à un optimum commercial.

S'agissant du libre-échange, il ne faut pas oublier que pour échanger, il faut d'abord produire ; c'est pourquoi la question de notre production agricole redevient aujourd'hui cruciale. À partir des années 1980, l'idée de souveraineté alimentaire a été reléguée puis s'est effacée par la force des choses, les États-Nations étant censés se fondre dans une sorte de communauté commerciale sous forme de commerce multilatéral. À présent, nous réalisons que la mondialisation ne donne pas les résultats escomptés. Alors que surgissent des chocs sanitaires et militaires, nous restaurons la souveraineté alimentaire, tout comme un certain nombre de pays, à l'instar des États-Unis, ont restauré l'idée de sécurité au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

Il y a donc là un paradoxe qui mérite d'être examiné. Un certain nombre d'observateurs, d'historiens ou d'économistes constatent aujourd'hui le retour de l'État-nation, ce qui suppose de définir la souveraineté alimentaire et de la caractériser par un certain nombre d'indicateurs permettant de mesurer si un décrochage intervient dans tel ou tel domaine. Dans l'Union européenne, il est de moins en moins certain de pouvoir trouver une définition de la souveraineté alimentaire partagée par nos 26 partenaires. Il me semble en effet que la souveraineté alimentaire est principalement portée par la France qui, à cet égard, était jusqu'à présent un peu isolée au sein de l'Union européenne. Sébastien Abis a rappelé les avantages et les perspectives positives de l'Union européenne mais il y a là un angle mort à prendre en considération. Si nous voulons préserver nos intérêts, il nous faudra nous mettre d'accord sur le devenir de de notre agriculture et de notre souveraineté alimentaire. Je partage toutefois le constat de Sébastien Abis sur le positionnement de l'Union européenne. Il est vrai que nous sommes le premier exportateur mondial de produits agricoles et nous avons supplanté les États-Unis depuis maintenant un certain nombre d'années. Je ne parle ici que des échanges extracommunautaires, c'est-à-dire qu'en ne tenant pas compte du commerce intracommunautaire, nous sommes encore les premiers exportateurs mondiaux. De ce point de vue, non seulement l'Europe n'a pas décroché mais elle a, au contraire, progressé, grâce à une poignée d'États membres - dont la France - qui dégagent encore un excédent. J'entends beaucoup dire, depuis un certain temps, que notre compétitivité décline : certes, mais c'est la logique de la mondialisation et de l'européanisation. Quand on s'ouvre aux échanges, il est inévitable que des concurrents nous rattrapent - parce qu'ils ont eux aussi des opportunités et des objectifs d'élévation de niveaux de vie- et parfois même nous dépassent. Je crois donc que, dans le cas français, il n'y a pas de décrochage réel : nous n'avons plus connu de déficit commercial en produits agricoles et alimentaires depuis 1977. Si nous avons conjoncturellement, entre 2022 et 2023, perdu 4 milliards d'euros, la situation n'en est pas pour autant dramatique, catastrophique ou préoccupante. Nos points forts, comme nos points faibles, n'ont pas changé depuis une quarantaine d'années. Notre déficit se creuse en fruits et légumes, à l'exception cependant de deux filières d'excellence que sont les pommes et la pomme de terre, qui restent encore excédentaires. Comment infléchir ce déficit croissant, dans la mesure où ce dernier n'est pas uniquement imputable à un problème de production de fruits et légumes mais également de transformation, ? Cela supposerait de résoudre des problématiques d'implantation industrielle et d'investissement dans un certain nombre de légumeries, tout en s'interrogeant sur le degré d'acceptabilité sociale de la présence d'une industrie à proximité des habitations.

En réalité, le problème de la dépendance agricole de la France, du recul de sa compétitivité et par voie de conséquence de cette « fissuration » de sa souveraineté se situe au niveau de l'Union européenne. En effet, l'essentiel de notre excédent agro-alimentaire est désormais réalisé auprès de pays tiers, avec une tendance nettement haussière malgré quelques soubresauts conjoncturels. En revanche, depuis maintenant quatre ans, notre solde agroalimentaire avec les pays de l'Union européenne est devenu déficitaire. Notre débouché naturel au sein de l'Union européenne a été pulvérisé par les élargissements successifs de celle-ci. L'Espagne a initialement imposé sa puissance en matière de fruits et légumes et de viande porcine puis la Pologne s'est positionnée avec force quand elle a rejoint l'Union européenne : elle a capté les aides PAC auxquelles elle était éligible en tant que nouvel État membre et elle a exploité ces dispositifs de soutien pour moderniser son appareil de production, en augmentant la taille moyenne de ses exploitations et en exportant de plus en plus. La Pologne est le premier fournisseur de l'Union et de la France en viande de poulet, devant la Belgique, l'Allemagne et les Pays-Bas. Quand une économie s'ouvre à de nouveaux pays, il ne faut pas s'étonner de voir des concurrents apparaître. La France doit donc continuer à se battre. J'insiste sur le fait que nos difficultés majeures se situent au niveau européen : l'Union européenne doit rester ouverte mais un certain nombre de réglementations ainsi que le logiciel européen doivent, à mon avis, être révisés à l'aune de ce qui nous entoure.

Les indicateurs de souveraineté alimentaire proposés par FranceAgriMer montrent, comme vous l'avez indiqué en introduction, qu'il n'y a pas de décrochage de notre souveraineté alimentaire. La moitié de nos filières sont excédentaires et permettent un auto-approvisionnement ; certaines sont fragilisées depuis un certain temps mais restent à l'équilibre ; d'autres, enfin, sont historiquement et structurellement en situation de déficit. S'ajoute le cas des filières, comme celle de la volaille, qui, depuis plusieurs années, ont basculé d'une situation d'autosuffisance, voire d'exportation nette, à une situation de déficit. Les raisons de ce renversement doivent faire l'objet d'investigations. Le point d'inflexion, en particulier dans le commerce du poulet, se situe au tout début des années 2000, c'est-à-dire quelques années après la signature des accords de Marrakech, qui ont obligé le marché intérieur à s'ouvrir à certains produits en provenance de pays tiers.

J'en viens à la définition de la souveraineté alimentaire, qui est extrêmement complexe. J'ai l'habitude de m'appuyer sur la définition retenue par la science politique qui renvoie à l'idée fondamentale d'autonomie de décision « sans en référer à une quelconque instance extérieure ». Ce dernier critère soulève des problèmes redoutables sur le plan européen, du point de vue des interactions entre le droit communautaire et le droit national ; cette notion de souveraineté alimentaire ne fait donc pas consensus entre les partenaires européens. La souveraineté européenne mériterait d'être examinée, étudiée, construite et organisée, parce que les menaces sont nombreuses et les évolutions très rapides, comme en témoigne l'exemple de la Russie. En l'espace de vingt ans, cet État s'est propulsé au rang de premier exportateur mondial de blé et s'est fortement implanté sur le marché algérien, rendant envisageable l'éviction du premier fournisseur de ce pays qu'est la France. Il faut garder ces signaux à l'esprit pour essayer de « réarmer » notre secteur agricole et l'empêcher de reculer.

Un indice doit également nous interpeller : je suis frappé de voir que depuis quatre ans, les États-Unis, qui n'avaient pas connu le moindre déficit commercial agroalimentaire depuis 1950, accusent maintenant un déficit de l'ordre de 15 à 20 milliards de dollars. Cette puissance hégémonique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale enregistre désormais un recul, pour des raisons climatiques mais également sous l'effet d'importations massives de fruits et de légumes en provenance du Mexique. Que n'a-t-on dit de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) au moment de sa signature : alors qu'il devait pulvériser l'agriculture mexicaine, c'est à présent le Mexique qui en retire les bénéfices, en protégeant son marché du maïs américain tout en exportant massivement des fruits et légumes. Ce secteur est devenu le premier poste déficitaire de la balance commerciale américaine. Si l'Europe conserve une position agricole favorable - la France faisant partie des rares États membres à dégager un excédent commercial -, on voit cependant bien poindre des menaces ici ou là. Le déclin agricole des États-Unis doit imprégner les esprits européens pour qu'ils s'attachent à prendre des décisions souveraines et à préserver leurs avantages comparatifs.

Je voudrais enfin évoquer la question de l'Ukraine. L'Ukraine est devenue en 2023 le deuxième fournisseur de l'Union européenne en sucre, derrière le Brésil : les importations européennes de sucre ukrainien représentaient 20 000 tonnes avant la guerre, contre plus de 400 000 tonnes aujourd'hui, avec une perspective d'accroissement à 700 000 tonnes. Il est donc paradoxal que l'Union européenne et certains États cherchent à réduire la production de betteraves pour faire du sucre alors que le marché est ouvert au sucre ukrainien.

Il me semble que la perspective d'une adhésion de l'Ukraine soulève un certain nombre de questions. S'agira-t-il d'une Ukraine dans son intégrité territoriale ou partitionnée ? Quelle sera sa contribution à la politique agricole commune et quelle enveloppe en recevra-t-elle ? N'y a-t-il pas un risque de voir basculer le centre de gravité agricole vers Varsovie et Kiev, alors même que des tensions montent entre ces deux États s'agissant des importations ukrainiennes ? En témoigne la destruction récente de blé ukrainien en Pologne. Il faut donc réfléchir aux conditions dans lesquelles l'Europe va négocier cet élargissement : l'Union doit aider l'Ukraine sur le plan géopolitique, mais sans oublier que ce pays est devenu un rival agricole et commercial. Il va bien falloir trancher ce sujet dans un sens ou dans un autre. Il me semble que la perspective d'adhésion de l'Ukraine est une menace pour la cohésion de l'Union européenne, en raison des tensions sur le plan agricole. Il faut que Bruxelles prenne ses responsabilités à cet égard.

M. Yves le Morvan. - Je vais évoquer la souveraineté alimentaire à travers le cas du poulet, puisque, dans le cadre de FranceAgriMer, nous avons rédigé une note sur ce thème. Il ne s'agit pas d'une enquête policière mais d'une tentative pour explorer, à travers un animal assez modeste, l'application concrète du concept de souveraineté en essayant de mieux définir ce dernier - je m'inscris donc en complément de l'intervention de mes deux collègues. En réfléchissant de manière globale à la souveraineté alimentaire, il semble presque impossible d'en donner une définition précise mais, par itération, nous pouvons tenter de nous approcher de cet objectif. Comme cela a été mentionné, FranceAgriMer a publié l'année dernière un ouvrage intitulé « Souveraineté alimentaire : un éclairage par les indicateurs de bilan », dans lequel la souveraineté alimentaire est définie comme la capacité d'autodétermination d'un État - ou de l'Union européenne - sur les systèmes alimentaires qui se déploient sur son territoire. Le concept très pertinent de capacité d'autodétermination constitue un bon point de départ. Comme l'ont souligné les intervenants précédents, le sujet ne concerne pas les barrières aux frontières car nous exportons et importons beaucoup : ces deux composantes du commerce extérieur sont sources de richesse et l'objectif n'est certainement pas de s'isoler. C'est le concept de capacité d'autodétermination - c'est-à-dire le choix d'un État dans sa souveraineté - qui est décisif et la Chine en fournit un exemple particulièrement frappant. En effet, seuls 7 % du territoire chinois sont exploitables pour l'agriculture, ce qui a conduit la Chine, dès le départ, à faire des choix et à donner la priorité à la culture céréalière. Certes, la Chine importe un peu, mais les céréales y constituent la base de l'alimentation. La Chine est donc un producteur colossal de céréales, les oléagineux viennent en second rang. Ces caractéristiques définissent réellement ce qu'est la souveraineté : il ne s'agit pas d'un repli sur soi mais d'un choix conscient prenant en compte les conditions climatiques et pédo-agricoles - relatives aux caractéristiques du sol - dans lesquelles un pays se trouve.

Après la notion d'autodétermination - et celle de territoire dont il n'est pas ici au Sénat besoin de rappeler l'importance -, le second élément fondamental concerne les systèmes alimentaires. Il faut toujours considérer la PAC, non pas de façon isolée, mais comme étant intégrée dans la chaîne alimentaire qui se prolonge jusqu'au consommateur, comme en témoignent nos débats en France sur la loi Egalim. Sur ces bases, il me semble utile de réfléchir à l'essai de définition du concept de souveraineté alimentaire tel que proposé à la fin de l'été dans l'avant-projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOAA). Ce texte évoque la capacité de la France à assurer son approvisionnement dans le cadre du marché intérieur de l'Union européenne « et » de ses engagements internationaux. Cette formulation mérite vraiment réflexion. La sécurité des approvisionnements est mentionnée à l'article 39 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE) et constitue l'un des cinq objectifs de la politique agricole commune. Cette terminologie est reprise dans le projet de loi, mais l'adjonction de la conformité aux engagements internationaux soulève un problème. En effet, ces derniers, qui relèvent de la politique commerciale commune, sont rarement alignés avec les objectifs de la PAC. Chacun sait qu'il existe un hiatus organisationnel entre ces deux politiques - commerciale et agricole communes - car les décideurs n'en sont pas les mêmes et le droit fondamental non plus. Par conséquent, ce « et » - s'il n'est pas assorti d'un complément explicatif - soulève des difficultés, ne serait-ce que pour l'Ukraine. À titre d'exemple, à la fin de l'année dernière, le filet de poulet congelé d'origine ukrainienne valait moins de 3 euros le kilogramme contre 6 à 7 euros à Rungis ; dans ces conditions, ouvrir la porte de l'Union à l'Ukraine revient à dire aux producteurs français de volailles d'arrêter de travailler. Je n'évoquerai pas ici la problématique du Mercosur mais je pourrais mentionner l'accord international avec le Chili, qui prévoit un contingent d'achat de volailles destiné à traverser les mers pour grossir nos importations. Certes, le volume prévu est modeste ; néanmoins, même si ce facteur est toujours mis en avant, il n'y a pas besoin d'être un grand économiste pour savoir qu'un petit volume peut décaler énormément les prix. Pour ma part, je suggèrerai de compléter ce « et » en précisant que les engagements internationaux qui sont visés doivent respecter nos règles environnementales et sociétales protectrices, sans quoi ces engagements internationaux vont pénaliser les agriculteurs français. Ces engagements internationaux constituent le volet le plus simple de l'analyse car il est désormais admis qu'en matière de commerce international, pour les consommateurs, une politique d'« open bar » n'est pas acceptable.

Le fonctionnement du marché intérieur communautaire constitue un sujet bien plus complexe à appréhender. En effet, la PAC n'est pas si « commune » qu'on le pense généralement. Nous avons le droit et même le devoir de nous demander si, en matière de politique agricole, les concepts de souveraineté française et de souveraineté européenne sont alignés. Il ne s'agit pas d'opposer l'une à l'autre mais d'approfondir la compréhension du mécanisme. Comme vous le savez, depuis le traité de Lisbonne, les politiques européennes relèvent de différents registres. Les politiques européennes qui relèvent de la compétence exclusive des institutions européennes sont les douanes, la concurrence et la politique commerciale commune. En revanche, la PAC relève, d'après le TFUE, de compétences partagées entre l'Union européenne et les États membres. Il est important de garder en tête cet élément, non pas pour cliver, mais pour faire le lien avec la subsidiarité dont le rôle est inscrit dans le traité de Lisbonne depuis 2009. En France, nous avons beaucoup de mal à appliquer ce dispositif ; le traité de Lisbonne a été considéré comme l'apogée de la légitimité démocratique du Parlement européen. Or ce traité porte également sur la répartition des compétences - exclusives et partagées -, en application de laquelle la politique agricole ressort pour partie des souhaits nationaux, territoriaux ou régionaux.

L'Europe est très excédentaire sur les marchés qui intègrent la volaille et les oeufs, mais en France, un poulet consommé sur deux est importé. Je ne souhaite pas ici remettre en cause l'utilité du marché intracommunautaire mais montrer que ce dernier n'est pas « un lit de roses » et que son fonctionnement s'apparente un peu à celui du vélo qui, s'il s'arrête, tombe. Beaucoup de sujets traitant de l'alimentation et donc de l'agriculture relèvent intégralement ou partiellement de compétences partagées : il en va ainsi, par exemple, de la loi Egalim et de l'étiquetage Nutri-Score. Celui-ci est facultatif en France et le cadre législatif européen actuel empêche de le rendre obligatoire dans les pays de l'UE. En revanche, le Nutri-Score est interdit dans un certain nombre de pays comme l'Italie. En l'absence d'harmonisation de l'étiquetage des produits présents sur notre marché intérieur, on est fondé à s'interroger - de façon positive - sur la différenciation de la souveraineté territoriale, nationale et européenne. Le principal fournisseur de poulet non-français consommé en France est la Pologne, qui a très bien su utiliser les possibilités offertes par son adhésion pour armer sa production et son industrie. Grâce à ses grands abattoirs robotisés et le faible coût de main d'oeuvre, la Pologne est devenue un puissant producteur de volailles.

Dans ces conditions, les accords internationaux doivent être assortis d'une protection contre les systèmes dont le fonctionnement sociétal et économique est trop différent du nôtre. Il ne s'agit surtout pas de bloquer les frontières, et encore moins d'handicaper les segments performants de l'agriculture française et européenne que sont les secteurs céréalier ou viticole. Je remarque à cet égard que Terra Nova préconise de manger moins de produits animaux, de boire moins de vin et finalement de recentrer les allocations - au plan national plutôt que communautaire, si j'ai bien compris - vers les productions qui privilégient les protéines végétales. Or, les trois principaux points forts du commerce extérieur agricole français sont, dans l'ordre, le vin et les alcools, puis les produits laitiers - qui constituent une production animale - et enfin la production céréalière. Je souligne ces faits de façon neutre en utilisant ici le sens « critique » dans son acception étymologique pour inviter au débat académique.

J'appelle ainsi à prendre les précautions requises à l'égard des frontières extérieures de l'Union européenne, qui reste une grande puissance exportatrice et importatrice. Par ailleurs, la construction intérieure de notre appareil agricole nécessite des ajustements et le Sénat y a travaillé, en particulier avec sa commission des affaires économiques, en abordant les problématiques de compétitivité. Ce ne sont pas les seules thématiques à prendre en compte : il faut y ajouter l'objectif de production durable, ainsi que le défi qui consiste à expliquer à nos concitoyens la réalité du fait productif.

Pour conclure, les enjeux de souveraineté et de lutte contre certaines importations indésirables font émerger la nécessité de développer notre socle productif, en surmontant la difficulté qui consiste à associer la production au « productivisme », même quand il s'agit d'un socle productif durable, évolutif et engagé sur le plan environnemental. Pour pouvoir tous ensemble - et sur le plan territorial, national et européen - travailler sur la souveraineté, il faut expliquer à nos concitoyens le but à atteindre, qui n'est pas l'autosuffisance mais le positionnement et le perfectionnement durable de notre socle productif, qui est le plus important d'Europe.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Trouvez-vous normal, compte tenu de ce vous avez indiqué, que l'Union européenne, et en particulier la Commission, ne produise pas d'études relatives à l'impact qu'aurait l'élargissement à l'Ukraine sur les agricultures nationales ?

M. Pierre Cuypers - La qualité de votre intervention m'amène à penser que notre pays vit peut-être dans deux mondes différents ; l'existence de la souveraineté européenne me parait conditionnée à la possibilité pour les pays qui la composent - et en particulier la France - de disposer de leur propre souveraineté. Je reprends ici l'exemple cité par M. Thierry Pouch des accords exonérant de droits de douanes les importations de sucre ukrainien, qui sont ainsi passées de 20 000 tonnes à bientôt 700 000 tonnes par an, fragilisant ainsi considérablement l'ensemble de notre filière française.

Comment comprendre également que notre pays mette souvent en place - comme en témoigne la proposition de loi visant à préserver des sols vivants que nous allons examiner cet après-midi en séance publique - une surtransposition des normes européennes, qui aujourd'hui fragilise terriblement notre souveraineté ? Je mesure les difficultés de compréhension des agriculteurs ainsi que des filières françaises à l'égard de cette situation. Comment corriger cette trajectoire et faire en sorte que la France puisse faire prévaloir ses intérêts au lieu de participer à l'accumulation des contraintes qui brident son potentiel agricole ?

Mme Karine Daniel- Merci pour vos interventions. Sur les enjeux de souveraineté nous avons tendance à apporter des réponses de court terme qui sont en décalage complet avec le temps de l'agriculture, des cycles de production et de l'intervention publique dans ce domaine. Je pense qu'il est de notre responsabilité politique de rappeler qu'il faut inscrire l'agriculture française et européenne dans le temps long et que les décisions prises aujourd'hui auront des conséquences dans 30 ans. De même, nous subissons aujourd'hui les répercussions des réformes menées dans les années 1990, comme celle de la PAC dont l'initiative revient au commissaire européen Mac Sharry. Vous avez évoqué l'effet de l'élasticité-prix dont nous subissons aujourd'hui les conséquences : il y a 30 ans, nous avons choisi la dérégulation et la sortie d'un système de prix stabilisés pour redonner un rôle de signal de marché aux prix. Aujourd'hui, il est reproché à ce mécanisme, qui fonctionne à plein, de créer une instabilité et une volatilité excessives, générant des crises partout en Europe. Pourtant, le renoncement à la fixation administrative et à la stabilité des prix était précisément le but recherché par la réforme de la PAC des années 1990 ! Les jeunes agriculteurs subissent aujourd'hui un effet de ciseaux, renforcé par le fait que les aides sont majoritairement liées aux facteurs de production et aux surfaces cultivées. Dans ce contexte, le prix des terres agricoles qui diminuait jusque dans les années 1990 est reparti à la hausse, car les aides sont capitalisées dans le prix du foncier ; les jeunes agriculteurs qui s'installent aujourd'hui doivent donc investir massivement pour acheter des outils de production. Ces jeunes générations - désavantagées par rapport à leurs aînés qui se sont vus attribuer des aides à titre gratuit ou selon des mécanismes administratifs plus favorables - ont du mal à se projeter dans ce système d'installation fortement contraint. Comment peut-on - dans le cadre des projets de loi à venir et sous l'angle du renouvellement des générations d'agriculteurs - oeuvrer en faveur d'une plus grande stabilité des prix agricoles, et sécuriser les perspectives de rentabilité pour des jeunes qui investissent dans leur installation ?

Ma seconde question porte sur les nouvelles techniques génomiques (NTG). Avec mes collègues Daniel Gremillet et Jean-Michel Arnaud, nous travaillons à l'élaboration d'un rapport sur ce thème et nous sommes très préoccupés par les enjeux de traçabilité, les effets sur la compétitivité de l'agriculture française ou européenne et enfin par l'importance des clauses miroirs. Quel regard portez-vous sur ce projet de législation européenne ?

M. Daniel Gremillet. - Merci à nos trois intervenants. Je vais prolonger les propos de Karine Daniel sur le sujet crucial des nouvelles techniques génomiques : nous nous efforçons de dégager un point de vue commun pour le présenter à notre commission des affaires européennes. À votre avis, l'Europe peut-elle se permettre de faire des choix comparables à ceux qu'elle a effectués en matière d'organismes génétiquement modifiés (OGM) ? Les NTG ne constituent-elles pas la dernière chance de préserver notre indépendance ainsi que la biodiversité de semences paysannes sur nos terres ?

Par ailleurs, les sanctions prises à la suite du conflit entre l'Ukraine et la Russie ont en réalité renforcé la Russie. Nous avions déjà pris conscience de ce phénomène à l'occasion des premières sanctions - d'une ampleur assez marginale - décidées lors de l'annexion de la Crimée. J'ai eu l'opportunité de participer à une mission en Russie peu de temps avant ce conflit. Les Russes n'étaient pas inquiets, et j'ai pu constater, en tant qu'ancien responsable dans les domaines de l'agriculture et de la génétique, les efforts qu'ils déployaient pour ne plus dépendre des bassins de producteurs français ou européens s'agissant de la génétique. Lorsqu'un pays se sent attaqué, il déploie une capacité de réaction qui dépasse le simple enjeu de la souveraineté alimentaire. L'échec relatif de la PAC s'explique en partie parce que les consommateurs européens n'ont pas réalisé que cette politique a été conçue dans leur intérêt. La PAC, seule véritable politique européenne intégrée, a considérablement évolué depuis l'Europe des Six. Après la réunification, j'ai pu visiter en Allemagne le premier abattoir européen de porcs, dont le niveau technique était bien supérieur au nôtre. Si la France était initialement excédentaire en porc, il est rapidement apparu que nous allions perdre des parts de marché. De plus, l'attractivité de l'Espagne, avec sa politique environnementale, a conduit certains éleveurs bretons à quitter leur territoire pour s'installer chez notre voisin ibérique, ce qui explique le déclin de la France dans ce secteur.

Comment pourrions-nous retrouver un soutien et un « portage » populaire de l'agriculture européenne, à l'approche des élections européennes, alors que nos concitoyens ne réalisent pas la chance que représente l'Europe et, à l'inverse, la considèrent plutôt comme une source de handicaps ?

S'agissant de la loi Egalim, nous sommes en décalage complet avec les autres pays de l'Union européenne. En invoquant la notion de montée en gamme, ne laisse-t-on pas entendre qu'en France, nous nous soucions uniquement de ceux qui ont les moyens de se nourrir mieux que les autres ? La mission de l'agriculture et de l'agroalimentaire est au contraire de nourrir l'ensemble de la population, française ou européenne, quel que soit le niveau de revenu.

Enfin, je conclurai sur la question de l'installation et du renouvellement des générations en agriculture. Dans ce domaine, il faut raisonner sur le temps long : quand une exploitation abandonne l'élevage, il peut se passer plusieurs décennies avant qu'elle reprenne cette activité. Les fermes sans successeurs - que ce soient des enfants de paysans ou d'autres jeunes qui s'installent - se multiplient et le modèle agricole familial français, qui représente une richesse humaine et une diversité remarquables, est menacé dans sa survie. Nous pouvons encore - mais probablement pour la dernière fois - nous donner les moyens de maintenir une agriculture à la française, dite « familiale ».

M. Sébastien Abis. - Merci pour vos questions.

Tout d'abord, qu'est-ce que la souveraineté ? Yves le Morvan et Thierry Pouch ont exprimé leur opinion et, pour ma part, j'estime important de rappeler les piliers de la souveraineté en géopolitique, tout particulièrement dans le domaine agricole et alimentaire : où se situent les dépendances et comment les gérer ? Où sont les indépendances et comment les cultiver ? Quelles sont les interdépendances inévitables et comment les maîtriser ? Quelles sont les capacités de résilience et quelles sont les constantes ? La constance en démocratie est un sujet majeur ; l'une des forces de l'Union européenne serait de montrer que la capacité de se projeter à long terme n'est pas l'apanage des dictatures. Dans des domaines comme l'agriculture, la sécurité alimentaire, l'industrie ou la transition écologique, seul le temps long compte. Au-delà de la confiance et de la cohérence, le manque de constance est un facteur essentiel de la crise agricole actuelle.

Par ailleurs, le concept clé au niveau européen n'est pas celui de souveraineté, mais d'« autonomie stratégique ouverte ». Je note, en parallèle, que peu de travaux abordent la question de la souveraineté financière et budgétaire. Or, peut-on véritablement, en situation de déficit, rester souverain s'agissant des investissements ? Certaines dépenses - c'est le cas dans le secteur agricole - doivent à cet égard être davantage présentées comme des investissements.

L'Europe s'affaiblit à cause d'elle-même et à cause des autres ; les deux facteurs se combinent. La désindustrialisation et la politique agricole concurrentielle - car la nouvelle PAC, avec le principe de subsidiarité, a encouragé le « chacun pour soi » et la surtransposition normative - nous sont directement imputables. Nous nous affaiblissons également car nous n'appliquons pas le traité de Lisbonne : la Commission européenne prévaut sur le Parlement européen, ce qui est une anomalie. Sur tous les sujets agricoles depuis 2019, le Parlement européen s'est farouchement opposé aux pratiques de la Commission européenne, du moins jusqu'à l'été 2023. Il faudra ainsi étudier l'impact de Frans Timmermans, non pas sur l'écologie - car sur ce point, je suis convaincu qu'il faut adhérer au Pacte vert, qui s'inscrit dans le temps long de l'Europe et procure un récit mobilisateur - mais sur la méthode de mise en oeuvre de ce Pacte vert. Il a été proposé aux Européens de se retrouver dans un grand paradis vert en 2050, sans savoir pour quelle finalité.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est la position que nous avons toujours défendue ici même : nous sommes tous d'accord sur l'objectif, mais pas sur la méthode.

M. Sébastien Abis. - Les députés européens, de tous bords et de toutes nationalités sont sensibles - pour ne pas dire plus - au sujet que vous mentionnez.

Les élections européennes constituent évidemment un enjeu important. La France devra être vigilante sur le choix du prochain commissaire européen à l'agriculture car l'actuel titulaire de ce poste a semblé dépourvu de grandes compétences sur les sujets agricoles dans le moment crucial que nous vivons.

L'Europe s'affaiblit également à cause des autres. Avec Thierry Pouch nous avons publié, il y a deux mois, un livre intitulé « Géopolitique du Sucre » où nous mettons en perspective la problématique de la betterave. Servant à fabriquer du sucre, du gel hydroalcoolique, des friandises, des cosmétiques et des biocarburants, la betterave fait partie de l'histoire géopolitique depuis Napoléon ; aujourd'hui, la Russie en est le premier producteur mondial. La Russie a bien compris que le marché mondial du sucre alimentaire est aujourd'hui désinvesti par les Brésiliens, les Indiens et les Thaïlandais, qui fabriquent du sucre de canne pour se conformer aux accords de Paris et faire leur transition climato-énergétique. À l'instar de la stratégie qu'ils ont mise en place sur le blé il y a 20 ans, les Russes observent l'amplification des besoins alimentaires en sucre - de l'ordre de 3 millions de tonnes par an. Par conséquent, la propagande russe tourne à plein régime pour dénigrer la betterave à sucre et les filières sucrières européennes et françaises. Ces ingérences extérieures affaiblissent l'UE. J'introduis une petite parenthèse sur les États-Unis : il faut rester attentif à leur relation avec l'Ukraine car il n'est pas certain que ce pays rêve seulement d'entrer dans l'Union européenne. Comme vous le savez, les transitions sont aujourd'hui souvent négociées à Washington. Dans ce contexte, il est par exemple envisageable que le maïs ukrainien non-OGM que les Européens plébiscitent évolue demain vers un maïs OGM américain. Ce n'est pas l'OTAN qui est en mort cérébrale, mais plutôt les échanges et partenariats commerciaux transatlantiques. Nos concurrents ne sont pas seulement au Sud ou à l'Est : l'Europe, pour se ressaisir, doit également faire preuve de lucidité.

S'agissant des perspectives d'évolution de l'agriculture en Europe, je doute fortement que l'agriculture puisse produire davantage. Sans entrer dans les détails techniques, je ne pense pas que les innovations technologiques comme les NTG puissent le permettre. Ma conviction profonde est qu'il faut changer complètement de perspective : il faudra espérer produire autant qu'aujourd'hui aussi longtemps que possible, car le dérèglement climatique ainsi que les perturbations géopolitiques complexifient la performance alimentaire mondiale, européenne ou française. Nous n'avons ainsi aucune garantie de pouvoir maintenir demain notre niveau de production. Le véritable enjeu est de conserver le volume de production actuel, en réduisant à zéro les pertes et le gaspillage, dans une démarche d'« écologie circulaire » et de prise de conscience des transitions en cours. Vous avez mentionné la filière porcine ; en Bretagne, certaines entreprises du secteur porcin ne jettent plus rien et utilisent les sous-produits pour fabriquer des carburants, des matériaux pour les hôpitaux, des revêtements, des produits pharmaceutiques, etc. De nombreuses filières sont déjà engagées dans une économie circulaire. Alors qu'il y a 20 ans, la France était en retard par rapport à l'Espagne ou aux Pays-Bas, dans ce domaine, la situation s'est aujourd'hui inversée, car ces deux pays voisins n'ont pas investi dans les transitions écologiques ou le bien-être. Cette approche circulaire a ainsi permis de développer notre compétitivité dans certains secteurs.

Par ailleurs, en France, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, nous sommes passés de l'alimentation pour tous à l'alimentation pour chacun, ce qui change la donne en termes d'ambition collective. L'irruption massive des coupe-faim apparaît ainsi comme un tournant majeur (« game changer ») dans le domaine de la sécurité alimentaire mondiale - avec un impact beaucoup plus important que la végétalisation ou d'autres évolutions souvent citées. Ce système, qui permet aujourd'hui à des individus de ne plus ressentir le besoin de manger, a déjà provoqué en un an une baisse substantielle des ventes de certains produits. Il existe des opportunités intéressantes à explorer dans ce domaine, mais aussi des risques ou des dérives à prendre en compte, comme pour toutes les innovations. La problématique des coupe-faim devrait être davantage intégrée dans les grands débats sur la souveraineté alimentaire européenne, à l'heure de l'alimentation pour chacun. Le véritable enjeu de la stratégie alimentaire consiste à travailler ensemble ; or la principale conséquence du Covid a été un recentrage sur soi-même.

Mme Florence Blatrix Contat- Nous sommes à l'évidence confrontés à des paradoxes : souveraineté nationale versus souveraineté européenne et relance capacitaire versus adaptation aux changements climatiques. Vous avez souligné la nécessité des transitions environnementales, tout en soulignant la nécessité d'un changement de méthode. Comment, selon vous, mettre en oeuvre cette ambition environnementale ? La PAC doit-elle être utilisée pour accompagner ces transitions environnementales puisque sa mise en oeuvre est désormais nationale, avec les plans stratégiques nationaux (PSN), ce qui peut également être une source de concurrence entre les pays ?

Par ailleurs, Daniel Gremillet a évoqué la question cruciale de l'installation des jeunes agriculteurs, qui soulève de manière sous-jacente la question du foncier. N'y a-t-il pas là, à votre connaissance, au niveau national et au niveau européen, un risque d'ingérence à travers la spéculation sur le foncier agricole ?

Mme Audrey Linkenheld- Ma question porte sur le lien entre l'Europe sociale et l'Europe agricole. Au détour des enjeux démographiques que vous avez évoqués, je m'interroge sur la main-d'oeuvre de la filière agricole, notamment européenne, dont on sait que, dans plusieurs pays - non seulement au Sud mais également en Allemagne par exemple -, elle est peu rémunérée et travaille dans des conditions difficiles. A-t-on pris conscience qu'en régulant mieux les droits sociaux à l'échelle européenne, on améliorerait également la situation agricole ? Je me place ici à l'échelon intra-européen.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ- Je suis heureux d'entendre qu'au fond, l'agriculture doit rester européenne et que les défis mondiaux renforcent la nécessité d'une agriculture bien organisée en Europe, sous peine d'être dépassée par la concurrence internationale.

Je souhaite vous interroger sur la captation de carbone et le rôle de l'agriculture dans l'amélioration de la qualité environnementale. Parvient-on à organiser efficacement la conciliation des impératifs de production et de préservation de l'environnement - à travers l'aménagement des haies ou la plantation d'arbres qui augmentent les surfaces forestières - ou bien assiste-t-on à une juxtaposition d'initiatives à visée politique, conduisant à des actions non coordonnées avec la production agricole ?

M. Thierry Pouch. - Tout d'abord, en ce qui concerne le démantèlement des droits de douane destiné à aider l'Ukraine, l'analyse faite par la Commission européenne prend en considération l'importance de l'agriculture dans le produit intérieur brut (PIB) de ce pays et la nécessité d'apporter une aide à l'Ukraine au-delà du seul soutien militaire et financier. Comment soutenir ce pays en guerre et, en même temps, limiter la pénétration du marché européen par les produits ukrainiens ? Cela nous expose à des exigences contradictoires. Il est crucial d'annoncer les conséquences potentielles d'un tel soutien, qu'elles soient positives ou négatives, et d'offrir des contreparties aux acteurs qui en sont victimes. Ou alors il faut s'opposer à cette forme d'aide, au motif qu'elle compromet la cohésion européenne et notre sécurité alimentaire. En effet, par exemple dans le secteur de la betterave et du sucre, des outils de production, des emplois, des usines et des débouchés sont directement menacés. Il faut mettre ces enjeux sur la table : à cet égard, la Commission européenne ne va pas assez loin en matière d'études d'impact et manque de sens de l'anticipation.

S'agissant des sanctions, les économistes sont aujourd'hui incapables de prédire si ces dernières seront efficaces. En pratique, la communauté scientifique constate que celles qui ont été prises n'ont pas fonctionné. Il va donc falloir trouver de nouveaux outils car, depuis la guerre de Crimée, les sanctions prises contre la Russie ont contribué à renforcer sa puissance, puisqu'elle les anticipe et se mobilise pour les absorber ou les contourner. De plus, la Russie s'appuie sur les divisions européennes et sur l'affaiblissement de l'outil de production agricole européen, qu'elle avait anticipé. Nous devons donc renforcer notre capacité d'anticipation et d'évaluation des conséquences de nos propres décisions.

Vous avez évoqué les clauses miroirs : elles participent d'une noble ambition mais le Brésil, par exemple, ne semble pas la partager. De surcroît, ce pays peut considérer les clauses miroir comme des stratagèmes anticoncurrentiels et du protectionnisme déguisé, susceptibles de faire l'objet d'un dépôt de plainte auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Enfin, si de telles clauses de réciprocité étaient imposées, le Brésil a annoncé qu'il exporterait ailleurs, dans d'autres pays non soumis à ces clauses, qui réexporteraient les produits brésiliens sans difficulté vers l'Europe. Dans les années 1970-1980, les Coréens ont ainsi contourné le blocage institué aux États-Unis en délocalisant leur production et en la vendant directement sur place.

La question du foncier agricole relève des compétences nationales. Avec l'enjeu de zéro artificialisation, la problématique foncière suscite de très grandes difficultés sur le territoire national or, dans la perspective d'une régénération des actifs agricoles, l'accès au foncier constitue désormais un paramètre décisif. Cette problématique ne peut être dissociée de celle de la souveraineté alimentaire ; la régénération et le renouvellement des actifs agricoles passeront nécessairement par le rétablissement du lien entre la population et son agriculture. En dépit du soutien aux agriculteurs mécontents et de l'attachement aux produits locaux, ce lien semble s'être distendu. Le citoyen, de plus en plus urbanisé, sait qu'il peut acheter des produits moins chers ailleurs. Ce lien entre la population dans son ensemble et le monde agricole doit donc être retissé. Certaines fractions de la population sont très attentives à la question agricole, mais c'est l'ensemble de nos concitoyens qui doivent y être sensibilisés ainsi qu'aux enjeux de souveraineté alimentaire.

Vous avez enfin évoqué l'emploi agricole et l'harmonisation des normes sociales, avec la volonté de faire progresser la convergence pour éviter les distorsions de concurrence. Il s'agit là d'un chantier d'harmonisation fiscale et sociale, qui s'inscrit sur le long terme. Il a récemment été question d'un projet, encore très embryonnaire, d'Egalim à l'échelle européenne. Cependant, quels seraient les coûts de production à prendre en compte, dans une telle perspective ? Ceux des Polonais ou des Français ? À quel niveau conviendrait-il de les évaluer ? Faudrait-il faire une moyenne ? L'harmonisation des salaires soulève des difficultés similaires : faut-il aligner le salaire minimum français sur les salaires polonais les plus faibles ou bien au contraire demander aux Polonais de rejoindre le niveau du salaire minimum français ? C'est la question de l'Europe fédérale qui se pose : soit la construction européenne s'arrête, soit nous basculons vers le fédéralisme. L'Union européenne pourrait considérer qu'à ce stade, il faut faire une pause dans l'intégration, afin de réfléchir de manière approfondie aux objectifs pour les 50 ou 60 années à venir. Sur le plan agricole, en tant que citoyen, je m'étonne qu'il n'y ait jamais eu de commissaire à l'agriculture français, pour représenter la première puissance agricole de l'Union européenne.

M. Alain Cadec- J'ai récemment publié une tribune dans Le Télégramme intitulée « Clauses Miroir : le miroir aux alouettes », tout simplement parce que ces clauses sont inapplicables. Tout d'abord, elles contreviennent aux règles de l'OMC. De plus, aujourd'hui en Europe, on ne peut contrôler, dans le meilleur des cas, que 3 à 4 % des entrées de marchandises sur le territoire européen. Par conséquent, les clauses miroirs ne peuvent pas être mises en oeuvre. Il ne faut pas se retrancher derrière cette martingale, conçue par le président de la République lorsque la France a pris la présidence de l'Union européenne. Nous ne pourrons jamais imposer, dans les accords commerciaux que nous concluons avec des pays tiers, des normes identiques aux nôtres. Ou alors, il conviendrait d'exclure dès le départ toutes les marchandises - norme par norme et produit par produit, comme l'a d'ailleurs proposé la Commission - qui ne respectent pas les standards européens. Il reste que nos producteurs sont aujourd'hui évidemment confrontés à une concurrence totalement déloyale. Il en va ainsi, par exemple, du commerce avec le Mercosur : les produits en provenance du Brésil ne respectent absolument pas nos règles environnementales ou sanitaires. Il est parfaitement exact que la concurrence est totalement faussée, mais ne faisons pas croire qu'on peut mettre en place des clauses miroirs. ; il s'agit d'une illusion.

M. Yves le Morvan. - Il faut s'entendre sur une définition européenne de la souveraineté alimentaire, sans quoi nous n'arriverons pas à imposer des clauses miroir : les seules qui ont une valeur pratique sont celles qui sont acceptées lors de la signature des accords avec le pays tiers. Si nous cherchons à les imposer, le risque est que les discussions s'éternisent. C'est un bon exemple du hiatus entre la politique agricole interne et sa dimension extérieure : il faut instaurer une définition de la souveraineté alimentaire européenne.

S'agissant des interrogations sur l'avenir de l'Europe, je rappelle qu'en sus de l'Ukraine, les perspectives d'adhésion concernent une douzaine de pays. Nous devons donc faire une pause et réfléchir au fonctionnement institutionnel de la future Europe.

Pour conclure, il faut replacer l'agriculteur au centre des préoccupations. Aujourd'hui, des agriculteurs renoncent, non seulement en raison de la faiblesse de leurs revenus ou de l'impact de la concurrence déloyale, mais à cause d'une perte d'attractivité. Certains producteurs laitiers, même s'ils gagnent assez bien leur vie, veulent cesser leur activité. Tant que cet enjeu humain n'aura pas été remis au coeur du sujet, le concept de souveraineté ne pourra pas être redéployé au niveau territorial, national, ou même européen.

M. Thierry Pouch. - Dans nos sociétés avancées et riches, nous avons estimé qu'il était possible de passer au stade post-industriel et, d'une certaine façon, « post-agricole » en concluant des accords de libre-échange facilitateurs d'une telle évolution. L'idée était de basculer dans un nouveau modèle de société et de division internationale du travail, en laissant le soin aux autres pays de produire des biens agricoles et alimentaires tandis que les pays dits avancés se spécialisaient dans les activités immatérielles et cognitives. Les crises successives ont constitué des forces de rappel très puissantes et aujourd'hui le réveil est douloureux. Une énergie politique absolument considérable sera nécessaire pour faire machine arrière et remettre l'agriculture ainsi que l'agriculteur au centre ; cela en vaut néanmoins la peine, étant donné le contexte international.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci de nous avoir éclairés sur ce sujet. Vous avez en fin de compte véhiculé un vrai message pro-européen, assorti d'une attention particulière aux difficultés de l'Union.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 35.


* 1 Propositions de règlement COM(2021) 420 final, COM(2021) 421 final et proposition de directive COM(2021) 423 final.

* 2 « Le Parlement européen et le Conseil et la Commission procèdent à des consultations réciproques et organisent d'un commun accord les modalités de cette coopération. À cet effet, ils peuvent, dans le respect des traités, conclure des accords interinstitutionnels qui peuvent revêtir un caractère contraignant. »

* 3 CJUE, grande chambre, Commission européenne/Pologne, 5 juin 2023, C-204/21.

* 4 CJCE, 13 juin 1958, Meroni and co., Metallurgiche, società in accomandita semplice contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, 10-56.

* 5 Dans le dispositif envisagé, les avis du comité étant relatifs à des situations individuelles demeureraient confidentiels alors que les recommandations, qui tireraient les leçons des situations individuelles précitées pour définir des lignes directrices applicables à l'ensemble des institutions européennes, devraient être rendus publiques.

* 6 Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union.

* 7 Article 37 (Titre III, chapitre II, section 2) du statut (Règlement n°31 (CEE) 11 (CEEA) fixant le statut des fonctionnaires et le régime applicable aux autres agents de la Communauté économique européenne et de la Communauté européenne de l'énergie atomique.

* 8 Informations fiscales ; registres fonciers ; données détenues par les autorités nationales chargées de la mise en oeuvre des règles éthiques.

* 9 Ce réseau comprend aujourd'hui les autorités de treize États membres : Autriche ; Belgique ; Chypre ; Croatie ; France ; Grèce ; Italie ; Lituanie ; Malte ; Portugal ; République tchèque ; Roumanie ; Slovaquie, Slovénie.

* 10 En pratique, cette coopération pourrait être mise en place - à traités constants - par une modification des textes statutaires de ces autorités.

* 11 Nom et forme de l'entité ; intérêts représentés ; nom de la personne responsable de l'entité ; nombre de personnes exerçant l'activité ; objectifs, domaines d'intérêts ; organisations dont la personne enregistrée est membre ; propositions réglementaires ou initiatives de l'Union européenne ciblées ; appartenance à des groupes d'experts de la Commission européenne ; nom des personnes autorisées à avoir accès au Parlement européen ; informations financières (personnes contribuant aux frais de fonctionnement de l'entité ; subventions européennes éventuelles ; coûts des éventuels intermédiaires ; recettes provenant de chaque client).

* 12 Une autorité nationale de contrôle pourrait demander des informations à un représentant d'intérêts lorsqu'elle dispose d'informations selon lesquelles ce dernier n'aurait pas respecté la procédure d'inscription ou aurait fourni des informations inexactes lors de son enregistrement. Dans les autres cas, cette autorité nationale pourrait effectuer des demandes d'information, soit auprès d'un représentant d'intérêts ayant reçu, au cours de l'exercice précédent, un montant annuel supérieur à 1 million d'euros versé par une seule entité d'un pays tiers, soit auprès d'une représentant d'intérêts agissant pour un pays tiers qui aurait, au cours des cinq années précédentes, dépensé au moins 8,5 millions d'euros pour des activités de représentation d'intérêts dans l'Union européenne ou 1,5 million d'euros dans un État membre.

* 13 « Un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif. »

* 14 Ce groupe consultatif comprendrait des représentants de la Commission européenne et de chaque État membre. Pourraient aussi y siéger, en qualité d'observateurs, des représentants du Parlement européen et des États de l'Association européenne de libre-échange (AELE), à savoir, Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse.

* 15 Résolution européenne du Sénat n°122 (2021-2022) du 21 mars 2022 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, COM(2021) 731 final, et la proposition de refonte du règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au statut et au financement des partis politiques européens et des fondations politiques européennes, COM(2021) 734 final.

* 16 Exposé des motifs de la proposition de directive de lutte contre la corruption, p 1.

* 17 Rapport d'évaluation de la menace représentée par la grande criminalité et par la criminalité organisée (SOCTA) du 12 avril 2021.

* 18 L'article 18 de cette Convention appelle les États parties à permettre l'engagement de la responsabilité d'une personne morale lorsque l'absence de surveillance ou de contrôle a rendu possible la commission d'infractions (corruption active, trafic d'influence...) par l'un de ses salariés. Une telle responsabilité des personnes morales pour défaut de surveillance et de contrôle a également été instaurée par la recommandation de 2009 de l'OCDE adoptée à la suite de la convention OCDE de lutte contre la corruption d'agents publics étrangers de 1997.

* 19 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la protection de l'environnement par le droit pénal et remplaçant la directive 2008/99/CE du 15 décembre 2021, COM(2021) 851 final.

* 20 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l'aide à l'entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l'Union, et remplaçant la directive 2002/90/CE du Conseil et la décision-cadre 2002/946/JAI du Conseil, COM(2023) 755 final.

* 21 Article 121-2 du code pénal.

* 22 Ce régime de responsabilité pénale est désormais posé à l'article 121-3 du code pénal.

* 23 Directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union au moyen du droit pénal.

* 24 COM (2022) 245 final.

* 25 Les bureaux de recouvrement des avoirs seront chargés du dépistage et de l'identification des capitaux d'origine criminelle, à l'appui des enquêtes de dépistage des avoirs menées par les autorités nationales et le Parquet européen. Ils effectueront également des tâches de dépistage et de confiscation des produits qui font l'objet d'une décision de gel ou de confiscation émise par un organisme d'un autre État membre.

* 26 Les États membres doivent prendre des mesures pour permettre le gel des biens afin d'assurer la confiscation des instruments et des produits provenant d'une infraction pénale. Les autorités compétentes pourront désormais confisquer les avoirs criminels ayant été transférés à un tiers pour éviter la confiscation ainsi que les fortunes inexpliquées.

* 27 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant l'Autorité de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et modifiant les règlements (UE) n°1093/2010, (UE) n°1094/2010 et (UE) n°1095/2010 du 20 juillet 2021, COM(2021) 421 final ; proposition de règlement relatif à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment des capitaux ou du financement du terrorisme du 20 juillet 2021, COM(2021) 420 final ; proposition de directive relative aux mécanismes à mettre en place par les États membres à prévenir l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme et abrogeant la directive (UE) n°2015/849 du 20 juillet 2021, COM(2021) 423 final.

* 28 Règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017 mettant en oeuvre une coopération renforcée concernant le Parquet européen.

* 29 La FRR permet à l'Union européenne de lever des fonds pour aider les États membres à mettre en oeuvre des réformes et des investissements conforme aux priorités européennes. À cette fin, elle met à disposition 723,8 milliards d'euros (en prix courants) sous la forme de prêts (385,8 milliards d'euros) et de subventions (338 milliards d'euros). Au titre du PNRR, la France a sollicité un financement européen à hauteur d'environ 40 milliards d'euros.