Lundi 12 février 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption

M. Jérôme Durain, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA).

Madame Jégouzo, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Isabelle Jégouzo prête serment.

Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption. - L'Agence française anticorruption (AFA) a été créée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin II, qui crée un service à compétence nationale dont la mission est d'aider les entités publiques et privées à mettre en place les dispositifs de prévention et de détection de six infractions en matière de probité, énumérées par la loi.

L'AFA exerce donc une mission de conseil, mais aussi une mission de contrôle, prévue aux articles 3 et 17 de la loi précitée.

L'article 17 concerne les entités privées, plus précisément les acteurs économiques dont le chiffre d'affaires annuel dépasse 100 millions d'euros et qui emploient plus de 500 salariés. Il peut s'agir d'entités purement privées, mais également d'établissements publics industriels et commerciaux (Épic) lorsqu'ils dépassent lesdits seuils. Pour ces entités, la loi énumère une série de mesures obligatoires à mettre en place afin de prévenir et de détecter la corruption en leur sein : cartographie des risques, mesures de remédiation, code de conduite, formations, mécanismes d'alerte, de contrôle et d'audit - audit interne et vérifications comptables -, mécanismes d'évaluation des tiers ou encore sanctions. Ce dispositif extrêmement cohérent sert de trame aux contrôles que nous exerçons, le non-respect de ces obligations ouvrant à l'AFA la possibilité de saisir sa commission des sanctions.

Pour les entités publiques, l'article 3 contient des dispositions qui n'ont pas la même force obligatoire. Comme le prévoit la loi, l'AFA a néanmoins publié des recommandations reprenant assez largement la liste de l'article 17. Nous contrôlons donc également des entreprises publiques, afin de vérifier qu'elles mettent en place des dispositifs de prévention et de détection de la corruption.

Je précise que l'AFA ne dispose d'aucun pouvoir d'enquête. Ses pouvoirs administratifs lui permettent d'interroger les entités visées au moyen d'un questionnaire, consultable en ligne, et de vérifier, sur pièces et sur place, l'existence et le fonctionnement concret de ces dispositifs.

À ces missions de conseil et de contrôle s'ajoute - c'est important dans la perspective de cette audition - un rôle de coordination interministérielle de la politique publique de lutte contre la corruption. À ce titre, nous préparons un plan national d'action en matière de lutte contre la corruption, dont les travaux sont bien entamés et qui devrait être adopté dans les mois qui viennent. Nous coordonnons un certain nombre d'actions des ministères et sommes en quelque sorte la ressource interministérielle en la matière.

Dans ce cadre, nous avons mis en place un certain nombre d'activités relatives aux liens entre la corruption et la criminalité organisée. Dès ma prise de fonction, à la fin du mois d'août dernier, j'ai identifié ce sujet comme une véritable priorité sur laquelle nous devions sans doute travailler davantage. Jusqu'à présent, en effet, l'AFA ne s'est pas montrée très active en la matière, aucun contrôle spécifique n'ayant été effectué. J'ai donc souhaité que nous avancions assez vite sur ce sujet, qui devrait être selon moi l'une des priorités - si ce n'est la priorité - du prochain plan national de lutte contre la corruption. Les travaux étant en cours, j'ignore encore leur issue, mais il ne fait guère de doute que cela sera le cas.

À mon arrivée, j'ai donc proposé la mise en place d'un groupe de travail interministériel, que nous coanimons avec l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). En effet, dans le cadre du plan de lutte contre les stupéfiants, l'OCLCIFF avait pour mission de créer un groupe de travail sur le sujet corruption et trafic de stupéfiants : nous l'avons donc élargi à la criminalité organisée.

Nous avons ainsi mis autour de la table plusieurs services du ministère de l'intérieur : la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), la direction générale de la police nationale (DGPN) - et donc, en son sein, l'OCLCIFF, mais également l'Office antistupéfiants (Ofast) -, les deux inspections ou encore le secrétariat général du ministère de l'intérieur. Nous avons également réuni différents services du ministère de l'économie et des finances, en particulier la direction générale des douanes et droits indirects, Tracfin ou encore la direction générale des finances publiques (DGFiP). Le ministère de la justice est également représenté dans ses différentes composantes, au travers du secrétariat général, de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), de la direction des services judiciaires (DSJ) ou encore de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP).

L'objectif de ce groupe de travail était, dans un premier temps, de réunir tous les acteurs et de faire émerger de manière beaucoup plus visible les liens entre la corruption et la criminalité organisée. La prégnance de ce sujet augmente, tous vos travaux le prouvent, en particulier l'audition de la procureure de la République de Paris. Je l'ai d'ailleurs rencontrée à mon arrivée et elle m'a confié que nous avions là un sujet de forte préoccupation.

Au-delà de la prise de conscience - ce premier objectif est largement atteint -, nous souhaitons partager, au sein de ce groupe, nos analyses sur l'état du phénomène, sur le type de dangers auxquels sont soumises les administrations - les administrations régaliennes sont clairement en première ligne -, mais aussi échanger sur les pratiques permettant d'y répondre.

Nous avons notamment bénéficié d'une présentation de la direction de l'administration pénitentiaire. Compte tenu de la population difficile avec laquelle elle travaille - et dont les capacités de corruption peuvent être importantes -, cette administration est particulièrement concernée par ce risque. Certains de ses membres présentent des fragilités. Il faut développer au maximum à leur égard des actions de prévention et de détection.

Depuis plusieurs années, la direction de l'administration pénitentiaire - dans n'importe quelle structure, le point de départ est toujours l'engagement de l'instance dirigeante - a mis en place des processus de mobilisation des établissements, sur la base du référentiel AFA. À l'échelle des régions pénitentiaires et d'un certain nombre d'établissements, elle a dressé des cartographies des risques, développé des mécanismes particuliers de détection et d'audit ou encore formé et sensibilisé le personnel. Ces bonnes pratiques ont été présentées à l'ensemble du groupe de travail lors de sa première réunion. D'autres administrations ont marqué leur intérêt pour ces pratiques et pourraient s'en inspirer - c'est le cas de la douane, nous y travaillons d'ailleurs avec eux.

Dans les administrations régaliennes, nous notons une véritable prise de conscience de ce sujet, qui, jusqu'ici, n'était pas toujours identifié. Pour certaines administrations en effet, la corruption pouvait exister à l'étranger, mais pas en France. Or nous sommes en train de découvrir avec inquiétude que la France est concernée et qu'il est nécessaire de s'armer pour se prémunir contre ces risques. Tel est l'objectif de ce groupe de travail, dont nous vous avons transmis le compte rendu de la première réunion, qui s'est tenue au mois d'octobre. Nous avons demandé aux administrations de nous transmettre leurs éléments d'analyse des risques : le simple fait de partager ces informations est déjà extrêmement utile en soi.

La semaine dernière, nous avons consacré un deuxième groupe de travail à la question de la consultation illicite des fichiers, notamment des fichiers de police. Ce phénomène extrêmement préoccupant et qui prend de l'ampleur est facilité par l'usage des réseaux sociaux. En disant cela, je vous rapporte non pas des constatations que l'AFA aurait pu faire en direct, mais des propos remontant de différentes administrations. Si l'on se réfère aux catégories du droit anglo-saxon, il s'agit donc de « ouï-dire ».

Le sujet n'en reste pas moins de plus en plus prégnant. Sur les réseaux sociaux, il est facile en effet de proposer un accès à ces fichiers de manière totalement anonyme, sans lien direct entre le pourvoyeur et le détenteur des informations, avec recours éventuel à des moyens de paiement électroniques qui, eux aussi, sont totalement anonymes. Tout cela n'est pas facile à tracer et les administrations en sont conscientes.

Dans le cadre de ce groupe de travail, nous tentons d'identifier, à partir de leurs observations, les différents éléments auxquels les administrations sont confrontées et d'étudier les réponses qui peuvent y être apportées. À cet égard, la DGFiP - qui est confrontée à ce type de situations, parfois non pas dans le cadre de la criminalité organisée, mais d'une curiosité mal placée - nous a présenté les mécanismes assez détaillés qu'elle a mis en place pour détecter et empêcher la consultation illicite de fichiers. De telles pratiques peuvent être reprises par d'autres administrations. Nous avons donc décidé de continuer à travailler sur le sujet pour en faire le tour et proposer un certain nombre de pistes d'actions.

Au programme de ce groupe de travail figure également le partage d'expériences de formation, notamment à l'étranger. Des pays comme la Belgique ou les Pays-Bas sont en effet particulièrement confrontés, notamment dans les ports, à des phénomènes très durs de corruption liée au trafic de stupéfiants.

Pour compléter l'appréciation que l'on peut faire aujourd'hui du phénomène de corruption en lien avec le trafic de stupéfiants, l'AFA travaille à la mise en place d'un observatoire des atteintes à la probité, au travers notamment de l'exploitation plus systématique des décisions de justice que nous faisons remonter et que nous analysons. Aujourd'hui, il y a 900 décisions de justice par an environ. Il est difficile d'y détecter ce qui est lié à la criminalité organisée. En revanche, pour en avoir discuté avec un certain nombre de praticiens, nous savons qu'à la source de nombreuses affaires de trafic de stupéfiants, il y a souvent de la corruption.

Ces phénomènes ne sont pas toujours identifiés en tant que tels et ne font pas toujours l'objet de poursuites. Nous pensons néanmoins que la corruption est en réalité plus répandue qu'on ne le pense. En effet, dans une affaire de stupéfiants, la corruption qui peut exister à la source ne sera pas toujours caractérisée pénalement. Souvent, les faits seront appréhendés sous l'angle de la complicité de trafic de stupéfiants, tout simplement parce qu'elle est plus facile à caractériser et que les enquêteurs bénéficient, pour ces faits, de mécanismes d'enquête - durée de la garde à vue, recours à des techniques spécifiques - qui ne sont pas possibles en matière de corruption. Même si la corruption existe - et c'est souvent le cas -, elle n'apparaît pas dans les procédures, le phénomène étant plus difficile à mettre en évidence au cours de l'enquête. D'ailleurs, les enquêteurs spécialisés ne sont pas nécessairement les mêmes dans ces différents domaines. Nous reviendrons donc sur ce sujet, très certainement dans le cadre du plan pluriannuel.

À côté de ce rôle de coordination, nous exerçons également une action de conseil, en intervenant auprès des administrations afin de renforcer leurs dispositifs de prévention et de détection de la corruption. Alors que les entreprises, qui sont soumises aux obligations de l'article 17 de la loi Sapin II, ont mis en place des dispositifs de conformité qui nous paraissent, au bout de six ans, globalement satisfaisants et en net progrès, il en va relativement différemment dans le secteur public. D'une part, les obligations n'y sont pas les mêmes. D'autre part, les administrations - et plus globalement les établissements publics - sont soumises à toute une série de dispositifs d'encadrement des marchés publics et de la fonction publique, qui globalement vont dans le même sens, mais restent spécifiques aux différents domaines.

Ainsi, la mise en place du dispositif anticorruption est plus parcellaire dans les administrations publiques. Nous l'avons constaté avec les douanes ou l'inspection générale de la police nationale (IGPN) : les différents éléments - référentiel d'engagement de la direction, cartographie des risques, règles de déontologie, formation - sont en général présents, mais l'ensemble manque de cohérence. Or, dans un dispositif anticorruption, la cohérence est clef : en cas d'alerte interne signalant des phénomènes de corruption, la cartographie des risques doit être immédiatement alimentée, le dispositif de formation doit en tenir compte, un audit sur la question doit être mené dans les deux ans qui suivent. Cette cohérence globale fait encore défaut dans les administrations : les choses existent, mais elles restent parcellaires. Une partie de notre travail consiste donc à aider ces administrations dans la mise en cohérence de leur dispositif, grâce à une méthode qui a fait ses preuves. En fait, l'appui du référentiel anticorruption est surtout méthodologique. Il s'agit de prendre les éléments les uns après les autres et de vérifier la robustesse du dispositif. C'est ce type d'appui que nous offrons aux administrations publiques.

Enfin, le dernier aspect de l'action de l'AFA dans ce domaine est l'action de contrôle. Je le disais en introduction : jusqu'à maintenant, nous n'avons procédé qu'à très peu, voire à aucun contrôle ciblé sur le lien entre la corruption et la criminalité organisée. D'ailleurs, ces contrôles ne figurent pas dans nos rapports annuels. Cela s'explique - ces contrôles n'ont pas constitué, jusqu'à présent, un axe de notre action - et cela pourrait changer. Nous réfléchissons intensément au lancement de contrôles ciblant des opérateurs privés et publics. Notre système a cela d'intéressant que nous pouvons faire les deux en vis-à-vis et contrôler tout un écosystème, dans ses différentes composantes, sur ses liens éventuels avec la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous nous dites que vous examinez 900 décisions de justice par an...

Mme Isabelle Jégouzo. - Plus précisément, on dénombre 900 décisions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces décisions vous sont-elles transmises ? En partie ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Nous essayons de les récupérer, ce qui n'est pas toujours facile. Nous sommes en lien avec la direction des affaires criminelles et des grâces et les juridictions. Il s'agit d'un travail de longue haleine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concernent-elles des entreprises privées ? Des entreprises publiques ? Des administrations ? Avez-vous des statistiques à nous communiquer ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Le rapport de l'AFA contient un certain nombre de statistiques. En 2021, nous avons mené une enquête-pilote portant sur 120 décisions. Compte tenu de la faible représentativité de ce panel, nous ne l'avons pas publiée, mais puisque vous m'interrogez, je la mentionne. Nous pourrons vous la faire parvenir si vous le souhaitez. L'étude montre une répartition des décisions quasiment à parts égales entre le secteur privé et le secteur public. Au sein du secteur public, les administrations d'État et les services déconcentrés représentent un peu moins de la moitié des décisions.

Il faut noter que, par définition, les décisions de justice sont très en retard par rapport aux phénomènes : en général, plusieurs années s'écoulent entre le moment où les faits se produisent et le moment où la décision intervient. Ces informations sont très précieuses. C'est la raison pour laquelle nous systématisons la remontée et l'étude de ces affaires. Nous espérons que nous pourrons sortir une première statistique, en particulier sur l'année 2021, à l'occasion de la publication du plan. Je le répète, ces informations ne sont pas toujours faciles à obtenir. Le ministère de la justice travaille actuellement sur l'open data des décisions de justice. Nous pensons donc que nous aurons prochainement ces informations en open data et que nous pourrons ainsi travailler plus simplement.

L'analyse de ces décisions caractérise tout de même un certain nombre de mécanismes de corruption. Pour le moment, le lien avec la criminalité organisée n'est pas flagrant, pour les raisons évoquées précédemment. Nous pensons que ce lien existe et qu'il est même fréquent, mais qu'il ne ressort pas dans les poursuites et n'est pas en pris en compte par les parquets. Les faits sont appréhendés plutôt sous l'angle de la complicité de trafic.

M. Guy Benarroche- Malgré vos explications, je n'ai pas très bien saisi sur quels critères ces 900 affaires judiciaires parvenaient à votre agence pour y être analysées.

Mme Isabelle Jégouzo. - Nous avons retenu un critère purement pénal et juridique, à savoir les infractions qui relèvent de la compétence de l'AFA : corruption, prise illégale d'intérêts, concussion ou encore favoritisme. Nous faisons remonter ces décisions grâce aux codes correspondant à la nature des infractions, ou Natinf, des juridictions. Lorsque la poursuite se fait sur ces chefs, ainsi que sur la complicité et le recel, nous faisons remonter ces décisions.

M. Laurent Burgoa. - Mes questions portent sur l'organisation de votre agence. Combien de personnes y travaillent ? Quel est leur profil ? S'agit-il d'anciens policiers, de juges, de membres de la DGFiP ? Par ailleurs, cette agence nationale a-t-elle une organisation régionale ou départementale ?

Mme Isabelle Jégouzo. - L'agence compte 51 agents, aux profils très divers. Je suis moi-même magistrate - c'est statutaire -, de même que mon adjointe, et nous sommes au total 5 magistrats.

L'agence est répartie entre une sous-direction du contrôle et une sous-direction du conseil. Une quarantaine de contractuels - des personnes issues de services conformité ou de cabinets d'audit, qui ont la sensibilité « entreprise » et savent, par leur expérience, ce qu'est la conformité - travaillent sur notre coeur de métier, la partie entreprises.

La sous-direction du contrôle, dirigée par une magistrate de la Cour des comptes, est elle-même subdivisée entre une partie acteurs publics et une partie acteurs privés. Au sein de la partie publique, le pôle collectivités territoriales est composé de personnes issues des collectivités territoriales tandis que les profils sont très divers au sein du pôle consacré aux autres acteurs étatiques.

À ses débuts, l'agence employait de nombreux policiers. Nous comptons encore un gendarme dans nos effectifs, mais nous n'avons quasiment plus de policiers, notamment parce que nous n'avons pas de pouvoirs d'enquête, notre mission consistant en effet dans la prévention et l'appui à la détection. Les profils au sein de l'agence sont donc plutôt administratifs : nos agents disposent de la compétence qui leur permet d'auditer des structures.

Sur la partie conseil, nous comptons un peu plus de fonctionnaires, issus notamment des chambres régionales des comptes. Y sont affectés également un policier, une magistrate chargée de l'international ou encore un directeur d'hôpital. Ces profils variés balayent un large périmètre, l'agence étant compétente sur l'ensemble du domaine administratif.

Nous sommes à Paris et n'avons ni structure départementale ni structure régionale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez pointé du doigt les qualifications pénales. Pour quelles raisons exactement est-il plus facile de caractériser une qualification pénale de complicité plutôt que de corruption ? Quelles mesures législatives pourriez-vous suggérer pour faciliter les poursuites liées à la corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Les qualifications pénales elles-mêmes sont aujourd'hui stabilisées et connues. Je ne pense pas qu'il soit opportun de les modifier.

La difficulté de ce type de contentieux réside dans sa technicité. Par définition, les victimes ne se présentent jamais. Lorsqu'un pacte de corruption est conclu, il y a un corrupteur et un corrompu, mais les deux sont d'accord. Contrairement à d'autres types d'infractions où l'infraction apparaît grâce à la manifestation d'une victime, il n'y a là aucune victime, si ce n'est la société. Par définition, ce phénomène est caché, il est donc difficile à caractériser.

Quelques améliorations pourraient toutefois être apportées, notamment en ce qui concerne les liens avec la criminalité organisée. Par exemple, l'utilisation d'un certain nombre de techniques d'enquête pourrait être favorisée pour faciliter la caractérisation des infractions liées à la corruption.

Le problème principal est celui de la mise en lumière de la preuve. L'extrême difficulté qu'il y a à caractériser l'infraction explique que les poursuites n'ont pas toujours lieu. En termes d'allocation du temps d'enquête, il est plus difficile de caractériser la corruption que la complicité.

Il y a également une question de formation des policiers, des magistrats et de l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale. Ces infractions sont plus difficiles à traiter que les infractions plus classiques de trafic de stupéfiants, qui ont un élément objectif plus facile à démontrer. Les enquêteurs spécialisés en matière de stupéfiants n'ont pas vocation à se consacrer à la corruption ; ils ont assez à faire. Il y a donc aussi une question de compétences et de nombre d'enquêteurs dans ce domaine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qui dit corruption dit blanchiment. Comment peut-on mieux suivre ce processus quand on s'intéresse particulièrement à la corruption ? En matière de drogue, on suit l'affectation du produit ou encore les activités sur les cryptomonnaies. Qu'en est-il en matière de corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Il y a plusieurs niveaux de corruption, et donc de sommes en jeu. C'est une différence avec les sommes issues du trafic de stupéfiants au sens strict et devant être blanchies, qui sont très importantes.

En matière de corruption, les sommes sont faibles et éventuellement fréquentes. Les services de police tentent d'identifier une inadéquation entre le train de vie d'une personne et ses revenus objectifs, mais d'un point de vue financier, les choses ne se présentent pas exactement de la même façon que pour le blanchiment du trafic de stupéfiants. Les montants sont beaucoup plus faibles et plus facilement dépensés. L'élévation du train de vie est donc un élément de détection.

À propos de la détection, je précise que l'AFA joue le rôle d'autorité externe depuis la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, dite Waserman : à ce titre, nous recevons des signalements externes en matière de corruption. Le dispositif fonctionne car le nombre d'alertes reçues par l'AFA croît de 50 % chaque année ; cette dynamique se poursuit puisque nous avons reçu plus d'une cinquantaine d'alertes depuis le mois de janvier. À ce stade, nous n'avons pas identifié d'alerte qui serait liée de près à la criminalité organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle procédure suivez-vous lorsque vous recevez une alerte ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Dès lors que nous prenons connaissance d'une alerte, nous l'étudions et la complétons éventuellement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Mais vous n'enquêtez pas.

Mme Isabelle Jégouzo. - Non, mais nous pouvons la compléter, soit avec des éléments de sources ouvertes, soit avec des éléments ressortant de nos contrôles : dans un certain nombre de cas, l'alerte peut corroborer ces derniers. Si les faits nous semblent le justifier, nous transmettons ensuite au parquet.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Produits à l'étranger pour une grande part, les stupéfiants pénètrent principalement sur le sol européen par les ports. La Belgique et les Pays-Bas, qui disposent d'infrastructures très ouvertes sur le monde, affrontent une situation très difficile. Des affaires de corruption récentes ont concerné les douanes, les dockers, voire les forces de l'ordre. Quels conseils pratiques pourriez-vous donner pour ces secteurs extrêmement sensibles ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Certains ports relèvent de l'article 17 de la loi Sapin II et ont dû mettre en place, à ce titre, le référentiel. Le principal conseil de l'AFA consiste à appliquer ce dernier, en s'assurant que l'instance dirigeante est pleinement investie et a érigé la lutte contre la corruption au rang de priorité, en adoptant une position déterminée.

Nous recommandons également d'élaborer une cartographie des risques permettant d'identifier les menaces de corruption existant dans les différentes branches de l'activité ainsi qu'un code de bonne conduite qui soit connu de tous et lié au règlement intérieur, afin qu'une infraction au code amène une sanction disciplinaire. Nous préconisons également la mise en oeuvre de formations, à la fois pour l'ensemble du personnel et pour les personnes les plus à risques ; de la même manière, il nous semble opportun d'identifier les risques spécifiques aux métiers et d'y apporter des réponses adéquates.

En outre, si des mécanismes d'alerte sont mis en place, encore faut-il qu'ils soient connus et leur utilisation évaluée, en examinant le traitement des alertes anticorruption qui en ont découlé : y a-t-il eu des enquêtes internes et, si oui, pour quels résultats ? Le dispositif fait-il l'objet d'un audit ? L'organisation est-elle capable de détecter les dysfonctionnements par le biais de contrôles comptables ? Et, in fine, ces mesures sont-elles cohérentes entre elles ?

Si un docker, par exemple, venait à être incriminé, il faudrait analyser la manière dont l'alerte a été traitée : a-t-elle donné lieu à une sanction, et si oui, laquelle ? A-t-elle alimenté la cartographie des risques ? L'exemple identifié a-t-il permis de former le reste du personnel ? Il s'agit bien d'un dispositif vivant, dont les différentes composantes interagissent, et qui permet à une organisation de se prémunir contre ce phénomène.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le risque de corruption est-il suffisamment pris en compte par les administrations ? Les travaux de l'AFA ont-ils permis de sensibiliser les plus exposées d'entre elles ou existe-t-il encore des marges de progression ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Quelle que soit la structure considérée - publique ou privée -, notre contrôle renforce la robustesse du dispositif. Pour ce qui concerne l'administration, la plupart des briques existent, mais elles ne sont souvent pas reliées les unes aux autres pour former un véritable dispositif anticorruption : nous devons oeuvrer à leur mise en cohérence.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les moyens financiers accordés à la surveillance de la corruption au sein des douanes, de la police et de la gendarmerie vous paraissent-ils suffisants ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Les inspections sont très impliquées sur ce sujet et la prise de conscience a nettement progressé, qu'il s'agisse des douanes, à la suite d'affaires récentes, de l'IGPN ou de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Cette dernière m'a fait part d'une alerte relative à la consultation de fichiers, sujet particulièrement inquiétant.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nos partenaires européens sont-ils plus performants que nous dans la lutte contre la corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Nos voisins ont été touchés par le phénomène avant nous et ont donc pris les devants. L'un des objectifs du groupe de travail que je mentionnais précédemment consiste à étudier les mesures qu'ils ont adoptées afin de prévenir la corruption et de nous inspirer de leurs bonnes pratiques. Je ne suis pas en mesure de vous fournir des éléments plus détaillés à ce stade, l'AFA ne s'étant penchée que récemment sur le sujet.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En matière de corruption, le rôle des lanceurs d'alerte est essentiel. Comment jugez-vous le dispositif français visant à assurer leur protection ?

Mme Isabelle Jégouzo. - En tant qu'autorité d'alerte externe dans le cadre de ce dispositif, l'AFA reçoit de nombreuses alertes, comme je l'indiquais précédemment ; il me semble même que l'Agence est l'autorité externe qui enregistre le plus grand nombre d'alertes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces alertes vous sont-elles essentiellement adressées de manière anonyme ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Certaines sont anonymes, d'autres non. Pour une partie des alertes non anonymes, les personnes nous précisent qu'elles souhaitent que leur identité ne soit pas révélée. Nous travaillons en lien étroit avec le Défenseur des droits dans la mesure où il accorde la protection au lanceur d'alerte, tandis que nous traitons l'alerte elle-même.

Si nous observons une hausse significative des alertes externes, les mécanismes d'alerte interne représentent un enjeu essentiel pour le sujet qui occupe votre commission d'enquête : les agents susceptibles d'être confrontés à des phénomènes de corruption parmi leurs collègues doivent savoir comment procéder et être protégés. Un traitement adéquat de l'alerte interne doit être pleinement mis en oeuvre dans les différentes administrations.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez évoqué une cartographie fonctionnelle des risques. Avez-vous établi une cartographie géographique de la corruption ?

Par ailleurs, le dispositif anticorruption est né de manière institutionnelle et verticale, avant d'être décliné progressivement sur le terrain. Constatez-vous une mise en oeuvre concrète des recommandations ? Parvenez-vous à vous assurer qu'un agent ne reste pas isolé au sein d'une administration, par exemple ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Je pourrai vous transmettre une cartographie relative aux spécificités géographiques : établie sur la base du nombre de condamnations rapporté au nombre d'habitants, elle révèle à la fois des sujets insulaires, des sujets en outre-mer et des sujets dans le sud-est, ce qui nous permet d'orienter nos contrôles.

Concernant le niveau de détail que nous pouvons atteindre, les spécificités des métiers doivent conduire à définir des règles très précises, dont le fait de ne pas laisser un agent isolé ou d'assurer une rotation fréquente des agents occupant un poste donné. Si ces points concrets ne font pas partie du référentiel, nous pouvons inviter les administrations à faire preuve de vigilance par rapport aux risques auxquels elles sont exposées et à mettre en place des dispositifs de remédiation. Nous souhaitons atteindre ce niveau de granularité, mais il nous reste encore du chemin à parcourir.

M. Jérôme Durain, président. - À l'occasion, entre autres, de l'audition de la cheffe de l'Ofast, l'expression « corruption de basse intensité » a été employée. Validez-vous cette formule ?

Mme Isabelle Jégouzo. - Elle décrit bien la réalité. Notre rapport annuel montre que le nombre d'affaires augmente sur le segment de la corruption strico sensu, celle-ci étant effectivement de basse intensité. Entre 2016 et 2021, cette hausse a été de l'ordre de 40 %. Plusieurs causes peuvent l'expliquer : les phénomènes sont sans doute à la fois mieux détectés, moins acceptés et plus nombreux.

Ce sujet de la corruption de basse intensité, liée ou non à la criminalité organisée, nous semble être aujourd'hui une priorité, notamment du point de vue de la confiance dans l'action publique. Il s'agira certainement d'une priorité du plan, car ces cas de corruption sont les plus visibles pour les Français. Le nombre de personnes disant avoir été confrontées à des phénomènes de corruption est en effet en augmentation.

M. Jérôme Durain, président. - N'est-ce pas contre-intuitif par rapport à une vision communément admise d'une corruption qui toucherait davantage le sommet des hiérarchies ? N'y aurait-il pas là un décalage avec les objectifs qui ont présidé à la création de l'Agence ?

Mme Isabelle Jégouzo. - La situation a évolué. L'AFA est née de la volonté de protéger les entreprises françaises contre les poursuites extraterritoriales, un objectif qui a été atteint puisqu'aucune d'entre elles n'est poursuivie aux États-Unis à ma connaissance. Lorsque le Department of Justice américain envisage des poursuites, il consulte quasi systématiquement le parquet national financier (PNF), et parfois l'AFA.

Les raisons qui ont présidé à la création de l'Agence existent toujours et le dispositif a très bien fonctionné, le nombre de conventions judiciaires d'intérêt public augmentant lui aussi régulièrement. Nous sommes désormais confrontés à d'autres types d'enjeux, dont la criminalité organisée et la corruption de basse intensité : l'AFA doit évoluer afin d'accompagner les différentes structures face à ces phénomènes. L'intérêt du référentiel tient au fait qu'il peut être décliné à tous les niveaux, qu'il s'agisse d'une entreprise telle qu'Airbus ou d'un commissariat.

M. Jérôme Durain, président. - Faudrait-il selon vous redéfinir la notion et l'incrimination de corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - A priori non, les professionnels étant plus à l'aise avec des textes stables. Cependant, il conviendrait peut-être de revoir les méthodes et les procédures, en ouvrant la possibilité de faire appel aux techniques spéciales d'enquête, qui seraient fort utiles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Michel Rouzeau, inspecteur général de l'administration, chef du service de l'inspection générale de l'administration, Julien Senèze, inspecteur général des finances, chef du pôle audit et Christophe Straudo, inspecteur général, chef de l'inspection générale de la justice

M. Jérôme Durain, président. - Merci de votre présence devant la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Je rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Rouzeau, M. Julien Senèze et M. Christophe Straudo prêtent serment.

M. Christophe Straudo, inspecteur général, chef de l'inspection générale de la justice. - L'inspection générale de la justice (IGJ) a été créée par le décret du 5 décembre 2016 et résulte de la fusion des trois inspections dites « métier » : service judiciaire, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et pénitentiaire. Elle exerce une mission permanente d'inspection, de contrôle, d'étude, de conseil et d'évaluation de l'ensemble des organismes, des directions, des établissements, des juridictions, ainsi que des personnes morales de droit public ou privé dont l'activité relève des missions du ministère de la justice ou qui bénéficient de son financement.

Plus globalement, elle apprécie aussi la performance, le fonctionnement des juridictions et des établissements dans le cadre de missions d'inspection ou d'enquête ; elle réalise des missions d'information, d'expertise, de conseil et d'évaluation des politiques publiques. L'inspection générale de la justice est également membre de l'inspection des services de renseignement depuis septembre 2018.

Elle rassemble environ une centaine de personnes réparties entre un service administratif et le gros des effectifs des inspecteurs, des inspecteurs généraux provenant de l'ensemble des métiers du ministère - pénitentiaire, PJJ, service judiciaire - auxquels s'ajoutent des administrateurs de l'État, un magistrat administratif et des chargés de mission. Elle comprend également une déontologue désignée par mes soins.

Elle est organisée autour de six départements. Je n'en citerai qu'un seul, qui vous intéresse certainement : le département « déontologie et enquêtes administratives », qui est une sorte de tour de contrôle de tout ce qui relève dans nos missions de la déontologie et des enquêtes administratives. Elle est également dotée d'un comité des pairs, organe composé de douze inspecteurs ou inspecteurs généraux chargés de concourir à toutes les phases des missions, à la qualité et à la cohérence des travaux.

Nous exerçons 70 à 100 missions suivant les années. Par exemple, en 2023, des missions interministérielles ont été menées. Nous travaillons en effet beaucoup avec l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale des finances (IGF). Nous avons aussi conduit des missions d'évaluation de la réforme de la police nationale, une mission sur l'évaluation des stocks de procédures de la police et de la gendarmerie nationales, une mission sur le numérique au sein du ministère de la justice - conduite avec l'IGF et le conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies (CGE) -, une mission, menée avec le ministère des armées, sur l'arrivée du navire Ocean Viking dans le port de Toulon, et une mission avec l'inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la prise en charge de la radicalisation dans les établissements pénitentiaires. Nous avons aussi conduit une mission, dans des délais assez contraints au cours de l'été, sur le profil des émeutiers des mois de juin et juillet 2023. Nous avons également dix missions par an en moyenne sur des enquêtes administratives concernant des suspicions de manquements, qui concernent essentiellement des magistrats.

Nos actions peuvent également se faire en soutien à des parlementaires. Ainsi, l'année dernière, nous avons réalisé aux côtés de la sénatrice Dominique Vérien et de la députée Émilie Chandler une mission d'assistance dans le cadre du « plan rouge » sur les violences intrafamiliales (VIF).

Enfin, le service engage en interne depuis plusieurs années un vaste chantier d'actualisation de ses référentiels, au travers de la mise en forme de fiches méthodologiques. Je voudrais insister particulièrement sur deux fiches dédiées à l'appropriation de la déontologie par les magistrats, les fonctionnaires et les contractuels employés par le ministère de la justice.

Nous avons proposé pour l'année 2024 une mission sur la question de la déontologie au sein du ministère. Notre service collabore régulièrement avec les autres inspections, notamment celles qui sont représentées aujourd'hui. Nous travaillons depuis plusieurs mois à l'actualisation de la charte guidant les missions interministérielles. Nous avons aussi des échanges, par l'intermédiaire des chefs de département, sur des questions relatives à la déontologie et aux enquêtes administratives.

M. Michel Rouzeau, inspecteur général de l'administration, chef du service de l'inspection générale de l'administration. - L'inspection générale de l'administration, directement rattachée au ministre de l'intérieur et des outre-mer, exerce au ministère de l'intérieur des missions de contrôle, d'évaluation des politiques publiques, d'audit interne, et d'appui à des parlementaires ou aux services du ministère. Toutefois, ce rattachement ministériel ne résume pas l'ensemble des attributions de l'inspection générale. Son caractère interministériel la conduit à être fréquemment saisie, comme le sont d'ailleurs l'inspection générale de la justice ou l'inspection générale des finances ou d'autres services d'inspection générale de l'État, par plusieurs ministres ou éventuellement par le chef du Gouvernement pour évaluer des politiques publiques de manière interministérielle.

En tant que chef de l'inspection générale de l'administration, je préside le collège des inspections générales du ministère de l'intérieur. Les forces de sécurité intérieure disposent de services d'inspection rattachés directement à leurs directeurs généraux : police nationale, gendarmerie nationale, sécurité civile, sécurité intérieure. Nous nous réunissons régulièrement en collège pour examiner, comparer, harmoniser éventuellement nos méthodologies et nos règles déontologiques.

Nombre de missions confiées par le ministre de l'intérieur sont réalisées conjointement par l'IGA et les inspections générales de la police nationale, de la gendarmerie nationale et de la sécurité civile.

L'inspection générale de l'administration rassemble une soixantaine de collègues inspecteurs ou inspectrices, inspecteurs généraux ou inspectrices générales, qui se voient confier des missions par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, par les ministres délégués qui lui sont rattachés ou par d'autres membres du Gouvernement. Elle n'est pas organisée en pôles, à la différence d'autres services d'inspection. L'existence d'un pôle « enquêtes administratives » au sein de l'inspection générale de la justice vient d'être citée. Cependant, les enquêtes administratives, notamment prédisciplinaires, à la suite de dysfonctionnements ou de faits particuliers signalés au ministre, font partie des métiers de l'inspection générale. Cela peut concerner des agents du ministère de l'intérieur, qu'ils appartiennent ou non aux forces de sécurité intérieure, et notamment les agents des préfectures, en particulier dans le cadre des missions relatives à la délivrance des titres - missions particulièrement sensibles qui peuvent avoir un lien avec le sujet qui occupe cette commission d'enquête.

Ces missions d'enquête administrative, de même que les missions de contrôle, ne sont pas la majorité des travaux effectués au sein de l'inspection générale. C'est véritablement aux évaluations des politiques publiques que l'IGA consacre la grande majorité de ses travaux. L'audit interne est également un métier bien représenté dans nos travaux. Il consiste à évaluer, cartographier, coter les risques de toute nature qui sont encourus par les structures du ministère de l'intérieur, puis à proposer au ministre des plans pour les réduire. Cela fait l'objet d'une programmation élaborée chaque année, sous la direction du directeur de cabinet et du ministre, par le comité ministériel de l'audit interne.

L'IGA dispose, comme les autres inspections générales d'ailleurs, de prérogatives purement administratives qui la conduisent à effectuer des auditions lorsqu'elle réalise des enquêtes. Toutefois, comme vous le savez, elle ne dispose pas de prérogatives de police judiciaire - contrairement, par exemple, à l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui agit sur les plans à la fois administratif et judiciaire sous l'autorité et la conduite des magistrats.

M. Julien Senèze, inspecteur général des finances, chef du pôle audit de l'inspection générale des finances. -L'IGF exerce, aux termes du décret du 9 mai 2023 qui a remis à plat son statut, une mission générale de contrôle, de vérification, d'audit, d'étude, de conseil et d'évaluation en matière administrative, économique et financière. Elle est rattachée au ministère de l'économie et des finances, mais elle peut aussi recevoir des missions du Premier ministre. Elle est constituée d'environ une cinquantaine d'inspecteurs et inspectrices des finances, qui forment ce que l'on appelle la « tournée », d'une trentaine d'inspecteurs généraux et d'inspectrices générales des finances et d'une dizaine de data scientists. Cet ensemble n'est pas organisé en sections ou en pôles spécialisés. Les data scientists interviennent toutefois en soutien scientifique sur des missions qui le requièrent. À côté de cet ensemble, a été créé en 2022 un pôle audit, que je dirige, formé d'une quinzaine d'auditeurs et d'auditrices, dont la mission est d'être le principal contributeur de l'audit interne ministériel.

L'IGF a conduit une centaine de missions en 2023, dont 80 % de missions d'évaluation de politiques publiques. L'audit interne est une composante de la maîtrise des risques du ministère : en 2023, nous avons fait huit missions d'audit interne ministériel, dont une sur la prévention de la corruption des douaniers et douanières dans les ports et aéroports, qui constitue, dans la production récente de l'inspection générale des finances, ce que nous avons de plus proche de votre sujet.

Il n'y a pas à ma connaissance, à proprement parler, de coordination des activités d'inspection entre l'IGF et les différents services d'inspection et de contrôle qui peuvent se trouver dans certaines directions, notamment la mission « risques et audit » de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l'inspection des services de la douane. En revanche, j'anime une mission ministérielle d'audit interne qui permet d'assurer des échanges entre les différentes composantes de cet audit. Le travail que nous avons fait l'année dernière sur la prévention de la corruption aux douanes était d'ailleurs partenarial avec l'inspection des services de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI).

M. Jérôme Durain, président. - Nous avons sollicité la communication du « plan stups » rénové, qui sera prochainement rendu public. Monsieur Rouzeau, vous disiez que vous travailliez sur l'évaluation des politiques publiques. Intervenez-vous sur ce type de plan ?

M. Michel Rouzeau. - Nous ne sommes pas intervenus spécifiquement sur ce plan. En revanche, pour vous citer un exemple de contribution de l'IGA à l'élaboration même des politiques publiques - au-delà des rapports que nous donnons au ministre -, lorsque le projet de loid'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) a été établi, sa rédaction a été réalisée par une équipe, auprès du cabinet du ministre, qui comprenait un membre de l'IGA. De cette manière se joignent régulièrement, pour la production des grands documents stratégiques du ministère, des personnels des services dits « actifs » et des personnels de l'inspection générale, afin que le métier d'inspection et les métiers des directions s'exercent dans une coopération constante.

Le rapport sur la grande délinquance économique et financière, dont le contenu est proche de vos préoccupations, a été élaboré conjointement par nos inspections générales. D'autres travaux ont pu être élaborés dans ce cadre inter-inspections ou pourront l'être dans l'avenir.

M. Christophe Straudo. - L'inspection générale de la justice est également constituée de la mission d'audit interne du ministère de la justice, comme les autres services, mais elle n'a pas travaillé spécifiquement sur la question de la corruption. Pour ce qui est du narcotrafic et de la criminalité organisée, nous avons travaillé sur des missions qui ne sont pas directement reliées à ces questions, mais qui peuvent, par le prisme de la délinquance économique et financière, notamment l'articulation entre les services, s'en approcher. Lorsqu'en 2020, nous avons réalisé une mission sur la mise à disposition, par la DGFiP, de fonctionnaires au ministère de l'intérieur, nous avons également abordé cette question.

Dans le cadre de nos missions d'assistance aux parlementaires, nous avons en outre assisté le député Jean-Luc Warsmann pour la mission d'évaluation sur les saisies, qui a donné lieu à une proposition de loi débattue récemment à l'Assemblée nationale.

Nous n'avons donc pas de mission ciblée sur le narcotrafic ou le blanchiment, mais des missions qui s'y rattachent. Je pourrais en outre citer deux missions menées avec l'IGF, dont une sur l'évaluation de la mise en oeuvre de la loi Sapin II, notamment concernant l'Agence française anticorruption (AFA), ou la question des lanceurs d'alerte, mais sous l'angle de l'évaluation d'une politique et de l'efficacité d'un texte voté. Une autre de nos missions était une mission d'assistance dans le cadre de l'évaluation par le Groupe d'action financière (Gafi) des politiques menées par les autorités françaises.

Pour reprendre votre questionnaire, nous avons été saisis à deux reprises au cours des deux dernières années pour une évaluation des mises en oeuvre de l'expérimentation de la réforme territoriale de la police nationale - avec les départements d'outre-mer puis avec les sites pilotes en France. Nous avons également mené, de concert avec l'IGPN et l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), une mission sur l'évaluation des stocks de procédures dans les services de police et de gendarmerie.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Depuis le début de nos travaux, nous constatons une véritable inquiétude sur l'ampleur que prend le narcotrafic en Europe. La France n'y échappe pas. De manière générale, dans chacune de vos inspections, pensez-vous que les dispositifs que nous mettons en place en France sont à la hauteur de cet enjeu considérable ? Ce trafic est actuellement évalué à environ 6 milliards d'euros. Il s'appuie sur une augmentation massive de la consommation de stupéfiants par les Français. Il en résulte des flux financiers globalement importants, mais individuellement très faibles, les acquisitions de doses se faisant souvent en espèces, avant d'être captées, blanchies, et de remonter au plus haut niveau.

Comment jugez-vous les dispositifs qui ont été mis en place au ministère de la justice, au ministère des finances et, d'une manière générale, dans nos administrations ?

M. Christophe Straudo. - Je suis entendu en tant que chef de l'inspection générale de la justice, non en tant que magistrat. Nous n'avons pas réalisé de mission à proprement parler sur l'organisation de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ni sur leur articulation avec les juridictions de droit commun.

En revanche, l'organisation au sein du ministère de la justice est telle que, sur des dossiers de grande complexité, le traitement de ces contentieux a été confié à des juridictions spécialisées. La question de l'articulation entre la Junalco, les Jirs et les juridictions de droit commun fait l'objet de travaux et d'échanges.

Je citerai quelques préconisations sur ces questions. L'idée était de réfléchir, par exemple, au rôle central que pourrait jouer la Jirs de Paris par rapport à d'autres Jirs, qui ont pourtant des activités soutenues.

J'ai été premier président de la Cour d'appel de Fort-de-France et ai été confronté à un flux de produits stupéfiants provenant d'Amérique latine et d'Amérique du Sud et passant par les Antilles françaises, par des voies souvent maritimes ou aériennes - Guyane, Martinique, Guadeloupe. J'ai vécu à l'époque, au quotidien, des articulations entre la Jirs de Fort-de-France, qui oeuvre pour les Antilles et la Guyane, et les Jirs de Lille, de Paris ou d'ailleurs.

On assistait à l'époque à la naissance de trafics réciproques. On se rendait compte que le prix du gramme de cocaïne était l'équivalent du prix de la résine de cannabis et qu'il y avait des sortes d'interactions entre des trafiquants établis dans la zone antillaise et des trafiquants établis en région parisienne. C'était du troc : cocaïne contre résine de cannabis.

Ces questions méritent effectivement d'être creusées. Parmi les préconisations du rapport sur l'évaluation des moyens humains de la police judiciaire pour la lutte contre la délinquance économique, il était écrit qu'il fallait « donner un contenu opérationnel au rôle de coordination de la Jirs de Paris pour les Jirs et des critères de répartition en matière de compétences de la Junalco et du parquet national financier (PNF) et donner à ce dernier un rôle d'animation de la filière économique et financière. » Il était également demandé d'assurer un meilleur traitement des affaires de moyenne envergure en renforçant l'activité des Jirs, en privilégiant leur saisine pour des infractions par nature complexes - prise illégale d'intérêts, infractions liées aux marchés publics, procédures mettant éventuellement en cause des élus -, de sanctuariser les moyens, mais également d'encourager les juridictions de droit commun, qui seront amenées à juger ces dossiers provenant de cabinets d'instruction spécialisés, à se spécialiser elles-mêmes.

À l'occasion d'un contrôle de fonctionnement d'une juridiction de groupe 1, figurant donc parmi les plus importantes de France en volume, nous nous sommes rendu compte que certains dossiers des Jirs avaient un impact sur le fonctionnement même de cette juridiction : temps d'audience, mobilisation de moyens, etc.

Si vous le souhaitez, je vous transmettrai les synthèses de ces rapports, qui ne sont pas inintéressantes à lire.

M. Michel Rouzeau. - La réponse à votre question me conduit à adopter une approche très large de la notion de narcotrafic. Je ne vais pas me concentrer sur les aspects du haut du spectre, qui renvoient à la spécialisation des services judiciaires et à la lutte contre la grande criminalité organisée, mais plutôt sur l'ensemble de ce que vous me permettrez d'appeler le continuum du narcotrafic, depuis le consommateur jusqu'aux grands groupes structurés et organisés sur le plan international.

Quel jugement peut-on porter sur les dispositifs existants ? Je ne peux le porter qu'en tant que chef de l'inspection générale de l'administration. J'imagine que votre commission auditionnera les responsables des grands services de police et de gendarmerie nationales, peut-être même des préfets, placés sous l'autorité du ministre de l'intérieur.

Au niveau central, l'inspection générale de l'administration a eu l'occasion d'évaluer dans un seul rapport l'ensemble des offices centraux de police judiciaire, notamment l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, transformé en 2019 en Office antistupéfiants (Ofast). Or cette évaluation conduit à porter une appréciation assez positive sur la dynamique consistant à associer aux policiers et aux gendarmes, donc aux membres des forces de sécurité intérieure, des agents du fisc et des douanes de manière à avoir une approche interministérielle du narcotrafic. Cette approche se traduit aussi au niveau régional, depuis fort longtemps, avec les groupes interministériels de recherche (GIR), dont il conviendrait d'ailleurs de faire l'évaluation - ce que j'ai proposé au ministre de l'intérieur de faire en 2024, pour avoir un bilan des GIR d'ici la fin de l'année. Je l'ai proposé dans le cadre du programme d'activités de l'IGA et cette proposition a été validée par le ministre. Il convient sans doute de dresser le bilan de ce que cette approche interministérielle a pu apporter à un niveau zonal ou régional.

Au niveau départemental, contrairement à ce que l'on a pu entendre ou lire, la réforme de la départementalisation - sous réserve que certaines conditions que les inspections générales ont posées ensemble soient réunies - ne peut que contribuer à une lutte plus efficace. En effet, en donnant aux directeurs départementaux, sous l'autorité des préfets et, pour ce qui concerne l'investigation, sous l'autorité des magistrats, une marge de manoeuvre plus grande pour la répartition des effectifs, nous aurons sans doute le moyen d'aborder de manière plus fluide l'ensemble de la chaîne du problème de narcotrafic, depuis le consommateur jusqu'aux groupes structurés et organisés en passant par les petits trafics, à condition que la spécialisation de certains effectifs ou de certains services dans la lutte très technique, très spécifique, contre ce narcotrafic puisse voir ses avantages maintenus.

Si on descend jusqu'au consommateur, les dispositifs et les textes ont évolué. La mise en place d'amendes ou l'élargissement des amendes forfaitaires délictuelles ont permis d'agir plus rapidement et plus efficacement sur la consommation de stupéfiants - malgré les difficultés des taux de recouvrement, sur lesquelles nous avons produit un rapport. Ces difficultés peuvent conduire à des défis nouveaux sur la réussite de cette politique.

Concernant les dispositifs, j'aurais dû commencer par la prévention et la déontologie. Le dispositif déontologique de l'État s'est progressivement diffusé dans l'ensemble des administrations par la mise en place de chartes de déontologie et par l'obligation faite aux agents publics de les signer en prenant leurs fonctions. La direction des achats de l'État - je parle ici d'un ministère qui n'est pas le mien, je commence à déborder des attributions qui sont les miennes dans le cadre de cette audition - s'est dotée elle-même d'une charte de déontologie. Nous savons combien la régularité du recours à la commande publique est un point essentiel dans la diffusion et le respect des règles déontologiques parmi les administrations de l'État. Lorsque nous parlons de commande publique et de marché public, nous ne sommes pas loin du sujet qui vous occupe, même si en apparence nous en sommes légèrement distants.

Voilà ce que je puis dire sur les dispositifs, les progrès qui ont été faits, et leurs évolutions récentes. Je pourrai peut-être revenir sur la manière dont le lien est à faire entre la notion de corruption et le sujet qui nous occupe.

M. Julien Senèze. - Je suis dans une position un peu différente de celle de mes collègues, car la lutte contre les trafics, en particulier le narcotrafic, ne fait pas partie du coeur de métier de l'administration à laquelle j'appartiens. Les administrations des finances font partie, depuis quelques années, d'un dispositif coordonné de lutte contre les trafics. C'est peut-être à faire dans les années à venir, mais je n'ai pas connaissance de travaux de l'IGF sur une évaluation de cette coordination permettant de porter un regard sur sa performance.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La corruption fait régulièrement l'actualité. Les différentes administrations que nous avons auditionnées témoignent de cette préoccupation. Comment jugez-vous les dispositifs de lutte contre la corruption de très basse intensité que nous connaissons, qui est localisée géographiquement - dans les ports, notamment, ou encore dans les administrations chargées du contrôle des flux venant de l'étranger ?

M. Christophe Straudo. - Nous travaillons sur ce sujet au ministère de la justice, car il est remis régulièrement sur le tapis avec un certain nombre d'affaires. Cela se fait notamment par la mise en oeuvre de toutes les structures déontologiques dédiées aux magistrats et aux fonctionnaires, ou encore par la mise en oeuvre de travaux de l'inspection générale sur la question de l'autocontrôle des acteurs déconcentrés. Je vous citais la mise à jour de nos référentiels : nous avons introduit des fiches spécifiques, qui n'existaient pas, sur l'appropriation par les chefs de service et les chefs de juridiction de la question de la déontologie et de la sensibilisation aux questions déontologiques et aux dérives.

L'inspection générale de la justice n'a pas été saisie de ce phénomène de manière globale. Mon collègue de l'IGA parlait de la programmation. J'ai proposé au ministre de la justice une mission, dans le cadre de la programmation de l'IGJ de cette année, sur l'évaluation de la question déontologique au sein du ministère, dans toutes ses composantes : service judiciaire, direction de la protection judiciaire de la jeunesse, direction de l'administration pénitentiaire.

On a tendance, parce que la presse s'en fait écho, à ne parler que de l'administration pénitentiaire. Les événements récents, des affaires médiatisées, nous montrent que la corruption n'est pas propre à l'administration pénitentiaire, mais concerne aussi les services judiciaires, notamment par des mises en cause de greffiers. On a évoqué une affaire, en cours, dont l'inspection n'a pas été saisie, portant sur une greffière d'un tribunal judiciaire qui a informé quelqu'un à partir de pièces d'un dossier d'instruction. On a cité dans la presse des questions liées à des greffes pénitentiaires ou des manipulations de fiches pénales de personnes détenues ayant permis leur libération. On peut citer d'autres exemples, également évoqués par la presse, impliquant des magistrats ou des fonctionnaires.

À titre d'exemple, j'ai essayé de recenser quelques missions récentes de l'inspection générale de la justice sur ces questions, dont on ne peut toutefois tirer un lien direct avec le narcotrafic ou la criminalité organisée. La première concernait une juridiction dans laquelle était diligentée une inspection à la suite de la délivrance de certificats ou de déclarations de nationalité de complaisance. Les conclusions n'ont pas corroboré l'existence d'un trafic ou d'une atteinte à la probité, mais ont simplement mis en lumière des difficultés de fonctionnement. Une deuxième mission récente a porté sur le fonctionnement du département immobilier d'une délégation du secrétariat général concernant un responsable de projet qui a été condamné pour corruption à la suite de la remise de fonds en espèces visant à privilégier une entreprise. Une troisième mission concernait un service administratif d'une cour d'appel qui, dans le cadre de la crise du covid-19, a eu une politique relativement large de remboursement des frais de restauration. Nous ne sommes pas arrivés à des conclusions nécessitant l'intervention de l'article 40 du code de procédure pénale. En revanche, nous avons constaté qu'il y avait eu une sorte d'erreur d'interprétation. Une quatrième mission concernait un établissement pénitentiaire et l'introduction par un surveillant de denrées alimentaires, d'alcool et de produits stupéfiants pour une sorte de journée de fête à l'intérieur de cet établissement. Une cinquième avait trait à un magistrat qui a été amené à statuer dans des dossiers commerciaux dans lesquels il avait un intérêt personnel.

Voilà quelques exemples qui, à notre niveau, ne permettent pas de faire un lien avec le narcotrafic ou avec la criminalité organisée. Cependant, ce lien pourrait exister. Ces exemples révèlent en tout cas un certain nombre de dysfonctionnements dont il nous faut nous emparer, à une époque - et cela fait partie de la programmation que j'évoquais - où le ministère de la justice s'apprête à recruter 10 000 personnes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons auditionné plusieurs responsables d'établissements pénitentiaires. Ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires - les téléphones, la drogue - appelle une réaction puissante de la part du ministère. Il y a là une inquiétude profonde quand on apprend que l'on peut continuer à gérer un réseau de trafic de stupéfiants depuis sa cellule. Quelle a été la réaction de votre administration ? Des moyens particuliers ont-ils été donnés pour examiner ce qui se passe dans les établissements pénitentiaires et dans la politique pénitentiaire de la France ?

M. Christophe Straudo. - Je ne vais pas répondre à la place du directeur de l'administration pénitentiaire ou de l'autorité à laquelle je suis rattaché, mais ces questions sont prises en compte au travers des déploiements de brouilleurs, des fouilles d'établissements systématiques et par une politique volontariste de l'administration pénitentiaire en matière de prévention de la corruption.

L'École nationale d'administration pénitentiaire (Enap) a été à l'initiative de plusieurs formations qui se sont progressivement développées dans les directions interrégionales. Elle est totalement impliquée dans la prévention du risque corruptif au sein du milieu pénitentiaire. Toutefois, je ne vais pas me substituer au directeur de l'administration pénitentiaire pour vous faire part de ce qui est mis en oeuvre. Ce que je sais, c'est qu'un véritable effort est fait.

Soyons clairs, il y a un phénomène global d'affaissement ou d'affaiblissement de l'autorité publique et des services publics. Je le dis à titre personnel. Les phénomènes de corruption de basse intensité sont favorisés par une absence d'appropriation des principes essentiels à l'entrée dans la fonction publique. Je crois beaucoup à la nécessité d'entamer un travail de prévention, par la formation, et par un certain nombre d'interventions. J'ai cité ce qu'a fait l'administration pénitentiaire. J'interviens, et mes collègues de l'inspection générale de la justice interviennent régulièrement dans des formations organisées par l'École nationale de la magistrature (ENM) sur cette thématique. Dans la formation des cadres, nous sommes même allés jusqu'à faire une présentation de trois heures devant des équipes de magistrats destinés à des fonctions de direction ou d'encadrement, en les mettant en situation dans des cas pratiques sur des questions de déontologie liées à des affaires anonymisées qu'a connues l'inspection générale de la justice.

Il est sans doute aussi nécessaire de recourir plus systématiquement à des enquêtes administratives malgré l'existence d'une procédure pénale. On constate en effet que l'inspection générale de la justice n'est pas toujours saisie des affaires dont se fait l'écho la presse. Dans le cas des greffières, par exemple, nous n'avons pas été saisis. Nous sommes saisis du cas d'un surveillant pénitentiaire ou d'un magistrat potentiellement en situation de conflit d'intérêts ou de prise illégale d'intérêts. La question qui se pose est de savoir si la systématisation des enquêtes n'est pas une solution pour avoir une réponse rapide en matière de sanction administrative.

Ma proposition vous paraîtra peut-être étonnante, mais ne faudrait-il pas développer un accompagnement interne, faisant notamment intervenir les services de ressources humaines, pour les personnes sanctionnées qui restent en place dans l'administration ? Pour certains faits de faible intensité, des sanctions telles que des déplacements d'office ou des rétrogradations de grade existent ; mais en plus de ces sanctions internes, comment accompagner la personne pour éviter que l'épisode ne se renouvelle ?

Plus globalement, il faut peut-être davantage insister sur la déontologie lors des formations. C'est l'un de mes « dadas » - passez-moi l'expression - : à cette époque de recrutement, l'encadrement et la sensibilisation à ces questions de nos futurs collègues ou personnels contractuels du ministère de la justice sont indispensables.

M. Michel Rouzeau. - Le ministère de l'intérieur est un ministère de main d'oeuvre, d'aucuns le qualifiant de « ministère du dernier kilomètre ». Les agents de préfecture, policiers et gendarmes, placés au contact direct des usagers, sont donc objectivement exposés au risque de corruption. Les inspections générales du ministère ont l'occasion de le constater. Les rapports préparant les délibérations des instances disciplinaires, ainsi que les sanctions qui s'en suivent tant sur le plan administratif que sur le plan pénal ont contribué à la répression de ces comportements.

L'IGPN répondrait sans doute plus savamment que moi au sujet de la corruption dans la police nationale, car les affaires liées à la vente d'informations contenues dans les fichiers de police lui sont encore malheureusement trop souvent confiées. L'IGPN pré-instruit alors les sanctions disciplinaires contre les agents de police concernés. L'IGA n'est saisie que lors des plus graves dysfonctionnements de la police nationale, qui concernent l'ensemble de la chaîne hiérarchique, y compris jusqu'aux hauts fonctionnaires et jusqu'aux préfets de département, dans les affaires relatives à l'ordre public. Même si cela n'était pas le seul sujet qu'il abordait, un récent colloque de l'IGPN a établi l'existence de ces affaires de corruption dans la police nationale.

L'inspection générale de l'administration est bien trop souvent confrontée, de manière plus fréquente depuis quelques années, à des affaires de corruption qui concernent la délivrance de titres de séjour, mais aussi de cartes d'identité ou de passeports. Récemment, dans des départements de l'hexagone, notamment en Île-de-France, de telles affaires ont été mises à jour ; les enquêtes administratives et judiciaires ont alors lieu simultanément. La coordination entre mes collègues chargés de l'enquête administrative et les magistrats parquetiers ou instructeurs est de plus en plus efficace, cette coopération permettant, dans le respect des attributions de chacun, de mieux progresser.

Au-delà de la répression disciplinaire, des mécanismes de prévention doivent être mis en oeuvre. L'IGA a émis de nombreuses recommandations et proposé des procédés d'organisation afin d'éviter que ces faits ne se produisent ou ne se renouvellent. En particulier, l'organisation des services doit être fondée sur une séparation stricte entre les agents chargés d'instruire les demandes déposées et ceux qui sont chargés de délivrer les titres. En développant la chaîne hiérarchique, ce qui se heurte évidemment parfois aux insuffisances d'effectifs dans les préfectures, on combat plus efficacement les risques de corruption.

Je ne fais pas de la numérisation des démarches l'alpha et l'oméga de toute solution, puisque les risques d'élaboration de faux papiers persistent avec elle. Néanmoins, la création de démarches en ligne, en éloignant le destinataire final de l'instructeur de la demande, est de nature à réduire les risques de corruption dans l'avenir. Toutefois, en raison de la dégradation ou du niveau médiocre des états civils dans un certain nombre d'États extérieurs ou même intérieurs à l'Union européenne, nous disposerons toujours d'excellents titres de séjour produits numériquement, mais à l'appui de fausses pièces - je m'éloigne un peu du sujet de la corruption, mais j'évoque ce qui alimente cette dernière.

Le nombre de ces affaires croît. La mise en place de mécanismes de prévention au niveau central est certainement rendue plus efficace par le rôle de l'Agence française anticorruption. Des services du ministère de l'intérieur, dont la direction en charge des préfectures, mais aussi l'inspection générale, ont passé avec des conventions avec cette dernière afin de peaufiner la méthodologie des processus de prévention de la corruption dans nos services.

On pourrait mentionner d'autres exemples. L'inspection générale de l'administration participe indirectement depuis des décennies à la police des jeux, puisque des membres de l'IGA sont rapporteurs de la commission supérieure des jeux, chargée de délivrer et de renouveler les autorisations délivrées aux casinos, aux cercles et aux clubs de jeu. Le renforcement de la surveillance juridique et pratique de ces établissements a certainement contribué à réduire leur participation à la grande criminalité organisée et au blanchiment : le risque est plus réduit que par le passé.

Les processus de prévention sont ainsi perfectionnés, avec l'élaboration de chartes de déontologie ou la qualité de la formation des agents publics, sur laquelle M. Straudo a insisté. Ancien directeur des ressources et des compétences de la police nationale, j'ai été chargé des ressources humaines et de la formation de la police nationale. Il est clair que toute réduction de la durée et de la qualité de la formation des policiers et des gendarmes est de nature à réduire l'attention portée à la déontologie, les enseignements pratiques de maniement des armes ou de comportement quotidien étant privilégiés. Réduire la durée de la formation des agents de police et de gendarmerie ne rend service ni à ces agents ni à la déontologie ou à la lutte contre la corruption. Pour cette raison, l'IGA avait préconisé de reporter la réduction de la durée de la formation des gardiens de la paix à huit mois, qui devait permettre une plus grande fluidité de l'arrivée des policiers dans les services, et de la rétablir à douze mois.

M. Julien Senèze. - L'année dernière, nous nous sommes intéressés à la prévention de la corruption parmi les agents des douanes en fonction dans les ports et aéroports. Ces agents, au nombre de 5 000, représentent environ un tiers des 17 000 effectifs de la douane, si l'on y excepte la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Nous sommes intervenus sur ce sujet particulier, car à la fin de 2022, alors que je préparais l'audit interministériel, la directrice générale des douanes m'avait indiqué sentir monter une menace liée au narcotrafic, en provenance des ports du nord de l'Europe. Des organisations criminelles de plus en plus puissantes, violentes et sophistiquées risquant de perturber notre dispositif, il était temps d'évaluer la manière dont nous étions armés face à cette menace. Nous avons donc réagi face à une menace, mais en l'absence de tout risque avéré. Lorsqu'au printemps 2023 un cas a été mis au jour à Roissy, nous travaillions déjà sur la situation de la douane face à la corruption depuis novembre 2022. Un comité d'audit a ensuite validé le principe de cette intervention au mois de février 2023. La problématique de la corruption doit ainsi être replacée dans une dynamique de contrôle et d'audit interne.

Premièrement, cet audit a établi que très peu de cas de corruption étaient avérés. Nous avons eu connaissance de deux cas, dont celui du printemps 2023. Cela ne signifie pas qu'il n'y en ait pas d'autres, mais il y a tout de même peu de cas de corruption avérés liés au narcotrafic.

Deuxièmement, même si l'organisation de la douane n'est pas spécifiquement conçue pour prévenir la corruption, certains de ses principes d'intervention contribuent à réduire ce risque, comme le contrôle systématique à plusieurs, ou la dissociation du ciblage et du contrôle. Ces mesures de séparation des tâches contribuent à limiter et à prévenir le risque de corruption.

Un autre élément est plutôt lié à la prévention du terrorisme : dans le cadre du renforcement de la lutte contre le terrorisme, des audits réguliers sont réalisés sous l'égide de la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) dans les ports, et sous l'égide de la direction générale de l'aviation civile (DGAC) dans les aéroports.

L'un dans l'autre, globalement, à l'issue de ces travaux, nous avons considéré que le risque corruptif n'explosait pas et n'était pas extrêmement fort pour les douanes. En revanche, l'ensemble des acteurs s'accordent pour constater que la menace s'intensifie au nord de l'Europe. Les réponses des autorités locales peuvent en outre créer des risques de déport vers la France, et il est donc temps de se renforcer face à cette menace.

Nous avons proposé trois axes de travail aux douanes. Le premier, déjà suivi, consiste à développer la culture anticorruption. Un deuxième axe demande de prendre certaines mesures dans l'organisation du travail. Un troisième propose d'améliorer les dispositifs de détection et de traitement des signaux.

Sur le premier de ces piliers, c'est-à-dire sur la culture anticorruption, l'ensemble de la littérature, depuis les guides de l'AFA jusqu'aux normes de l'Agence française de normalisation (Afnor) sur le management anticorruption, indique que le plus important est que chacun acquière des réflexes déontologiques en général, de prévention de la corruption en particulier. En plus des chartes de déontologie qui existent déjà, nous avons produit quelques recommandations. Il faut tout d'abord intégrer expressément la corruption dans la carte des risques de la douane, afin d'assurer un contrôle régulier des actions réalisées pour la prévenir.

Nous recommandons par ailleurs d'améliorer l'animation de l'encadrement de commandement, en réservant notamment lors des entretiens annuels entre la directrice générale et les grands directeurs de la maison un temps d'échange sur la déontologie et la corruption - il ne faut pas non plus surréagir face à la corruption au point d'ignorer les autres risques déontologiques. Nous recommandons également de dédier à ce thème un point d'ordre du jour en conseil d'administration plénier, au moins une fois par an.

Avec le baromètre de la sensibilisation, nous proposons un instrument pour mesurer l'impact de cette sensibilisation sur les agents. Nous avons beaucoup parlé de formation initiale, mais inscrire la sensibilisation à la corruption dans la durée est un enjeu à part entière. Je fais souvent l'analogie avec la sécurité dans les entreprises industrielles : dans une usine, on rappelle régulièrement qu'il faut porter un casque, rester dans les cheminements ou suivre certaines consignes. De même, il faut sensibiliser les agents des douanes dans la durée afin qu'ils aient des réflexes. Nous avons recommandé de prévoir un plan de communication à long terme, en prolongeant la campagne de communication déjà en cours. Il faut évidemment inclure des modules plus substantiels dans la formation. Par ailleurs, nous avons indiqué que les sanctions disciplinaires pouvaient aussi constituer une occasion de communiquer et de faire des rappels pédagogiques aux agents : il faut saisir toutes les opportunités permettant de rappeler les messages déontologiques et de prévention de la corruption.

Le second pilier de nos recommandations, plus spécifique, concerne les méthodes de travail. Dans la mesure du possible, il faut par exemple prévoir la remise des badges d'accès à la fin du service, afin d'éviter que les agents ne se fassent corrompre ou menacer. J'y reviendrai, nous avons été soumis aux deux problématiques : lors de la corruption, l'agent a un intérêt personnel à agir de manière répréhensible ; mais il y a aussi de la compromission, lors de laquelle l'agent est menacé en vue de commettre une action répréhensible. Nous avons également émis une recommandation au sujet de la rotation des agents, en proposant un principe à adapter de manière pragmatique.

Le troisième pilier de nos recommandations visait à améliorer la détection et à reconfigurer le dispositif d'alerte, qui n'était pas totalement clair. Cela devrait être réalisé dans les six prochains mois. Enfin, nous n'avons pas encore abordé le sujet de la mise à l'abri des agents menacés en vue de commettre des irrégularités, ou qui ont mis le doigt dans l'engrenage et ne savent plus comment s'en sortir. Si l'on veut que la détection soit efficace, il faut que les agents n'aient pas peur de faire part de ce qu'ils ont vu ou de ce à quoi ils ont été soumis auprès de leur hiérarchie ou de la chaîne d'alerte. Ce sujet est à la fois important pour s'assurer de la coopération de chacun, tout en étant assez difficile sur le plan technique. Comme je l'indiquais, très peu de cas ont été avérés à la douane. Dans un cas de menace, un agent implanté outre-mer a heureusement pu être exfiltré. Mais aucun processus rodé ne permet actuellement de mettre un agent à l'abri. La question est technique, car cela nécessite une coordination entre plusieurs administrations et un investissement en méthode important - il n'y aura pas de coup d'essai. Il faut roder un dispositif de crise, alors qu'il ne concerne que peu de cas aux douanes. La réponse est d'ordre interministériel, afin de massifier les cas concernés. Elle nécessite une forte coordination et une forte détermination.

M. Jérôme Durain, président. - Nous percevons bien ce que recouvre l'entrée active en corruption par appât du gain, mais cette question de la corruption sous contrainte et de la criminalité forcée est très intéressante. Avez-vous étudié ce sujet à l'IGA ou l'IGJ ?

M. Michel Rouzeau. - Certainement. La corruption sous pression conduit à aborder un sujet délicat, celui du caractère communautaire des pressions subies par certains agents de préfectures. Ces pressions se produisent peut-être plus facilement dans des ressorts démographiquement moins importants, où l'anonymat se dilue du fait de la proximité plus grande entre les usagers et les agents. Des pressions communautaires peuvent s'exercer en particulier sur les agents qui assurent la délivrance des titres de séjours. Les agents français d'origine étrangère peuvent subir des pressions de la part de membres de leurs communautés d'origine. Cela n'a pas été documenté de manière probatoire par les rapports d'inspection générale, mais je ressens de la part des collègues ayant rédigé ces rapports une forte suspicion de l'existence de telles pressions.

Cela n'a pas jamais conduit jusqu'à des opérations de mise à l'abri comme celle dont parlait M. Senèze, car nous n'avons jamais caractérisé ces pressions par des menaces explicites. Si ce phénomène existait, il demanderait de basculer vers un traitement policier ou judiciaire, au sujet duquel l'IGA n'interviendrait plus.

M. Jérôme Durain, président. - Au-delà de ces pressions communautaires, des pressions bien différentes existent - le rapporteur en conviendra avec moi. Dans les secteurs privés comme publics, dans certains cas, des criminels utilisent des techniques qui s'apparentent à du renseignement pour s'adresser à des individus occupant des postes clés, notamment dans le milieu portuaire. Ces pressions échappent à la seule logique communautaire, et ma question au sujet de la criminalité forcée était bien plus large. La criminalité forcée, dans le narcotrafic, se retrouve à tous les étages et concerne tous les profils.

M. Laurent Burgoa. - Le ministre de l'économie et des finances a fait part de la volonté du Gouvernement de légiférer pour geler les avoirs des narcotrafiquants, selon le même principe que celui qui existe aujourd'hui pour les terroristes. Monsieur Rouzeau, vous avez signalé que vous étiez parfois associés à la rédaction de textes législatifs. Vos inspections seront-elles associées à celle de ce projet de loi ? Que pensez-vous de l'efficience de cette mesure, compte tenu du caractère international du trafic et du fait que les avoirs sont bien souvent détenus à l'étranger ? Pensez-vous qu'une telle mesure pourrait-elle facilement être appliquée ?

M. Christophe Straudo. - L'inspection générale de la justice n'est pas actuellement saisie de ce texte. La direction des affaires criminelles et des grâces est l'interlocuteur du Gouvernement dans l'élaboration de ces projets de loi. En revanche, même si cela s'écarte du sujet de cette audition, nous avons été associés à la préparation de la rédaction du code de la justice pénale des mineurs ; nous avons été associés aux États généraux de la justice, des inspecteurs généraux étant mis à la disposition des groupes de travail dans le but d'en préparer les rapports et de préparer le rapport final remis par Jean-Marc Sauvé. Je ne suis pas en mesure de répondre précisément à votre question : le directeur des affaires criminelles et des grâces sera bien plus à même de le faire.

M. Michel Rouzeau. - Au sujet de ce texte, potentiellement porté par le garde des sceaux, je ne peux pas faire de réponse. Les inspections générales ne rédigent pas les projets de loi, mais sont parfois associées à leur élaboration. Une inspectrice générale avait été détachée auprès du cabinet du ministre afin de préparer la Lopmi, mais cela ne correspond pas à nos fonctions premières. Notre métier est de contrôler, d'évaluer, d'auditer, de proposer des modifications législatives, mais nous ne rédigeons pas ces textes : cela correspond aux directions des administrations centrales.

M. Christophe Straudo. - Afin d'être tout à fait complets, nous avons également assisté le député Warsmann dans la rédaction du rapport que je mentionnais, mais nous n'avons pas rédigé ce rapport.

M. Jérôme Durain, président. - Je souhaiterais revenir sur la gestion des stocks d'affaires dans les services et sur l'organisation de la police nationale. Monsieur Rouzeau, vous avez indiqué que la réforme de la départementalisation contribuerait à l'efficacité des services, « sous réserve que certaines conditions que les inspections générales ont posées ensemble soient réunies ». Au Sénat, j'ai été rapporteur aux côtés de la sénatrice Nadine Bellurot d'une mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire (PJ) et sur la place de la PJ dans la réforme de la police nationale. Dans notre rapport d'information, nous faisions part d'une certaine inquiétude relative à la fonction investigation. La réforme en cours va bientôt s'achever. À ce stade, les conditions que vous souhaitiez sont-elles remplies ? Ces éléments ont-ils nourri vos apports au nouveau « plan stups », qui doit nous être transmis aujourd'hui par le ministère de l'intérieur ? Ces éléments vous paraissent-ils rassurants, à ce stade ?

M. Michel Rouzeau. - Oui, monsieur le président. Je pourrais en citer quelques exemples. La notation conjointe par le préfet et le procureur de la République des directeurs départementaux de la police nationale est un élément positif. De plus, pour éviter les conflits d'intérêts ou un zèle moins prononcé de la part des fonctionnaires de police lors d'affaires de manquements à l'éthique de la part d'élus locaux, l'attribution d'une compétence zonale aux officiers de police judiciaire (OPJ) permet d'éloigner les agents locaux d'affaires dans lesquelles ils pourraient être soumis à des conflits d'intérêts. Les moyens spécialisés des grands offices centraux de police judiciaire sont confortés. Le respect de l'interdépartementalisation de l'action de certains services, notamment celui de la police aux frontières, va également dans le bon sens, celui du respect des principes proposés par les inspections générales au moment de l'élaboration du rapport - je me tourne vers le chef de l'inspection générale de la justice pour m'assurer que je n'ai rien omis ou déformé.

Les critiques adressées à cette réforme émanaient principalement du réseau central, de grands acteurs historiques de la police judiciaire ou des acteurs syndicaux davantage que des acteurs locaux. En réalité, dans les départements, les parts respectives de la sécurité publique et de l'investigation se répartissaient souvent dans des conditions tout à fait satisfaisantes avant la réforme, ce fonctionnement étant amélioré depuis la création des directeurs départementaux. À mon sens, le problème n'est pas celui de la part de ce que l'on appelle parfois indûment la « petite investigation » face à la grande police judiciaire, mais plutôt celui de la priorité que l'on arrive à accorder localement, selon les circonstances, à la tranquillité et à l'ordre public ou à l'investigation. Les grandes crises d'ordre public, comme celles que nous avons traversées ces dernières années, provoquent peut-être davantage de phénomènes provisoires d'accroissement des stocks de procédures judiciaires que la priorité donnée à un spectre haut ou bas de l'investigation.

M. Christophe Straudo. - Je partage la position de Michel Rouzeau au sujet de ce rapport, qui évaluait avant tout la réforme dans les territoires ultramarins et le début de sa mise en oeuvre dans huit départements métropolitains. Dans cette mission relevant principalement du ministère de l'intérieur, l'IGJ a progressivement été intégrée, notamment sous l'angle de l'articulation entre la police judiciaire et les parquets. L'idée de la double évaluation des directeurs territoriaux, partagée par l'IGA et l'IGF, ainsi que de la libre saisine des services par les procureurs de la République et par les juges d'instruction figuraient également parmi les propositions du rapport.

M. Jérôme Durain, président. - Ce dernier point figurait déjà dans la loi...

M. Christophe Straudo. - Beaucoup de parquetiers et de juges d'instruction craignaient de ne pas pouvoir réellement choisir le service saisi, mais que ce choix revienne au directeur territorial, qui le ferait en fonction de ses effectifs ou de ses impératifs.

M. Olivier Cadic. - Je suis très intéressé par votre approche de prévention du risque corruptif par la formation à la déontologie. Je représente les Français établis hors de France, et je pose donc un regard quelque peu inversé sur la question. En Amérique latine, les cartels commencent à financer les études de ceux qui deviendront plus tard magistrats ou officiers de police ; c'est dire les problématiques nouvelles auxquelles nous devrons faire face. Certains officiers de police n'ont pas le choix : ils doivent accepter la corruption ou risquer la mort. Nous avons encore un État fort, mais il faut éviter d'aller jusque-là.

Nous observons dans les consulats les corruptions sous pression que vous mentionnez au sujet de l'attribution des visas. Certains cas ont été dramatiques, des personnes ayant accepté des compromissions n'ayant pas pu revenir en arrière. J'ai été très sensible à votre proposition : quelqu'un qui a fauté doit être sanctionné, mais il faut aussi l'aider à revenir en arrière plutôt que de le laisser dériver, avec des conséquences parfois tragiques.

Quelles sont les données tendancielles en matière de corruption ? Comment nous situons-nous par rapport à nos voisins européens ? Le phénomène prend-il une ampleur particulière en France ? Un attaché de sécurité intérieure me disait qu'il faudrait peut-être encourager la vertu plutôt que le contrôle. Comment pourrions-nous envisager d'encourager la vertu ?

M. Michel Rouzeau. - L'inspection générale de l'administration et l'inspection générale des affaires étrangères ont mené durant la dernière décennie plusieurs missions conjointes d'examen des conditions de délivrance des visas dans un certain nombre de postes consulaires à l'étranger, traduisant les compétences respectives des compétences du ministère de l'intérieur et du ministère des affaires étrangères. La délivrance des visas est soumise à des risques de corruption accrus du fait du recrutement, dans les postes consulaires, de personnes originaires du pays de délivrance des visas.

Je ne sais pas si la France est la bonne élève européenne ou mondiale au sujet de la corruption. L'IGA ne dispose pas des moyens qui permettent de dresser ces comparaisons. Le réseau des attachés de sécurité intérieure serait plus à même de vous répondre.

Nous sommes intervenus de plusieurs manières sur les visas, en tentant de trouver un équilibre dans cette injonction contradictoire selon laquelle la politique des visas constitue d'un côté une part de la politique d'attractivité de la France, par exemple à travers des démarches comme le sommet Choose France, et de l'autre doit répondre à un impératif de sécurité. Ces deux impératifs contradictoires s'entrechoquent en permanence dans la politique de délivrance des visas, et contrarient l'édiction d'une stratégie claire.

Nous sommes en tout cas présents sur ce champ. La simplification combat quelques fois la sécurité. Il faudra être attentif à la manière dont l'expérimentation de la délivrance à distance des passeports pour des ressortissants français de l'étranger, comme au Canada, permet de conserver la sécurité. D'un côté, le risque corruptif peut être éloigné en raison de l'augmentation de la distance entre le demandeur et le service, mais de l'autre, des risques peuvent être créés.

M. Olivier Cadic. - Les démarches de renouvellement de leur passeport sont automatiques pour les Français de l'étranger, conformément à l'objectif de simplification, et ils n'ont pas besoin de se déplacer. Je vous parlais des visas accordés aux étrangers : le sujet est différent.

M. Michel Rouzeau. - J'entends bien. Je répondais à votre question au sujet des visas, tout en évoquant la situation des Français de l'étranger.

Je ne sais pas si la France est mieux ou moins bien placée en matière de prévention de la corruption que d'autres pays de l'Union européenne ou du monde. Je n'ai que des pressentiments à cet égard, mais je ne dispose pas d'éléments objectifs pour répondre à votre question.

M. Christophe Straudo. - Je m'éloigne du sujet des visas, mais la France a été en 2017 à l'origine de la création du réseau européen des services d'inspection de la justice, dont j'ai assuré la présidence jusqu'à l'été 2023. Ce réseau mériterait d'être ouvert vers le Nord, car il est plutôt méridional : il rassemble l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Belgique, la France, ainsi que l'Albanie en tant que membre associé.

Dans le cadre de la procédure d'adhésion de l'Albanie à l'Union, le Conseil de l'Europe nous a mandatés pour former les inspecteurs albanais. Notre mandat va sans doute être généralisé dans la région sensible des Balkans, en Moldavie notamment. L'expertise française en matière de déontologie et de détection des manquements est citée comme exemple. En Albanie, mon collègue inspecteur général de la justice Artur Metani, autorité bien plus forte que le ministre, puisqu'il est désigné par le Parlement et ne rend des comptes qu'à ce dernier, a mené la politique du vetting, c'est-à-dire du « nettoyage » de la magistrature. Près de 60 % des magistrats albanais ont été sortis du corps de la magistrature, un effort de formation étant fait par l'école nationale de la magistrature. Je ne dispose pas de chiffres de comparaison de la situation de la France par rapport à ses voisins, mais dans ces cas-là, on se tourne vers la France.

Le réseau européen des services d'inspection a également été mandaté par le Conseil de l'Europe pour travailler à la création d'un réseau au sud de la Méditerranée, au Proche-Orient et au Maghreb. J'ai participé à des séminaires avec les représentants d'autorités de ces pays, qui eux aussi sont confrontés à cette problématique de la détection.

On parle beaucoup de la corruption aujourd'hui, mais il faut être clair et ramener les chiffres à la réalité. En ce qui concerne l'IGJ, ces affaires concernent dix enquêtes administratives, vingt si l'on intègre les inspections de fonctionnement, sur 90 000 et bientôt 100 000 personnels.

M. Julien Senèze. - Il existe un indice de perception de la corruption, établi par l'ONG Transparency International, mais je ne sais pas quelle méthodologie a été retenue par les auteurs de cette étude.

Il me semble que ce que vous appelez la « vertu » correspond à la culture anticorruption que je mentionnais, et à un effort permanent pour faire en sorte que chacun ait les bons réflexes au bon moment. C'est le meilleur moyen de responsabiliser chaque agent public autour de cette thématique.

J'espère que nous ne sommes pas à notre insu au niveau d'ampleur du risque que vous évoquez. Un de nos risques est aussi peut-être de surréagir. L'approche par le contrôle interne et l'analyse des risques, ainsi que la responsabilisation de chacun, permettent une réponse à la juste mesure de la menace.

M. Jérôme Durain, président. - L'ampleur de la menace est majeure. Cette commission d'enquête a été souhaitée par les sénateurs, qui constatent sur le terrain des crimes et des désordres en matière d'ordre public ainsi que des problèmes sanitaires. Il nous a parfois semblé que la coordination entre les acteurs pouvait être améliorée. De votre point de vue, ce qui se passe à Bercy, aux douanes, à Tracfin, ou dans les offices centraux est-il au niveau de l'ampleur de la menace ?

Nous avons rencontré de nombreux personnels, fonctionnaires et agents publics efficaces, motivés et professionnels. Mais sommes-nous au juste niveau de réponse face à la menace ? L'état de la menace établi par l'Ofast fait parfois froid dans le dos... La corruption nous fait craindre des mouvements parfois dangereux pour les institutions.

M. Julien Senèze. - Votre question comporte deux aspects : la lutte contre le narcotrafic d'une part, et la prévention de la corruption d'autre part. J'espère que ce dernier aspect est de second ordre, et qu'il y a d'abord de la criminalité, puis éventuellement des complicités dans la sphère publique.

Sur le premier point, il me semble que des efforts de coordination ont eu lieu durant la période récente, mais je ne suis pas spécialiste de la question, et je n'ai pas connaissance de travaux d'évaluation de la performance de cette coordination.

Au sujet de la prévention de la corruption en tant que telle, j'ai observé des fragilités aux douanes, mais il est tout à fait temps de renforcer les services pour faire face à l'accroissement de cette menace. À la suite de l'audit, un plan d'action assez déterminé a été mis en place. L'audit prévoit des points d'étapes à six mois et à un an : j'irai voir dans quelques mois l'effectivité de ce plan d'action. La corruption fait partie des risques identifiés, qui ont vocation à être pris en charge de manière déterminée. Je ne me prononce pas pour la direction générale des douanes et droits indirects, mais il me semble que la réponse face au risque est pertinente.

M. Jérôme Durain, président. - Pour être plus clair, je formulerai les choses autrement : est-il normal que l'Ofast soit rattaché au ministère de l'intérieur, ou avons-nous besoin d'un grand service à l'instar de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine, qui coordonne l'ensemble des actions, étant donné l'état de la menace ?

M. Michel Rouzeau. - En France, nous avons tendance à penser que changer d'organigramme permet de résoudre les problèmes. Une question n'a pas été abordée jusqu'à maintenant : celle des ressources humaines. Pour que les agents publics des différentes administrations travaillent ensemble dans une vraie coopération interministérielle, il faut leur assurer que s'ils sortent de la verticalité de leur service d'origine, leur parcours interministériel sera salué par une promotion ou un parcours de carrière intéressant. Aujourd'hui, les agents du fisc ou des douanes éprouvent parfois des réticences à travailler dans un office interministériel rattaché au directeur central de la police judiciaire ou au ministre de l'intérieur, parce qu'ils ne sont pas certains d'y trouver un intérêt en matière de parcours de carrière, de conditions statutaires ou de rémunération. Il s'agit d'un véritable sujet, même s'il répond de manière ponctuelle à votre question très générale. Nous avons intérêt à conserver les structures actuelles dans les grands ministères régaliens et dans le ministère des finances, mais les parcours de carrière doivent valoriser l'interministérialité et la coordination dans des services pluridisciplinaires.

M. Christophe Straudo. - Les derniers rapports que j'évoquais, datant de 2019 et de 2020, dénonçaient une forme de fonctionnement en silo. Je suis tout à fait d'accord avec Michel Rouzeau : les échanges et les passages d'une administration à l'autre sont essentiels. Nous devons aller loin dans la remise en cause d'une culture ministérielle française. Pour être très optimiste, j'ai la chance d'appartenir à un service qui couvre toutes les directions du ministère de la justice, sans silo, et nous travaillons main dans la main avec l'IGA, l'IGF, l'Igas et d'autres, en apportant lors de nos missions communes nos cultures et nos expériences différentes. C'est un message d'espoir pour nos services.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de vos réponses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 16 h 50, est reprise à 17 h 00.

Audition de M. Marc Sommerer, président de chambre près la cour d'appel de Paris, président de la Commission nationale de protection et de réinsertion des repentis

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Sommerer, merci de votre présence. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc Sommerer prête serment.

M. Marc Sommerer, président de chambre près la cour d'appel de Paris, président de la Commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR). - La lutte contre les réseaux criminels au coeur desquels se trouve le trafic de stupéfiants impose à la justice et aux enquêteurs d'en connaître le mode de fonctionnement, d'en identifier les membres, si possible d'en déjouer les projets à l'avance et d'en interpeller les auteurs.

Nous sommes confrontés depuis plusieurs années à une criminalité qui se professionnalise, s'organise, se complexifie, s'internationalise. Elle est de plus en plus violente, inventive, sophistiquée, et toujours aussi opaque.

Les nouvelles technologies sont une arme essentielle, mais pour déjouer le clanisme et l'omerta, on ne peut pas faire l'économie des sources humaines : témoins, victimes, informateurs, repentis et infiltrés. En France, le recours aux informateurs est une technique d'enquête qui fait avancer un nombre incalculable de dossiers. C'est la première source d'informations, travaillées puis objectivées par les enquêteurs pour en faire une information utilisable - je ne suis pas d'accord avec l'expression de blanchiment d'information, parfois utilisée, car l'information n'est pas sale. Cependant, les informateurs n'ont pas de statut dans notre procédure : ainsi, cette pratique n'est pas encadrée et a pu s'avérer extrêmement problématique.

L'infiltration permet à des enquêteurs habilités de surveiller des suspects en se faisant passer pour des complices ou des receleurs. Cette technique fonctionne, mais est extrêmement peu utilisée.

Le terme de « repenti », très couramment utilisé, n'existe pas dans l'appellation de la CNPR ni dans le code de procédure pénale. Ce dispositif permet aux personnes qui, par leurs déclarations, contribuent à éviter la réalisation d'une infraction, à la faire cesser ou à en identifier les auteurs ou complices, de bénéficier en échange d'une exemption ou d'une réduction de peine. Les programmes de protection et de réinsertion sont décidés par la CNPR et mis en oeuvre par le service interministériel d'assistance technique (Siat). On prend aussi en charge certains témoins et certaines victimes.

Malgré l'efficacité avérée de ce dispositif, il reste très insuffisamment exploité par les services d'enquête et les magistrats.

Le cadre légal de la protection du collaborateur de justice, ou repenti, est prévu par la loi Perben II de 2004 et un décret d'application de 2014, puis une autre loi de 2017. Pour pouvoir être protégé, il faut être éligible à l'exemption ou à la réduction de peine. L'article 706-63-1 du code de procédure pénale dispose que les personnes qui peuvent être protégées sont celles qui sont mentionnées à l'article 132-78 du code pénal, qui définit les conditions dans lesquelles une personne reconnue coupable peut bénéficier d'une exemption ou d'une réduction de peine, de la moitié de la peine encourue. Dans le cas du trafic de stupéfiants, par exemple, vous n'encourez plus que cinq ans de réclusion, au lieu de dix ans.

Pour bénéficier d'une exemption de peine, une personne doit remplir plusieurs conditions cumulatives, ce qui pose problème dans le cas du trafic de stupéfiants. Il faut que l'infraction n'ait pas été réalisée, que cette non-réalisation soit le fait du signalement à la justice, et que ce signalement permette d'en identifier les auteurs ou les complices. Il faut donc avoir tenté de commettre une infraction, s'être désisté et avoir prévenu l'autorité judiciaire. La rédaction du texte est problématique.

En ce qui concerne la réduction de peine, les conditions sont alternatives : soit faire cesser l'infraction, soit éviter que l'infraction ne produise un dommage, soit identifier les autres auteurs ou complices de l'infraction, ou donner des indices qui conduisent à les identifier. En matière de trafic de stupéfiants, la rédaction pose une nouvelle fois problème puisque les critères alternatifs du texte général deviennent cumulatifs, l'individu devant avoir permis de faire cesser les agissements et - et non « ou » - d'identifier les autres coupables. Il faudrait peut-être un texte législatif pour remplacer « et » par « ou ».

Lorsque c'est la réclusion criminelle qui est encourue, la réduction de peine la fait baisser à vingt ans. Dans tous les autres cas, elle est réduite de moitié.

Ces textes doivent être analysés à l'aune des pratiques judiciaires. La plupart des dossiers de trafic de stupéfiants passent devant les tribunaux correctionnels. Les cours d'assises ont trop de dossiers à juger et l'oralité de la procédure se prête très mal au sujet, en raison du grand nombre de données de téléphonie.

Un trafic de stupéfiants international est forcément en bande organisée. En principe, la peine encourue est de vingt ans et relève donc de la cour d'assises. Puisque le jugement se fait plutôt devant le tribunal correctionnel, la peine n'est plus que de dix ans, sauf s'il s'agit d'une récidive, où elle est de vingt ans. Un trafiquant de drogues, s'il est défendu par un bon avocat, sait combien il risque. En outre, il est rare que la peine maximale de dix ans soit prononcée. Dès lors, si le trafiquant est d'abord placé en détention provisoire, puis a droit à six mois de réduction de peine par année de détention, il fait vite le calcul entre l'intérêt de se placer sous la protection de la République et celui de rester sous la protection de la rue et de la loi du silence...

Comment briser ce système ? On pourrait recourir de manière cumulative à la réduction de peine liée au repentir et à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Ainsi, on jugerait séparément, bien avant les autres, celui qui collabore efficacement et donne des informations déterminantes pour faire avancer le dossier, l'instruction continuant pour les autres.

Tous les suspects ne peuvent pas bénéficier de la protection de la CNPR. Il existe une liste de 32 infractions, éparpillées dans le code pénal, ce qui rend le dispositif peu lisible. Pour les infractions d'assassinat et d'association de malfaiteurs, souvent commises dans le trafic de drogue, seule l'exemption de peine peut s'appliquer. La réduction de peine est exclue. Quant au meurtre et au meurtre en bande organisée, ils ne sont concernés ni par l'exemption ni par la réduction de peine. Pourtant, ces infractions sont très courantes dans le cadre des règlements de compte pour trafic de stupéfiants.

Je fais partie de ceux qui regrettent que le champ d'application des réductions et des exemptions de peine ne soit pas le même que celui de la criminalité organisée, listé à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Il faudrait peut-être corriger ce hiatus.

Il faudrait aussi regrouper dans un seul texte l'explication de la réduction et de l'exemption de peine et toutes les infractions qui peuvent en bénéficier.

La réduction de peine devrait être possible pour l'association de malfaiteurs et l'assassinat, et la réduction et l'exemption l'être pour le meurtre et le meurtre en bande organisée. Il faudrait aligner les dispositifs sur les repentis sur ceux de la criminalité organisée, et harmoniser le texte général, qui prévoit des conditions alternatives, et le texte sur le trafic de stupéfiants, qui prévoit des conditions cumulatives.

La responsabilité pénale du repenti n'est pas supprimée : il est poursuivi et déclaré coupable sous son nom. La juridiction de jugement n'est pas liée par le statut de repenti et peut refuser une réduction ou une exemption de peine à une personne protégée.

Outre la réduction ou l'exemption de peine, la personne peut bénéficier d'une identité d'emprunt, et, dans ce cas, d'un huis clos pour être jugé. Il y a là une difficulté : quelqu'un qui fait des révélations dans un gros trafic de stupéfiants ne peut bénéficier d'un huis clos ou d'une audition floutée que s'il a une identité d'emprunt. Or certains, qui n'en ont pas, peuvent se mettre très en danger par leurs déclarations, sans être protégés à l'audience. Cela peut s'avérer très problématique.

Une fois que le statut de repenti est attribué, au stade des investigations, par le juge d'instruction ou le procureur, la CNPR entre en action.

La CNPR a été créée par la loi en 2004, mais on a attendu jusqu'en 2014 le décret d'application, qui prévoit son fonctionnement et sa composition, ainsi que les conditions de l'identité d'emprunt. La CNPR compte huit membres titulaires. Elle est présidée par un magistrat hors hiérarchie. S'y ajoutent deux magistrats travaillant dans des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), un magistrat de la Chancellerie - de la direction des affaires criminelles et des grâces -, un représentant de la police, un de la gendarmerie, un des douanes, un de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). La CNPR ne siège pas en permanence. Tous les membres sont à 110 ou 120 % dans leurs autres fonctions, auxquelles s'ajoute la CNPR.

La CNPR est sous la tutelle du ministère de l'intérieur. Son secrétariat est assuré par le Siat. Elle est saisie par le juge d'instruction ou le procureur de la République. Le dossier de la CNPR est distinct du dossier judiciaire. La procédure est secrète et opaque.

M. Jérôme Durain, président. - Cela nous intéresse beaucoup.

M. Marc Sommerer. - Une fois saisi, je saisis le Siat, qui évalue le dossier. Il détermine le nombre de personnes à protéger, mène une enquête de personnalité et une évaluation psychologique du candidat, évalue sa crédibilité, réalise tout un travail de mise en confiance, essaie d'évaluer ses motivations : parle-t-il parce qu'il a peur ? Qu'il a décidé de sortir du milieu ? Qu'il veut commencer une nouvelle vie ? Qu'il avance dans la vie et se dit qu'une grosse peine est moins facile à supporter qu'à 20, 30 ou 40 ans ? Le Siat évalue également la capacité du candidat à accepter la contrainte de la mesure, à se projeter dans une nouvelle vie, mais aussi l'intérêt judiciaire du dossier et la menace. Certains candidats sont déjà en danger avant leurs révélations et d'autres ne le seront qu'après.

Le Siat propose des mesures de protection et de réinsertion. En cas d'urgence, il peut décider de mesures rapides, comme exfiltrer une famille. Dans ce cas, je suis avisé dans la journée.

La CNPR statue sur l'apport judiciaire des révélations, sur la réalité et l'intensité de la menace et sur la faisabilité de la mesure. Ensuite, elle décide toute mesure qui apparaît nécessaire et proportionnée. Le but est de protéger le collaborateur et ses proches, de les réinsérer et les accompagner dans la sortie de la vie de délinquance. Le Siat met en oeuvre les mesures décidées par la CNPR et l'alerte en cas de modifications à faire, ou de difficultés.

Une autre mesure est décidée non par la CNPR, mais par le président du tribunal judiciaire de Paris, saisi par la CNPR : l'identité d'emprunt. C'est ce que le décret de 2014 a prévu. Il est possible de faire appel de l'ordonnance du président, et même d'aller en cassation - j'y reviendrai.

Je n'ai pas connaissance des identités d'emprunt ; le président du tribunal non plus. Mieux le secret est gardé, plus la sécurité des personnes est assurée. Parfois, il faut faire des rapprochements entre identité réelle et identité d'emprunt, pour raison médicale ou en cas de nouvelle infraction - seul le Siat le peut.

L'identité d'emprunt peut être retirée sur décision du président du tribunal. La requête peut venir de l'intéressé, qui ne souhaite plus en bénéficier, ou du président de la CNPR si cela n'apparaît plus nécessaire ou si l'intéressé a un comportement incompatible avec la mesure. Il peut, par exemple, profiter de ses deux identités pour commettre des escroqueries.

L'identité d'emprunt est protégée par la loi. Sa révélation est punie de cinq à dix ans d'emprisonnement.

Parfois, une personne demande spontanément une protection, mais c'est assez rare. En général, cela procède plutôt d'une discussion, dès la garde à vue ou devant le juge d'instruction, sur l'intérêt, mais aussi les contraintes de la protection. Il arrive qu'en phase d'évaluation, le Siat nous informe que l'intéressé y renonce, car c'est trop contraignant. On dénombre beaucoup plus de dossiers en évaluation que de programmes réalisés.

Un point mérite d'être signalé : les auditions se font en présence des avocats, ce qui peut poser problème, car certains ont pour clients des réseaux de trafiquants de drogue, et nous sommes moins en confiance pour discuter de l'entrée dans un programme de repentis. Il faut donc trouver des parenthèses pour parler avec le candidat au statut de repenti hors de la présence de l'avocat. Le code de procédure pénale est assez silencieux sur ce point. Une réforme pourrait mieux cadrer l'intervention des magistrats et des enquêteurs.

Le texte ne définit rien, ce qui nous donne une très grande latitude. Le Siat a développé un savoir-faire grâce auquel il offre du sur-mesure. Il peut réaliser l'exfiltration en urgence d'une personne, de ses proches - cela peut être assez traumatisant - ; une surveillance et une sécurisation de lieux ou de personnes ; la fourniture d'un nouveau logement, d'un emploi, d'une formation ; la constitution de dossiers de prestations sociales ; la fabrication d'une légende, pour les identités d'emprunt. Tout cela prend du temps. Il faut aussi apprendre aux personnes concernées à limiter les contacts avec leurs proches. Parfois, il faut fournir des moyens de communication sécurisés, mais aussi former les personnes à l'utilisation des réseaux sociaux - il n'y a rien de tel pour se faire débusquer ! Il peut également y avoir un suivi psychologique, des mesures de protection à l'audience, ou encore le choix d'une maison d'arrêt « refuge », où le détenu ne sera pas en danger. En outre, le Siat accompagne les personnes concernées vers la sortie du programme. Il n'y a pas de limite à l'imagination. Toutefois, un programme est quelque chose de lourd et contraignant qui nécessite une gestion pluridisciplinaire.

Au fil des années, le Siat a défini une doctrine d'emploi qui repose, premièrement, sur l'adhésion du candidat, avec la signature d'un document sans valeur juridique, mais qui reprend ses obligations et engagements et les conséquences de leur non-respect ; deuxièmement, sur la proportionnalité des mesures par rapport à la menace, et troisièmement, sur leur dégressivité, pour sortir petit à petit du dispositif.

La sortie peut se fait de manière volontaire, après discussion avec le Siat et sur demande écrite. En général, elle est décidée parce que la protection n'est plus nécessaire ou estimée trop lourde par l'intéressé. Mais la sortie peut aussi être due à une exclusion par la CNPR. Depuis mon arrivée, la CNPR motive cette décision, même si ce n'est prévu par aucun texte. Il serait intéressant de prévoir l'obligation de motivation, la notification, ainsi qu'un recours spécifique, ce qui n'existe pas pour l'instant.

Récemment, un repenti s'est vu retirer la protection dont il bénéficiait. Je préfère en garder les motifs secrets. L'ancien président de la CNPR avait, sur décision conforme de la CNPR, saisi le président du tribunal de Paris pour retirer au repenti son identité d'emprunt, mais le président l'a refusé. Le président de la cour d'appel de Paris l'a aussi refusé. L'ancien président de la CNPR a alors formé un pourvoi en cassation, et la Cour de cassation a décidé que la décision de la CNPR ne liait pas l'autorité judiciaire. Nous avons donc aujourd'hui quelqu'un qui n'est plus sous notre protection, mais peut toujours bénéficier, légalement, de deux identités. Je pense que c'est l'une des rares personnes en France dans ce cas.

Cela montre qu'il y a peut-être trop d'intervenants : les policiers qui mènent l'enquête, le juge d'instruction, le procureur de la République, la juridiction de jugement, le Siat, la CNPR, le président du tribunal judiciaire. Cette complexité peut conduire à des situations incohérentes comme celle que je viens de vous exposer.

J'en viens au bilan chiffré : au 1er janvier 2024, le Siat protégeait 42 personnes dans le cadre de 18 programmes actifs. Depuis sa création, il a protégé 60 personnes dans le cadre de 22 programmes, dont 17 concernant des groupes criminels impliqués dans le trafic de stupéfiants. Cela représente donc les trois quarts de notre activité. Sept programmes relèvent du trafic de stupéfiants stricto sensu, neuf programmes concernent des homicides en bande organisée liés à un trafic de stupéfiants, et un programme est relatif à un blanchiment de fonds issus du trafic de stupéfiants.

Cela concerne aussi bien des groupes criminels d'envergure locale que des organisations criminelles internationales. On a certains trafiquants qui figurent parmi les cibles prioritaires de l'Office antistupéfiants (Ofast) ou de pays partenaires.

Je voudrais évoquer deux verdicts rendus en 2023. Le premier concerne un dossier de l'Ofast suivi par la Jirs de Lille, de substitution de 600 kilogrammes de cocaïne dans le port du Havre. Cette importation de stupéfiants en bande organisée a été jugée par un tribunal correctionnel. Neuf ans de détention ont été prononcés à l'encontre d'un individu réfugié à Dubaï, huit ans à l'encontre de l'un de ses frères, cinq ans à l'encontre de plusieurs autres personnes. Quant à celui qui appartenait au programme de repentis, il a été relaxé.

Le second, rendu à Lyon par la cour d'assises, sanctionnait un homicide en bande organisée à l'arme de guerre sur fond de rivalité de trafic de drogue, en 2019. Des peines de 25, 22, 20 et 18 ans ont été prononcées. Le bénéficiaire du programme n'a été condamné qu'à deux ans d'emprisonnement, avec possibilité d'aménagement de peine. J'espère que dans le milieu, on saura que l'institution judiciaire joue le jeu.

L'année 2023 a été marquée par une hausse tendancielle de l'activité. Tout d'abord, le Siat est saisi de beaucoup plus de dossiers qu'avant. Il a réalisé 32 évaluations en 2023, contre une vingtaine en 2020 et 2021. Le nombre de programmes validés a aussi augmenté : cinq en 2023, contre deux en 2022 et trois en 2021 - c'est ce qui a conduit mon prédécesseur à rendre un rapport assez critique sur la CNPR. Cette hausse s'explique également par l'accumulation des dossiers, au fil des années, mais aussi par les démarches de sensibilisation auprès des magistrats et des enquêteurs. En 2024, le Siat gère 18 programmes, contre 13 en 2022 et 8 en 2019.

Tout porte à croire que la tendance se maintiendra. Au rythme actuel, au 1er janvier 2029, nous suivrons une quarantaine de programmes, soit entre 75 et 100 personnes.

Notre financement est vertueux et pérenne. Une convention est signée tous les trois ans entre l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et la direction générale de la police. L'Agrasc s'engage à contribuer à la prise en charge de tous les frais des programmes de repentis, pour 780 000 euros par an. Elle jouit, en quelque sorte, d'un retour sur investissement.

Les programmes coûtent plus ou moins cher, selon que l'on protège une seule personne ou un couple et ses cinq enfants. On essaie de maintenir le niveau de vie des personnes, et de les faire sortir du programme. Le coût dépend de leur capacité à retrouver une autonomie.

Des dispositifs analogues existent dans les autres pays occidentaux. Dans certains, la tradition est assez ancienne, comme en Italie, depuis les années 1970, ou en Allemagne, depuis la fin des années 1980. En Italie, on dénombre plusieurs centaines de repentis. En Grande-Bretagne, où la pratique est plus récente, c'est au compte-gouttes.

On n'a pas tous la même histoire, ni la même criminalité, ni les mêmes procédures pénales. Il est donc assez compliqué de comparer l'efficacité des systèmes. En revanche, il est intéressant de s'inspirer de ce qui existe chez les autres.

L'Italie est une source d'inspiration pour la France en matière de lutte contre la criminalité organisée. Les repentis y signent un contrat écrit. Les réductions de peine y sont très incitatives, allant jusqu'aux deux tiers. Le statut de repenti peut aussi faire baisser le seuil des aménagements de peine. Par ailleurs, la justice peut retirer le bénéfice des réductions de peine à une personne si elle a fait de fausses déclarations ou commis une nouvelle infraction dans un certain délai.

Aux États-Unis, le champ d'application du dispositif n'est limité à aucune infraction. Le procureur peut même aller jusqu'à renoncer aux poursuites en fonction de l'intérêt judiciaire des déclarations du repenti.

J'en viens à notre action en matière de protection de témoins. En France, il n'est pas possible, en théorie, de se soustraire à l'obligation de témoigner. En pratique, lorsque des personnes, en larmes, refusent de témoigner, les enquêteurs et magistrats prennent de simples informations et non des témoignages.

Le délit de subornation de témoin protège les déclarations. Notre procédure prévoit également l'occultation d'adresse, et le témoin anonyme, cette fois sur autorisation du juge des libertés et de la détention. Cette dernière mesure est difficile à manier, car le témoin ne doit pas donner trop d'informations de nature à dévoiler son identité. Le témoin protégé, quant à lui, relève de la CNPR. Cette procédure a été prévue par loi de 2016, à l'article 706-62-2 du code de procédure pénale, si l'audition du témoin le met gravement en danger, lui ou ses proches. Cette protection relève de la liste des infractions de criminalité organisée, prévue aux articles 706-73 et 706-73-1 du code de procédure pénale, des crimes contre l'humanité et des délits et crimes de guerre.

La protection de témoin obéit aux mêmes règles que la protection du repenti, sauf que le témoin ne peut bénéficier de mesures de réinsertion. Il peut, néanmoins, faire usage d'une identité d'emprunt.

Des interrogations existent sur la double tutelle du ministère de l'intérieur et du ministère de la justice. Puisque la CNPR est composée de personnel de ces deux ministères, je pense que cette tutelle est justifiée, d'autant qu'elle est extrêmement discrète. Je n'ai jamais eu à la subir. L'indépendance des magistrats est garantie. Ils ont une certaine expérience de la criminalité organisée et de la relation avec les services d'enquête.

Je n'ai jamais eu à mettre cette tutelle à l'épreuve, mais je ne m'interdis pas de le faire si nous montons en puissance sans en avoir les moyens, notamment au niveau du Siat.

Le rapport de mon prédécesseur, qui a fuité dans la presse, évoque le très faible nombre de candidatures pour être repenti. Celui-ci s'explique parce que le dispositif est récent. Il a fallu former du personnel, s'inspirer de l'étranger, ne pas commettre d'erreurs. Les résultats judiciaires se sont fait attendre. Nous sommes aussi confrontés à la concurrence des informateurs, indics et autres « tontons », technique souple et informelle, encadrée par aucun texte, qui n'est pas sans danger de dérapage. Elle peut conduire les enquêteurs à commettre des erreurs fatales pour la procédure, entraînant sa nullité, ou à se voir eux-mêmes reprocher des infractions.

Le Monde a évoqué la dépendance de la CNPR au Siat. Celui-ci est une structure dédiée, avec un personnel formé, spécialisé, qui a un savoir-faire, de l'expertise, de l'expérience : autant d'atouts primordiaux pour le fonctionnement du système. Il sait agir et innover dans l'urgence. Il est capable de faire du sur-mesure. Nous avons noué une relation de confiance et je crains qu'une trop grande diversité d'acteurs ne crée des difficultés. Rappelons le triple assassinat, aux Pays-Bas, du frère d'un repenti qui avait fait des déclarations contre l'un des leaders de la Mocro Maffia, de l'avocat de ce repenti et d'un journaliste qui était son confident. Il y a eu une commission d'enquête. Il est apparu un manque de coordination entre des services à compétence régionale - il n'y en avait pas à compétence nationale. C'est pourquoi je pense qu'il faut conserver le monopole du Siat. Néanmoins, il est vrai que la CNPR en est dépendante, n'étant pas permanente. Elle n'a pas de secrétariat. En l'état, je n'en ai pas besoin. Ma relation est suffisamment bonne avec le Siat pour qu'il réponde à mes demandes. Mais si l'activité venait à s'accroître, il faudrait peut-être un secrétariat et une décharge d'activité du président de la CNPR.

Mon prédécesseur a eu raison de déclarer que le dispositif était utilisé de manière bien trop marginale, mais je ne parlerais pas de crise existentielle. Le garde des Sceaux s'est rendu en Italie au printemps dernier et en est revenu, paraît-il, enthousiaste sur le dispositif des repentis. Je pense que c'est de bon augure pour une éventuelle réforme. Je constate une volonté de la Chancellerie. Les alertes de mon prédécesseur ont été entendues.

Il faut modifier l'architecture du dispositif pour le rendre plus cohérent, en le bâtissant sur deux piliers : le pilier judiciaire, qui pourrait apprécier l'intérêt judiciaire des révélations et leur valeur probatoire et qui statuerait sur le respect par le candidat des conditions de la réduction ou de l'exemption de peine, et le pilier administratif, qui statuerait sur la protection, la réinsertion, la mise en oeuvre des mesures, et aurait compétence sur l'identité d'emprunt. Ce ne serait plus le président du tribunal de Paris qui statuerait sur ce point, mais la CNPR.

Il faut rendre le dispositif plus attractif pour les candidats. Le repenti attend de l'institution judiciaire qu'elle respecte sa part du marché, en échange de ses révélations. Les perspectives sur la peine doivent être réelles et concrètes. L'entrée dans le programme est une négociation sur le quantum de la peine, or personne ne peut s'engager puisque c'est la juridiction de jugement qui prend la décision. On pourrait décider que, dès lors qu'une personne est éligible à l'exemption ou à la réduction de peine, ce statut lie la juridiction de jugement. Elle pourrait éventuellement s'en défaire par décision spécialement motivée, afin de respecter nos grands principes.

Ce système est secret. Rien n'apparaît jusqu'au jour du jugement, où la personne demande à bénéficier de la réduction ou de l'exemption de peine. Sauf que pour les autres mis en examen, c'est important de le savoir, puisque toute une partie du dossier repose sur les accusations du repenti. Cet aspect du dossier, caché, est découvert et attaqué lors du procès. Davantage de transparence et de contradictoire lors de la phase d'instruction rendrait le dispositif plus robuste, face aux attaques de ceux que les révélations dérangent.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - C'est-à-dire ?

M. Marc Sommerer. - Il faudrait que l'on sache, avant la fin de l'instruction, que M. Untel a fait ces déclarations, car il veut bénéficier d'une réduction ou d'une exemption de peine.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Aujourd'hui, c'est complètement occulte ?

M. Marc Sommerer. - Oui. En outre, il faut vraiment connaître cette disposition pour savoir qu'on a affaire à un potentiel repenti, à la lecture de l'ordonnance de mise en accusation par le président de la cour d'assises, où il est écrit qu'une personne bénéficie de l'article 132-78 du code pénal.

Dans le dossier Rédoine Faïd, qui n'a rien à voir avec le trafic de stupéfiants, une personne a bénéficié de cet article et s'est vue retirer ce bénéfice. Elle mettait en cause Rédoine Faïd et Francis Mariani. Les avocats de ce dernier ont porté de nombreuses attaques à l'encontre de la personne qui avait fait des révélations. On sécuriserait la procédure avec plus de transparence et de contradictoire.

Il faut instaurer des recours contre les décisions de la CNPR. Il n'est pas normal que la personne qui se voit retirer sa protection ne puisse pas le contester.

Il faut aussi réfléchir à une doctrine d'emploi diffusée aux parquets avec des pratiques clairement affichées de réduction de peine. Les parquets pourraient ainsi s'engager plus fermement.

Sur le fond, il faut faire sauter les verrous sur l'association de malfaiteurs et l'assassinat, voire étendre le dispositif à toute la criminalité organisée, et étudier s'il faut l'étendre à tous les crimes. Comme je l'ai dit, il faut clarifier les conditions alternatives ou cumulatives d'accès au dispositif.

Il faudrait un texte définissant les conditions de réduction et d'exemption de peine, et un autre listant toutes les infractions visées. Actuellement, elles sont éparpillées dans le code pénal, ce qui est très compliqué.

Les victimes, à l'exception des victimes de traite des êtres humains, sont exclues du dispositif. Or il n'est pas rare que la victime d'une tentative de règlement de compte lié à un trafic de drogue soit la première à garder le silence, par peur de représailles, alors qu'elle sait pertinemment d'où vient la menace. On ne peut pas, en l'état, protéger les victimes.

J'ai passé six ans à la Jirs de Paris ; pendant trois ans, j'ai été doyen des juges d'instruction du pôle financier du tribunal judiciaire de Paris. Depuis un an et demi, je préside la cour d'assises. L'argent sale a toujours été au coeur de mes préoccupations. Tout argent sale doit être blanchi. Le délit de blanchiment est donc à la croisée du grand banditisme et de la délinquance financière. Cette infraction est peu utilisée dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants, alors qu'elle est assez simple.

Les dossiers que nous avons appelés Virus et Rétrovirus sont emblématiques dans la lutte contre le blanchiment de l'argent du trafic de drogue.

Les espèces engendrées par la vente de drogue sont récupérées par les semi-grossistes puis les grossistes. Une partie doit revenir au producteur. Il faut rapatrier cet argent, par exemple au Maroc pour ce qui est du cannabis. Pour ce faire, les trafiquants font appel à des blanchisseurs, les saraf.

Dans le dossier Virus, l'argent de la drogue était récolté par un saraf qui avait des liens avec une banque d'affaires en Suisse. Des exilés fiscaux français, qui détenaient des comptes en Suisse, voulaient utiliser leur argent en France : on leur y remettait des espèces issues de la drogue et en contrepartie, ils réalisaient des virements internationaux depuis la Suisse sur des comptes à disposition des trafiquants de drogue.

Dans le dossier Rétrovirus, un Indien récupérait l'argent - il s'agissait de dizaines ou de centaines de millions d'euros. Ses collecteurs allaient à Anvers, qui est une plaque tournante du commerce d'or, et échangeaient l'argent de la drogue contre de l'or, notamment des bijoux. Cet Indien envoyait ses petites mains en avion jusqu'à Dubaï, avec les bijoux. À Dubaï, il avait une complicité chez un fondeur, qui transformait l'or. Ensuite, l'or était exporté illégalement en Inde, qui est l'un des plus gros consommateurs d'or, et où celui-ci est le plus taxé. L'or non taxé s'y écoule très facilement. Le saraf prenait une commission ridicule sur le blanchiment, car son intérêt était de disposer de grosses quantités d'argent liquide pour se livrer à son trafic d'or, en dégager un gros bénéfice, et réaliser des virements à destination des trafiquants de drogue.

Un autre dossier concernait un saraf du Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers, grossiste, qui achetait des vêtements avec l'argent de la drogue. Il les envoyait à Ceuta, donc sans contrôle, où selon un accord entre l'Espagne et le Maroc, la marchandise peut être sortie de l'enclave, dès lors que c'est à pied. Les vêtements arrivaient dans les entrepôts du saraf au Maroc, où il les vendait, faisait son bénéfice et pouvait rendre l'argent collecté aux trafiquants.

Ces saraf étaient en lien avec un certain nombre de réseaux. En remontant l'argent, on a pu les identifier et les démanteler. Un bon saraf est fiable, efficace et prend une toute petite commission.

Mais ces dossiers prennent du temps. Il faut des enquêteurs financiers ; or actuellement, il y a une crise des vocations.

Le dispositif légal concernant les confiscations est extrêmement robuste et efficace. La France a reçu une très bonne note à son évaluation par le Groupe d'action financière (Gafi).

Nous nous appuyons sur des assistants spécialisés en matière de saisie et confiscation. Il en manque cruellement dans les autres juridictions ; or si l'on embauchait une ou deux personnes par grosse juridiction, le nombre de biens et les sommes saisis seraient décuplés. L'investissement en salaire serait rentabilisé dès les premières semaines. Ce serait d'autant plus efficace qu'en matière de trafic de drogue, on encourt une confiscation générale. Ainsi, un trafiquant de drogue qui possédait une maison avant d'être trafiquant peut se la voir confisquée.

Concernant le passage de la cour d'assises au tribunal correctionnel, j'en ai déjà parlé.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de cette exhaustivité.

M. Jérôme Durain, président. - C'était très complet. Merci beaucoup.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 25.

Mardi 13 février 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Jean-Michel Gentil, magistrat, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, Mmes Agnès Thibault-Lecuivre, magistrate, directrice, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale et Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons ce matin M. Jean-Michel Gentil, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, ainsi que Mmes Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale et Christine Dubois, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects. Je vous remercie, mesdames, monsieur, de votre présence ici.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ; levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Gentil, Mme Agnès Thibault-Lecuivre et Mme Christine Dubois prêtent serment.

M. Jean-Michel Gentil, magistrat, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale. - Je suis magistrat de l'ordre judiciaire. Je dirige l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) depuis le 1er août 2023. Avant cela, j'ai exercé les fonctions de juge d'instruction pendant plus de trente-six ans, notamment comme coordonnateur des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) de Lille, Bordeaux et Paris. Mon dernier poste était celui de chef du service de l'instruction de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Je suis donc particulièrement sensible à vos travaux sur l'impact du narcotrafic en France, notamment dans le cadre de mes nouvelles fonctions, puisque la corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants.

Je vais être rapide dans ma présentation de l'IGGN, un organe de contrôle interne, chargé de veiller au respect des règles déontologiques de la gendarmerie nationale et de s'assurer de la maîtrise du risque au sein de l'institution. Pour ce qui concerne le respect des règles déontologiques, nous intervenons dans les enquêtes judiciaires et les enquêtes administratives ; pour ce qui a trait à la maîtrise du risque, nous effectuons des missions d'audit ou d'expertise ainsi que des études sur demande du directeur général, du ministre de l'intérieur et des outre-mer ou émanant de l'échelon interministériel. Je pourrai donner plus de précisions sur notre organisation si vous le souhaitez.

Je propose d'organiser mon intervention en deux temps. Dans un premier temps, je vous ferai part de notre constat sur l'impact du narcotrafic pour la gendarmerie nationale ; dans un deuxième temps, je vous présenterai ce que la gendarmerie nationale a mis en place pour répondre au risque de corruption en relation avec ce trafic.

Je ne vais pas trop m'étendre sur le constat, puisqu'il vous a déjà été présenté. Simplement, il me semble important d'insister sur l'expansion du trafic de stupéfiants, laquelle n'affecte d'ailleurs pas forcément le fonctionnement interne de la gendarmerie. Il y a une expansion du narcotrafic en zone de gendarmerie nationale ; le développement du trafic en milieu rural est une réalité et la gendarmerie nationale y est confrontée comme toutes les autres forces de sécurité intérieure. Cela tient à trois facteurs. D'abord, les zones rurales sont devenues un véritable marché pour les trafiquants, parce que la consommation y est en hausse. Ensuite, ces zones sont devenues attractives, parce que les campagnes - les zones gendarmerie - servent de base arrière logistique pour le trafic de stupéfiants. Au-delà des affaires de cannabiculture mises en évidence par l'action de la gendarmerie, le plus important, c'est que, comme aux Pays-Bas par exemple, les groupes criminels s'installent dans des zones isolées pour y établir des lieux de stockage ou de dégroupage. Enfin, il y a une situation particulièrement problématique dans les outre-mer. Je sais que la situation en Guyane vous a été exposée, je ne m'y attarde donc pas, mais il y a une autre zone très problématique pour la gendarmerie : les Antilles. Cette zone, quasiment sous exclusivité de la gendarmerie nationale, est devenue en quelques années l'une des bases logistiques les plus importantes pour le trafic de cocaïne à destination de l'Europe. Des liens se sont établis entre trafiquants ultramarins et métropolitains, notamment par des échanges croisés de stupéfiants.

Malgré cette expansion, nous n'avons pas constaté en interne, au sein de la gendarmerie nationale, une hausse des manquements en relation avec le trafic de stupéfiants. L'inspection a codifié quatre types de manquements : le trafic, la consommation, la détention et la conduite sous l'empire de stupéfiants. Au total, au cours des quatre dernières années, la gendarmerie n'a traité que 34 dossiers disciplinaires pour des faits en relation avec les stupéfiants. C'est en 2021 que le nombre de dossiers a été le plus important, avec 12 dossiers ; nous en avons eus 8 en 2022, 7 en 2023. Surtout, au cours des deux dernières années, nous n'avons recensé aucun dossier de trafic au sein de la gendarmerie nationale. En ce qui concerne le profil des agents sanctionnés, 58 % des dossiers disciplinaires concernaient de jeunes gendarmes adjoints volontaires.

Ces constats sont favorables, mais doivent être pris avec prudence. Même si l'on peut parler d'un épiphénomène au sein de la gendarmerie nationale - nous n'avons pas de dossier en lien avec le narcotrafic ni avec la corruption liée au narcotrafic -, il n'en demeure pas moins qu'il faut être vigilant. En effet, la corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants, elle est une condition préalable pour parvenir à leurs fins. Par exemple, un trafiquant a besoin de savoir s'il est recherché, si le véhicule qu'il utilise pour son trafic est surveillé, si un conteneur va arriver dans de bonnes conditions, etc. Cela signifie que les forces de sécurité intérieure, quelles qu'elles soient, constituent une cible pour les trafiquants, en raison des informations, même de basse intensité, dont elles disposent. La difficulté est que la corruption est un délit occulte, c'est même le délit occulte par essence, et sa mise en évidence est souvent fortuite, elle se produit à l'occasion d'autres affaires, par exemple quand, à la faveur d'une écoute téléphonique, on a connaissance d'un phénomène de corruption.

Il ne me semble pas qu'il y ait aujourd'hui, au sein de la gendarmerie nationale, des composantes particulièrement exposées. Il apparaît plutôt que la corruption est susceptible de concerner des individus plus ou moins exposés au phénomène. On peut naturellement penser aux militaires chargés d'opérations d'infiltration ou qui sont au contact d'informateurs, mais, considérant le constat que j'évoquais au début de mon intervention, nous devons également être attentifs aux fragilités particulières de certains gendarmes : fréquentations passées, origine d'un quartier difficile, précarité financière, affaiblissement des repères déontologiques ou pressions qui peuvent être exercées.

Aussi, sur la demande expresse du directeur général de la gendarmerie nationale, l'IGGN s'emploie à veiller, d'une part, à la prévention de la corruption, par le recrutement et la formation, et, d'autre part, à la détection de signaux faibles, quels qu'ils soient, via la gestion des sources et le contrôle des fichiers.

C'est la deuxième partie de mon propos : la prise en compte du risque de corruption en relation avec le trafic de stupéfiants. Cette priorité se décline en trois volets.

Tout d'abord, qu'on le veuille ou non, je l'affirme, le modèle de la gendarmerie nationale, fondé sur le statut militaire, présente incontestablement des atouts pour prévenir la soumission des militaires de la gendarmerie à l'influence des narcotrafiquants. Ensuite, la prévention de la corruption s'organise autour de deux axes que je vous ai indiqués, le recrutement et la formation. Enfin, une attention particulière est portée au contrôle des fichiers et à la gestion des informateurs.

Premièrement, je le disais, le modèle de la gendarmerie, fondé sur le statut militaire, présente des atouts, parce que l'obligation faite au gendarme d'être logé dans un logement concédé pour « nécessité absolue de service », en caserne, constitue une garantie. La caserne reste, elle l'a toujours été, un environnement sécurisé, qui préserve la famille du militaire, mais qui le préserve également, lui, du risque de pression extérieure. En outre, le gendarme qui vit au contact et sous le regard de ses collègues ne peut afficher un train de vie en décalage avec les ressources manifestes du foyer sans susciter un questionnement de la brigade. Un deuxième aspect du caractère militaire du gendarme est lié à l'encadrement des gendarmes au sein des unités de terrain ; c'est fondamental. Un militaire n'est jamais livré à lui-même sur une mission. Or qui dit encadrement dit également contrôle hiérarchique. La gendarmerie a conservé cette organisation militaire et le contrôle est exercé à tous les échelons de commandement, de la brigade jusqu'à l'IGGN si nécessaire.

Deuxièmement, la prévention de la corruption est organisée autour de deux axes : le recrutement et la formation. Le recrutement en gendarmerie, comme d'ailleurs dans les autres forces de sécurité intérieure, procède d'un criblage, prévu par le code de la sécurité intérieure et par le code de la défense. Ce criblage s'inscrit dans le cadre d'une enquête administrative, destinée à connaître le comportement et la moralité du candidat et à vérifier s'il n'y a pas d'incompatibilité avec l'exercice de ses missions. Il s'agit de vérifier les antécédents- en consultant le fichier des personnes recherchées (FPR), le casier judiciaire, le traitement d'antécédents judiciaires (TAJ) - mais également de mener une analyse plus poussée, au sein du bureau de criblage des recrutements, avec l'appui, si nécessaire, du service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas).

En ce qui concerne la formation à la déontologie et au risque de corruption au sein de la gendarmerie, à laquelle je me suis intéressé dès mon arrivée en visitant les écoles, la sensibilisation à la corruption n'est pas reprise dans un guide pratique spécifique ; elle est évoquée au fur et à mesure des formations à l'éthique et à la déontologie. Lors de la formation initiale des sous-officiers, les risques d'atteinte à la probité ne sont pas, pour l'instant, développés. En revanche, au sein de l'école des officiers, nous avons créé un département d'éthique et de déontologie. Les élèves officiers suivent une formation d'éthique et de déontologie, avec une particularité : nous avons créé un mode de raisonnement éthique (MRE), qui a pour objet d'inviter l'officier formé à réfléchir lui-même aux risques éventuels d'atteinte à la déontologie, notamment à la probité. Il y a bien cependant un module « probité » intégré à la formation destinée aux enquêteurs financiers, une population a priori vulnérable.

Comme le constat que je fais démontre l'existence de quelques failles, il est prévu de développer cette sensibilisation et plusieurs projets sont en cours en ce sens. Le premier est mené dans le cadre du plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2024-2027 ; la gendarmerie crée une formation sur les atteintes à la probité, qui sera accessible à tous les personnels pour rattraper la formation des sous-officiers notamment. Une seconde formation est à l'étude conjointement avec la police nationale et la douane ; on envisage de créer un premier niveau de formation de sensibilisation à la probité ; un deuxième niveau sera ensuite destiné aux officiers de douane judiciaire (ODJ) et aux officiers fiscaux judiciaires du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) ainsi qu'aux officiers de police judiciaire (OPJ) de la gendarmerie et de la police nationale ; et, enfin, il y aura un niveau d'approfondissement.

Troisièmement, il faut porter une attention particulière sur les risques de corruption dans le traitement des sources et l'utilisation des fichiers. Le traitement des sources a été au centre d'importantes controverses - je l'ai constaté en étudiant certains dossiers dont j'ai eu la charge dans le passé -, mais il me semble aujourd'hui parfaitement encadré dans la gendarmerie nationale. Le dispositif existant a été mis en place en 2014. Il s'agit d'une circulaire relative à la gestion des sources humaines du renseignement dans le cadre de l'exercice des missions de police judiciaire. Le dispositif est donc ouvert à certains OPJ, mais pas à tous, puisque la possibilité de traiter une source n'est ouverte qu'aux offices centraux, aux sections de recherche et aux brigades de recherche. L'architecture repose sur cinq niveaux : il y a automatiquement un agent traitant, un officier traitant, un officier contrôleur, puis un contrôle hiérarchique, qui peut être assuré par le commandant de région pour ce qui concerne les sections de recherche, la supervision étant enfin assurée directement par la direction générale de la gendarmerie nationale.

J'en viens à la question du contrôle de l'usage des fichiers. Nous avons la chance, à l'IGGN, de disposer d'un bureau - le bureau de l'audit, de la protection et de la gouvernance des données (BAPGD) - dont le rôle est de s'assurer de l'utilisation conforme des traitements automatisés de données à caractère personnel. C'est ce bureau qui contrôle les traces de connexion du personnel de la gendarmerie. Il le fait soit sur son initiative, soit sur la demande des échelons territoriaux de commandement, soit sur le fondement de réquisitions judiciaires qui nous sont adressées par les services enquêteurs de la police et la gendarmerie. Le BAPGD peut également être sollicité par des services dépendant du ministère des finances - Tracfin, douanes -, du ministère de la justice ou du ministère de la transition écologique. Nous avons également été contactés par l'Agence française anticorruption (AFA) pour partager ce savoir-faire ; la semaine dernière encore, nous étions reçus à l'AFA par le groupe de travail de lutte contre la corruption, afin d'envisager le développement d'un outil permettant de mieux surveiller et contrôler les fichiers, de façon préventive et non plus seulement sur demande.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre, magistrate, directrice, cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale. - Je commence en vous présentant rapidement l'inspection générale de la police nationale (IGPN). Dans sa dimension d'enquête, il s'agit d'un service national de police judiciaire spécialisé ; spécialisé, parce qu'il traite des policiers mis en cause ; national, parce qu'il couvre l'ensemble du territoire, avec des délégations d'enquête réparties sur tout le territoire national.

Conformément à une circulaire de 2014 de la chancellerie, nous n'avons à connaître que des affaires revêtant un caractère particulier de gravité ou de complexité ou encore d'affaires ayant un retentissement ou une sensibilité particulière. Ainsi, l'IGPN ne connaît pas, dans sa composante d'enquête - enquête administrative pré-disciplinaire ou enquête judiciaire - l'ensemble des faits impliquant des policiers mis en cause pour manquement au code de déontologie, au code pénal ou au code de la sécurité intérieure.

L'IGPN ne peut pas être réduite à cette seule dimension d'enquête, même si c'est la plus visible, puisque c'est une instance au service de la police nationale, qui a vocation à servir l'ensemble des agents qui composent celle-ci. Nous avons donc coutume de dire que, chez nous, la déontologie doit être considérée comme un facteur de performance. C'est sur ce fondement que nous interagissons avec l'ensemble des directions actives de la police nationale. Cette direction doit servir l'intérêt général, tant de l'institution que des usagers - la population - mais aussi les intérêts de chaque policier à titre individuel.

Elle est composée de trois sous-directions : la sous-direction des enquêtes, dont je viens de parler, la sous-direction des inspections, évaluations et audits, et la sous-direction de l'analyse, du conseil et de la maîtrise des risques. De manière schématique, nos principales missions sont : le contrôle des services ; les enquêtes administratives et judiciaires ; les travaux d'analyse et de réflexion relatifs à la déontologie et à la règle ; le pilotage et la coordination du contrôle interne, destiné à vérifier la robustesse des dispositifs mis en oeuvre ; le conseil et l'accompagnement de services - nous avons au sein même de l'inspection un cabinet de conseil interne composé pour moitié de policiers actifs et pour moitié de contractuels issus de grands cabinets de conseils privés - et une mission transversale concernant l'ensemble des agents de l'IGPN, la formation, car c'est par la formation que doivent infuser les problématiques de déontologie.

Pour ce qui concerne le sujet spécifique qui vous occupe, je souhaite souligner quelques éléments.

Tout d'abord, force est de le constater, les policiers détiennent des prérogatives de puissance publique exorbitantes du droit commun et, par là même - cela semble tautologique, mais il me paraît important de le rappeler -, ils représentent un intérêt pour les organisations criminelles qui auraient identifié les vulnérabilités de tel ou tel agent. Les groupes criminels sont particulièrement intéressés par les informations issues de nos fichiers - TAJ, FPR, fichier des objets et véhicules signalés (FOVeS), Système d'immatriculation des véhicules (SIV) - et ils sont prêts à corrompre tout policier pour disposer de ces informations. Au-delà de ces fichiers, ces organisations criminelles sont également intéressées par les informations détenues par les services d'investigation : l'avancement d'une procédure, les programmations d'interpellation, de perquisition, avec des précisions sur les lieux, les jours et les heures ; tout cela suscite la convoitise des organisations criminelles.

La nature même des fonctions exercées par les agents et les possibilités de service que leurs missions leur procurent - le contrôle des flux dans les plateformes aéroportuaires, l'accès aux fichiers, le contrôle des débits de boissons, ses établissements de nuit, les bureaux des fourrières, les traitements des sources humaines - accentuent évidemment ces vulnérabilités.

Certains postes sont particulièrement exposés au risque corruptif par leur nature et par la potentielle monétisation d'un pouvoir ou d'un renseignement. Selon nous, une vigilance particulière doit être portée sur : les jeunes agents, en particulier les policiers adjoints ; les agents fragilisés par une situation personnelle particulière - une séparation, un endettement, des difficultés à se loger, une précarité sociale - ; les agents en situation d'isolement administratif dans de petites unités ou géographiquement isolés ; les agents affectés à des unités de police administrative avec un risque corruptif élevé ainsi que les agents affectés dans des services d'investigation en lien avec la criminalité organisée, en particulier les services antistupéfiants, ce qui soulève la question de la longévité dans ces postes.

À l'IGPN, les faits de corruption liés au trafic de stupéfiants peuvent faire l'objet de signalements, de dénonciations, anonymes le plus souvent, ou peuvent être révélés de manière incidente, dans le cadre de procédures spécifiques, comme une sonorisation ou une exploitation de téléphone avec des captures d'écran montrant qu'un policier est corrompu, notamment pour donner des informations contenues dans des fichiers.

Le chef de l'IGGN concluait son propos en faisant allusion à une difficulté à laquelle nous sommes également confrontés : notre incapacité à détecter en amont les utilisations abusives et illicites de fichiers. En effet, quand nous en avons connaissance, c'est soit par l'intermédiaire de procédures incidentes, soit parce que l'on aura détecté une utilisation par hasard. Nous avons donc besoin d'un algorithme, que j'appelle de mes voeux depuis des mois et sur lequel nous travaillons dans deux directions : en interne, au sein de la police nationale avec les services techniques dédiés, et en lien avec l'Agence française anticorruption. En effet, force est de le constater - et votre commission d'enquête en témoigne - la problématique corruptive dépasse très largement les frontières du ministère de l'intérieur et des outre-mer ; ces discussions, je les ai avec les douanes, avec Bercy ou encore avec l'administration pénitentiaire. Par conséquent, profitons des moyens techniques de l'intelligence artificielle pour gagner en efficacité sur la détection massive de ces consultations illicites de fichiers.

La détection des vulnérabilités doit évidemment relever en premier lieu du pouvoir hiérarchique - nous insistons sur ce point dans nos formations - afin de protéger le policier susceptible d'être corrompu.

Il apparaît que, souvent, les agents soumis au phénomène de corruption n'ont pas le sentiment de participer à une criminalité organisée. Ils vendent des informations, d'ailleurs généralement sans avoir de contact avec la personne qui les corrompt, via le Darknet et avec une facilité assez déconcertante, pour des sommes qui peuvent paraître modiques. C'est pour cela que nous sommes convaincus que nombre d'entre eux n'ont pas conscience de participer à de la criminalité organisée en vendant depuis leur canapé, avec la facilité qui caractérise les réseaux sociaux, des fichiers, des informations utiles aux personnes impliquées dans le trafic de stupéfiants.

Le risque corruptif est pris en compte par toutes les composantes de l'IGPN : la composante « enquête », bien évidemment, mais aussi le cabinet de l'analyse de la déontologie et de la règle, puisque ce risque est intégré à l'ensemble de nos sessions de formation à la déontologie. La vague importante de recrutement de gardiens de la paix et de policiers adjoints a exigé la mise en place d'un nouveau système de formation consacré à la déontologie, avec des exemples concrets, en particulier sur le risque corruptif de haute et de basse intensité, en présentant des problématiques de comportement criminel, de prise illégale d'intérêt et de consultation illégale de fichiers. Cette formation est dispensée de manière identique à l'ensemble des policiers adjoints et des gardiens de la paix, lesquels sont une cible prioritaire des personnes souhaitant corrompre des agents de la police nationale.

Cette formation à la déontologie n'est pas notre seul outil de lutte contre le phénomène corruptif, puisque, dans le cadre de nos travaux d'amélioration de la maîtrise des risques, nous avons fait en sorte que le risque d'atteinte à la probité soit considéré comme un risque à part entière pour tous les grades, qu'il se distingue d'autres risques. Auparavant, ce risque était regroupé au sein du risque global d'atteinte à la déontologie ; cela nous semblait insuffisant.

Nous travaillons également sur les atteintes à la corruption au travers de nos travaux d'inspection et d'audit, par lesquels nous identifions les fragilités et les vulnérabilités d'un service. Par ailleurs, du point de vue du contrôle interne, nous insistons fortement sur la lutte contre la corruption.

Enfin, nous promouvons certains éléments dans le cadre du plan national pluriannuel de lutte contre la corruption, en particulier dans le cadre des travaux du Groupe d'États contre la corruption (Greco) du Conseil de l'Europe, afin de renforcer le code de déontologie commun à la gendarmerie et à la police nationale. L'objectif est que la probité et le non-cumul d'activités apparaissent de manière explicite. C'est dans toutes ces composantes, tant en interne, au sein de l'institution de la police nationale, que dans nos interactions avec le Greco, au sein du Conseil de l'Europe, que nous pourrons mener une lutte aussi efficace que possible, afin que ce phénomène de corruption non seulement ne soit pas tu, mais soit détecté le plus en amont possible.

Mme Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects. - Je pourrais répéter tout ce qui vient d'être dit et le prendre à mon compte. Il est intéressant d'observer qu'il existe, au même moment, une prise de conscience du risque de corruption au sein des différents services, qui prennent ensuite des mesures semblables ; on ne peut que s'en réjouir.

À l'inspection des services de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), deux fonctions principales sont exercées : l'audit interne et l'inspection proprement dite. Ces deux activités se rejoignent pour contribuer à l'amélioration et à la régularité du fonctionnement des services.

L'audit interne étudie les processus opérationnels sur la base des risques, y compris de corruption, pour aboutir à des recommandations visant à sécuriser ces processus et à en renforcer la performance.

Quant au pôle de l'inspection, il est important de rappeler qu'il exerce ses activités dans le seul champ de l'enquête administrative. Le rôle de nos inspecteurs est d'identifier et de qualifier les manquements aux règles déontologiques. Le plus souvent, ces enquêtes administratives sont conduites dans un cadre pré-disciplinaire.

La douane a une caractéristique importante par rapport au phénomène que vous étudiez ici : elle est l'administration de la frontière et de la marchandise. Cela fait sa singularité et cela dit beaucoup de la fonction fondamentalement régalienne de son intervention sur le contrôle des marchandises. Dès lors que des marchandises franchissent une frontière ou circulent sur le territoire national, la douane intervient pour contrôler, taxer ou intercepter les marchandises, quand celles-ci sont irrégulières. Nous avons des agents en contact direct et constant avec la marchandise et ils sont très souvent des intervenants de la chaîne logistique internationale. Cela leur confère une situation singulière dans l'observation et la détection des flux possiblement irréguliers.

C'est d'ailleurs dans le cadre d'un audit que la question de l'exposition des douaniers aux phénomènes corruptifs a été étudiée : l'an dernier, au début de l'année 2023 - M. Senèze, chef du pôle audit de l'inspection générale des finances (IGF) vous l'a indiqué hier lors de son audition -, un audit conjoint de l'inspection des services de la douane et de l'IGF a été conduit sur la prévention de la corruption des douaniers sur les grandes plateformes. Pourquoi une telle approche ? En 2022, la directrice générale des douanes a été alertée de la pression croissante exercée par les organisations criminelles sur les grands ports du nord de l'Europe, notamment Anvers et Rotterdam. C'est normal, si j'ose dire, Rotterdam traite cinq fois plus de conteneurs que le Havre, mais le volume ne suffit pas à expliquer le phénomène. En effet, tant à Rotterdam qu'à Anvers, des actions rigoureuses ont été engagées début 2023 pour lutter contre le phénomène de corruption. Ce que l'on pouvait, et que l'on peut toujours, craindre, c'est le déport des flux de marchandises vers les ports proches de Dunkerque et du Havre. D'où la décision de diligenter un audit conjoint sur la prévention de la corruption sur les grandes plateformes.

Comment cet audit a-t-il été conduit ? À défaut de multiples cas de corruption - ils sont très rares, extrêmement rares, même, dans la douane -, l'audit a procédé à une analyse systémique du phénomène au sein de la douane, en employant la méthode habituelle de l'audit : quels sont les risques théoriques ? quelles sont les couvertures destinées à minimiser les risques ? quels sont les risques résiduels ? Cet audit a conclu que la douane présentait une certaine fragilité systémique : on n'a pas mis en place toutes les barrières théoriques permettant d'être le premier rempart dans la prévention de la corruption. En particulier, on s'est rendu compte, comme les autres services, que la corruption n'était pas identifiée en tant que telle dans la cartographie des risques, qu'elle était incluse dans la déontologie, ce qui nous a semblé insuffisant, car il faut réserver un traitement spécifique à ce phénomène. Il a en outre été observé que la chaîne hiérarchique n'était peut-être pas suffisamment mobilisée sur le sujet.

À partir de ces constats, la mission a recommandé trois séries de mesures. Sans surprise, celles-ci concernent le renforcement de la culture anticorruption, la capitalisation sur l'organisation du travail - l'organisation du travail en soi peut servir à prévenir des situations de corruption - et la détection et le traitement des suspicions.

Pour ce qui se rapporte au renforcement de la culture anticorruption, les axes sont les mêmes que ceux qui ont été présentés précédemment : identifier la corruption dans le dispositif de maîtrise des risques, faire beaucoup de formation - initiale et continue -, avec des guides et des illustrations. Il faut que le thème de la corruption s'installe dans nos services, il faut en parler, que ce soit visible, pour mieux prévenir la survenue de comportements de corruption. Il faut également communiquer sur les sanctions disciplinaires en cas de corruption. C'est très rare, parce qu'il n'y en a pas, mais, de manière générale, à bas bruit, il faut parler des comportements irréguliers des agents publics.

Deuxième série de mesures : renforcer la prévention par les méthodes de travail. Il s'agit de ce que j'appelle des mesures in design, directement incluses dans les processus de travail. Dès lors qu'il est prévu dans les procédures qu'un douanier n'intervient jamais seul, on met déjà à distance la possibilité d'un schéma de corruption. Les douaniers chargés du dédouanement ou les douaniers en uniforme chargés du flux de personnes et de marchandises doivent toujours être au moins deux ou trois : deux dans le cas du dédouanement, pour garantir la validité juridique des procédures et des constats ; trois dans le cas des équipes de contrôle en uniforme, pour des raisons de sécurité. On peut également organiser l'imprévisibilité des contrôles : les agents ne doivent pas savoir à quel moment ils seront à tel ou tel endroit. Grâce à la rotation des services, la hiérarchie peut organiser cette imprévisibilité, sans bouleverser, bien sûr, le fonctionnement de ces équipes. La rotation des agents a également été recommandée, de même que le contrôle de l'accès aux installations, surtout dans les grandes plateformes : il faut veiller à ce que les agents des douanes accèdent aux espaces qui leur sont juridiquement autorisés et seulement à ceux-ci. Nous avons en outre constaté, comme les autres inspections, la vulnérabilité des habilitations informatiques, un sujet assez complexe. Il faut en outre développer la politique de criblage.

Troisième série de mesures : l'amélioration de la détection et de la gestion des suspicions. Il serait à cet égard intéressant de donner un second souffle au dispositif d'alerte. En effet, la prévention de la corruption comprend une dimension sociologique. Les agents fonctionnent en équipe et cette communauté de travail, très riche, reste souvent silencieuse. Quand un incident se produit, il n'est pas rare d'entendre « On savait » ; il faudrait passer à « Je sais » et à « Je dis ». Pour cela, nous devons protéger la personne qui aura osé prendre la parole, afin que cela ne lui soit pas nuisible au sein du service. De nouveaux dispositifs existent en interne, avec notamment les lanceurs d'alerte. Il faut développer ces options.

En outre, les partenariats sont particulièrement importants pour les douanes qui, sur les grandes plateformes portuaires ou aéroportuaires, sont en contact avec tous les opérateurs privés ou publics qui interviennent dans ces espaces très limités. Les coopérations existent, par voie de protocoles ou de contacts organisés et réguliers, mais il faut continuer de les développer, car c'est ainsi que l'on pourra capitaliser et mieux utiliser l'information disponible.

Ainsi, l'Organisation mondiale des douanes, qui rassemble 180 États, a monté une opération internationale réunissant des compagnies maritimes et des services des douanes pour étudier les possibilités de renforcer leur coopération afin de lutter contre la corruption et l'infiltration des organisations criminelles dans les chaînes logistiques. Certaines organisations maritimes sont très préoccupées par la protection des conteneurs et par la sécurisation des scellés. Les enjeux pour elles sont commerciaux et économiques, de sorte qu'elles n'hésitent pas à installer des dispositifs technologiques pour identifier des ouvertures et sécuriser les scellés. À ce titre, une coopération avec les acteurs du commerce international apparaît intéressante.

Enfin, la protection fonctionnelle, qui existe déjà, doit faire l'objet de la plus grande attention : les agents qui font remonter des observations de corruption doivent avoir l'assurance d'être protégés par leur administration.

En conclusion, pour ce qui est des douanes, je dirais que nous sommes particulièrement attentifs aux aspects qui concernent la coopération et la vie des communautés de travail, autant d'éléments qui peuvent être exploités pour prévenir la corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous détailler le contenu des formations déontologiques ? Existe-t-il des supports écrits que vous pourriez nous transmettre ? La question éthique nous intéresse particulièrement.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Au cours des derniers mois, nous avons revu le module de formation de trois heures que nous dispensons aux policiers adjoints et aux gardiens de la paix. Nous souhaitons, en effet, que la déontologie ne soit pas perçue comme un simple corpus de règles mais comme l'adhésion aux valeurs de l'institution. Cela vaut pour la vie personnelle comme professionnelle. Par exemple, dans sa vie personnelle, il est inenvisageable qu'un policier consomme des produits stupéfiants, commette des faits de violence intrafamiliale ou bien se livre à de petits arrangements pour rendre service à tel ou tel. La même déontologie s'applique a fortiori dans la vie professionnelle. Nous essayons de sensibiliser chacun aux manquements au code de la déontologie - 22 thématiques et 68 manquements -, via des supports vidéo fournissant des exemples pratiques pour identifier les risques éventuels et déterminer les réactions appropriées pour y faire face.

M. Jean-Michel Gentil. - La formation initiale des sous-officiers de gendarmerie comprend un cours d'éthique et de déontologie, sous la forme d'un module de vingt-deux heures, qui ne prévoit toutefois rien de spécifique sur les atteintes à la probité. Nous sommes en train d'y remédier.

L'enseignement se fonde sur le code de la déontologie commun à la police et à la gendarmerie ainsi sur les dispositions spécifiques prévues pour la gendarmerie. Il s'agit de rappeler la définition des manquements et de présenter aux officiers et aux sous-officiers, à partir de supports vidéo, des faits dont a eu connaissance l'IGNN. Les situations sont anonymisées et on leur demande d'y réagir. L'intervention de personnes extérieures est également prévue, dont la Défenseure de droits. J'ai moi-même eu l'occasion d'intervenir en tant que référent déontologue de la gendarmerie nationale.

L'école des officiers de gendarmerie de Melun dispose d'un département spécifique, au sein duquel une méthode de raisonnement éthique (MRE) spécifique a été développée : il s'agit d'inviter l'officier à s'interroger lui-même sur l'attitude à avoir dans certaines situations difficiles auxquelles il risque d'être confronté. Le principe d'interaction est particulièrement intéressant dans cette méthode.

Des formations thématiques existent aussi, dans le cadre de la formation continue, notamment sur les atteintes à la probité. Elles concernent surtout les enquêteurs financiers, qui présentent davantage de vulnérabilités.

Mme Christine Dubois. - Au sein de la douane, la formation est un vecteur important pour renforcer la prévention de la corruption. Des travaux sont engagés pour inclure un module consacré au risque corruptif dans la formation initiale de nos deux écoles, ainsi que dans la formation continue, selon une approche très pratique qui prévoit des mécanismes d'autoévaluation, des cas pratiques et des mises en situation. Il s'agit de faire prendre conscience aux agents des formes que peut prendre le risque éventuel de corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez tous mentionné le principe d'autosurveillance qui s'exerce dès lors que l'on travaille en équipe. En cas de dérive ou de soupçon de dérive, comment procède-t-on ? Y a-t-il un référent que l'on peut alerter ? Existe-t-il un dispositif spécifique ou bien faut-il obligatoirement en référer à la hiérarchie ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Les phénomènes corruptifs peuvent revêtir des formes très différentes. Il y a la corruption au sens strict du code pénal, la violation du secret professionnel, l'infraction de faux ou bien d'autres types de manquements, comme le vol.

En ce qui concerne l'IGPN, nous disposons d'une plateforme de signalement des usagers. Force est de constater que c'est par ce biais que nous avons pu avoir connaissance de certains phénomènes corruptifs dans les services. Ces signalements peuvent être anonymes ainsi que transmis par des policiers. Cela peut aussi passer par le signalement de transactions illicites par les usagers d'un réseau social, sur la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).

En outre, nous renforçons la maîtrise des risques grâce à un autocontrôle permanent, car il est difficile pour la chaîne hiérarchique de détecter les phénomènes corruptifs. Dans ce cadre, il nous semble important de considérer tous les signaux faibles comme autant de facteurs à risque à faire remonter. La remontée des soupçons est donc pluri-vectorielle.

M. Jean-Michel Gentil. - La gendarmerie nationale utilise les mêmes dispositifs que ceux que vient de décrire ma collègue. La plateforme de signalement externe est de plus en plus utilisée et il arrive que l'on puisse ainsi identifier une suspicion de corruption. Toutefois, sur les 3 000 signalements que nous recevons chaque année, rares sont ceux qui concernent la corruption.

La chaîne hiérarchique n'est pas toujours la première informée. D'où l'importance de développer des systèmes de détection, même s'ils restent très délicats à mettre en oeuvre en matière de corruption.

Enfin, le casernement est une protection importante pour les familles et pour le personnel. En effet, il préserve d'une intrusion extérieure et le regard de l'autre, toujours présent, permet de détecter des éléments suspects - train de vie excessif, allées et venues ou fréquentations suspectes - et de les faire remonter à la hiérarchie, puis à l'inspection.

M. Laurent Burgoa. - En cas de corruption de fonctionnaires, une sanction pénale s'exerce, mais qu'en est-il de la sanction administrative ? Quel type de mesure disciplinaire prenez-vous ? Faut-il attendre la réponse pénale ou pouvez-vous prendre des sanctions provisoires avant qu'elle intervienne ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. L'IGPN n'a qu'un pouvoir de proposition de sanction. Nos prérogatives s'arrêtent là. Dans le cadre des enquêtes administratives pré-disciplinaires, nous devons établir la matérialité des faits, déterminer s'il y a des manquements au code de la déontologie et in fine proposer des poursuites disciplinaires, qu'il s'agisse d'une sanction du premier groupe ou d'un passage en conseil de discipline. L'inspection générale n'a ensuite plus aucun pouvoir en matière de sanction, même si elle reste concernée par le dossier puisqu'elle a procédé à l'enquête administrative pré-disciplinaire. L'efficacité du contrôle et la légitimité de la police nationale se trouveraient renforcées si l'inspection générale avait la capacité d'un suivi disciplinaire resserré.

Le pénal ne tient pas le disciplinaire. En effet, au titre du devoir de réaction de l'administration, l'institution est attendue sur l'enquête administrative pré-disciplinaire et il peut tout à fait y avoir prononcé et notification de la sanction à l'agent mis en cause sans que la procédure pénale soit parvenue à son terme.

M. Laurent Burgoa. - Un agent peut donc être soumis à une sanction disciplinaire, puis être relaxé au pénal ?

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Oui, car il faut distinguer d'un côté le code de la déontologie, et de l'autre le code pénal, dont les éléments constitutifs sont par définition différents. D'ailleurs, très souvent, les magistrats instructeurs, dans le cadre des commissions rogatoires, nous demandent quelle sanction disciplinaire a été prononcée. Le fait que la sanction disciplinaire tarde à être prononcée, sauf raison particulière le justifiant, n'est bon ni pour l'institution ni pour l'agent mis en cause.

M. Jean-Michel Gentil. - L'IGGN n'est pas non plus autorité de sanction et se contente de conduire les enquêtes administratives.

Dès lors qu'il y a corruption, il y a infraction pénale, de sorte qu'il nous revient de saisir le procureur de la République sur le fondement de l'article 40 du code pénal. Si celui-ci juge bon que nous attendions les résultats de l'enquête judiciaire, celle-ci primera. Toutefois, rien n'empêche que, en accord avec le procureur de la République, nous travaillions sur le fait générateur de la corruption, qui peut par exemple être le mésusage des fichiers. Dès lors que le manquement est clairement identifié, nous pouvons intervenir et clôturer l'enquête administrative, et l'autorité pourra prendre des sanctions indépendamment de l'enquête judiciaire.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Le Greco a souligné la difficulté induite par la possibilité donnée à l'administration de disposer d'éléments relevant du judiciaire, telle qu'elle est aujourd'hui prévue à l'article 11-2 du code de procédure pénale.

En effet, en l'état actuel du droit, cette possibilité ne vaut qu'en cas de poursuite, donc de renvoi devant le tribunal correctionnel ou de mise en examen. En l'absence de poursuite, compte tenu des pouvoirs limités dont nous disposons dans le cadre de l'enquête administrative - nous n'avons pas de pouvoir de coercition ou de perquisition - le déroulé de celle-ci peut être compliqué.

En revanche, dès lors qu'il y a poursuite, la communication immédiate des éléments relevant du judiciaire permet à l'administration de mettre en oeuvre le suivi disciplinaire.

Mme Christine Dubois. - La DGDDI ne fait pas autrement. En effet, nous sommes formés en grande partie par l'IGPN et nous appliquons ses directives avec scrupule et efficacité.

M. Guy Benarroche- Nous pouvons constater que vos trois inspections ont sérieusement pris en compte le phénomène du risque corruptif. Toutefois, que représente-t-il exactement ? Le nombre de dossiers traités et de sanctions prises a-t-il évolué dans chacune de vos administrations ? Quelle part est directement liée au narcotrafic ?

En dehors de la corruption avérée qui donnera lieu à des sanctions pénales ou disciplinaires, que représentent les tentatives de corruption ? En effet, la pression est constante dans la chaîne du narcotrafic. Avez-vous détecté beaucoup de tentatives de corruption ? Comment les traitez-vous et comment les prenez-vous en compte dans les formations que vous dispensez ?

Enfin, que représentent les formations sur la prévention du phénomène corruptif par rapport au budget total de formation dont disposent vos administrations ? Quel est le volume horaire de ces formations par rapport au total des formations ?

M. Jean-Michel Gentil. - Aucun fait avéré de corruption n'a été constaté dans la gendarmerie nationale, et cela depuis plusieurs années. Nous ne devons pas pour autant ignorer le phénomène et nous le prenons en compte.

En effet, les organisations criminelles de trafiquants de stupéfiants disposent d'une capacité financière colossale. Or, les forces de police et de gendarmerie ont plus facilement accès aux fichiers qu'auparavant, notamment grâce au téléphone dit « NEO » (nouvel équipement opérationnel), mis en place pour garantir la sécurité et l'efficacité des contrôles auxquels elles procèdent. Elles disposent ainsi d'informations auxquelles elles n'avaient jusqu'alors pas forcément accès. Il y a donc un risque évident que des personnes qui détiennent des moyens financiers ou des moyens de pression considérables puissent éventuellement « tamponner », comme on dit, tel ou tel membre des forces de sécurité intérieure pour obtenir une information qui leur sera utile. Toutefois, ce phénomène est difficile à quantifier ; la corruption est un délit occulte et la tentative de corruption l'est encore plus. Nous n'avons donc pas la possibilité de les détecter. C'est la raison pour laquelle nous travaillons à développer des mesures de prévention et de détection à travers la formation. Nous mettons également en place des outils qui permettront, avec l'aide de l'intelligence artificielle, de mieux contrôler l'utilisation des fichiers.

Pour l'instant, les faits de mésusage des fichiers qui remontent jusqu'à l'IGGN ne laissent apparaître aucun fait de corruption. Ils relèvent le plus souvent de la sphère familiale, par exemple lorsqu'il s'agit de vérifier les antécédents d'un nouveau conjoint ou de s'assurer que l'assistant maternel que l'on s'apprête à embaucher présente toutes les garanties nécessaires.

La corruption est sans doute le délit le plus difficile à mettre en évidence et, très souvent, nous n'en avons connaissance que de manière incidente, par des écoutes téléphoniques périphériques ou par des insonorisations dans des dossiers de trafic qui permettent l'utilisation de ces moyens spécifiques d'enquête. L'axe privilégié est donc celui de la formation, que ce soit au sein de la gendarmerie nationale, de la police nationale ou des douanes. Des fiches alertes sont réalisées en cas de détection d'un événement, et peuvent être diffusées à l'ensemble des personnels pour faire savoir que nous sommes intervenus à l'occasion de tel ou tel fait.

Mme Agnès Thibaut-Lecuivre. - Les cas de corruption au sens strict du code pénal sont bien moins nombreux que ceux de violation du secret professionnel, de consultation illégale de fichiers, d'usage de faux ou bien de vol.

En 2022, sur plus d'un millier de saisines judiciaires, la moitié concernait des problématiques d'usage de la force. Viennent ensuite les problèmes de consultation illégale de fichiers, d'usage de faux, de vol, de violation du secret professionnel et enfin de corruption. Le volume des faits en matière de phénomène corruptif reste donc limité. Toutefois, il serait présomptueux de considérer que nous avons connaissance de l'ensemble du phénomène.

Ma réponse reste sans doute peu satisfaisante. Quoi qu'il en soit, il serait faux de dire que la moitié des phénomènes contentieux concerne des faits de corruption, car ce n'est pas le cas.

Les directeurs des services actifs de la police nationale partagent néanmoins une même inquiétude quant à l'existence d'un risque corruptif, d'où leur volonté de développer l'autocontrôle et la formation. Celle que je vous ai présentée concerne uniquement la police nationale. Elle inclut une part de déontologie, qui ne peut pas se quantifier en nombre d'heures, car la déontologie doit être présente dans toutes les strates de la formation. D'où les interventions de la Défenseure des droits, de chercheurs ou de sociologues que nous invitons.

De plus, nous utilisons dans nos trois administrations des fiches alertes que nous placardons dans les vestiaires, par exemple. Certaines d'entre elles portent sur l'usage des fichiers, sur l'utilisation des réseaux sociaux ou sur l'usage des armes. L'idée est d'utiliser des vecteurs adaptés pour déclencher une prise de conscience forte sur la nécessité d'appréhender le phénomène de corruption, même s'il n'est pas question de jouer les Cassandre.

Mme Christine Dubois. - En ce qui concerne la douane, le nombre de cas avérés est extrêmement faible. Il n'y en a eu qu'un seul récemment, dans une démarche isolée.

Les mesures de prévention sont essentielles, car qu'y a-t-il de plus infamant pour une administration que d'être soumise à la corruption ? C'est la négation de nos valeurs les plus louables.

Pour éviter que cela n'arrive, nous utilisons non seulement des fiches alertes, mais nous menons aussi, depuis le début de l'année, une campagne sur l'intranet de nos services pour rappeler, chaque mois, une mesure déontologique particulière. Nous favorisons ainsi la prise de conscience et le partage d'une même culture éthique réaffirmée au sein de l'administration.

M. Jérôme Durain, président. - Lorsque nous avons commencé nos travaux, nous n'avions que quelques informations sur un possible risque de corruption. Plus nous avançons dans nos travaux, plus le sujet devient prégnant. La situation des pays voisins laisse à penser que le phénomène pourrait être assez massif. Or, d'après les échanges que nous venons d'avoir, il y aurait un risque, mais pas de faits, ou bien très peu. Avons-nous exagéré la perception d'un risque majeur ou bien faut-il considérer que les capteurs ne sont pas assez opérationnels ?

En outre, ne devrions-nous pas envisager la situation dans une dimension plus systémique, en prenant en compte notamment la baisse de niveau pour les recrutements, la diminution du temps de formation dans la police, ou bien encore l'existence de situations professionnelles critiques qu'il faudrait revoir, comme la gestion des informateurs ? Certes, la gestion des cadres existe et vous veillez à développer la formation, mais il faudrait sans doute aussi étudier et interroger l'ensemble de vos missions, les conditions dans lesquelles elles sont exercées et la commande qui vous est passée.

La consultation des fichiers est un autre sujet sur lequel il conviendrait de réfléchir, car plus on développe les moyens de consulter les fichiers, plus le risque de corruption augmente.

Mme Agnès Thibault-Lecuivre. - Je ne dis pas que les faits de corruption sont inexistants et je ne suis pas certaine que nous les voyions tous.

Il est certain que les nouveaux moyens technologiques, même s'ils apportent des bénéfices réels à la qualité du service public de la sécurité, peuvent aussi faciliter des consultations illégales pour lesquelles certains policiers n'auront même pas conscience de participer à une corruption. En 2024, les sanctuaires n'existent plus et nous sommes tous soumis à ce phénomène.

Certes, il faudrait aborder le problème de manière systémique. À cet égard, les échanges que nous avons avec d'autres administrations sous l'égide de l'Agence française anticorruption sont éclairants. Par exemple, l'administration pénitentiaire détecte les mêmes problématiques de vulnérabilité que nous. Sans avoir une vision noire de l'institution, on ne peut pas nier qu'un risque existe, d'autant que le phénomène a été constaté chez nos partenaires européens. Les échanges que nous avons avec eux doivent nous éclairer et nous alerter pour appréhender au mieux la situation.

La presse a mentionné l'interpellation récente d'un policier à Orly ; je précise que nous n'avons pas eu à connaître de cette procédure. La presse a également révélé qu'une dizaine de policiers adjoints avaient été mis en cause en outre-mer sur une problématique de stupéfiants. Par conséquent, la problématique existe, mais elle reste très difficile à quantifier. Chaque agent de la police nationale doit avoir pleinement conscience que nous avons en tête ce risque, collectivement. Pour aider l'institution à l'éviter, il faut mieux l'appréhender, le dénoncer et le faire connaître.

M. Jean-Michel Gentil. - Il ne s'agit pas de dire que nous ne sommes pas sensibles au risque de corruption, bien au contraire. Pour ce qui est des manquements constatés, nous sommes quasiment à zéro, mais pas complètement. Ainsi, la semaine dernière, une enquête judiciaire a été ouverte contre un agent de la gendarmerie pour corruption liée à l'usage des fichiers. Le fait a été détecté de façon incidente.

Aux Pays-Bas et en Belgique, la détection des faits de corruption a été rendue possible par la consultation ou l'exploitation de fichiers cryptés, ce qui n'est pas toujours aisé au regard de la législation française. Certes, nous pourrions progresser en matière de détection, mais il est également souhaitable que nous puissions avoir la possibilité de contrôler les fichiers autrement que sur réquisition, dans une démarche de prévention.

Le phénomène de corruption existe probablement au sein de nos administrations. Toutefois, nous commençons seulement à avoir connaissance de faits avérés grâce à des détections incidentes. L'essentiel pour nous est de travailler sur la maîtrise du risque. En effet, le rôle des inspections est de sanctionner les manquements lorsqu'ils sont révélés mais aussi de travailler sur la maîtrise du risque. Nous ne faisons que ce que nous pouvons faire.

Mme Christine Dubois. - Cette approche systémique a guidé la mise en oeuvre de l'audit. En effet, nous n'avions pas suffisamment de cas pour faire une analyse de ces dysfonctionnements. Nous sommes donc partis des risques possibles pour identifier les mesures susceptibles de faciliter la mise en oeuvre de mauvaises intentions. L'idée était de déranger ces intentions coupables en verrouillant tous les dispositifs concernés, par exemple l'organisation du travail, la communication, la visibilité ou l'information, soit autant de champs où l'on peut intervenir pour favoriser des conduites intègres et éviter la corruption.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez dit en substance que le niveau d'éthique se réaffirmait. Ne doit-on pas considérer que, au fil du temps, le relativisme, la diminution de l'autorité, y compris au sein de la hiérarchie, la permissivité, par exemple en matière de consommation de drogue, désormais répandue dans toutes les couches de la société, ont favorisé le développement du narcotrafic ? Dès lors, nous réagissons parce que nous prenons conscience tardivement de la puissance de la corruption qui s'exerce. Peut-être n'avions-nous pas pris la mesure du phénomène durant les vingt dernières années ?

Mme Christine Dubois. - Ce que je voulais souligner, c'était la nécessité de réaffirmer sans cesse par des mots ce qui constitue un comportement éthique. Sans doute rappelle-t-on à intervalles trop espacés les mesures de la charte éthique, alors qu'il faudrait que celle-ci soit constamment présente dans les services.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Gentil, cette prise de conscience n'est peut-être pas tardive, mais elle est indispensable compte tenu de ce que l'on voit dans les pays voisins. Considérez-vous qu'elle soit réelle, aujourd'hui ?

M. Jean-Michel Gentil. - Dans les années 2000, on considérait qu'il n'y avait pas de criminalité organisée en France ! Nous étions quelques-uns à dire que le problème existait, de sorte que des juridictions spécialisées ont été créées et que la législation a été modifiée pour intégrer des outils que nous n'avions pas. Peut-être que nous nous trouvons aujourd'hui dans la même situation concernant la corruption. Celle-ci existe à l'étranger et il y en a sans doute aussi en France, d'où la nécessité de nous doter d'outils qui nous permettront de la détecter et d'influer sur la porosité qui caractérise certaines générations. C'est dans cette perspective que nous développons la formation et que nous réfléchissons à modifier les critères du recrutement. Nous cherchons à quantifier le risque de manière à pouvoir y répondre. Je puis vous assurer que nous sommes vigilants et attentifs aux nouveaux codes d'une génération, qui fonctionne peut-être différemment que par le passé.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions pour la qualité de ces échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 30.