Jeudi 25 janvier 2024

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Audition de Mme Hélène Périvier, présidente du conseil de la famille du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA)

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous sommes aujourd'hui le 25 janvier, désormais journée nationale contre le sexisme. La journée s'annonce chargée, car de nombreuses associations ont décidé de célébrer cette lutte. Le rapport publié récemment par le Haut Conseil à l'égalité (HCE) sur l'état du sexisme en France montre que ce sujet n'est nullement un problème de génération, comme nous l'espérions. Nous pensions que les jeunes générations seraient moins touchées que les plus anciennes, ce n'est pas du tout le cas. Les jeunes ne sont pas moins sexistes que leurs aînés, bien au contraire. Il nous reste beaucoup à faire sur le sujet.

Les travaux du Sénat sur les familles monoparentales ont été salués ce matin sur France Inter. Nous pouvons jouer un rôle moteur, y compris en matière de féminisme.

Nous poursuivons ce matin nos travaux sur les familles monoparentales. Je suis accompagnée des deux rapporteures de notre mission « flash » : Colombe Brossel et Béatrice Gosselin.

Nous auditionnons ce matin le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA). Nous accueillons à ce titre Hélène Périvier, présidente du Conseil de la famille du HCFEA.

Nous avions déjà eu l'occasion d'auditionner des représentants du HCFEA l'année dernière, dans le cadre de nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer, menés en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer. Leur expertise nous avait éclairés sur les spécificités des structures familiales dans les outre-mer et avait, déjà à l'époque, mis l'accent sur le sujet des familles monoparentales.

En effet, si en France hexagonale, 25 % des familles avec enfants sont des familles monoparentales, cette proportion atteint 50 % aux Antilles et en Guyane. Il s'agit en outre d'une monoparentalité spécifique qui ne fait généralement pas suite à une séparation, mais commence dès la naissance - 60 % des naissances n'étant pas reconnues par le père, contre 10 % en France hexagonale.

Nous avons décidé de poursuivre cette année nos travaux autour des familles monoparentales, dans une approche plus globale.

Si les constats autour des problématiques rencontrées par les familles monoparentales sont désormais connus, nous nous intéressons aux solutions et préconisations pour mieux les soutenir et les accompagner.

Un axe central est celui de la lutte contre la pauvreté, la précarité et le mal-logement. En effet, 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

Les prestations versées aux familles monoparentales vous semblent-elles à la hauteur du coût de l'enfant et du surcoût lié à la monoparentalité - qui s'explique par l'absence d'économies d'échelles, notamment en matière de logement ? Des évolutions du régime des allocations vont semblent-elles nécessaires ? Le sujet de la déconjugalisation de l'allocation de soutien familial (ASF) a été évoqué à plusieurs reprises par de précédents intervenants : qu'en pensez-vous ?

Nous nous intéressons également au sujet des pensions alimentaires. Leur montant moyen n'est que de 170 euros par mois et elles ne sont pas toujours versées de manière régulière, en dépit de la mise en place de l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Avez-vous des recommandations dans ce domaine, notamment en matière de coût des pensions ? Trois quarts du coût de l'enfant reposent sur le parent gardien.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos préconisations pour mieux accompagner les familles monoparentales et pour faciliter leur accès à l'emploi, au logement, aux services publics et aux solutions de garde d'enfant.

Enfin, soutenez-vous la création d'un statut spécifique ? Sous quelle forme juridique et avec quels avantages associés, le cas échéant ?

Mme Hélène Périvier, présidente du Conseil de la famille du HCFEA. - Merci beaucoup de nous recevoir pour traiter ce sujet. Nous nous réjouissons qu'il soit une nouvelle fois inscrit à l'agenda des politiques publiques. Il y a effectivement beaucoup à faire en la matière.

Je précise que je suis présidente du Conseil de la famille du HCFEA, mais aussi économiste à l'OFCE. Je mobiliserai aujourd'hui ces deux casquettes pour répondre au mieux à vos questions. Ce sujet est largement investi par les sciences sociales, depuis longtemps. Il me semble assez important de faire appel à ces travaux pour mieux comprendre la situation socio-économique des mères isolées - nous y reviendrons, mais ce sont généralement les femmes qui ont la garde principale des enfants. Nous identifions des enjeux très importants en matière d'égalité des sexes, d'égalité sociale et d'égalité des enfants face à leurs conditions de vie. Ils sont au croisement de multiples questionnements que nous devons adopter, au sein d'une société comme la nôtre. La France ne peut se satisfaire de voir des familles subir des situations de grande précarité.

Votre première interrogation, concernant le coût de l'enfant, est très importante. Le mesurer n'est pas trivial. On peut se contenter d'observer les dépenses matérielles nécessaires pour élever un enfant. Pour autant, derrière le coût de ce dernier se cachent parfois le renoncement à une carrière, la prise d'un temps partiel - le plus souvent de la part de la mère - ou d'autres éléments qui l'augmentent bien souvent. Cette question doit être prise en compte dans son entièreté. Elle crée des situations de précarité pour certaines familles.

De ce point de vue, nous savons que lors de la séparation d'un couple, les deux nouveaux foyers perdent en niveau de vie, qu'il s'agisse du parent gardien ou du parent non-gardien, qui n'a donc pas sa garde principale. Ce dernier sera amené à verser une C3E (Contribution à l'éducation et à l'entretien des enfants), c'est-à-dire une pension alimentaire, au titre de ses devoirs de contribution à l'éducation de ses enfants. La perte de niveau de vie est temporaire et assez faible pour le parent non-gardien - généralement un homme -, et beaucoup plus importante pour le parent gardien. Un travail de l'Insee, réalisé par Bertrand Garbinti, Anne Solaz et Carole Bonnet, montre que les femmes perdent en moyenne 19 % de niveau de vie lors de la séparation. Ce pourcentage tient compte des transferts publics et privés. Cette perte substantielle affecte bien évidemment les mères et leurs enfants. Elle est en partie due au retrait partiel ou total d'une activité professionnelle des mères lorsqu'elles sont en couple, ce qui les place dans une plus grande précarité en cas de séparation. Je ne développe pas ce point, extrêmement bien documenté par les économistes. On parle aujourd'hui de child penalty, qui désigne la pénalité au sens économique liée à l'arrivée d'un enfant que subissent les mères. Elle est très importante et est constatée dans tous les pays. Les revenus économiques des hommes restent quant à eux stables après la naissance d'un enfant.

Je m'intéresserai ensuite à la notion de niveau de vie. Pour comparer les conditions de vie de ménages de tailles différentes, nous utilisons une métrique spécifique. En effet, il ne suffit pas de prendre en compte le revenu. Il est évident qu'une personne vivant seule avec 1 000 euros par mois n'a pas le même niveau de vie qu'une mère isolée vivant avec son enfant avec le même revenu. Mais comment comparer les niveaux de vie de ces deux ménages ? On utilise des échelles d'équivalence : on attribue une unité pour le premier adulte, 0,5 unité pour le deuxième adulte, et 0,3 unité pour chaque enfant de moins de 14 ans. Dans le cas que j'évoquais plus tôt, cette métrique implique qu'une mère isolée vivant avec un enfant de moins de 14 ans doit disposer d'un revenu de 1 300 euros pour afficher un niveau de vie équivalent à celui d'une personne seule vivant avec 1 000 euros par mois. Cette métrique, très importante, nous permet de mesurer les inégalités et des taux de pauvreté notamment. Elle est ancrée dans les diagnostics que nous pouvons porter sur nos sociétés, mais aussi sur les politiques publiques que nous proposons pour répondre à ces défis. Or cette échelle surestime le niveau de vie des mères isolées et sous-estime leur précarité. On considère que les économies d'échelles sont surestimées pour une mère vivant avec son enfant, notamment s'agissant du logement. Si un couple sans enfant a besoin d'une chambre, une mère et son enfant auraient a priori besoin de deux chambres. Ainsi, les économies d'échelle ne peuvent être considérées comme étant de même ampleur.

Je n'entrerai pas dans les détails à ce sujet. Je vous invite à consulter divers travaux, l'un que j'ai mené avec Henri Martin en 2018, et un second, publié par la Drees en 2023 (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques) en 2023. Il illustre les écueils de cet outil, qu'il convient de repenser.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous avons auditionné la Drees, qui a effectivement abordé l'enjeu des échelles d'équivalence, au cours d'une audition des rapporteures.

Mme Hélène Périvier. - Très bien.

Le taux de pauvreté des parents isolés est bien plus important que celui des autres configurations familiales, puisqu'il avoisine 35 %. Il est sous-estimé. Nous identifions ici un enjeu extrêmement important en matière de politiques publiques.

Il existe deux façons de soutenir le niveau de vie des foyers monoparentaux, par des transferts privés ou publics. D'abord, les contributions privées correspondent à la C3E, communément appelée pension alimentaire, versée par le parent non-gardien au parent gardien. Du fait des difficultés spécifiques que rencontrent ces familles, un certain nombre de politiques publiques soutiennent ensuite leur niveau de vie par divers dispositifs.

Avant d'aborder la question des pensions alimentaires, j'aimerais mettre l'accent sur les politiques publiques. Le système sociofiscal, bien qu'il soit insuffisant, inclut un certain nombre de dispositifs tenant compte de la situation spécifique de la monoparentalité - d'ailleurs pas si spécifique puisqu'elle concerne près d'un quart des familles avec enfants. Néanmoins, il a été pensé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en se basant sur des familles constituées d'un couple marié avec enfants qui ne divorcerait pas. Les configurations familiales sont aujourd'hui bien différentes et variées. Le Conseil de la famille en a dressé un panorama dans un rapport publié en 2021. Les personnes ne se marient pas nécessairement. Lorsqu'elles le font, elles peuvent se séparer. Des enfants peuvent naître hors mariage ou dans le mariage. On observe également des recompositions familiales. Le parcours de vie est assez complexe. Même si le système sociofiscal s'est en partie adapté, il reste encore confronté au défi visant à répondre à la multiplicité des besoins, qui ne sont, par ailleurs, pas stables. En effet, on ne reste pas nécessairement une mère isolée toute sa vie, bien que la remise en couple soit bien plus difficile pour les femmes que pour les hommes n'ayant pas la charge principale de leur enfant. Par ailleurs les enfants grandissent et finissent par quitter le foyer familial. Nous identifions ainsi un défi consistant à nous rapprocher au mieux de la réalité et du niveau de vie des individus tout en adoptant des politiques publiques compréhensibles et manipulables. Il est loin d'être facile à relever.

Aujourd'hui, la situation spécifique des familles monoparentales est prise en compte par des dispositions fiscales, telles que la demi-part accordée pour isolement, par des prestations dédiées telles que l'allocation de soutien familial (ASF), par des majorations de plafonds d'éligibilité ou de montants de certains dispositifs. C'est le cas de la prime de naissance, de l'allocation de base de la Paje (Prestation d'accueil du jeune enfant), du Complément de libre choix du mode de garde (CMG), du RSA ou de la prime d'activité. La durée de l'allocation de congé parental PreParE est également majorée.

Malgré ces transferts publics, qui soutiennent largement la situation socioéconomique des familles monoparentales, la baisse de niveau de vie est réelle. Comment les soutenir davantage ? Je me concentrerai dans un premier temps sur l'ASF avant de revenir sur son articulation avec la pension alimentaire. Ce sujet ne constitue qu'une petite partie des actions à mener pour soutenir les familles monoparentales.

Sachez que de nombreux rapports en sociologie et en droit portent sur le traitement judiciaire des séparations conjugales. Je pense notamment aux travaux d'Émilie Biland-Curinier, Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz, qui ont récemment publié un ouvrage collectif reprenant des données de jugements. Cette source est très importante, car nous ne disposons pas nécessairement de toutes les ressources statistiques nous permettant de tirer une vision précise des différentes situations de séparations, s'agissant tant du recours aux prestations que du montant de C3E. Je ne développerai pas ce sujet complexe. Je vous invite à étudier ces travaux dont je vous communiquerai les références exactes ; ils vous seront utiles.

Derrière l'ASF se cachent trois dispositifs. Ils pourraient être distingués, car ils revêtent des objectifs différents. Cette prestation peut être dite non recouvrable, lorsque l'enfant est orphelin, lorsqu'il n'a pas été reconnu par ses parents ou seulement par un seul parent, ou lorsque l'un des parents est jugé hors d'état pour prendre en charge une partie de son entretien. Dans ce cas, l'ASF est versée et ne sera pas remboursée par un parent. Elle soutient le parent restant, lorsqu'il existe, pour qu'il puisse assumer l'éducation de son enfant dans de bonnes conditions. L'allocation peut ensuite être dite complémentaire, complétant des pensions alimentaires fixées par le juge, mais estimées insuffisantes. Parfois, les ressources du parent non-gardien ne sont pas suffisantes pour lui demander de verser une pension alimentaire à la hauteur des besoins de l'enfant. Si le juge fixe la pension à 100 euros par mois et par enfant, l'ASF sera versée pour un montant de 87 euros, car elle a été substantiellement augmentée en octobre 2022 pour atteindre 187 euros. Elle fixe une pension minimale par enfant et par mois. Je tiens à souligner que le taux de non-recours, sur lequel nous ne disposons pas d'une vision précise, est inquiétant. Je vous suggère de consulter le rapport de Muriel Pucci et Bertrand Fragonard, très riche et complet, pour en savoir plus à ce sujet. Pourtant, il est impossible d'élever un enfant dans de bonnes conditions avec 50 ou 100 euros par mois. Il semble donc primordial de s'assurer que les familles éligibles recourent à l'ASF complémentaire. Enfin, il existe une ASF recouvrable, lorsque le parent non-gardien ne verse pas la pension fixée par le juge, en attendant que celle-ci soit recouvrée par les services de la CAF. La solidarité nationale se substitue alors au parent non-gardien, qui devrait, selon toute logique, payer ce qu'il doit au titre de l'éducation de son enfant.

Le montant de pension alimentaire fixé ne fait pas l'objet de données très précises. Les remontées d'information ne sont pas vraiment homogènes. Il semblerait que le montant moyen de la C3E avoisine 170 euros. Il est sujet à de fortes variations. La C3E peut être plus élevée que ce que fixe le barème si le parent non-gardien dispose de moyens plus importants, mais l'inverse est également vrai. La prise en compte des ressources du parent non-gardien dans le calcul de la pension alimentaire est importante, mais le parent gardien doit assumer cette charge, peu importe son niveau de revenus. Il lui revient aussi de mener toutes les démarches administratives pour percevoir les prestations auxquelles il a droit. C'est sur les femmes, essentiellement, que pèse ce travail, ce qui peut expliquer certains phénomènes de non-recours. Certaines femmes doivent aussi engager des démarches difficiles auprès de leur ex-conjoint lorsqu'il ne verse pas la pension. Tous ces éléments doivent être pris en compte. De nombreux travaux en sociologie et en droit pourraient vous intéresser pour documenter ces questions. Mes collègues juristes et sociologues, citées précédemment, ont mené un travail complet sur le sujet. Elles soulignent le caractère potentiellement inégalitaire entre les femmes et les hommes du mode de fixation de ces pensions.

J'aborderai rapidement les questions techniques que posent le recouvrement de la pension alimentaire et le traitement, dans le système sociofiscal, de l'ASF et de la C3E. Plusieurs travaux ont pointé des dysfonctionnements. Ils sont issus d'un rapport de 2022 du Conseil de la famille. J'en ai mené un autre avec Muriel Pucci à l'OFCE. Celle-ci a également produit des documents très complets avec Bertrand Fragonard, abordant les plafonds, les montants et l'articulation des différents dispositifs entre eux.

L'allocation de soutien familial n'est pas traitée de la même façon que la pension alimentaire dans les bases ressources des prestations sociales. La pension alimentaire est comptabilisée dans les bases ressources du RSA et de la prime d'activité des deux foyers. Ainsi, l'éventuelle pension alimentaire du parent non-gardien touchant la prime d'activité apparaît toujours dans ses ressources pour le calcul de cette prestation. De la même façon, la mère gardienne percevant cette pension doit la déclarer dans ses bases ressources. Ainsi, ce revenu est compté deux fois. Dans le système fiscal, le parent non-gardien déduit de son revenu imposable la pension alimentaire versée à son ex-conjointe. Cette dernière la déclare dans ses revenus, mais elle bénéficiera d'une demi-part supplémentaire pour isolement. Le système fiscal n'est probablement pas parfait, mais la prestation n'est pas comptée deux fois dans ce cas. Vous pouvez ici constater un double standard entre le traitement de cette question pour les ménages les plus précaires, éligibles aux prestations sociales, et ceux qui sont plus aisés, concernés plutôt par le système d'impôt sur le revenu.

Pour le parent gardien, il peut ensuite exister des cas de baisse de ressources disponibles lorsqu'il recouvre sa pension. En effet, pour un euro de pension reçue, la mère perd parfois plus d'un euro de prestations sociales, qu'il s'agisse de l'allocation familiale, de la prime d'activité lorsqu'elle y est éligible, ou autre. Le taux marginal effectif d'imposition est très élevé dans certains cas. Ce dysfonctionnement est à souligner. La logique voudrait que suite au recouvrement, le niveau de vie soit maintenu ou augmente, lorsque la pension est supérieure à l'ASF. Ce n'est pas systématique. Ce problème mérite d'être creusé. À juste titre, on cherche à recouvrer les pensions non versées, mais il est problématique que celles-ci mènent parfois à une diminution des revenus disponibles du parent gardien. Ainsi, cette dynamique visant un meilleur recouvrement des pensions doit impérativement s'accompagner d'un toilettage ou d'une refonte du système sociofiscal, de sorte à corriger ces éléments et, si possible, à les améliorer.

Muriel Pucci a mené des travaux très importants en réalisant une maquette du système sociofiscal, maquette Sofi, permettant d'établir des cas types précis, de façon à identifier les situations dans lesquelles apparaissent des dysfonctionnements. Mais, un exercice de micro-simulation de plusieurs types de réformes doit être réalisé pour évaluer les effets globaux des différentes possibilités, tant sur le plan redistributif qu'en matière de coût pour les finances publiques. J'attire votre attention sur le fait que le système sociofiscal est très complexe. Les imbrications dans les bases ressources sont multiples. Il est important de veiller à ne pas le déstabiliser. Certaines pistes doivent être creusées. Il nous faut certainement réaliser plusieurs études d'impacts pour identifier la réforme la plus structurante. A minima, des ajustements peuvent être opérés. Ils ont été proposés par le Conseil de la famille ou par Muriel Pucci et moi-même. On pourrait par exemple envisager un abattement dans les bases ressources du montant de l'ASF afin d'éviter les effets complexes que j'évoquais.

La meilleure solution consisterait à remettre à plat les prestations sociales et familiales et le système fiscal de sorte à identifier toutes les incohérences. Ce travail serait important, mais je pense que nous ne pouvons pas nous en passer si nous voulons atteindre un système prenant en compte la multiplicité des situations et leur complexité, et soutenir au mieux les familles, notamment les plus précaires. C'est urgent.

Pour compléter mon propos, j'aimerais mentionner un rapport très intéressant réalisé par mes collègues de l'OFCE au sujet de l'accès aux logements sociaux, à la demande de la Défenseure des droits. Si les familles monoparentales sont prioritaires dans l'accès au logement social, comme elles sont très nombreuses parmi les ménages précaires, cet avantage est finalement assez faible. La question des conditions de vie et de la situation socioéconomique des familles monoparentales s'inscrit dans de multiples chantiers et l'accès au logement en est un.

Je terminerai par quelques mots sur le marché du travail. L'OFCE a réalisé en 2020 un rapport sur la situation socioéconomique des parents isolés. Nous y démontrions que les mères isolées, en particulier, souffraient d'une vulnérabilité plus importante vis-à-vis du chômage. Dans les départements dans lesquels le chômage est très élevé, la participation des mères isolées au marché du travail est plutôt plus faible, toutes choses égales par ailleurs, que celle des mères en couple. Lorsque le marché du travail est extrêmement dégradé, ces mères isolées sont en situation de chômage découragé : elles ne cherchent plus de travail, parce que les emplois proposés ne sont pas compatibles avec leur situation, en matière d'horaires, de temps de trajet, d'organisation de la vie... Ce sujet doit être approfondi. Derrière la situation socioéconomique des mères isolées se cache la question de l'accès à l'emploi, beaucoup plus difficile pour elles que pour d'autres parents.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. Je laisse la parole à nos deux rapporteures.

Mme Colombe Brossel, co-rapporteure. - Vous avez répondu à bon nombre de nos questions, notamment s'agissant du système sociofiscal et des curseurs, dont l'impact peut être lourd. Il me reste deux interrogations.

Nous allons lire les études de Muriel Pucci et Bertrand Fragonard. Pour autant, pouvez-vous développer un peu les cas types de familles monoparentales les plus affectées par un système qui manque de clarté et d'égalité ?

Par ailleurs, vous avez pointé la difficulté pour les parents gardiens d'entrer dans des procédures s'agissant du paiement des pensions alimentaires. Le taux de non-recours est important. Nous interrogerons la Cnaf à ce sujet. Pour autant, un système de recouvrement automatisé, passant par l'administration fiscale plutôt que par les CAF, pourrait-il présenter un impact positif selon le HCFEA et l'OFCE, au-delà de l'exemple québécois ?

Mme Hélène Périvier. - J'ai sous les yeux un graphique montrant l'effet de la prise en compte de la pension alimentaire dans le calcul des transferts sociaux. Est présenté le cas d'un parent gardien qui aurait deux enfants âgés de 6 et 8 ans, percevant 190 euros par enfant et par mois. Le total des prestations perçues en fonction des revenus de cette personne varie largement. Au-delà de deux Smic à un temps plein, la personne perçoit des prestations sociales mais devient imposable au fur et à mesure que son revenu augmente. Dans la partie inférieure de la distribution des revenus, nous constatons un taux marginal effectif d'imposition élevé. Pour un euro perçu, quelle est la somme déduite ? Les niveaux sont à peu près équivalents pour une personne ne touchant pas de ressources. Pour une personne gagnant la moitié d'un Smic, le taux marginal d'imposition s'établit à 119 %. Ainsi, pour un euro de pension recouvrée, elle perd 19 centimes de prestations. Si elle touche le Smic, ce taux s'élève à 130 %. Les situations sont multiples. Il est donc compliqué de donner un cas type représentatif. Il nous faut les étudier en détail pour identifier des cas saillants. Le recouvrement de la contribution due par le parent non-gardien peut donc conduire à réduire les revenus du parent gardien en raison de la baisse de certaines prestations comme la Prime d'activité, l'aide au logement notamment.

La méthode des cas types permet d'identifier clairement ce qu'il se passe dans une situation précise, mais ne vous donne pas la représentativité du cas en question. Pour cette raison, les modèles de microsimulation sont un outil indispensable pour évaluer des réformes précises, parce qu'ils permettent une analyse plus fine des effets distributifs que nous n'anticipons pas avec la méthode des cas types, et de déterminer la masse de personnes concernées et le coût de la réforme. Ainsi, nous avons besoin de ces deux outils pour manipuler notre système sociofiscal et sa complexité.

Vous devez interroger des personnes plus spécialisées que moi s'agissant de votre seconde question relative au non-recours, au regard de ses dimensions relatives au droit et à la sociologie des familles monoparentales dans leur capacité à accéder à des services différents. Évidemment, l'automaticité favorisera le recours aux prestations publiques et soutiendra les familles monoparentales. Les démarches à engager constituent un frein pour beaucoup. Les travaux menés en sociologie sur cette question laissent entendre qu'il est compliqué de lancer des démarches lors d'une séparation. Les sujets d'argent sont également très sensibles dans ces périodes. Ils revêtent une dimension très affective des deux côtés. Les travaux de Sibylle Gollac et Céline Bessière sont très éclairants de ce point de vue. Les personnes concernées ont plus envie de tourner la page que d'entamer des démarches difficiles. Ce sont souvent les femmes qui doivent les engager, en sus de la garde principale des enfants. Celle-ci leur demande un investissement en temps plus important. Garantir le recours aux prestations publiques et le paiement des pensions dues par le parent non gardien est incontournable en ce sens.

Mme Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - De manière à garantir le paiement des pensions dues, un prélèvement à la source permettrait-il de simplifier les démarches pour le parent gardien ? Pourrait-il limiter les risques de conflits ?

Par ailleurs, la mise en place d'un statut de parent isolé vous semblerait-elle utile ?

Mme Hélène Périvier. - Ce n'est pas mon domaine de compétence. Nous avons identifié, dans les différents travaux existants, des problèmes de prise en compte de la C3E dans les bases ressources qui ont des incidences sur le soutien apporté à ces familles par les collectivités locales. Je pense notamment à la tarification sociale de la cantine, du périscolaire ou autres. Il est primordial de prendre ces éléments en compte car ils sont importants dans le quotidien de ces parents. Le statut permettrait peut-être un accès direct à certaines aides locales. Il est possible qu'il se pose ici des questions juridiques que je ne perçois pas, mais ce point doit être pris en considération dans le quotidien des mères isolées. Nous manquons d'une vision claire et ne disposons pas de statistiques homogènes ou de remontées d'information nous permettant d'analyser les disparités territoriales de ces modes de tarifications.

Ensuite, le système québécois est très souvent mis en avant. Plutôt que de demander au parent non-gardien de payer une pension, on prélève directement ce qu'il doit à la source. Un tel dispositif réduit les coûts administratifs liés au recouvrement des pensions. Ce n'est pas négligeable. Je pense que le directeur de la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), que vous auditionnerez tout à l'heure, pourra vous faire part de son engagement pour recouvrer ces pensions. Ces ressources épargnées pourraient par exemple être employées pour encourager le recours à l'ASF complémentaire. Je sais par ailleurs que les CAF ont pour mission d'aller chercher ceux qui ne réclament pas leurs droits alors même qu'ils y sont éligibles.

Mme Laurence Rossignol. - Dans le traitement de la C3E, j'avais bien conscience des questions fiscales, mais pas de celles des bases ressources. Je comprends que l'ASF n'est pas prise en compte dans la base ressource, alors que la pension alimentaire l'est.

Mme Hélène Périvier. - La situation est plus compliquée que cela, l'ASF et la pension ne sont pas prises en compte dans les bases ressources dans les mêmes proportions. L'ASF n'est pas imposable et elle est exclue des bases ressources servant au calcul des prestations familiales et des aides au logement, mais elle est prise en compte à hauteur de 80 % dans le calcul du RSA et de la prime d'activité. La C3E est, quant à elle, imposable et intégrée dans les bases ressources des aides au logement et des prestations familiales sous condition de ressources.

Le système fiscal ne compte pas qu'une fois la C3E comme une ressource, contrairement aux aides sociales. La C3E est comptabilisée dans les bases ressources d'un parent non-gardien et dans celle du parent gardien pour le calcul de leurs droits à prestations sociales.

Mme Laurence Rossignol. - Une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale prévoit de ne plus intégrer la C3E dans le revenu fiscal des parents gardiens. Qu'en pensez-vous ? Par ailleurs, quel est votre point de vue sur la déconjugalisation de l'ASF ?

Mme Hélène Périvier. - Le Conseil de la famille proposait, entre autres, de sortir la pension alimentaire du système fiscal. Si le parent gardien ne l'intègre plus dans son revenu, le parent non-gardien ne la déduira plus. Dans ce cas, un partage des parts doit être effectué. Le Conseil estime aussi nécessaire de revenir sur un partage des prestations sociales et familiales. Dans un monde idéal où il serait possible de procéder à une réelle étude de la contribution en temps, et plus globalement en ressources, de chaque parent à l'éducation des enfants, cette proposition serait intéressante. Mais des travaux en sciences sociales montrent que même en cas de garde alternée ou partagée, le temps et l'investissement en temps ne sont pas nécessairement partagés de manière égale entre les parents. Nous observons une dissonance entre ce que peut offrir le système sociofiscal en termes de partage des transferts publics pour les parents séparés et le partage effectif des tâches et des coûts. Nous le savons, la répartition des tâches est déjà inégalitaire dans les couples, ce sont les femmes qui en réalisent la plus grande part. Il est très probable qu'elle le reste après une séparation. Tendre vers un partage de la charge fiscale, des prestations sociales associées aux enfants et des tâches serait cohérent dans un monde égalitaire. Le Conseil de la famille proposait également un plan B, qui visait à déduire une partie de la C3E à hauteur de l'ASF dans les bases ressources et dans la déclaration du revenu imposable de la mère, voire en prévoyant un abattement plus important.

Il me semble important de retenir que l'urgence concerne les familles monoparentales précaires. Tous les parents séparés ne le sont pas, mais il est urgent de réfléchir aux dispositifs à mettre en place pour accompagner ces parents précaires.

La déconjugalisation de l'ASF me paraît également essentielle. Lorsque la mère isolée se remet en couple, elle perd ses droits à l'ASF. En revanche, évidemment, si le parent non-gardien paie une C3E, il continue à la verser. On considère donc que le nouveau conjoint participe en partie à l'éducation des enfants en cas d'ASF. Une déconjugalisation totale coûterait très cher, on pourrait a minima maintenir l'aide pendant un an à compter de la remise en couple, de manière à éviter une perte immédiate de revenus, ce que propose également le Conseil de la famille dans son rapport de 2022.

On touche ici du doigt un sujet très sensible. Comment les solidarités publiques peuvent-elles se conjuguer aux solidarités privées, aujourd'hui multiformes et complexes ? Lorsque l'on se met en couple, on peut retrouver un logement, et ainsi réaliser des économies d'échelle. Pour autant, il n'y a pas de raison d'imposer au nouveau conjoint de prendre en charge le coût des enfants d'une précédente union. Lui-même peut parfois être parent. Cette question s'inscrit donc dans un contexte plus large. Quelle est la place des solidarités privées dans ces dynamiques de composition familiale ? Comment prendre en compte ces nouvelles formes de solidarité privées tout en conservant des solidarités publiques permettant aux enfants d'être élevés dans de bonnes conditions ? Je ne dispose pas de réponse précise à cette question complexe. Simplement, conservons au moins le droit à l'ASF pendant une certaine durée après la remise en couple, de manière à éviter une perte de ressources.

Mme Laurence Rossignol. - Lorsque nous sommes saisis en dernier recours par des citoyens, nous voyons généralement passer des dossiers de demandes de restitution d'une ASF perçue après une remise en couple. Les sommes sont parfois très élevées, pouvant atteindre 5 000 euros. C'est beaucoup d'argent pour une mère isolée. La mise en place d'un délai ne réduirait que d'un an la demande de restitution de la somme indue. Je suis un peu perplexe. J'ai tendance à penser que la déconjugalisation de l'ASF repose sur le postulat selon lequel le nouveau conjoint va contribuer à l'éducation des enfants. Dans ce cas-là - permettez-moi un raisonnement par l'absurde - pourquoi ne pas suspendre la C3E par la même occasion ? Ce n'est pas ainsi que nous devons agir.

Par ailleurs, vous avez raison lorsque vous indiquez que la question des familles monoparentales doit d'abord être abordée sous l'angle des plus précaires. Simplement, on parle beaucoup plus de leurs situations, aujourd'hui, parce que des militantes se sont organisées pour faire entendre leurs voix, parce qu'elles s'imposent dans le débat public. Or ces porte-paroles ne sont pas les plus précaires. Elles travaillent ensemble mais les éléments moteurs sont souvent des femmes un peu au-dessus de la précarité. Nous devons prendre en compte ces réseaux militants et les propositions qui leur sont apportées. On ne peut pas traiter la question de la monoparentalité sous l'angle unique de la grande précarité.

Enfin, j'ai l'absolue conviction que dans les milieux plus favorisés, les femmes qui travaillent ne demandent même pas la pension alimentaire, estimant que si leur ex-conjoint s'occupe des enfants, elles ne vont pas entrer en conflit sur ce terrain. C'est d'autant plus vrai pour les couples qui n'étaient pas mariés et qui n'ont pas besoin de passer devant le juge. Nous devrons aussi penser à ces femmes qui gagnent correctement leur vie, mais qui doivent porter cette lourde réalité, à défaut d'être en mesure de la traiter.

Mme Hélène Périvier. - La question principale concerne selon moi la répartition des charges et des ressources lors de la séparation. Elle touche toutes les catégories sociales. Une femme issue d'une catégorie sociale aisée doit elle aussi pouvoir faire valoir ces droits. Son ex-conjoint doit participer à l'entretien et à l'éducation des enfants. Simplement, nous parlons ici de prestations sociales, qui visent majoritairement à soutenir les ménages les plus précaires, raison pour laquelle j'insistais sur ce point. Quelques dispositions ont tout de même été prises récemment s'agissant d'ex-conjoints solidaires de dettes fiscales, par exemple. Ces questions importent également. L'urgence est aussi de soutenir ces ménages et ces enfants.

Nous ne pouvons pas éluder la question du coût pour les finances publiques de la déconjugalisation de l'ASF. Conserver le versement durant un certain délai suivant la remise en couple n'empêchera pas la survenance des situations que vous évoquez, mais cela constituerait un premier pas. Le recouvrement de l'ASF complémentaire doit par ailleurs être renforcé. Pourquoi ces familles ne demandent-elles pas ce complément de pension alimentaire ? Enfin, n'oublions pas l'incohérence du système sociofiscal, qui fait perdre à certains des droits en allocation logement, en RSA ou en prime d'activité. Certains éléments représenteront un coût pour les finances publiques, puisque nous devrons payer - et c'est bien normal - ces prestations au niveau adéquat. Dans ce cadre, nous devons voir où nous souhaitons placer nos ressources. Des arbitrages sont à faire.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Le niveau de la pension alimentaire n'évolue pas automatiquement dans le cas d'une remise en couple. Dans ce cadre, je comprends qu'il ne serait pas illogique que l'ASF complémentaire, qui vise à compléter la C3E, reste également au même niveau. Comment cette allocation est-elle calculée ? Les conditions de ressource et de vie de la personne qui la perçoit sont-elles prises en compte ? Pourrait-on la calculer au plus juste en cas de partage de loyer avec un nouveau conjoint, sachant qu'une solidarité nationale vient ici pallier la défaillance d'un des parents ?

Peut-on prendre en compte les coûts réels que le parent gardien assume, y compris celui du logement, dans le calcul de l'ASF ? Si le parent non-gardien ne verse que 100 euros de pension, nous savons que ce montant est insuffisant, d'autant plus si son ex-conjointe doit payer un loyer conséquent.

Mme Hélène Périvier. - L'ASF n'est pas calculée en fonction des ressources. Elle s'établit à 187,24 euros. Si le parent non-gardien verse 100 euros, le parent gardien perçoit 87,24 euros complémentaires.

Mme Laurence Rossignol. - L'ASF n'est pas soumise à des conditions de ressource.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vois. Si tel était le cas, on pourrait envisager un nouveau calcul du montant, au regard de l'évolution des conditions de vie du parent gardien.

Mme Hélène Périvier. - Le principe ne vise pas à tenir compte de la situation spécifique du parent gardien. Il s'agit d'un minimum fixé, car il est considéré qu'un enfant ne peut pas vivre avec moins de 187,24 euros par mois. L'enjeu du non-recours est donc important puisque certaines familles disposent de pensions inférieures à ce niveau sans pour autant demander de complément.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Vous avez évoqué des études sur le calcul des pensions alimentaires. Pouvez-vous nous donner les références ?

Mme Hélène Périvier. - Je pense notamment à un ouvrage collectif d'Émilie Biland-Curinier, Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz déjà mentionné. Elles ont utilisé dix ans de jugements de juges aux affaires familiales pour établir des statistiques et une analyse sociologique, de manière à mieux comprendre la façon dont les juges fixent les pensions. Ces travaux sont extrêmement riches. Je comprends de leurs travaux que la capacité du parent non gardien à payer la pension alimentaire est davantage prise en compte que les ressources du parent gardien, certainement du fait de l'existence de l'ASF.

Ces travaux pourraient vous donner une vision plus claire des enjeux sur le plan des inégalités entre femmes et hommes dans la fixation des pensions. Ces sociologues ont également mené un travail sur les différences territoriales. Je pourrais vous communiquer les références de leur ouvrage.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous recevons le garde des Sceaux la semaine prochaine. Nous pourrons lui poser une question utile à ce sujet.

Merci beaucoup.

Mme Hélène Périvier. - Merci à vous. J'espère vous avoir aidés dans vos travaux. Je vous enverrai des documents complémentaires1(*).

Audition de M. Nicolas Grivel, directeur de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf)

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous poursuivons nos travaux sur les familles monoparentales, avec l'audition de M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Il est accompagné de Mme Barbora Brlayova, conseillère en politiques sociale et familiale à la Cnaf.

La Cnaf est chargée de la définition de la stratégie de la branche famille à l'échelle nationale. Elle pilote et anime le réseau des 101 caisses d'allocations familiales (CAF) de France, réparties sur l'ensemble du territoire, qui assurent le versement de prestations sociales et familiales dont bénéficient 33 millions de personnes, soit près de la moitié de la population.

Monsieur le directeur général, vous nous donnerez des éléments sur les caractéristiques des familles monoparentales parmi le public des CAF, en particulier le montant moyen des prestations qu'elles reçoivent, les aides auxquelles elles sont éligibles et les difficultés qu'elles rencontrent en tant qu'allocataires.

Les prestations sont essentielles pour bon nombre de ces familles, au niveau de vie nettement inférieur à celui des autres, puisque 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

Des évolutions de ces prestations sont-elles envisagées ? En particulier, quelle appréciation portez-vous sur une éventuelle déconjugalisation de l'allocation de soutien familial (ASF) ? Quelles seraient ses conséquences sur les familles monoparentales et sur les finances publiques ?

Avez-vous des données sur l'ampleur du non-recours aux droits par les familles monoparentales ?

Par ailleurs, des articles de presse, notamment une enquête du journal Le Monde publiée en décembre 2023, ont mis en lumière une surreprésentation des familles monoparentales dans les contrôles effectués par les CAF, à même niveau de revenu, et ont par conséquent dénoncé le caractère discriminatoire de l'algorithme utilisé. Comment justifiez-vous cette surreprésentation des familles monoparentales au sein des contrôles ?

Nous nous intéressons également au sujet des pensions alimentaires. Quel bilan dressez-vous de la mise en place de l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa) et de l'action des CAF en la matière ? Les CAF rencontrent-elles des problématiques spécifiques selon les départements ? Un prélèvement à la source de la pension alimentaire ne serait-il pas plus efficace, sur le modèle québécois ?

Enfin, vous pourrez nous faire part des initiatives mises en place par les CAF, au niveau national ou local, pour mieux accompagner les familles monoparentales et de vos éventuelles préconisations en la matière.

Certains de nos interlocuteurs ont évoqué la création d'une carte « familles monoparentales » sur le modèle de la carte « familles nombreuses » : cette mise en place vous semble-t-elle opportune ?

Vous avez également reçu, en amont de cette audition, un questionnaire, pour lequel nous attendons des réponses écrites au plus tard le 1er février.

M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). - Vous avez pu entendre les auteurs d'un ouvrage de référence sur les familles monoparentales, ouvrage dont la Cnaf a diligenté l'élaboration. Beaucoup d'informations précieuses y sont contenues, c'est le résultat d'un travail de long terme. Les familles monoparentales deviennent désormais un objet social et un objet de politique publique, d'où cette approche scientifique objectivée.

Nous avons développé des outils pour aider ces familles, et en particulier les femmes, qui représentent 80 % des familles monoparentales. Il y a 2 168 367 familles monoparentales sur nos 13 863 305 allocataires et ce chiffre augmente. Par rapport aux années 2000, le nombre de couples est stable, mais les familles monoparentales augmentent de 2 % par an parmi nos allocataires.

Nous disposons d'outils spécifiques en faveur des familles monoparentales. Nous avons des dispositifs de majoration des montants de prestation, pour le RSA - 615 000 bénéficiaires - et la prime d'activité - 880 000 bénéficiaires -, et des règles de prise en charge plus favorables pour le calcul des allocations familiales. Nous avons des aides financières individuelles, à la main des CAF et des travailleurs sociaux, par exemple dans le parcours de séparation. Nous avons aussi l'allocation de soutien familial (ASF) - 856 000 bénéficiaires - pour les situations de séparation et d'isolement. Elle a doublé en 2022 pour atteindre 184 euros, ce qui correspond au montant moyen d'une pension alimentaire pour un enfant. L'ASF permet de pallier le manque de pension alimentaire ou de s'y substituer de façon momentanée dans l'attente de son versement, dans sa dimension recouvrable. Cette prestation est significative et utile.

Le débat sur la déconjugalisation de l'ASF s'inscrit dans le mouvement de la déconjugalisation de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), dans un contexte de débat autour du caractère familial du versement des prestations familiales. Cela pose la question de la solidarité familiale. Quand il y a isolement, il y a bien une famille, mais pas de solidarité familiale : la solidarité nationale intervient donc. Le concept de famille monoparentale s'est imposé, mais les situations sont très hétérogènes : certaines familles ne sont pas exposées à la pauvreté, le père peut rester très présent. Dans d'autres cas, le père disparaît complètement. Parmi les familles monoparentales, la situation des femmes très isolées est la plus exposée à la pauvreté, ce qui explique que des aides particulières leur soient destinées. Dès lors, que se passe-t-il quand cette personne se remet en couple ? La condition initiale de versement de l'aide est l'isolement. Maintenir le versement lors de la remise en couple peut ouvrir beaucoup de débats.

Mme Dominique Vérien, présidente. - C'était le cas quand l'allocation s'appelait allocation de parent isolé (API). Aujourd'hui, l'allocation de soutien familial (ASF) est plus spécifiquement dirigée vers l'enfant.

M. Nicolas Grivel. - Ce n'est pas la même prestation. L'API correspond au RSA majoré ; l'ASF est une autre prestation, qui, à l'origine, était une allocation pour des enfants orphelins. Elle a changé de nature, mais la condition d'isolement a toujours été posée. Dès lors, quelles situations accompagner ? Où faire intervenir la solidarité nationale ? Ce débat est intéressant, mais cela reste un débat politique. La revalorisation de 50 % de l'ASF pour les personnes isolées cible les populations les plus précaires, plus que la mesure de déconjugalisation, qui traite de manière indistincte des situations sociales très différentes, puisque le positionnement dans l'échelle des ressources - la prestation est sans condition de ressources - et les revenus du conjoint peuvent être très différents.

Mme Laurence Rossignol. - Oui, mais il y a aussi des charges !

M. Nicolas Grivel. - Tout à fait, mais l'isolement renvoie à des surcoûts individuels, par exemple en matière de logement. Il faut donc examiner la diversité des situations. Ce débat, très intéressant en matière de philosophie des prestations sociales, est politique plus que technique. Nous avons mené, en 2014, une expérimentation de maintien de l'ASF en cas de reprise de la vie commune avec un autre conjoint, dans le cadre de l'expérimentation dans vingt départements de la garantie contre les impayés de pension alimentaire. Cela concernait 1 200 personnes sur 800 000 familles : c'est assez faible, mais l'expérimentation était de courte durée, il y a été mis fin lors de la génération de la garantie contre les impayés de pension alimentaire.

Le non-recours aux prestations est un sujet global. Le taux de non-recours s'élève à près de 30 % pour le RSA et la prime d'activité. La question du droit au recours est très prégnante et nous sommes très mobilisés, avec la réforme de la solidarité à la source, pour faciliter la vie des personnes aidées et les assister dans leurs déclarations. Les erreurs déclaratives trimestrielles pour le RSA sont très nombreuses : dans 60 % des cas, les allocataires font des erreurs, ce qui n'est pas illogique au vu de la complexité du système. Nous devons alors corriger ex post le montant des prestations versées, et dans deux tiers des cas, demander des remboursements, ce qui est très problématique pour les allocataires. Cela contribue au non-recours, notamment pour les familles monoparentales. La réforme de la solidarité à la source pourra stabiliser les droits et consolider le niveau de vie des personnes concernées.

Le taux de non-recours à l'ASF est important, nous nous donnons progressivement les moyens de l'évaluer et de faire des campagnes d'accès aux droits auprès des publics concernés. Ainsi, à la fin de 2021, nous avons pu ouvrir des droits à l'ASF à 3 000 nouvelles familles, très majoritairement des mères, qui n'avaient pas connaissance de leur droit à cette prestation. Dans le cadre de ces campagnes d'accès aux droits, nous ciblons des individus, en croisant nos données et en utilisant des algorithmes ciblés notamment sur les familles monoparentales. Nous avons ainsi identifié 63 000 cas, qui ont débouché sur l'ouverture de 3 000 dossiers. La difficulté est que nous n'avons pas toujours toutes les informations garantissant que ces personnes sont bien éligibles, et que, par ailleurs, le taux de déperdition est très important, car les personnes ne répondent pas à nos appels ou ne font pas les démarches même lorsqu'elles sont informées de leur éligibilité à des prestations. De nombreuses personnes sont très méfiantes face aux appels et SMS de la CAF, dont elles craignent le caractère frauduleux. Elles ne sont pas habituées à ce qu'on les appelle pour leur ouvrir des droits. Une partie de ces personnes sont en difficulté sociale et ont du mal à faire valoir leurs droits même lorsqu'on les informe de ces droits. Cependant, ces campagnes sont utiles, et nous espérons obtenir le plus d'informations possible, afin de réaliser un ciblage plus pertinent.

J'en viens aux algorithmes, qui permettent de faire à la fois du contrôle et de l'accès aux droits. L'algorithme qui permet l'accès aux droits ne vous pose pas de problème, j'imagine, mais ceux qui déclenchent des contrôles suscitent des questionnements. Nous sommes un peu surpris par ce type de débat. L'algorithme est très simple ; il n'a rien à voir avec Big Brother. Il nous renvoie la prévalence statistique des prestations et les lie au risque d'indus, de trop-perçus, très majoritairement en raison d'erreurs de déclaration.

Notre travail est d'appliquer les textes et de verser le juste droit. Les indus, en particulier, nous préoccupent, car ils embarrassent beaucoup les familles : c'est le pire du service public que l'on peut rendre. Imaginez que l'on verse 600 euros par mois au lieu de 450 euros, pendant dix-huit mois, puis qu'il faille demander de rembourser dix-huit fois 150 euros... vous comprenez bien l'impact sur les allocataires. Nous cherchons donc à détecter les situations qui engendrent le plus d'indus.

L'algorithme nous renvoie en plus grande proportion des allocataires en situation de précarité, dans les situations les plus complexes et dans les situations familiales les plus instables, car ce sont celles qui engendrent le plus d'erreurs. On nous accuse de chasser les pauvres, mais ce n'est pas le cas : les situations des plus pauvres, qui n'ont aucun revenu, n'engendrent que peu d'indus. Les situations les plus complexes sont celles des personnes qui changent de profession, de statut, ou qui ont plusieurs employeurs. Ils sont alors complètement perdus quand il faut déclarer tous les trimestres leurs ressources, selon des règles qui supposent de faire des additions et soustractions en fonction de paramètres variés. C'est cela qui génère de la difficulté, donc des erreurs, et donc des indus, si bien que ces situations-là ressortent, statistiquement, ce qui explique que nous les examinions de plus près.

Seuls 6 % des 4 millions de contrôles par an sont outillés par cet algorithme, et in fine, c'est toujours l'humain qui les mène. Dans 31 % des cas, nous devons de l'argent au bénéficiaire, et, dans deux tiers des cas, il y a un indu. Nos contrôleurs font aussi de la pédagogie : il faut prévenir le plus tôt possible les erreurs déclaratives.

Nous ne ciblons pas du tout les familles monoparentales, mais, statistiquement, les erreurs sont plus importantes pour cette catégorie de personnes. Nous avons des dispositifs plus favorables pour les familles monoparentales, donc, si le risque d'erreur existe pour tous, le montant aura un impact financier plus important pour ces familles. De plus, la situation d'isolement et de conjugalité est un critère de majoration de plusieurs prestations, ce qui implique de la contrôler. C'est donc la réalité statistique qui guide l'algorithme, et non le contraire ; il n'y a pas de ciblage discriminatoire des familles monoparentales.

Sur l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa), on parle d'un phénomène de masse : un tiers des pensions alimentaires est partiellement ou irrégulièrement payé, ce qui aggrave la pauvreté des personnes qui se séparent, en particulier des femmes. La mise en place de l'intermédiation publique permet, dans une logique de recouvrement des impayés et surtout de prévention, de dissuader les personnes de ne pas payer ces pensions. La prévention permet d'éviter des situations graves d'impayés, qui sont un facteur de violence et de dégradation des relations au sein de la famille, et ainsi de réduire ce taux de 30 % d'impayés.

Nous sommes à la fin du processus de mise en place de l'intermédiation financière : elle est désormais, par principe, automatique, sauf si les deux parents s'y opposent. Depuis janvier 2023, toutes les situations de séparation sont donc couvertes, y compris les divorces par consentement mutuel. 200 000 dossiers ont donné lieu à la mise en place, soit d'une intermédiation financière, pour 150 000 d'entre eux, soit d'une ASF récupérable, pour 50 000 dossiers. La montée en charge du dispositif est importante, avec 10 000 demandes supplémentaires par mois de recouvrement de pension sans impayés et 5 000 avec recouvrement d'impayés.

Une étude de satisfaction de janvier 2024 montre que huit mères sur dix sont satisfaites de ce dispositif. La pension alimentaire est ainsi reconnue comme un droit permanent, et non plus comme une bataille à mener. L'idée est certes d'aider les mères, mais la question des pères est aussi apparue - beaucoup apprécient cet exercice de neutralisation du sujet, qui sinon serait conflictuel. C'est aussi le moyen de mieux saisir les situations difficiles et de non-recours, et d'ouvrir des droits, grâce à des aides.

Le dispositif fonctionne bien, de façon fluide, s'agissant des procédures qui passent par les tribunaux. En revanche, il reste des difficultés s'agissant des procédures qui passent par les avocats, qui ont des réticences sur la mise en place du dispositif d'intermédiation et conseillent à leurs clients de ne pas passer par la CAF en cas de divorce par consentement mutuel. Pourtant, les impayés peuvent intervenir après des années de séparation et mettre d'emblée en place l'intermédiation permet de prévenir des difficultés ultérieures, liées par exemple à des changements de situation familiale. Cette réforme permet ainsi une prévention la plus complète.

Le dispositif semble assez fluide, même si nous avons identifié un point de vigilance sur son délai de démarrage : nous devons obtenir, en peu de temps, beaucoup d'informations pour mettre en place le circuit de versement, ce qui génère parfois des incompréhensions de la part des parents, sachant que tant que l'intermédiation n'est pas mise en place, il faut régler directement la pension alimentaire. On commence parfois avec un premier mois de pension alimentaire impayée alors que la situation ne le justifie pas. Il nous faudra faire de la pédagogie à ce sujet. Il sera sans doute également nécessaire de toiletter les textes : les procédures sont très normées et lourdes, car elles ont été conçues pour des situations conflictuelles ; nous pourrions les simplifier pour les situations consensuelles. À nous de faire vivre le dispositif, pendant au moins deux ou trois années, et de prendre un peu de recul pour mieux l'évaluer, avant d'aller plus loin dans le type de réflexion que vous évoquez, s'agissant d'un éventuel prélèvement à la source des pensions. Ce qui est certain, c'est que le dispositif actuel peut être très fluide, en particulier avec le prélèvement automatique.

Nous réfléchissons par ailleurs à une meilleure articulation entre l'Aripa et l'ouverture des droits à l'ASF, de manière que l'entrée dans le dispositif Aripa vaille demande automatique d'ASF en cas de difficultés de versement de la pension, alors qu'aujourd'hui il faut faire une demande supplémentaire, ce qui peut contribuer au non-recours.

Les CAF sont très mobilisées pour accompagner les familles monoparentales, qui sont un public très prioritaire. Le « parcours séparation », lancé par les CAF en 2021, est un parcours global d'aller vers : systématiquement, quand nous sommes informés d'une séparation, nous proposons un accompagnement social et d'accès aux droits, qui peut être très court avec la délivrance de quelques informations ou plus dense si nécessaire. Nous pouvons ainsi repérer des situations difficiles, de violence par exemple. Nous pouvons également faciliter la mise en place d'une démarche de coparentalité. Tout ce que nous mettons en place de manière apaisée est bienvenu. Nous finançons par exemple des espaces de rencontre, pour que les liens ne soient pas rompus. Quelque 400 000 familles entrent tous les ans dans le parcours séparation.

Avec nos collègues de la Mutualité sociale agricole (MSA), nous menons également des initiatives de répit familial, d'autant plus important quand il y a des enfants handicapés. Ces initiatives sont accompagnées au niveau local par les CAF.

L'enjeu de l'accès au service public de la petite enfance est très important. Les familles monoparentales ont de plus grandes difficultés à y accéder, en raison des critères d'éligibilité au sein des collectivités locales et des difficultés financières de ces familles. La réforme du complément de libre choix du mode de garde (CMG) permettra aussi de revoir les restes à charge, et donc de les diminuer pour les familles monoparentales. Nous voulons développer les formules d'horaires atypiques ou encore les crèches à vocation d'insertion professionnelle. Le sujet des accueils de loisir doit aussi être étudié : nous expérimenterons un barème national pour instaurer une tarification spécifique pour ces familles.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Quid de la carte « familles monoparentales », à l'exemple de la carte « familles nombreuses » ?

M. Nicolas Grivel. - Cela renvoie à la question des services offerts. La carte « familles nombreuses » renvoie à des services restreints, comme ceux de la SNCF ou les services publics locaux. Deux questions se posent : comment gérer au mieux ce genre de dispositif et pour quelle durée ? Car la situation de monoparentalité est mouvante.

Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. - Vous soulignez un certain manque de réactivité de l'Aripa et vous avez évoqué les situations les plus difficiles s'agissant du recouvrement des pensions alimentaires. Hormis le prélèvement à la source, quelles procédures pourraient régler ces problèmes ?

Je suis élue d'une zone rurale. Quelles sont les structures qui permettent de proposer des répits familiaux dans ce type de territoires ?

M. Nicolas Grivel. - Il ne s'agit pas véritablement d'un manque de réactivité, pour ce qui concerne l'Aripa. La montée en charge du dispositif implique des volumes de dossiers très importants, mais il sera vite mieux outillé. Ces étapes de démarrage sont indispensables. Les échanges avec la justice fonctionnent bien, grâce à un portail commun ; il faut lancer le dossier administratif, avec des allers-retours de courrier, il faut renseigner les RIB... cela prend un peu de temps, environ un ou deux mois. En outre, les parents ne répondent pas toujours dans les délais. Nous pourrions simplifier une partie des procédures pour les cas non conflictuels sachant qu'aujourd'hui la logique a été inversée, avec une intermédiation automatique et deux fois plus de demandes de versement sans impayé que de demandes avec impayés. Les étapes de démarrage ne sont en effet pas simples : au début, on ne connaît pas le public concerné, qui ne vient pas vers nous de lui-même. Nous avons mené un gros travail de pédagogie à ce sujet, que nous poursuivons, car les parents doivent comprendre ce qu'il leur revient de faire pendant les un ou deux mois de délai : le débiteur doit bien verser sa pension alimentaire directement au parent gardien le temps que l'intermédiation se mette en place, pour éviter de commencer le versement de la pension par deux mois d'impayés.

Le répit familial s'organise au niveau local. Il faut travailler sur des partenariats et des offres locales, car les situations sont très différentes ; ce ne sont pas les mêmes structures qui prennent en charge de petits enfants ou des adolescents. Se posent également des questions fines de partage du temps, de lieu d'accueil parents-enfants. La socialisation de l'enfant et le répit sont liés. Enfin, la situation des enfants handicapés est plus complexe.

Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. - S'agissant des structures de répit, je pense à une association locale, dans la Manche, qui est soutenue par la CAF, par l'union départementale des associations familiales (Udaf) et par la MSA. Cette association prend en charge les enfants par groupe, le week-end, avec des éducateurs. Ce genre de dispositif est-il mis en oeuvre dans tous les départements ou cela reste-t-il marginal ?

M. Nicolas Grivel. - Il n'y a pas d'offre de service homogène sur le territoire national, mais nous espérons développer ces dispositifs.

Mme Colombe Brossel, rapporteure. - Nous avons auditionné les auteures de l'ouvrage piloté de la Cnaf. La coordinatrice des travaux indiquait qu'il existait bien un soutien aux familles monoparentales, mais que les prestations n'empêchaient pas la précarité. Les politiques publiques n'arrivent pas à résoudre cette question et, in fine, les contrôles de la Cnaf aboutissent à mettre au jour deux tiers de trop-perçus, qui accentuent encore le problème. Il ne s'agit pas d'un grief personnel, mais vous admettrez que c'est paradoxal.

Sur l'Aripa, je comprends bien que la prise en main soit lourde. Cependant, un ou deux mois de délai, dans un contexte de séparation, ce n'est pas rien ! Le taux d'impayés est-il moins important désormais ? Quel est l'impact réel de cette réforme ? Enfin, comment quantifier la mobilisation de la Cnaf sur ce sujet ?

M. Nicolas Grivel. - Il y a deux débats : quel est le niveau de solidarité nationale que l'on veut accorder à ces familles, et quelles sont les conséquences de ces choix politiques ? Ce que nous voulons, c'est verser plus vite et mieux le bon montant de prestation. Moins il y a d'indus, mieux nous nous portons. Le volume des erreurs déclaratives et notre incapacité à récupérer l'intégralité des sommes ont fait que, pour ce seul motif, la Cour des comptes n'a pas validé les comptes de la branche famille l'année dernière ! Il s'agit de plusieurs milliards d'euros. Nous appliquons simplement le juste droit. On ne peut pas considérer que l'on contribue à la pauvreté en récupérant un trop perçu. On peut considérer que les aides ne sont pas suffisantes, mais il s'agit alors d'un autre débat et il faut décider d'augmenter le montant versé. Les CAF, en tant que service public, ne peuvent pas ne pas appliquer les textes de droit dans le but de rendre les gens moins pauvres...

Sur l'Aripa, pour mettre en place une relation financière qui va durer des années, un ou deux mois de délai, ce n'est pas si long, au regard de l'ensemble des allers-retours avec les familles. La lourdeur concerne les situations problématiques. Moins nous aurons de problèmes, plus ce sera fluide.

Il est trop tôt pour répondre sur l'impact de cette réforme sur le taux d'impayés. Nous travaillons beaucoup sur le flux, mais la masse des pensions alimentaires vient de séparations intervenues avant 2022 et 2023. Nous récupérons encore beaucoup de situations d'impayés - 5 000 par an - qui découlent de difficultés antérieures à la mise en place du dispositif. Il est trop tôt pour répondre, nous pourrons mesurer progressivement les évolutions.

Plus de 1 000 ETP sont dévolus à cette activité, alors que cette mission n'était pas prévue dans notre précédente convention d'objectifs et de gestion (COG). Ce n'est pas rien... nous avons fait mieux que bricoler. Nous avons réagi rapidement et nous outillons nos équipes de mieux en mieux. Nous pouvons nous féliciter que l'administration ait répondu rapidement à ce nouveau besoin : on ne crée par tous les jours un service public nouveau ! Pour autant, contrairement à nos autres activités, nous ne versons pas d'aide directe ici, nous ne sommes qu'un intermédiaire entre acteurs privés, ce qui n'est pas toujours compris. Certains peuvent se demander : après tout, pourquoi intervenir quand tout se passe bien ? Mais nous prévenons des difficultés futures, et à ce titre, l'universalité du dispositif me semble très intéressante.

M. Adel Ziane. - Je suis sénateur de la Seine-Saint-Denis et je souhaite revenir sur l'algorithme utilisé par les CAF pour leurs contrôles. Quand l'article du Monde est sorti, ce sont les critères de réglage de cet algorithme, très gestionnaire, qui nous ont interpellés ; on constatait un ciblage sur les mères célibataires ou les personnes en situation de handicap. Le président du département, Stéphane Troussel, avait saisi le Défenseur des droits. Cela nous semble bien discriminatoire, notamment dans mon département, où le taux de pauvreté est deux fois supérieur à la moyenne nationale et où les mères célibataires sont surreprésentées. Il y a potentiellement un critère géographique : le simple fait de vivre en Seine-Saint-Denis aggraverait ce risque de contrôle.

L'utilisation de l'algorithme avait été expérimentée en 2004 et déployée au niveau national en 2010 pour se concentrer sur la recherche d'erreurs a posteriori plutôt que sur la prévention de ces erreurs. En 2000, j'avais alors un emploi saisonnier, à la CAF, sur les allocations logement. J'avais pris conscience du rôle de contrôle des CAF, mais aussi de leur rôle de conseil aux allocataires, pour les convaincre de déposer un dossier. Le système est très complexe, on ne peut en vouloir à nos allocataires de faire des erreurs. Y a-t-il une volonté de la Cnaf de renforcer ce travail de prévention et de pédagogie ?

M. Nicolas Grivel. - Nos prestations sont majoritairement tournées vers les publics les plus fragiles et nos prestations les plus complexes les concernent davantage. A contrario, les allocations familiales, elles, sont universelles et très simples, avec des informations automatiques sur les naissances. Si le système des allocations familiales était très complexe et que c'était notre allocation principale, nous aurions, avec l'algorithme, une représentation très différente du public à cibler dans les contrôles. Cet algorithme n'est que le reflet statistique des personnes qui sont dans des situations les plus propices à faire des erreurs déclaratives.

Pour autant, le sujet mérite de la pédagogie et de la transparence. Avant même la parution des articles de presse évoqués, nous avions déjà décidé de lancer, il y a un an, un travail pluridisciplinaire d'analyse de nos pratiques algorithmiques. Nous entendons en partager les résultats avec les acteurs et avoir un débat au printemps 2024. On nous reproche par exemple de cibler les bénéficiaires de l'AAH, et donc les personnes handicapées, mais en réalité le paramètre qui ressort comme présentant des risques d'erreur importants concerne les bénéficiaires de l'AAH qui travaillent et qui doivent donc produire des déclarations complexes. La complexité infinie des déclarations, l'instabilité et la variabilité des ressources génèrent des erreurs, parce que notre système social, pour être très réactif, doit disposer de données très récentes sur les ressources. Ainsi, il faut que les allocataires fassent de nombreuses déclarations, et beaucoup se trompent. Par nature, nous proposons un système qui engendre ses propres difficultés et suscite une forme d'incompréhension. Il nous faut donc changer la nature de notre système, dans l'idéal avec des déclarations préremplies. En Seine-Saint-Denis, si les populations sont plus instables, il y a un plus grand risque d'erreur : l'algorithme signale donc plus de problèmes.

Je vous remercie d'avoir ce débat, qui permet de clarifier les choses. L'algorithme est simplement un miroir statistique, il évite des biais. Pour autant, les critères restent neutres, nous n'avons aucune volonté de cibler tel ou tel public ou de discriminer quiconque.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Une dernière question : comment l'aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales se met-elle en place ?

M. Nicolas Grivel. - Le dispositif, voté il y a moins d'un an, à l'initiative de la sénatrice Valérie Létard, est très intéressant ; la sollicitation est forte, ce qui témoigne de son utilité. Les délais sont très courts : trois à cinq jours ; nous les tenons dans la majorité des cas, car ces dossiers sont prioritaires, et les premiers retours sont assez favorables.

Certains bénéficiaires présentent parfois des faits remontant à un an, comme le permet la loi : les situations d'urgence sont donc variables. Nous avons traité 12 000 demandes, qui ont été satisfaites pour 8 000 bénéficiaires, avec un montant moyen de 850 euros sous forme d'aides directes, les prêts étant très peu nombreux. Nous observons déjà une baisse des sollicitations, après un pic, mais les volumes sont déjà plus importants que prévu.

Pour autant, nous avons identifié des points de vigilance et des pistes de travail.

Ainsi, au niveau des forces de l'ordre, les plaintes sont très hétérogènes, mais certaines d'entre elles sont sordides, et psychologiquement difficiles à lire. Des commissariats ont développé des attestations de dépôt de plainte pour violences conjugales, ce qui permet de réduire la charge de gestion et de neutraliser les aspects émotionnels pour nos agents, les dispensant de lire les dossiers. Nous souhaitons poursuivre ce travail avec le ministère de l'intérieur. La qualification des faits est parfois difficile ; il faut améliorer l'identification des situations et des couples.

Sur l'accompagnement social, les acteurs se saisissent progressivement de ces dispositifs, notamment les conseils départementaux. Dans cinq départements, en outre, nous coordonnons l'expérimentation du pack nouveau départ.

Nous jouons donc notre rôle dans ce système, qui est lié à l'aspect financier de la mesure, mais nous ne cherchons en aucune manière à supplanter d'autres acteurs.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci de vos réponses.


* 1 Références mentionnées lors de cette audition :

HCFEA, Dossier du Conseil de la famille, Les ruptures de couples avec enfants mineurs, adopté le 21 janvier 2020.

HCFEA, Rapport du Conseil de la famille, La situation des familles dans les départements et régions d'Outre-mer (Drom) : réalités sociales et politiques menées, adopté le 15 mars 2022.

HCFEA, Rapport du Conseil de la famille, Panorama des familles d'aujourd'hui, adopté le 28 septembre 2021.

Bonnet Carole, Garbinti Bertrand et Solaz Anne, Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d'un divorce ou d'une rupture de Pacs, Insee Références, 2015.

Bonnet Carole, Garbinti Bertrand, Solaz Anne, Les conditions de vie des enfants après le divorce, Insee première, 1536, 2015.

Champagne Clara, Pailhé Ariane et Solaz Anne, 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d'évolutions ?, Économie et Statistique, 478-479-480, p. 209-241, 2015.

Fragonard Bertrand et Muriel Pucci, Réflexions sur le revenu des familles monoparentales et des parents débiteurs d'une pension alimentaire, Revue de droit sanitaire et social RDSS (n° 6, novembre-décembre 2022).

Gollac Sibylle (dir.), Parents au tribunal. La coparentalité façonnée par l'institution judiciaire, rapport de recherche de l'équipe Justines (Justice et inégalités au prisme des sciences sociales) pour la Caisse nationale des allocations familiales - Cnaf, 2022.

Le Pape Marie-Clémence et Clémence Helfter (dir), Les familles monoparentales. Conditions de vie, vécu et action publique. Un état des savoirs, La Documentation Française, 2023.

Périvier Hélène et Muriel Pucci, Comment soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal, Policy brief OFCE, n° 91, 2021.

Pucci Muriel et Périvier Hélène, Le soutien apporté par le système sociofiscal aux parents séparés : bilan et proposition de réformes, Informations sociales, n° 207, 2022/3, pp.74-82, 2022.