Mercredi 7 février 2024

Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes et de M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Questions sociales, travail, santé - Audition de M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui, au Sénat, pour une audition commune devant la commission des affaires sociales, présidée par Philippe Mouiller, que je salue, et la commission des affaires européennes, que j'ai l'honneur de présider.

Notre commission avait déjà pu échanger avec vous en mai 2021, mais en visioconférence en raison des restrictions que nous imposait alors la pandémie de covid-19. Nous sommes donc heureux de poursuivre ce dialogue, dans l'enceinte du Sénat, sur les enjeux de l'Europe sociale, que suit de près notre commission.

Le sommet social de Val Duchesse s'est tenu il y a une semaine, presque quarante ans après celui qui avait été organisé en janvier 1985 sur l'initiative de Jacques Delors, dont je salue de nouveau la mémoire, et qui avait donné naissance au dialogue social européen. L'Europe sociale reste un défi d'actualité.

En effet, les crises successives qu'a traversées l'Europe ont accentué les écarts et les inégalités sociales à l'intérieur des États membres et entre eux. La fragmentation du marché du travail, qui participe au phénomène de dumping social, ainsi que le taux de pauvreté dans l'Union européenne, se sont aggravés : en 2022, plus de 95 millions d'Européens vivent sous le seuil de pauvreté. La construction d'une Europe sociale représente ainsi un enjeu majeur pour élever les standards sociaux dans tous les pays membres de l'Union européenne et contribuer à renforcer la solidarité entre les peuples européens.

Notre commission des affaires européennes s'est intéressée aux différentes facettes de ce défi ces derniers mois. Elle a appelé à un plan d'action ambitieux pour donner corps au socle européen des droits sociaux et elle a notamment marqué son soutien à la proposition de directive sur les salaires minimaux. Pourriez-vous, monsieur le commissaire, dresser le bilan de la Commission européenne, à l'approche de sa fin de mandat, concernant la mise en oeuvre de ce plan d'action ? Où en est-on de la transposition de la directive sur les salaires minimaux dans les États membres ?

Je souhaiterais également revenir sur le sommet de Val Duchesse évoqué précédemment, dont il a été fait très peu de communication alors qu'il avait pour objectif la relance du dialogue social en Europe. Qu'en est-il ? Pourriez-vous nous en dire plus sur les principales conclusions de ce sommet et leur mise en oeuvre concrète, notamment pour remédier aux pénuries de main-d'oeuvre dont souffrent deux tiers des PME européennes ?

Nous sommes également désireux de vous entendre sur un autre sujet majeur sur lequel notre commission des affaires européennes a travaillé dans le détail : la proposition de directive sur les travailleurs de plateformes, publiée en décembre 2021 par la Commission européenne. Sur l'initiative de notre commission, le Sénat a adopté, le 14 novembre 2022, une résolution pour soutenir la nécessité d'un cadre juridique régulant le développement des plateformes et encadrant les conditions de travail de ces travailleurs, dont le nombre devrait s'élever à 43 millions en 2025. Ce texte fait, depuis plusieurs mois, l'objet de négociations difficiles, notamment au sujet du mécanisme de présomption légale de salariat qui cristallise toutes les oppositions.

D'après nos informations, la dernière version - négociée avec le Parlement il y a quelques jours seulement - opérerait un changement total d'approche concernant la présomption légale de salariat : elle confierait au niveau national la mise en place des mécanismes de présomption légale sur la base de principes généraux européens et d'exigences minimales, en abandonnant ainsi le système des critères harmonisés qui figurait au coeur de la proposition de directive. Pourriez-vous nous le confirmer ? Ne faut-il pas craindre des divergences entre les mécanismes mis en place par les États membres, ce qui inciterait les plateformes à rechercher les législations les plus favorables ?

Je souhaiterais enfin dire un dernier mot sur un texte important, également en cours de négociation : la révision des règlements sur la coordination des régimes de sécurité sociale. Ce texte, proposé en 2016, n'a toujours pas abouti. Il semblerait que la présidence belge soit sur le point d'abandonner l'affaire alors que ce texte porte l'ambition essentielle de lutter contre le dumping social au sein de l'Union européenne. Quelle est la position de la Commission européenne sur ce texte ? Son adoption avant la fin de la mandature est-elle encore possible ?

Les deux derniers textes que je viens de citer font l'objet de négociations ardues qui illustrent les lignes de fracture existant entre les États membres, reflets de la diversité des modèles sociaux. Comment surmonter ces lignes de fracture, qui sont finalement autant de freins au renforcement de l'Europe sociale ? Peut-on être optimiste sur la poursuite de la convergence sociale au sein de l'Union européenne, à la veille d'un éventuel élargissement qui verrait entrer dans l'Union un certain nombre d'États aux standards économiques et sociaux encore plus éloignés des nôtres ?

M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales. - À mon tour je vous souhaite la bienvenue au Sénat, monsieur le commissaire, et vous remercie d'avoir accepté notre invitation. La commission des affaires sociales est particulièrement attentive aux politiques sociales européennes et à la construction progressive d'un droit social européen. Les interactions entre notre droit national et le droit de l'Union sont de plus en plus fortes, notamment en matière de travail et de santé.

Notre commission a eu par exemple à examiner la loi du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, qui a notamment permis de transposer en droit français la directive du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne.

Je partage pleinement les observations et les questions du président Rapin. Nous serons heureux d'entendre vos réponses et les orientations de la Commission européenne sur la question des travailleurs de plateformes, qui a beaucoup occupé le Parlement français récemment, ou sur la coordination des régimes de sécurité sociale.

En complément, je souhaiterais vous interroger sur les politiques d'insertion. Le Parlement français a récemment adopté une loi « pour le plein emploi » qui vise à renforcer significativement l'accompagnement des demandeurs d'emploi afin de réduire le chômage. Les structures d'insertion et les collectivités territoriales bénéficient largement de fonds européens pour financer, sur nos territoires, les politiques d'insertion des personnes en difficulté sociale afin de les accompagner vers l'emploi. Pourriez-vous présenter un état des lieux de l'application du Fonds social européen +, qui a été doté de 99,3 milliards d'euros sur la période 2021-2027, en précisant les principales politiques financées et la répartition des fonds entre les États membres ? Les démarches pour en bénéficier sont parfois lourdes pour les collectivités territoriales et les conditions assez exigeantes. Des travaux sont-ils envisagés pour faciliter l'accès à ces fonds ?

M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux. -C'est un grand honneur, et un plaisir, d'être auditionné par le Sénat français. Il entre dans la logique de la Commission européenne non seulement de travailler avec les gouvernements, mais d'être aussi à l'écoute des parlements nationaux. Dans un domaine comme le domaine social, nombre de compétences restent à la main des États membres. Il est donc indispensable d'écouter les parlements nationaux et de dialoguer avec eux.

Le socle européen des droits sociaux adopté en 2017 à Göteborg contient, à travers ses 20 principes, les grands sujets de politique sociale à l'ordre du jour de l'Union européenne et de chaque État membre. Cela va de l'égalité hommes-femmes au droit à la formation, en passant par le droit d'accès aux services publics, le salaire minimum, etc.

La Commission européenne a voulu transformer ces principes en politiques concrètes. C'était d'ailleurs l'engagement qui avait été pris par la présidente lors de son élection : faire avancer l'Europe sociale et renforcer la dimension sociale de l'Union européenne. Nous avons travaillé sur un plan d'action, entériné lors du sommet social de Porto durant la présidence portugaise de l'Union, et qui contient les différentes mesures que vous avez énumérées.

Commençons par la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne, directive « phare » qui marque le présent mandat de la Commission en matière sociale et dont l'élaboration n'allait pas de soi. En effet, parler de salaire minimum à l'échelle européenne n'était pas chose aisée, les traités nous offrant une marge limitée sur cette question. Il fallait veiller au respect du principe de subsidiarité tout en travaillant à la convergence économique et sociale. L'Union européenne est très diverse, y compris sur le plan du développement social. Le dumping social reste un sujet important, notamment lorsque l'on évoque les détachements de travailleurs.

La directive sur les salaires minimaux a été inspirée par le fait qu'une large majorité des États membres se trouvent dans une union économique et monétaire. Or on constate des écarts sur les salaires minimaux qui vont de 1 à 7, le salaire minimum le plus bas étant pratiqué en Bulgarie, quand le salaire le plus élevé se trouve au Luxembourg.

Dans ces conditions, il était impossible d'introduire un salaire minimum européen, comme certains le demandaient. Nous n'aurions pas eu le droit de le faire de toute façon en vertu du principe de subsidiarité, et quel montant choisir ?

Nous avons donc retenu la méthode suivante : dans chaque État membre, le gouvernement doit, en lien avec les partenaires sociaux, fixer des salaires permettant une vie décente. Pour définir cette dernière notion, nous avons introduit des critères acceptés internationalement : 60 % du salaire médian ou 50 % du salaire moyen. Ces éléments doivent inspirer les États membres quand il s'agit de fixer le salaire minimum. D'autres critères comme l'acceptation de l'indexation sur l'inflation entrent aussi en ligne de compte, sachant que pendant longtemps la Commission européenne a plaidé pour la désindexation des salaires.

La directive sur les salaires minimaux a été adoptée à la majorité qualifiée. Quelques États se sont prononcés contre. Cependant, un problème reste en suspens, deux pays ayant porté la directive devant la Cour de justice de l'Union européenne, dont nous attendons à présent le jugement, la question étant de savoir si la Commission européenne a respecté ou non ses compétences en la matière.

En effet, cette directive ne porte pas uniquement sur les salaires minimaux. Elle va au-delà. J'ai entendu votre Premier ministre parler de la « désmicardisation » de la France. Quand trop de personnes sont au Smic, ce n'est pas forcément une bonne chose. Il faut certes avoir un niveau de salaire minimum permettant une vie décente, mais il faut surtout une fixation des salaires qui soit appuyée sur la négociation collective.

La directive invite donc les États membres, notamment ceux qui ont rejoint l'Union européenne tardivement et bénéficient d'une faible couverture par les conventions collectives, à encourager la fixation des salaires par la négociation collective entre employeurs et salariés. Dans une économie sociale de marché, les salaires devraient en effet être fixés largement par ce biais, et non par les États au travers d'un salaire minimum.

La directive comporte plusieurs principes concernant les droits des partenaires sociaux dans les négociations collectives et prévoit un seuil indicatif de couverture par des conventions collectives de 80 %, vers lequel doivent tendre les États membres. Les pays nordiques - Suède, Danemark, Finlande - qui n'ont pas, comme l'Autriche, de salaire minimum atteignent ce pourcentage. Pour d'autres pays, cela peut s'avérer plus difficile. Nous voulons les encourager à travailler sur une extension des conventions collectives, en améliorant le dialogue social.

La transposition de la directive est en cours. Nous attendons, comme je l'ai indiqué, le jugement de la Cour de justice de l'Union européenne. La transposition devrait cependant être effective en novembre prochain.

Cette directive est donc importante. Nous sommes liés par un marché intérieur et par des mobilités facilitées, les salaires doivent donc être partie intégrante de notre Union, dans le respect du principe de subsidiarité.

Le sommet de Val Duchesse s'est inscrit dans la même logique. Nous traversons une période de transformations incroyables et profondes, dans tous les domaines. Certaines catégories sociales et économiques le déplorent d'ailleurs, comme nous le constatons partout dans nos rues en Europe. Certains secteurs sont toutefois plus touchés que d'autres : je pense aux transformations dues au changement climatique- en raison notamment du Green Deal -,et aux transformations du monde du travail et du monde économique. Les technologies évoluent en effet rapidement : intelligence artificielle, robotisation, etc. Les entreprises doivent suivre cette évolution ; notamment le secteur automobile, qui comptabilise 14 millions d'employés en Europe, est en pleine transformation, du moteur à explosion vers le moteur électrique. Les sous-traitants de l'industrie automobile seront forcément affectés par ces changements.

Le Green Deal a fixé des lignes et des réglementations, qu'il s'agit à présent de mettre en oeuvre pour atteindre l'objectif de zéro émission de CO2 à l'horizon 2050, un objectif intermédiaire de 90 % de réduction des émissions en 2040ayant été ajouté hier. Or cette mise en oeuvre implique d'importantes adaptations dans de nombreux secteurs et jusqu'au sein des ménages. Le sommet social de Val Duchesse est le signe de la nécessité d'y travailler dans le cadre du dialogue social.

Lorsque le président Delors a lancé la conférence sociale de Val Duchesse il y a trente-neuf ans, son grand projet était le marché intérieur. Il avait compris qu'un tel projet, qui allait bouleverser de nombreux secteurs, ne pouvait être mis en oeuvre sans une association des partenaires sociaux. Auparavant déjà, en tant que ministre et conseiller du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, il était le grand défenseur du dialogue social. Nous avons repris cette idée pour accompagner les grandes transformations en cours ou à venir.

Le sommet de Val Duchesse n'a pas encore produit de résultats concrets, mais il nous donne une feuille de route, pour voir comment l'Europe peut mieux associer les partenaires sociaux dans le travail visant à rendre ces changements acceptables et intelligibles. L'enjeu est donc d'améliorer le dialogue social entre la Commission européenne et les partenaires sociaux au niveau européen, mais aussi au sein des États membres. La Commission européenne s'appuie sur une recommandation du Conseil européen incitant les États membres à améliorer le dialogue social au niveau national et dans les entreprises.

Certains sujets se traitent par ailleurs mieux par le dialogue social. La pénurie de main-d'oeuvre, que vous avez citée, est un sujet majeur dans de nombreux États membres. Le taux de chômage français, qui a diminué, demeure légèrement supérieur à la moyenne européenne. Pourtant, en France comme ailleurs, la pénurie de main-d'oeuvre se fait sentir : dans les technologies de l'information, par exemple, pour des métiers très qualifiés, mais aussi dans la restauration ou les soins.

L'Europe perdra chaque année 1 million de personnes potentiellement en emploi, du fait de l'évolution démographique. Comment va-t-on gérer cette réduction de notre main d'oeuvre et comment mieux qualifier cette dernière ? La priorité est d'identifier les ressources qui s'intègrent difficilement sur le marché du travail et de voir comment lancer une politique de formation, à destination des jeunes notamment. La France a fait d'énormes progrès en matière d'apprentissage. Cependant, l'important est la qualification et surtout la requalification.

Au vu des transitions économiques actuelles, verte et numérique, nous devons requalifier les travailleurs qui perdent leur emploi ou dont le métier change. C'est pourquoi la Commission européenne a décidé avec le Parlement européen et le Conseil de déclarer l'année 2023 « année européenne des compétences », dans un esprit d'ailleurs très fidèle à Jacques Delors, qui s'intéressait beaucoup à la formation continue et au droit à la formation. J'ajoute qu'une recommandation a été diffusée à l'échelle européenne pour inciter les États membres à s'inspirer du compte personnel de formation (CPF) créé par la France.

Environ 20 % du Fonds social européen + sont alloués à la formation et à l'insertion professionnelle. De nombreux jeunes sont malheureusement au chômage en Europe. Ceux qui ne sont ni en emploi ni en formation, les Neets (neither in employment nor in education or training), représentent dans de nombreux pays, y compris en France, un défi important. Nous devons redoubler d'efforts pour permettre aux jeunes d'acquérir une formation appropriée, ou de se requalifier s'ils ne trouvent pas de débouché sur le marché du travail. C'est un élément central du Fonds social européen +.

J'en viens à la directive sur les plateformes. Je suis en difficulté pour vous répondre sur ce point, car la négociation est en cours. Les choses évoluent minute par minute. Un compromis est en discussion entre le Conseil et le Parlement européen.

Il est inadmissible que des millions de travailleurs en Europe ne soient pas ou insuffisamment couverts par le droit du travail. Par ailleurs, les plateformes fonctionnent à l'aide d'algorithmes et contournent le droit social et le droit du travail en créant parfois une fiction d'entrepreneuriat pour leurs employés. Les travailleurs des plateformes sont en effet présentés par celles-ci comme des entrepreneurs. De fait, de vrais indépendants travaillent parfois aussi pour elles. Il n'est donc pas question de dire que tous ceux qui travaillent pour des plateformes sont obligatoirement et automatiquement des salariés. En revanche, si un lien de subordination est constaté, il faut conclure à l'existence d'une relation salarié - employeur. S'ouvre alors le grand débat de savoir comment l'on définit le statut de ces travailleurs, sachant que s'attachent à ce statut des droits qui ne sont pas nécessairement liés au statut d'indépendant. Il peut certes exister des catégories intermédiaires - qui ont d'ailleurs été ébauchées par la France -, il n'en reste pas moins qu'une clarification est requise, partout en Europe. Dans certains pays, les plateformes sont considérées comme des employeurs, alors que ce n'est pas le cas dans d'autres. L'idée est donc de créer un standard minimum à l'échelle de l'Europe.

Nous avons choisi pour méthode la présomption. Si des arguments plaident, sur la base de critères définis par chaque État membre, en faveur du statut de salarié pour un travailleur donné, il incomberait désormais à la plateforme de démontrer le contraire, alors qu'auparavant il revenait au travailleur de prouver qu'il n'était pas indépendant. Il s'agit donc d'un renversement de la charge de la preuve basé sur une présomption de salariat.

Nous entendons également mieux définir les droits des travailleurs des plateformes par rapport au fonctionnement des algorithmes. Ce point est d'autant plus important que les algorithmes s'étendent à tous les secteurs, notamment la gestion des ressources humaines, et formeront l'économie de l'avenir. Environ 70 % des entreprises américaines - au-delà d'un certain effectif - utilisent ainsi les algorithmes pour gérer leur personnel.

Tous les éléments figurant dans le règlement n° 883 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale ont été approuvés, sauf deux. La difficile question du paiement des allocations chômage reste en suspens : qui les paie, et à partir de quand ? Le deuxième point en suspens concerne les contrôles exercés sur les travailleurs détachés. Un contrôle préalable doit être effectué avant que les travailleurs concernés commencent leur travail dans le pays où ils sont détachés, pour voir notamment s'ils sont affiliés à la sécurité sociale de leur pays d'origine.

Sur ce point comme sur le précédent, les interprétations varient et les intérêts des États divergent considérablement. Certains comptent beaucoup de travailleurs frontaliers et préféreraient que l'État où ils vont travailler assume leurs allocations chômage. D'autres veulent renforcer les contrôles en matière de détachement. La présidence belge voulait faire adopter les seules parties du règlement sur lesquelles les États membres étaient d'accord, en mettant ces deux éléments de côté, ce que le Parlement européen n'est pas prêt à accepter.

Mme Audrey Linkenheld. - Même si elle n'a pas encore abouti, je me réjouis de l'avancement de la discussion sur la directive relative aux travailleurs de plateformes. Lorsque j'étais députée, j'ai essayé en vain, face au Président de la République alors ministre de l'économie, de faire adopter des amendements pour réguler cette question. J'espère que le même ne bloque pas le travail que vous menez.

La France est durement touchée par la crise du logement, pour la location comme pour l'accession à la propriété. Quel regard portez-vous sur la question du logement à l'échelle européenne ? Le logement et l'aide aux sans-abri font partie du socle européen des droits sociaux.

Mme Frédérique Puissat. - Plus de 30 millions de personnes travaillent pour des plateformes au sein de l'Union européenne. Or la directive les concernant peut avoir une incidence sur la pérennité de ces entités. Une étude d'impact a-t-elle été réalisée autour de ce texte ?

La commission des affaires sociales du Sénat a constitué une mission d'information sur les négociations salariales, qui doivent, en France, suivre le rythme de l'inflation. Disposez-vous de données comparatives à ce sujet entre les différents pays d'Europe, susceptibles de fournir des repères pour fluidifier et simplifier ces négociations, notamment, en France, en période de forte inflation ?

M. Didier Marie. - Merci, monsieur le commissaire, de vos propos et de votre bilan. Vous n'avez pas hérité de la mission la plus simple, les sujets qui vous ont été confiés relevant en grande partie de la compétence des États membres. La recherche de compromis dans ce domaine n'est pas toujours aisée.

La négociation autour de la directive sur les travailleurs des plateformes se poursuit. La France souligne notamment que les plateformes offrent de nombreux emplois et qu'il serait donc dommage de les mettre en difficulté. Elle évoque aussi les effets potentiels de ce texte sur les accords collectifs nationaux. Pourriez-vous nous donner des éléments sur ce sujet ?

Quel est le premier bilan du « Tinder pour l'emploi » récemment mis en place par la Commission européenne ? Comment voyez-vous à l'avenir le rapprochement entre les besoins de l'économie, ceux des entreprises, et les emplois et formations correspondantes ?

Enfin, combien de réfugiés ukrainiens ont pu accéder à un emploi en vertu de la protection temporaire qui leur a été accordée par l'Union européenne ? Ces emplois sont-ils pérennes ? Comment cela s'articule-t-il avec les difficultés d'emploi des pays concernés, notamment en Pologne ? Ce statut durera-t-il tant que la guerre se poursuivra, et quelles en seraient alors les conséquences sur le marché de l'emploi européen ?

M. Nicolas Schmit. - La crise du logement s'observe partout en Europe, comme m'en ont fait part de nombreux représentants de villes - Barcelone, Munich - ou de régions. Cette question a joué un rôle important lors des élections aux Pays-Bas. Or cette crise a des conséquences sociales considérables, notamment sur l'emploi. Cette compétence nationale et parfois locale est donc devenue un problème européen. Comment l'Europe peut-elle agir sur ce point ?

La Commission européenne ne va pas se mettre à construire des logements, mais la solution à la crise reste la construction. Pour la plupart des gens, et non plus seulement pour ceux qui ont les plus bas revenus, il est devenu difficile de payer un loyer ou d'accéder à la propriété. Le coût du logement représente désormais 40 % du revenu. Ce pourcentage est passé en quinze ans de 20 % à 40 %. Il s'agit d'une situation sociale dangereuse, et aussi économiquement absurde. Tout l'argent qui est destiné à financer le logement ne peut en effet être dépensé ailleurs. Cela a une incidence sur la croissance. S'ensuivent des problèmes d'emploi, compte tenu des temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail, notamment.

Nous tâchons de mobiliser davantage de fonds européens pour investir dans la construction de logements, particulièrement les sommes disponibles dans le cadre du plan de relance et de résilience, dont certains États membres se sont servis pour investir dans des logements abordables. Je plaide par ailleurs pour l'assouplissement des mesures existantes concernant les aides publiques au logement, qui se limitent actuellement au logement social pris au sens strict. Enfin, la Banque européenne d'investissement (BEI) finance des projets, mais de façon trop modeste. Sa nouvelle présidente a toutefois un autre regard sur le sujet.

Une réunion aura lieu le 9 février prochain sur le sans-abrisme, forme extrême des difficultés de logement. Nous avons lancé une plateforme pour lutter contre ce phénomène en Europe. On compte environ 1 million de personnes sans abri en Europe, et cette tendance est croissante, surtout depuis la pandémie de covid-19.

L'Europe doit donc traiter ces problèmes, même si l'essentiel de la compétence réside au sein des États membres ou des entités régionales. Il s'agit d'un grand sujet européen, sur lequel l'attente est forte. On attend de l'Europe qu'elle soutienne les États membres dans leur politique de logement.

Les travailleurs des plateformes sont un peu plus de 30 millions. Toute directive qui est élaborée à l'échelle européenne est bien sûr précédée d'une longue étude d'impact. Selon cette étude, si la directive proposée par la Commission européenne - qui n'est pas la version actuellement discutée en trilogue - était appliquée, 5 millions de personnes travaillant pour les plateformes seraient requalifiées en salariés à l'échelle de l'Union européenne.

Les plateformes sont en réalité très variées. Au-delà d'Uber, d'autres plateformes de livraison, notamment Just Eat, déplorent l'absence de directive européenne sur le sujet, car elles emploient leurs livreurs, au moins au Smic, quand les autres font de la concurrence déloyale. Il est donc faux de dire que la requalification des travailleurs en salariés reviendrait à faire disparaître les plateformes. Des millions de personnes les utilisent. Donner un peu plus de droits à ces travailleurs ne signifie pas que l'on ne prendra plus de voiture Uber ! En revanche, la répartition du prix sera différente entre l'utilisateur et le conducteur. Alors que le consommateur se paie un service - le transport, une livraison de pizza à la maison - et que la plateforme à laquelle il a recours gagne de l'argent, il n'est pas admissible que quelqu'un souffre. Il faut aussi mentionner la concurrence déloyale d'Uber par rapport aux taxis, ou des plateformes de livraison de nourriture par rapport aux magasins.

L'argument selon lequel les plateformes risqueraient de disparaître ne me semble pas fondé, j'en veux pour preuve la condamnation de l'entreprise Uber en Angleterre : a-t-elle disparu de Londres pour autant ? Non, puisque ses effectifs ont ensuite crû de 30 %.

De manière générale, les États membres sont très attachés à leur culture sociale et à leurs règles de négociation des accords collectifs. Certains pays défendent leur système bec et ongles, à l'instar de la Suède, où les tentatives de remises en cause du système d'accords collectifs suscitent une vive réaction des syndicats.

S'agissant des réfugiés ukrainiens, plus d'un million de personnes ont trouvé un emploi à l'échelle européenne, ce qui représente un succès. La directive relative à la protection temporaire prendra fin l'année prochaine, sans que nous puissions malheureusement prévoir la fin de la guerre d'ici là. Environ 5 millions de réfugiés ont été accueillis à travers le continent : placée en première ligne, la Pologne a plutôt bien géré la situation, même si c'est l'Allemagne qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés.

La plupart des réfugiés ukrainiens sont des femmes et occupent le plus souvent des emplois qui ne correspondent pas à leur niveau de qualification, d'où la nécessité d'un travail d'ajustement des emplois aux compétences et aux diplômes.

Mme Pascale Gruny. - Les initiatives sociales majeures telles que celles qui concernent les plateformes et la sécurité sociale n'aboutissent qu'au terme d'un long processus. Ne faudrait-il pas réviser les traités pour dépasser les lignes de fracture entre États membres, qui reflètent la diversité des modèles sociaux mais qui deviennent des points de blocage ?

Par ailleurs, l'un des objectifs du plan d'action sur le socle européen des droits sociaux consiste à réduire d'au moins 15 millions le nombre de personnes menacées par la pauvreté, dont au moins 5 millions d' enfants. Or le taux de pauvreté a augmenté au lieu de diminuer.

La carte européenne du handicap est quant à elle attendue. Plus globalement, quelles ont été les avancées européennes dans le domaine du handicap depuis 2019 ?

Enfin, la Commission européenne a-t-elle fixé des priorités pour le prochain sommet social qui devrait se tenir à La Hulpe ?

Mme Karine Daniel. - L'emploi et les droits sociaux sont des domaines d'action essentiels pour garantir la dignité, le bien-être des populations et la protection des travailleurs au sein de l'Union, qui contribuent à construire l'Europe sociale à laquelle nous aspirons. Dans le contexte actuel marqué par des défis tels que la mondialisation, l'automatisation, l'arrivée de l'intelligence artificielle qui bousculera le monde du travail, la crise écologique et les changements démographiques, il est crucial de renforcer l'Europe sociale en investissant dans l'éducation, la formation professionnelle et la recherche, afin de préparer nos concitoyens aux emplois de demain et de leur offrir des opportunités de développement personnel et professionnel.

Malgré de nombreux efforts et parfois même des succès, la dimension sociale de la construction européenne reste un point de fragilité des politiques de l'Union, alors qu'il n'a jamais été aussi urgent d'agir efficacement contre la précarité, d'améliorer les conditions de travail et de réussir les transitions écologique et numérique pour réduire les inégalités. La crise agricole actuelle doit conduire à muscler plus que jamais les mutations écologiques portées par les politiques européennes et à les compléter par un Green Deal social qui garantisse des politiques d'accompagnement : ce volet devra être l'une des priorités de la prochaine mandature.

Un renforcement de la coordination et de la coopération entre les États membres est cependant nécessaire afin que l'Europe sociale devienne une réalité concrète. Nous devons donc oeuvrer de concert pour harmoniser les systèmes de protection sociale, promouvoir des normes de travail équitables et garantir des conditions de travail décentes pour toutes et tous. J'emploie le terme de « normes » à dessein, puisqu'il est de bon ton de les critiquer à chaque crise, comme nous l'avons encore vu récemment.

Nous devons réaffirmer sans relâche que le progrès en Europe passe par la construction de normes, notamment sociales. Quelles sont nos marges de manoeuvre dans ce domaine ?

Mme Mathilde Ollivier. - Le projet de directive relative à la protection des travailleurs des plateformes, certes perfectible, représente une opportunité historique pour les millions de personnes qu'elles emploient en Europe, puisqu'il contribuera à améliorer fortement leurs conditions de travail. Comme vous l'avez souligné, l'enjeu consiste à s'assurer que les plateformes numériques créent des emplois de qualité et non pas précaires.

La présomption de salariat constitue un point de blocage, ainsi que le lobbying intense de la France visant à limiter le caractère prescriptif de ces normes. Sans vous avancer sur les négociations en cours, pourriez-vous nous donner davantage d'éléments sur les différentes options qui permettraient de parvenir à un accord ? Par ailleurs, la perspective de scinder la directive en deux parties a été évoquée : il s'agirait de parvenir à un accord sur la gestion algorithmique et de reporter l'examen de la question de la présomption au lendemain des élections européennes. Cette option est-elle toujours d'actualité ?

Je souhaite également aborder, en tant que représentante des Français de l'étranger, l'enjeu des indemnités chômage et de l'harmonisation au niveau européen. Le problème du transfert des droits à l'assurance chômage se pose, par exemple, dans le cas d'un couple qui s'installe dans un autre pays et dont l'un des membres quitte son emploi : s'il peut solliciter le transfert de ses droits, il doit affronter des difficultés administratives considérables, les services compétents n'étant pas informés de la méthode à suivre. Quelles sont les perspectives en la matière ?

M. Nicolas Schmit. - 95 millions d'Européens sont menacés par la pauvreté et la Commission européenne souhaite en effet réduire leur nombre de 15 millions, chaque État membre devant concourir à atteindre cet objectif. L'Union européenne agit au travers du Fonds social européen, tandis qu'une recommandation relative au revenu minimum a été adoptée - sans imposer un montant mais en fixant des principes -, sans oublier l'adoption d'une garantie pour l'enfance, car la pauvreté se transmet trop souvent, hélas.

Nous menons une politique globale dans ce domaine afin de ne pas négliger les familles et d'agir tant sur l'insertion professionnelle que sur le logement, en prêtant une attention particulière aux foyers monoparentaux, essentiellement féminins. Nous tâchons d'inciter les États membres à mener des politiques en ce sens, toujours en veillant au respect du principe de subsidiarité.

L'inclusion et la lutte contre la pauvreté doivent d'ailleurs figurer parmi les priorités du sommet social de La Hulpe. Non seulement nocive sur le plan social et en divisant de plus en plus nos sociétés, la pauvreté joue également un rôle négatif sur le plan économique : si nous ne permettons pas aux jeunes, aux femmes et aux familles de travailler et de se former, nous resterons confrontés à une pénurie de main-d'oeuvre.

Le principe de la carte européenne du handicap a été adopté sous la présidence espagnole. Il existe plus précisément deux cartes, l'une pour le stationnement, l'autre permettant aux titulaires un accès égal à des conditions spéciales et à des traitements préférentiels (dans les transports, les musées...) partout dans l'UE. Ces outils illustrent le fait que l'Europe peut apporter des améliorations concrètes dans la vie quotidienne des citoyens.

Nous avons d'ailleurs lancé une stratégie pour les personnes en situation de handicap en la centrant sur l'emploi et l'insertion, afin d'inciter les entreprises à employer ces personnes. Ayant moi-même occupé la fonction de ministre du travail, j'ai pu constater l'ampleur des discriminations que subissent les personnes en situation de handicap, alors qu'elles sont souvent plus efficaces et plus motivées que quiconque.

J'en viens au monde du travail, en pleine ébullition du fait des nouvelles technologies et de l'arrivée de l'intelligence artificielle. Nous devons prendre la mesure de l'impact de ces mutations sur la qualité du travail et sur les besoins de formation, en évitant une fracture numérique qui entraînerait une marginalisation d'une partie des travailleurs et des citoyens.

Concernant la qualité du travail, un sommet organisé durant la présidence suédoise avait été consacré à la sécurité et à la santé au travail, en abordant notamment la problématique de l'exposition à des substances dangereuses. Le Parlement européen doit d'ailleurs se prononcer aujourd'hui sur la définition d'un seuil d'exposition des travailleurs au plomb, métal dangereux et cancérigène.

La directive relative à la protection des travailleurs contre les risques liés à une exposition à l'amiante - matériau qui a entraîné des ravages dans tous les États- représente un acquis et illustre bien la direction que nous devons emprunter. Un autre texte relatif à la construction et à la rénovation de bâtiments devrait venir la compléter. Là encore, la pénurie de main-d'oeuvre qui affecte le continent doit nous conduire à protéger d'autant plus les travailleurs. Sans prendre position sur le bien-fondé du report de l'âge de départ à la retraite, un tel effort ne peut être exigé sans agir résolument pour améliorer la santé au travail. Si un salarié se retrouve avec une santé dégradée à l'âge de 56 ans en raison de conditions de travail intenables, on ne pourra pas lui demander de rester en poste jusqu'à 67 ans.

Pour ce qui concerne les plateformes, il est bien question de mieux définir les catégories auxquelles appartiennent les travailleurs des plateformes : sont-ils salariés ou indépendants ? Alors que la Commission européenne avait proposé la mise en place de critères européens, nous en sommes revenus à des critères nationaux, certains États se montrant plus frileux que d'autres par crainte de voir leur système remis en cause par la présomption de salariat. Certains d'entre eux ont en effet créé une troisième catégorie, à mi-chemin entre le salarié et l'indépendant.

Ce débat est aussi complexe qu'essentiel, car les droits qui découlent de chacun de ces statuts sont bien différents. Je préférerais pour ma part éviter de scinder le texte en deux, qui constitue un tout englobant le statut des travailleurs et la gestion algorithmique.

Au sujet de l'indemnisation du chômage, nombre de travailleurs frontaliers m'ont paradoxalement fait part de leur opposition à une régulation européenne au motif qu'ils préféraient rester en relation avec l'agence de leur pays d'origine. Dans le cas d'un déménagement, la conservation des droits au chômage est en théorie possible pendant trois mois. Je souligne que les difficultés administratives en la matière relèvent des États membres et non de la Commission européenne : la simplification des démarches leur incombe.

Mme Corinne Féret. - Le changement climatique a des répercussions sur les conditions de travail des Européens. Quels sont les chantiers envisagés par la Commission européenne afin de garantir les droits fondamentaux des travailleurs, notamment celui d'exercer leur activité professionnelle dans des conditions qui ne soient pas dommageables à leur santé ?

M. Olivier Jacquin. - Membre de la commission du développement durable, j'ai été amené à m'intéresser aux travailleurs des plateformes par le biais de la loi d'orientation des mobilités (LOM), qui comportait trois articles dédiés. J'ai déposé plusieurs propositions de loi sur ce sujet, dont la première, le 4 mars 2021, qui évoquait la requalification des travailleurs des plateformes en salariés, avant même l'Espagne un an précisément après le retentissant arrêt de la Cour de cassation qui évoquait des « indépendants fictifs ».

Votre travail, monsieur le commissaire, mérite d'être salué, tant il illustre les côtés positifs de l'Europe sociale. S'agissant de l'ubérisation, je signale à Frédérique Puissat que la sociologue Laetitia Dablanc estime que 90 % des livreurs à vélo, à Paris, sont de nationalité étrangère , avec des rémunérations parfois inférieures à 5 euros de l'heure après que la personne ayant sous-traité illégalement son travail a perçu sa commission. Quant à l'éventuelle disparition de certaines plateformes, je note que l'entreprise Just Eat vient d'annoncer qu'elle renonçait à salarier ses livreurs à vélo et qu'elle licenciera l'intégralité de ses effectifs : elle se trouve en effet confrontée à une distorsion de concurrence par rapport à ces autres plateformes donnant lieu à du travail illégal.

Quel serait l'impact d'une éventuelle dérogation accordée à la France ? Alors que notre pays représente le principal obstacle à votre projet de directive et cherche à imposer un tiers statut, comment pourrait-on progresser au niveau européen ?

Mme Marta de Cidrac. - Vous avez évoqué les Neets, qui sont au nombre d'environ 1 million en France. Âgés de 16 ans à 25 ans, ces jeunes sont souvent accompagnés par un réseau de missions locales dans les territoires. Ces dernières font parfois appel à l'Europe via des dispositifs « Erasmus + », souvent portés par des centres Europe Direct ou par des Maisons de l'Europe.

Afin que ces dispositifs d'échanges bénéficient au plus grand nombre de jeunes - au-delà des seuls Neets -, il faudrait simplifier les dossiers et les démarches, dont la complexité est par moments très décourageante.

M. Nicolas Schmit. - Le changement climatique transforme en effet nombre de métiers, l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (Osha), installée à Bilbao, émettant des recommandations et des lignes directrices pour s'adapter à ces évolutions, qui touchent notamment l'agriculture.

Concernant la mobilité des jeunes, les initiatives européennes sont multiples : le projet Alma, par exemple, permet à des jeunes sans qualification d'avoir une expérience professionnelle dans un autre pays. Je prends note de votre remarque au sujet de la complexité des dossiers et réaffirme notre volonté de développer Erasmus, en particulier en direction des apprentis.

Pour en revenir aux Neets, les méthodes de formation et de requalification doivent être développées afin de ne laisser personne en dehors du marché du travail, à commencer par ces jeunes qui ont quitté le système scolaire pour diverses raisons. Les États membres ont d'ailleurs l'obligation d'investir au moins 7 % des fonds qui leur sont alloués dans les actions en faveur de l'emploi des jeunes, avec un effort particulier en direction des Neets. Nous devons travailler avec les territoires et promouvoir des méthodes de rattrapage pour ces jeunes, afin qu'ils retrouvent le goût d'apprendre un métier et qu'ils s'insèrent durablement sur le marché du travail. En effet, un trop grand nombre de jeunes a fait l'expérience d'emplois précaires.

Enfin, concernant les plateformes, le projet de directive en discussion comporte également un volet consacré aux intermédiaires, afin de tenir compte d'une pratique de plus en plus fréquente de la part des plateformes, qui se déchargent ainsi d'une partie de leurs responsabilités. Des dispositions encadreront également ces intermédiaires et permettront d'obtenir, là aussi, une requalification.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci, Monsieur le commissaire, pour vos réponses claires et précises.

La réunion est close à 18 h 05.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 8 février 2024

- Présidence de Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Energie, climat, transport - Retrait de l'Union européenne du traité sur la Charte de l'énergie - Communication de Mme Amel Gacquerre, MM. Daniel Gremillet et Michaël Weber

M. Jean-François Rapin. - Mes chers collègues, nous commençons nos travaux ce matin par l'évocation d'un sujet sur lequel je remercie nos collègues du groupe socialiste de nous avoir mobilisés : le traité sur la Charte de l'énergie. Ce traité est devenu la cible de nombreuses critiques, la France s'en est retirée, sans que le Parlement n'ait d'ailleurs eu son mot à dire, et l'Union européenne envisage elle aussi d'en sortir : tout ceci méritait que notre commission se penche sur les enjeux qui se cachent derrière ces décisions et je remercie les rapporteurs de nous éclairer à ce propos.

M. Michaël Weber. - Monsieur le Président, mes chers collègues, le 21 octobre 2022, en marge d'un Sommet européen à Bruxelles, le Président de la République, Emmanuel Macron, annonçait le retrait de la France du traité sur la Charte de l'énergie en ces termes : « Paris va se retirer du traité sur la Charte de l'énergie (TCE), un accord international vieux de 30 ans très protecteur des investissements privés dans les énergies fossiles ».

Alors que la Constitution prévoit l'intervention du Parlement pour autoriser la ratification d'un traité relatif aux échanges commerciaux - le Sénat et l'Assemblée nationale ont ainsi adopté définitivement le projet de loi autorisant la ratification du traité sur la Charte de l'énergie, le 19 mai 1999 -, la procédure de retrait d'un traité ne nécessite pas l'intervention du législateur français. Le Parlement n'a donc pas été associé à cette décision de l'exécutif.

Le retrait de la France du TCE est ainsi devenu effectif le 8 décembre dernier, soit un an après la procédure de notification officielle de la décision française au Portugal, qui est le dépositaire de l'accord.

De fait, le traité sur la Charte de l'énergie est considéré comme dépassé et obsolète, par un nombre grandissant de pays, d'organismes nationaux et internationaux, d'ONG ; il fait, en effet, l'objet de vives critiques. Il a été conclu il y a 30 ans pour favoriser les échanges énergétiques et sécuriser les investissements en ce domaine. Il est à présent jugé en contradiction avec les engagements souscrits dans le cadre de l'Accord de Paris sur le climat ainsi qu'avec les objectifs de neutralité climatique à l'horizon 2050 et de réduction des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 que s'est fixés l'Union européenne. En tant qu'il protège les investissements dans toutes les énergies, il apparaît aujourd'hui comme un frein à la réalisation de la transition climatique et énergétique, laquelle nécessite de mettre fin à l'utilisation des énergies fossiles, et d'engager la décarbonation des économies.

C'est la position du Haut Conseil pour le climat : dans un avis relatif à la modernisation de ce traité, rendu deux jours avant l'annonce du Président de la République, il a conclu que « le TCE, y compris dans une forme modernisée, n'est pas compatible avec le rythme de décarbonation du secteur de l'énergie et l'intensité des efforts de réduction d'émissions nécessaires pour le secteur à l'horizon 2030 ». Le Haut Conseil a, en conséquence, considéré que « seul le retrait du TCE couplé à une neutralisation de la « clause de survie » du TCE » permettrait de lever cette incompatibilité.

Les critiques à l'égard du TCE résultent aussi du nombre croissant de plaintes d'investisseurs, introduites sur son fondement, contre des États signataires du traité, pour dénoncer l'adoption de mesures législatives ou réglementaires prises au service de leurs politiques de décarbonation. De tels risques de contentieux sont, en effet, susceptibles de constituer une entrave à l'élaboration et à la mise en oeuvre des politiques climatiques de l'Union européenne et des États membres.

Le constat établi par les autorités françaises n'est pas isolé au sein de l'Union européenne. À l'heure actuelle, une dizaine d'États membres ont annoncé leur décision de se retirer du traité sur la Charte de l'énergie, en raison de son incompatibilité avec les objectifs climatiques européens. Cette décision est devenue effective, durant l'année 2023, pour l'Allemagne, le Luxembourg, la Pologne et la France ; l'Italie n'est plus partie à cet accord depuis 2016. Ce devrait être prochainement le cas pour le Danemark, l'Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et la Slovénie. Le Parlement européen a également appelé à un retrait coordonné de l'Union européenne, de l'Euratom et de l'ensemble des États membres, dans le cadre d'une résolution adoptée le 24 novembre 2022, soulignant notamment que le TCE est « un instrument obsolète qui ne sert plus les intérêts de l'Union européenne, notamment en ce qui concerne l'objectif de neutralité climatique d'ici à 2050 ».

Dans ce contexte, la Commission européenne a présenté, le 7 juillet 2023, une proposition de décision du Conseil sur le retrait de l'Union européenne du traité sur la Charte de l'énergie, et une recommandation de décision du Conseil relative à l'approbation du retrait de la Communauté européenne de l'énergie atomique du traité sur la Charte de l'énergie, deux textes dont le Sénat est saisi.

Le traité sur la Charte de l'énergie est un accord multilatéral de commerce et d'investissement applicable au secteur de l'énergie. Signé à Lisbonne, en 1994, il est entré en vigueur en 1998 et a été ratifié par la France en 1999. Il trouve son origine dans la Charte européenne de l'énergie, qui a été adoptée en 1991 à La Haye, par la plupart des pays de l'OCDE, les républiques de l'ancienne Union soviétique et les pays d'Europe centrale et orientale.

Cette Charte énonçait les principes de base d'une véritable coopération dans le secteur énergétique en Europe et comprenait l'engagement de les inscrire ultérieurement dans un traité. La signature du traité sur la Charte de l'énergie a répondu à cet engagement, dans un contexte marqué par la chute du bloc soviétique, l'intégration de nouveaux pays à l'économie de marché et la nécessité d'assurer la sécurité d'approvisionnement en énergie de l'Europe.

Il s'agissait, à ce moment-là, de créer un cadre juridique stable, favorable aux échanges énergétiques entre les parties contractantes de la Charte, et de permettre d'exploiter, dans les meilleures conditions, les ressources énergétiques considérables des ex-pays du bloc soviétique, et en particulier de l'ex-URSS. Ces ressources représentaient, à la fin des années 1990, 22,5 % des exportations de produits énergétiques.

Le TCE regroupait, en octobre 2022, avant le retrait des quatre pays que nous avons précédemment évoqués, 53 parties contractantes. S'agissant des États membres, seule l'Italie n'en faisait déjà plus partie, s'étant retirée du traité le 1er janvier 2016. La Russie n'a jamais ratifié ce texte et a mis fin à son application provisoire en 2009.

Le traité contient ainsi des dispositions relatives au commerce et au transit des matières premières et produits énergétiques, ainsi qu'à la protection des investissements réalisés dans le secteur de l'énergie, dans le cadre d'un mécanisme de règlement des différends, qui promeut le règlement à l'amiable et l'arbitrage. Cet instrument, qui figure dans de nombreux accords de libre-échange, énonce des dispositions relatives au règlement des différends, d'une part entre États contractants, par voie diplomatique, et d'autre part, entre un investisseur d'un État signataire et un autre État signataire, par voie judiciaire, par la voie des tribunaux nationaux ou d'un tribunal d'arbitrage international. Force est de souligner que Paris est souvent choisi comme siège de l'arbitrage, ce qui a pour conséquence de rendre applicable le droit national et le droit de l'Union, dans le cadre du recours en annulation de la sentence arbitrale.

Par ailleurs, le TCE prévoit qu'en cas de retrait d'une partie signataire, les dispositions du traité, et par conséquent la protection des investissements réalisés dans les énergies, fossiles et renouvelables, continuent à s'appliquer pendant une période de vingt ans. Ainsi les investissements réalisés en France avant le retrait du TCE restent protégés jusqu'au 7 décembre 2043.

C'est cette protection juridique accordée aux investissements dans les combustibles fossiles via le mécanisme de règlement des différends qui suscite les plus vives critiques. Elle constituerait un frein aux évolutions législatives et réglementaires nécessaires à la décarbonation des systèmes énergétiques en raison des risques de contentieux qui en découlent. Ce mécanisme protecteur peut, en effet, être invoqué par les investisseurs pour remettre en cause des mesures prises par les États. Force est de reconnaître toutefois que, lors de leur audition, les représentants de la DG Trésor ont fait remarquer que rien ne permettait d'établir que le TCE ait constitué un frein à la prise de décisions dans le cadre des politiques en faveur de la transition énergétique et climatique.

À ce titre, plusieurs juristes auditionnés ont notamment fait observer que le traité n'était pas nécessairement incompatible avec une transition énergétique et climatique, mais que c'est sans doute cette tension politique entre les objectifs de protection des investissements dans toutes les énergies et de transition climatique qui est en cause dans les critiques formulées à son encontre.

Mme Amel Gacquerre. - Force est aussi de souligner que le traité a été ratifié dans un contexte bien différent de celui d'aujourd'hui, tant sur le plan géopolitique que s'agissant des préoccupations environnementales et climatiques. Le contexte a, en effet, profondément changé : élargissement de l'UE, négociations avec de nouveaux pays, relations avec la Russie, accord de Paris sur le climat, Pacte vert pour l'Europe... Ce texte n'a pourtant fait l'objet d'aucune mise à jour importante depuis les années 1990.

Dans son exposé des motifs, la Commission européenne relève ainsi que cet accord est devenu l'un des traités d'investissement qui fait l'objet du plus grand nombre de litiges au monde. La procédure arbitrale sur le fondement du TCE suscite également des critiques majeures. Les procédures arbitrales peuvent conduire à condamner les États hôtes à verser des indemnités substantielles dans le cadre des recours engagés par des investisseurs estimant que les mesures prises par un pays portent atteinte à la protection des investissements qu'ils ont réalisés dans ce dernier.

Selon les données communiquées par le Secrétariat de la Conférence du traité sur la Charte de l'énergie, en juin 2022, cent cinquante litiges ont été introduits sur le fondement du TCE, dont presque les deux tiers concernent des relations intra-européennes. À titre d'exemple, je peux citer le recours introduit par deux entreprises allemandes contre les Pays-Bas devant un tribunal arbitral afin de contester la décision prise par le gouvernement néerlandais de fermer ses centrales à charbon d'ici à 2030, et lui demandant plus de 2,4 milliards d'euros de dommages et intérêts.

Jusqu'à présent, le traité sur la Charte de l'énergie a surtout été invoqué par des investisseurs dans les énergies renouvelables. Ils ont ainsi contesté la remise en cause par les gouvernements des dispositifs de soutien public au développement des énergies renouvelables. L'Espagne, qui a introduit des changements en matière de tarifs de rachat garantis pour les producteurs d'énergies renouvelables, a ainsi été visée par une quarantaine de procédures d'arbitrage, et a déjà été condamnée à verser de très lourdes indemnités aux demandeurs.

La France a enregistré sa première demande d'arbitrage au titre du TCE, le 2 septembre 2022. Un producteur d'énergies renouvelables allemand a ainsi déposé une plainte contre la France pour avoir révisé à la baisse, en 2020, les tarifs de rachat de l'électricité photovoltaïque. Néanmoins, il faut souligner que des entreprises françaises, en particulier EDF, ont bénéficié, dans le cadre d'une procédure d'arbitrage, de cette protection de leurs investissements réalisés dans un pays partie au traité.

En outre, à l'occasion de plusieurs arrêts, la Cour de justice européenne a jugé que la procédure d'arbitrage prévue par le TCE n'était pas applicable à l'intérieur de l'Union européenne, étant donné qu'elle porte atteinte à l'autonomie et au caractère propre du droit de l'Union. Cette jurisprudence a, d'ailleurs, été rappelée dans l'avis relatif au retrait de la France du TCE, publié au Journal officiel, le 9 décembre 2023, dans un exercice de clarification de la part des autorités françaises, qui n'a toutefois pas de portée normative. Pour l'UE, le traité sur la Charte de l'énergie, en particulier l'article sur le règlement des différends entre un investisseur et une partie contractante, n'a donc pas vocation à s'appliquer dans les relations dites intra-européennes.

Or, à l'exception d'un seul, aucun tribunal arbitral n'a fait droit à cette objection de l'Union européenne. Les tribunaux arbitraux ne s'estiment ainsi pas liés par la jurisprudence de la CJUE, estimant que les États membres ont valablement consenti à cette procédure arbitrale dans le cadre du traité. En octobre 2022, la Commission européenne a d'ailleurs soumis aux États membres une proposition d'accord sur l'interprétation du TCE au sein de l'UE, qui tendrait à réaffirmer la non-applicabilité du traité au niveau intra-européen. L'adoption de cet accord nécessiterait l'unanimité de tous les États membres. À ce jour, cette proposition d'accord est toujours en cours de négociation.

Afin d'adapter la protection des investissements dans le secteur de l'énergie aux enjeux climatiques et compte tenu du nombre croissant de litiges intra-européens, un processus de modernisation du TCE a parallèlement été engagé, en novembre 2018, sous l'impulsion de l'UE et de ses États membres. La Commission européenne a ainsi reçu un mandat de négociation du Conseil qui visait à aligner le traité avec les exigences climatiques actuelles, notamment en actualisant les dispositions relatives à la protection des investissements.

Les négociations, qui ont débuté en juillet 2020, ont permis d'aboutir à un « accord de principe », le 24 juin 2022. Cet accord présentait plusieurs avancées importantes par rapport aux dispositions actuelles. Il était ainsi prévu que le texte modernisé soit adopté par les parties lors de la Conférence sur la Charte de l'énergie, le 22 novembre 2022.

L'avancée la plus notable concernait l'introduction d'un mécanisme de flexibilité qui visait à exclure progressivement du champ du traité modernisé la protection des investissements dans les combustibles fossiles. Les nouveaux investissements dans ces énergies du passé ne devaient plus être protégés après le 15 août 2023. La protection des investissements réalisés avant cette date devait prendre fin dans un délai de dix ans après l'entrée en vigueur du traité modernisé, et au plus tard au 31 décembre 2040.

L'évaluation de l'impact de cette modification du TCE est complexe à évaluer, en particulier compte tenu des délais nécessaires à la ratification de ce TCE modernisé. Plusieurs personnalités auditionnées ont ainsi fait observer qu'un retrait du traité actuel ou l'adoption du traité modernisé auraient des conséquences similaires sur le plan de la protection accordée aux investissements dans les énergies fossiles. Le processus de ratification, en cas d'accord sur un traité modernisé, prend plusieurs années et nécessite l'approbation finale du Parlement européen et des parlements nationaux. Le temps requis pour mener à bien ces procédures ferait que les investissements dans les énergies fossiles bénéficieraient donc en réalité d'une protection juridique sur une période supérieure à dix ans, probablement peu éloignée des vingt années fixées par la « clause de survie » du TCE actuellement en vigueur.

Il convient de noter également que l'article relatif au mécanisme de règlement des différends ne figurait pas dans la liste des sujets ouverts à la négociation et que tout ajout devait faire l'objet d'un consensus entre les parties contractantes, ce qui n'a pas été le cas.

Au terme des négociations, le texte modernisé du TCE n'a finalement pas été adopté par le Conseil en raison de l'abstention d'une minorité de blocage qui a considéré que les avancées obtenues dans le cadre des négociations étaient insuffisantes pour répondre aux enjeux de la lutte contre le changement climatique. Quatre États membres, qui avaient d'ailleurs déjà annoncé leur intention de se retirer du traité, à savoir l'Allemagne, l'Espagne, les Pays-Bas et la France, s'y sont ainsi opposés. L'UE et l'Euratom ne pouvant participer au vote lors de la Conférence sur la Charte faute de position commune, et le quorum nécessaire au vote ne pouvant par conséquent être atteint, le traité modernisé a été retiré de l'ordre du jour de la réunion de la Conférence, le 22 novembre 2022.

M. Daniel Gremillet. - Les divergences au sein de l'UE sur ce dossier ont donc constitué un facteur bloquant pour la finalisation du processus de modernisation en cours du TCE, qui s'est soldé par un échec.

De l'absence d'accord au niveau européen et de la multiplication des déclarations de retrait du traité sur la Charte de l'énergie par de nombreux États membres, la Commission européenne a donc tiré les conséquences juridiques. Le 7 juillet 2023, elle a ainsi proposé aux États membres le retrait de l'UE et de la Communauté européenne de l'énergie atomique du TCE. En cas d'accord au Conseil sur cette proposition, l'UE devra engager le processus de retrait en soumettant sa notification écrite au dépositaire du TCE. Le retrait prendrait alors effet un an après la date de réception de la notification écrite par le dépositaire.

Aucun calendrier n'est, pour l'instant, fixé pour l'adoption de cette proposition, qui doit être adoptée à la majorité qualifiée. En conséquence, le traité actuel continue donc de s'appliquer à l'UE, à l'Euratom et aux États membres parties au TCE dans le cadre de leurs relations avec les autres parties contractantes.

L'Union européenne est aujourd'hui dans une impasse qualifiée de situation de « paralysie réciproque » par certains de nos interlocuteurs. D'une part, une dizaine d'États membres souhaitent que l'UE et l'Euratom se désengagent du traité sur la Charte de l'énergie, et, d'autre part, les autres États souhaitent rester parties à cet accord et adopter le texte modernisé. Ces pays ne sont donc pas favorables à la décision proposée par la Commission européenne, n'étant pas assurés de pouvoir participer à la modernisation du TCE.

Pour tenter de débloquer la situation, la présidence suédoise a proposé, le 28 avril 2023, une position de compromis qui actait le retrait de l'UE du TCE tout en autorisant certains États membres à continuer à être parties au traité.

Comme cela a été souligné par plusieurs juristes lors des auditions, cette option comporte, certes, plusieurs avantages ; elle permet, en particulier, de concilier les avancées des négociations sur la modernisation du traité et le bénéfice du retrait. Toutefois, en termes d'opportunité politique, elle semble complexe à mettre en oeuvre et peut être perçue comme peu loyale envers les autres parties contractantes.

La Commission européenne n'est pas favorable à cette option, essentiellement pour des motifs juridiques. Elle considère le retrait coordonné du traité sur la Charte de l'énergie de l'Union européenne et ses États membres et de l'Euratom comme étant « le moyen le plus simple sur les plans juridique et politique ». Elle n'avance aucune proposition permettant aux États membres qui le souhaitent de demeurer parties au traité sur la Charte de l'énergie, bien qu'il s'agisse d'un accord mixte relevant en parties des compétences nationales. Certains États membres dont l'Allemagne sont aussi réticents à autoriser l'UE à habiliter les États membres restants à mobiliser la Charte. Sur ce point, la France plaide en faveur d'une approche plus ouverte.

Le retrait de l'UE du TCE devrait-il contraindre l'ensemble des États membres à s'engager dans la même démarche ? Pour certains juristes, cette question est sujette à discussion. Certains considèrent que le retrait de l'UE du traité pourrait entraîner une obligation de retrait pour les États membres en application du droit de l'Union.

Sur le plan juridique, un retrait « à la carte » contribuerait pourtant à débloquer la situation et à clarifier celle dans laquelle se trouvent les États membres qui ont déjà notifié leur retrait du TCE, pour échapper aux risques de contentieux et déclencher dans les meilleurs délais la clause d'extinction des dispositions du traité. Toutefois, le maintien de l'UE dans le traité pourrait aussi avoir des conséquences indirectes pour la France ; elle pourrait se trouver exposée à d'éventuelles plaintes concernant des mesures de transposition de directives ou de règlements européens. En effet, la protection des investissements se réalise avec une double clé, aux niveaux national et européen.

Selon les autorités françaises, cette solution du retrait à la carte ne poserait pas de difficulté particulière sur le plan juridique. Elles considèrent que, dans ce cas, les États restants devront être habilités par l'UE à exercer des compétences au sein du traité, notamment pour leur permettre d'adopter les amendements de modernisation du traité.

Par ailleurs, les obligations liées à la « clause de survie » de vingt ans constituent un élément essentiel dans le processus de retrait. Tout en reconnaissant l'effet de cette clause, la Commission européenne tient à rappeler sa non-application aux litiges intra-UE en vertu de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, selon laquelle « le TCE ne s'est jamais appliqué, ne s'applique pas et ne s'appliquera jamais » au sein de l'UE. Toutefois, cette déclaration n'efface pas l'incertitude juridique qui subsiste même en cas de retrait, comme cela a été évoqué précédemment.

Comment échapper à la clause de survie ? La clause de survie constitue, en effet, un dispositif auquel il semble difficile de se soustraire sur le plan juridique. Selon le service juridique du Quai d'Orsay, il est néanmoins envisageable de mettre fin aux effets du traité dans le cadre d'accords bilatéraux entre parties insérant une clause de neutralisation des dispositions du traité, même si cela serait complexe à mettre en oeuvre. De tels accords permettraient de réduire le risque de poursuites devant des tribunaux d'arbitrage par des investisseurs européens.

Le retrait de l'UE, et celui déjà effectif de gros contributeurs comme la France et l'Allemagne, n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement du secrétariat du TCE, et en particulier sur son budget. Le retrait de l'UE et de l'Euratom pourrait aussi avoir un effet d'entraînement sur d'autres États parties. Ainsi le gouvernement britannique a indiqué, en septembre dernier, qu'il n'excluait pas de se désengager de ce traité.

La question de l'avenir du traité sur la Charte de l'énergie est donc posée, plus particulièrement en cas de retrait de l'UE, de l'Euratom et des États membres.

En conclusion, la proposition de décision de retrait de l'UE, de l'Euratom et des États membres reflète la volonté de l'Union d'aligner l'ensemble de ses politiques sur les objectifs qu'elle a adoptés dans le cadre de la lutte contre le changement climatique pour atteindre la neutralité climatique d'ici 2050. Elle tire aussi les conclusions d'un échec du processus de modernisation du traité sur la Charte de l'énergie, qui, en continuant d'accorder une protection, certes plus limitée dans le temps, aux investissements dans les énergies fossiles, envoyait un signal contradictoire avec « la loi européenne sur le climat ».

L'Union européenne est, pour l'instant, dans une situation d'impasse pour avancer sur cette question, et la France, dans une situation paradoxale, qui prolonge, de façon indirecte, au-delà de vingt ans, la durée d'un risque contentieux pour notre pays.

Le travail que nous avons conduit sur le retrait de l'UE et de l'Euratom du traité sur la Charte de l'énergie a dépassé très largement les enjeux énergétiques et climatiques de cet accord au niveau européen. Il a été l'occasion de soulever certains éléments d'ordre juridique relatifs aux accords commerciaux conclus par l'Union européenne, qui méritent sans doute d'être approfondis, que ce soit à propos des clauses de survie des traités commerciaux, de l'interprétation de la CJUE sur l'application dans l'UE du droit international et de la place de l'arbitrage pour la résolution de litiges d'investissement. Il a aussi permis de relever qu'en matière de traités internationaux, notre Constitution ne prévoit pas de parallélisme des formes, le Parlement devant ratifier leur conclusion mais pas leur dénonciation.

Mme Brigitte Devésa. - Je vous remercie pour cet exposé très précis et précieux. Ce sujet est autant technique que symbolique, au regard de l'avenir de ce traité. Que pouvons-nous faire en tant que commission des affaires européennes pour intervenir et être force de proposition auprès du gouvernement une fois les constats établis ?

M. Jacques Fernique. - Il subsiste quelques zones d'ombre, sur lesquelles j'aimerais avoir des précisions. Les représentants de la Direction générale du Trésor ont estimé, vous l'avez indiqué, que le traité ne constitue pas un frein pour la transition énergétique. Au regard des contentieux déclenchés par des investisseurs contre la fermeture de centrales à charbon, contre des dispositifs de soutien aux énergies renouvelables ou encore contre la baisse du tarif du photovoltaïque en France en 2020, je m'interroge sur cette affirmation. Vous avez, par ailleurs, mentionné que la sortie coordonnée du traité permettrait d'éviter que la clause de survie ne continue à faire des « ravages ». Pourriez-vous préciser la situation paradoxale dans laquelle la France risquerait de se trouver ?

Mme Amel Gacquerre. - Nous avons tenté de démontrer par notre travail que la question traitée va bien au-delà de la sortie du TCE. Aujourd'hui, de vraies questions juridiques se posent concernant les clauses de survie, la façon dont on doit les gérer, l'interprétation de jugements de la CJUE sur l'application du droit international au sein de l'UE, la place de l'arbitrage pour la résolution des litiges... Nous avons exposé tant la situation d'impasse dans laquelle nous sommes aujourd'hui, que mis en exergue les questions sur lesquelles il est nécessaire d'avancer sur le plan juridique. Que la ratification du TCE soit autorisée par un vote du Parlement, mais pas sa dénonciation est, selon nous, un sujet capital. Au contraire, la France, l'Allemagne et d'autres États de l'UE considèrent que le TCE constitue un frein à la transition énergétique. Il faut rappeler que ce traité a été établi dans un contexte géopolitique et économique différent de celui d'aujourd'hui. Il protège les investissements dans les énergies fossiles, ce qui pourrait gêner la trajectoire de chaque pays en matière de transition. La multiplication des litiges par des investisseurs, ces dernières années, témoigne de cette contradiction. Enfin, la sortie du TCE n'étant pas consensuelle au niveau de l'UE et la question de sa sortie coordonnée n'étant plus, pour l'instant, à l'ordre du jour du Conseil, le traité s'applique toujours à l'UE, et indirectement aux États membres qui en sont déjà sortis.

M. Michaël Weber. - De nouvelles questions ont été soulevées au cours de nos travaux, notamment concernant l'analyse différenciée des pays de l'UE sur les implications juridiques du TCE, et le retrait du traité sans consultation des parlements nationaux. De vrais débats juridiques existent sur les conséquences du retrait du traité, des juristes nous ayant assuré que la sortie du TCE n'apportait pas de solution à la transition énergétique et que son maintien ne protégeait pas, outre mesure, les investissements déjà réalisés. Concernant le délai de 2040 évoqué précédemment, il s'agit d'une disposition qui figure dans la proposition d'accord sur la modernisation du traité. Les investissements réalisés avant le 15 août 2023 seraient protégés dans un délai de dix ans après l'entrée en vigueur du traité modernisé, et au plus tard jusqu'en 2040.

M. Daniel Gremillet. - Nous avons rapidement compris que le TCE était mort-né. Depuis sa création en 1994 et sa mise en oeuvre en 1998, aucune modernisation n'a été faite ; or le monde a changé. Les conséquences de la fermeture de centrales à charbon aux Pays-Bas ont provoqué un choc, et à raison. Pourtant, il nous a été montré qu'il aurait été possible de garder vivant le TCE, et que sa mort est due à une absence de volonté politique. Aujourd'hui encore la situation est complexe : certains États de l'UE souhaitent en sortir, d'autres s'y refusent. Bien qu'il y ait eu une tentative de réforme, celle-ci a échoué.

Mme Brigitte Devésa. - Les États membres qui ne souhaitent pas sortir du TCE ne sont-ils pas tenus par leurs liens avec les investisseurs ?

M. Jean-François Rapin. - A contrario, cela voudrait dire qu'en France, nous n'avons plus de liens avec les investisseurs.

M. Michaël Weber. - Je n'ai pas ce sentiment-là, bien que ce ne soit pas un sujet que nous ayons particulièrement étudié. J'ai davantage l'impression que ce sont les pays où sont présents de nombreux investisseurs qui sont sortis du TCE.

M. Daniel Gremillet. - N'oublions pas que chaque État membre conserve le choix de son mix énergétique, liberté à laquelle je suis particulièrement attaché. C'est en partie cela qui a provoqué l'incapacité de l'UE à moderniser le TCE. Les pays qui sortent du traité sont ceux qui ont des capacités énergétiques significatives, quand les plus petits pays sont plus attachés à faire perdurer le TCE.

M. Jean-François Rapin. - Je vous remercie pour cette communication éclairante.

Politique commerciale - Prochaine conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce - Communication de MM. Alain Cadec et Didier Marie

M. Jean-François Rapin. - Nous poursuivons nos travaux avec un sujet qui n'est pas très éloigné, puisqu'il concerne lui aussi les échanges commerciaux : il s'agit de la préparation de la prochaine conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Nos collègues Alain Cadec et Didier Marie vont nous présenter son ordre du jour et ils nous amèneront, eux aussi, à nous interroger sur les mécanismes de règlement des différends et d'arbitrage entre investisseurs et États qui sont souvent méconnus mais pourtant porteurs d'enjeux souvent très lourds pour les États. Je leur laisse la parole.

M. Didier Marie. - Nous associons à cette communication notre collègue François Bonneau, qui ne pouvait être présent ce matin. Notre commission a été saisie de quatre propositions de décisions du Conseil1(*) sur les positions à prendre, au nom de l'Union européenne, au sein de la 13e Conférence ministérielle de l'OMC, qui aura lieu du 26 au 29 février, à Abou Dhabi.

Disons-le d'emblée, ces projets de décisions ne présentent guère d'intérêt en eux-mêmes, puisque la position proposée pour l'Union consiste à « adhérer au consensus dégagé entre les membres de l'OMC en vue d'adopter des décisions ». Nous considérons donc qu'il n'y a pas lieu de proposer de résolution européenne.

En revanche, examiner ces textes nous permet d'apporter un éclairage utile sur les négociations en cours à l'OMC. Pour préparer cette communication, nous avons auditionné le délégué permanent de la France auprès de l'OMC, M. Etienne Oudot de Dainville. Nous nous sommes également appuyés sur les informations dont nous disposons sur les travaux en cours au Conseil.

Si l'on en croit les sujets identifiés dans les propositions de décisions, cette conférence ministérielle de l'OMC pourrait adopter des décisions concernant 17 points, listés à l'écran2(*). En réalité, les propositions de décisions couvrent tous les champs susceptibles de faire l'objet d'un accord. Il est très peu probable qu'un accord définitif soit trouvé sur l'ensemble de ces dossiers. De bonnes surprises sont naturellement toujours possibles. La 12e conférence ministérielle de l'OMC, qui s'était tenue à Genève en juin 2022, avait été un succès, à la surprise quasi générale.

Plusieurs décisions opérationnelles avaient alors été adoptées, notamment concernant les vaccins contre la covid-19 ou un accord sur les subventions à la pêche fixant de nouvelles règles mondiales pour réduire les subventions préjudiciables et protéger les stocks mondiaux de poissons, tout en tenant compte des besoins des pêcheurs des pays en développement et des pays les moins avancés. L'OMC soulignait à cet égard qu'il s'agissait du premier accord de l'organisation ayant pour clé de voûte la durabilité environnementale.

La 12e réunion ministérielle s'était également soldée par un soutien à la perspective de réforme de l'OMC, mais aussi par le lancement d'une coalition des ministres du commerce pour le climat. Faut-il attendre de nouvelles avancées importantes dans le cadre de la 13ème conférence ministérielle ? C'est difficile à évaluer aujourd'hui, tant les conférences de ce type se dénouent à la dernière minute.

Nous n'allons pas traiter dans le détail de l'ensemble des sujets évoqués dans les propositions de décisions du Conseil mais nous souhaitons mettre en lumière quelques points.

Le premier sujet, majeur pour l'Union européenne, concerne l'organe de règlement des différends. Le 23 janvier dernier, le commissaire européen chargé du commerce, Valdis Dombrovskis, a affirmé que l'Union européenne « a un intérêt fondamental à ce que l'OMC soit forte et réformée, afin qu'elle puisse répondre efficacement aux défis et aux enjeux commerciaux du 21e siècle », en soulignant que « les règles actuelles de l'OMC, qui régissent toujours la majeure partie du commerce mondial, sont notre meilleur garde-fou contre la fragmentation de l'économie mondiale ».

Dans cette perspective, il a formé le voeu que la conférence ministérielle d'Abou Dhabi « aboutisse à une réforme du règlement des différends ou, au moins, à ce qu'elle nous rapproche de cet objectif et nous offre une perspective claire pour trouver une solution ». Nous ne pensons pas qu'un accord formel soit possible à ce stade.

Certes, par rapport à la période de présidence de Donald Trump, les États-Unis se montrent plus ouverts et ne bloquent plus le fonctionnement de l'OMC. Ils participent aux réunions et n'agitent plus la menace de sortie de l'organisation. Pour autant, les fondamentaux de l'analyse américaine en matière de politique commerciale, et tout particulièrement s'agissant de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends, n'ont pas varié. Les États-Unis continuent de paralyser l'organe d'appel en ne nommant pas de juges et n'ont pas affiché de volonté de trouver un accord pour le rétablir.

Les États-Unis acceptent de participer à des négociations informelles sur l'organe de règlement des différends. Des discussions intéressantes ont ainsi pu avoir lieu pour améliorer le fonctionnement des groupes spéciaux ou « panels », qui constituent la première instance de l'organe de règlement des différends. Des négociations substantielles ont été menées sur plusieurs points importants, comme les conditions de nomination des membres des panels, sur les enjeux de formation ou encore sur l'accessibilité du mécanisme de règlement des différends, qui reste problématique pour de nombreux pays africains. Néanmoins, on ne traite pas là du volet le plus complexe et le plus bloquant pour l'Union européenne, à savoir l'organe d'appel. Améliorer la première instance sans apporter de remède de fond au blocage de l'appel n'aurait guère de sens.

En outre, tout ceci reste à un stade informel. Pour envisager un accord en bonne et due forme à Abou Dhabi, il faudrait passer à des comités formels de négociation, qui supposeraient une plus grande implication du Congrès des Etats-Unis. Or, dans le contexte électoral intérieur, une ouverture en matière commerciale, surtout de ce niveau-là, paraît totalement exclue.

Rappelons que les États-Unis et l'Union européenne ne sont pas parvenus, en décembre dernier, à trouver une solution pérenne concernant le différend sur l'acier et l'aluminium. On se souvient qu'au nom d'une prétendue menace sur la sécurité nationale, le Président Donald Trump avait eu recours à la « section 232 » du Trade Expansion Act et imposé en 2018 des droits de douane élevés sur les importations d'acier et d'aluminium européens, fixés à 25 % pour l'acier et à 10 % pour l'aluminium. En contrepartie, l'Union avait instauré des droits sur certains produits américains, comme le bourbon ou les motos Harley-Davidson.

Un accord provisoire avait pu être trouvé en 2021 pour suspendre ces droits mais il prenait fin à la fin du mois de janvier 2024. Aucun accord pérenne n'a pu être trouvé mais la trêve commerciale a pu être prolongée jusqu'au 31 mars 2025. Ce sera donc l'un des premiers dossiers commerciaux épineux du prochain Président des États-Unis...

Au regard des propos de Valdis Dombrovskis, on peut donc s'attendre à conserver un processus actif de négociation, plus qu'à déboucher sur la réforme de l'organe d'appel que l'Union européenne appelle de ses voeux.

D'après les données qui nous ont été communiquées, 22 rapports de panels ont fait l'objet « d'appels dans le vide » depuis que l'organe d'appel a cessé de fonctionner. L'Union européenne a bien proposé un système d'appel provisoire mais il ne concerne qu'une dizaine d'États membres de l'OMC et n'a que très peu été mis en oeuvre concrètement.

On remarque toutefois qu'à ce stade, d'après les informations qui nous ont été communiquées, les États-Unis n'ont pas fait « appel dans le vide » dans des dossiers les opposant à l'Union européenne.

Parmi les contentieux en cours en première instance au niveau de l'OMC, on peut mentionner trois dossiers dans lesquels l'Union européenne est à l'offensive :

- les exportations d'olives espagnoles vers les États-Unis : l'Union européenne a contesté l'imposition par les États-Unis de droits antidumping et compensateurs visant les olives mûres provenant d'Espagne. Un groupe spécial a reconnu en décembre 2021 que les États-Unis avaient adopté des mesures contraires aux règles de l'OMC. Les États-Unis estiment aujourd'hui s'être mis en conformité avec leurs obligations mais l'Union européenne le conteste et a demandé, en juillet 2023, la constitution d'un groupe spécial pour apprécier cette mise en conformité ;

- deux différends avec la Chine concernant des restrictions commerciales visant la Lituanie et l'entrave à des recours en justice des entreprises européennes sur leurs brevets.

Je veux également mentionner un différend avec l'Inde concernant les droits de douane qu'elle a imposés sur les produits des technologies de l'information et de la communication. L'Inde a perdu devant le groupe spécial mais elle a tout récemment décidé de faire appel dans le vide.

L'Union européenne se trouve par ailleurs en position défensive dans d'autres dossiers. On peut citer :

- les litiges avec l'Indonésie et la Malaisie concernant la décision de l'Union d'interdire l'incorporation d'huile de palme dans les biocarburants d'ici à 2030 : les rapports des groupes spéciaux devraient être rendus assez rapidement ;

- un litige avec l'Indonésie concernant les droits compensateurs et droits antidumping imposés par l'Union visant les produits plats laminés à froid en aciers inoxydables en provenance d'Indonésie : le groupe spécial a été constitué en septembre 2023 et ne devrait pas rendre son rapport avant fin 2024 ;

- un troisième litige avec l'Indonésie concernant le biodiesel importé de ce pays, l'Union considérant qu'il bénéficiait de subventions à la production d'huile de palme : le panel a été établi le 27 novembre 2023 mais n'est pas encore constitué. Il n'y aura donc vraisemblablement pas de décision avant la fin de l'année 2024.

Enfin, on remarquera que les contentieux opposant l'Union européenne à la Russie sont à ce stade gelés, l'Union ne souhaitant pas en discuter dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Pour prendre un exemple très concret, l'Union européenne avait initié une procédure à l'encontre de la Russie pour contester des mesures favorisant les produits et services nationaux fournis par des entités nationales par rapport aux produits et services étrangers fournis par des entités étrangères. Le groupe spécial qui avait été mis en place a suspendu ses travaux, à la demande de l'Union européenne, le 8 mars 2022, quelques jours après l'invasion russe en Ukraine, et il est devenu caduc le 8 mars 2023.

M. Alain Cadec. - Le deuxième sujet important que nous souhaitons évoquer ce matin concerne la pêche. 56 États, dont les 27 membres de l'Union européenne, ont accepté l'accord conclu lors de la 12e conférence ministérielle de l'OMC, qui nécessite toutefois une ratification par les deux tiers des membres de l'Organisation pour entrer en vigueur. L'accord de juin 2022 interdit les subventions à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, les subventions à la pêche des stocks surexploités, ainsi que les subventions à la pêche en haute mer non réglementée.

Il prévoit également la prise de mesures additionnelles afin d'aboutir à un accord complet sur la pêche, si possible lors de la 13e conférence ministérielle. Or ces négociations, qui portent notamment sur les conditions requises pour pouvoir accorder des subventions à la pêche en vue de renforcer la durabilité, s'avèrent difficiles. L'Union européenne considère que la politique commune de la pêche (PCP), par le système de gestion de la ressource halieutique qu'elle impose, est pleinement conforme à cet objectif. Toutefois, certains membres de l'OMC critiquent la PCP et demandent que des règles plus contraignantes s'appliquent aux États qui pêchent et subventionnent beaucoup.

Le deuxième sujet de négociation concerne le traitement spécial et différencié, les pays les moins avancés demandant des mesures ambitieuses en leur faveur. La cible 14.6 des Objectifs de développement durable des Nations Unies précise que « l'octroi d'un traitement spécial et différencié efficace et approprié aux pays en développement et aux pays les moins avancés doit faire partie intégrante des négociations sur les subventions à la pêche menées dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce ».

Les pays les moins avancés soutiennent une approche permettant de les exonérer largement des efforts de gestion des ressources en prônant un seuil de minimis de pourcentage des captures mondiales, en-dessous duquel le régime d'interdiction des subventions à la pêche prévu par l'accord de 2022 ne s'appliquerait pas, cumulable avec une période de transition qui aurait le même effet. L'Union européenne soutient plutôt une approche selon laquelle, au-delà du seuil de 0,8 % des captures mondiales de poissons, les États concernés seraient soumis au régime d'interdiction des subventions prévu par l'accord de 2022.

Celui-ci prévoit déjà des mesures facilitantes pour les pays en voie de développement : « clause de paix », modération de l'approche vis-à-vis des pays les moins avancés, régime de notification allégé en-dessous du seuil de captures mondiales de 0,8 % et assistance technique pour mettre en oeuvre l'accord.

Le troisième gros sujet de négociation concerne les accords bilatéraux de pêche avec les pays en voie de développement. On observe une offensive des pays africains pour interdire de tels accords, ce qui place l'Union européenne dans une position défensive, de même que la Chine et la Russie.

Les négociations d'ensemble sur ce volet relatif à la pêche sont donc délicates et la capacité à aboutir d'ici la fin février apparaît incertaine, sinon improbable. On observe également, sans surprise, des sensibilités différenciées des États de l'Union européenne en fonction de leur exposition interne à ce sujet.

M. Didier Marie. - Le troisième grand bloc de négociations porte sur les questions agricoles. Les crispations sont nombreuses en la matière et l'ambition paraît plutôt être de parvenir à des orientations politiques de travail sur ce volet qu'à un accord abouti. Le président turc de l'organe de négociations sur les questions agricoles a bien mis en circulation, le 30 janvier dernier, un projet de texte devant servir de base aux négociations, mais il a été assez franc en déclarant qu'il était temps « de se concentrer sur ce qui est réalisable à la CM13 et d'ouvrir la voie à un résultat plus concret à la CM14 ».

Parmi les points qui font l'objet de débats, on citera notamment les enjeux d'accès aux marchés et les subventions. L'Inde, soutenue par les pays du G90 (alliance des pays les plus pauvres), plaide pour des subventions de stockage public de denrées alimentaires à des fins de sécurité alimentaire, ce qui suscite notamment l'opposition des États du groupe de Cairns. Le risque est bien entendu que, sous couvert de subventions pour stockage public, on assiste à des mesures de dumping. L'enjeu des différentes négociations pour l'Union est de préserver la boîte verte de la PAC, calibrée pour être « non distorsive » au regard des critères de l'OMC.

Je n'évoquerai que brièvement l'enjeu de l'accompagnement des pays qui sortent de la catégorie des pays les moins avancés (PMA). Cette catégorie qui comprend 45 pays aujourd'hui a été établie en 1971 pour réunir les pays en développement caractérisés par un faible niveau de revenu, des obstacles structurels à la croissance et la nécessité de mesures particulières pour traiter ces problèmes. Quinze pays sont en voie de sortir de cette catégorie des PMA.

Les négociations sont évidemment intenses. Elles portent pour l'essentiel sur trois points demandés par les pays les moins avancés, qui réclament « une transition sans heurt et durable », conformément à la résolution 67/221 adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 21 décembre 2012. Ils souhaitent ainsi obtenir :

- la prolongation, pour une période appropriée, des dispositions relatives au traitement spécial et différencié figurant dans un certain nombre d'accords et de décisions spécifiques de l'OMC ;

- une transition permettant d'éviter le recours au mécanisme de règlement des différends pendant une période appropriée ;

- et enfin, la garantie, pendant une certaine période, d'un accès continu à tous les programmes et installations d'assistance technique et de renforcement des capacités spécifiques à la catégorie des PMA fournis dans le cadre du système de l'OMC.

Je souhaite en revanche évoquer trois autres sujets qui m'apparaissent très sensibles.

Le premier concerne la prorogation du moratoire sur les droits de douanes applicables au commerce électronique, qui représente un enjeu important pour la stabilité du cadre douanier. Reconduit tous les deux ans depuis 1998, ce moratoire est de plus en plus contesté par l'Inde, l'Afrique du Sud et l'Indonésie, à la fois pour des raisons de fond et pour des motifs de stratégie globale de négociation au sein de l'OMC.

Une très vaste majorité de membres de l'OMC, dont l'Union européenne, souhaite proroger ce moratoire mais certains pays en voie de développement veulent le réguler.

Un rapport de l'OCDE publié en octobre 2023 conclut que les implications potentielles du moratoire sur les recettes fiscales sont faibles, s'élevant en moyenne à 0,68 % des recettes douanières totales. Un rapport conjoint de l'OMC, du FMI, de la Banque mondiale et de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement aboutit à des conclusions similaires concernant l'effet minime de ce moratoire sur les recettes fiscales des États.

L'OCDE plaide en faveur de la reconduction du moratoire, considérant que son non-renouvellement entraînerait une plus grande incertitude politique ainsi qu'une diminution des échanges, et que les droits de douane sur les transmissions électroniques réduiraient la compétitivité. L'OCDE précise que les effets négatifs seraient plus prononcés pour les pays à faible revenu et les petites entreprises. Néanmoins, si l'Inde, l'Afrique du Sud et l'Indonésie persistent dans leur opposition, le moratoire pourrait tomber, ce qui soulèverait un certain nombre de difficultés à résoudre.

Deux autres sujets créent des frictions.

Le premier concerne la dérogation à la protection conférée par l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Lors de la 12e conférence ministérielle, en 2022, un accord avait été trouvé pour permettre aux membres de l'OMC de prendre des mesures directes afin de diversifier la production de vaccins contre la covid-19 et de passer outre à l'effet exclusif des brevets au moyen d'une dérogation ciblée limitée dans le temps.

La question de l'élargissement de l'extension éventuelle de cette dérogation temporaire à la production et à la fourniture d'outils de diagnostic et de traitements contre la covid-19 devait ensuite être étudiée dans la perspective de la 13e conférence. A ce stade, les négociations sont bloquées et aucun accord ne se dessine en vue d'une telle extension. Certains États, comme l'Afrique du Sud, pourraient utiliser ce sujet comme un élément de pression politique.

Le second sujet concerne l'approche environnementale développée par l'Union européenne. On sait que la 13e conférence ministérielle donnera lieu à des débats intenses sur les conditions de concurrence équitable, le « level playing field », notamment concernant le volet industriel. Ce sera également le cas concernant la prise en compte des enjeux climatiques dans le commerce international, dans le prolongement de la mise en place d'une coalition des ministres du commerce pour le climat, qui rassemble aujourd'hui 59 États.

Il apparaît clairement et sans surprise que certaines mesures adoptées récemment par l'Union européenne, en particulier le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières et l'instrument de lutte contre la déforestation, sont mal perçues par un certain nombre d'États, et parfois mal comprises. La Commission européenne doit faire preuve de davantage de pédagogie pour les expliquer.

De nombreux États considèrent que, sous couvert de lutte contre le changement climatique et de défense de l'environnement, l'Union européenne adopte une approche « néo-coloniale » en matière de commerce. Les déclarations du Président brésilien dans le cadre des négociations sur l'accord avec le Mercosur reflétaient d'ailleurs assez largement cette approche. Il faut y prendre garde car cela alimente un discours politique à l'encontre de l'Union européenne dont certains rivaux ne manquent pas de se servir.

Voici donc en quelques mots notre perception des enjeux de cette conférence ministérielle. En dépit des difficultés, des lourdeurs et du temps d'aboutissement parfois extrêmement long, l'OMC demeure une organisation multilatérale qui fonctionne et à laquelle l'Union européenne attache une grande importance.

On ne peut également qu'être frappé par les stratégies très virulentes déployées par des pays comme l'Inde ou l'Indonésie. Cela doit nous faire réfléchir alors que l'Union européenne est engagée dans des négociations en vue de conclure un accord commercial avec ces deux États.

Enfin, au regard des tensions que l'on perçoit, il nous semble que notre commission devrait approfondir au cours des prochains mois son analyse sur les enjeux liés à la sécurité économique de l'Union.

M. Alain Cadec. - Il est clair qu'une réforme de l'OMC est nécessaire et qu'elle doit évoluer concernant les clauses miroirs, mises en avant par le gouvernement français au moment de la présidence française du Conseil, auxquelles l'organisation s'oppose aujourd'hui au motif qu'il s'agirait d'une distorsion de concurrence.

Mme Audrey Linkenheld - Après avoir entendu les deux communications concernant le traité sur la charte de l'énergie et l'OMC, je crois que nous devons cesser d'être policés sur ces sujets. Nous sommes à quelques mois d'élections européennes qui seront importantes. Les populismes peuvent prospérer sur les dérives du libre-échange. Le libre échange présente de très forts inconvénients et ne justifie pas tout. Nos travaux doivent le montrer. Il faut aussi accepter de ne pas signer des accords qui ne nous conviennent pas car ils sont trop déséquilibrés. Je pense au Mercosur mais je repense également aux négociations qui avaient lieu en vue d'un partenariat transatlantique de commerce et d'investissement. Cela renvoie à la fois aux enjeux concernant les négociations entre les États et la manière de traiter les différends entre les États et les acteurs privés. Cela ne signifie pas refuser tout commerce international mais il faut poser des limites.

M. Pierre Cuypers. - Je souhaiterais avoir des précisions sur les différends avec l'Indonésie concernant les importations d'huile de palme et de biocarburants.

M. Didier Marie. - Nous pourrons vous transmettre une note plus précise sur ces sujets, qui portent à la fois sur les distorsions de concurrence liées au soutien apporté par l'Indonésie au soutien à la production d'huile de palme et sur les décisions prises par l'Union européenne en matière de lutte contre la déforestation, lesquelles prévoient notamment l'interdiction progressive d'incorporation d'huile de palme dans les biocarburants.

Cela me permet à nouveau de souligner la grande sensibilité de l'action de l'Union européenne en matière de lutte contre la déforestation, qui entre en conflit en l'espèce avec les pratiques indonésiennes.

Mme Florence Blatrix Contat. - On voit bien, malgré tout, que l'OMC ne fonctionne plus très bien depuis l'Uruguay Round et l'inclusion de l'agriculture dans ces accords. Les négociations du Millenium Round n'ont jamais abouti. On entre dans une nouvelle ère. On ne peut évidemment revenir au localisme mais le changement climatique et le coût, à la fois monétaire et climatique, des transports doivent conduire à développer une nouvelle approche globale du commerce international. Trop peu d'économistes s'y intéressent selon moi. Quels échanges restent pertinents, comment limiter les transports ou réduire leur empreinte carbone, comment prendre en compte la nouvelle donne géopolitique dans ce contexte de changement climatique ? On tâtonne encore beaucoup.

M. Daniel Gremillet. - Il y a un lien entre les sujets abordés dans la communication concernant le traité sur la charte de l'énergie et celle relative à la conférence ministérielle de l'OMC. Je veux souligner le poids de l'Union européenne mais aussi ses limites dans l'approche concernant certaines importations qui ne respectent pas nos règles de production. L'OMC doit assurément évoluer. Cela vaut aussi en matière énergétique, alors que l'Europe se trouve face à un mur d'investissement.

Mme Amel Gacquerre. - Je partage les constats de nos collègues. Il y a le fond, bien entendu, mais aussi les modalités de mise en oeuvre. Je crois que nous devons en la matière faire preuve de davantage d'agilité, notamment grâce à des clauses de revoyure.

M. Alain Cadec. - Le lien très fort entre l'Union européenne et l'OMC tient aussi aux personnalités qui ont traité des sujets commerciaux, comme Karel De Gucht ou aujourd'hui Valdis Dombrovskis, qui sont des ultralibéraux. Une réforme de l'OMC est nécessaire mais l'approche de la Commission européenne en matière de politique commerciale doit aussi évoluer.

M. Didier Marie. - Les relations internationales sont en pleine mutation. Les aspirations des pays émergents -je pense notamment aux BRICS- s'affirment plus fortement, ce qui fait bouger les lignes. L'Union européenne est quasiment la seule puissance économique à plaider en faveur du multilatéralisme. Elle a tout intérêt à investir des organisations comme l'OMC qui, malgré ses faiblesses ou ses imperfections, fonctionne, occasionne des échanges, permet encore d'aboutir à des accords et continue à définir les règles du commerce international. En revanche, le principal point de blocage, auquel il faudra apporter une réponse, demeure l'organe d'appel de l'organe de règlement des différends. Si nous voulons que l'approche européenne prévale dans les relations commerciales internationales, au-delà des accords bilatéraux que nous signons, l'Union européenne, qui est une grande puissance commerciale mais ne parvient pas encore à s'imposer comme une grande puissance politique, doit continuer à s'impliquer activement dans le fonctionnement de l'OMC.

M. Alain Cadec. - Je partage ce qui vient d'être dit mais nous ne devons pas être naïfs. L'Union européenne doit s'affirmer politiquement. L'OMC est une instance mondiale de régulation du commerce international qui est nécessaire mais qui doit être réformée pour être crédible et adaptée aux enjeux du XXIe siècle. À ce stade, je ne vois pas les Etats-Unis accepter des concessions permettant d'envisager une telle réforme.

Questions diverses - Réunion du Conseil européen du 1er février 2024 - Communication de M. Jean-François Rapin

M. Jean-François Rapin. - Mes chers collègues, nous abordons notre dernier point à l'ordre du jour : la dernière réunion du Conseil européen.

Avant Noël, le 14 décembre 2023, les chefs d'État ou de gouvernement de l'UE échouaient à parvenir à un accord sur la révision du CFP 2021-2027. Comme vous vous en souvenez, la Hongrie avait utilisé son veto pour s'opposer à la Facilité pour l'Ukraine, dotée de 50 milliards d'euros (répartis entre 33 milliards de prêts et 17 milliards de subventions). Nos rapporteurs Christine Lavarde et Florence Blatrix Contat nous avaient détaillé il y a deux semaines le contenu de la dernière « boîte de négociations », et les solutions envisagées pour obtenir la levée du veto hongrois.

La semaine dernière, lors du Conseil européen extraordinaire du 1er février dernier, un accord à l'unanimité a finalement été trouvé sur la révision du CFP. J'ai jugé utile que nous l'évoquions en commission, vu l'importance du sujet, puisque nous n'avons pas débattu en amont ni en aval de ce Conseil européen, en raison de son caractère extraordinaire.

Quel est le contenu de cet accord ? Quelles concessions ont été faites à la Hongrie ? Les coupes prévues pour financer la révision sont-elles acceptables ? Je voudrais profiter de cette communication pour éclairer notre commission sur ces trois sujets.

Avant d'entrer dans l'examen de l'accord du 1er février, je rappelle que ce sommet européen a bien sûr été percuté par la crise agricole qui traverse l'Europe. Hélas, compte tenu de la priorité donnée à un accord rapide sur le CFP et sur l'aide à l'Ukraine, le sujet agricole n'a été que très brièvement abordé. Les conclusions de la réunion se sont résumées à inviter le Conseil et la Commission à « faire avancer les travaux en tant que de besoin » sur ce thème...

J'en viens au contenu de l'accord, en commençant par la question de l'aide à l'Ukraine. La Hongrie a donc finalement accepté le soutien macrofinancier de 50 milliards d'euros pour les années 2024 à 2027. La levée du veto hongrois a été acquise en contrepartie d'un échange de vues annuel sur la mise en oeuvre de la Facilité pour l'Ukraine.

Les États membres étaient opposés à la demande hongroise d'introduire une clause de revoyure annuelle de la Facilité pour l'Ukraine. Cette option aurait consisté à exiger chaque année un accord unanime au Conseil européen pour reconduire l'aide. Cette solution n'était clairement pas acceptable ; non seulement elle aurait offert à la Hongrie de nouvelles possibilités de blocage et donc de chantage, mais en outre elle aurait privé les autorités ukrainiennes d'un cadre prévisible de soutien financier, à l'heure où l'Ukraine a besoin de visibilité et d'assurance sur le soutien durable de l'Union européenne. Une autre option aurait consisté à recourir à un dispositif hors budget, entre 26 États membres. Cette solution aurait pris plus de temps à être mise en place (alors que l'aide à l'Ukraine est urgente) ; elle aurait été plus coûteuse pour les États membres (aide à 26 et non à 27) et surtout elle aurait acté la désunion européenne sur ce sujet.

La solution trouvée évite donc ces différents écueils et se contente de renvoyer à un débat annuel au sein du Conseil européen sur l'aide apportée à l'Ukraine. Dans le détail, les conclusions de la réunion précisent que le Conseil européen « tiendra chaque année un débat sur la mise en oeuvre de la Facilité en vue de fournir des orientations ». La formulation reste vague... Ce débat doit se tenir sur la base d'un rapport annuel de la Commission sur la mise en oeuvre de la Facilité.

Un autre paragraphe précise que « si nécessaire, dans deux ans, le Conseil européen invitera la Commission à présenter une proposition de réexamen dans le contexte du nouveau CFP ». En d'autres termes, en 2026, lorsque les 27 examineront le nouveau Cadre financier pluriannuel pour 2028-2034, la Commission - cela va de soi - devra présenter un nouveau programme d'aide à Kiev.

Le texte de l'accord rappelle aussi les conclusions du sommet de décembre 2020 sur le mécanisme de conditionnalité des aides. L'octroi du soutien à l'Ukraine est ainsi subordonné au respect par ce pays des principes de l'État de droit et des « mécanismes démocratiques effectifs ». Cette précision permet de répondre de façon indirecte aux accusations du Premier ministre hongrois, Victor Orban, qui juge que ce mécanisme de conditionnalité n'est pas appliqué de manière impartiale par la Commission et qu'il sert d'outil politique « contre la Hongrie ».

Au total, les concessions faites à la Hongrie paraissent donc très limitées : un débat annuel, un rapport sur la mise en oeuvre de la Facilité, et le rappel que la conditionnalité des aides doit s'appliquer également à l'Ukraine. Ces faibles contreparties permettent néanmoins à Victor Orban de sauver la face devant son opinion publique et d'affirmer sur X « Mission accomplie ».

Un dernier point enfin sur l'Ukraine. Nous voici à bientôt deux ans de son agression par la Russie, le 24 février 2022. Depuis, le Blitzkrieg imaginé par Poutine s'est enlisé et transformé en une véritable guerre de tranchées, particulièrement tragique et meurtrière, faisant des centaines de milliers de victimes, pour un gain territorial quasi nul. De nouvelles frappes russes importantes ont encore eu lieu ces derniers jours à Kyiv et dans l'ouest de l'Ukraine, contre des cibles civiles, en pleine visite du Haut Représentant Josep Borrell, qui a dû se réfugier dans un abri antiaérien. Il est heureux qu'un accord à 27 ait pu être trouvé le 1er février, attestant d'un soutien européen unanime à l'Ukraine si éprouvée.

Cet accord sur une Facilité pour l'Ukraine, dotée de 50 milliards d'euros, constitue une aide pour le soutien économique au pays, pour sa modernisation et pour sa reconstruction. Il y a également, il ne faut pas l'oublier, la question du soutien militaire à l'Ukraine. Sur ce sujet, le Conseil européen a fait le point sur les travaux concernant la Facilité européenne pour la paix, qui constitue un fonds extrabudgétaire.

Josep Borrell, le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a proposé de relever le plafond financier global de cette facilité. Il propose également que l'Union passe d'une logique de reconstitution des stocks nationaux à des achats groupés d'armements produits par des entreprises européennes. Le Conseil européen du 1er février a repris ces propositions. Il invite le Conseil à parvenir, d'ici début mars 2024, à un accord sur le relèvement du plafond de la facilité.

Il appelle également les États membres à accélérer la fourniture de munitions et de missiles, compte tenu notamment de l'engagement de fournir à l'Ukraine un million d'obus d'artillerie. Nous savons que cet engagement ne sera pas tenu et qu'il a subtilement été ajusté pour devenir un engagement de production d'un million d'obus à l'échelle de l'Union. Thierry Breton avait été très clair lorsqu'il était venu devant nous, en renvoyant aux États membres la responsabilité de la fourniture des munitions à l'Ukraine.

Le Conseil européen prévoit également de revenir début mars sur les enjeux de renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), dans le prolongement de la stratégie relative à l'industrie de défense européenne que la Commission doit présenter le 27 février prochain. Nos collègues Dominique de Legge, Gisèle Jourda et François Bonneau nous en ont présenté les enjeux il y a 15 jours et notre commission sera amenée à suivre de très près les textes qui devraient être présentés fin février.

J'en viens maintenant aux autres aspects de la révision du CFP 2021-2027. La révision du budget pluriannuel de l'UE s'imposait aussi compte tenu de la crise inflationniste, de la hausse des taux d'intérêts, et de la prise en compte de nouvelles priorités.

La révision se révèle finalement beaucoup moins ambitieuse que la proposition de la Commission de juin 2023. La Commission prévoyait de rehausser de 66 milliards d'euros le budget européen pour 2024-2027. Dans l'accord obtenu le 1er février, le montant est divisé par deux pour s'établir à 31,6 milliards d'euros, composé de 21 milliards « d'argent frais » et de 10,6 milliards d'euros provenant de redéploiements.

Les programmes sur les migrations apparaissent néanmoins renforcés. Sur 2024-2027, 2 milliards d'euros supplémentaires doivent être consacrés à la gestion des frontières et 7,6 milliards d'euros supplémentaires aux politiques de voisinage. L'abondement de 2 milliards d'euros pour la dimension interne des migrations doit notamment servir à mettre en oeuvre le Pacte sur la migration et l'asile, pour lequel un accord a été trouvé entre le Parlement et le Conseil fin 2023.

À l'inverse, la révision est très décevante s'agissant du programme STEP sur les technologies stratégiques, présenté comme la réponse européenne à l'IRA américain. Après avoir envisagé un véritable fonds de souveraineté européen, l'UE avait finalement proposé de renforcer de 10 milliards d'euros des fonds déjà existants. L'accord obtenu le 1er février porte finalement cette ambition à seulement 1,5 milliard d'euros.

Par ailleurs, des coupes significatives dans plusieurs programmes européens sont prévues afin de financer la révision. La politique de cohésion et les politiques de recherche et d'innovation sont les premières concernées : au titre des crédits de la cohésion, 1,1 milliard d'euros (sur 2,17) sont redéployés à partir du programme EUforHealth, le programme européen pour la santé. Cette initiative, adoptée en réaction à la pandémie de Covid 19, était pourtant présentée comme le moyen de préparer les systèmes de santé aux futures crises...

2,1 milliards d'euros du programme de recherche et d'innovation « Horizon Europe », qui doit favoriser la croissance et l'emploi dans l'UE, sont également redéployés. Cette coupe éloigne encore l'UE de l'objectif de consacrer 3% de son PIB à la R&D, cible que le Conseil européen avait lui-même déterminée.

Enfin, s'agissant du paiement des intérêts du plan de relance, qui s'est alourdi du fait de l'augmentation des taux d'intérêt, l'accord du 1er février prévoit la mise en place d'un « mécanisme en cascade ». Nos rapporteures nous l'avaient expliqué : ce mécanisme prévoit de recourir à la procédure budgétaire annuelle pour le financement des intérêts de NextGenerationEU en identifiant chaque année des crédits pouvant être redéployés à cet effet. Dans un deuxième temps, un filet de sécurité constitué de contributions supplémentaires des États membres serait mobilisé en cas de besoin.

S'il soutient l'aide apportée à l'Ukraine via la Facilité de 50 milliards, le Parlement européen s'est montré en revanche beaucoup plus critique s'agissant des coupes prévues pour financer la révision du CFP. Il n'a cependant, je le rappelle, que le pouvoir d'approuver - sans amendements - ou de refuser l'accord obtenu le 1er février. Depuis une semaine, des négociations interinstitutionnelles se sont tenues.

Hier, un compromis a été trouvé entre le Parlement et le Conseil, qui reprend en réalité presque l'entièreté de l'accord obtenu lors du sommet européen du 1er février. Des formulations ont seulement été modifiées afin notamment de garantir « une mise en oeuvre harmonieuse du programme EUforHealth jusqu'en 2024 ». Saluant l'obtention d'un accord, le président de la Commission Budget du Parlement européen, le député belge Johan Van Overtveldt, a indiqué néanmoins « regretter profondément les réductions de fonds prévues pour Horizon Europe, notre programme commun de recherche et de développement couronné de succès ». Il soulignait que « désinvestir dans ce domaine ne peut pas être la voie à suivre pour garantir la croissance et l'emploi dans notre partie du monde ».

Le Parlement européen doit se prononcer par un vote lors de sa session plénière prévue du 26 au 29 février. Ce sera l'ultime étape pour entériner cette révision du CFP 2021-2027 et pour débloquer, dès le mois de mars, l'aide qu'attend d'urgence l'Ukraine.

Voilà donc pour ce point sur l'accord obtenu lors du Conseil européen extraordinaire du 1er février dernier. Dans le contexte actuel, alors que le soutien américain à l'Ukraine pourrait être remis en cause après les élections de novembre, l'Union européenne a - je crois - pris ses responsabilités. Si la révision n'est pas aussi ambitieuse et complète qu'espéré, elle permet d'apporter l'aide économique qu'attend impatiemment Kiev. S'agissant du soutien militaire, les discussions doivent progresser. Il y a urgence. Le chef de la diplomatie ukrainienne Dmytro Kouleba, appelait hier l'Union à augmenter rapidement les livraisons d'obus d'artillerie : il a demandé hier aux Vingt-Sept de "signer des contrats à long terme avec les entreprises" ukrainiennes de défense, de "réorienter les contrats existants pour la livraison d'obus à l'Ukraine" et d'"augmenter les importations de munitions en provenance de pays tiers". C'est indispensable pour contrer les assauts russes.

Nous aurons l'occasion d'y revenir dans trois semaines lors de l'audition du numéro deux du Service européen d'action extérieure, le français Charles Fries.

Lors de mes récents déplacements en Allemagne et en Suède, j'ai pu mesurer combien les politiques intérieures nationales étaient aujourd'hui de plus en plus dictées par les éléments de politique extérieure. La situation ukrainienne domine tous les échanges. J'ai aussi noté que les Allemands avaient la volonté de traiter en bilatéral avec l'Ukraine sur les questions du soutien militaire et de la reconstruction. Cela impose à la France de s'engager aussi sur ces sujets. Le Président de la République doit se rendre en Ukraine fin février et il sera accompagné de chefs d'entreprise. Cela montre bien que nous agissons nous aussi en bilatéral avec l'Ukraine et non seulement en Européens. Il y aura probablement une course à l'échalote entre pays sur la question de l'armement et de la reconstruction.

M. Daniel Gremillet. - Le sujet de l'Ukraine revient sur le devant de la scène du fait des incertitudes américaines et des fragilités au sein de l'Union européenne. S'agissant des engagements de fournitures d'armement, on voit bien le décalage entre les annonces et les réalités des livraisons. Or ce sont les livraisons qui comptent et ce sont elles qui détermineront l'évolution du conflit et donc la force ou la faiblesse de l'Europe vis-à-vis de la Russie.

Il y a en effet de moins en moins de clarté européenne, les discussions bilatérales prenant le dessus. Cela montre la fragilité de notre soutien.

M. Jean-François Rapin. - J'ai mesuré lors de mes récents déplacements combien les questions de politique de sécurité et de défense commune étaient devenues véritablement prégnantes au sein de l'UE. À Berlin, le Premier conseiller de l'ambassade de France nous a indiqué qu'une des interrogations majeures de l'Allemagne était de savoir comment la France comptait utiliser la dissuasion nucléaire en cas d'attaque contre l'Allemagne. On commence à parler sérieusement en Allemagne d'une potentielle attaque russe !

M. Pierre Cuypers. - Quelle est la force de notre dissuasion nucléaire face à la force de dissuasion nucléaire russe ?

M. Jean-François Rapin. - Elle est naturellement difficilement comparable. Il semble que les Allemands aient pris conscience qu'ils sont à deux minutes et demie des missiles russes.

M. Pierre Cuypers. - Et nous ?

M. Jean-François Rapin. - Probablement à trois minutes.

M. Claude Kern. - Le Rhin fera frontière !

M. Jean-François Rapin. - Quand j'ai intégré cette commission, on ne parlait pas du tout de ces questions. Elles sont aujourd'hui centrales, la situation internationale dictant désormais les politiques intérieures. Nous avons consacré plus d'une demi-heure de nos discussions à l'ambassade de France à Berlin à la question de l'arme nucléaire. C'est un changement d'époque ! Des généraux se sont interrogés devant nous sur la robustesse ou non de notre arme nucléaire. Ont été rappelés à cette occasion les mots du général de Gaulle devant l'ambassadeur de l'URSS lors de la crise de Cuba : « Eh bien, monsieur l'ambassadeur, nous mourrons ensemble ! ».

Je termine cette réunion en vous précisant que nous inviterons devant notre commission - dès qu'il sera connu - le nouveau ministre des affaires européennes. J'avais rendez-vous ce matin avec le nouveau ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, mais l'entretien a finalement été reporté à mardi prochain.

Par ailleurs, je vous invite à retenir la date du 21 mars, date à laquelle notre commission organisera une table ronde sur l'élargissement en présence d'experts de haut niveau et de personnalités, comme Edouard Balladur, Alain Lamassoure ou encore Noëlle Lenoir.

La réunion est close à 11 h 20


* 1 Textes COM(2023)756 final, COM(2023) 776 final, COM(2023) 784 final et COM(2024) 4 final.

* 2 Les 17 points évoqués dans les projets de décisions couvrent les thèmes suivants : réforme du règlement des différends ; subventions à la pêche ; sécurité alimentaire ; améliorations de la transparence dans l'agriculture ; détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire ; soutien interne dans l'agriculture ; restrictions à l'exportation dans l'agriculture ; concurrence à l'exportation dans l'agriculture ; accès au marché dans l'agriculture ; mécanisme de sauvegarde spéciale (MSS) dans l'agriculture ; coton ; dérogation au titre de la décision de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) ; traitement spécial et différencié ; proposition de sortie de la catégorie des pays les moins avancés -- « mesures de soutien » dans un certain nombre d'accords et de décisions spécifiques de l'OMC ; adhésion de la République démocratique du Timor-Oriental à l'OMC ; adhésion de l'Union des Comores à l'OMC ; ajout de l'accord sur la facilitation de l'investissement pour le développement à l'accord instituant l'OMC.