Jeudi 25 janvier 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi -

La réunion est ouverte à 10 heures 30.

Échanges sur le rapport du Comité de déontologie du Sénat

M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, comme vous le savez, le Comité de déontologie parlementaire s'est réuni et a émis un avis sur les précautions à prendre pour notre commission d'enquête. Un courrier du Président du Sénat reprenant les conclusions de cet avis a été transmis à M. Jadot, à Mme Primas et à moi-même.

Il est recommandé à la commission d'enquête de demander aux personnes entendues de préciser, en introduction de leur audition, les intérêts qu'elles détiennent dans le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie. Nous le ferons systématiquement.

Il est recommandé à M. Yannick Jadot de se déporter, dans le cadre de la commission d'enquête, de toute question relative à l'activité de TotalEnergies en Russie, pour éviter les risques de conflit d'intérêts, d'interférence avec une procédure judiciaire en cours et d'atteinte à la crédibilité des travaux.

En revanche, le déport de M. Yannick Jadot ne couvrirait évidemment pas les autres sujets de la commission d'enquête, sur lesquels il pourrait toujours intervenir en sa qualité de rapporteur et de membre de la commission.

Il est aussi recommandé à Mme Sophie Primas de préciser, lors d'une réunion de la commission d'enquête, que son fils travaille pour la société Fonroche énergie biogaz et de se déporter si la commission était amenée à évoquer directement la situation de cette société ou de ses concurrents dans la production de gaz renouvelable.

Ces déports devraient être déclarés au Bureau, pour être inscrits sur le registre du Sénat.

Le courrier du Président du Sénat précise également qu'il est nécessaire que M. Yannick Jadot informe le Président de la commission d'enquête des initiatives de toutes natures qu'il sera amené à prendre comme rapporteur. L'avis du Comité a aussi été communiqué à M. Yannick Jadot et à Mme Sophie Primas pour les considérants qui les concernent.

Je vous rappelle que tous les membres des commissions d'enquête sont soumis à un devoir de confidentialité : les travaux non publics doivent rester secrets pendant un délai de vingt-cinq ans sous peine de sanctions pénales. Le collègue qui ne respecterait pas son devoir de confidentialité pourra être exclu des travaux de la commission d'enquête par décision du Sénat, prise sans débat sur le rapport de la commission d'enquête après que l'intéressé a été entendu. Cette exclusion entraînerait l'incapacité de faire partie, pour la durée du mandat, de toute commission d'enquête.

On l'imagine sans peine : les travaux de cette commission d'enquête seront à la fois scrutés et interprétés. Cela nécessite d'être extrêmement attentif et prudent pendant la durée des travaux de cette commission d'enquête.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Chers collègues, nous en avions discuté lors de la réunion constitutive de notre commission d'enquête. J'avais précisé que je tiendrais évidemment compte des recommandations du Comité de déontologie, même s'il ne s'agit pas d'une obligation. J'ai envoyé ce matin aux instances administratives du Sénat ma déclaration de déport sur les activités de TotalEnergies en Russie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Merci Monsieur le Président pour ces informations. Monsieur le rapporteur, j'ai effectivement été informée de votre déclaration de déport auprès des instances administratives du Sénat ce matin. Néanmoins, j'ai été surprise de vos déclarations hier à l'Agence France-Presse. J'ai été surprise de lire - et je suppose que la citation est inexacte et que vos propos ont pu être déformés - que la décision du Comité de déontologie avait validé la pression de TotalEnergies. Évidemment, la parole du parlementaire est libre, mais nous devons travailler en confiance, avec un minimum de consensus sur le contenu et le périmètre de la commission d'enquête. Commencer l'exercice en disant que le Comité de déontologie a pris sa décision sous la pression de TotalEnergies me gêne : je n'aimerais pas que tous les propos tenus ici soient analysés sous ce prisme. Nous pouvons réaliser un travail de qualité dans le périmètre de nos travaux, qui est de s'intéresser aux moyens dont disposent les services publics pour assurer le respect par TotalEnergies de certaines obligations. Ce que je lis ne me met donc pas totalement en confiance par rapport au contenu des travaux. Comment entendez-vous nous associer, comme membres de la commission d'enquête, à la planification des travaux ? Comment entendez-vous le périmètre de la commission d'enquête ? Nous commençons avec des auditions qui sont par ailleurs très bien, mais un cadrage des travaux de votre part serait appréciable.

M. Michaël Weber. - J'entends bien qu'il faut que l'on ait un débat serein, mais aussi un débat pluraliste. Il ne faut donc pas partir sur une sorte de consensus mou sur les auditions à mener et les choix à prendre : l'objet de cette commission d'enquête est d'avoir un débat de fond. Je crois qu'il y aura sans doute des moments de tensions : l'importance de cette commission d'enquête et du groupe en question nous mènera peut-être à dénicher et détecter des incohérences. Nous ne sommes pas naïfs : nous savons bien qu'il peut y avoir des pressions de TotalEnergies. Je ne dis pas qu'il y en a en l'espèce, mais je ne souhaite pas être limité dans ma prise de parole ; si je considérais qu'il y avait des pressions exercées par TotalEnergies dans le cadre de cette commission d'enquête, je le dirais.

M. Roger Karoutchi, président. - Chacun est libre de ses questions, libre de ses appréciations. En revanche, on ne peut pas dire au Sénat que le Comité de déontologie est sous pression de TotalEnergies. D'abord, ce n'est pas conforme à la réalité. Ensuite, cela met en cause et en doute l'intégrité du Comité de déontologie où je le rappelle, siège un représentant par groupe politique. Cela remet donc en cause l'intégrité de l'ensemble des groupes politiques. On peut regretter le sens de la décision du Comité mais il n'est pas possible de mettre en cause l'intégrité d'une instance du Sénat dans une commission d'enquête du Sénat.

M. Philippe Folliot. - S'il y a des pressions directes ou indirectes de TotalEnergies, c'est évidemment scandaleux et nous sommes totalement libres en tant que parlementaires pour nous exprimer à ce sujet. Mais, chers collègues, ne soyons pas non plus naïfs sur le fait que certains de ses concurrents se réjouissent que nous mettions l'index sur TotalEnergies. Je crois qu'il faut arriver à garder un équilibre entre tous ces éléments.

M. Pierre-Alain Roiron. - Évidemment, nous savons que des pressions peuvent exister. Mais nous sommes libres en tant que parlementaires. La première chose à faire est d'éviter des polémiques qui n'ont pas de sens et de travailler sur le fond.

M. Didier Mandelli. - Chers collègues, ne préemptons pas les débats en faisant des procès a priori des uns et des autres - qu'il s'agisse de TotalEnergies ou des services de l'État, que nous allons d'ailleurs auditionner. Ma seule question, à destination du rapporteur, est la suivante : confirmez-vous avoir tenu ces propos devant des journalistes ?

M. Gilbert Favreau. - La mission qui est confiée à notre commission d'enquête est très précise. Il lui est demandé de se prononcer sur les moyens mobilisés ou mobilisables par l'État pour assurer une prise en compte par TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de politique étrangère de la France. Or, TotalEnergies est une société de droit privé qui n'est pas détenue, à ma connaissance, majoritairement par l'État et ne comporte pratiquement plus d'actions portées par l'État. Est-ce que les obligations climatiques et les orientations de politique étrangère de la France peuvent s'imposer à TotalEnergies ? Si nous nous en tenons à cette question, il n'y aura pas de difficulté. Je considère que la question telle qu'elle est posée est claire.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Comme cela a été dit, l'enjeu de cette commission d'enquête est bien le fond et le travail que nous allons démarrer aujourd'hui.

J'ai déclaré à l'Agence France-Presse, quand cela m'a été demandé, que je respecterai la décision du Comité de déontologie. Je lui ai aussi déclaré, effectivement, que je regrettais cette décision car comme je l'ai affirmé lors de notre réunion constitutive et lors de mon audition devant le Comité de déontologie, je considère que ce type de procès en diffamation est une instrumentalisation de la justice. Au fond, je regrette que ce type de procès impose un cadre pour les parlementaires. Je n'affirme pas que le Comité de déontologie est sous emprise de TotalEnergies, mais que TotalEnergies a réussi, par cette procédure judiciaire, à réduire le rôle d'un parlementaire. C'est tout ce que j'ai déclaré à l'Agence France-Presse hier après-midi.

Encore une fois, nous avons des travaux à démarrer, des experts nous attendent. L'intitulé et le champ de la commission d'enquête sont clairement établis par son titre. Nous devons faire vivre cette commission d'enquête et les débats en interne ; nous ne devons pas trancher tous les débats dès le départ.

M. Roger Karoutchi, président. - J'appelle donc chacun à beaucoup de prudence et de réserve.

Audition de M. Philippe Copinschi, docteur en relations internationales, spécialiste des questions énergétiques mondiales

M. Roger Karoutchi, président. - Nous entamons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Philippe Copinschi, docteur en sciences politiques et, plus précisément, en relations internationales.

M. Copinschi, vous êtes chercheur et enseignant à Sciences Po au sein du master International Energy Transitions de l'École des affaires internationales. Vous êtes également consultant sur les questions énergétiques internationales ; c'est au titre de votre expertise en la matière que vous êtes auditionné par notre commission d'enquête. En tant qu'auteur d'un ouvrage sur Le pétrole, une ressource stratégique, vos éclairages concernant la production et la consommation d'hydrocarbures à l'échelle mondiale nous seront évidemment précieux.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera le cas échéant diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal qui peuvent aller de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Avant de vous céder la parole, je vous invite, comme tous les autres intervenants, à nous préciser si vous détenez des intérêts de toutes natures dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

M. Philippe Copinschi déclare n'avoir aucun intérêt avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Copinschi prête serment.

Je précise enfin qu'un questionnaire écrit vous a été transmis pour lequel le rapporteur et moi-même attendons des réponses écrites. Je vous laisse la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes avant que le rapporteur ainsi que l'ensemble des membres de la commission d'enquête ne vous interrogent.

M. Philippe Copinschi, docteur en relations internationales, spécialiste des questions énergétiques mondiales. - Si j'ai une expertise sur les questions pétrolières et plus généralement énergétiques, mon approche est principalement politique, géopolitique, économique et sociale : je n'ai pas d'importantes compétences juridiques en la matière. Par ailleurs, j'interviens en mon nom propre.

Ma présentation est structurée autour de cinq questions.

Premièrement, pourquoi le pétrole est-il une ressource stratégique ? Dans le mix énergétique mondial, il représente 31 % de l'énergie consommée, contre environ 25 % pour le charbon et autant pour le gaz. L'importance du pétrole n'est pas tant sa part relative, qui est en train de diminuer, que le fait que ce produit a de multiples avantages : il est pratique, abondant et peu cher à produire.

De l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'aux années 1960, le pétrole a servi à tout. Il s'est montré aussi utile dans l'industrie, dans le transport et dans le chauffage que dans la production d'électricité. Les crises pétrolières des années 1970 ont quelque peu rebattu les cartes : cette ressource a progressivement été réservée au seul usage pour lequel les modes de substitution manquaient, c'est-à-dire le transport, surtout routier. De fait, la navigation et l'aviation représentent une part nettement moindre de la consommation.

Les usages non énergétiques occupent une place relativement importante dans la consommation de la ressource pétrolière. En effet, le pétrole est une matière première fabuleuse qui permet de produire des objets plastiques pratiques, même si jeter ces derniers dans la nature est problématique. Les générations futures nous prendront pour des sauvages d'avoir brûlé avec autant de passion cette ressource aussi cruciale !

L'aspect stratégique du pétrole s'explique par les besoins en matière de mobilité. Il s'agit du débouché essentiel : quelque 90 % du transport dépend de cette ressource. Sans pétrole, pas de guerre moderne ! Mener un conflit comme celui qui a lieu en Ukraine nécessite une telle matière. Même les guérillas, comme celles des islamistes au Sahel, en ont besoin. Cet aspect stratégique qui est apparu lors de la Première Guerre mondiale fait aujourd'hui la particularité du pétrole.

Deuxièmement, comment s'organise le marché du pétrole ? Puisque cette ressource est indispensable pour le transport, tout le monde en a besoin. Plus votre population est importante et plus vous êtes riches, plus vous en consommez. De fait, les États-Unis représentent 20 % de la consommation mondiale ; sachant que ce pays compte 5 % de la population mondiale, la part est importante. Les Chinois sont les deuxièmes plus gros consommateurs. Les Européens représentent également une assez large part de la consommation.

Concernant les évolutions, la part des États-Unis dans la consommation mondiale stagne depuis les années 1980. Elle a tendance à décroître pour l'Europe et diminue franchement pour le Japon. Depuis ces vingt à trente dernières années, l'essentiel de la croissance du marché du pétrole provient des pays émergents ; la Chine occupe une place particulièrement importante. Pour donner un ordre de grandeur, la production et donc la consommation mondiale de pétrole tournent autour de 100 millions de barils par jour. Les États-Unis, la Chine et l'Europe représentent 50 % de ce volume.

Tous les pays en consomment, mais tous n'en produisent pas. Les trois grands producteurs sont les États-Unis, la Russie et l'Arabie Saoudite. À eux trois, ils représentent un tiers de la production mondiale. Le Golfe persique produit également en quantité. Le Canada, le Brésil, la Chine et le Nigéria sont aussi des producteurs qui ne sont pas négligeables.

Il est important de comprendre que ce marché est globalisé et libéralisé. Autrement dit, toute la production est disponible sur un seul marché et tous les acheteurs s'y retrouvent, ayant le même accès à celui-ci. Un baril de pétrole coûte actuellement soixante-quinze dollars. Il est inutile d'avoir une multinationale pétrolière ou une armée puissante pour s'en procurer, il faut simplement payer le prix.

L'offre provient non pas de pays, mais de compagnies. Il en existe plusieurs types : d'abord les compagnies nationales dans les pays producteurs, qui sont de gros fournisseurs ; puis les compagnies internationales privées, comme TotalEnergies ; enfin, les milliers de petites et moyennes compagnies qui participent à l'approvisionnement.

Pour donner un ordre de grandeur, la compagnie Saudi Aramco, qui a le monopole de la production en Arabie Saoudite, produit entre 10 millions et 12 millions de barils par jour, contre un million et demi pour TotalEnergies. La demi-douzaine de grosses compagnies privées, comme BP ou Shell, représente environ 10 % de la production mondiale, guère plus.

Troisièmement, le pétrole manquera-t-il ? La réponse est non. Nous en avons bien plus en réserve qu'il n'en faut. Les États-Unis sont les premiers producteurs, mais ils ne disposent pas forcément des plus importantes réserves. De fait, la production de pétrole est un non-sens économique : elle se réalise prioritairement là où les réserves sont faibles et chères, comme aux États-Unis, et est limitée là où ces dernières sont en abondance et peu coûteuses, comme en Arabie Saoudite. Le pétrole, en même temps qu'il est un marché au sens économique du terme, est un enjeu très politique.

En réalité, les réserves ne cessent d'augmenter, tout comme la production. Il faut sortir de la consommation de pétrole, non pas à cause du risque d'en manquer, mais du fait de l'urgence climatique, qui est le vrai problème.

Quatrièmement, pouvons-nous nous passer de cette ressource ? L'organisme qui fait probablement référence sur cette question est l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Celle-ci établit non pas des prévisions, mais des scénarios.

Le premier scénario tient compte des politiques publiques actuellement en oeuvre. À l'horizon 2050, à politique constante, la consommation baissera surtout pour le charbon. Elle stagnera pour le pétrole et pour le gaz naturel.

Le deuxième scénario tient compte des promesses faites par les pays en matière de transition énergétique, notamment dans le cadre des accords de Paris. Le résultat est plus ambitieux. La consommation baissera pour le charbon, le pétrole et le gaz.

Le troisième scénario est celui du zéro émission nette. Il correspond au parcours qu'il faudrait emprunter pour respecter les accords de Paris et donc limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d'ici à la fin du siècle. Nous en sommes très loin avec les deux précédents scénarios.

Quoi qu'il en soit, la consommation baissera. Ces ressources seront globalement remplacées par des énergies renouvelables et par du nucléaire.

D'autres organismes réalisent des prévisions, comme Bloomberg. Si les hypothèses de ce dernier sont légèrement différentes sur la possibilité de capter du CO2 et sur l'utilisation de l'hydrogène, les scénarios et la philosophie restent globalement les mêmes : l'usage du pétrole, du gaz et du charbon baissera, notamment au profit de l'électrification.

Dans le plus mauvais des scénarios de l'AIE, la consommation d'énergies fossiles se maintient au même niveau. Toutefois, il faut noter l'évolution des prévisions sur le gaz : il y a encore cinq ans, compte tenu des politiques publiques applicables, les prévisions allaient dans le sens d'une augmentation de la consommation de gaz - qui était loin d'être faible. Aujourd'hui, le dernier scénario annuel prévoit une stagnation. Les politiques publiques changent donc très vite. Seul le scénario du zéro émission nette ne varie pas.

Selon l'AIE, l'utilisation du gaz, du pétrole et du charbon baissera dans les vingt-cinq prochaines années alors que la consommation restera globalement similaire : le mix énergétique sera donc différent. Les scénarios prévoient surtout un recours à l'éolien, au solaire, à un peu de nucléaire et à d'autres énergies - par exemple la biomasse et plus largement les bioénergies, qui posent également des problèmes. Les économies d'énergie ne seront donc pas, malgré l'amélioration de l'efficacité, le changement le plus important.

Le vrai défi est celui de l'électrification : tant pour arrêter de consommer du charbon dans l'industrie, pour cesser de consommer du gaz voué principalement au chauffage dans les bâtiments, que pour mettre un terme à la consommation de pétrole dans les transports. Si atteindre cet objectif est possible, tout électrifier ne l'est pas. Pour ce qui ne peut être rendu électrique, les autres solutions sont l'hydrogène et les biocarburants.

Avec l'électrification de l'automobile, nous vivons une vraie rupture technologique et sociétale. Environ 30 % des voitures neuves vendues en décembre dernier en France sont électriques ou hybrides rechargeables. En l'occurrence, le modèle est la Norvège où les véhicules diesel et essence ne sont presque plus vendus. Le changement est rapide : même si la flotte sera remplacée petit à petit, en moins de sept ou huit ans, ce pays est passé d'une part de ventes en électrique ou en « électrifiable » de quelques points de pourcentage à plus de 90 %.

Quoi qu'il arrive, la tendance générale dans l'ensemble du monde - elle ne vaut pas pour les seuls pays riches - est celle d'une électrification plus ou moins rapide. La Chine est largement en avance sur l'Europe ; les États-Unis se montrent en retard. Il sera nécessaire de gérer les rebuts qui sont envoyés actuellement dans les pays en développement et en Afrique, et qui continueront à polluer. Le continent africain n'est pas celui qui consomme le pétrole, aussi n'est-il pas le principal enjeu.

Quel que soit le scénario, la décarbonation et l'électrification toucheront surtout le transport routier. L'enjeu est bien plus compliqué pour le transport maritime et pour l'aviation. Pour ces derniers, nous ne verrons pas de changements avant 2040, lesquels reposeront sur des technologies qui sont pour le moment au stade de l'expérience. Par exemple, l'hydrogène et les biocarburants sont loin de la phase industrielle. Plus nous accélérons dans la réduction de la demande, plus la baisse du prix du pétrole sera rapide. Dans une perspective de justice sociale où les plus pauvres seront ceux qui mettront le plus de temps à électrifier leurs véhicules, il est important d'avoir ce constat en tête.

Cinquièmement, que peut faire le législateur dans ce contexte ? Il est possible de jouer sur l'offre, en regardant où vont les investissements. Aujourd'hui, pour la production d'électricité, les financements se font majoritairement et de manière croissante dans les renouvelables. L'amont pétrolier et gazier occupe toujours une part importante, mais la tendance est d'investir toujours plus dans les solutions électriques et toujours moins dans les énergies fossiles.

Les montants sont importants depuis une dizaine d'années, malgré le « trou » lié à la crise du covid. Globalement, mille milliards de dollars sont investis par an dans le charbon, dans le pétrole et dans le gaz naturel, un montant qui prend en compte la production, le transport, le raffinage et toutes les infrastructures nécessaires. Le montant stagne pour le pétrole et le gaz, et augmente pour les énergies propres. Je précise que l'AIE considère le nucléaire comme une énergie propre dans sa nomenclature.

TotalEnergies et les grandes compagnies produisent encore du pétrole, leurs financements allant surtout vers cette énergie ainsi que vers le gaz. Sur 20 milliards de dollars investis par TotalEnergies - le total mondial des investissements, je le rappelle, est d'environ 1 000 milliards d'euros -, 16 milliards d'euros sont consacrés au pétrole et au gaz contre 4 milliards d'euros aux solutions bas-carbone, essentiellement à l'énergie solaire aux États-Unis et en Inde.

La compagnie TotalEnergies est-elle pire que les autres ? Comme toutes les grandes compagnies internationales, l'entreprise a un code de conduite très strict et une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) très développée. Pourtant, en pratique, cela ne l'empêche d'investir nulle part. La corruption en Angola n'est pas un obstacle, la guerre civile en Libye ou la nature du régime en Birmanie non plus.

Les seules exceptions se trouvent du côté des sanctions ou lors d'attaques directes contre la société. L'entreprise est partie de Russie à reculons du fait d'une obligation légale ; elle a quitté le Yémen parce qu'il n'était plus possible de travailler en sécurité. Je citerai également la situation au Mozambique, là aussi compliquée. Le départ n'est donc motivé ni par les droits de l'Homme, ni par la stabilité politique du régime, ni par les éventuels problèmes environnementaux.

Toutefois, les compagnies peuvent décider du type de produit dans lequel investir. Ainsi, il existe des pétroles nettement plus problématiques que d'autres d'un point de vue environnemental ; le gaz est une meilleure énergie suivant ce critère. TotalEnergies investit à moitié dans le pétrole, à moitié dans le gaz et n'investit presque plus dans les pétroles les plus problématiques, comme les sables bitumineux au Canada.

De plus, les techniques de production peuvent varier. La fracturation hydraulique est plus problématique que d'autres modes de production. Le torchage revient à brûler du gaz à la sortie d'un puits de pétrole, en pure perte économique, environnementale et énergétique, tandis que les fuites de méthane sont un problème dans l'industrie. Certaines entreprises se montrent plus regardantes que d'autres.

TotalEnergies représente 1,5 % de la production mondiale et les grandes entreprises européennes sur lesquelles il est possible de légiférer, 5 %. Le chiffre monte à 10 % en comptant les Anglais et les Norvégiens. Le vrai levier d'accélération de la sortie du pétrole et du gaz n'est donc pas là.

Il faut jouer sur la demande. D'ailleurs, TotalEnergies assure se contenter d'y répondre : l'entreprise produit du pétrole parce que des personnes veulent l'acheter. Ils n'ont pas tort ! Il faut à la fois réduire la quantité d'énergie utilisée et en choisir certaines. En la matière, le législateur a la possibilité de fixer des normes et d'utiliser l'instrument fiscal ; il peut accorder des subsides aux bonnes pratiques et aux bonnes technologies ou, au contraire, taxer les mauvaises, sachant que les taxes - nous le voyons actuellement - sont socialement problématiques. Cette question de la justice sociale se pose véritablement. Il faut la prendre en compte. Toutefois, comme nous l'avons vu en 2022 et en 2023, le prix est le meilleur instrument pour orienter la consommation. Quand celui du gaz a augmenté à cause de la guerre en Ukraine, la consommation de cette énergie a baissé de 20 %.

Pour orienter les usages, l'État peut aussi investir dans des infrastructures et s'efforcer d'agir sur lui-même. Par exemple, il pourrait décider qu'en 2025, les nouveaux achats de véhicules soient réservés aux véhicules à basses émissions. Ce n'est pas difficile à faire ! Le problème serait économique, mais la mesure vaudrait pour tout le monde.

Rien n'empêcherait en parallèle de taxer. Le carburant pour l'aviation ne l'est pas : pourquoi ? Les billets d'avion ne sont pas non plus soumis à la TVA. Quelle est la logique alors que ceux-ci profitent plutôt aux classes aisées et que ce mode de transport est le pire en matière d'émissions de gaz à effet serre ?

Il faut aussi cibler les entreprises. Transporteurs routiers, taxis... Il faut les aider dans cette transition en maniant la carotte ou le bâton.

Surtout, les ménages sont les consommateurs finaux et représentent à ce titre un enjeu énorme. Le législateur doit prendre les bonnes mesures pour accélérer la transition des modes de vie, en privilégiant les transports en commun par rapport à la voiture, l'électrique par rapport à l'essence pour les voitures, les petits véhicules par rapport aux SUV...

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci infiniment pour votre présentation qui commence à nous donner un cadre sur le pétrole. J'aimerais d'abord vous interroger sur la géopolitique du pétrole. Dans un monde où l'accaparement des ressources est un enjeu stratégique absolu, que pouvez-vous dire des risques d'instabilité ou de tensions que l'économie de pétrole engendre ? Vous avez étudié ce qu'on a pu appeler en économie la « malédiction du pétrole » - cette ressource, qui peut apparaître comme un potentiel d'enrichissement, engendre beaucoup de malheurs et peu de démocratie dans nombre de sociétés. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette géopolitique du pétrole qui est aussi une géopolitique du risque ?

Ma seconde question porte sur la rentabilité du secteur pétrolier. Avec un baril à 75 dollars, ce secteur est très rentable et n'a donc aucun intérêt à changer, à évoluer. Comment articuler cette rentabilité importante avec la recommandation de l'AIE consistant à stopper tout nouveau projet de pétrole, de gaz ou de charbon ?

Enfin, TotalEnergies est l'un des groupes qui investissent le plus dans le pétrole et le gaz, y compris dans des zones difficiles. Ce groupe affirme ne faire que répondre à la demande, mais, en réalité, il y a un lien entre l'offre et la demande : plus on fournit de pétrole, plus on le rend bon marché et moins il sera facile d'en sortir...

M. Philippe Copinschi. - Il y a bien une géopolitique du pétrole ; cette matière première est nécessaire pour tout le monde, surtout pour les grandes puissances, car c'est une condition pour faire la guerre et pour être inséré dans le commerce mondial. Les gouvernements doivent garantir le bon approvisionnement de leur économie en pétrole. Certains pays s'en sortent néanmoins très bien sans avoir une goutte de pétrole sur leur sol : le Japon, la Corée, Taïwan, l'Allemagne, la France, etc. se sont industrialisés, sont devenus riches et puissants, sans en avoir. En effet, ce qui compte, ce n'est pas de contrôler la production, c'est de sécuriser les flux d'approvisionnement. Or, nous évoluons dans un marché global libéralisé. Aujourd'hui, plus aucun pays ne s'approvisionne en ayant une relation privilégiée avec un pays producteur : c'était le schéma de la France en Afrique sous De Gaulle, mais cela n'existe plus, c'est un fantasme. Chacun paie le même prix sur le même marché global pour s'approvisionner en pétrole.

Il y a un cas particulier, celui des États-Unis. Ce pays ne cherche pas à contrôler la production - celle-ci arrivera de toute façon sur le marché -, mais il est actif dans deux directions. D'abord, il tâche de libéraliser le plus possible le marché, en permettant à toutes les compagnies pétrolières internationales - américaines ou non - d'agir librement, afin d'aboutir à une allocation optimale des ressources et à la quantité de pétrole nécessaire pour répondre à la demande. Cette action porte ses fruits : il n'y a plus que deux pays qui n'ont pas libéralisé leur production de pétrole, qui n'ont pas ouvert leur production à des compagnies étrangères : l'Arabie Saoudite et le Koweït. Dans tous les autres, y compris ceux qui portent un discours nationaliste - le Venezuela, la Russie, l'Iran, etc. -, les entreprises étrangères sont plus ou moins les bienvenues, car elles apportent des capitaux et de la technologie. La deuxième action des États-Unis consiste à sécuriser ce marché de sorte que les flux, essentiellement maritimes, entre producteurs et consommateurs soient fluides. Ce pays est la seule grande puissance à avoir une présence navale sur l'ensemble des océans et il sécurise, autant que faire se peut, ces flux. Il peut aussi les interrompre, pour couper l'approvisionnement d'un pays en pétrole. À ce jour, tout le monde s'en accommode, sauf la Chine.

Le réel aspect géopolitique lié au pétrole n'est pas celui-là, car on ne fait pas la guerre pour s'approprier du pétrole, c'est un fantasme. La guerre en Irak de 2003 n'avait pas pour but de contrôler les réserves pétrolifères irakiennes, qui sont de toute façon exploitées et mises sur le marché. Le risque de guerre est en réalité lié à la malédiction du pétrole : il y a une corrélation négative claire entre la forte dépendance d'un pays à l'égard de ses ressources naturelles, notamment énergétiques - pétrole, gaz ou même uranium, pour le Niger -, et son développement. Plus l'économie d'un pays dépend de ses matières premières, moins elle est développée. Il y a des contre-exemples, comme le Qatar, mais considérons l'exemple du Venezuela, de l'Algérie par rapport au Maroc, du Nigéria, de l'Angola ou encore du Mozambique : ce dernier pays subit déjà, avant même d'avoir commencé à produire, les contrecoups de la malédiction du pétrole ! Il y a donc bien des guerres ou de l'instabilité, mais seulement du fait de cette « malédiction ».

J'en viens à la question de la rentabilité. Oui, ce secteur peut être extrêmement rentable, mais pas toujours. En Arabie saoudite, la production d'un baril coûte 5 à 10 dollars et il est vendu 75 dollars ; mais, aux États-Unis, où l'on produit beaucoup de pétrole de schiste, non conventionnel, le coût de production d'un baril s'élève à minimum 50 dollars. On assiste depuis les années 1970 à une bataille pour s'accaparer la rente pétrolière et, dans les années 1980, ce sont les pays producteurs, au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), qui ont mis la main sur l'essentiel des bénéfices ; mais ils ont de ce fait accru leur dépendance à cette matière première. L'Arabie saoudite est un pays très riche, certes, mais elle a besoin d'un baril à 75 dollars pour équilibrer son budget public. Cas classique de malédiction du pétrole, la population locale de ce pays vit principalement du pétrole et ne travaille pas réellement. De petits pays comme le Qatar ou le Koweït peuvent se le permettre, mais dans un pays comme l'Iran, qui compte près de 100 millions d'habitants, cela ne fonctionne plus, on ne peut pas laisser une population si nombreuse dans l'oisiveté. Les 200 millions de Nigérians espèrent pouvoir tous vivre du pétrole, mais ce n'est pas possible ! Et, avec 30 millions d'habitants, le système de l'Arabie saoudite ne pourra pas fonctionner ainsi ad vitam æternam : ils auront un vrai problème d'ordre financier. Quant aux entreprises internationales, elles font des bénéfices impressionnants en valeur absolue, mais, rapportés à leur chiffre d'affaires, ces profits, s'ils sont confortables, n'ont rien à voir avec la rentabilité du capital des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ce n'est pas là que se trouve le scandale.

Je termine avec votre dernière question. Toutes les grandes compagnies sont privées. Leur but est - elles ne s'en cachent pas - de faire du bénéfice et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Il faut donc faire en sorte qu'un dollar investi dans le pétrole rapporte moins qu'un dollar investi dans d'autres solutions, et cela passe par la fiscalité et les normes. Ces compagnies ont la prétention de devenir des compagnies non plus seulement pétrolières, mais énergétiques au sens large. Elles sont toutes centenaires et elles savent que, si elles veulent encore exister dans cent ans, elles ne doivent plus être des compagnies uniquement pétrolières. Elles suivent donc le marché et s'orientent vers le renouvelable. Toutes ne survivront peut-être pas, mais celles qui s'adapteront le mieux survivront. De ce point de vue, les entreprises européennes sont plutôt en meilleure posture que les américaines. À nouveau, il faut faire en sorte que soit la demande soit la rentabilité baisse. TotalEnergies s'adaptera comme les autres.

M. Jean-Claude Tissot. - Le projet Tilenga de TotalEnergies en Ouganda prévoit le forage de 400 puits de pétrole en bordure du lac Albert, ce qui contraint l'expropriation de plusieurs familles. Quelles sont les relations entre ce groupe et le gouvernement ougandais ? L'intérêt économique du pays est-il le seul critère mis en avant ? Comment se positionne notre ambassade sur place à ce sujet ?

L'Angola a récemment annoncé son retrait de l'Opep. TotalEnergies contrôle 41 % du marché du pétrole de ce pays. Quelles conséquences ce retrait, qui laisse penser à une réorientation économique et énergétique de l'Angola, aura-t-il pour le groupe TotalEnergies ? Quelles sont les relations de ce groupe avec l'Opep ?

M. Philippe Copinschi. - Je ne connais pas les détails du projet Tilenga. TotalEnergies a vocation, comme toute entreprise, non pas à développer l'Ouganda ou tout autre pays, mais à faire du business. Elle le fait dans le cadre des contraintes qui lui sont imposées. Or, en Ouganda, les normes sociales, environnementales ou de sécurité sont faibles ou inexistantes. Pour ce qui concerne les pays en développement en général, il convient donc de légiférer dans un cadre transnational, afin que les acteurs présents sur le marché européen ou au sein de l'OCDE soient contraints de respecter les mêmes normes là-bas qu'ici. Dans ce cas, le groupe TotalEnergies s'y pliera, mais il ne fera pas d'excès de zèle. Cela entraînera-t-il un développement en Ouganda ? L'expérience montre que les chances que cela se produise sont quasi nulles, surtout si l'on considère la nature du régime ougandais. Les entreprises avancent l'argument classique : « Le pays va recevoir des milliards, à lui d'en faire bon usage. » Il n'en fera pas bon usage, on le sait, mais rien n'interdit à TotalEnergies de mener son projet.

Sur les relations de TotalEnergies avec le gouvernement ougandais, je n'ai pas d'information particulière. J'imagine que ce sont les mêmes relations que toute entreprise a avec un État hôte : il signe des contrats pour avoir des licences.

Je n'ai aucune idée de l'action de notre ambassade sur place.

Que change le retrait de l'Angola de l'Opep ? Rien. Ce pays n'est pas satisfait des quotas qui lui sont attribués, il voudrait pouvoir produire plus. En général, les entreprises privées souhaitent produire au maximum, car elles investissent des milliards d'euros dans leurs installations, donc j'imagine que ce retrait est une bonne nouvelle pour TotalEnergies, mais cela ne changera pas grand-chose.

M. Michaël Weber. - Vous écriviez en 2007 dans un article intitulé « Pétrole, facteur de violence politique » que la rente pétrolière dans les pays producteurs participait à des mécanismes de déstructuration économique. Vous expliquiez que la rente tirée de l'exploitation des gisements d'hydrocarbures rend toute activité économique agricole ou industrielle non compétitive, voire la fait disparaître. Vous établissiez une corrélation négative entre la croissance économique et l'exploitation du gaz et du pétrole. Vous considériez enfin le pétrole comme facteur d'instabilité politique. Ces affirmations vous semblent-elles toujours d'actualité ?

Par ailleurs, une compagnie pétrolière peut-elle, au-delà des seuls enjeux économiques, détenir une responsabilité politique et une influence sur le développement administratif et institutionnel d'un État ?

M. Philippe Copinschi. - Je ne changerais pas un mot à cet article. Un pays qui produit du pétrole, du gaz, de l'uranium ou des diamants vend ses matières premières en dollars sur le marché mondial. Cette entrée de dollars dans l'économie nationale a un effet sur le taux de change réel de la monnaie locale, qui s'évalue. La production locale devient moins compétitive que la production importée et petit à petit, il devient plus rationnel d'importer que de fabriquer sur place. L'Arabie saoudite ou l'Algérie, par exemple, ne produisent rien d'autre que du pétrole et du gaz : ils ne seraient pas rentables. La Norvège, le Botswana sont des bons exemples de pays qui ont réussi à sortir de cette malédiction, mais grâce à une gouvernance solide. Or, la présence d'hydrocarbures a tendance à déstructurer le système politique d'un pays. Dans un système « normal », le Gouvernement se finance en taxant l'activité économique ; ce n'est possible que si les gens acceptent de payer l'impôt et que s'il y a une base de taxation, donc une activité économique. Dans un pays pétrolier, il n'y a ni l'un ni l'autre. Le gouvernement reçoit des milliards d'euros des compagnies qui exploitent les champs et n'a pas à se soucier du consentement à l'impôt ; il peut vivre sans problème même si la population ne produit rien. Cela a tendance à déstructurer les systèmes de gouvernance, alors que c'est une gouvernance solide qu'il faut pour faire face à la malédiction des ressources.

On a observé, dans les années 1970, la Dutch disease, la maladie néerlandaise : ce n'est pas un phénomène réservé aux pays en développement. Les Pays-Bas avaient les ressources institutionnelles pour résister à la déstructuration de l'économie qui pointait. La Norvège produit du pétrole mais elle paie son essence plus cher que nous et tout le monde y travaille. Les Norvégiens n'attendent pas les revenus du gaz ou du pétrole sans rien faire. Les revenus tirés des hydrocarbures ne sont pas injectés tels quels dans l'économie, ils sont thésaurisés dans un « fonds pour les générations futures », ce qui évite les distorsions monétaires qui sont à la base de la malédiction du pétrole.

Que peut faire une compagnie pétrolière ? C'est toute la limite de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Toutes disent qu'elles oeuvrent en faveur des droits de l'homme et de l'environnement, mais elles restent dans le cadre de la loi ; certaines vont plus loin, d'autres moins loin, cela ne change pas grand-chose. Sans doute pourraient-elles être plus transparentes sur les revenus versés aux États hôtes, même si cela s'est amélioré car cela est devenu une obligation légale. En tout état de cause, ce n'est pas leur rôle d'expliquer à un gouvernement comment agir. On voudrait qu'elles soient plus diligentes face aux dictatures, mais on ne souhaite pas non plus qu'elles soient trop intrusives.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Y a-t-il dans le monde des compagnies pétrolières plus exigeantes que TotalEnergies en matière de RSE ? Y a-t-il des compagnies exemplaires ?

Y a-t-il un effort international pour établir des guidelines ou des due diligences comme cela s'est fait dans le secteur minier au sein de l'OCDE ?

M. Philippe Copinschi. - Il y a des domaines dans lesquels TotalEnergies est probablement un bon élève, d'autres moins. Les acteurs européens sont globalement plus soucieux des questions environnementales que les acteurs américains. Au sein des acteurs européens, TotalEnergies se comporte plutôt mieux qu'ENI, est comparable à Shell et à BP et est un peu moins bien qu'Equinor, mais tout cela s'équivaut à peu près ; surtout, une compagnie peut être meilleure sur certains aspects et moins bonne sur d'autres, car les régimes politiques évoluent.

Il y a de plus en plus de règles, notamment pour la transparence financière, à l'échelon européen. Ces règles s'appliquent à un secteur plus ou moins large. L'exigence de transparence s'applique surtout au secteur extractif, parce que les problématiques des mines sont proches de celles du pétrole ou du gaz. Les questions sociales ne posent pas beaucoup de problèmes dans le domaine pétrolier. Il y a des guidelines, au sein de l'OCDE et ailleurs. Et le degré de normativité des règles - volontaires ou obligatoires - varie.

M. Pierre Barros. - Malgré les accords de Paris, TotalEnergies investit toujours massivement dans les énergies fossiles. Le groupe a changé de nom et se présente désormais comme un groupe multi-énergies, pour répondre au marché, mais cette affirmation masque la réalité de ses investissements. En 2025, il sera le deuxième major pétrolier en termes d'expansion et d'émissions de CO2, derrière ExxonMobil. TotalEnergies met en oeuvre une stratégie de croissance pour protéger sa capitalisation boursière : il investit toujours davantage, afin de maintenir et conforter la demande mondiale. Tout semble fait pour retarder au maximum la fin de l'exploitation des gisements. Cette forme d'attentisme nous conduit dans le mur. Quelles solutions ont les États - s'ils le souhaitent - pour contraindre les majors pétrolières et modifier leur stratégie ? L'offre génère de la demande...et vice-versa.

M. Philippe Copinschi. - Je suis d'accord avec tous vos propos, sauf les derniers. Les compagnies pétrolières n'ont pas vraiment d'impact sur la demande. On pourrait penser que, si elles produisent plus, le prix baissera et que la consommation augmentera. Mais en réalité, l'élasticité-prix de la demande de carburant n'est pas très importante. Même si le prix à la pompe double, on ne divisera pas par deux notre consommation. Inversement, si le prix du pétrole baisse radicalement, on ne va pas faire trois fois le tour du périphérique pour rien. Sans doute, des arbitrages peuvent être faits, par exemple entre une voiture électrique ou à essence, entre une grosse ou une petite voiture, mais ce ne sont pas directement les grosses compagnies qui influencent ces choix. En revanche, il est vrai qu'elles ont une forme d'influence en faisant croire qu'il est naturel de continuer à utiliser le pétrole. J'ai présenté précédemment les scénarios d'agences respectables : l'Opep et TotalEnergies élaborent aussi leurs propres scénarios, et ces derniers reposent sur la poursuite d'une consommation massive de pétrole. Ce n'est pas parce qu'ils y croient, mais ils veulent envoyer un message selon lequel il est normal de continuer dans cette direction : la consommation diminuera, mais un peu seulement - alors qu'en réalité, il faut la diminuer fortement. Mais c'est en jouant sur la demande et non sur l'offre que l'on y arrivera.

Le groupe TotalEnergies s'adaptera, il a vocation à gagner de l'argent. Il le fait déjà d'ailleurs, en investissant un peu dans le solaire, dans les batteries, etc.

Mme Sophie Primas. - Ah bon ?

M. Philippe Copinschi. - À hauteur de 4 milliards d'euros sur 20 milliards d'euros. Il y a vingt ans, c'était proche de zéro. Cela va-t-il assez vite ? Bien sûr que non. Mais si TotalEnergies cessait de produire demain du pétrole, est-ce qu'on prendrait vraiment moins notre voiture ? Non ! L'offre serait probablement pourvue par un autre acteur si le prix ne change pas.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - On pourrait aussi se dire que, si toutes les majors du pétrole sortaient des énergies fossiles, y compris du gaz, en investissant dans les énergies renouvelables, la transition énergétique serait beaucoup plus rapide.

Mme Sophie Primas. - Malheureusement, elles ne sont pas toutes françaises...

M. Philippe Copinschi. - Je redis que les acteurs dont nous parlons représentent 10 % de l'offre. Si tout le monde envoyait le même message, il est évident que cela ferait avancer le schmilblick plus rapidement : il n'y a pas de doute là-dessus.

M. Roger Karoutchi, président. - La tâche s'annonce difficile pour notre commission d'enquête : notre influence sur BP est assez faible.

M. Philippe Folliot. - Si j'ai bien saisi les chiffres que vous nous avez donnés, il s'avère que TotalEnergies est un acteur somme toute presque secondaire, en tout cas relativement moins important que, au hasard, la compagnie nationale saoudienne.

J'en viens à une question sur la loi dite Hulot, la loi mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement : notre pays n'est-il pas, à cet égard, dans une posture hypocrite et égoïste ? Nous interdisons toute exploration et toute exploitation d'énergies fossiles sur notre sol sans interdire les importations, dont nous avons besoin.

J'ai eu l'occasion de me rendre plusieurs fois, dans le cadre d'une mission sénatoriale et il y a encore une dizaine de jours, sur le plateau des Guyanes. Vous parliez de « malédiction du pétrole » ; dans un pays comme le Guyana, le pétrole peut être considéré comme une malédiction si l'on considère les menaces du Venezuela sur la province de l'Essequibo, mais c'est aussi une chance. Avec mon collègue François Bonneau, nous avons échangé avec le président du Guyana, Irfaan Ali : ce pays cherche à mener une stratégie à la norvégienne pour essayer de sortir du sous-développement et protéger sa forêt équatoriale.

C'est sur ces enjeux géostratégiques que je souhaite vous entendre. Sur le plateau des Guyanes, il y a des ressources qui ont été découvertes : il y en a au Guyana, au Suriname, au Brésil. En Guyane française, en revanche, il n'y en a pas, à moins que l'on ne veuille pas les voir.

M. Philippe Copinschi. - TotalEnergies n'est pas un acteur mineur : son poids est plus important que ce que suggère sa part de marché. Du point de vue de la production, TotalEnergies n'est pas très importante ; mais les compagnies internationales comme Shell, Exxon, TotalEnergies ou BP n'ont pas du tout le même profil que les grandes compagnies nationales. Les premières sont verticalement intégrées, c'est-à-dire actives sur l'ensemble de la chaîne de valeur, là où Saudi Aramco et les entreprises analogues ne sont pas des acteurs internationaux : elles investissent assez peu dans la recherche d'exploration-production et les technologies ne sont pas développées par elles, mais par les grandes entreprises privées, y compris les compagnies parapétrolières comme Schlumberger ou Technip, qui passent leur temps à essayer d'améliorer les procédés technologiques afin de produire davantage. En tout état de cause, l'influence d'un acteur comme TotalEnergies n'est absolument pas réductible à sa part sur le marché de la production.

On interdit l'exploration et l'extraction en France tout en important : c'est vrai, mais c'est purement symbolique. Même si l'on produisait autant que possible en France, le pétrole ainsi extrait serait une gouttelette au regard des besoins du pays et ne serait rien du tout rapporté à l'ensemble de la production mondiale. Avec une loi comme la loi Hulot, on envoie un message ; mais cela ne change rien ni à la consommation - prenez-vous moins votre voiture grâce à cette loi ? Bien sûr que non ! - ni à la production et aux prix de marché. Est-ce que produire en France donnerait des ressources supplémentaires aux régions ? Peut-être à la marge, mais cela ne représenterait pas grand-chose.

Pour ce qui concerne le Guyana, cette question sort de mon champ de compétences : je connais bien l'Afrique, moins l'Amérique latine et pas du tout le Guyana. Les dirigeants du Guyana disent mettre en place toutes les mesures de sécurité et de sauvegarde nécessaires pour s'assurer que l'argent ainsi généré serve au développement et que la production ne cause pas de dégâts environnementaux ; mais tous les pays ont le même discours... Dans la réalité, dans huit cas sur dix, les choses tournent plutôt au désastre : c'est plutôt une malédiction. Peut-être le Guyana, miraculeusement, fera-t-il mieux que tous les autres ; malheureusement, l'expérience n'incite pas à l'optimisme. Regardez le voisin vénézuélien, qui possède les plus grandes réserves de pétrole du monde : voyez dans quel état sont l'économie et le régime vénézuéliens.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci de nous dire que nous nous sommes battus pour des lois qui ne changent rien...

Mme Sophie Primas. - Nous l'avions dit au moment de l'examen de la loi Hulot...

M. Philippe Grosvalet. - Vous avez décrit un monde globalisé et ultralibéral ; qu'en est-il de l'espace hexagonal ? Quelle stratégie d'approvisionnement notre pays mène-t-il pour assurer son indépendance ? Et quelle est la place de TotalEnergies dans cette stratégie ? Quelle est l'action de TotalEnergies en tant que transformateur et distributeur sur le marché français ?

M. Philippe Copinschi. - J'essaie de vous décrire le monde tel que je le vois, sans jugement de valeur. Je tâche de vous dire quelles réalités il faut prendre en compte pour légiférer et atteindre un objectif, quel qu'il soit.

La législation française comprend des obligations qui concernent tous les opérateurs pétroliers présents sur le territoire, notamment celle de disposer de trois mois de stocks, de réserves stratégiques, comme dans tous les pays de l'OCDE. Si demain nous cessions de recevoir du pétrole de l'étranger, nous aurions de quoi tenir trois mois de consommation. Pour ce qui est de savoir qui paie quoi et comment la loi est mise en oeuvre, je ne connais pas les détails.

Concernant la stratégie d'approvisionnement de notre pays, la France, comme tous les pays sauf la Chine, dépend et profite du système libéralisé mis en place par les États-Unis, qui sécurisent les routes pétrolières. Les liens entre TotalEnergies et l'État français sont les liens classiques qui se nouent entre un État et une grande entreprise, pas beaucoup plus : TotalEnergies ne se soucie pas forcément d'approvisionner la France. Si demain les Français ne veulent plus payer le pétrole au même prix que les autres, TotalEnergies arrêtera de le leur vendre - le prix est le même pour tout le monde.

M. Pierre-Alain Roiron. - La stratégie actuelle de TotalEnergies en matière de réduction de l'empreinte carbone correspond-elle à ce qui a été décidé par la France, notamment dans le cadre de l'accord de Paris ?

M. Philippe Copinschi. - TotalEnergies annonce qu'elle sera neutre en carbone d'ici à 2050. Cela ne veut pas dire que ses émissions seront réduites à zéro ; cela veut dire que les émissions résiduelles seront compensées. De grands plans sur la comète sont faits aujourd'hui à propos de technologies qui, pour l'heure, n'existent pas vraiment et soulèvent de nombreuses questions, comme le captage et le stockage de CO2.

Quand TotalEnergies annonce qu'elle sera neutre en 2050, elle a en vue les émissions du scope 1 et du scope 2 du bilan carbone, c'est-à-dire les émissions générées par son activité. Elle s'engage par exemple à éliminer le torchage. Mais elle ne s'occupe pas ce qu'il advient de ses productions : c'est le consommateur final, qui va brûler le pétrole et le gaz produit, qui est considéré comme responsable des émissions. C'est évidemment un peu hypocrite, mais le scope 3 est bel et bien exclu du bilan carbone de TotalEnergies ainsi défini.

C'est au législateur de se focaliser sur ce point en faisant en sorte que les consommateurs finaux, qui sont ceux qui émettent du CO2 en brûlant le pétrole de TotalEnergies ou des autres, cessent d'utiliser du pétrole - et du gaz. Cela veut dire organiser la transition, en particulier dans le domaine des transports et - pour ce qui est du gaz - du logement. La mesure qu'il faut prendre dans ce dernier domaine, c'est l'isolation des bâtiments, en commençant par les bâtiments publics...

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez tout à fait raison !

M. Philippe Copinschi. - ... et en aidant les particuliers à isoler leur maison. Une telle stratégie serait gagnante sur toute la ligne : diminution des émissions, économies sur les factures, emploi local. Or, en la matière, on ne fait rien, ou, lorsqu'on isole, on le fait à un rythme de tortue.

M. Pierre-Alain Roiron. - Nous avons proposé un grand emprunt national.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci infiniment de tous ces éléments. Avant que nous poursuivions nos travaux par une seconde audition, Mme Sophie Primas et M. le rapporteur souhaitent chacun faire une courte déclaration.

Mme Sophie Primas. - Suite à une saisine du comité de déontologie parlementaire du Sénat, je voudrais vous faire part, mes chers collègues, d'un certain nombre d'éléments me concernant.

Je souhaite en effet porter à la connaissance de la commission que mon fils exerce une mission de chef de projet méthanisation en région Auvergne-Rhône-Alpes pour la société Fonroche Énergie Biogaz, filiale à 100 % de TotalEnergies.

J'ai interrogé le comité de déontologie pour savoir si devais me déporter complètement de cette commission d'enquête ; il m'a demandé de faire devant vous la présente déclaration et a tenu compte du fait que je n'étais ni présidente ni rapporteure de cette commission d'enquête. Le poste occupé par mon fils est par ailleurs, a-t-il jugé, un poste opérationnel dans une filiale, et dans une région, et non pas du tout au siège du groupe. Je maintiendrai évidemment une parfaite étanchéité entre mes activités au sein de la commission et mes relations avec lui, comme avec toute autre personne. Le comité de déontologie a enfin estimé que la production de gaz renouvelable en France ne faisait pas partie des principales questions soulevées par la proposition de résolution tendant à la création de cette commission d'enquête.

Si, dans le cadre de nos travaux, nous étions amenés à parler de l'entreprise Fonroche Énergie, du biogaz ou d'une entreprise concurrente, je me déporterais, Monsieur le président.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le comité de déontologie, qui s'est réuni en amont de cette réunion, a aussi fait des recommandations me concernant.

Lors de la campagne présidentielle, j'avais dénoncé le maintien de TotalEnergies en Russie après l'invasion de l'Ukraine. TotalEnergies a porté plainte en diffamation et, de fait, j'ai avec TotalEnergies un contentieux juridique sur ses activités en Russie.

Le comité de déontologie m'a par conséquent demandé de me déporter de ce sujet. Ainsi, lorsque sera abordée la question de la Russie - elle le sera évidemment - dans le cadre de cette commission d'enquête, je me déporterai.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Corinne Le Quéré, climatologue, présidente du Haut Conseil pour le climat, et de Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le climat

M. Roger Karoutchi, président. - Nous allons maintenant entendre Mme Corinne Le Quéré, présidente du Haut Conseil pour le climat (HCC), et Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le climat.

Madame Le Quéré, vous êtes climatologue, professeure en sciences du changement climatique à l'université d'East Anglia, où vous dirigez un groupe de recherche sur les émissions et puits de carbone. Vous assurez la présidence du Haut Conseil pour le climat , organisme indépendant chargé d'évaluer l'action publique en matière de climat et sa cohérence avec les engagements européens et internationaux de la France, depuis la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat.

Madame Tubiana, vous êtes membre du Haut Conseil pour le climat et présidente et directrice exécutive de la Fondation européenne pour le climat (ECF). Vous avez été ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique et représentante spéciale pour la COP 21.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes à vous deux, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts de toute nature en relation avec l'objet de la commission d'enquête, c'est-à-dire avec le groupe TotalEnergies ou avec l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Mme Corinne Le Quéré et Mme Laurence Tubiana déclarent n'avoir aucun intérêt avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie.

Avant de vous céder la parole, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Le Quéré et Mme Laurence Tubiana prêtent serment.

Mme Corinne Le Quéré, climatologue, présidente du Haut Conseil pour le climat. - Le Haut Conseil pour le climat est composé d'experts de l'énergie et du climat, comme Laurence Tubiana et moi-même. C'est un organisme indépendant chargé d'évaluer l'action publique en matière de climat, et notamment sa cohérence avec les engagements européens et internationaux de la France, en particulier l'accord de Paris et l'atteinte de la neutralité carbone en 2050. Le HCC rend chaque année un rapport évaluant les progrès concernant le respect de la trajectoire de baisse des émissions fixée par la France, qui inclut un volet consacré à l'efficacité des politiques publiques mises en oeuvre pour réduire les émissions, développer les puits de carbone, réduire l'empreinte carbone et promouvoir l'adaptation au changement climatique. Le Gouvernement doit répondre à ce rapport devant le Parlement et devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans les six mois qui suivent sa publication. Le Sénat s'est ainsi emparé à plusieurs reprises de nos rapports ; je l'en remercie.

Dans le dernier rapport, paru en 2023, nous avons fait le constat que les impacts du changement climatique se sont aggravés à plusieurs égards en France en 2022 : les nombreux événements climatiques recensés - vagues de chaleur, sécheresse - ont affecté la production agricole et la production électrique, leurs conséquences dépassant les capacités actuelles de gestion de crise, ce qui démontre l'intensification du réchauffement. Celui-ci suit la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre et ses impacts vont continuer de s'accroître tant que la neutralité carbone ne sera pas atteinte au niveau mondial. De ce point de vue, la définition d'objectifs climatiques est d'une grande importance. Quant à l'adaptation, elle est indispensable : elle peut réduire les impacts, mais ne peut complètement les effacer.

La France a une politique climatique et ses émissions de gaz à effet de serre diminuent : elle fait partie des dix-huit pays dans le monde où les émissions de gaz à effet de serre diminuent, y compris si l'on considère son empreinte carbone globale. La France n'est donc pas seule, au contraire, dans ses actions climatiques : des actions analogues sont engagées dans presque tous les pays du monde.

En France, la réduction des émissions de gaz à effet de serre se poursuit à un rythme d'environ 1,9 % par an en moyenne ces dernières années. La stratégie nationale bas-carbone (SNBC) dont elle s'est dotée comprend un objectif de neutralité carbone en 2050 et l'établissement d'un budget carbone tous les cinq ans, donc d'une trajectoire prévisible pour l'ensemble des acteurs, dont le rythme nous assure d'arriver au but.

Le premier budget carbone, établi pour la période 2015-2018, a été dépassé. Le deuxième est en cours : il s'applique à la période 2019-2023. Pour ce qui est des émissions brutes, ce budget est en voie d'être respecté ; malheureusement, parce que les puits de carbone forestiers diminuent - car les forêts sont fragilisées par le réchauffement climatique, le budget carbone cible incluant à la fois les émissions et le stockage de carbone dans les sols et les forêts est en voie d'être dépassé : à l'heure actuelle, la France n'est pas sur la bonne trajectoire.

Quant à l'objectif fixé pour 2030, il est à portée de main, mais à la condition d'une accélération de la baisse des émissions dans tous les secteurs émetteurs. Atteindre l'objectif implique en effet de presque doubler le rythme de baisse par rapport à la période 2019-2022.

Autrement dit, les rythmes de baisse actuels sont insuffisants.

Le Haut Conseil pour le climat a développé une méthode d'évaluation de l'action publique qui lui permet d'évaluer si l'appareil d'État est sur la voie d'une telle accélération.

Cette méthode d'évaluation comprend cinq composantes.

Le volet stratégique, premièrement, est le plus développé. : stratégie nationale bas-carbone, programmation pluriannuelle de l'énergie, etc., de nombreux documents stratégiques et plans d'action ont été publiés ; cet ensemble pourrait gagner en cohérence, car l'alignement des différentes stratégies n'est pas garanti. Reste que ce travail est en construction et déjà bien avancé : les choses sont claires pour les acteurs, qui ne sont pas pris par surprise. On sait depuis longtemps que la France va répondre au défi climatique suivant la trajectoire établie dans la stratégie nationale bas-carbone.

Deuxième volet de notre méthode d'évaluation : la politique économique, c'est-à-dire le financement pluriannuel des mesures afférentes via le budget de l'État, la politique commerciale et la politique de l'emploi. Nous avons constaté, en nous penchant en particulier sur les secteurs des transports et du logement, que la stratégie actuelle n'était pas accompagnée d'une politique économique d'ampleur permettant de déclencher l'accélération nécessaire. Un soutien financier supplémentaire est indispensable.

Nous avons vraiment besoin d'une vision d'ensemble pour aligner les décisions macroéconomiques - celles qui ont trait à la politique de l'État dans son ensemble - sur la trajectoire vers la neutralité carbone.

Troisième élément : les freins et leviers qui peuvent ralentir ou accélérer notre rythme de baisse des émissions, par exemple la recherche et développement ou les infrastructures - exemple typique : l'infrastructure de recharge destinée aux voitures électriques. Nous avons recensé quinze de ces freins et leviers dans le seul secteur des transports, ce qui donne une idée du travail à accomplir. La plupart des mesures nécessaires sont identifiées, mais beaucoup d'entre elles sont abordées par le Gouvernement de manière ponctuelle, via des appels d'offres de court terme, et la maîtrise de la demande fait l'objet de peu de mesures, alors que l'offre au consommateur est très carbonée.

Quatrième point : la transition juste. À l'heure actuelle, les politiques climatiques pèsent davantage sur les ménages et les entreprises les plus modestes, malgré les efforts de compensation. L'offre actuelle est inadéquate, trop chère et inadaptée aux besoins. Deux exemples : les véhicules électriques restent inabordables pour les ménages ; l'alimentation demeure très carbonée et les produits alimentaires bas-carbone sont très peu valorisés. J'ajoute que la forte inflation limite encore la capacité de réponse des ménages à cet égard.

Dernier point : l'adaptation ; elle est un prérequis à la mise en oeuvre des mesures d'atténuation.

Mme Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le Climat. - La France importe toujours beaucoup de pétrole et de gaz. Le pétrole représente 28 % de notre bouquet énergétique et le gaz naturel, 16 %. Nos importations de pétrole ont augmenté de 20 % en 2022. Notre mix énergétique est donc encore loin d'être décarboné.

TotalEnergies est une très grande entreprise, et 99 % de ses activités de production reposent sur le pétrole et le gaz en 2022. C'est la deuxième entreprise la plus expansionniste dans le secteur des énergies fossiles dans le monde, car elle a un grand nombre de projets d'exploration de nouveaux champs de pétrole et de gaz dans toutes les régions du monde, en Amérique latine, en Asie et en Afrique. C'est la firme qui a approuvé le plus de nouveaux projets pétroliers et gaziers en 2022, en particulier en Ouganda et en Tanzanie. Son projet le plus émetteur est un projet d'extraction de gaz de schiste en Argentine. L'exploitation du gaz de schiste conduit à émettre non seulement du carbone, mais aussi du méthane, qui est un gaz particulièrement dangereux puisqu'il a une capacité de réchauffement plus importante que le CO- même si sa durée de vie dans l'atmosphère est plus courte. Sur ses 33 projets super émetteurs, dix-neuf sont situés à moins de 50 kilomètres d'une zone de biodiversité protégée, et 25 sont situés dans des pays dotés de régimes politiques soulevant des questions sur la représentation des intérêts des populations.

Le Président de la République a, notamment à Dubaï, rappelé l'engagement de la France à respecter les accords de Paris. Il a présenté un plan prévoyant de tourner la page du pétrole en 2045 et celle du gaz en 2050, ce qui est conforme aux objectifs européens. Ces propos ont été plutôt bien accueillis. De même, le Président de la République a dit vouloir prendre un virage radical pour sortir des énergies fossiles. Les analyses de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), qui va bientôt fêter son 50e anniversaire, montrent que, pour maintenir la hausse des températures en dessous de 2 degrés - sans parler de l'objectif de l'accord de Paris, qui est de 1,5 degré - nous devons cesser tous les nouveaux projets d'exploration de gaz et de pétrole, puisque ceux qui existent aujourd'hui suffisent pour dépasser les 2 degrés : actuellement, nous sommes sur une tendance qui nous mènera au--dessus de 2,5 degrés.

Dès lors, il est difficile de mettre en cohérence cela avec les actions d'une entreprise très dynamique, qui n'investit pas beaucoup dans les énergies renouvelables
- comme toutes les autres, d'ailleurs, qu'il s'agisse des grandes entreprises privées internationales ou des grandes entreprises nationales, comme Aramco. En moyenne, les entreprises pétrolières consacrent moins de 2 % de leurs investissements aux énergies renouvelables. Donc, elles ne sont pas en voie de diversification. TotalEnergies n'est pas la pire en la matière, loin de là, mais ses investissements restent très modestes.

Or cette entreprise est française, et son action fait partie des activités de la diplomatie économique. Peut-être faut-il donc mener une réflexion sur la mise en cohérence du plan de décarbonation de TotalEnergies avec ce que la France pousse au plan européen et au plan international. Toutes les entreprises européennes mènent ce type de réflexion, d'ailleurs.

Un aspect très intéressant lié à votre sujet est qu'une bonne partie du développement des énergies alternatives, nucléaires ou renouvelables, peut se heurter aux problèmes d'emprunts sur les marchés des capitaux, qui obèrent le financement de leurs activités. Les entreprises pétrolières n'ont pas ce problème, car leurs fonds propres sont suffisamment importants pour qu'elles n'aient pas besoin d'emprunter. Ce problème de financement touche les entreprises de l'éolien, particulièrement en France et en Europe, les entreprises du solaire et, sans doute, les entreprises du nucléaire, même si ce secteur est largement soutenu par l'investissement public. Cela crée une distorsion, puisque les entreprises qui investissent dans les énergies renouvelables ou le nucléaire, lorsqu'elles ont besoin d'emprunter sur les marchés des capitaux, sont dans une situation défavorable par rapport aux entreprises pétrolières, qui n'en ont pas besoin.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Madame Le Quéré, comment évaluez-vous l'intégralité de nos émissions et de notre politique climatique alors que, pour le gaz, nous sommes passés à un régime d'importation de gaz naturel liquéfié (GNL), provenant notamment d'Amérique du Nord, avec une composante en gaz de schiste que nous sommes à ma connaissance incapables d'évaluer sérieusement ? Comment faire un reporting sérieux dans ces conditions, qu'il s'agisse du pays ou des groupes énergétiques concernés ?

Vous n'avez pas évoqué les subventions publiques aux énergies fossiles, alors que la France continue à les subventionner, malgré l'urgence d'en sortir.

Enfin, madame Le Quéré, dans le rapport de juin dernier, vous avez souligné la faiblesse du reporting européen et international concernant les engagements des acteurs non-étatiques, ce qui fragilise l'action publique. Qu'en est-il en ce qui concerne TotalEnergies ?

Madame Tubiana, nous connaissons votre expérience des négociations climatiques internationales. La question de l'oeuf et de la poule se pose toujours entre l'offre et la demande d'énergie fossile. À Dubaï, pour la première fois, la COP a abordé explicitement la question des énergies fossiles. Comment les États interviennent-ils pour limiter les moyens de la communauté internationale d'agir sur la sortie des énergies fossiles ou sur leur réduction ? Avez-vous été surprise à Dubaï de voir le président-directeur général de TotalEnergies, Patrick Pouyanné et des représentants du groupe dans la délégation officielle française ?

De fait, les États interviennent pour faciliter l'installation de groupes énergétiques comme TotalEnergies dans des pays tels que le Mozambique, l'Ouganda ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Au-delà des moyens de politique publique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, cela n'entre-t-il pas en contradiction avec leur stratégie annoncée ?

Mme Corinne Le Quéré. - Concernant les évolutions récentes, en particulier à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, des points d'attention importants ont été soulevés dans notre rapport. Un aspect positif est que, avec la guerre en Europe, la France et l'Union européenne ont réaffirmé leur volonté de sortir des énergies fossiles, considérée comme la meilleure façon d'assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique. Cependant, malgré cette volonté, l'approvisionnement de gaz s'est réorienté vers le GNL, qui émet davantage de gaz à effet de serre que le gaz naturel et qui pose le problème des stranded assets (actifs irrécupérables) : les investissements ne pourront pas être exploités jusqu'au bout car investir dans des infrastructures qui ne sont pas bas-carbone doit se faire sur une durée aussi courte que possible, pour permettre une transition vers des émissions plus faibles, or ce ne sera pas le cas si l'on construit des infrastructures d'ampleur pour le GNL. Le deuxième point d'attention concerne le développement de nouvelles relations internationales avec des pays producteurs de pétrole, rendant plus difficile la mise en oeuvre ambitieuse d'objectifs climatiques.

Nous parlons dans notre rapport des subventions aux énergies fossiles en France. Elles ont été particulièrement importantes avec le bouclier tarifaire, qui a été nécessaire pour soutenir les ménages. Le Gouvernement doit développer des moyens de soutenir les ménages sans subventionner les énergies fossiles, en utilisant d'autres mécanismes. Au sein du budget vert, il y a des investissements qui vont à l'encontre de la transition, sous forme de subventions aux énergies fossiles, mais il n'y a pas de trajectoire claire pour remobiliser ces soutiens financiers à travers des instruments qui n'impliquent pas une baisse de taxes, susceptible d'envoyer des signaux négatifs.

Les acteurs non-étatiques jouent un rôle de plus en plus important au niveau international, comme on le voit dans les COP, avec l'engagement de secteurs d'activités, de collectivités territoriales ou d'acteurs privés. Cependant, il y a des lacunes à la fois dans la qualité de ces engagements et dans leur suivi. Les Nations unies ont établi un groupe d'experts de haut niveau sur les engagements des entités non-étatiques, avec des recommandations claires : les allégations de neutralité carbone sont incompatibles avec les investissements dans la production d'énergies fossiles ; l'achat de crédits bon marché ne peut pas remplacer des actions réelles pour réduire les émissions ; l'accent sur l'intensité énergétique ne suffit pas, il faut vraiment réduire les émissions ; les actions des lobbies, aussi, sont incompatibles ; et l'évaluation volontaire doit être renforcée par des contrôles externes et des règles strictes. Appliquer ces recommandations permettrait d'aller beaucoup plus loin dans la redevabilité des acteurs soutenus par l'État.

Mme Laurence Tubiana. - La présence croissante des acteurs économiques dans les négociations internationales est un phénomène observé depuis longtemps. La philosophie de l'accord de Paris était d'ailleurs de leur réserver une place, pour qu'ils puissent contribuer à changer l'économie. Malheureusement, il n'y a pas de solution viable avec les énergies fossiles dans la lutte contre le changement climatique : c'est incompatible. Bien que l'impression persiste parfois que l'on peut concilier les deux, cela n'est pas réaliste.

Pour la première fois, à Dubaï, nous avons pris un engagement financier pour compenser les pertes et dommages, c'est-à-dire les pertes irréversibles causées par le changement climatique sur les économies. Les impacts du changement climatique sur des secteurs tels que le tourisme, la santé et l'agriculture sont déjà coûteux en France, et cela est encore plus prononcé à l'échelle mondiale. Certains assureurs refusent désormais d'assurer certaines propriétés en raison du risque lié au changement climatique, une réalité déjà présente en Floride et en Californie, et qui émerge en France. Il y a donc un coût économique, que nous ne mesurons pas encore complètement, mais qui se manifeste plus rapidement que prévu.

Cette contradiction a été observée à Dubaï, où des entreprises pétrolières étaient plus présentes que jamais - et nous étions dans un grand pays producteur de pétrole. Les entreprises pétrolières veulent continuer à produire du pétrole et du gaz, mais la facture du changement climatique croît chaque jour. TotalEnergies était très présente, comme d'autres entreprises, jusqu'au bout de la conférence, au sein même des délégations. Il y a d'ailleurs aujourd'hui une réflexion au sein du secrétariat de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC ; en anglais United Nations Framework Convention on Climate Change, UNFCCC) pour essayer de traiter la question des potentiels conflits d'intérêts.

Il y a un conflit d'intérêts inhérent au fait que lutter contre le changement climatique signifie atteindre zéro carbone net d'ici 2050 - et bien avant pour les pays développés - alors que les entreprises pétrolières veulent continuer à produire... Ce conflit d'intérêts n'a pas été traité jusqu'à présent, mais il devient de plus en plus évident. À Dubaï, la présence de représentants de ces entreprises était très visible, et le choix du lieu de la conférence a interrogé aussi. La prochaine COP se tiendra à Bakou en Azerbaïdjan, et les discussions battent leur plein sur la réforme des processus à l'UNFCC. La France serait bien placée pour montrer qu'il est possible de dialoguer avec ces entreprises tout en traitant sérieusement, proprement la question du conflit d'intérêts - comme vous le faites dans cette commission d'enquête. On ne peut pas faire une place à la table des négociations à des entreprises qui veulent continuer à développer leur production de pétrole : il y a une contradiction.

La France continue sa diplomatie économique traditionnelle, accompagnant les grandes entreprises dans divers pays, notamment lors des visites présidentielles, ce qui peut créer des contradictions, surtout lorsque cela implique des acteurs pétroliers. De plus, la signature de contrats d'approvisionnement à très long terme, comme avec le Qatar, à la suite de l'agression russe, crée des engagements qui peuvent être difficiles à réévaluer. Il est donc essentiel de résoudre ces contradictions et de chercher une cohérence dans nos actions.

M. Roger Karoutchi, président. - Je suppose que, lorsque vous souhaitez que la délégation française ne compte plus de représentants de TotalEnergies, c'est dans l'idée qu'aucune autre délégation ne compte de représentants d'aucune autre entreprise pétrolière... Est-ce réaliste ?

Mme Laurence Tubiana. - Je disais simplement que l'UNFCC réfléchissait à la question des conflits d'intérêts, sans spécificité à l'égard de la France.

M. Jean-Claude Tissot. - Les importations de gaz de schiste faites par le groupe TotalEnergies proviennent notamment du Texas, où 1 700 gisements sont en activité. L'extraction par fracturation hydraulique crée des risques de pollution des eaux, mais aussi de l'air, à cause des émissions de méthane, un gaz dont l'effet de serre est 80 fois plus fort que celui du CO2. La France a donc prohibé l'extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique depuis 2011, mais elle n'a jamais interdit d'importer du gaz extrait de cette manière.

D'après les données recueillies par Disclose.ngo et publiées dans une étude de septembre 2023, 420 000 personnes seraient directement exposées aux émissions toxiques libérées par les forages de TotalEnergies au Texas. Pourriez-vous nous préciser la réglementation en vigueur sur le gaz de schiste au niveau européen ? Le Haut Conseil pour le climat a-t-il réclamé l'interdiction de telles importations ?

M. Philippe Folliot. - Le rapporteur a dit que la France subventionnait les énergies fossiles. Quelles sommes sont ainsi versées ? Selon quelles modalités ? Comment empêcher cela ?

Mme Laurence Tubiana. - Il semble nécessaire de vérifier les chiffres, car ils ont varié entre 2021, 2022 et 2023. Globalement, on observe une augmentation des subventions, à travers différents canaux. Deux grandes catégories méritent une attention particulière : les subventions aux entreprises, qui les aident à régler leurs factures énergétiques, et le bouclier tarifaire visant à protéger la consommation des ménages. Le chiffre européen est alarmant : près de 1 000 milliards d'euros de subventions aux énergies fossiles ont été octroyés en 2022 et 2023, la France se situant dans la moyenne des grands pays ayant largement subventionné, aux côtés de l'Allemagne.

Mme Corinne Le Quéré. - Pour la France, le total s'élève à près de 12 milliards d'euros. Ces subventions comprennent des dépenses fiscales identifiées dans le budget vert de l'État, telles que les taux spécifiques aux départements et régions d'outre-mer (Drom) ou pour le gazole non routier dans les travaux agricoles ou le BTP. Il existe également d'autres dispositifs, comme l'absence de taxation sur le carburant de l'aviation, la différence de taxation entre le diesel et l'essence, la TVA réduite sur les billets d'avion et le taux réduit de taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) pour le transport maritime. L'historique de ces soutiens est compréhensible, notamment lorsqu'il s'agit de crédits d'impôts et de taxes pour soutenir les entreprises. Cependant, il est crucial de les repenser afin qu'ils ne passent pas par le financement des énergies fossiles, mais plutôt par l'utilisation d'autres instruments plus alignés avec les objectifs de transition énergétique.

M. Roger Karoutchi, président. - En somme, monsieur Folliot, il n'y a pas de subventions à la production en France, mais plutôt des aides à la consommation versées aux ménages et aux entreprises.

Mme Laurence Tubiana. - Le bouclier tarifaire, par exemple, fait beaucoup parler ces jours-ci parce que le Gouvernement a décidé d'augmenter le prix de l'électricité plus que celui du gaz. On pourrait se demander si les subventions à la consommation ne pourraient pas être plus incitatives dans le choix de solutions moins carbonées. Le développement des pompes à chaleur, par exemple, est une très bonne chose. Mais pourquoi augmenter les prix de l'électricité plus que ceux du gaz ? Il faut recalibrer les soutiens décidés à la suite de la hausse des prix de l'énergie pour les mettre en cohérence avec la stratégie bas-carbone.

M. Pierre Barros. - Le Giec ou l'AIE rappellent régulièrement que nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 55 % à 70 % d'ici 2030 pour limiter le réchauffement global de la planète à 1,5 degré. Les entreprises continuent pourtant à exploiter les énergies fossiles, en contradiction manifeste avec leurs objectifs, puisqu'elles ont elles-mêmes annoncé vouloir atteindre zéro émission nette d'ici 2050. Quelque 425 grands projets d'extraction ont été répertoriés en 2022 : 195 pour le pétrole et le gaz, 230 pour le charbon. L'entreprise TotalEnergies rétorque qu'elle répond à la demande mondiale, mais le lien entre l'offre et la demande est très ténu, et l'on peut soutenir que c'est largement la première qui crée la seconde. Quelle politique économique serait pertinente, de votre point de vue, pour revenir à une trajectoire plus vertueuse ? Que préconise le Haut Conseil pour le climat, à part traiter proprement le conflit d'intérêts, face à l'impunité clairement affichée par TotalEnergies ?

Mme Corinne Le Quéré. - La politique économique que nous avons identifiée jusqu'à présent consiste à utiliser l'approche du budget vert pour piloter le budget de l'État vers des actions vertueuses. Les 12 milliards d'euros que je mentionnais tout à l'heure, qui ont été identifiés dans le budget de l'État, doivent pousser à emprunter une trajectoire pour sortir de ces instruments et aller vers des investissements qui ne favorisent pas les énergies fossiles. Le Gouvernement doit aussi trouver le financement des 65 milliards d'euros additionnels pour les mesures bas-carbone. Cela implique de prendre des décisions qui vont répartir la part de ces financements entre secteur public et privé, en essayant de les orienter pour qu'ils profitent au maximum aux entreprises françaises. Il faut orienter la production en France pour qu'elle soit le plus bas-carbone possible, et soutenable. Je pense à la production de véhicules, par exemple, ou à la production alimentaire : nous devons encourager les entreprises intermédiaires de l'industrie agroalimentaire à privilégier les produits achetés en France.

Mme Laurence Tubiana. - Il y a un débat entre l'AIE et le secteur du pétrole et du gaz. C'est un peu la poule et l'oeuf : les entreprises disent qu'elles ne font rien d'autre que répondre à une demande. Mais comment celle-ci est-elle générée ? Il y a des subventions aux énergies fossiles, et aussi des crédits à l'exportation. La France, je crois, s'est engagée à mettre un terme à l'utilisation des crédits à l'exportation pour les activités fossiles. Cet engagement a été pris après la conférence de Glasgow, il me semble. Il existe tout de même encore des crédits à l'exportation liés aux activités fossiles.

Il y a un besoin d'investissements dans le secteur vert qui risque de ne pas trouver de solution, vu les problèmes fiscaux que nous connaissons et les règles de stabilité budgétaire européenne. Nous devons réfléchir à des manières de régler ce problème.

Quant à la demande, on voit que l'évolution du parc automobile mène à des véhicules plus lourds et plus consommateurs, par exemple, ce qui est un facteur d'augmentation des émissions liées au transport. L'État pourrait accroître les incitations à aller vers des véhicules plus propres.

Les entreprises pétrolières disent qu'elles peuvent arriver à la neutralité carbone parce qu'elles vont capturer leurs émissions au moment de la production, dès l'extraction. Ce n'est pas sérieux : des rapports du Giec montrent que cette capture, et le stockage subséquent, ne peuvent représenter qu'une très petite partie du carbone émis. Les plans de décarbonation de ces entreprises ne sont pas réalistes, donc, et ils n'ont pas fait l'objet d'une évaluation sérieuse dans le cadre des politiques publiques. L'AIE débattra de ce point du 13 au 14 février.

Quant aux instruments économiques liés aux énergies fossiles, on voit que la production et l'exportation de pétrole ne contribuent pas au financement des dommages ni à celui du développement de solutions alternatives. Nous avions envisagé de taxer les surprofits pétroliers au moment de l'invasion de l'Ukraine. TotalEnergies paie très peu de taxes en France. Il localise chez nous beaucoup de ses pertes... La France a donc peu de leviers pour l'inciter à être plus cohérente avec nos politiques et diversifier ses activités. Le coût du pétrole est supporté par les consommateurs, mais ne donne aucun signal économique à l'entreprise elle-même. Une réflexion sur ce point a été lancée à Dubaï par le Président de la République lui-même.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 00.