Mercredi 31 janvier 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

La Corne de l'Afrique - Audition de Mme Sonia Le Gouriellec, chercheuse, docteure en science politique et maîtresse de conférences à l'Université catholique de Lille

M. Pascal Allizard, président. - Mes chers collègues, j'excuse Loïc Perrin, qui accompagne le Président de la République en Suède.

Nous accueillons aujourd'hui Mme Sonia Le Gouriellec, chercheuse, docteure en science politique et maîtresse de conférences à l'Université catholique de Lille. Vous avez également collaboré avec le centre HEC de recherche et l'IRSEM. Votre thèse portait sur l'« équation sécuritaire de la Corne de l'Afrique » et vous avez publié plusieurs ouvrages, notamment un Que sais-je « Géopolitique de l'Afrique », ou encore « Djibouti : la diplomatie de géant d'un petit État ».

Alors que nous nous sommes plusieurs fois penchés sur la situation en Afrique occidentale et en particulier au Sahel, cette audition est pour nous l'occasion nous « décentrer » quelque peu et de faire le point sur la situation géopolitique de la Corne de l'Afrique, où plusieurs enjeux essentiels pour l'avenir du continent se dessinent.

En particulier, vous pourrez faire état de la situation actuelle en Éthiopie, où la guerre civile qui a sévi à partir de novembre 2020 a fait plusieurs centaines de milliers de victimes.

Je rappelle que la communauté internationale avait placé beaucoup d'espoirs dans l'évolution de ce pays dirigé par un premier ministre, Abiy Ahmed, lauréat du prix Nobel de la paix en 2019 pour avoir résolu le conflit entre son pays et l'Érythrée. Cependant, alors que l'Éthiopie paraissait ainsi engagée sur la voie de la paix et du développement, sa situation intérieure s'est ensuite brutalement dégradée jusqu'à cette guerre totale au Tigré.

Quel bilan peut-on tirer de ce conflit et quelle est la situation au Tigré un peu plus d'un an après le cessez-le-feu de Pretoria ? Il semble que l'Éthiopie ne soit pas sortie du cycle de la violence, avec des troubles qui se poursuivent notamment en région Amhara et en région Oromia. Pire, les agissements de l'Érythrée et certaines déclarations d'Abiy Ahmed laissent craindre une reprise des hostilités avec Asmara. Allons-nous ainsi selon vous vers une déstabilisation générale de la Corne de l'Afrique ?

En effet, ces événements ne sont pas sans avoir des conséquences pour les autres pays de la région. Ainsi, après avoir évoqué la nécessité d'un accès à la mer Rouge, le Premier ministre éthiopien a passé un accord avec le Somaliland, ce qui n'est pas sans inquiéter la Somalie mais aussi Djibouti, porte d'accès traditionnelle de l'Éthiopie à la mer. Or comme chacun sait, Djibouti occupe une place de choix dans le jeu des puissances, de par sa situation géographique et du fait de la présence de plusieurs bases militaires de pays étrangers, dont la plus grande base française en Afrique. Ainsi, vous pourrez évoquer les évolutions possibles de la politique étrangère de ce petit pays dans les prochaines années, évolutions qui ne manqueront pas d'avoir des répercussions sur le positionnement de la France dans la région.

Je rappelle à ce sujet que la commission a effectué une mission à Djibouti en 2018, dont étaient membres Hugues Saury et Philippe Paul. Le groupe d'amitié Corne de l'Afrique, dont sont membres Cédric Perrin, Olivier Cigolotti et Hugues Saury, qui en est maintenant le président, s'y est également rendu en 2021.

Je vous laisse la parole pour une vingtaine de minutes, avant de la donner à mes collègues pour une séance de questions-réponses.

Je précise que, compte tenu du caractère sensible de certains sujets que vous allez traiter ce matin, cette audition n'est pas retransmise sur le site du Sénat.

Vous avez la parole.

Mme Sonia Le Gouriellec, chercheuse, docteure en science politique et maîtresse de conférences à l'Université catholique de Lille. - Je vous remercie pour cette invitation. Je suis heureuse de partager quelques analyses sur la Corne de l'Afrique.

Je traiterai des racines de la situation actuelle en Éthiopie.

En Éthiopie, le conflit qui oppose le pouvoir central à l'insurrection du Tigré s'est étendu et fait désormais craindre l'implosion du pays. Y a-t-il des risques de déstabilisation générale de la Corne de l'Afrique ? Le miracle éthiopien, avec un PIB à deux chiffres, dans un pays où entreprises chinoises et européennes s'installaient, semble ne pas avoir duré. Aujourd'hui, tous les observateurs sont très inquiets de l'explosion possible de l'Éthiopie. Selon moi, on va assister à un retour des guerres par procuration dans la Corne de l'Afrique. Cela a commencé au Soudan entre les Égyptiens et les Éthiopiens. Cela va continuer en Somalie, en Éthiopie, etc.

La France, comme vous l'avez rappelé, a un intérêt particulier à Djibouti. Même si Djibouti ne compte qu'un million d'habitants, l'Indopacifique est pour la France une priorité et notre positionnement dans la région est particulièrement important.

La Corne de l'Afrique est aujourd'hui au coeur des routes maritimes de la soie chinoises, lancées en 2013, et de nombreuses bases internationales sont présentes à Djibouti : chinoise, américaine, japonaise, italienne, etc. Cette région constitue donc un enjeu de stabilité et une autoroute maritime pour l'accès à la mer Rouge.

Comment en est-on arrivé là ? En 2002, j'écrivais que la victoire militaire éthiopienne sur le Tigré ne préjugeait en aucun cas de la stabilité à venir du pays. Aujourd'hui, le Premier ministre éthiopien, prix Nobel de la paix, se trouve face à une contre-insurrection dans l'Amhara et en Oromia.

Il y a quelques jours, le comité central du parti au pouvoir s'est engagé à résoudre ces insurrections armées par des moyens pacifiques, mais le Premier ministre a indiqué que les mesures répressives appropriées seraient prises si nécessaire.

La crise actuelle en Éthiopie est le résultat d'une tragédie en cinq actes.

D'abord l'effondrement d'un pouvoir fort, celui de Meles Zenawi et de la coalition au pouvoir, menée par les Tigréens. Lorsque Abiy Ahmed est arrivé au pouvoir en 2018, il a dit qu'il mettait fin à 27 ans d'obscurantisme, mais le précédent régime était parvenu à maintenir la stabilité, parfois au prix d'un autoritarisme revendiqué, de 2005 à 2012.

Le deuxième acte se situe de 2012 à 2018, avec l'accentuation de clivages ethno-religieux sur fond de compétition pour les ressources entre élites.

Le troisième acte commence à l'arrivée d'Abiy Ahmed au pouvoir en 2018. On l'a applaudi pour ses discours de libéralisation de l'économie et politique. On peut aujourd'hui qualifier cette libéralisation de libéralisation non négociée. Ses réformes ont eu du succès au départ, mais ses détracteurs ont rappelé qu'il y avait beaucoup de démantèlement de l'existant et peu de reconstruction. Abiy Ahmed a joué un jeu risqué, puisqu'il n'avait pas à l'époque de légitimité électorale. Il a tenté de préparer les élections de 2020, retardées du fait de la pandémie, en renversant le jeu politique, notamment en libérant les prisonniers politiques et en donnant plus de place aux partis de l'opposition. Cette reconfiguration a provoqué l'opposition d'une partie de l'oligarchie au pouvoir, dont les Tigréens.

Abiy Ahmed n'est donc pas parvenu à apaiser ces tensions. Il les a même attisées en démantelant la coalition au pouvoir et en créant un nouveau auquel les Tigréens n'ont pas voulu participer, se marginalisant ainsi.

Le quatrième acte est pour moi la fin de la coalition au pouvoir et le report des élections de 2020.

Certains de mes collègues (J.N. Bach et J. Aisserge) disaient que, malgré les réformes, il était trop tôt pour parler concrètement de démocratisation du pays et qu'on était à cette période dans une décompression autoritaire.

Vous avez rappelé qu'Abiy Ahmed a obtenu le prix Nobel de la paix. La guerre froide durait depuis 20 ans. L'accord passé en 2000 demandant à l'Éthiopie de se retirer du territoire érythréen n'avait pas été mis en oeuvre par les Éthiopiens, radicalisant le positionnement du président érythréen, qui estimait qu'après 30 ans de guerre de libération, durant lesquels l'Érythrée n'avait été soutenue ni par l'Union africaine ni par les Européens ni par les Occidentaux, le droit n'était pas respecté et que personne n'incitait à le faire. On était en 2001.

Dans le cadre de la guerre globale contre le terrorisme, beaucoup d'États ont été amenés à choisir leur camp. Or la puissance alliée des occidentaux dans la Corne de l'Afrique était l'Éthiopie. Dès lors, les Éthiopiens n'ont pas subi de pression d'appliquer la décision de la commission arbitrale.

En 2018, à son arrivée, Abiy Ahmed a appliqué cette décision. Il ne vous aura pas échappé que le prix Nobel a été remis uniquement à l'Éthiopie, Isaias Afwerki étant à la tête d'un des derniers États totalitaires du monde, qui subit une hémorragie migratoire avec l'exode des jeunes Érythréens fuyant le service national.

Le dernier acte de cette tragédie est marqué par le retour des Érythréens dans le jeu éthiopien. Si Abiy Ahmed a été allié à Isaias Afwerki en 2018, s'il a utilisé les Érythréens au Tigré, il ne maîtrise aujourd'hui plus le dialogue avec Isaias Afwerki, et les deux sont redevenus rivaux.

Nous sommes passés depuis le 1er janvier à une nouvelle alliance entre l'Égypte, l'Érythrée et la Somalie, l'Éthiopie se rapprochant plutôt du Somaliland et des Émirats arabes unis.

Certains chercheurs et historiens (F. Fontrier) expliquent que ce qui se passe en Éthiopie est en fait le dernier acte d'une décolonisation. L'Éthiopie n'a jamais été colonisée par les occidentaux, et la décolonisation par une partie des populations éthiopiennes s'exerce donc sur une autre partie de celles-ci. Le nationalisme amhara et son expansionnisme sont antérieurs au XIXe siècle.

Il me semble qu'on assiste également à une crise constitutionnelle. Lorsque Meles Zenawi est arrivé au pouvoir, il a participé à la création d'un nouveau texte constitutionnel qui est devenu un mythe fondateur pour le régime, puisqu'il a été mis en place ce que les observateurs appellent un « fédéralisme ethnique ». Le terme d'ethnie n'apparaît pas dans la Constitution éthiopienne : on y parle de peuple, de nation, de nationalité. Cette Constitution reconnaît à chaque nation et nationalité le droit à l'autodétermination, allant jusqu'à la sécession.

La contradiction vient du fait que les régions qui critiquaient la domination tigréenne sur les affaires de l'État sont les mêmes que celles qui défendent l'ethno-fédéralisme des Tigréens, voire le mobilisent. Les Oromos se sont ainsi rapidement désolidarisés d'Abiy Ahmed, pourtant lui-même oromo.

Le paysage politique éthiopien compte des unionistes, des ethno-fédéralistes et des fédéralistes. Chacun à une lecture différente de la Constitution de 1994. Le Premier ministre défend une lecture unioniste de la Constitution. Il a publié un livre intitulé qui se veut être une philosophie : le Medemer, mot qui signifie cohésion, rassemblement.

Il promeut une vision unitaire, qui s'est traduite par la dissolution de plusieurs partis ethniques et de la coalition au pouvoir, ainsi que par la création du Prosperity Party, que les élites tigréennes ont refusé d'intégrer.

Les ethno-fédéralistes, quant à eux, défendent la Constitution de 1994. Il existe une lecture fédéraliste plus modérée, moins visible, qui développe une vision d'un fédéralisme multinational, respectueux de la diversité ethnique du pays.

En conclusion, l'escalade fait craindre pour l'existence même de l'État éthiopien. Le conflit trouve ses racines dans l'histoire constitutionnelle du pays et pourrait dessiner les contours de son avenir proche.

Au niveau régional, on a du mal à déterminer ce que veut Abiy Ahmed, qui semble se positionner dans une vision très impérialiste de l'Éthiopie. Sa mère a ainsi déclaré qu'il serait le septième souverain d'Ethiopie investi par dieu pour unifier le pays...Son besoin d'existence sur la scène internationale le pousse peut-être à des provocations, comme avec le barrage sur le Nil rouge ou le Memorandum of Understanding avec le Somaliland, qui risque d'ouvrir un retour des guerres par procuration dans la Corne de l'Afrique.

J'ai dit que Djibouti semble hors de ces alliances. Le pays s'est toujours présenté comme la zone paisible au coeur du cyclone. C'est du moins ce qui est « vendu » aux Occidentaux.

On cherche toujours à essayer de comprendre pourquoi il existe autant de bases à Djibouti. Il est intéressant de regarder le positionnement et la stratégie des Djiboutiens. C'est un pays d'un million d'habitants - deux fois le Liban - qui est parvenu à une réelle notoriété mondiale et à être au coeur des transformations actuelles du continent africain.

Djibouti a toujours su profiter des évolutions du système international. En 2001, lors de la guerre globale contre la terreur, les Américains cherchent à s'installer quelque part. Il y a même eu des discussions pour aller en Érythrée. Le contexte fait qu'il était plus facile de venir s'installer à Djibouti, où la présence française stabilisait le pays.

Au moment de la lutte contre la piraterie, en 2008-2010, Djibouti est devenu le hub de cette lutte, avec des installations italiennes, japonaises, etc.

On a ensuite eu, en 2013, les nouvelles routes de la soie chinoises, dont Djibouti est le coeur en Afrique. Les Chinois y ont installé une base militaire en 2017. Ils disposent d'une zone franche, l'idée étant d'assembler des matériaux venant de Chine pour qu'ils soient estampillés made in Djibouti et puissent être exportés dans toute la région, où il n'existe pas de barrière tarifaire, afin de pouvoir les expédier plus facilement en Europe.

Les Chinois ont recréé un chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti. 98 % du fret y passe. On trouve, d'un côté, l'ancien chemin de fer français construit à la fin du XIXe siècle, qui servait à exporter les richesses abyssiniennes et, en parallèle, les nouveaux rails construits par les Chinois avec pour même ambition d'exporter et d'importer depuis Djibouti.

La guerre au Yémen a aussi conféré une position-clé à Djibouti, permettant un retour des pays du Golfe dans la Corne de l'Afrique. L'Arabie saoudite a toujours beaucoup aidé Djibouti depuis son indépendance.

On constate également une volonté de Djibouti de sortir du tête-à-tête avec la France et d'adopter une politique multilatérale. Cela pouvait paraître plutôt sain au début, mais il semble que Djibouti soit retombé dans un autre tête-à-tête avec les Chinois. L'idée était au départ de jouer comme les Éthiopiens sur les différentes cartes et de mettre en concurrence les différents acteurs, ce qui va de pair avec l'évolution du système international.

On constate également une forte présence à l'international. Pour un petit État d'un million d'habitants, il est rare d'avoir autant de représentations internationales, avec une volonté peut-être encore maladroite d'être présent dans les institutions internationales. Ils ont perdu un siège non-permanent à l'ONU face au Kenya, mais je rappelle que le président djiboutien préside l'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD).

La relation avec la France a toujours été ambiguë, je ne vous l'apprends pas. Djibouti se tourne vers la France lorsqu'il y a des problèmes de dette avec les Chinois ou de sécurité, en rappelant que c'est la dernière colonie française, que la France a toujours oublié Djibouti et que ses chefs d'Etat ou de gouvernement y effectuent peu de visites. C'est un jeu que les Djiboutiens ont toujours pratiqué.

Enfin, le souhait de Djibouti à l'échéance 2035 est de sortir d'une posture reposant uniquement sur le sécuritaire, le transport et la logistique. Une dizaine de câbles sous-marins arrivent à Djibouti. L'idée est d'en faire un hub de télécommunication, voire un hub financier. Pour un petit État, il est rare d'avoir autant d'institutions financières.

Il est de plus en plus question de développer le tourisme à Djibouti.

À chaque grand changement, notamment lors des élections aux États-Unis, il s'est passé quelque chose dans la Corne de l'Afrique. Le lendemain du 11 septembre, le président érythréen a emprisonné tous ceux qui réclamaient une Constitution. Il est au pouvoir depuis 1993. Il n'y a toujours pas de Constitution dans ce pays.

La guerre au Tigré a éclaté, en 2020, lors de la nuit des élections aux États-Unis. Le conflit a duré un mois. Certains disent qu'il n'est pas terminé.

Nous sommes à nouveau dans une période électorale aux États-Unis. Peut-être est-ce pour cela que l'Éthiopie a choisi ce moment pour faire ce coup d'éclat avec le Somaliland, mais la situation dans la Corne de l'Afrique est à surveiller toute l'année, car les choses sont en ce moment très tendues.

M. Pascal Allizard, président. - La parole est aux commissaires.

M. François Bonneau. - Vous n'évoquez pas la colonisation de l'Éthiopie par l'Italie mussolinienne. Même si elle a été courte, elle a été violente.

Ma question portera sur une des constantes de la politique éthiopienne. Je veux parler de son accès à la mer. Que faut-il en penser par rapport aux accords avec le Somaliland ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Je n'ai pas évoqué la présence italienne. On est dans une région où il y a eu différents types de colonisation. Il y a eu une colonisation italienne dans le sud de la Somalie et en Érythrée. L'Italie avait voulu coloniser le reste de l'Éthiopie, mais a été arrêtée à Adoua (1896), lors d'une célèbre bataille qui est fêtée tous les ans en Éthiopie. C'est la première fois que des troupes africaines arrêtaient des troupes européennes. La France s'est arrêtée à Djibouti, les Britanniques au Somaliland.

Lorsque Mussolini a envahi l'Éthiopie, malgré les appels d'Haïlé Sélassié, la Société des Nations (SDN) n'a rien fait. Les chercheurs parlent en fait non pas d'une colonisation, mais d'une occupation italienne, tout comme les Allemands ont pu occuper la France pendant quelques années.

Concernant l'accès à la mer, le 1er janvier 2024, l'Éthiopie et le Somaliland ont signé un protocole d'accord dont le contenu n'a pas été rendu public. On ne sait donc pas exactement ce qu'il contient. Les Somalilandais disent qu'il y aura reconnaissance de la République du Somaliland par l'Éthiopie. Les Éthiopiens pensent que cet accord leur permettra d'avoir une base militaire et un accès à la mer.

Il y a en cela plusieurs contradictions. Les Éthiopiens affirment que cela permet de diversifier leur accès à la mer. Or l'accord ne semble pas mentionner le commerce de conteneurs, etc.

Les Somaliens ont immédiatement rappelé que l'accord touchait à leur intégrité territoriale. En un sens, ils ont raison. Tout le monde a suivi le positionnement somalien. La France, l'Union européenne, l'Union africaine rappellent l'intangibilité des frontières sur le continent depuis 1964, à l'exception de l'Érythrée et du Soudan du Sud, en 1993 et 2011. Tous les autres pays ont considéré qu'il s'agirait d'une déstabilisation.

Nous sommes, me semble-t-il, dans une situation quelque peu compliquée. On a fermé les yeux durant des années sur la situation du Somaliland. Je crois comprendre que la France se positionne contre la reconnaissance du Somaliland, l'estimant contre le droit international. Je ne suis pas juriste, mais des collègues m'ont dit que c'était un faux argument. L'existence d'un État précède en effet sa reconnaissance. Or le Somaliland existe depuis longtemps. Il a tous les attributs d'un État - un territoire, une population, un gouvernement, une forme de souveraineté interne, des élections, un drapeau, une armée, etc. Il a acquis son indépendance le 26 juin 1960, avant la Somalie italienne. Il a ensuite décidé de rejoindre la Somalie italienne, qui venait d'accéder à sa propre indépendance le 1er juillet, pour créer la grande République de Somalie, avec son fameux « drapeau programme », ce drapeau à cinq étoiles représentant les cinq régions de la Corne peuplés de somalis. L'objectif politique étant de réunir sur un même territoire toutes les populations somalies vivant dans la Corne de l'Afrique : une partie de Djibouti, le Somaliland, l'est de l'Éthiopie, le nord du Kenya et la Somalie.

Dans les années 1990, le colonel somalien Siad Barre a quitté le pays et des luttes entre milices et seigneurs de guerre ont ravagé le sud de la Somalie jusqu'en 2012. Les Somalilandais ont déclaré à nouveau leur indépendance, qui n'a pas été reconnue par les autres pays, la reconnaissance internationale étant bilatérale. Pourquoi ? L'Union africaine a argué de l'intangibilité des frontières. Les Américains ont beaucoup poussé pour que ce soit fait au Soudan du sud. En Érythrée, cela a été possible en 1991 à la suite d'un accord entre l'Éthiopie et l'Érythrée. Les Européens, craignant d'être taxés de néocolonialisme, ont estimé que c'était aux populations de la Corne de l'Afrique de se mettre d'accord. La situation était tellement instable en Somalie, on a pensé que c'était aux Somaliens de trouver la solution. Après une dizaine de rounds de négociation, il n'y a toujours rien.

En 2012, la Somalie est sortie d'une période de transition, a élu un président. Cela semble avaliser le fait que le Somaliland ne sera jamais indépendant. Je pense que les Somalilandais ne rejoindront jamais la Somalie. Ils se sont construits à part.

Il en va de la responsabilité de l'ONU et de la communauté internationale d'avoir laissé pourrir cette situation. Il ne vous aura pas échappé que la question ne se limite pas à la Corne de l'Afrique. Derrière le Somaliland et l'Éthiopie se trouvent les Émirats arabes unis. Ces derniers ont fait leur retour dans la Corne de l'Afrique avec la guerre au Yémen.La guerre au Yémen, ils l'ont menée depuis Assab en Erythrée, où ils ont réhabilité le port, créé une piste pour les avions que les Saoudiens ont utilisé lors des bombardements du Yémen.

Lorsque les Djiboutiens ont voulu refaire le port, ils affirment s'être d'abord tournés vers les entreprises françaises, qui, disent-ils, leur ont ri au nez, puis vers les États arabes unis, qui ont beaucoup investi.En 2018, les Djiboutiens ont nationalisé le port de Djibouti et ont décidé de se passer des États arabes unis. Un contentieux judiciaire est en cours. Les Émirats arabes unis ont développé le port de Berbera. Les Éthiopiens y ont eu des parts durant une période.

Les Émirats arabes unis essayent de contrôler tous les ports de la mer Rouge. Ils ne seraient plus en Érythrée, notamment à cause de drones émiratis utilisés pendant la guerre au Tigré. Un projet consistait à créer une route d'Addis-Abeba au port d'Assab, ce qui aurait permis l'accès à la mer de l'Éthiopie.

La situation étant très compliquée, l'option érythréenne a été abandonnée. Une route a été créée, avec un corridor vers le port de Berbera. La solution somalilandaise semblait la seule restante.

C'est pour cela que les Djiboutiens sont opposés à la reconnaissance du Somaliland. Ils estiment avoir investi depuis des années dans la médiation entre les Somaliens. Ils disent être les plus légitimes pour cette tâche étant eux-mêmes Somalis. C'est un aveu d'échec en même temps qu'une trahison, le dernier round ayant eu lieu en décembre, quelques jours avant l'annonce du Memorandum of understanding.

Ils y sont également opposés parce que le développement du port de Berbera créerait de la concurrence. Le Premier ministre éthiopien estime que l'Éthiopie, pour se développer, a besoin de diversifier ses accès à la mer Rouge. Les études montrent en effet que cet enclavement leur fait perdre 20 points de PIB. On est toutefois dans une période où la situation économique de l'Éthiopie est catastrophique. Auraient-ils tenu ce raisonnement il y a cinq ans, en plein miracle éthiopien, que l'on aurait pu le comprendre. Les Éthiopiens le disaient : lorsque le gâteau est en train de grossir, on peut partager les parts. Or le trafic n'est pas particulièrement fort actuellement dans le port de Djibouti.

Mes collègues éthiopiens me disent que le caractère d'Abiy Ahmed doit être pris en compte. Il s'est senti marginalisé sur la scène internationale. Il prononce de grands discours messianiques, évangélistes. Il veut jouer un rôle sur la scène internationale et régionale. Il s'agit en quelque sorte d'un retour très fort de l'impérialisme éthiopien. C'est un moyen pour lui de revenir dans le jeu, tout comme l'accès aux Brics, etc.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - On a vu à quel point les relations de la Somalie étaient difficiles avec les pays voisins et le Somaliland. Cinq États fédéraux disposent en Somalie d'une autonomie relative. Certains États, comme le Pountland et le Jubaland, ont des ressources économiques importantes en matière portuaire et agricole et sont parfois vent debout contre le pouvoir central, notamment lorsqu'il tente d'influer sur leurs affaires.

En 2020 et 2021, les tensions entre le Pountland, le Jubaland et le président Farmajo avaient empêché la tenue des élections parlementaires et de l'élection présidentielle, ce qui avait déclenché une crise politique de plus d'un an. Y a-t-il aussi un risque de déstabilisation interne de la Somalie ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - La situation politique en Somalie est assez compliquée. Les priorités du président actuel, qui était déjà au pouvoir en 2012, sont la lutte contre al-Chabab, la construction de l'État fédéral et des élections avec le système « un homme, une voix », ce qui n'est pas le cas actuellement, puisque ce sont aujourd'hui les anciens et les clans qui votent.

Lors des sommets pour la paix en Somalie, les cinq ou six présidents des différents États ont été invités. Ils sont plus ou moins tenus par le pouvoir central.

Quelques jours après l'annonce du protocole d'accord, le président somalien a dit que le danger était du côté d'al-Chabab. Pour lui, l'accord entre la Somaliland et l'Éthiopie devait créer un appel d'air pour le recrutement organisé par al-Chabab. L'islam politique joue un rôle très important en Somalie. Ce n'est pas nouveau. L'union des tribunaux islamiques est arrivée au pouvoir en juin 2006. Il s'agit de douze cours, dont deux particulièrement extrémistes, avec des discours menaçant l'Éthiopie.

L'Éthiopie, un peu comme les Américains en Irak en 2003, a essayé de démontrer que son intervention était légale, qu'il s'agissait d'une guerre préventive, reconnue par la charte de l'ONU, arguant qu'elle était directement menacée. Toute la légalité d'une guerre préventive dépend de l'imminence de l'attaque.

En décembre 2006, l'Éthiopie a pris Mogadiscio en une semaine et a fait tomber les tribunaux islamiques. L'Éthiopie et la Somalie sont de grands rivaux historiques.

En 1977, la guerre de l'Ogaden a entraîné un changement d'alliance internationale. Il y a donc toujours eu une grande rivalité entre les deux pays. L'intervention des Éthiopiens en 2006 en Somalie a constitué un appel d'air pour le recrutement d'al-Chabab, qui s'est rattaché depuis à Al-Qaïda et qui contrôle une partie du sud de la Somalie.

Le président somalien a estimé que l'accord entre Somaliland et Éthiopie allait faire renaître le nationalisme des jeunes Somaliens qui souhaiteraient vouloir rejoindre al-Chabab.

On a peu parlé de la guerre de Las Anod, au Somaliland. L'est du Somaliland est une région que se dispute la Somalie, le Pountland et le Somaliland. Cette région a été en guerre durant toute l'année 2023. La ville de Las Anod, occupée par les troupes somalilandaises, a dit qu'elle souhaitait être somalienne. Les Somalilandais ont bombardé la ville en 2023.

Au Somaliland, on trouve encore des populations qui se battent pour rester somaliennes. Ce protocole est destiné à forcer le bras de ces populations. En Éthiopie, les Oromos, qui disposent d'un groupe insurrectionnel, ont déclaré être contre la reconnaissance du Somaliland.

La Somalie a donc beaucoup de possibilités de soutenir un certain nombre de groupes insurrectionnels contre le Somaliland et l'Éthiopie. C'est pourquoi j'ai parlé d'un retour aux guerres par procuration, comme au début des années 2000.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je voulais vous interroger à propos de la famine en Éthiopie. Le bruit des armes a cessé au Tigré, mais c'est la faim qui est en train de tuer. La catastrophe en cours pourrait prendre les mêmes proportions que la grande famine de 1984, durant laquelle sont morts plus d'un million d'Éthiopiens.

Aujourd'hui, c'est plus de 2 millions de Tigréens qui sont en situation de malnutrition aiguë à cause de la sécheresse, du manque d'aide alimentaire et humanitaire et des séquelles de la guerre. Abiy Ahmed dit qu'il s'agit de propagande.

Plus grave est la situation de l'aide alimentaire et de l'aide humanitaire. Aujourd'hui, les partenaires se désengagent et s'impliquent plutôt à Gaza.

À la fin de l'année dernière, 33,5 % seulement des 4 milliards de dollars dégagés par les Nations unies en direction de l'Éthiopie ont été financés. Que pouvez-vous nous dire de l'ampleur de la crise ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Je donne beaucoup de mon temps pour sensibiliser différents auditoires sur ces questions qui vont, me semble-t-il, marquer l'Histoire. Une catastrophe humanitaire est en cours au Soudan, en Éthiopie, en Somalie. On annonce une situation pire que la famine des années 1980 pour diverses raisons.

Aujourd'hui, la famine dans le monde est toujours liée à une guerre ou à une instrumentalisation politique. L'Éthiopie a fait beaucoup d'efforts d'infrastructures pour éviter ce genre de situation. La famine des années 1980 résultait de conflits armés destinés à faire chuter Mengistu.

En novembre 2020 a éclaté une guerre en Éthiopie. Les Tigréens ont été marginalisés. Les historiens expliqueront pourquoi les Tigréens ont attaqué une base militaire fédérale éthiopienne en 2020. C'était suicidaire.

Certains réfugiés, au Soudan, ont expliqué qu'ils croyaient au « génie tigréen ». Les Tigréens étaient à 200 kilomètres d'Addis-Abeba. On prédisait un bain de sang. Beaucoup d'ambassades occidentales ont fermé ou réduit leur personnel.

Certains juristes ont qualifié cette politique de génocidaire (J. Stewart). Les personnes avec un nom Tigréens étaient dénoncées par leurs voisins. Tous les militaires tigréens ont été invités à rester chez eux, tout comme les Tigréens employés par les grandes entreprises. Certains nationalistes amharas ont dit que les Tigréens étaient un cancer dont il fallait tuer chaque cellule.

Or une négociation a eu lieu avec les Américains. Je ne sais ce qui a été promis aux Tigréens, mais toujours est-il qu'ils sont retournés dans leur région. Après quelques mois, chacun s'est réarmé et les Tigréens ont été assiégés par les troupes érythréennes, les milices amharas et le gouvernement fédéral. Les médicaments n'arrivaient plus. On en a peu parlé, faute d'internet et de médias internationaux sur place.

De nombreux crimes de guerre ont eu lieu - viols, massacres, etc. Les enfants n'avaient pas de médicaments, les infrastructures ont été détruites. On a assisté au déferlement d'un sentiment de haine et de vengeance contre une population qui a dirigé le pays durant 27 ans. Des églises et des monastères ancestraux ont été détruits, a priori par les Érythréens.

En 2022, aux termes des accords de Pretoria, les Tigréens ont été obligés d'accepter tout ce qui a été décidé, mais ces accords ne parlent pas des troupes érythréennes qui sont toujours en Éthiopie ni des troupes amharas actuellement en conflit avec le gouvernement fédéral. Il me semble que le ressentiment fait le lit des futurs conflits.

On annonce aujourd'hui qu'entre 28 à 38 millions d'Éthiopiens sont confrontés à un risque de pénurie alimentaire, de famine, ce qui est bien plus élevé que dans les années 1980. Il y a au Soudan entre 6 et 7 millions de déplacés et 25 millions de personnes, dont 13 millions d'enfants qui ont besoin d'une aide humanitaire d'urgence. Aujourd'hui, les regards se portent plus vers Gaza et l'Ukraine. Ce qui se passe dans la Corne de l'Afrique est passé sous silence.

La famine a débuté au Tigré du fait de la guerre. La famine liée à la fois à la sécheresse et aux inondations sévit en Somalie et dans la région est de l'Éthiopie, ainsi qu'en région afar, qui est la zone la plus chaude du monde. On constate aussi une importante famine en Somalie. Certaines ONG françaises se mobilisent à ce sujet.

Dans le Nord de l'Ethiopie, du fait d'une importante corruption, une partie des aides n'a pas été transmise aux populations des campagnes. L'USAID a même suspendu un temps son aide à cause des détournements, avant de la reprendre.

M. Philippe Folliot. - Nous sommes dans une région du monde compliquée. Notre pays y est historiquement présent depuis longtemps.

Vous avez insisté sur le rôle de certaines puissances du Golfe dans la région. Quelle est la nature des liens et des relations économiques qu'il peut y avoir de part et d'autre entre le Yémen, l'Oman, l'Arabie saoudite et les pays de la Corne de l'Afrique ? Si une rive est sécurisée et l'autre non, cela ne peut fonctionner.

Enfin, existe-t-il des outils de coopération régionale et, si oui, lesquels ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - L'instabilité en mer trouve ses sources à terre. C'est grâce à l'opération Atalante de l'Union européenne qu'on a pu résoudre les problèmes de piraterie.

Il existe des liens très forts entre les pays du Golfe et la Corne de l'Afrique, au-delà du contrôle de certains ports, avec constructions d'infrastructures, particulièrement en Éthiopie. On assiste aussi à une guerre par procuration au Soudan, où les Émirats arabes unis soutiennent les anciens djandjawids, également soutenus par Wagner.

L'Arabie saoudite et le Koweït investissent beaucoup dans le domaine religieux à Djibouti. Lorsque Djibouti a modifié sa Constitution, en 2010, pour reconnaitre l'islam comme religion d'État, on a dit que c'était sûrement du fait de l'influence saoudienne.

La guerre au Yémen a poussé beaucoup de réfugiés à s'établir à Djibouti. Les plus riches étaient dans la capitale, les plus pauvres vers Obock et dans le nord du pays. Il existe des liens commerciaux et économiques très forts entre Djibouti et le Yémen.

M. Olivier Cadic. - Je connais un peu la région pour être déjà allé au Somaliland..

Le port de Berbera est maintenant un corridor concurrençant celui de Djibouti, avec une route où plus d'un milliard de dollars a été investi par les Émirats, mais aussi par les Britanniques, qui ont apporté plus de 500 millions de dollars. Il ne faut pas oublier que le Somaliland est une ancienne colonie britannique. C'est la Chine qui a la main sur le corridor entre Djibouti et Addis-Abeba.

Ne pensez-vous pas que le Somaliland peut devenir le Taïwan de l'Afrique ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Je ne suis pas d'accord avec le Quai d'Orsay sur certains points. Je suis prudente s'agissant des répercussions que va avoir l'indépendance du Somaliland. On a fermé les yeux pendant des décennies, et cette situation finit par nous exploser à la figure. Bien évidemment, il va falloir trouver une solution.

Le Quai d'Orsay ne veut pas froisser l'Union africaine, qui tient beaucoup à son principe d'intangibilité des frontières, et rappelle beaucoup le respect du droit international. Or l'existence d'un État précède sa reconnaissance. L'État somalilandais existe et a tous les attributs d'un État.

Il me semble que s'appuyer sur le droit international constitue un mauvais argument. La France a en effet eu des accords commerciaux et des échanges avec des États non reconnus, comme Taïwan.

Je ne savais pas que les Chinois étaient aussi impliqués à Las Anod ou en tout cas soupçonnés (restons prudents). Beaucoup de leaders d'al-Chabab viennent du Somaliland et du nord de la Somalie. Avec l'Éthiopie, on nous met devant le fait accompli : il va falloir qu'on se positionne.

Je rappelle que la France a passé en 2018 ou 2019 un accord avec l'Éthiopie pour la formation des forces navales éthiopiennes. La France a suspendu cette coopération au moment de la guerre au Tigré, mais il semble qu'elle l'ait reprise.

Vos collègues de l'Assemblée nationale sont actuellement en Éthiopie et doivent rédiger un rapport. La France est un peu dans l'embarras pour soutenir cette force navale positionnée dans un État non reconnu par la France et l'Union européenne. Cela fait deux ans que l'on renégocie notre accord de défense avec Djibouti.

M. Hugues Saury. - Djibouti est un petit pays, avec une situation géographique stratégique, d'où la présence de nombreuses forces étrangères.. Quel est, selon vous, l'avenir de ce pays ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Les prochaines élections doivent avoir lieu en 2026. On ne cesse de nous dire qu'Ismaël Omar Guelleh ne se représentera pas. Il souffle le chaud et le froid auprès de ses possibles prétendants. On a parlé du ministre de l'économie, à qui on a retiré de plus en plus de responsabilités de son portefeuille. On a aussi parlé de son gendre, Naguib, qui est Afar. À Djibouti, le président est Somali et le Premier ministre Afar. La première dame et beaucoup de gens qui tiennent l'économie djiboutienne sont Isaaqs. Beaucoup de secrétaires généraux et ministres sont également Isaaqs.

J'imagine que le long silence d'Ismaël Omar Guelleh suite à l'accord du 1er janvier est dû aux tensions internes. Il faudra suivre ce qui se passe du côté des Isaaqs djiboutiens dans les semaines qui viennent. Il existe beaucoup de relations avec certains clans du Somaliland.

On a également parlé du chef du port, très proche des Chinois.

On a enfin évoqué du président de l'assemblée nationale, qui est Afar.

Il semble que les Issas Mamasans souhaitent garder le contrôle et le pouvoir.

M. Roger Karoutchi. - Notre influence sur l'Éthiopie et la Somalie étant égale à zéro, rien ne sert de faire des commentaires. En revanche nous avons perdu beaucoup de places à Djibouti.

À la demande du Président Gérard Larcher, j'avais reçu le président Guelleh en 2021, quelques jours avant sa réélection. Il était venu avec son gouvernement et m'avait expliqué que la France était marginalisée à Djibouti, qu'il s'appuierait dorénavant sur les Chinois mais aussi sur les Américains et les Arabes et, en tout état de cause, que l'avenir de Djibouti était d'être une puissance islamique politique alignée sur le monde arabe.

Il considère que la France a trahi les Djiboutiens et n'a par conséquent pas à faire de commentaires négatifs sur la Chine et sur tous ceux qui s'installent à Djibouti.

Pourquoi l'influence française, qui était prédominante, s'est-elle ainsi effondrée ?

M. Ronan Le Gleut. - L'accord de Pretoria entre le gouvernement fédéral et les autorités du Tigré semble aujourd'hui respecté. En région amhara en revanche, les tensions sont toujours vives, d'après les communautés françaises locales, notamment autour d'Addis-Abeba, entre les Oromos et les Amharas. L'été dernier, des Français de la région amhara ont été pris entre les tirs dans un hôtel de tourisme.

Où en est-on de la situation sécuritaire en Éthiopie ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Je ne sais si tout sera retranscrit, mais cela me permet de faire passer quelques messages.

Il est très difficile d'avoir accès à Djibouti. J'ai pu y aller une dizaine de fois en tant que chercheur, exceptionnellement parce que j'étais à l'Institut de recherches stratégiques de l'école militaire (IRSEM), qui est composé de civils mais dépend du ministère des armés.

J'ai pu ainsi mener beaucoup d'entretiens, même avec l'opposition en Belgique.

Je ne pense pas qu'il y ait un événement qui nous ait amenés à une tension avec Djibouti et au recul de la France, mais un ensemble d'événements. J'ai dénombré trois grandes étapes dans la politique étrangère djiboutienne. La première s'établit entre 1977 et 1991. Romain Gary disait que le jour où la France partirait, on aurait 30 000 morts, que les Éthiopiens et la Somalie envahiraient Djibouti, les Éthiopiens considérant que Djibouti était un prolongement naturel et les Somaliens estimant qu'il fallait récupérer Djibouti pour reconstituer la grande Somalie.

Les Français ne sont pas partis et, en 1977, ils ont déployé une de leur plus grandes opérations aéronavale depuis la seconde guerre mondiale afin de protéger le référendum. Jusqu'en 1991, on avait un quasi-protectorat, avec une relation quasi organique.

Gouled Aptidon avait qualifié la politique étrangère de Djibouti de « neutralité positive ». Il me semble qu'elle a pris fin depuis un long moment avec l'intervention en Somalie, le rapprochement avec les pays du Golfe, la rupture des relations avec le Qatar, l'Iran, etc.

La deuxième période s'étend de 1991 à 2002, avec la montée en puissance d'Omar Guelleh et un premier déclin de la relation franco-djiboutienne. Les Djiboutiens nous ont accusés à plusieurs reprises de manquer de loyauté. Ils ont estimé que nous avons davantage soutenu les Afars que les Somalis pendant la guerre civile.

Enfin - et c'est peut-être une maladresse de notre part - le projet de déflation des forces françaises de Djibouti, en 2015, a été décidé unilatéralement, remettant en cause, selon les Djiboutiens, l'accord de défense. Le ministre Jean-Yves Le Drian s'était rendu à Djibouti pour calmer le jeu. On a finalement eu moins de déflation que prévu. On a par ailleurs rendu l'hôpital, etc., et ceci a été très mal pris par les Djiboutiens.

80 % de la population vit dans la ville de Djibouti. C'est une élite qui dirige le pays. Tout le monde est en lien avec tout le monde. Toutes les familles tiennent le pouvoir. Lorsque les troupes françaises et leur famille sont moins présentes, il y a moins de location d'appartements.

Le fait de « débailler » tous ces appartements a été une erreur, car cela a entraîné une baisse de revenus importante pour certains.

Le fait que la France se désintéresse de Djibouti a achevé de convaincre les Djiboutiens que leur État est une colonie oubliée et qu'ils sont délaissés.

La troisième période débute en 2002 et court jusqu'à aujourd'hui, avec une tentative de diversification des partenaires. En janvier 2017 régnait une grande effervescence à Djibouti, avec chaque jour une cérémonie de pose d'une première pierre.

Ne soyez pas trop pessimistes : il y a des hauts et des bas.

Les Djiboutiens mettent en effet en concurrence les Français avec d'autres acteurs. Nous sommes dans un monde multipolaire : c'est à nous de renouveler notre façon de faire et de savoir où l'on veut aller. Sénèque disait que la mer était bonne à ceux qui savaient quel vent prendre. La France doit savoir ce qu'elle veut faire avec nos partenaires djiboutiens et quelle valeur défendre.

Il n'est pas non plus facile pour les chercheurs français d'aller en Éthiopie, surtout quand l'ambassade de France refuse de parler avec nous. La situation est aujourd'hui très instable dans une grande partie de l'Éthiopie. Certes la guerre n'est pas terminée. La famine y règne. Pour l'instant le pouvoir tigréen est un peu désordonné. On assiste à des règlements de compte internes entre les jeunes et les anciens guérilleros, et le ressentiment fait aussi le lit des futurs conflits. Ils n'en resteront donc pas là.

Abiy Ahmed s'est rendu compte que certaines milices des régions éthiopiennes étaient parfois trop armées et qu'il ne les maîtrisait pas, d'où la volonté de récupérer les armes et de démilitariser les milices amhara, ce qu'elles refusent. C'est une contre-insurrection difficile à vaincre pour le pouvoir, parce que très décentralisée. Les Amharas sont en train d'essayer de centraliser leur action. Abiy Ahmed a repris les grandes villes, mais ils sont encore très présents dans les campagnes. Peut-être la centralisation de la milice va-t-elle permettre de mettre en oeuvre une tactique commune pour relancer le conflit dans les villes.

Plusieurs régions ne sont pas accessibles. On enregistre beaucoup de déplacements de population. Les Oromos ont dénoncé l'accord avec le Somaliland et la question qui revient est la possession de la terre. Les Oromos estiment qu'Addis-Abeba est en pays oromo. Les Arhamas veulent aussi récupérer Addis-Abeba.

La Yougoslavie a été démantelée et on a créé de nouveaux États. N'est-ce pas ce qui va se passer en Éthiopie ? Faut-il à tout prix maintenir un État où les gens ne veulent pas vivre ensemble ? Il n'existe plus de contrat social en Éthiopie.

On dit que la France n'a pas d'influence en Somalie ni certainement en Éthiopie : je vous rappelle qu'on nous a demandé de quitter l'Afrique de l'ouest. Il me semble qu'il faut des politiques africaines. Ce n'est pas parce que la France quitte l'Afrique de l'ouest qu'il faut faire de même en Afrique de l'est. Elle doit aussi investir dans les pays anglophones, qui ne sont pas notre pré carré.

L'Afrique est entrée dans le monde et compte une diversité d'acteurs. C'est ce qu'on a essayé de faire en Éthiopie - mais la situation d'Abiy Ahmed est compliquée.

Mme Michelle Gréaume. - À votre avis, l'accord entre l'Éthiopie et le Somaliland est-il la clé pour la paix et la stabilité de toute la Corne de l'Afrique ?

Le Conseil de la mer Rouge de Djedda ne risque-t-il pas de percevoir la mise en oeuvre du protocole d'accord comme une menace, car il semble que l'Éthiopie disposera de forces navales en mer Rouge et dans le golfe d'Aden ? Cela correspond aux intérêts stratégiques des Émirats arabes unis.

Enfin, le rôle de Djibouti, son monopole sur les services portuaires à destination de l'Éthiopie sera-t-il remis en cause avec la mise en oeuvre de cet accord ?

M. Olivier Cigolotti. - Omar Guelleh a bien compris que le positionnement géographique de Djibouti est un atout incontestable.

Malheureusement, il a fait énormément de concessions à la Chine en lui proposant le meilleur emplacement de Djibouti pour installer ses bases, qui peuvent accueillir jusqu'à 10 000 hommes.

Aujourd'hui, on constate peu de mouvement sur la base. Il a énormément cédé à la Chine d'un point de vue commercial, portuaire et ferroviaire. Omar Guelleh met en avant son projet de hub numérique. N'essaye-t-il pas de retrouver une certaine légitimité face à la Chine, qui tient toute la dette de Djibouti entre ses mains ? Nous sommes passés quant à nous de 3 000 hommes à 1 350, ce qui nous est toujours reproché. Cela nous est clairement rappelé par l'ambassadeur de Djibouti à Paris.

Ce projet de hub est-il une chimère ou prend-il forme petit à petit ?

Mme Vivette Lopez. - Compte devenu des propos alarmistes que vous avez formulés concernant la famine, qui va s'intensifier, y a-t-il du tourisme dans ces régions de la Corne de l'Afrique. Quelles nationalités vont s'y adonner ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - La Corne de l'Afrique est absente de l'imaginaire collectif des Français. On connaît Djibouti, mais beaucoup moins l'Éthiopie. Dans le Nord, on trouve beaucoup de sites de l'UNESCO. Une route historique avait été construite, avec des infrastructures pour aller à Lalibela, à Gondar.

J'ai déjà répondu s'agissant de l'accord entre l'Éthiopie et le Somaliland.

Je reviens sur le profil psychologique d'Abiy Ahmed. Il a été exclu du Conseil de la mer Rouge, dont il n'est pas riverain. Il l'a très mal pris. On pensait que c'était pour avoir un rôle d'observateur. Il s'avère qu'il risque d'être un nouvel acteur du Golfe d'Aden. Quel type de forces navales les Éthiopiens mettront-ils à cet endroit ? Quelles seront leurs capacités réelles ? Au moment où vous avez de plus en plus de navires égyptiens en mer Rouge et qu'il existe une tension entre l'Éthiopie et l'Égypte, cela créerait un nouveau compétiteur.

La construction du grand barrage de la renaissance a été lancée sur le Nil rouge, ce qui réduit le débit de l'eau du Nil en Égypte. Les Égyptiens sont prêts à la guerre. On pense d'ailleurs que la guerre par procuration que se mènent Égyptiens et Éthiopiens au Soudan a pour toile de fond les négociations sur le barrage. Suite à un nouveau round de négociations entre l'Éthiopie, le Soudan et l'Égypte fin décembre, les Égyptiens ont quitté les négociations.

Les Éthiopiens qui ont toujours été persuadés que les Égyptiens voulaient les encercler ont réalisé une sorte de prophétie autoréalisatrice avec ce Protocole d'accord signéavec les Somalilandais. Un rapprochement entre Somaliens, Érythréens et Égyptiens a eu lieu, avec des visites de présidents en janvier. Ils parlent à présent de construire ensemble une force navale.

Les Djiboutiens sont persuadés qu'on est déloyal avec eux. En 2008, lorsque des affrontements entre Djiboutiens et Érythréens ont eu lieu à la frontière, ils ont estimé que la France n'avait pas suffisamment réagi ni mis en oeuvre l'accord de défense, à tel point que des documents du ministère des affaires étrangères djiboutien nous traitent de traîtres.

Les Djiboutiens ont besoin d'être rassurés en permanence sur ce que veut la France, de savoir que la France est là et quelle est notre vision avec eux.

Je ne sais pas si le hub numérique est une chimère. Le projet parlait de hub numérique, financier et touristique. C'est peut-être une façon de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Une dizaine de câbles sous-marins passent par Djibouti. Les data centers sont donc un enjeu. Je ne sais pas où cela va les mener.

M. Alain Joyandet. - Une question plus large : quel regard portez-vous globalement sur l'Afrique et la présence française ? Auriez-vous quelques recommandations à formuler pour notre pays afin de rétablir des relations plus actives pour que la France ne soit plus décriée en Afrique et qu'on reconstruise quelque chose de nouveau ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Je vous remercie de poser cette question, car ce sont des débats qu'on a beaucoup entre chercheurs. Nous sommes tous très attristés du manque de connaissance de la France vis-à-vis du continent africain. Cela peut paraître surprenant au regard de nos relations historiques et sociales.

Le continent africain est en général sous-traité dans les médias. Il y a une forme d'uniformisation du continent, dont on oublie la diversité. On parle par ailleurs plutôt des conflits que de leur résolution. On évoque très peu le sujet à l'école. On aborde à la rigueur la décolonisation.

À l'Assemblée nationale, nous avons été plusieurs chercheurs à être auditionnés. Nous avons été surpris, juste après, d'entendre ensuite l'audition d' un ancien ministre français très controversé notamment sur le Rwanda, alors même qu'il existe beaucoup d'autres personnes en France qualifiées pour parler de l'Afrique.

Cette personne a en outre affirmé des choses fausses : on ne peut pas dire qu'il n'y a pas de recherche en France sur la période précoloniale en France. Bien au contraire, les recherches sur ce sujet sont très riches. Nous avons énormément d'historiens et de géographes. Il faut aller les chercher.

Certes, les chercheurs en science politique et Relations internationales travaillant sur l'Afrique sont peu nombreux. On manque également de chercheurs sur le Maghreb. Les professeurs enseignent moins le continent africain, ne l'ayant eux-mêmes pas appris à l'école. Cela fait vingt ans qu'il n'y avait pas eu de sujet à l'agrégation sur l'Afrique en histoire. Il y en a un actuellement.

À Djibouti, les Djiboutiens vous parlent de la politique française. Ils ont lu tous les journaux et connaissent très bien le sujet. Je vous mets au défi de me citer deux ministres djiboutiens !

On est dans une période où il faut se poser la question de savoir ce qui s'est passé en Afrique de l'ouest. On doit faire le bilan de notre présence, de la raison de ces rejets. On ne peut rejeter la faute uniquement sur les Russes. Il n'y a pas que cela. Il faut s'interroger sur ces États postcoloniaux, sur les demandes de la jeunesse africaine. Il y a des contestations de rue en Afrique, du Sénégal à l'Ouganda jusqu'à la République démocratique du Congo (RDC) depuis 2005.

Le summum de ces manifestations de rue a été les printemps arabes. On en a parlé parce qu'il y a eu des renversements de régime, mais les contestations de rue en Afrique remontent à 2005 !

On n'a pas entendu toute cette jeunesse. On ne lui a pas parlé. Pourtant, on a en France les ressources pour le comprendre. Il y a des choses fantastiques à faire. Je pense à la formation de nos élites, y compris militaires. Il faut se questionner sur leurs connaissances du continent africain. En Afrique de l'ouest, il va falloir faire profil bas ou revoir notre programme.

Même les Allemands nous passent devant au Niger. Il faut se poser des questions sur le bilan de notre présence. Comment a-t-on pu en arriver là ?

M. Pascal Allizard, président. - L'Afrique fait partie des grands thèmes de notre commission pour 2024. Nous avons divisé le sujet en trois secteurs, qu'on assortira de six déplacements. Réinventer une politique africaine française devient extrêmement urgent.

Vous avez évoqué les chemins de fer chinois. Quand j'y suis allé, il y a cinq ans, les locomotives et les wagons étaient sur le sable, avec un boycott et une résistance extrêmement forte de la route, sur laquelle on circule très bien. Où en est-on aujourd'hui ?

Les responsables politiques que j'avais rencontrés à l'époque n'étaient pas particulièrement inquiets du phénomène de surendettement vis-à-vis de la Chine.

Enfin, votre cible d'analyse englobe-t-elle le port de Gwadar, qui se situe juste en face ?

Mme Sonia Le Gouriellec. - Depuis cinq ans, il me semble que ce chemin de fer a fonctionné à plusieurs reprises, avec des hauts et des bas. Je ne saurais vous dire comment il fonctionne actuellement. Je ne travaille pas directement sur Gwadar ou le Sri Lanka, mais nous essayons d'établir des comparaisons interrégionales.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'extradition entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Royaume du Cambodge - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Christian Cambon, rapporteur sur le projet de loi n° 665 (2021-2022) autorisant l'approbation de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume du Cambodge.

Proposition de loi relative au financement des entreprises de l'industrie de défense française - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Cédric Perrin, rapporteur sur la proposition de loi n° 191 (2023-2024) relative au financement des entreprises de l'industrie de défense française.

La réunion est close à 11h50.