Jeudi 25 janvier 2024

- Présidence de Mme Micheline Jacques, présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Audition du général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer

Mme Micheline Jacques, présidente. - Dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons, ce matin, le général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM).

Général, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation.

Après un parcours prestigieux, vous avez été nommé il y a un an à la tête du commandement de la gendarmerie d'outre-mer, qui administre les personnels en outre-mer.

À la lumière de vos responsabilités, de votre expérience et de vos contacts avec le terrain, vous pourrez nous éclairer sur vos moyens et sur vos modalités d'action dans les territoires ultramarins.

Les normes que vous appliquez dans le cadre de vos missions de gendarmerie vous paraissent-elles adaptées aux caractéristiques des outre-mer ? Les trouvez-vous perfectibles ? Comment les différents services de sécurité se coordonnent-ils avec la police nationale, les polices locales et la douane ?

Nous n'ignorons pas les immenses défis que vous devez relever, que ce soit en Guyane ou à Mayotte, mais aussi, après le passage de l'ouragan Belal, à La Réunion.

Général, je vais vous laisser la parole pour un propos liminaire, puis je la céderai à nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel, ainsi qu'à mes collègues ici présents qui souhaiteraient vous interroger sur des sujets plus spécifiques qui se posent dans leur territoire.

Général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM). - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être devant vous aujourd'hui. C'est avec grand plaisir que je reviens au Sénat pour pouvoir vous délivrer mon appréciation de la situation de la gendarmerie dans les territoires ultramarins et pour pouvoir échanger avec vous, à bâtons rompus. Le but est que nous coconstruisions ensemble l'évolution nécessaire, notre État devant continuellement s'adapter à nos territoires, en particulier à nos territoires ultramarins.

Je vous propose de commencer par un état des lieux de la gendarmerie d'outre-mer et la manière dont nous concevons notre action et la faisons évoluer, compte tenu de nos particularités. Je répondrai ensuite volontiers aux questions, de manière totalement transparente.

Je suis accompagné du lieutenant-colonel Ludovic Provost, réserviste opérationnel spécialiste, que j'ai recruté comme conseiller territorial. Nous avons été auditeurs de la même session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) voilà dix ans. Au-delà des gendarmes d'active, je m'entoure aussi de gendarmes de coeur, qui nous donnent d'autres éclairages, ce qui est très intéressant.

Tout d'abord, je souhaite aborder quelques données-clés et quelques paramètres importants à mes yeux de la gendarmerie dans les outre-mer.

La gendarmerie dans les outre-mer, c'est 7 200 militaires et civils, répartis sur les trois océans et sur l'Amérique du Sud, avec la Guyane. Parmi ces derniers, on compte 3 900 officiers et sous-officiers affectés dans les territoires ultramarins, 1 500 réservistes, tous originaires - c'est une dimension importante -, 1 500 gendarmes mobiles en renfort - donc non affectés - et 300 membres du groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), puisqu'il y a des antennes du GIGN outre-mer. Les civils sont là en soutien, parce qu'il y a bien évidemment une forme d'autonomie des commandements dans les territoires.

Ces 7 200 militaires sont répartis en dix commandements de la gendarmerie, que l'on appelle communément « Comgend ». Le dixième a été créé très récemment pour Saint-Barthélemy et Saint-Martin, illustrant l'évolution de l'État, de son ancrage territorial et de sa proximité avec les territoires ultramarins. D'autres évolutions restent possibles : pour l'instant, Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont encore administrées par un préfet délégué de la Guadeloupe. La nomination d'un préfet de plein exercice devrait intervenir, je pense, dans les toutes prochaines semaines, mais nous avons anticipé et nous nous sommes mis en ordre de bataille pour créer un commandement propre, lequel est viable depuis le 2 janvier de cette année.

En Hexagone, la gendarmerie couvre 95 % du territoire national et 50 % de la population. Outre-mer, c'est 99 % en responsabilité de tranquillité publique, et, surtout, c'est 70 % de la population ! La gendarmerie a donc des devoirs importants à l'égard de nos concitoyens outre-mer.

Les 7 200 gendarmes présents dans les outre-mer représentent environ 5,5 % des 135 000 effectifs de la gendarmerie nationale - chiffre dans lequel j'inclus nos 35 000 réservistes.

La gendarmerie outre-mer se caractérise par un éloignement de l'Hexagone, avec jusqu'à 20 000 kilomètres de distance et des liaisons parfois très dépendantes des impératifs naturels ou géopolitiques.

Cet éloignement impose et favorise la notion d' « équipe France » - le préfet, le procureur, les autorités judiciaires, les chefs de service... Je le vois quand je me déplace dans les territoires : on a vraiment l'impression que lorsqu'on est loin, on est plus soudés. C'est une nécessité, car les personnels sont seuls, loin de l'Hexagone, et leur autonomie est réelle, même s'il peut y avoir des renforts. Ces « équipes France » fonctionnent très bien.

Un autre paramètre très important est le décalage horaire. Les dix Comgend couvrent 7 créneaux horaires, avec une amplitude de 21 heures en hiver et de 23 heures en été. On a coutume de dire que le soleil ne se couche jamais sur le commandement que j'exerce ! Il faut s'adapter à cette contrainte. Je ne peux pas avoir tous mes commandements rassemblés. Je les convoque à Paris, j'organise des séminaires... Mais comme j'ai besoin de maintenir une dynamique, je fais des réunions en visioconférence le matin pour l'océan Indien, la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et le soir pour la Polynésie française, la Guyane et l'océan Atlantique.

L'isolement caractérise les territoires ultramarins. Celui-ci est plus accru sur certains territoires. Je pense notamment à Saint-Pierre-et-Miquelon ou à Wallis-et-Futuna. Je me suis rendu dans tous les territoires ultramarins, sauf à Saint-Pierre-et-Miquelon, où je vais dans dix jours. À Futuna on est au bout du monde ! On est aux confins de la République. Pour s'y rendre, on est obligé de passer par Wallis ; il n'y a pas de liaison avec les îles Fidji. C'est une très grosse contrainte.

Dans les outre-mer, les moyens de l'État sont très clairement comptés. On fait en sorte d'être autonomes. Mais, si certains Comgend sont armés avec beaucoup de personnels, d'autres le sont moins. À Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna, il y a moins de 30 militaires, qui sont de fait polyvalents.

Les territoires ultramarins sont également des milieux atypiques, parce que la géographie y est très particulière. Je pense notamment à la forêt équatoriale en Guyane, aux littoraux et zones humides, aux terres australes.

Pour nos territoires ultramarins, le contact avec nos voisins, avec l'international, est fondamental. En effet, les problématiques auxquelles nous sommes confrontés sont interdépendantes de notre voisinage immédiat. Je rappelle que les territoires outre-mer ont 35 pays dans leur proximité ! La notion de coopération internationale de proximité est donc essentielle. Quand on est au sud de la Martinique, on voit Sainte-Lucie. Quand on est à Marie-Galante, on voit la Dominique. Il y a bien évidemment une interdépendance des phénomènes délictuels et criminels.

Les territoires ultramarins, c'est également le grand écart entre les différents statuts juridiques, les cultures et les identités. Le gendarme doit s'y adapter. C'est fondamental. On n'exerce pas le métier de gendarme outre-mer comme on le fait dans l'Hexagone.

Les territoires ultramarins, ce sont également des phénomènes de délinquance importants. Je veux vous citer quelques ratios que j'estime très éclairants, rapportés à l'ensemble de la gendarmerie nationale. Dans les territoires ultramarins, on constate : 15 % des atteintes aux biens constatés par la gendarmerie nationale sur l'ensemble du territoire français ; 25 % des atteintes aux personnes ; 10 % des violences intrafamiliales, qui gangrènent ces territoires ; 30 % des homicides et tentatives d'homicide ; plus de 50 % des vols à main armée - et je ne parle là que de ce qui est constaté par la gendarmerie nationale. En 2023, un tiers des vols à main armée par arme à feu constatés par celle-ci ont été perpétrés en Guyane, et un tiers des vols commis par arme blanche l'ont été à Mayotte. La gendarmerie des outre-mer, c'est également un quart de la grande criminalité ; 50 % des règlements de compte constatés par la gendarmerie nationale le sont en Guyane.

Autrement dit, nos gendarmes sont soumis, dans les territoires ultramarins, à une violence plus importante que dans l'Hexagone.

Je terminerai par deux indicateurs structurants : en 2023, 50 % des agressions de gendarmes départementaux et de gendarmes mobiles ont été commises dans les territoires ultramarins, et ces agressions ont représenté 25 % des blessés de la gendarmerie. Un quart des blessés de la gendarmerie l'ont donc été outre-mer !

Il ne faut pas dresser un tableau trop sombre des outre-mer. Il ne s'agit pas d'une situation de guerre , mais ces chiffres montrent la réalité de ce que nous vivons dans les territoires ultramarins.

La gendarmerie outre-mer s'adapte en permanence à toutes ces singularités, essaie d'être en constante évolution et de se remettre en question.

Elle s'adapte à la fois au niveau local et au niveau central. Elle ne travaille bien évidemment pas seule. Elle travaille en coordination, en interservices, sous l'autorité du préfet, avec les magistrats pour ce qui relève de l'activité judiciaire.

Elle doit également travailler sur le plan central : ce qui est produit dans les territoires ultramarins est produit localement, mais l'est aussi à Paris. Mes fonctions m'obligent à une oscillation permanente entre le terrain et Paris, à une forme de trait d'union. Je délivre des appréciations de situations à mon directeur général, au cabinet du ministre, à tout l'écosystème parisien des outre-mer, qui tiennent compte de cette granularité, de ce discernement nécessaire entre chaque territoire. De fait, il n'est pas possible de traiter les territoires de manière globale.

Ce sont parfois des solutions au cas par cas, adaptées aux territoires. C'est fondamental, et c'est l'un de mes défis en tant que commandant de la gendarmerie d'outre-mer.

L'adaptation, c'est aussi les nouvelles brigades. Nous avions perdu un certain nombre de brigades durant vingt ans. Nous allons recréer, d'ici à 2027, 239 brigades, dont 22 outre-mer - 14 brigades mobiles et 8 brigades fixes. En 2024, 8 seront créées dans les territoires. Les brigades mobiles ont vocation à travailler sur une thématique particulière. Il y a, par exemple, notamment à La Réunion, des brigades mobiles centrées sur les violences intrafamiliales, qui gangrènent notre plan de charge.

La gendarmerie dans les outre-mer, c'est également un dispositif opérationnel souple et résilient. C'est important. Compte tenu de l'éloignement, les Comgend sont dotés de moyens et d'unités d'appui que l'on retrouve habituellement, dans l'Hexagone, au niveau régional, voire zonal - et non départemental.

Nous disposons de moyens pour gérer, en autonomie, des situations d'urgence ou de crise, en attendant les renforts, qui mettent parfois du temps à arriver. On l'a très bien vu récemment, s'agissant de la crise climatique à La Réunion. Concrètement, nous avons, sur place, des hélicoptères, des unités spécialisées de recherche en investigation judiciaire, des antennes du GIGN, des moyens nautiques, des moyens de montagne, comme à La Réunion.

Ont également été mises en place des structures dédiées à la gestion de phénomènes criminels. Ainsi, des task forces sont destinées à appuyer les Comgend, en lien avec les autorités judiciaires, sur des phénomènes particuliers, pour des enquêtes en cours - cela a été le cas en Guyane, c'est actuellement le cas à Mayotte, ce sera, me semble-t-il, prochainement le cas aux Antilles. L'idée est d'assurer une supervision, un contrôle, et d'anticiper, dès que des difficultés ne peuvent être résolues avec les moyens locaux, en envoyant des task forces. Concrètement, on envoie des spécialistes pour un temps, un espace et un phénomène donnés, qui reviennent ensuite à Paris. Le but est d'être souple et réactif. Je veux citer l'exemple des task forces sur les sujets économiques et financiers ou sur les factions armées brésiliennes en Guyane.

Il y a aussi, outre-mer, des unités spécialisées et adaptées aux territoires. Par exemple, on a créé un groupe « jungle » à la section de recherches - le plus haut niveau en matière d'investigation judiciaire - de Cayenne.

Nous essayons de rechercher en pemanence des moyens techniques et humains innovants, dont nous faisons également bénéficié nos camarades de la police nationale. Cela a très bien fonctionné récemment, dans le cas du triple meurtre de commerçants chinois commis à Cayenne il y a quelques jours. L'ADN prélevé par la police nous a permis de faire avancer l'enquête et d'interpeller les personnes en Chine. Ces capacités d'innovation sont très intéressantes.

Autre exemple, nous avons mis en place, depuis deux ans, les « officiers de policiers judiciaires de l'avant », formés pour être intégrés dans les unités de maintien de l'ordre. Il ne vous aura pas échappé qu'il y a beaucoup de troubles à l'ordre public à Mayotte. Nous avons besoin de matérialiser les infractions, de manière à ce que les personnes interpellées puissent comparaître devant la justice. Nous avons donc mis en place un système d'officiers de police judiciaire intégrés au dispositif de manière à constater les exactions, interpeller leurs auteurs, puis les déférer et les faire condamner.

La gendarmerie s'adapte également dans le cadre de dispositifs prévus, planifiés. Je pense à l'opération Harpie en Guyane, au troisième référendum, organisé en décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, ou encore à l'opération menée à Mayotte entre avril et août dernier.

Dans le cadre du cap que je donne à mes unités, nous essayons de ne pas « rester les deux pieds dans le même sabot », et, au contraire, de faire évoluer les choses, à la fois localement et avec un appui national. Celui-ci est nécessaire, car on ne peut se permettre d'ajouter toujours des moyens supplémentaires . Le diagnostic doit pouvoir aboutir à des renforcements ponctuels moyens qui viennent du niveau central.

La gendarmerie d'outre-mer a bien évidemment un modèle spécifique de gestion des ressources humaines. Je pourrai revenir sur le recrutement, sur les temps d'affectation, sur le nécessaire équilibre entre originaires et non-originaires - dans les territoires ultramarins, le lien avec la population est essentiel et se fait également grâce aux originaires.

Outre-mer, la logistique est tournée vers le soutien opérationnel et contribue très clairement à l'économie locale. Nous favorisons pleinement les achats locaux. À cet égard, je tiens à mentionner la problématique, qui peut paraître paradoxale, de l'octroi de mer, compte tenu de la double taxation avec la TVA. C'est un vrai sujet.

Un autre vrai sujet, essentiel pour la gendarmerie, est l'immobilier. Je précise que l'on a 196 casernes outre-mer, dont 155 domaniales et 41 locatives. Les trois quarts des casernes sont donc domaniales. Or elles sont parfois dans un état qui mérite une attention particulière.

Au reste, on ne peut pas dire que tout va bien en matière immobilière ! Nous sommes fragiles. En Guadeloupe, où je me suis rendu la semaine dernière, il y a beaucoup de domanial, en mauvais état. Nous sommes obligés de faire des choix.

S'agissant des modes d'action de l'État et, donc, pour ce qui me concerne, de la gendarmerie, dans les territoires ultramarins, j'ai fixé un cap qui se décline en trois axes.

Le premier axe est la densification de l'empreinte territoriale, afin d'intensifier la proximité avec la population et les élus. Nous pouvons en effet progresser s'agissant des populations les plus vulnérables : c'est un point d'attention très important. Je pense au « plan 200 brigades » que j'ai évoqué, à la présence d'originaires parmi les gendarmes, aux classes de cadets, au service national universel (SNU), aux gendarmes adjoints volontaires, aux classes préparatoires intégrées.

Le deuxième axe est la recherche de modes d'action innovants. J'ai ainsi lancé une expérimentation sur l'ensemble des territoires ultramarins, pour décloisonner le renseignement d'ordre public et le renseignement judiciaire, dans le respect, bien entendu, du besoin d'en connaître. Chaque Comgend disposait jusqu'alors d'un officier adjoint chargé de la police judiciaire et d'un officier adjoint chargé du renseignement. Désormais, il n'existe plus qu'une seule chaîne, avec un chef et un adjoint. Il s'agit de mieux gérer l'ensemble des informations provenant du terrain afin d'établir une meilleure cartographie des phénomènes auxquels nous sommes confrontés. En comprenant mieux ce qui ronge nos territoires, nous pourrons mieux cibler notre action. En effet, dans certains territoires, il est difficile de répondre à la question « de quoi s'agit-il ? ».

Ce point est essentiel : en décloisonnant le renseignement, nous pourrons mieux mener notre travail opérationnel de gendarmes, et le travail de l'État s'en trouvera facilité. En effet, il ne vous aura pas échappé que les sujets judiciaires sont en lien avec les sujets d'ordre public. Nous ne pouvons pas tout faire, et il convient donc de mieux cibler notre action. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, il existe une problématique liée à la production locale de stupéfiants, qui constitue une vraie priorité à nos yeux.

Le troisième axe est le renforcement de la coopération internationale de proximité. Par exemple, à Saint-Martin, on est dans une interdépendance avec la partie néerlandaise. En Guyane, environ 8 000 garimpeiros venant du Brésil et disposant de mercure en provenance du Suriname, font passer l'or par le Suriname, avant de l'envoyer sur le marché parallèle de l'or à Dubaï. Ce sont de grands flux ! Nous devons donc nous coordonner avec nos partenaires brésiliens, qui disposent de programmes de traçabilité de l'or et de surveillance satellitaire des sites d'orpaillage illégaux. Pour le moment, nous ne pouvons pas faire de patrouilles armées avec nos camarades brésiliens de part et d'autre de la frontière, l'arrangement intergouvernemental ne le prévoyant pas.

Les outre-mer requièrent de ma part, mais aussi de l'ensemble de mes équipes, une grande attention. Si j'en parle avec passion et un peu longuement, c'est parce que je suis dans le même bateau que vous, pour faire en sorte que les choses se passent mieux pour nos concitoyens d'outre-mer.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Général, nous avons bien ressenti votre passion sur ce sujet, que nous partageons.

En Guyane, j'ai vu à l'oeuvre des gendarmes, notamment à Maripasoula, Saint-Laurent-du-Maroni et Camopi, et j'ai pu observer la particularité des risques auxquels ils sont confrontés et la difficulté de leur tâche.

Concernant la criminalité et la délinquance, vous avez cité des chiffres frappants qui justifient notre application à vous aider.

Face à cet état des lieux, les causes sont endogènes, mais aussi exogènes. Le contexte international, sur lequel vous êtes revenu plusieurs fois, compte pour beaucoup. Les méthodes de travail et les règles de procédure pénale ne sont pas les mêmes partout ! Parfois, les régimes des pays voisins peuvent avoir des liens avec certaines organisations criminelles !

Vous évoquez un décloisonnement du renseignement. Il existe parfois aussi des problèmes de coopération et de coordination avec d'autres armes exerçant un contrôle aux frontières ou surveillant les activités illicites dans la forêt vierge. Existe-t-il des améliorations à apporter en la matière, afin de rendre les poursuites plus efficaces ? Un militaire d'une autre arme que la gendarmerie ne peut pas avoir de mission d'officier de police judiciaire, bien qu'il puisse constater l'existence de délits.

De votre point de vue, conviendrait-il d'adapter le code de procédure pénale, par le biais du législateur, bien sûr, afin de rendre plus efficace votre action outre-mer ?

Mon propos comporte aussi bien des observations que des questions. Telle est l'orientation de notre travail, en accord avec Mme la présidente et mon collègue Victorin Lurel. Nous recherchons les moyens, y compris juridiques et législatifs, de rendre plus efficace l'action de l'État outre-mer, notamment pour ce qui concerne la lutte contre la délinquance et l'immigration illicite.

Général Lionel Lavergne. - En matière de coordination et de pouvoir donné aux armées, la seule zone où nous travaillons de manière totalement interopérable sur le plan opérationnel est la Guyane. Dans tous les autres territoires, nous sommes sur des notions de moyens d'appui ou de soutien logistique.

La notion d'« équipe France », avec le préfet, le procureur, le procureur général, les chefs interservices, les commandants supérieurs des forces armées (Comsup), est essentielle. Je n'ai qu'à me louer de l'appui et du soutien, en particulier sur le plan logistique, des armées.

Je le rappelle, les armées prêtent leur concours, en matière d'appui et de soutien, selon la règle « des 4 i », c'est-à-dire si les moyens sont indisponibles, inadaptés, insuffisants ou inexistants. Cette règle est d'ailleurs particulièrement souple dans les territoires ultramarins.

La partie opérationnelle concerne la Guyane et Mayotte, où la gendarmerie est en opération permanente, ce qui signifie qu'il n'y a pas de temps faible. En Guyane, l'opération interministérielle Harpie vise, depuis 2008, à lutter contre l'orpaillage illégal. Elle se décline en quatre volets : la sécurité, le volet social, le volet diplomatique et le volet économique.

Au moment où je vous parle sont engagés, dans la jungle, 250 militaires des forces armées et 150 gendarmes mobiles. En effet, 21 escadrons sont affectés en outre-mer, dont 6 en Guyane. Deux sont consacrés en permanence à la lutte contre l'orpaillage illégal, ce qui donne un effectif d'environ 150 gendarmes. Ils ont une fonction d'officier de police judiciaire (OPJ) et assurent la déclinaison de l'activité judiciaire au plus profond de la jungle. Et cela fonctionne bien ! Ainsi, à chaque interpellation d'orpailleurs illégaux, une procédure est ouverte, dans le cadre de laquelle on saisit le matériel, notamment les téléphones portables. Ces derniers sont envoyés à Cayenne, où ils sont débloqués et analysés, dans le cadre de bases de données judiciaires sérielles. On obtient ainsi des visages ou des numéros de téléphone, ce qui nous permet de mettre en lumière des relations entre personnes. Certaines de ces données sont également utilisées à des fins opérationnelles. Les armées et la gendarmerie disposent en effet d'une cellule de renseignement conjointe, ce qui est une première. Les notes hebdomadaires sur les ciblages sont de qualité remarquable. Il s'agit d'un cercle vertueux récemment mis en place, dont nous commençons à percevoir les effets.

Je le rappelle, la Guyane possède une superficie équivalente à celle du Portugal.

Quelles adaptations seraient-elles nécessaires ? Le code de procédure pénale ne peut pas s'appliquer de la même manière partout. Dans les prochains mois, la présence d'un avocat au cours des gardes à vue deviendra obligatoire. Selon moi, il est nécessaire d'introduire une exemption pour les territoires isolés. Cela concerne la Guyane, mais aussi d'autres territoires. En effet, si l'avocat ne peut être là, il n'y aura pas de garde à vue, pas de mise en cause ! Le procès pénal ne sera pas efficace. Une véritable réflexion doit être menée sur ce point.

En Guyane, il est possible de reporter de vingt heures le début de la garde à vue, pour ce qui concerne l'orpaillage illégal, eu égard aux dispositions du code minier. Pour les autres infractions, il n'existe pas de report de garde à vue, ce qui est un vrai sujet. Car il faut sortir les gens de la jungle ! Je pense notamment au traitement des étrangers en situation irrégulière en forêt. Le contrôle de nos frontières présente donc des vulnérabilités ; pour le dire de façon plus positive, il convient d'introduire des aménagements en la matière.

De la même manière, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie possèdent leur propre code de la route. Or l'insécurité routière constitue un mal endémique dans ces territoires.

La Polynésie évoque un beau territoire, accueillant comme le sont tous les outre-mer. Mais, en matière de sécurité, on pense aux violences intrafamiliales, à l'insécurité routière et au trafic de stupéfiants.

Mme Lana Tetuanui. - Je suis d'accord. C'est une réalité !

Général Lionel Lavergne. - La question de la sécurité routière est fondamentale, alors même que le réseau routier n'est pas dense. À Tahiti, où se déroulera l'épreuve de surf des jeux Olympiques au mois d'août prochain, il n'y a que la route du littoral !

La Nouvelle-Calédonie est confrontée, elle aussi, aux mêmes problèmes.

L'adaptation doit également être territoriale. Lors de mon intervention dans un séminaire réunissant les procureurs généraux des territoires ultramarins, j'ai mis en avant l'importance de synchroniser l'intervention de l'État avec celle de la justice.

À Saint-Barthélemy et Saint-Martin, une préfecture et un commandement de gendarmerie de plein exercice vont être créés. Mais il n'y a que deux vice-procureurs, et ils dépendent de Basse-Terre : nous ne disposons ni de tribunal judiciaire ni de maison d'arrêt. Au bout de la chaîne pénale, qui va de l'interpellation à la mesure privative de liberté, se pose la problématique de la surpopulation carcérale.

Il est essentiel de prévoir des adaptations en matière de garde à vue. Si l'on interpelle une personne dans la jungle, il n'est pas possible d'assurer la présence d'un avocat immédiatement. Le report de la garde à vue est nécessaire, le temps d'extraire la personne et de la conduire dans des bureaux.

Mme Annick Petrus. - Le 13 janvier dernier a été créé le commandement autonome de la gendarmerie de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Juste avant, nous avions été informés qu'une brigade mobile de proximité allait être installée dans un des quartiers de Saint-Martin, à Sandy Ground. Nous avons accueilli ces dotations avec une grande satisfaction, car elles répondent à deux besoins : d'une part, la sécurisation du territoire et la nécessité de faire baisser les chiffres de la délinquance et, d'autre part, le besoin d'autonomie lié à notre statut de collectivité à part entière, qui nous conduit à prendre nos responsabilités dans ce domaine.

Cependant, nous ne pouvons ignorer nos voisins, et la collectivité de Saint-Martin est particulièrement concernée puisque nous partageons un même territoire avec Sint Maarten. Un début de collaboration avec le côté hollandais de l'île commence à porter ses fruits. Une accentuation de la coopération régionale est-elle prévue pour lutter contre la délinquance sur l'île ?

Général Lionel Lavergne. -En matière de renseignement, la section de recherches de Saint-Martin fait partie d'un cercle de services étrangers partenaires - incluant jusqu'au Federal Bureau of Investigation (FBI) américain -, au sein duquel les échanges sont très bons.

Nous avons évoqué avec le préfet l'idée de créer un centre de coopération policière et douanière avec Sint Maarten. Les policiers de la partie hollandaise de l'île ont une approche très particulière des choses, alors même qu'ils sont encadrés par la maréchaussée royale néerlandaise. Les relations avec eux sont bonnes, mais nous allons chercher à renforcer la coopération.

M. Georges Naturel. - Merci pour cette présentation complète de l'organisation de la gendarmerie outre-mer. Nos territoires du Pacifique ont une particularité : leurs compétences ne sont pas les mêmes que celles des départements.

Vous évoquiez la sécurité routière. Le partenariat entre la gendarmerie et les autres collectivités, et les communes en particulier, est essentiel pour lutter contre la délinquance. Je ne m'étendrai pas sur les moyens en personnel ou en équipement - nous voulons toujours les augmenter, et un de mes collègues sera satisfait puisqu'une gendarmerie devrait ouvrir à Moindou, comme l'a annoncé le Président de la République.

La rénovation des casernes est également un sujet important. Il a fallu presque une dizaine d'années pour construire une caserne dans laquelle la partie logement, gérée par un opérateur social, a été séparée de la partie « technique », financée en partenariat avec l'État et la commune. Ce modèle devrait servir pour d'autres gendarmeries.

Nous ne pouvons que nous satisfaire du partenariat avec la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie, puisque la police nationale n'est présente qu'à Nouméa.

Ma question, qui traduit une inquiétude, porte sur les importants effectifs de sécurité nécessaires pour les jeux Olympiques. Des moyens actuellement déployés dans les outre-mer devront être rapatriés, notamment à Paris. L'année 2024 est particulière pour la Nouvelle-Calédonie, avec les questions sur son avenir institutionnel et les crises dans la filière du nickel. Des événements climatiques, comme à La Réunion, qui nécessitent la présence de la gendarmerie peuvent aussi survenir. Comment équilibrer les équipes, entre les effectifs rapatriés à Paris et ceux qui doivent pouvoir être projetés dans nos territoires d'outre-mer ?

M. Saïd Omar Oili. - En tant que sénateur de Mayotte, je veux d'abord saluer le travail formidable réalisé par la gendarmerie dans un environnement difficile et un contexte sécuritaire très dégradé. Vos rapports avec la population et les élus sont bons. Vous avez évoqué la capacité d'adaptation de la gendarmerie : il faudrait que l'ensemble des services de l'État fassent de même !

Dans la mesure où 50 % de la population de Mayotte est étrangère, comment parvenez-vous à mener à bien votre tâche ?

Les mineurs que vous interpellez, parce que ce sont eux qui sèment souvent la terreur, n'ont ni référent, ni parents, ni adresse. La prison de Majicavo, qui compte 278 places, accueille aujourd'hui 650 détenus ? Je l'ai visitée récemment ; il y a quatre détenus dans chaque petite cellule. Par ailleurs, pour rendre la justice à Mayotte, il faut un traducteur diplômé ; en leur absence, il arrive parfois que des procès n'aient pas lieu. Autre particularité : le manque d'avocats. La gendarmerie fait son travail et interpelle les délinquants, mais le lendemain ils sont tous dehors... Les gens se demandent s'il ne serait pas préférable de se faire justice soi-même. Comment faites-vous pour ne pas renoncer ?

Enfin, quels enseignements tirez-vous de l'opération Wuambushu - vous n'avez pas voulu citer son nom ! - en matière de maintien de l'ordre pour le volet judiciaire ?

Général Lionel Lavergne. - Madame la sénatrice Petrus, à la faveur de la création du nouveau commandement de gendarmerie de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, nous avons obtenu, en plus de la brigade à Sandy Ground, cinq postes : un officier adjoint de police judiciaire et de renseignement et quatre militaires. Ces effectifs ne feront que de l'appui judiciaire et du renseignement, des compétences qui n'existaient pas jusqu'à présent dans ces territoires. L'officier adjoint sera chargé, dans le cadre du Comgend, de la coopération internationale de proximité : il aura des moyens dédiés en matière de police judiciaire et de renseignement et sera le référent de nos homologues néerlandais. Cela permettra de doper la coopération.

La brigade mobile de Sandy Ground - un quartier sensible de Saint-Martin - s'insère dans un ensemble d'actions menées également par l'État et la collectivité : il s'agit de permettre aux concitoyens et aux concitoyennes de ce quartier de vivre normalement. Je pense par exemple aux actions menées pour améliorer l'éclairage public, refaire les trottoirs ou ouvrir une Maison des jeunes et de la culture (MJC). La gendarmerie, l'État et les collectivités organisent, en quelque sorte, une planification de leurs actions. C'est vraiment l'équipe France en coconstruction ! La brigade de gendarmerie partagera avec la police territoriale un poste dans lequel travailleront 10 policiers territoriaux et 6 gendarmes. Nous avons une approche mixte et conjointe de la problématique de sécurité de ce quartier. Il s'agit d'un dispositif innovant d'appropriation territoriale par l'État, et par la gendarmerie en particulier.

J'en viens à la question relative aux jeux Olympiques. Oui, Paris captera beaucoup de capacités. Actuellement, 21 escadrons de gendarmerie sont déployés outre-mer : il y en aura moins cet été puisque des ponctions d'effectifs seront faites - décidées par le ministre de l'Intérieur, elles seront limitées au strict minimum, et juste le temps nécessaire. Cela représente, par exemple, un escadron en moins en Nouvelle-Calédonie.

Nous compenserons ces ponctions de deux manières.

La première, en diminuant le taux de permissionnaires, comme l'a décidé le ministre de l'Intérieur. L'effort sera collectif : il n'est pas seulement hexagonal, il doit venir de l'ensemble du pays. Au lieu d'avoir 33 % de permissionnaires, le taux sera au maximum de 20 %.

La seconde, en augmentant le nombre de réservistes. Pour les territoires ultramarins, j'ai d'ores et déjà le budget nécessaire pour engager des réservistes pour l'ensemble des territoires, et en particulier pour ceux qui feront l'objet de ponctions de gendarmes mobiles.

Le cumul de ces deux mesures - taux réduit de permissionnaires et apport important de réservistes - nous permet de rester quasiment à l'étale. La capacité ne sera pas la même en termes d'ordre public, mais elle sera équivalente en matière de présence sur le terrain. Par exemple, en Polynésie française, alors qu'une épreuve des jeux Olympiques y est organisée, il n'y aura pas de gendarmes mobiles supplémentaires. Nous avons anticipé cela depuis plus d'un an en doublant notre capacité de réservistes, dont le nombre est passé de 100 à 200. Car c'est non pas d'ordre public dont on a besoin, mais de sécurité du quotidien.

L'approche est la suivante, et je pense qu'elle est la bonne : la sécurité des jeux Olympiques en Polynésie sera assurée surtout par des réservistes polynésiens, ce qui devrait aussi améliorer l'acceptabilité. Des réservistes viendront aussi de Nouvelle-Calédonie - en intra-Pacifique. Je ne suis donc pas très inquiet. Nous évoquons les jeux Olympiques, mais il ne faut pas oublier les jeux Paralympiques, période durant laquelle les menaces et le besoin de sécurité sont tout aussi réels.

Monsieur le sénateur Omar Oili, Mayotte est un sujet d'importance. Quand j'ai pris mon poste, on m'a donné deux priorités territoriales : Mayotte et la Guyane. Comme je l'explique aux élus et aux gendarmes lors de mes déplacements, cela ne signifie pas que nous délaissons les autres territoires. Je suis responsable des ressources humaines : les mutations des 3 900 officiers et sous-officiers se font à mon niveau. En 2023, tous les postes budgétaires étaient pourvus - il y a 7 postes en moins, mais ce ne sont pas des postes de terrain. Cela montre qu'aucun territoire n'est délaissé.

Vous le savez, je ne peux pas répondre à toutes vos questions. Je peux difficilement me prononcer sur le sujet de la surpopulation carcérale : c'est une réalité, mais la solution n'est pas dans les mains de la gendarmerie.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Notre collègue Saïd Omar Oili l'a aussi dit !

Général Lionel Lavergne. - Le taux d'occupation de la prison de Majicavo est de 240 %. Ne stigmatisons pas Mayotte, car ce n'est pas le seul territoire ultramarin concerné !

M. Philippe Bas, rapporteur. - Nous avons bien perçu l'importance de cette question. Lors de nos déplacements outre-mer, nous nous rendrons dans les prisons pour prendre la mesure exacte du phénomène et des moyens à mobiliser pour y remédier.

Général Lionel Lavergne. - Le sujet est important car, quand on mène des opérations, c'est le résultat que l'on voit ! Des faits graves sont commis, on interpelle, on défère, on condamne, on prive de liberté. Alors quand on fait tout ce travail et que l'on constate que certains ne vont pas en prison...

C'est la raison pour laquelle j'évoquais, lors du séminaire avec les procureurs généraux, l'importance de bien nous synchroniser avec la justice afin d'atteindre l'effet recherché.

Vous connaissez mieux que moi, monsieur le sénateur, la structure de la population : la moyenne d'âge à Mayotte est inférieure à 20 ans. Nous avons évoqué avec le ministère de la justice une piste, celle de prévoir des dispositifs adaptés aux mineurs. Je pense par exemple aux centres éducatifs ou à une présence accrue de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). La justice y a déjà réfléchi, car il est important de s'adapter la typologie de la délinquance. Je ne stigmatise pas non plus tous les mineurs, mais nous savons très bien que les mineurs non accompagnés sont un sujet de préoccupation.

À ce stade, je n'ai pas eu échos des problématiques liées aux traducteurs.

M. Saïd Omar Oili. - J'ai été à Mayotte il y a deux semaines, le procureur m'a dit que l'on ne pouvait parfois pas rendre la justice faute de traducteurs.

Général Lionel Lavergne. - Il s'agit du tribunal. Dans l'exercice de notre mission de police judiciaire, au niveau des gardes à vue, je n'ai pas de problèmes de traducteurs. Nous comptons des Mahorais dans nos rangs, d'où l'intérêt de parvenir à trouver un équilibre entre les originaires et les non-originaires dans nos effectifs sur les différents territoires. L'aspect linguistique, culturel et cultuel n'est pas à négliger. Quoi qu'il en soit, la gendarmerie ne rencontre pas les mêmes difficultés que la justice.

Mme Lana Tetuanui. - Je vous remercie de ce long constat que vous venez de dresser sur nos territoires. Je salue notamment la mise en place d'une nouvelle brigade à Moorea. Le nombre de personnes sur l'île est multiplié par quatre ou cinq, surtout le week-end. C'était donc une nécessité. Je n'ai pas vraiment de réserves sur l'exercice de la fonction au niveau de la gendarmerie sur notre territoire. Ce n'était pas le cas il y a vingt ans, mais aujourd'hui beaucoup de choses ont changé : les gens se parlent à présent et travaillent ensemble. Nous sommes tous sur un même territoire et nous devons rendre service aux mêmes citoyens. Bien évidemment, il y a le problème de la complexité de nos statuts. Vous avez évoqué les routes : c'est une compétence du territoire, mais si l'État pouvait nous donner davantage de moyens pour améliorer l'état de nos routes, chacun s'en porterait mieux. Je suis élue en Polynésie depuis 2001, comment construire de vraies infrastructures routières pour répondre aux besoins de nos populations ? Il est plus simple parfois de prendre l'avion que de se déplacer en voiture !

Au niveau de la justice, le code pénal doit être appliqué de la même manière à Paris, à Fakarava, à Tikehau, à Saint-Denis ou à Mayotte. En revanche, je vous rejoins, mon général, sur les formes d'adaptation. Par exemple, pour un territoire comme le mien, aussi vaste que l'Europe, comment aller chercher un individu à Hereheretue, qui compte moins de 200 âmes et où la seule personne qui porte un uniforme est le policier municipal ?

Il faut donc prendre en compte les contraintes de l'éloignement et le manque de moyens de la gendarmerie. Je salue d'ailleurs les conventions signées entre la gendarmerie et les brigades de police municipale, qui sont davantage des acteurs de terrain.

Ma bataille depuis que je suis au Sénat sont les ressources humaines : je plaiderai jusqu'au bout de mon mandat pour le retour, à compétences égales, de nos enfants dans nos territoires. J'ai déposé une proposition de loi visant à supprimer toutes les indemnités données aux fonctionnaires d'État envoyés dans les outre-mer, excepté dans la gendarmerie militaire. La frustration est de plus en plus grande : c'est la croix et la bannière pour les Polynésiens qui veulent retourner sur leur territoire après quinze ans ou plus de service en métropole. Au-delà de l'uniforme, il y a aussi l'aspect humain. Ce préalable doit être pris en compte si l'on veut réussir sur nos territoires. C'est un cri du coeur que je pousse ce matin, pour ne pas dire un appel de détresse.

M. Robert Wienie Xowie. - Je salue le difficile travail fourni par vos militaires en outre-mer. La France est le pays d'Europe qui a le plus de frontières avec d'autres cultures et d'autres manières de vivre. Le troisième référendum en Nouvelle-Calédonie a été un moment sensible. Grâce au travail commun entre les exécutifs communaux et la gendarmerie, tout s'est bien passé.

J'abonde dans le sens de ma collègue Lana Tetuanui sur les possibilités de retour des Ultramarins. Je salue également la sagesse de la loi de 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (Erom). Les dispositions qui n'étaient clairement posées dans la loi ont été précisées dans les circulaires. Pour autant, un état des lieux a-t-il été réalisé ? La circulaire prévoyait la possibilité intéressante de prolonger les séjours en raison de compétences techniques et linguistiques rares. Cela répond aux remarques formulées par mon collègue sénateur de Mayotte sur les traducteurs.

Pour autant, aux termes de la circulaire, les militaires doivent néanmoins retourner en métropole au bout de six ou sept ans. Certains se sont engagés financièrement, ils ont construit leur vie, le retour en métropole est souvent accompagné d'une désindexation. Plutôt que de déménager avec toute leur famille, beaucoup d'entre eux préfèrent démissionner. Ne pourrait-on pas procéder autrement et prévoir des possibilités pour que les militaires qui le souhaitent puissent continuer à servir jusqu'à la fin de leur carrière dans nos régions, surtout s'il s'agit de leur territoire d'origine ?

Général Lionel Lavergne. - Je vais continuer à parler vrai : pour la gendarmerie, la question des originaires dans les outre-mer est essentielle à plusieurs titres, aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif.

Tous statuts confondus, 26 % des gendarmes sont issus des territoires ultramarins, mais il existe d'importantes diversités. Nous rencontrons notamment une difficulté notable dans les Antilles et à la Guyane. Le taux d'originaires dans le Pacifique est important. Idem dans l'océan Indien, y compris à Mayotte, même si le travail y est difficile en raison des tensions et de l'insécurité.

Il existe par exemple à La Réunion des quartiers historiques mahorais. En 2024, nous allons créer une brigade mobile dans le quartier de Bras-Fusil à Saint-Benoît, mais elle sera composée de Mahorais pour coller aux besoins de la population. En revanche, je peux envoyer des Hexagonaux à Saint-Louis. Il importe donc de prioriser la mise en place des effectifs de gendarmerie en fonction des besoins opérationnels.

Je rencontre une vraie difficulté dans les Antilles, car très peu de Martiniquais et de Guadeloupéens veulent servir sur leur territoire : moins de 10 %, soit deux fois moins qu'ailleurs... En Martinique et en Guadeloupe, il n'y a que 8 % de sous-officiers originaires alors même que je favorise les doubles séjours ! Quant à la Guyane, je n'ai que sept originaires !

Il existe donc de grandes disparités dans les territoires ultramarins. Les Polynésiens gendarmes veulent tous revenir en Polynésie, mais les Guyanais, les Guadeloupéens et les Martiniquais hésitent et préfèrent revenir chez eux plutôt en fin de carrière. Pourquoi ? Parce qu'ils sont soumis à une pression locale qui les empêcherait d'exercer leur métier, c'est du moins ainsi qu'ils le perçoivent.

En tout état de cause, je ferai en sorte de favoriser les originaires via un certain nombre de commissions de type centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) - même si je n'ai pas employé cette référence trop interministérielle. Quoi qu'il en soit, nous examinerons bien tous les dossiers et nous ferons un effort de souplesse pour les Martiniquais, les Guadeloupéens et les Guyanais. On peut aussi envisager de favoriser leur intégration en école, mais c'est une mesure qui ne sera efficace qu'à plus long terme.

Il faut aussi mettre l'accent sur l'aspect qualitatif. En tant que CGOM, je souhaite aussi que les originaires prennent des responsabilités. Je suis à la recherche de profils pour commander des unités : cela a valeur d'exemple. Pourquoi les originaires ne seraient-ils que chefs ou adjudants ? Pourquoi ne seraient-ils pas adjudants-chefs majors et ne commanderaient-ils pas des brigades ? Le but est d'infléchir progressivement la courbe pour trouver un bon équilibre. Sur ce point du qualitatif, j'avoue que nous ne sommes pas mauvais du tout en ce qui concerne la Polynésie !

Mme Lana Tetuanui. - Oui, je le reconnais.

Général Lionel Lavergne. - La Polynésie comptera cet été un nouveau commandant de compagnie. L'une des deux compagnies de gendarmerie sera en effet commandée par un Polynésien. Je m'en réjouis, car cet aspect qualitatif est essentiel. De même, en Nouvelle-Calédonie, le commandant de brigade de Boulouparis est un originaire. La cérémonie de sa prise de commandement a été très belle, à la fois républicaine et coutumière - la gendarmerie s'adaptant en effet aux coutumes locales.

En Polynésie, tous statuts confondus - officiers, sous-officiers, gendarmes adjoints -, on recense 52 % d'originaires, le taux devant être compris entre 25 % et 30 % pour les sous-officiers. On peut toujours faire mieux, mais faut-il faire plus ? En Nouvelle-Calédonie, la part d'originaires dans les effectifs est comprise entre 20 % et 25 %. Mais plus ils restent sur le territoire, plus ils veulent aller à Nouméa. Personne ne se bat pour aller dans la brousse ! Le territoire compte 300 000 habitants, dont les deux tiers vivent à Nouméa et dans sa banlieue. La brousse a pourtant son importance, mais les Calédoniens ne veulent pas y travailler.

Mme Lana Tetuanui. - Ce n'est pas le cas en Polynésie.

Général Lionel Lavergne. - Certes, mais les Polynésiens ne veulent pas aller à Bora-Bora, car ils disent qu'ils n'y sont pas bien accueillis s'ils ne sont pas de là-bas !

Nous essayons donc de faire mieux, mais il est impossible de viser un « tout originaires ». Il faut trouver un juste milieu. Les temps de présence varient selon que l'on est originaire ou non. Pour les originaires, le premier temps de présence est de six ans, puis une prolongation de trois ans peut être accordée, suivie d'une prolongation exceptionnelle, jusqu'à onze ans. Pour les non-originaires, le premier temps de présence est de trois ans, puis des prolongations d'un an successives peuvent être accordées, jusqu'à sept ans. Par ailleurs, un originaire qui se trouve à moins de cinq ans de la limite d'âge reste sur le territoire. En calculant bien, un originaire peut donc, s'il revient sur son territoire à moins de quatorze ans de sa limite d'âge, y terminer sa carrière. Les choses étaient cependant claires pour eux dès le départ : le contrat auquel ils se sont engagés n'était pas biaisé.

Mme Lana Tetuanui. - Des événements imprévus peuvent survenir.

Général Lionel Lavergne. - Certes, un père ou une soeur peut avoir un problème de santé. En tant que CGOM, j'essaie d'accorder mon attention à chaque cas, je fais du sur-mesure, mais on ne peut pas donner gain de cause à tout le monde. Un très bon gendarme a été sanctionné en Nouvelle-Calédonie, il ne pouvait pas rester dans son unité. Pour éviter de l'envoyer dans l'Hexagone et de le séparer de sa famille - sa femme est enceinte d'un troisième enfant -, je l'ai muté sur une île en Nouvelle-Calédonie. Sa femme reste certes à Nouméa, mais il peut rentrer régulièrement. Voilà ce que j'appelle le sur-mesure. La question des originaires est donc un vrai sujet, mais surtout pour les Antilles et la Guyane.

M. Saïd Omar Oili. - Comment préparez-vous vos responsables avant la prise de poste dans un territoire d'outre-mer ? Par ailleurs, en matière de coopération internationale, comment travaillez-vous avec les Comores sur l'immigration ?

Général Lionel Lavergne. - Un attaché de sécurité intérieure se trouve aux Comores, avec lequel nous sommes en liaison constante, et qui est lui-même en relation avec l'ensemble des services comoriens, notamment la gendarmerie. Nous échangeons régulièrement avec les gendarmes comoriens. Si nous pouvons toujours gagner en efficacité, il faut distinguer l'action visible, de terrain, de l'échange de renseignements en vue d'investigations judiciaires, qui s'effectue sur le temps long.

Avant une prise de poste dans un territoire d'outre-mer, un appel à volontaires est lancé. Les personnes sélectionnées sont donc volontaires pour servir outre-mer. Elles sont informées, avec leurs familles - ce déplacement étant pour elles une aventure à la fois personnelle, professionnelle et familiale. Des stages préparatoires sont ensuite organisés dans l'Hexagone avant affectation. Les seuls stages qui se font durant affectation sont destinés aux originaires. Une fois arrivés sur le territoire, les nouveaux arrivants reçoivent des clés de compréhension importantes sur le mode de fonctionnement des populations ultramarines.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Les policiers territoriaux de Saint-Barthélemy et Saint-Martin pourraient-ils bénéficier du statut d'officiers de police judiciaire adjoints dont disposent les policiers municipaux polynésiens ? Une collaboration accrue pourrait-elle alors se nouer avec les services de gendarmerie en poste dans ces territoires ?

La gendarmerie pourrait-elle travailler en lien avec le régiment du service militaire adapté (RSMA) pour inciter les jeunes ultramarins à s'engager ?

Général Lionel Lavergne. - Le point statutaire que vous soulevez est à étudier. Un travail est en cours avec les différents régiments du service militaire adapté pour mettre en place des classes dédiées aux métiers de la sécurité, servant d'antichambres, en quelque sorte, au recrutement en gendarmerie.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie de votre investissement dans les territoires. J'ai retenu trois grands axes de votre travail : privilégier le cas par cas pour apporter des réponses adaptées aux territoires ; mettre en oeuvre des projets innovants pour répondre à des problèmes ciblés ; et renforcer la coopération régionale. Or cela rejoint les deux études que la délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé de lancer : l'une portant sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les territoires ultramarins, l'autre, triennale, ayant trait à la coopération régionale, par bassins océaniques. Votre intervention souligne l'importance de ces travaux pour nos territoires ultramarins.

Nous restons à votre disposition. Vos contributions écrites seront les bienvenues.

La réunion est close à 12 h 15.