Mercredi 17 janvier 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

« Nouvelle posture stratégique du Japon dans l'Indopacifique, quelles implications pour la France ? » - Audition de Mme Céline Pajon, chercheure, responsable des activités Japon et coordinatrice du Programme Océanie Centre Asie-Indopacifique de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, je vous souhaite tout d'abord une bonne année 2024. Qu'elle nous permette d'approfondir nos travaux, toujours dans le sens de l'intérêt général et d'une meilleure appropriation par nos compatriotes des sujets de défense et d'affaires étrangères.

La première audition de la matinée a pour thème : « la nouvelle posture stratégique du Japon dans l'Indopacifique, quelles implications pour la France ? » Il s'agit aujourd'hui de prolonger le travail d'information que nous avions entamé l'an dernier par notre rapport sur la stratégie de la France dans l'Indopacifique en l'ouvrant sur le Japon, un pays qui se trouve au coeur de tensions de plus en plus forte avec, à son Nord la Russie, à l'Ouest, la Corée du Nord et au Sud, la Chine et Taïwan. Certains attribuent d'ailleurs au Japon la paternité du concept d'Indopacifique depuis que le Premier ministre Shinzo Abe en a prononcé le terme en 2007, lors d'une visite en Inde, précisément dans le but de concevoir une stratégie de défense contre son imposant voisin chinois.

Pour nous éclairer sur les visions respectives du Japon et de la France sur l'Indopacifique, j'ai donc le plaisir d'accueillir Céline Pajon, chercheure et responsable des activités « Japon » au Centre Asie-Indopacifique de l'Institut français des relations internationales (IFRI).

Madame, vous avez récemment publié plusieurs articles consacrés à ce sujet, dont un premier article, intitulé Nouvelle stratégie de sécurité et de défense au Japon. Comment dit-on Zeitenwende en japonais ?, dans lequel vous expliquez que le Japon vient d'entériner un changement d'ère dans sa posture de sécurité et de défense, à l'instar du tournant engagé par l'Allemagne après l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Dans un second article, vous appelez la France dans l'Indopacifique à adopter une posture stratégique pragmatique. Nous serons donc intéressés par vos recommandations.

Nous avons appris en fin de semaine dernière, l'élection d'un nouveau président de Taïwan, Lai Ching-te, réputé pour sa ligne indépendantiste, ce qui ne devrait pas apaiser les discours et les actes toujours plus menaçants de la Chine. Vous nous direz comment le Japon envisage la guerre hybride qui se joue actuellement dans le détroit de Taïwan et comment, selon vous, il réagirait en cas de déclenchement d'un véritable conflit armé. Je rappelle que les îles nipponnes les plus méridionales ne sont qu'à une centaine de kilomètres de Taïwan.

Par ailleurs nous avons noté l'augmentation de 17 % du budget de la défense japonais, qui dépassera les 50 milliards d'euros, avec d'importants investissements en termes de défense anti-missiles à l'égard de la Corée du Nord, de construction navale et de missiles de croisières : 400 missiles Tomahawk acquis auprès des États-Unis. Il ne s'agit donc plus d'un budget répondant à une doctrine de pure auto-défense mais bien de contre-attaque. Le Japon est-il prêt à cette mutation et à entrer en guerre aux côtés des américains, voire des sud-coréens, s'il le fallait ?

Enfin, une information semble être passée largement sous les radars de l'actualité. Il s'agit du partenariat d'exception entre la France et le Japon, conclu en fin d'année 2023 sur les enjeux de sécurité économique. Pourrait-on aller plus loin, notamment en matière de coopération d'armement et de défense ?

Voici quelques interrogations sur lesquelles vous pourrez revenir dans vos propos liminaires ou à l'issue lors de l'échange de questions-réponses avec les membres de la commission. Avant de vous donner la parole, je rappelle que cette audition est captée et sera diffusée sur le site du Sénat. Madame, je vous laisse la parole.

Mme Céline Pajon, chercheure, responsable des activités « Japon » et coordinatrice du Programme Océanie Centre Asie-Indopacifique de l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée à m'exprimer devant vous ce matin et de participer aux travaux de la commission. Pourquoi parler du Japon aujourd'hui ? Tout d'abord, le Japon est un pays précurseur de ce qu'on appelle l'Indopacifique. La stratégie pour un Indopacifique libre et ouvert a été effectivement évoquée et lancée formellement par le Premier ministre, Shinzo Abe, en 2016. Cette approche a fait flores depuis. En outre, le Japon est un des partenaires stratégiques de la France dans l'Indopacifique. Puis vous l'avez également évoqué, on observe une transformation de la posture de défense japonaise, ces dernières années, avec des décisions historiques que l'on a pu comparer au Zeitenwende, changement de doctrine de l'Allemagne. Enfin, le Japon est un acteur et un partenaire majeur dans le contexte de la rivalité sino-américaine. Il est en première ligne face à Pékin qui est aussi son premier partenaire économique. C'est également l'allié le plus proche des États-Unis en Asie. Je rappelle que 50 000 soldats américains sont toujours postés sur des bases au Japon.

J'organiserai mon propos en trois points pour refléter vos centres d'intérêt. J'expliciterai tout d'abord les priorités stratégiques sécuritaires du Japon, puis comment le Japon s'adapte à cet environnement stratégique de plus en plus dégradé. Enfin, je reviendrai sur les spécificités et les enjeux du partenariat franco-japonais.

S'agissant des priorités stratégiques du Japon, la carte devant vous démontre de manière assez évidente que les problématiques sécuritaires se situent directement dans le voisinage du Japon. Rappelons que l'archipel japonais, constitué de milliers d'îles, s'étend tout au Nord d'Hokkaido, voisinant la Russie, avec laquelle un différend territorial demeure autour de ce que les japonais appellent les Territoires du Nord et que les Russes nomment Kouriles du Sud. Tout au Sud, il s'étend jusqu'à l'archipel des Ryûkyû, Okinawa. Il va même jusqu'à l'archipel Yaeyama, qui ne se trouve qu'à une centaine de kilomètres des côtes taiwanaises.

Comme vous pouvez le constater, le Japon a des différends territoriaux, non seulement avec la Russie mais aussi, d'une part, avec la Corée du Sud autour des îles Takeshima-Dokdo, sous contrôle coréen et d'autre part, avec la Chine au sujet des îles Senkaku-Diaoyu, sous contrôle japonais mais revendiquées par Pékin. Ces dernières sont situées à 300 kilomètres des côtes chinoises et à 150 kilomètres des côtes taiwanaises, et constituent un lieu de tension important depuis des années. Le Japon fait donc face à deux États autoritaires révisionnistes, la Chine et la Russie, et un État totalitaire, la Corée du Nord, tous trois dotés de l'arme nucléaire. Le Japon est confronté à la perspective d'un triple front, à la fois autoritaire et nucléaire.

En conséquence, l'archipel nippon évolue dans un environnement de sécurité complexe et dangereux, qui s'est très largement dégradé ces dernières années. Tout d'abord, la Chine fait peser une menace directe sur l'intégrité territoriale japonaise. Depuis 12 ans, la Chine effectue des incursions maritimes et aériennes très fréquentes autour des îles Senkaku pour en contester la souveraineté et le contrôle japonais. Cette situation est particulièrement difficile pour le Japon car ces incursions ne sont pas le fait de bateaux de guerre chinois mais de bateaux des garde-côtes, voire même de bateaux de pêcheurs. Cela crée une situation de zone grise, une stratégie de guerre hybride qui est particulièrement délicate à gérer car il convient d'opposer des limites, sans pour autant « escalader » la situation, en envoyant des forces armées sur le théâtre.

Ces dernières années, on note une nette montée des tensions dans le détroit de Taïwan. En août 2022, lors de la visite de Nancy Pelosi, à Taïwan, on a pu observer les forces chinoises procéder à des exercices majeurs avec des tirs à munitions réels et une simulation de blocus dans le détroit de Taïwan. À cette occasion, des missiles chinois ont été tirés dans la zone économique exclusive du Japon. Ce dernier serait donc nécessairement impacté par une crise dans le détroit de Taïwan, en raison notamment de la proximité des territoires mais aussi parce que plus de 20 000 Japonais vivent à Taïwan. Toute crise poserait nécessairement la question de l'évacuation des ressortissants japonais. Le Japon serait enfin concerné parce qu'il constitue une cible, en tant qu'allié des États-Unis. La moitié des troupes américaines basées au Japon sont installées sur des bases à Okinawa, tout au Sud de l'archipel japonais, très proche de Taïwan. En outre, en tant qu'allié des États-Unis, le Japon devrait apporter un soutien aux forces américaines, a minima logistique mais qui pourrait aller jusqu'à défendre les forces américaines si elles étaient attaquées sur le territoire japonais. La Chine est donc clairement identifiée aujourd'hui comme le premier risque de sécurité pour l'archipel nippon.

La Corée du Nord représente la deuxième menace régionale pour le Japon, avec son programme nucléaire et balistique. Le Japon peut être impacté par l'ensemble des missiles nord-coréens, de courtes, moyennes et longues portées. Le Nord de l'archipel en particulier, l'île d'Hokkaido, a été survolé à plusieurs reprises par ces engins. Des missiles sont tombés également à plusieurs reprises dans la zone économique exclusive du Japon. Force est de constater que la Corée du Nord, désormais État nucléaire de facto, a réalisé des progrès, ces dernières années, en termes de sophistication des vecteurs, de miniaturisation des charges nucléaires, sans compter les attaques de cyber-sécurité. La Corée du Nord, encouragée par son rapprochement avec la Russie, devient de plus en plus menaçante, ces derniers jours, dans sa rhétorique comme dans ses actions vis-à-vis de son voisin du Sud, ce qui pourrait créer une crise régionale. La Corée du Nord reste donc pour le Japon une menace imminente.

La Russie constitue la troisième menace régionale, ce qui n'était pas le cas jusqu'en 2022. Shinzo Abe, ancien Premier ministre japonais entre 2012 et 2020, dont la durée de mandat lui a permis d'imprimer sa marque sur le pays, cherchait alors, à plutôt se rapprocher de Vladimir Poutine afin de conclure un traité de paix. Il espérait, notamment ralentir le rapprochement entre la Chine et la Russie. Toutefois, malgré les efforts importants du premier ministre japonais, le Japon n'a jamais rien obtenu de la part de la Russie. Aucun traité de paix n'a été signé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en raison notamment du contentieux territorial des Kouriles du Sud. Après l'agression russe en Ukraine, Tokyo a formellement abandonné sa politique de « main tendue » pour s'aligner sur la position de ses partenaires du G7. Dès lors, les activités militaires russes aux alentours de l'archipel, notamment les incursions navales et aériennes assez régulières, sont considérées comme, je cite, « une forte préoccupation de sécurité ». Le Japon fait également face à une coordination militaire sino-russe dans la région, avec la multiplication de patrouilles aériennes communes et de patrouilles navales comportant la circumnavigation de l'archipel, ce qui alarme de plus en plus Tokyo.

Afin de bien comprendre la problématique sécuritaire du Japon, je souhaite rappeler la vulnérabilité et la forte dépendance de l'archipel japonais vis-à-vis des routes maritimes pour ses approvisionnements. Que ce soit pour sa sécurité alimentaire, énergétique, mais évidemment plus globalement pour ses échanges commerciaux, le Japon n'est pas doté de ressources naturelles propres. La préservation de la liberté de navigation et la sécurisation des routes maritimes constituent donc un enjeu absolument vital pour le Japon. Le pays a, par exemple, ouvert une base logistique à Djibouti en 2011 pour soutenir l'effort de ses forces d'autodéfense qui participent aux opérations de lutte anti-piraterie dans le Golfe d'Aden, notamment aux côtés de la mission européenne à Atalante.

Le deuxième sujet de mon intervention répond à la question des modalités d'adaptation du Japon à cet environnement stratégique de plus en plus hostile. La réponse tient en trois points, en investissant dans ses propres capacités de défense, dans son alliance avec les États-Unis, ainsi qu'en remodelant son environnement stratégique.

Je rappellerai tout d'abord, le contexte qui conditionne la posture de défense du Japon. Depuis 1947, ce pays est doté d'une constitution dite pacifiste. L'article 9 de cette celle-ci lui interdit, en effet, d'entretenir des forces armées régulières et de faire la guerre. En conséquence, un ensemble de normes politiques et légales a été mis en place depuis la fin de la seconde guerre mondiale, notamment l'interdiction d'avoir des capacités offensives, de se doter d'armes nucléaires, et d'exporter des armes et des technologies de défense. Pour autant, le Japon, sans armée régulière, a mis en place des forces d'autodéfense, spécifiquement dédiées à la défense de l'archipel, qui sont contraintes de fait dans leurs missions et dans leurs équipements. Elles représentent, toutefois, aujourd'hui un budget non négligeable, environ le huitième budget mondial. Cette force est composée de 260 000 soldats. En outre, l'archipel reste toujours très dépendant de son alliance de sécurité avec les États-Unis, en matière de renseignement, de détection précoce, mais aussi en matière de capacité offensive. Dans l'alliance nippo-américaine, le Japon est communément qualifié de bouclier de défense tandis que les États-Unis jouent le rôle de glaive. S'il y avait une attaque, ce sont les États-Unis qui riposteraient. Le Japon bénéficie également du parapluie nucléaire américain. Le portrait que je vous dresse est donc celui d'un pays qui est dans une situation finalement assez exceptionnelle. Certains hommes politiques japonais parlent même de situation anormale.

Au cours de cette dernière décennie, on a assisté à une normalisation de cette posture politico-militaire du Japon, voire même une accélération de cette normalisation, afin que le pays puisse répondre avec des outils adéquats. Cette normalisation a eu lieu sous le mandat de Shinzo Abe entre 2012 et 2020, qui en avait fait sa priorité. Elle a été poursuivie par ses successeurs, Yoshihide Suga et Fumio Kishida, avec deux avancées particulièrement marquantes. En 2014-2015, le Japon procède à une réinterprétation de sa constitution qui lui permet de pouvoir exercer de manière extrêmement encadrée son droit à l'autodéfense collective, c'est-à-dire de pouvoir porter secours à un allié s'il est attaqué. Abandonnant également le principe de non-exportation des équipements et technologies de défense, le Japon peut agir sur le marché international de l'armement.

La deuxième avancée de la normalisation de la posture politico-militaire du Japon a lieu en décembre 2022, sous le gouvernement Kishida. L'adoption de nouveaux documents stratégiques témoigne d'une inflexion significative de la posture de défense japonaise. Cette inflexion s'appuie sur un objectif de doublement du budget de la défense japonaise en 5 ans. Le budget de la défense s'établissant autour de 1 % du PIB, il atteindrait donc les 2 % du PIB en 2027. Quant à la Chine, elle investit 4 fois plus que le Japon dans sa défense. Cela incite les Japonais à fournir un effort très important de rattrapage afin de pouvoir se défendre et de disposer d'une capacité de dissuasion assez importante. Le gouvernement de Fumio Kishida a donc décidé de s'affranchir d'une convention politique qui date de 1976 et qui plafonne le budget de défense à 1 % du PIB. Il s'est aligné sur les références de l'OTAN, et s'est engagé à atteindre 2 % du PIB. Pour autant, je souhaiterais nuancer cette annonce, en précisant qu'il ne s'agit pas strictement d'un doublement des crédits de défense stricto sensu. Le gouvernement japonais va en effet élargir l'assiette de calcul de son budget de défense, en y intégrant des lignes budgétaires notamment dédiées aux garde-côtes, ce qui n'était pas le cas auparavant, aux pensions de retraite et à d'autres programmes, tel que ceux pour l'espace. Par ailleurs, il convient de souligner que le financement d'un tel effort budgétaire fait débat alors que la dette au Japon atteint 260 % du PIB.

Cette nouvelle inflexion avalise pour la première fois la mise en place d'une capacité de contre-attaque par le Japon. Le facteur chinois est de nouveau très important. Avec 300 missiles de croisière et plus de 1 000 missiles balistiques, la Chine a aujourd'hui les moyens de saturer le système de défense antimissiles japonais qui a été mis en place dans les années 2000. Maintenir une capacité de dissuasion justifie donc des investissements dans des capacités de contre-attaque qui doivent permettre de frapper des bases ou des installations ennemies. Tokyo veut donc tripler son arsenal d'interceptions et de frappes et notamment, vous l'avez dit Monsieur le Président, en faisant l'acquisition de près de 500 missiles américains Tomahawk.

Comment expliquer ce tournant historique au Japon aujourd'hui ? Outre la dégradation de l'environnement de sécurité, la guerre en Ukraine a levé une barrière psychologique au Japon. Le risque d'un conflit de haute intensité est désormais beaucoup plus tangible et a convaincu l'opinion publique nippone de soutenir un effort significatif de défense. Le Premier ministre Fumio Kishida a par ailleurs insisté dans les instances internationales sur le fait que « l'Ukraine d'aujourd'hui pourrait être l'Asie de l'Est de demain. »

Le deuxième moyen pour le Japon de se protéger, au titre de la dissuasion, réside dans le renforcement de son alliance avec les États-Unis. Cette dernière est ancienne, résiliente, et de moins en moins asymétrique au fur et à mesure que le Japon monte en compétence. La problématique du Japon aujourd'hui est d'assurer la crédibilité de cette dissuasion ainsi que la poursuite de l'engagement des États-Unis en Asie. Le Japon a bien noté que la Chine tendait à rattraper les États-Unis en termes économiques, militaires et technologiques. En outre, ces derniers se montrent non seulement beaucoup plus réticents à agir comme « le gendarme du monde », depuis l'administration Obama, mais ils ont redéfini leurs intérêts de manière beaucoup plus étroite, selon le slogan « America first » de l'administration Trump, se désintéressant du multilatéralisme.

La priorité pour le Japon consiste donc à conserver les États-Unis engagés sur le long terme en Asie et en particulier pour la défense du Japon. À cette fin, le pays a adopté une approche de dissuasion intégrée avec les États-Unis, notamment en investissant de manière significative dans l'armement américain, comme dans le passé. Cet investissement continue à monter en puissance. À titre d'illustration, le Japon va acquérir plus d'une centaine de chasseurs F35 et a transformé plusieurs de ses porte-hélicoptères en porte-avions afin d'accueillir ces nouveaux avions militaires et d'être complètement interopérable avec les Américains, voire les Australiens. Il encourage également la mise en réseau des alliés et des partenaires des États-Unis. Je pense en particulier à la relance par le Japon, en 2017, du dialogue quadrilatéral pour la sécurité, dit Quad, qui rassemble avec le Japon, les États-Unis, l'Inde et l'Australie, deux partenaires essentiels pour l'Indopacifique.

Outre ses efforts pour renforcer sa dissuasion, le Japon développe également une stratégie de contrepoids face à la Chine, afin d'exister dans le contexte de la rivalité sino-américaine. Il met en oeuvre la stratégie pour « un Indopacifique libre et ouvert » qui vise originellement à offrir une vision alternative à celle de la Chine et de ses Routes de la Soie. Cette stratégie représente plus qu'une réaction face à la Chine. Elle constitue une réelle tentative de construire un ordre régional, fondé sur des principes libéraux, tels que l'État de droit et la liberté de navigation, et s'appuyant sur un engagement américain pérenne ainsi que sur la mise en place d'un réseau de partenaires d'affinités, afin de faire face à la Chine dans une position de force. Le Japon est, en effet, un acteur essentiel recherché et apprécié dans la région Indopacifique car il se positionne au coeur d'un ensemble de partenaires et d'initiatives variées.

Au-delà d'une stratégie pour l'Indopacifique, le Japon cherche à développer et approfondir ses partenariats avec les pays européens, dont la France, afin d'obtenir une « masse critique » face à la Chine, pour agir notamment en matière de multilatéralisme, d'État de droit fondé sur des règles puisque l'Union Européenne est perçue, en ce domaine, comme un acteur normatif très puissant.

Concernant la spécificité et l'avenir du partenariat franco-japonais dans ce contexte, objet de mon troisième point, la relation est structurée autour d'un partenariat d'exception qui a été lancé en 2013 et redynamisé en 2023. Le Japon représente pour la France un partenaire important dans la zone Indopacifique car il partage avec elle une définition géographique très étendue de la zone, allant des côtes orientales de l'Afrique au Pacifique oriental. En outre, le Japon est l'un des promoteurs le plus actifs de l'Indopacifique libre et ouvert. Son approche est plutôt inclusive. Il constitue un pôle de stabilité démocratique en Asie, étant actif dans les instances multilatérales et participant à la plupart des initiatives américaines dans la région. Le Japon pourrait donc jouer un rôle intéressant d'intermédiaire dans ces différentes initiatives. Ses capacités maritimes permettent également de construire une coopération de bon niveau.

Cette relation bilatérale s'est progressivement institutionnalisée, dans le cadre de différents dialogues, en particulier depuis 2014, le « dialogue annuel 2 + 2 », ainsi qu'au niveau ministériel, en matière de défense et de diplomatie, avec le dialogue maritime global ou encore celui sur l'Indopacifique. En matière de coopération de sécurité et défense, la France et le Japon sont liés, d'une part, par un accord sur le transfert des équipements et des technologies de défense pour le développement conjoint d'équipements de défense, comme les drones sous-marins pour le déminage, et d'autre part, par un accord de soutien logistique mutuel (ACSA) afin de conduire en commun de nombreux exercices militaires, sur le plan naval mais aussi ces dernières années, avec les forces aériennes et les forces terrestres. Les armées de terre française et japonaise ont conduit, très récemment, des exercices en Nouvelle-Calédonie.

Pour autant, force est de constater qu'il n'existe pas de contrat d'armement majeur entre la France et le Japon. Ce dernier demeure arrimer très fortement, aux États-Unis pour les raisons que j'ai précédemment invoquées, en dépit de velléités de diversifier ces partenaires, comme en témoigne l'accord récent avec le Royaume-Uni et l'Italie afin de développer ensemble un avion de chasse de nouvelle génération. Plus globalement, j'estime qu'on assiste aujourd'hui à une relative stagnation dans la relation bilatérale entre la France et le Japon. La dernière feuille de route, couvrant la période 2023-2027, a été adoptée assez tardivement, en décembre 2023, à l'occasion d'un appel téléphonique entre les deux chefs d'État, de manière assez discrète et sans avancée majeure. « Cela reflète à mon sens des frustrations de part et d'autre, que je peux résumer de manière assez simpliste. Côté français, le Japon est souvent considéré comme trop anti-chinois et trop pro-américain ou trop suiveur des américains. Côté japonais, c'est l'inverse. La France peut être considérée comme parfois un peu trop chinoise et trop anti-américaine.

En conséquence, réticente à entrer dans une posture trop frontale face à Pékin, la France fait preuve de prudence par rapport à la communication politique du Japon qui s'articule autour de cette confrontation avec la Chine. On peut constater, à certains égards, un sentiment de perte de vitesse de la relation bilatérale franco-japonaise par rapport aux liens du Japon entretenus avec les États-Unis, l'Australie, le Royaume-Uni, voire même l'Allemagne plus récemment. On observe également certaines frustrations parce que le Japon fait pression pour que la France s'investisse davantage en Asie, sans pour autant formuler des attentes précises.

En réalité, cette appréciation relève d'une confusion sur la posture d'autonomie stratégique de la France ou de « puissance d'équilibres » qui est portée par le Président de la République. Cette confusion a été renforcée par les remarques du Président de la République, Emmanuel Macron, en avril 2023, lors de son retour de Chine, sur le fait que la France ne serait pas directement concernée par une crise dans le détroit de Taïwan ainsi que sur l'importance de ne « pas être suiveur des États-Unis », alors que dans le même temps, une frégate française croisait dans le détroit de Taïwan. En mai 2023, le Président de la République s'est également opposé publiquement à l'ouverture d'un bureau de liaison de l'OTAN à Tokyo.

Ces remarques ont provoqué beaucoup d'émotions et de controverses au Japon qui voyait la France comme particulièrement « frileuse » face à la Chine. Il s'agit de problèmes de perception et de posture. Tout d'abord, la stratégie indopacifique de la France se veut constructive car elle est largement motivée par l'expansion de la Chine et les risques de déstabilisation dans la région, même si elle ne cible aucun pays. Cette posture d'équilibre ne signifie pas posture d'équidistance entre les États-Unis et la Chine. En outre, l'alliance entre la France et les États-Unis est beaucoup plus ancienne, beaucoup plus forte et solide que l'alliance entre le Japon et les États-Unis. Les Américains et les Français ont combattu ensemble et continuent à mettre en oeuvre une coopération opérationnelle complète.

Par ailleurs, le Japon, tout comme la France, agit comme un acteur pragmatique qui cherche à défendre au mieux ses intérêts et à conserver un minimum d'autonomie, sans être écrasé par les États-Unis et la Chine. Ainsi, le Japon est devenu particulièrement proactif diplomatiquement, notamment pendant la période de la présidence de Donald Trump. Il a repris à son compte le grand projet d'accord de libre-échange transpacifique que Donald Trump avait abandonné pour le porter et le faire adopter. Il s'est également détaché de la ligne américaine afin de ne pas soutenir un découplage économique complet avec la Chine mais plutôt d'appuyer une stratégie appelée en Europe de derisking avec la Chine et privilégier les forums multilatéraux.

Enfin, la stratégie du Japon face à la Chine ne réside pas seulement en une stratégie de dissuasion et de contrepoids. Elle se base également sur une nécessaire coopération économique. Cette posture japonaise face à la Chine présente donc de nombreuses similitudes avec la position française et européenne, qui considère la Chine à la fois comme un partenaire, un concurrent et un rival stratégique. En conséquence, le Japon, la France et l'Europe peuvent travailler en étroite collaboration afin d'une part, de promouvoir auprès de Washington une approche moins confrontationnelle et, d'autre part, d'encourager les solutions multilatérales. Je vous remercie pour votre attention.

M. Hugues Saury. - Madame, votre intervention est tellement complète que vous avez répondu par anticipation aux questions que je voulais vous poser. Je vais, cependant, vous demander d'approfondir un sujet que vous avez évoqué sur l'opinion publique japonaise et son impact sur la stratégie étatique. Dans un certain climat de défiance politique, certaines voix s'élèvent contre la remilitarisation. En outre, la population de l'archipel d'Okinawa, qui serait en première ligne en cas de guerre contre la Chine, a réélu en 2022, un gouverneur qui a fait campagne autour du retrait des bases américaines. Pensez-vous qu'un changement de l'opinion publique, s'il se traduit électoralement, pourrait remettre en cause la stratégie actuelle de containment chinois et d'alignement sur les États-Unis ?

M. Philippe Folliot. - Madame, je voulais vous poser une question sur un des éléments et un des enjeux qui caractérisent le Japon. Je m'étais déplacé, il y a quelques années, dans l'archipel, dans le cadre d'une mission de l'AP-OTAN. Le Japon était alors peuplé de 128 millions d'habitants, dans les années 2010, tandis qu'il compte moins de 125 millions aujourd'hui. Les prévisions de population pour 2050 s'établissent aux environs de 80 à 85 millions d'habitants. Quelles seront les conséquences de cette tendance sur les enjeux en matière de sécurité pour l'archipel, y compris en matière de recrutement des forces armées ? Cette baisse de population serait la plus importante qu'un pays n'ait jamais connue dans l'humanité en période de paix, car les précédentes baisses démographiques étaient souvent causées par la guerre, la famine ou d'autres événements.

Ma seconde question porte sur l'accord AUKUS (Australia, United Kingdom et United States). Quelle est la position du Japon par rapport à cet accord ?

Mme Céline Pajon, chercheure. - Je vous remercie pour ces questions. Celle portant sur l'opinion publique est importante. Pendant longtemps, cette dernière a été plutôt pacifiste et antimilitariste, opérant comme un frein, en quelque sorte, à cet effort de normalisation politico-militaire du Japon. Ainsi, l'adoption des réformes de défense, en 2015, sous le gouvernement de Shinzo Abe, a donné lieu à des protestations populaires de citoyens japonais s'inquiétant de ce tournant, contrairement aux dernières réformes de décembre 2022, qui n'ont pas provoqué de protestations majeures, même si l'opinion publique japonaise est plurielle et diversifiée. Cela témoigne de la transformation de l'opinion publique, extrêmement sensible aux dernières évolutions de la sécurité dans la région et particulièrement marquée par l'invasion russe de l'Ukraine. Elle établit naturellement un parallèle avec une attaque éventuelle de Taïwan par la Chine. Cette perspective de conflit ouvert dans le voisinage du Japon a fait évoluer l'opinion publique vers un soutien de cet effort d'investissement de défense, en dépit de problématiques budgétaires très importantes.

S'agissant de l'alliance avec les États-Unis, celle-ci n'est pas remise en cause. Au niveau local, à Okinawa, vous avez raison, il existe une pression sur les bases militaires locales. Plusieurs crises sont survenues en raison de problématiques de violence contre la population locale et d'accidents impliquant les forces américaines sans, pour autant, remettre en question la présence américaine au Japon. Pour le gouvernement japonais, cette dernière est absolument essentielle en tant qu'assurance de la défense du Japon. Pour les américains, leur présence au Japon est également cruciale car l'archipel leur fournit des infrastructures, notamment autour de Tokyo et de Yokosuka, nécessaires au déploiement de leurs capacités navales, en termes de réparation et de logistique. Pour toutes ces raisons, l'opinion publique japonaise est donc aujourd'hui plutôt favorable à cette normalisation politico-militaire ainsi qu'à la poursuite de l'alliance avec les États-Unis, en raison de la dépendance sécuritaire du Japon vis-à-vis des États-Unis.

Concernant l'accord AUKUS, le Japon a été surpris comme la plupart des acteurs par son annonce en septembre 2021. Pour autant, il soutient ce type d'initiative qui, d'une part, s'inscrit totalement dans sa démarche de mise en réseau des acteurs de sécurité dans la région, et d'autre part, permet de faire monter en puissance les forces australiennes, de plus en plus proches et interopérables avec les forces japonaises. On évoque souvent une « quasi alliance » entre le Japon et l'Australie. En effet, le Japon compte de plus en plus sur l'Australie en cas de crise dans la région, pour intervenir au Nord, non seulement en mer de Chine méridionale, mais aussi en mer de Chine orientale. Le souhait du Japon de rejoindre cet accord AUKUS a été évoqué à plusieurs reprises. Participer au premier pilier de cet accord, en matière d'acquisition d'armement, notamment de sous-marins à propulsion nucléaire, n'est cependant, pas envisageable pour le Japon aujourd'hui. Ce dernier reste absolument hostile à toute forme d'acquisition d'une capacité nucléaire militaire. En revanche, contribuer au second pilier, au titre de la recherche, du développement et de l'innovation, avec les États-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni, pourrait l'intéresser. Un certain nombre d'obstacles ralentissent néanmoins ce processus d'adhésion, notamment en matière de protocoles d'échange d'informations, de renseignements et de confidentialité des données.

Mme Catherine Dumas. - Merci Monsieur le Président, merci Madame. Je voudrais revenir sur les relations entre le Japon et la Corée du Sud. Le contexte historique et le passé obèrent leurs relations. Ils ont été longtemps surnommés « les frères ennemis ». Où en sont leurs relations diplomatiques, dans le contexte de velléités de la Corée du Nord menaçant la paix et la stabilité, et de celles de la Chine, dans cette région ? Existe-t-il un possible rapprochement, une normalisation de leurs relations ? Vous avez évoqué l'opinion publique japonaise. Celle-ci a été longtemps très sensible et réservée à tout rapprochement. Où en est-elle ?

M. Pascal Allizard. - Ma question est très courte. Qu'en est-il des moyens pour déployer toutes ces bonnes intentions ? Sont-ils suffisants ?

Mme Michelle Gréaume. - Dans un rapport du Sénat de janvier 2023 sur la stratégie française pour l'Indopacifique, les sénatrices et sénateurs avaient proposé la co-gestion de cette stratégie avec les territoires ultramarins français, accompagnée d'un dialogue en amont de toute annonce politique concernant la stratégie Indopacifique et de l'intégration des départements, régions et collectivités d'Outre-mer à son application. Un an après, en janvier 2024, quelles ont été les actions entreprises pour adapter la stratégie Indopacifique et garantir cette co-gestion entre l'État français et les territoires ultramarins ?

M. Roger Karoutchi. - Madame, l'alliance entre le Japon et les États-Unis n'est-elle pas incontournable en raison du principe de réalité? Un autre État peut-il protéger de manière nucléaire le Japon ? Non, pas plus la France que les autres. En conséquence, l'alliance américaine est absolument nécessaire. En réalité, le Japon n'est-il pas menacé, même s'il se prépare ? Le point essentiel n'est-il pas la revendication chinoise sur Taïwan, car historiquement, c'est la seule qui soit fondée. Est-ce que cela et la pression de la dynastie Kim sur la Corée du Sud, ne constituent-ils pas les deux seuls éléments essentiels. Est-ce que finalement, sur Taïwan comme sur les deux Corée, l'Union Européenne est en réalité totalement absente, pour ne pas dire inexistante ?

Mme Céline Pajon, chercheure. - S'agissant des relations entre le Japon et la Corée du Sud, elles sont effectivement complexes. Ce sont deux démocraties, toutes deux alliées des États-Unis. Elles sont confrontées toutes les deux à des défis de taille face à la Corée du Nord mais aussi à la Chine. Cependant, leurs relations sont loin d'être simples car elles ont été obérées par leur héritage historique qui n'a jamais été réglé. La colonisation de la péninsule coréenne par le Japon entre 1910 et 1945 a en particulier été marquée par des exactions, du travail forcé et de la prostitution au profit des forces impériales japonaises, etc. Ces sujets, en Corée du Sud, sont toujours vivaces dans l'opinion publique. Ces questions politiques sont abordées régulièrement, par les gouvernements, de part et d'autre, lorsque la relation est soumise à des tensions. Si une comparaison est parfois établie avec la relation franco-allemande, empreinte de problématiques fortes, mais suivie après-guerre d'une réconciliation qui a permis la mise en place de la communauté européenne, un parallèle avec les relations entre la France et l'Algérie semble plus pertinent.

Dans ce contexte de relations complexifiées par la permanence des problématiques mémorielles entre le Japon et la Corée du sud, les États-Unis ont joué un rôle important de ciment ces dernières dizaines d'années, en les encourageant à se rapprocher et à travailler ensemble. On a ainsi pu observer une certaine volonté de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec des accords de partage de renseignements et d'organisation d'exercices en commun. De tels accords sont cependant souvent restés lettre morte à la suite d'alternances politiques, notamment en Corée du Sud.

Néanmoins, l'administration conservatrice Yoon, en faveur de l'élargissement de l'horizon stratégique de la Corée du Sud au-delà de la seule péninsule coréenne, oeuvre pour un rapprochement avec le Japon, les Etats-Unis, et les partenaires de ces derniers dans l'Indopacifique, en mettant entre parenthèse les différends mémoriels historiques. La Corée du Sud a très récemment adopté sa propre stratégie Indopacifique, ce qui est nouveau. Un sommet trilatéral, entre les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud s'est déroulé cet été à Camp-David, afin d'institutionnaliser cette relation stratégique en matière de sécurité et mieux résister aux alternances politiques, de part et d'autre. Des rencontres trilatérales devraient se tenir annuellement, associées à des manoeuvres communes et des échanges d'informations. À titre d'illustration, l'activation du système de partage d'informations trilatérales a été un succès lors des tirs de missiles de la Corée du Nord. La dynamique d'institutionnalisation de la relation entre la Corée du Sud et le Japon semble donc évoluer de manière positive, sous réserve d'une éventuelle alternance politique, notamment en Corée du Sud.

Vous m'avez interrogée sur la problématique des ressources, C'est une question que s'est effectivement posé le gouvernement japonais, d'ailleurs très rapidement pris à partie sur ce point. Celui-ci avait annoncé l'instauration d'un certain nombre de taxes et d'impôts sur les sociétés afin de disposer des crédits nécessaire au budget de sécurité. Face aux vives réactions engendrées par ces déclarations, le gouvernement a décidé de reporter sa décision d'augmentation des impôts. L'avenir nous dira comment le gouvernement compte résoudre ces problématiques de ressources. À titre d'exemple, l'Allemagne avait également procédé à de telles annonces, dans un premier temps, pour effectuer un retour en arrière dans un second temps, compte tenu de la situation des finances publiques. Des débats devront se tenir au parlement ainsi que dans la sphère publique au Japon, dans les prochains mois et dans les prochaines années.

En réponse à votre question sur les menaces, le risque aujourd'hui d'une invasion chinoise de Taïwan ne représente pas le premier risque. La Chine dispose de nombreuses options relevant de la « stratégie de la carotte et du bâton », avec d'une part, la coercition et la pression pour étouffer Taïwan ou d'autre part, l'incitation par l'encouragement des forces taïwanaises favorables à un rapprochement avec la Chine, telles que les entreprises et le secteur économique. La Chine a ainsi mis en oeuvre quelques mesures d'incitation pour attirer les investisseurs taïwanais sur le continent. Elle peut également recourir à la « politique du bâton », par le chantage, les opérations d'influence, la coercition économique, ce qu'on appelle également le lawfare, c'est-à-dire la guerre juridique.

La Chine dispose donc de multiples options de pression sur Taïwan, sans devoir en arriver à une invasion ouverte qui serait extrêmement complexe à mettre en oeuvre. En effet, la géographie rend ardue la traversée du détroit de Taiwan par les forces navales chinoises. Les eaux y sont très agitées. La Chine a pu également observer l'enlisement de l'invasion russe en Ukraine qui devait initialement être rapide. En outre, un tel conflit ouvert avec Taïwan serait extrêmement lourd de conséquences. Il signifierait que la Chine entre en guerre non seulement avec Taïwan mais aussi plus globalement avec les États-Unis et potentiellement avec ses alliés. Or, même si l'OTAN demeure une alliance d'abord transatlantique, il serait difficile pour les alliés et partenaires des États-Unis de ne pas leur apporter leur soutien, si ces derniers étaient d'une manière ou d'une autre engagés dans un tel conflit.

S'agissant des européens, ils sont certes géographiquement éloignés du théâtre asiatique. De quelles manières peuvent-ils peser ? Ils peuvent multiplier les efforts afin de prévenir une crise dans le détroit de Taïwan, ce qui constitue la priorité à ce jour en mettant l'accent sur la dissuasion afin de décourager toute aventure chinoise dans la région. Ils peuvent aussi rappeler l'importance des principes de liberté de la navigation. La France y participe très activement et régulièrement car elle est l'un des rares pays à envoyer ses vaisseaux dans le détroit de Taïwan.

Rappelons qu'une crise dans le détroit de Taïwan ne concernerait pas uniquement l'Asie du Nord-Est. Taïwan représentant un acteur absolument essentiel dans l'industrie des semi-conducteurs. L'Union Européenne et la France seraient très fortement affectées par toute désorganisation des chaînes de valeurs, à travers l'impact sur les industries, sans compter la déstabilisation des routes maritimes ainsi que les problèmes commerciaux et énergétiques qui apparaitraient. L'intérêt des Européens est donc de soutenir diplomatiquement Taïwan et de décourager les prétentions chinoises. Si une crise devait s'ouvrir dans la région, les Européens pourraient alors agir de différentes manières, notamment par l'imposition de sanctions économiques et politiques. En matière de capacités militaires, les Européens étant très engagés dans l'Océan Indien, ils joueraient un rôle clé dans la sécurisation des routes maritimes du Moyen-Orient à l'Océan Indien et à l'Océan Pacifique. Ces routes maritimes impacteraient également la Chine, cette dernière demeurant dépendante des hydrocarbures du Moyen-Orient.

En réponse à votre question sur la stratégie Indopacifique de la France et son articulation avec les territoires d'Outre-mer, il convient de souligner le second déplacement du Président de la République en Nouvelle-Calédonie, à l'été 2023, suivi d'un premier déplacement en Papouasie-Nouvelle-Guinée et au Vanuatu, en compagnie des présidents de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, avec la volonté d'associer pleinement ces territoires. Enfin, la France en tant que puissance résidente de la région réfléchit à actualiser sa stratégie en la faisant « partir de ces territoires et agir pour ces territoires, avec ces territoires ».

M. Jean-Luc Ruelle. - Je vous remercie pour cet exposé extrêmement brillant et clair. J'ai une question qui ne relève pas des aspects stratégiques mais qui concerne le problème des enfants dits enlevés, dans le cadre de la séparation de conjoints franco-japonais. Confrontés à un certain nombre d'exemples, nous peinons à voir comment faire évoluer cette situation qui pose des problèmes à certains Français installés au Japon.

Je m'interroge également sur la manière dont la France pourrait jouer un rôle de puissance d'équilibre dans la région Indopacifique, compte tenu de la stratégie américaine de containment et d'influence en Asie, en étendant la coopération en matière de sécurité de libre-échange avec les pays, notamment de l'ASEAN. La France et l'Union européenne, ont-elles un rôle à jouer pour être un facteur d'équilibre ?

Mme Valérie Boyer. - Ma question est très simple et Céline Pajon y a répondu partiellement. Elle porte sur les conséquences des récentes élections qui se sont déroulées à Taïwan, sur les relations sino-taïwanaises.

Mme Céline Pajon, chercheure. - Vous avez raison de soulever la question sur les enfants enlevés mais elle est très complexe et ne relève malheureusement pas du sujet que j'ai développé aujourd'hui.

Concernant la possibilité pour la France ou l'Union européenne de jouer un rôle dit de puissance d'équilibres, ce terme prête à confusion. Peut-on vraiment équilibrer la relation entre les États-Unis et la Chine ? Telle n'est pas la question. Je pense qu'il faut adopter une approche pragmatique et se recentrer sur les intérêts de la France, lesquels sont en priorité la sécurisation de nos territoires dans la zone, puis la stabilité de la région. C'est pourquoi, l'intérêt de la France est d'atténuer le plus possible la rivalité sino-américaine dont la dimension idéologique force nombre de pays de la région à choisir un camp alors que beaucoup d'entre eux travaillent avec ces deux acteurs. Rappelons que la France a adopté une approche inclusive qui ne lui interdit donc pas d'échanger avec la Chine quand il le faut. Tout en reconnaissant l'importance de la Chine dans certains domaines, la France demeure également un allié absolument essentiel des Etats-Unis. Cette approche inclusive permet d'offrir une alternative aux pays de la région pour ne pas les contraindre à faire un choix entre le camp américain ou le camp chinois.

En ce qui concerne les élections à Taïwan, que peut-on en attendre ? La position de Taïwan semble aujourd'hui être celle d'un soutien au statu quo plutôt qu'à une volonté d'indépendance. Pour autant, le parti maintenant au pouvoir prône une certaine autonomie et l'affirmation d'une envergure plus importante de l'île. Cela risque donc de provoquer sans doute davantage de remous dans les prochains mois, dans le détroit de Taïwan. On peut s'attendre à des réactions de la part de la Chine face au succès électoral pour la troisième fois de ce parti démocrate. Cela tend également à démontrer que la tendance à Taïwan n'est pas, dans l'immédiat, celle d'un possible rapprochement politique avec la Chine.

M. Cédric Perrin, président. - Je vous remercie Madame, pour ces éclaircissements. Compte tenu des enjeux dans la région que vous avez remarquablement abordés et qui ne manquent pas évidemment de nous inquiéter, le travail à venir de notre commission nous amènera certainement à vous retrouver pour des auditions complémentaires. Les travaux complémentaires à ceux de la mission d'information de notre commission sur « La stratégie française pour l'Indopacifique : des ambitions à la réalité » de l'an dernier, auront tout leur sens.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

La séance est levée à 10h45

Audition de Mme Annita Demetriou, présidente de la Chambre des représentants de Chypre

M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le très grand plaisir et l'honneur de recevoir Mme Annita Demetriou, présidente de la chambre des représentants de Chypre. La présidente Demetriou est en visite à Paris jusqu'à vendredi, pour rencontrer notamment ses homologues de nos deux assemblées, et elle assistera, cet après-midi à 17h45, à la séance plénière ici-même, au Sénat.

Madame la Présidente, les dossiers d'actualité qui concernent nos deux pays sont nombreux, car la France suit de près ce qui passe dans le bassin méditerranéen. Notre commission a d'ailleurs traité un grand nombre de ces sujets dans l'excellent rapport de Catherine Dumas et Isabelle Raimond-Pavero de septembre 2022.

Vous nous direz sans doute d'abord, madame la Présidente, où en sont les relations avec la partie nord de l'île, avec la Turquie, et les perspectives de négociations sur la réunification de Chypre. Après l'échec de 2017, le nouveau président, qui a pris ses fonctions en février 2023, M. Nikos Christodoulidis, a souhaité les relancer l'été dernier.

Mais la Turquie semble inflexible : elle exerce une influence croissante sur le nord de l'île, renforce sa présence militaire et instrumentalise le phénomène migratoire. Les tensions sur la délimitation des zones économiques exclusives pour l'exploitation des gisements de gaz sous-marins achèvent de compliquer l'équation.

En août dernier, des forces chypriotes turques ont même attaqué des Casques bleus de la force onusienne chargée du maintien de la paix dans l'île, qui tentaient d'empêcher la construction illégale d'une autoroute visant probablement à améliorer la présence militaire turque en contournant les bases britanniques...

La France reste déterminée, vous le savez, à soutenir Chypre et à trouver une solution à cette anomalie sur le territoire de l'Union européenne. Comment pensez-vous, madame la Présidente, que l'on puisse à présent sortir de l'impasse ?

Nous serions ensuite heureux de pouvoir aborder avec vous quelques-uns des sujets d'actualité internationale, tels que la situation en Ukraine ou au Proche-Orient. Vous le savez, mes chers collègues, Chypre est un acteur majeur pour la mise en oeuvre des sanctions prises contre l'économie russe.

Elle joue également un rôle essentiel dans la crise proche-orientale. Sa proximité avec Israël en a fait une terre d'exil pour les réfugiés de la guerre. C'est également Chypre qui a permis d'obtenir, il y a quinze jours seulement, l'accord de principe d'Israël pour la création d'un couloir d'aide humanitaire vers Gaza.

Notre coopération bilatérale de sécurité et de défense peut est un troisième sujet important. Nos deux pays ont signé un accord en la matière en avril 2017, qui est entré en vigueur en août 2020. La marine française effectue des exercices réguliers avec la marine chypriote, parfois conjointement avec d'autres marines européennes. La France fait enfin partie des principaux fournisseurs d'armement de Chypre, et souhaite vivement le rester.

Il y aurait sans doute beaucoup d'autres sujets à aborder - je songe par exemple au fait que Chypre est membre associé de l'organisation de la francophonie, laquelle tiendra un sommet important pour la France en 2024 - mais le temps risque de manquer pour tout évoquer, et je souhaite laisser le temps à nos collègues de vous poser des questions.

En vous redisant notre plaisir de vous recevoir, madame la présidente, et en vous souhaitant par avance un fructueux séjour dans notre capitale, je vous cède immédiatement la parole.

Mme Annita Demetriou, présidente de la chambre des représentants de Chypre. - Je suis très heureuse d'être parmi vous et je vous suis très reconnaissante de m'en avoir donné l'occasion. Dans le contexte international très chargé du moment, nous pensons qu'il faut accroître notre coopération, dans le respect de nos principes et de notre éthique communs. La République française s'est toujours distinguée sur ce plan, et nous ne devons jamais oublier quel a été son rôle dans le combat pour les droits de l'Homme. C'est pourquoi il importe, dans cette période difficile, où de nombreuses valeurs sont remises en question, de connaître la position française et de plaider pour plus de coopération. Cette responsabilité incombe aux responsables politiques de notre génération. C'est par la réaffirmation de nos principes que nous, France, Chypre, Grèce, devons relever les défis.

Avant de répondre à vos questions, Monsieur le Président, je veux dire que je suis très heureuse d'avoir rencontré lors de leur mission à Chypre fin 2022 deux sénatrices de grande valeur, avec qui la collaboration a été fructueuse, et j'espère que nos échanges ne marquent que le début d'une collaboration plus régulière et plus étroite entre nos deux parlements.

Chypre, vous le savez, est un petit pays en Méditerranée, mais a une grande importance, du fait de sa position stratégique, pour catalyser la résolution de nombreux problèmes. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si nous nous rencontrons en pleine guerre au Proche-Orient. Chypre peut jouer un rôle dans ce dossier, ainsi que dans de nombreux autres, énergétiques par exemple.

La question chypriote, qui demeure sans solution pour l'instant, reste un sujet d'inquiétude. Nous continuons de croire qu'il faut poursuivre les négociations entamées à Crans-Montana en 2017, mais la Turquie reste hélas inflexible dans sa promotion d'une solution à deux Etats. Cette issue légaliserait la situation issue de l'intervention militaire de 1974, ce qui est tout aussi inacceptable que de légaliser l'agression russe de l'Ukraine. Je ne sais si vous avez déjà visité Chypre, mais chacun doit avoir à l'esprit que cela fera cinquante ans cette année que la Turquie a envahi le nord de l'île, laissant sur place une armée estimée aujourd'hui à 60 000 à 70 000 soldats, empêchant un grand nombre d'exilés de regagner leurs maisons et générant des exactions quotidiennement - le président a évoqué les infractions à la délimitation des zones économiques exclusives et les attaques de l'été dernier à Pyla. Les protagonistes ne sont certes pas les mêmes, mais imaginez que la situation issue de l'invasion russe de l'Ukraine se maintienne pendant cinquante ans ! Dans la zone tampon, Chypre respecte les résolutions des Nations unies, mais la Turquie sabote systématiquement tous ce qui va dans le bon sens. Je voudrais à cet égard remercier la France et le Conseil de sécurité des Nations unies, qui nous ont soutenus lors des événements très violents récents. Et ceux que nous avons cités ne sont pas les seuls : il y en eut par exemple également à Agios Dometios en novembre 2023. La Turquie, par ses actes agressifs, veut gagner du terrain sur la partie chypriote grecque. Cela nous éloigne d'une solution au conflit. Or il n'y a pas d'autre solution au problème chypriote que la négociation. Nous devons par conséquent absolument reprendre le dialogue, sous l'égide des Nations unies, pour aboutir à un seul Etat, bizonal ou bicommunautaire.

Telles sont également les leçons à tirer des conflits en cours en Ukraine ou à Gaza : il faut absolument, pour arrêter la guerre, trouver les voies de la négociation. Notre position concernant l'Ukraine et la guerre israélo-palestinienne n'a pas changé : nous sommes favorables à l'application du droit international et aux négociations susceptibles de conduire à la paix. Nous avons condamné, et nous condamnons toujours l'invasion russe, et nous oeuvrons à la mise en oeuvre des sanctions prononcées en conséquence. Nous n'avons jamais caché nos relations économiques préexistantes avec la Russie, et vous les connaissez, mais nous les avons interrompues après l'invasion de l'Ukraine et nous appliquons toutes les sanctions. Être du bon côté de l'Histoire est de notre devoir. Et il ne faudrait surtout pas oublier l'Ukraine au prétexte que la guerre a éclaté au Proche-Orient. Cette guerre est une guerre de principes, qu'il faut absolument gagner. Tel est notre message constant : condamner l'invasion russe, et soutenir l'Ukraine.

Nous avons également condamné les actes terroristes du Hamas dès le premier jour du conflit, et nous sommes solidaires des décisions des Nations unies relatives à une solution à deux Etats. Bien sûr, nous soutenons le déploiement de l'aide humanitaire et oeuvrons à la création de couloirs à cette fin. Il faut tout faire pour arrêter cette violence excessive et travailler pour la paix. C'est pourquoi nous misons tout particulièrement sur notre coopération avec la France. Vous avez fait référence, monsieur le Président, à notre accord de coopération bilatéral signé en 2017 et entré en vigueur en 2020 : voyons, dans ce cadre, comment renforcer notre collaboration.

La France - tel est l'avis personnel que j'exprime à chaque occasion -, doit avoir un rôle prépondérant dans la résolution de ces questions complexes, car son histoire en a fait un défenseur des droits de l'Homme à nul autre pareil.

Avant d'être députée puis présidente du Parlement, j'étais enseignante. J'expliquais alors à mes étudiants que l'état de guerre était une période révolue et qu'il fallait en conséquence rejoindre l'Union européenne. Je rappelais aussi que ma génération - je suis née en 1985 - n'a pas connu la guerre. Mais malheureusement, nous avons été frappés en 2022 au coeur de l'Europe par ce qui se passe en Ukraine, nous sommes touchés par ce qui se passe en Palestine et en Israël, et ce qui s'est produit à Chypre il y a cinquante ans n'a toujours pas trouvé de solution pacifique. Nous portons à présent une responsabilité dans la résolution de ces conflits. Je voudrais transmettre un message d'espoir à tous les jeunes qui attendent quelque chose de nous : nous y arriverons. Il y a depuis toujours une guerre entre le Bien et le Mal, et l'être humain se dirige parfois vers sa propre destruction. A nous d'imaginer qui, à la fin, l'emportera.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour vos propos très clairs, très justes, et pour votre détermination, qui n'a pu échapper à personne !

Mme Catherine Dumas. - Vous avez dit que Chypre est un petit pays, mais je dirais que c'est un porte-avions naturel. La guerre en Ukraine a un impact très fort dans cette région. Nous avions pour notre part travaillé sur le réarmement en Méditerranée orientale et, en fin d'année, le Parlement français s'est penché sur les enjeux migratoires. La Turquie exacerberait ces phénomènes migratoires, notamment au moyen d'universités dans le nord de Chypre, afin de créer une pression migratoire entre le Nord et le Sud, ce qui permet à beaucoup de personnes de rentrer dans l'espace européen. C'est une instrumentalisation de votre sécurité et de celle de l'Europe. Où en sommes-nous sur ce sujet, et que fait l'Union européenne ?

M. Christian Cambon. - Votre présence ici s'inscrit dans le droit fil de la décision d'intensifier le dialogue entre nos deux assemblées. Je veux d'abord rendre hommage à Chypre, qui aide énormément la France dans cette région, notamment pour les relèves des forces armées. La France aide aussi beaucoup Chypre en multipliant les patrouilles pour sa sécurité dans l'espace maritime contesté par la Turquie. Reste qu'il est assez étrange qu'un conflit oppose deux membres de l'Otan. Que peut-on faire pour évoquer ces dossiers au sein de l'Assemblée parlementaire de l'Otan ? Par ailleurs, nos amis britanniques ont une grande base militaire sur 4% de votre territoire ; nous pourrions prendre avec eux des initiatives communes pour que la Turquie respecte le droit international. Quand on voit sur l'île cette ligne verte et ces quartiers morts, on se dit que les affrontements risquent de reprendre à tout moment. Que pouvons-nous faire pour améliorer la situation ? Dans notre futur déplacement en Turquie, nous présenterons le point de vue chypriote.

Mme Annita Demetriou, présidente du parlement chypriote. - Je suis heureuse de vous entendre évoquer ces questions, notamment celle des réfugiés. Cette question des réfugiés est si importante que sa solution implique le futur même de l'Union européenne. Nous sommes contre les positions extrémistes. Chypre est le premier pays d'accueil de réfugiés sans papier, qui composent 7 % de sa population. Il est d'ailleurs possible que cette vague augmente avec ce qui se passe à Gaza, via le Liban. Or il ne s'agit plus là que de Chypre, car cette vague se dirigerait vers l'Europe. Il n'est donc plus possible de ne pas avoir une politique commune concernant cette question, que j'ai portée à la connaissance des présidentes de la Commission européenne et du Parlement européen. Il faut différencier l'accord de Dublin et l'accord de politique commune, réviser le statut de la protection des Syriens pour les pays où ils sont en sécurité, revoir les responsabilités qui incombent aux divers pays et élaborer des lignes directrices pour gérer cette situation. Actuellement, chaque pays gère cette question dans son coin. Nous devons agir de manière préventive car la situation à Gaza va nécessairement aggraver le problème. Mon pays le perçoit déjà, avec les migrants clandestins envoyés par la Turquie depuis les territoires occupés où, par hypothèse, la loi ne règne pas. Tous les jours arrivent des milliers de clandestins, ce qui suscite la réaction des citoyens de toute l'Union, pas seulement des Chypriotes - voyez les Suédois, qui ont changé d'avis sur ce sujet. Nous devons traiter ce problème avec la plus grande détermination, car cette situation alimente l'euroscepticisme et car l'insécurité remet en cause nos principes.

Alors que faire ? Cette question en apparence complexe appelle une première réponse simple : d'où qu'elle vienne - Chypre, Ukraine, Gaza, Nagorno-Karabagh -, toute infraction au droit international doit être condamnée. Nous devons d'abord défendre nos principes, et non nous déterminer en fonction des rapports de force. Chypre soutient donc d'abord le retour à la table des négociations, en les reprenant là où elles se sont arrêtées à Crans-Montana - et le Secrétaire général des Nations Unies vient d'ailleurs de nommer Mme María Angela Holguín Cuéllar comme Envoyée personnelle pour Chypre à cette fin. Nous voulons que la Turquie collabore avec l'Union européenne. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la Turquie est à peine mentionnée dans son dernier rapport sur l'élargissement. Encourager la Turquie à accepter la reprise des négociations pourrait être un message à porter dans le cadre de l'assemblée parlementaire de l'Otan. La position suédoise, l'évolution des relations entre la Grèce et les Etats-Unis sont à comprendre dans ce cadre général. Chypre ne veut pas exclure la Turquie, mais lui faire comprendre que le droit international est la seule issue possible. En le respectant, la Turquie a tout à gagner, de l'Union européenne, et de Chypre elle-même.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour vos réponses. Je suis moi-même né en 1974, quelques mois avant les événements de juillet. J'ai cru moi aussi que la paix était durable, quasiment éternelle. Les relations internationales prennent hélas une tournure nouvelle, et le retour de la force semble se banaliser. Il importe donc que nous resserrions les relations entre alliés, notamment parlementaires - nous sommes, dans cette commission, très attachés à la diplomatie parlementaire. Je pense que le président Larcher, lorsqu'il vous recevra cet après-midi, ne manquera pas de rappeler l'importance d'entretenir ces relations. Notre commission y prendra toute sa part. Je salue à cet égard l'action de M. l'ambassadeur Pavlos Kombos, avec qui nous continuerons à travailler pour faire en sorte que, comme vous le disiez Madame la Présidente, l'espoir fasse triompher le bien. De nouveau, nous vous remercions pour votre détermination, qui est communicative.

Enseignements du déplacement en Pologne et Ukraine en décembre 2023 - Examen du rapport d'information

M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, notre déplacement en Ukraine a été riche d'enseignements car il nous a permis de toucher du doigt la réalité dramatique de la guerre qui se joue là-bas et ses conséquences pour nos démocraties européennes. Je vais tout d'abord laisser la parole à nos collègues qui ont participé avec moi à cette mission afin que Ronan Le Gleut nous explique le choix européen fait par l'Ukraine, qu'Olivier Cigolotti nous présente les raisons pour lesquelles nous devons continuer à aider l'Ukraine et que Jean-Marc Vayssouze-Faure nous expose les enjeux de l'alliance de long terme que nous devons nouer avec l'Ukraine.

M. Ronan Le Gleut. - Mes chers collègues, les échanges que nous avons eus à Varsovie ont été très utiles pour prendre la mesure de la réalité de ce conflit. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre entre la Russie et l'Ukraine. Le vrai sujet concerne la volonté du président russe de remettre en question les conséquences de la fin de la Guerre froide pour rétablir la Russie dans les frontières de l'ancienne Union soviétique afin de retrouver, pense-t-il, un statut de superpuissance.

Le choix délibéré de la Russie d'attaquer l'Ukraine le 24 février 2022 a constitué une décision dont les conséquences de long terme ne pouvaient être ignorées par le président Poutine. Cette agression a mis un terme brutal à un rapprochement économique qui était à l'oeuvre depuis trois décennies entre la Russie et les pays occidentaux. Les sanctions européennes et internationales adoptées à l'encontre de la Russie ont réduit drastiquement les échanges, les investissements et les activités économiques des entreprises occidentales en Russie.

Il est essentiel aujourd'hui de mettre un terme définitif à la dépendance de certains pays européens à l'égard des ressources énergétiques russes, qui constitue un outil de pression sur les démocraties d'Europe de l'Ouest, et de penser l'avenir du continent non pas sans la Russie mais indépendamment de la Russie et de ses prétentions impérialistes.

Même si ce n'était pas l'effet recherché par la Russie, l'agression de l'Ukraine a constitué un puissant facteur d'unité des pays membres de l'Union européenne, à une ou deux exceptions près. L'entrée dans l'OTAN de la Finlande et de la Suède a mis un terme à des situations héritées de la Guerre froide devenues obsolètes, tout en permettant de renforcer la défense de l'Europe sur son flanc nord. Le réinvestissement des pays européens dans leur effort de défense constitue la conséquence de long terme la plus notable du conflit initié par la Russie.

Pour autant, les gouvernements européens peinent encore à définir de manière claire et coordonnée la vision de leur relation avec la Russie ainsi que le degré de menace qu'elle représente pour le continent. À cet égard, les autorités polonaises, toutes tendances confondues ne se font aucune illusion quant à cette menace et appellent à défendre la souveraineté de l'Ukraine et à fournir l'aide promise. Les nouvelles autorités issues du scrutin législatif du 15 octobre 2023 appellent également de leurs voeux un renforcement de la « solidarité européenne » à travers le développement de coopérations industrielles renforcées dans le domaine de la production d'armements. Le président de la commission des affaires étrangères du Sénat polonais, Grzegorz Schetyna, nous a par ailleurs indiqué que le niveau des dépenses militaires, qui représente 3,9 % du PIB, serait effectivement porté à 5 % comme le prévoyait la précédente majorité. Cet engagement polonais ne peut qu'interpeller les pays d'Europe de l'Ouest qui peinent à porter leur propre effort de défense à 2 % du PIB !

Au-delà des acquisitions importantes de moyens militaires qui doivent permettre, selon le président de la commission de la défense nationale de la Diète polonaise de « répondre à une première attaque en attendant le soutien des pays de l'OTAN », la Pologne est soumise à un défi démographique compte tenu d'une chute importante des naissances qui limite déjà aujourd'hui les possibilités de recrutement des armées.

C'est un nouveau modèle d'armée qui devra être mis en oeuvre afin de poursuivre le projet de mise en place de six divisions : deux ne sont pas aujourd'hui constituées fautes d'effectifs suffisants. Cette transformation de l'armée polonaise est également contrainte par la bonne tenue du marché de l'emploi et les difficultés à fidéliser les personnels en poste.

Si les pays d'Europe de l'Est entendent poursuivre leur effort de défense c'est avant tout parce qu'ils n'ont aucune confiance dans la Russie de Vladimir Poutine et dans la valeur des engagements qu'il pourrait prendre à l'occasion d'éventuelles négociations de paix. Ils pensent que la cessation des hostilités ne servirait qu'à permettre à la Russie de reconstituer ses forces afin de repartir à l'assaut de ses voisins occidentaux, dont les Pays baltes et la Pologne.

C'est pourquoi l'ensemble des acteurs rencontrés lors de ce déplacement en Pologne et en Ukraine estiment nécessaire d'ancrer profondément l'Ukraine dans le camp occidental, sans pour autant sous-estimer les difficultés d'un tel rapprochement. Comme nous l'a indiqué le président de la commission des affaires étrangères de la Rada, Olexandr Merejko, « la guerre en cours ne porte pas sur les territoires, la cession de territoires ne garantira pas une paix durable ».

On ne peut dès lors qu'accueillir avec gravité la prédiction d'Andrzej Grzyb, le président de la commission de la défense nationale de la Diète polonaise selon lequel : « si on n'aide pas l'Ukraine à vaincre, nous serons les suivants d'ici 3, 5 ou 10 ans ».

Face aux incertitudes concernant le soutien des États-Unis à l'Ukraine à l'issue de l'élection présidentielle à venir, de nombreux responsables politiques polonais et ukrainiens plaident pour un renforcement du soutien européen à l'Ukraine et une meilleure coordination. Le changement de majorité politique en Pologne ouvre ainsi la voie à une réactivation du « Triangle de Weimar » afin de rapprocher les positions franco-germano-polonaises sur le conflit en cours et de favoriser la définition d'une nouvelle politique étrangère de l'Union européenne pour l'Est de l'Europe. Nous pensons qu'il serait utile de saisir cette opportunité offerte par l'évolution politique intervenue en Pologne.

La France doit réinvestir sa relation politique avec la Pologne comme préalable à un renouveau des coopérations économiques, notamment dans le domaine du nucléaire civil, et au développement de coopération dans le domaine des industries d'armement.

Il est intéressant de noter que les accords passés avec les industriels sud-coréens sont des contrats-cadre et pas des commandes fermes. Les montants annoncés constituent donc des plafonds, qui pourront être renégociés en fonction des besoins et de la possibilité de produire ou non certains équipements en Pologne. Il existe donc encore des opportunités pour les entreprises européennes de défense. Par ailleurs, la priorité donnée dans les mois à venir par les autorités polonaises à la production de munitions, qui fait l'objet d'échanges avec des entreprises européennes comme Nexter, pourrait également bénéficier à l'Ukraine dont le besoin en munitions est considérable.

Par ailleurs, il est souhaitable que la France ouvre davantage ses formations militaires aux officiers polonais, afin de créer une culture commune, qui constitue souvent un préalable à des coopérations technologiques et militaires.

Si les nouvelles autorités polonaises soutiennent le principe de l'ouverture des négociations d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, cette perspective suscite aussi des craintes importantes dans l'opinion publique, et plus particulièrement dans le secteur agricole qui redoute une concurrence déloyale concernant plusieurs types de productions (maïs, céréales, viande, sucre...). L'intégration de l'Ukraine dans la politique agricole commune constitue un véritable sujet en Pologne où l'on s'interroge sur la structure du secteur agricole ukrainien. Il est composé d'un nombre réduit de très grandes propriétés pratiquant des méthodes intensives. Cet exemple du secteur agricole vient rappeler que la question du principe de l'adhésion de l'Ukraine est sans doute moins difficile à trancher que les modalités de sa mise en oeuvre, qui nécessiteront du temps et des évolutions importantes dans l'organisation de la société et de l'économie ukrainiennes.

M. Olivier Cigolotti. - Mes chers collègues, comme l'a indiqué Ronan Le Gleut, nos échanges à Varsovie et à Kiev ont clairement mis en évidence que les intentions du président russe ne se limitaient pas à l'Ukraine. C'est la raison pour laquelle l'issue de la guerre en Ukraine sera lourde de conséquences pour l'Europe et qu'il nous apparaît nécessaire de poursuivre et renforcer l'aide occidentale à l'Ukraine à un moment charnière pour la suite du conflit.

Selon un interlocuteur polonais de haut niveau, la Russie reste dans une posture offensive, en particulier autour de la ville d'Adviivka dans l'oblast de Donetsk, mais elle ne devrait pas lancer de grandes offensives avant les élections russes en mars. Il devrait en aller autrement plus tard dans l'année, lors de l'élection présidentielle américaine, quand la Russie pourrait relancer des opérations terrestres d'ampleur. Le même interlocuteur n'exclut pas non plus une nouvelle offensive russe sur Kiev à moyen terme si l'aide militaire occidentale devait faire défaut. En fait, les échanges menés en Pologne et en Ukraine ont permis d'établir que Vladimir Poutine n'avait renoncé à rien de ses objectifs initiaux et que le conflit n'avait aucune raison de cesser.

Les nombreux entretiens menés à Kiev ont confirmé le sentiment de dégradation de la situation militaire avec une montée de la pression russe. L'échec relatif de la contre-offensive engagée au printemps a par ailleurs créé un débat, en particulier dans les médias occidentaux, sur l'issue du conflit.

En l'absence de percée décisive le conflit est devenu une guerre d'attrition dans laquelle deux armées s'opposent maintenant avec des atouts et des faiblesses opposées. La Russie possède la masse de soldats qu'elle déverse chaque mois sans égards (30 000 soldats arrivent chaque mois sur le front pour remplacer jusqu'à mille tués certains jours). L'artillerie russe continue à pilonner sans relâche et sans grande précision les lignes ukrainiennes tandis qu'après avoir quasiment cessé à l'automne, les attaques menées avec des centaines de missiles et de drones ont repris fin décembre sur toute l'Ukraine.

A contrario, les forces ukrainiennes poursuivent avec succès leurs opérations ciblées en Mer noire pour en chasser la flotte russe, la défense anti-aérienne ukrainienne obtient des résultats probants y compris contre les missiles russes hypervéloces qui étaient supposés ne pas pouvoir être interceptés, l'artillerie ukrainienne et les missiles d'origine occidentale font régulièrement mouche sur des objectifs à haute valeur ajoutée et les troupes ukrainiennes tiennent le front au prix de pertes qui demeurent confidentielles, mais qu'on imagine élevées.

Face à cette situation dramatique, nous avons rendu hommage au courage des soldats ukrainiens et de leurs familles. Nous avons également entendu les demandes pressantes des autorités ukrainiennes pour que l'aide occidentale ne baisse pas, mais au contraire soit augmentée en quantité comme en qualité.

Lors de chacun de nos entretiens à Kiev la qualité des matériels fournis par la France a été saluée. Oleksandr Zavitnevych, le président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Rada a ainsi remercié les autorités françaises pour les différentes livraisons de dispositifs de défense sol-air, les systèmes d'artillerie Caesar les missiles SCALP et les blindés AMX10 dont les performances se sont révélées excellentes. Il a aussi insisté sur le rôle des sanctions contre la Russie qui demeurent indispensables à défaut d'être suffisantes.

L'urgence est maintenant d'avancer sur la production d'armements en Ukraine conjointement avec des entreprises françaises. Les autorités ukrainiennes ont fait de la production de munitions leur priorité. Si la production locale de munitions a été multipliée par vingt depuis 2022, cela reste très insuffisant. Notre attention a aussi été attirée sur l'importance des pièces de rechange notamment les tubes des systèmes d'artillerie qu'il serait souhaitable de pouvoir produire directement en Ukraine.

Ces demandes pressantes des autorités ukrainiennes posent la question de l'engagement de la France. Si notre pays a répondu présent face à l'agression subie par l'Ukraine, force est aujourd'hui de reconnaître que le passage à l'économie de guerre, pourtant revendiqué, n'a pas eu lieu et que nous n'avons pas assez inscrit notre aide dans la durée et dans la production de volumes suffisants.

Les autorités ukrainiennes regrettent par ailleurs que la Russie réussisse toujours à se procurer des composants électroniques occidentaux, qu'elles retrouvent dans les débris de missiles. Un renforcement des contrôles sur l'exportation de ces composants stratégiques est nécessaire.

Plus généralement les différents interlocuteurs rencontrés ont estimé que les sanctions imposées à la Russie avaient joué un rôle important pour contenir les capacités russes, mais que le pays avait progressivement réussi à desserrer l'étau en renforçant ses relations avec des pays qui n'appliquaient pas ces sanctions. La Russie a développé des coopérations étroites avec l'Iran ainsi qu'avec la Chine en matière de drones. Les livraisons de munitions en provenance de Corée du Nord bénéficient par ailleurs du soutien chinois, selon le commandement ukrainien.

Dans ces conditions, Il faut certes maintenir les sanctions existantes, mais également réfléchir aux moyens de les élargir aux pays qui ne les appliquent pas et à les renforcer.

Enfin, les autorités ukrainiennes regrettent les restrictions d'usage qui les contraignent dans l'emploi des missiles d'origine occidentale car ils estiment nécessaire de porter les combats en Russie même, afin de pouvoir frapper plus efficacement la logistique russe.

Selon le ministère de la défense ukrainien, près de 50 000 soldats russes s'entrainent ainsi dans des camps situés en Russie à proximité immédiate des combats en Ukraine et il est essentiel que les forces ukrainiennes puissent les cibler. « Nous devons combattre les Russes sur le territoire russe » ont insisté les représentants du ministère de la défense. C'est pourquoi plusieurs responsables ukrainiens ont demandé des assouplissements concernant les restrictions d'emploi sur les armes qui leur sont fournies.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Mes chers collègues, la question qui est posée aujourd'hui à la société ukrainienne tient au sens du combat et du sacrifice exigés pour préserver un modèle de société qui s'est rapproché de celui des autres Européens. Les Ukrainiens ont majoritairement fait, depuis 2014, un choix douloureux consistant à rompre avec la Russie pour échapper à son pouvoir autoritaire et à ses revendications impérialistes. Ce choix est sans retour, et il doit pouvoir se traduire par une intégration accélérée au reste de l'Europe.

Il revient à l'Ukraine de faire sa part du chemin en poursuivant la lutte contre la corruption, mais également en préservant la diversité et le pluralisme dans le débat public en particulier dans les médias. L'adoption des standards européens en matière économique posera également la question de la réorganisation de ses secteurs agricole et industriel. Cette transformation est déjà en route dans le secteur de la défense, où un réseau de PME innovantes a vu le jour au sein du complexe « Brave 1 » que la délégation a pu visiter. Plusieurs centaines de projets ont été instruits et retenus, dont une centaine fait l'objet de financements et de développements. Ces innovations portent par exemple sur des dispositifs de brouillage et de contre-brouillage. Cet esprit « start up » illustre le chemin parcouru par les Ukrainiens qui sont nombreux à s'être engagés dans l'initiative entrepreneuriale et l'innovation.

Au-delà de ce que doit faire l'Ukraine elle-même, le soutien de ses alliés demeurera crucial en 2024 pour décider du sort du conflit. Le ministre des industries stratégiques, Dmytro Kamyshin, a ainsi rappelé le besoin urgent de l'Ukraine en certains types d'approvisionnements nécessaires pour produire des explosifs. Mais il a aussi insisté sur l'atout que pouvait représenter, pour les entreprises françaises, de pouvoir travailler avec des acteurs ukrainiens qui ont l'expérience des combats et dont les innovations sont directement testées sur le champ de bataille.

La guerre en Ukraine a remis en cause beaucoup de certitudes sur le déroulement des conflits modernes et il s'agit maintenant, selon l'expression du ministre, de « construire l'arsenal du monde moderne » en s'appuyant toujours davantage sur la cybersécurité et l'intelligence artificielle.

Le déminage du pays nécessitera par ailleurs une coopération internationale d'envergure. Un tiers du territoire ukrainien a été miné par les Russes, dans des proportions difficiles à imaginer. Les services ukrainiens viennent d'achever une cartographie des espaces concernés dans lesquels 1 600 types de mines ont été identifiés. Le programme de déminage qui a été conçu avec le concours du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) visera à traiter les terrains agricoles, à sécuriser les personnes, mais aussi à préserver les infrastructures critiques (électricité, eau, routes...).

Le déminage constituera un préalable à la reconstruction de l'Ukraine par ses Alliés, dont la France. Les entretiens menés à Kiev ont permis de mesurer combien certains ministères travaillaient déjà sur les étapes qui suivraient la fin de la guerre afin de reconstruire le pays sur de nouvelles bases. Même si cet horizon peut sembler aujourd'hui éloigné, on ne peut ignorer que l'Ukraine accorde déjà beaucoup d'énergie à traiter les stigmates du conflit afin de renforcer la résilience de sa société. Il est donc essentiel que les entreprises françaises du secteur des BTP, des grands réseaux d'eau et d'électricité, de transport réfléchissent à la manière dont elles pourront concourir à la reconstruction du pays. L'avenir de l'Ukraine se prépare aujourd'hui.

Si les coopérations sectorielles sont précieuses pour l'Ukraine, c'est un partenariat beaucoup plus global qui est attendu de la part des autorités ukrainiennes. Le conseiller diplomatique du président ukrainien, Igor Jovkva, nous a rappelé toute l'importance que son pays accordait à la décision du Conseil européen d'ouvrir des négociations d'adhésion avec l'Ukraine.

Les Ukrainiens veulent aller très vite. Ils rappellent qu'ils ont déposé leur demande de candidature le cinquième jour de l'invasion, qu'ils ont répondu en un mois au questionnaire adressé par la Commission européenne et qu'il ne leur a fallu qu'un an pour obtenir une recommandation positive de la part de la Commission.

Le Gouvernement ukrainien va maintenant lancer le processus de « screening » de la totalité de sa législation. Pour Igor Jovkva « l'Ukraine veut être appréciée selon ses propres mérites », ce qui pourrait expliquer que son parcours d'adhésion soit plus rapide que celui d'autres pays candidats.

L'Ukraine déploie la même énergie afin de remplir les conditions qui lui permettraient de rejoindre l'OTAN. Les forces armées ukrainiennes ont développé leur interopérabilité en s'appuyant sur les matériels fournis par les pays de l'OTAN. Le conseiller diplomatique du président ukrainien nous a rappellé les espoirs que son pays nourrit à l'approche du prochain sommet de Washington, tout en comprenant les craintes que peut susciter une adhésion. C'est pourquoi il convient que l'Ukraine ne pourra pas adhérer à l'OTAN avant qu'une solution au confit n'ait été trouvée.

Dans cette attente, l'Ukraine demande à ses alliés des garanties de sécurité juridiquement contraignantes. Nos échanges à Kiev ont laissé entendre que des discussions étaient en cours sur la forme et la portée que pourraient prendre ces garanties de sécurité, même si la réflexion n'a pas encore abouti.

Nous devons donc réaffirmer que la souveraineté de l'Ukraine ne saurait être remise en cause dans le cadre des futures négociations de paix, et notamment le droit de ce pays de rejoindre les organisations internationales de son choix.

M. Cédric Perrin, président. - Je souhaiterais revenir maintenant sur la situation sur le front début 2024 ?

Compte tenu des différents éléments recueillis il apparaît que :

- le front est stabilisé, à quelques exceptions près qui n'ont pas donné lieu à des percées exploitables ;

- la Russie devrait chercher en 2024 à conquérir la totalité des oblasts qu'elle occupe déjà (Donetsk, Louhansk, Zaporijjia...) afin de « consolider » ses gains ;

- une offensive dans le Nord-Est est peu probable avant le printemps car elle nécessiterait une nouvelle mobilisation russe et un accroissement de la production de matériels ;

- les Russes ont engagé toutes leurs réserves et peinent à les reconstituer. Mais ils font parvenir 30 000 nouveaux soldats sur le front par mois, ce qui excède un peu leurs pertes ;

- en Mer Noire, les Russes continuent le minage des routes commerciales, mais leur marine a dû quitter la base de Sébastopol pour Novorossisk. Cette semaine, deux avions russes de haute valeur ont aussi été frappés, dont l'un abattu, au-dessus de la mer d'Azov, ce qui constitue une surprise ;

- entre mai et décembre 2023, le nombre de soldats russes aurait augmenté de 20% sur le front, tandis que les nombres de chars et de pièces d'artillerie déployés avaient chacun augmenté de 60% ce qui illustre combien la « masse » demeure du côté russe. Cela veut dire que, en ce moment, le temps joue plutôt pour les Russes.

Quelle efficacité pour les armements français en Ukraine ?

Nous avons interrogé le ministre de la défense, Rustem Oumerov, sur l'aide militaire apportée par la France. Cette aide est très appréciée par les autorités ukrainiennes, à l'image des dizaines de canons Caesar aujourd'hui actifs sur le front. Les Ukrainiens ont appris à utiliser ces moyens au mieux de leurs possibilités. Ils implémentent des innovations afin, par exemple, de coupler le canon Caesar à un système de tir recourant à l'intelligence artificielle, pour optimiser la consommation de munitions. À noter que les officiels ukrainiens interrogés ont démenti les critiques parues dans un article de la presse française sur l'emploi des Caesars, et ont souhaité pouvoir en recevoir davantage, avec des munitions et des tubes de rechange.

Le ministre de la défense a surligné le besoin de munitions, qui manquent terriblement. Il souhaiterait également que la France accorde davantage de moyens de défense sol-air et notamment des batteries SAMP-T, mais aussi des Crotale et des Mistral. Je ne sais s'il mesure à quel point nous manquons nous-mêmes de ces matériels.

Les autorités ukrainiennes souhaitent également que la France accroisse son effort de formation de pilotes de chasse, notamment dans le domaine tactique.

Parmi les autres demandes figurent bien sûr la poursuite de livraison de missiles SCALP (le président de la République a annoncé hier que la France en livrerait 40 de plus), de bombes guidées mais également de systèmes de guerre électronique.

Le ministre de la défense Rustem Oumerov insiste enfin sur le fait que la décision sur le champ de bataille se fera aussi sur la qualité des technologies. Qu'il s'agisse des systèmes d'artillerie à haute manoeuvrabilité, des systèmes permettant de contrôler des essaims de drones ou encore des radars qui équiperont les F16, l'Ukraine a besoin des technologies les plus récentes pour faire la différence avec la Russie.

Quand allons-nous véritablement relancer la production de munitions ? Dans leur récent rapport sur le programme 146 relatif aux moyens capacitaires dans le PLF 2024, nos collègues Hugues Saury et Hélène Conway-Mouret ont expliqué que « l'ambition affichée par le ministère des armées en matière de munitions demeure très insuffisante au regard des exigences des combats de haute intensité. Concernant les obus de 155 mm par exemple, les livraisons devraient être de 20 000 unités en 2024 soit l'équivalent de quatre jours de consommation des armées ukrainiennes. »

Nous avons un fabricant français, Nexter, qui pourrait à terme produire 100 000 obus de 155 par an. Mais pour cela il faudrait des commandes. Quand allons-nous décider enfin cet effort ? Notre déplacement en Ukraine nous a convaincu de la nécessité de relancer véritablement la production de munitions. C'est une des 7 recommandations que nous faisons au Gouvernement et dont je vais maintenant vous donner la lecture :

Recommandation n°1 : tirer toutes les conséquences de l'agression de l'Ukraine par la Russie et de sa volonté d'antagoniser les rapports avec l'Union européenne en mettant un terme à toute forme de dépendance à son endroit.

Recommandation n°2 : expliquer aux Français les véritables enjeux du conflit en Ukraine, qui dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique.

Recommandation n°3 : réinvestir notre relation politique et militaire avec la Pologne comme préalable à un nouveau partenariat économique et un engagement renouvelé dans la défense des frontières orientales de l'Union européenne. Accueillir davantage d'officiers polonais dans les écoles militaires françaises afin de créer une culture commune.

Recommandation n°4 : financer l'accroissement de la production des munitions dans la logique de la préparation à un conflit de haute intensité et pour accroître les livraisons à l'Ukraine. L'effort à réaliser demeure conséquent dans ce domaine car la LPM 2024-2030 n'a pas répondu correctement à cet enjeu. Nous en sommes très loin. Il faut donc agir sans plus tarder.

Recommandation n°5 : maintenir les sanctions existantes et en adopter de nouvelles pour limiter autant que possible les capacités du complexe militaro-industriel russe.

Recommandation n°6 : développer la présence des entreprises françaises en Ukraine au-delà du secteur militaire afin de préparer la phase de reconstruction qui nécessitera des moyens importants dans tous les domaines.

Recommandation n°7 : réaffirmer que la souveraineté de l'Ukraine ne saurait être remise en cause dans le cadre des futures négociations de paix et notamment la capacité de ce pays à rejoindre les organisations internationales de son choix, et insister sur la légitimité de l'Ukraine à demander à ses alliés des « garanties de sécurité » vis-à-vis de son principal voisin.

Je terminerai en saluant l'accueil qui nous a été réservé à Kiev par les autorités ainsi que par notre ambassadeur Gaël Veyssière.

Je donne la parole à notre collègue Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. - Je tiens tout d'abord à féliciter nos collègues pour ce rapport de retour de Kiev à l'heure où, comme Nathalie Loiseau l'a déclaré hier au Parlement européen, il ne faut pas laisser s'installer une « fatigue de l'Ukraine » en France et dans le monde en général. Les Ukrainiens vivent un moment stratégique d'autant plus critique que la sensation d'une Europe qui baisse les bras s'installe.

La situation est critique. Comme au début de la guerre, ce que les démocraties fournissent à l'Ukraine obéit encore au même crédo « trop peu et trop tard ». C'est valable pour les livraisons d'armes et de munitions. C'est le cas pour l'aide financière. Nous attendons depuis des mois que les 60 milliards de dollars soient débloqués par les Etats-Unis. Il en est de même des 50 milliards d'euros promis par l'Europe. Celle-ci n'a pas non plus tenu son engagement à livrer un million de munitions et la réalité de son effort ne représente que 0,075 % de son produit intérieur brut (PIB).

Nous faut-il nous contenter de formuler des recommandations ou chercher à peser davantage sur le Gouvernement pour obtenir le déblocage des 50 milliards d'euros lors du prochain Conseil de l'Union européenne du 1er février prochain et soutenir le fonds d'investissement de 100 milliards d'euros annoncé par Thierry Breton ?

Enfin, il faut absolument entrer en économie de guerre. Car nous n'y sommes pas. Au-delà des mots, l'économie de guerre ne sera une réalité que si le ministère des armées passe des commandes aux industriels. Nous aurons donc à revenir sur l'annonce de la livraison de missile SCALP et celle d'un accord bilatéral de défense du type de celui que l'Ukraine a conclu avec le Royaume-Uni pour que le Parlement puisse en contrôler l'exécution.

M. Cédric Perrin, président. - Nous soulevons la question de l'économie de guerre depuis la LPM, ce qui nous oppose parfois au ministre. Les efforts qui devraient être faits ne le sont pas, ou en tout cas pas avec les résultats escomptés. Je souhaite organiser un cycle d'auditions de notre commission sur les munitions. Les industriels nous disent qu'ils attendent toujours les commandes. Les 20 000 obus de 155 fabriqués annuellement par Nexter, qui correspondent à quatre jours de consommation pour les Ukrainiens (deux pour les Russes) sont-ils un maximum ou peut-on aller bien au-delà ? On ne peut pas continuer à parler dans le vide, en opposant les déclarations des uns et des autres.

Nous souffrons de 40 ans de désindustrialisation et d'incapacité à reconstituer le socle minimal pour produire à nouveau. Un allié exemplaire est un allié en capacité d'aider ses partenaires. Nous n'avons pas tiré les conséquences du Covid, et nous rencontrons des problèmes analogues sur la question des munitions.

M. Olivier Cigolotti. - En Ukraine, on nous a expliqué que la Russie avait pu mobiliser plus de 200 000 hommes entre mai et décembre. Les Ukrainiens n'ont évidemment pas la même capacité de régénération. Ce qui fait la différence, c'est le matériel de haute technologie. Caesars et AMX-10 ont un impact réel. Plus nous apporterons massivement une aide en matériel spécifique, plus nous compenserons la difficulté de mobilisation des forces.

M. Christian Cambon. - Et les livraisons d'avions ?

Mme Vivette Lopez. - On a peine à croire en voyant les photos que vous avez prises qu'il s'agisse d'un pays en guerre... Avez-vous pu percevoir comment vivait la population ?

M. Cédric Perrin. - Le sentiment général est que, la plupart du temps, à Kiev nous n'avions pas l'impression d'être dans un pays en guerre. Le système de contrôle des alertes de bombardement fonctionne bien. Les Ukrainiens sont très résilients, ils réparent immédiatement les bâtiments endommagés par les bombardements russes.

Mme Valérie Boyer. - Vous êtes-vous rendus dans les hôpitaux pour visiter les blessés ?

M. Cédric Perrin. - L'équipe de Public Sénat qui nous accompagnait a consacré un reportage à la question, et nous avons eu des entretiens sur la question du déminage. Nous n'avons pas vu de personnes handicapées dans la rue.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Même la population ne réagit pas aux alertes. Il y a un sentiment de sécurité. La défense antiaérienne tiendra-t-elle face à des Russes qui ont une organisation de masse ? Il y a un risque que l'asymétrie s'aggrave. Les Ukrainiens peuvent être tentés d'essayer de déstabiliser la Russie en l'attaquant sur son sol. En année d'élection, il n'est pas dans l'intérêt de Poutine de subir des attaques sur le sol russe.

La commission adopté à l'unanimité les conclusions du rapport et autorise sa publication.

Jeudi 18 janvier 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes et de Mme Dominique Estrosi-Sassone, présidente de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 09h15.

Marché intérieur, économie, finances et fiscalité - Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons le commissaire européen Thierry Breton.

Je vous remercie, monsieur le commissaire, d'avoir accepté la sollicitation de la commission des affaires européennes pour cette audition, à laquelle j'ai souhaité associer la commission des affaires économiques et celle des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

En charge du marché intérieur, vous avez concentré votre énergie sur l'élaboration d'une stratégie industrielle qui manquait à l'Union européenne et sur l'affirmation de sa souveraineté, aidé en cela par la guerre en Ukraine et l'ambition climatique européenne.

Après avoir fait adopter des règles pour déverrouiller les marchés numériques, vous avez orchestré la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain et proposé l'adoption de deux législations pour garantir à l'Union un accès aux matières premières critiques et impulser une industrie zéro émission nette en promouvant des projets stratégiques. Par deux résolutions européennes, nous avons soutenu ces avancées, mais pourquoi la Commission ne les a-t-elle pas assorties d'étude d'impact et ne prévoit-elle pas à leur endroit un financement adapté ? Comment entendez-vous, par ailleurs, diversifier les sources d'approvisionnement de l'Union en matériaux critiques, particulièrement en uranium ?

Par ailleurs, l'Union tente de se protéger contre les investissements directs d'États tiers sur son sol, qui risquent de porter atteinte à sa sécurité ou à l'ordre public. Le système de filtrage de ces investissements, dont le Sénat a soutenu la mise en place, doit permettre d'éviter l'acquisition de fleurons européens par des entreprises étrangères. Il repose sur un mécanisme de coopération et d'échanges d'informations entre États membres, mais les mécanismes de filtrage nationaux sont très hétérogènes. Après trois ans de fonctionnement, jugez-vous ce système efficace ?

Le soutien à l'industrie de défense constitue un autre point structurant de votre action, qui a connu un véritable changement de paradigme à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, de la déclaration de Versailles et de l'adoption de la boussole stratégique. Le cadre financier pluriannuel avait bien prévu un Fonds européen de la défense, mais le sujet a changé d'échelle en 2023 après l'adoption de deux législations importantes, quoique temporaires : l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (Edirpa) et l'action de soutien à la production de munitions (Asap), dont l'adoption s'est faite en un temps record. Vous embrayez à présent sur la préparation intensive d'une stratégie industrielle de défense européenne (Edis) et d'un programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (Edip), annoncés pour le 27 février prochain.

L'Ukraine a un besoin urgent de munitions et ces textes ne sauraient attendre, mais ils n'iront pas sans débats, car l'industrie de la défense touche à la souveraineté des États membres. Vous avez déjà pu mesurer la sensibilité de notre assemblée sur ce sujet, à l'occasion du texte Asap.

Le renforcement de la base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE) suppose aussi des moyens financiers. La facilité de participation au secteur de la défense doit permettre de soutenir des fonds investissant dans des entreprises innovantes, en particulier dans les technologies à double usage, mais on est bien loin des 100 milliards d'euros que vous appelez de vos voeux ! Comment avez-vous évalué un tel besoin ? Où entendez-vous trouver cette somme ?

Les États membres faisant déjà de la résistance sur la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel, je n'imagine pas un nouvel emprunt commun, d'autant que nul ne sait encore aujourd'hui comment sera remboursé celui qui a été contracté pour sortir de la pandémie... J'en appelle aux ressources propres européennes.

On a en outre le sentiment que, sous couvert de soutien à l'industrie, la Commission entend, à l'occasion de la guerre en Ukraine, accroître significativement ses compétences en matière de défense. Aux dires de la présidente von der Leyen, « la prochaine étape est celle d'une Union européenne de la défense à part entière » : la France soutient à ce stade un marché intégré de l'industrie de défense, mais non pas un marché unique. Quelle est votre position à cet égard ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - À mon tour de me féliciter de votre présence parmi nous ce matin, monsieur le commissaire. Vous êtes à la tête, depuis plusieurs années déjà, d'un portefeuille étendu, stratégique et crucial pour l'avenir de l'Union européenne, qui nous concerne au premier chef au sein de la commission des affaires économiques.

À ce poste, vous vous êtes fait le chantre de la souveraineté européenne, dans tous les domaines, qu'il s'agisse du domaine industriel, économique ou numérique.

Mes questions portent sur deux points : les enjeux de relocalisation industrielle, en lien avec la transition verte, et la régulation de l'économie numérique.

Sur le premier point : la France a engagé un mouvement en faveur de la relocalisation industrielle, notamment dans les secteurs de la transition écologique. Nous avons débattu il y a quelques mois de la loi relative à l'industrie verte, qui anticipe sur le futur règlement européen pour une industrie « zéro net ». Quelles sont les perspectives d'adoption de ce règlement, qui conditionnera la liste des technologies éligibles aux dispositifs prévus dans cette loi ?

Pour soutenir notre industrie, en plus de simplification administrative, nous avons surtout besoin de financements. La France a largement profité de la libéralité du nouveau cadre européen post-covid en matière d'aides d'État : tout récemment, le crédit d'impôt au titre des investissements en faveur de l'industrie verte (C3IV) a été validé par la Commission européenne. Face aux aides à la production massives pratiquées par nos concurrents internationaux, cela n'a rien de choquant. Certains « petits pays » en Europe réclament désormais la fin de ce cadre dérogatoire, qui avantagerait davantage, selon eux, les « grands pays ». Combien de temps ce cadre est-il appelé à durer ?

Dans le même temps, après le sursaut post-covid, le soutien à l'industrie ne semble plus être une priorité pour tout le monde en Europe, compte tenu du contexte budgétaire contraint que nous partageons tous : la plateforme de technologies stratégiques pour l'Europe (Step), qui devait remplacer le fonds de souveraineté mort-né, promet d'être la grande perdante des négociations budgétaires européennes. Cette attrition des financements publics constitue un risque majeur pour la compétitivité européenne, dans des secteurs industriels pourtant stratégiques. L'urgence n'est-elle pas alors de créer les conditions de la mobilisation des capitaux privés, notamment en relançant l'union des marchés de capitaux ?

J'en viens à mon second point. Vous le savez, les enjeux liés à une régulation juste, équitable et ambitieuse de l'économie numérique nous intéressent grandement, le Sénat s'étant souvent positionné à l'avant-garde d'une telle régulation, ce qui, d'ailleurs, n'est pas toujours du goût de la Commission européenne.

L'arsenal législatif dont nous nous sommes dotés est robuste et nous commençons seulement à prendre la mesure de l'étendue des instruments, à la fois offensifs et défensifs, dont l'Union européenne s'est dotée. Je suis convaincue que nous sommes sur la bonne voie pour rééquilibrer le rapport de force en notre faveur, mais l'année 2024 sera une année charnière pour la mise en oeuvre de ce nouvel arsenal. Le premier défi sera de s'assurer de sa bonne application. Meta, Apple et TikTok ont d'ores et déjà annoncé contester devant la justice européenne leur désignation par la Commission européenne comme contrôleurs d'accès au titre du règlement européen sur les marchés numériques. Face à un tel niveau de contestation, comment comptez-vous assurer la force de frappe de notre modèle de régulation ?

Déjà partiellement en application, le règlement européen sur les services numériques est lui aussi contesté ; c'est pourquoi, après avoir demandé des informations supplémentaires à plusieurs plateformes sur les mesures prises en matière de modération des contenus et de vérification de l'âge, vous avez annoncé, le 18 décembre dernier, ouvrir une procédure d'infraction contre le réseau social X. Monsieur le commissaire, où en est cette procédure d'infraction aujourd'hui ? Face à la menace de lourdes sanctions européennes, pensez-vous que le réseau social X puisse prochainement se retirer du marché européen ? Toutes ces questions se posent également pour TikTok...

L'année 2024 devrait également être celle de l'entrée en vigueur d'autres règlements européens sur l'utilisation des données et sur les marchés de crypto-actifs, autant de textes importants qui visent à mieux réguler notre économie numérique, mais aussi à la soutenir en développant des champions nationaux et européens afin de demeurer pertinents technologiquement. Il y a donc un équilibre à trouver et, de ce point de vue, les partisans de l'innovation et ceux de la régulation semblent irréconciliables, comme en témoignent les vifs débats sur la proposition de règlement sur l'intelligence artificielle.

Monsieur le commissaire, où en est cette proposition de règlement ? Selon vous, les acteurs français et européens de l'intelligence artificielle seront-ils mis en difficulté par cette réglementation ? Le gouvernement français a souhaité la révision de plusieurs dispositions : ces demandes vous semblent-elles légitimes ? Seront-elles satisfaites ?

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le commissaire européen, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous remercie d'être présent aujourd'hui devant nous, car vous avez la responsabilité de certains dossiers qui revêtent la plus grande importance à nos yeux, en particulier la défense et le soutien à l'Ukraine.

Les États membres se sont engagés à livrer un million d'obus à Kiev d'ici à la fin du mois de mars, mais cet objectif ne sera malheureusement pas atteint. Pouvez-vous nous dire combien d'obus nous pourrons livrer et ce qui peut être envisagé pour atteindre à l'avenir des cadences de production plus élevées ?

À cet égard, quels points - facilité européenne pour la paix, marché conjoint avec l'industrie et fonds Asap - peuvent être améliorés ?

Mes collègues et moi rentrons d'une mission en Ukraine et je peux vous confirmer qu'il est urgent d'accroître nos livraisons d'obus. La Commission a annoncé au mois de novembre vouloir consulter les États membres de l'Union européenne et les industriels de l'armement sur la cartographie des capacités de production, la mise en place d'un guichet unique pour la vente et la sécurisation du budget. Quels sont les résultats des actions menées à l'heure où nous parlons et ceux de cet audit, même si toutes les réponses ne nous ont pas toutes été encore transmises ?

Vous avez en outre proposé il y a une semaine la création d'un fonds de 100 milliards d'euros pour stimuler la production et la collaboration entre les différents acteurs. Qu'apportera-t-il de plus que les instruments préexistants et que les instruments ad hoc créés depuis 2022 ? Quelles pourraient être les modalités de financement de ce nouveau fonds ? La présentation du texte contenant la nouvelle stratégie que vous défendez, inspirée par le Defense Production Act (DPA) américain, a été reportée. Pouvez-vous nous dire plus précisément aujourd'hui quel pourrait être son calendrier, et surtout son contenu ?

Enfin, nous soutenons le principe et les objectifs du Fonds européen de défense, mais les procédures sont extrêmement complexes, elles découragent certaines entreprises de soumettre des projets. La création de ce fonds a constitué une avancée majeure pour la constitution d'une base industrielle et technologique de défense européenne, mais les résultats sont-ils aujourd'hui à la hauteur de vos attentes ?

La guerre en Ukraine a mis en évidence l'émiettement de la BITD européenne, mais aussi la difficulté à laquelle sont souvent confrontés les pays européens pour se coordonner. Quel regard portez-vous sur ce dossier essentiel ?

M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur- Je vous remercie, madame, messieurs les présidents de commission, d'avoir organisé cet échange. La vie politique étant un long parcours d'expériences, d'amitié et de loyauté, je me réjouis de voir beaucoup de visages amis.

Monsieur le Président Rapin, vous m'avez interrogé sur le marché intérieur : comment fait-on pour le faire mieux fonctionner et l'utiliser comme instrument géopolitique ?

Madame la Présidente Estrosi Sassone, vous m'avez également interrogé sur le marché intérieur, sur la réindustrialisation, la transition verte et numérique, ainsi que sur le marché intérieur numérique.

Monsieur le Président Perrin, vous souhaitez savoir comment on peut gérer l'industrie de défense européenne. Je commencerai par vous répondre.

Le conflit en Ukraine est évidemment un élément de prise de conscience majeur.

Nous travaillons depuis un certain temps sur l'industrie européenne de défense. L'idée n'est pas de bâtir ex nihilo une Europe de la défense, car il faut respecter la souveraineté des États membres. Mais, pour une utilisation plus efficace de ces fameux 200 milliards d'euros que les Vingt-Sept investissent chaque année, nous devons faire plus et mieux. La guerre d'agression menée par Vladimir Poutine en Ukraine nous l'a appris : nous devons mieux travailler ensemble face à ce qui se passe à l'est de notre continent, d'autant que le parapluie américain est peut-être moins solide que certains ne le pensaient.

Nous sommes le premier continent du monde libre : 450 millions d'Européens, contre 330 millions d'habitants aux États-Unis. Et nous vivons dans la plus grande démocratie du monde libre. Et, comme c'est le cas au sein des États membres, cette démocratie est bicamérale, avec le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. C'est précisément en prenant conscience de notre force et de notre puissance que nous saurons mieux résister ensemble. Je ne vous suis pas lorsque vous jugez le Fonds européen de défense « technocratique ». Aujourd'hui, il y a des ingénieurs de l'armement français, allemands, lettons, italiens, suédois dans mes équipes ; il s'agit de jeunes gens, très brillants, qui travaillent ensemble et cela fonctionne formidablement bien. On peut toujours faire mieux, mais les progrès que nous avons déjà accomplis sont considérables.

L'Europe fournit à l'Ukraine 75 milliards d'euros. C'est plus que les États-Unis. Pour autant, nous devons nous préparer à renforcer notre base industrielle de défense. En Europe, nous savons tout faire : missiles hypersoniques, porte-avions nucléaires, sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, etc. Nous produisons les meilleurs avions du monde, les chars les plus sophistiqués, mais nous le faisons à notre rythme. Nous sommes encore dans des logiques d'arsenal. Les industriels de la défense - cela ne concerne pas seulement la France -, qui ont comme principal interlocuteur les directions générales de l'armement des États membres, leur disent : « Certes, c'est plus cher, et cela prend plus de temps. Mais c'est stratégique. » Or l'enjeu est maintenant d'augmenter notre BITD, afin que les cadences suivent. Il faut inciter les industries de la défense à changer de modèle économique, pour passer d'une logique d'arsenal à une logique de marché plus normale. Je l'ai fait, et je continue de le faire. Je pense d'ailleurs être l'un des seuls à avoir fait à ce titre le tour de tous les sites d'industrie de défense. Notre appareil industriel européen couvre tous nos besoins. Les sites sont des sites spécialisés, avec des contraintes évidentes, notamment mais pas seulement sur les munitions. Il convient maintenant de les faire monter en cadence. J'entends souvent des industriels français se plaindre que les Belges ou les Allemands seraient privilégiés alors que nous, Français, produirions par exemple les meilleurs avions au monde, mais je leur fais remarquer que, pour livrer leur production, quatre ans sont parfois nécessaires. Or il n'est plus possible de fonctionner de cette manière lorsqu'il y a la guerre sur notre continent. Comment faire ? Nous devons aider à cofinancer en amont la mise à niveau des infrastructures pour que le modèle économique s'adapte au changement de paradigme. C'est ce que nous avons fait. Le programme Asap, auquel vous avez fait référence, a été mis en place pour financer les industries de production de munitions. J'ai pris l'engagement - il sera tenu - de porter notre capacité de production s'agissant des obus pour l'Ukraine à plus d'un million de munitions par an au printemps 2024. La montée en cadence a été engagée, et elle s'accélère. Dans ce cadre, quatre-vingt-cinq propositions nous ont été adressées. Nous allons en financer entre une vingtaine et une trentaine, ce qui va nous permettre d'augmenter encore notre capacité. Nous atteindrons ainsi près de 1,3 million ou 1,4 million de munitions à la fin de l'année. Mon objectif, que je rappelle à nos amis ukrainiens, est d'avoir à court terme une capacité de production à peu près comparable à celle de la Russie.

Nous produisons plus de munitions que les États-Unis. C'est très important, non seulement pour l'Ukraine, mais également pour les forces armées des Vingt-Sept. Si le fait que les deux cobelligérants - en l'occurrence, il y a un agressé et un agresseur - aillent s'asseoir autour d'une table ne dépend pas de nous, notre responsabilité est de faire en sorte que celui qui est à l'Est comprenne que nous avons une capacité industrielle supérieure à la sienne. Je le rappelle, je suis membre de l'exécutif européen ; je ne représente pas les États membres ; or ce sont eux qui livreront les munitions à l'Ukraine et nous respectons leur souveraineté. À ce titre, certains États qui déplorent que l'Ukraine ne reçoive pas tout ce dont elle a besoin seraient bien inspirés de demander à leurs propres industriels de se focaliser dans les mois à venir sur ce pays, au lieu d'aller fournir en munitions tel ou tel pays non européen sous prétexte qu'il paierait mieux. Pour ma part, j'avais proposé une priorisation, que le Parlement européen a votée, mais les États membres l'ont supprimée. C'est dommage, car une telle priorisation leur aurait permis de tenir leurs engagements, à l'instar de la Commission. Je ne peux pas laisser dire que nous n'avons pas fait le nécessaire. Nous avons une industrie d'armement nettement supérieure à celle de la Russie, mais qui est confrontée à des problèmes terribles d'approvisionnement et de ressources humaines. Comme le Président de la République l'a rappelé, l'année 2024 sera critique. Ce sera une année d'élections, notamment aux États-Unis ou en Russie - où il y a peut-être moins de suspense. Nous devons continuer et même accélérer sur ce que nous faisons ensemble.

J'ai appris une chose en Europe. Quand il y a une crise - c'est le cas -, il faut se mettre d'accord sur l'ambition et il n'y a pas d'ambition sans risques.

Lorsque j'ai eu la responsabilité des vaccins, j'ai indiqué que nous aurions des immunités collectives à partir du 14 juillet. Je voyais bien ce qui se passait aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Russie. J'ai dit que l'industrie européenne y parviendrait, et nous avons réussi. Nous devons forger une vision et nous mettre en mouvement derrière, c'est ainsi que l'Europe fonctionne. N'attendons pas - c'est un ancien ministre des finances qui vous parle - d'avoir les budgets : on ne les a jamais ! Commençons par nous mettre d'accord sur une vision, parce qu'elle est existentielle. Il était existentiel d'avoir des vaccins ; il était existentiel de réagir face aux conséquences de la guerre en Ukraine sur notre approvisionnement énergétique ; et il est existentiel de renforcer nos capacités de défense. Nous aurons besoin d'une centaine de milliards d'euros en complément, avec deux enveloppes : l'une pour aider l'industrie de défense à se réformer, l'autre pour l'Ukraine, dont le besoin est existentiel. Ce point risque d'être discuté dès le prochain Conseil européen, au mois de février.

En ce qui concerne les espaces contestés, nous avons travaillé sur une vision commune afin d'aboutir à un livre blanc de la défense et de définir une boussole stratégique européenne, dont l'importance est aujourd'hui capitale. Par définition, ces espaces contestés n'appartiennent à personne, mais composent tout de même notre environnement proche, immédiat et vital. Ils sont au nombre de quatre : l'espace cyber, l'espace tout court, l'espace aérien et l'espace maritime. Nous le savons : aucun pays ne peut, à lui seul, assurer sa sécurité dans ces espaces. L'espace cyber, par exemple, ne connaît pas de frontières et les États y sont particulièrement fragiles. C'est la raison pour laquelle la coopération et la mutualisation sont indispensables. Il en va de même dans le domaine spatial : aucune armée nationale ne saurait, à elle seule, contrôler l'espace global, quand on sait que, compte tenu de leur vitesse, les missiles hypersoniques passent d'un État membre à l'autre en à peine une minute. Là encore, il nous faut mutualiser, dépenser en commun et trouver la gouvernance adéquate. Il serait également souhaitable d'harmoniser la protection de notre espace aérien. Enfin, quelle marine peut prétendre protéger la zone maritime exclusive européenne, qui est la plus vaste au monde ? Je rappelle que tous les dix-huit mois, l'unique porte-avions français doit être au carénage. En période de guerre, mieux vaut qu'il soit utilisable ! Peut-être faudrait-il convenir au niveau européen d'en construire un deuxième ? De la même manière, aucun État membre ne saurait assurer la protection et de la Baltique et de l'Atlantique et de la façade méditerranéenne, sans parler du Pacifique. Il s'agit en effet de surveiller notre espace aérien, mais également ce qui se passe sous la mer. Dans la mer Baltique en particulier, nous comptons de nombreuses infrastructures critiques qu'il vaut mieux contrôler directement in situ. Je le répète : ces quatre espaces contestés doivent faire l'objet d'une protection collective. C'est la raison pour laquelle, en matière de cybersécurité, j'ai lancé le cyberdôme, qui s'appuiera sur des centres d'opération de sécurité (SOC). Les exemples des systèmes Galileo et Copernicus, dont j'ai la charge en tant que commissaire européen chargé de l'espace, montrent qu'il est possible d'investir ensemble et de mettre en place une gouvernance commune. Nous le ferons également avec la constellation de satellites Iris, dont la dimension militaire est très importante, ou encore en matière de cryptologie quantique ou de support sur les théâtres d'opérations spécifiques. Pour tous ces projets, nous disposons désormais d'une infrastructure commune. Nous avons trouvé les financements et la gouvernance adaptée. Il nous faut maintenant atteindre le même résultat pour le dôme de défense et nous poser la question de l'espace maritime. Évidemment, nous ne mènerons pas ce chantier à terme au cours du prochain mandat. Des investissements communs seront nécessaires pour supporter ces infrastructures, mais une fois que nous serons d'accord sur l'objectif - et nous le serons -, nous trouverons les financements adaptés, car les mécanismes existent.

Madame la Présidente Estrosi Sassone, nous avons enfin mis en place des politiques de réindustrialisation de notre continent. Je le dis avec force : notre ambition n'est pas de tout faire en Europe ; nous ne sommes pas protectionnistes par idéologie ou par nature. Nous sommes simplement conscients que, dans la nouvelle façon de faire de l'industrie - je n'ai jamais cru que les entreprises sans usine incarnaient la modernité -, la proximité entre les lieux de production, les centres de recherche et les clients est essentielle. Elle l'est d'autant plus que tout projet industriel interagit désormais avec son environnement numérique. Pour toutes ces raisons, la réindustrialisation de notre continent est non seulement une nécessité liée à l'évolution de l'industrie 4.0, mais aussi une nécessité en matière socio-économique comme en matière de souveraineté. Quand la dépendance à l'égard de la région indopacifique pour l'approvisionnement en semi-conducteurs atteint 80 % - dont 51 % à l'égard de Taïwan -, la simple fermeture du détroit de Taïwan pour une raison quelconque peut mettre à l'arrêt toutes nos usines en moins de trois semaines. Aussi, il y allait de ma responsabilité - ce n'était prévu ni dans mon mandat ni dans les budgets - de réimplanter des usines de semi-conducteurs en Europe, afin d'accroître notre autonomie. Cela ne consiste pas à tout produire chez soi ; c'est être en mesure de créer des rapports de force vis-à-vis de ceux qui comptent exploiter vos dépendances pour des considérations géopolitiques ou autres. Cette tentation est permanente. Nous l'avons bien vu avec les masques lors de la crise covid, comme avec les vaccins ou l'énergie. L'Europe, premier marché au monde, doit aussi être vue comme ce lieu où l'on sait créer des rapports de force. Pour les extra-Européens, c'est une chance que de pouvoir bénéficier de ce marché. Cela doit avoir des conséquences : nous ne sommes pas que des acheteurs ; nous sommes aussi des producteurs et nous savons rééquilibrer les rapports de force. C'est la raison pour laquelle nous avons adopté le European Chips Act, ou loi européenne sur les semi-conducteurs, qui prévoit 42 milliards d'euros d'investissements. Les 67 projets industriels de semi-conducteurs européens bénéficient ainsi aujourd'hui de 100 milliards d'euros d'investissements privés. À cette occasion, nous avons obtenu d'importantes concessions de la part de diverses directions générales de la Commission européenne, plus habituées à des logiques très libérales. Libres à nous d'être les derniers des Mohicans appliquant à la lettre les règles de l'OMC, mais la naïveté a ses limites. Aussi, la direction générale de la concurrence (DG COMP) se réjouit d'avoir obtenu l'inscription d'une matching clause, ou clause d'alignement, laquelle signifie que, lorsqu'un pays met en place des subventions, nous sommes fondés à obtenir l'équivalent. À titre personnel et en tant qu'ancien ministre des finances, je suis toujours réservé quant à l'idée d'utiliser l'argent public, mais dans le monde actuel, il faut aussi regarder ce qui se passe ailleurs, pour au moins donner le sentiment qu'on peut en faire autant. Nous avons donc su modifier nos politiques de réciprocité en matière industrielle et nous affirmer comme un continent à part entière, conscient de sa puissance.

Nous avons mené une politique similaire en matière de Clean Tech, avec le règlement européen Net-Zero Industry Act (NZIA). Je rappelle, au passage, que les règlements européens résultent de la contribution de l'ensemble des États membres. Ainsi, on ne peut pas se dire européen, participer à la construction européenne et faire entendre sa voix et, en même temps, se vanter d'avoir dicté des politiques d'inspiration nationale à nos partenaires. À vingt-sept, cela ne peut fonctionner de la sorte. J'ai été politique et je sais combien il est tentant, pour un ministre, de dire que nous avons entraîné derrière nous l'ensemble des Vingt-Sept. Pour ma part, je veille à rester humble et prudent, car nous ne sommes pas seuls ! Si l'on pense que nos politiques vont dans le sens de l'intérêt général, de celui de nos compatriotes et de nos concitoyens européens, mieux vaut se garder de qualifier telle ou telle idée de française, d'allemande ou de maltaise. Cette façon de faire n'aboutit jamais. Ainsi, le NZIA n'est pas d'inspiration nationale ; il est une réaction à l'Inflation Reduction Act, adopté en août 2022 par l'administration Biden. Au départ, 369 milliards de dollars étaient prévus ; les États-Unis en sont - excusez du peu ! - à 1 000 milliards de dollars de subventions. Il fallait donc réagir très vite, et en Européens, si nous voulions éviter la fragmentation du marché intérieur. C'est la raison pour laquelle je pousse en permanence les investissements mutualisés à l'échelle européenne, certains pays disposant de plus grandes facilités fiscales pour le faire...

Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse au sujet de ces facilités fiscales. La France a la dette qu'elle a. Quand j'ai quitté Bercy en 2007 - je suis le dernier ministre des finances à avoir réduit la dette -, la dette française représentait 62 % du PIB, à 1 200 milliards d'euros. Aujourd'hui, elle est à 116 % et elle atteint 3 200 milliards d'euros. En 2007, la dette de l'Allemagne représentait 67 % du PIB. Dans les réunions de l'Eurogroupe, comme dans toutes les institutions européennes, ce sont les plus respectueux des traités qui parlent. Les autres sont invités à se mettre au travail. Or si nous continuons de prendre comme seul indicateur la dette financière, nous entendrons, pendant trente ans encore, les mêmes discours, qui mèneront à la fin de l'Europe. J'ai donc réalisé mes propres calculs, en y intégrant une dimension politique, rejoignant ainsi les préoccupations du président Perrin. Si tous les États membres avaient investi dans la défense comme la France ou comme la Grèce, qui défend le front Est de notre continent, nous n'en serions sans doute pas là en matière de défense. Si l'Allemagne avait fait des efforts équivalents, sa dette aurait augmenté de 500 milliards d'euros ! De même, si tous les États membres avaient autant réduit leurs émissions de CO2, nous ne devrions pas aujourd'hui fournir de tels efforts. Lorsque l'on calcule la dette carbone depuis 2000, les pays « frugaux » ne le sont plus du tout ! La politique européenne, c'est certes de la finance, mais c'est aussi la défense ou l'environnement. Loin de moi, par ces calculs, l'idée de faire la leçon à quiconque ; je veux simplement, grâce à ces arguments politiques, remettre tout le monde autour de la table. Personne ne dira plus aux États réputés frugaux : dits « vous aviez raison » et aux pays du « Club Med » : « travaillez d'abord, nous vous donnerons la parole ensuite ». Mon objectif, c'est le travail collectif. Chaque ministre veut avoir sa loi et c'est bien normal, j'ai été ministre moi-même, mais nous sommes aussi européens. Je ne suis pas naïf, j'aide tout le monde. En permanence, je remets l'église au milieu du village.

J'en viens à présent à la régulation numérique. Une seule raison explique que les Gafam ne soient pas européens : ils sont nés dans les vastes marchés unifiés que sont les États-Unis et la Chine. Pardon de le dire ainsi, mais l'invention de Facebook ne relève pas de la rocket science ! Un étudiant renvoyé au terme de sa première année à Harvard a réussi à le faire... Il en va de même des autres Gafa, le cas de Microsoft étant légèrement différent. Ces inventions ont immédiatement bénéficié de 300 millions de consommateurs, quand l'Union européenne était encore constituée de vingt-sept marchés où l'on parlait quinze langues différentes.

Dès ma prise de fonctions, je me suis fortement impliqué dans la création d'un marché numérique intégré pour compléter le marché intérieur physique. Il fallait pour cela mettre en place des régulations, que tous les États membres ont adoptées récemment au travers du Digital Services Act (DSA).

En tant que commissaire au marché intérieur, mon rôle n'est pas de sanctionner, mais de faire en sorte que les lois nationales s'articulent avec ce que les représentants des États membres ont voté à l'échelle européenne. Telle est ma responsabilité. Je l'exerce sans aucune arrière-pensée. Grâce au Data Governance Act (DGA), on sait maintenant quelles sont les données qui appartiennent à la sphère publique et celles qui peuvent être utilisées pour développer des services. J'en viens au Data Act. La vraie révolution sur les données reste à venir. Elle concernera non pas les données personnelles, mais les données industrielles. L'innovation qui va en découler sera celle que l'on a connue, mais à la puissance dix ! C'est l'utilisation des données industrielles relatives aux voitures connectées, aux usines 4.0, à l'internet des objets, etc., qui génèrent un volume considérable d'informations, qui servira à créer les services de demain. Encore faut-il savoir à qui appartient quoi pour que l'on puisse fixer des règles. La régulation n'entrave pas l'innovation. Au contraire, elle la favorise ! J'ai travaillé pendant trente ans dans ces domaines ; lorsqu'il n'y a pas de régulation, c'est l'anarchie et l'on sait comment cela se termine : les Microsoft, les Meta finissent par imposer leurs règles aux autres. Pour autant, il appartient aux élus de décider comment ces services doivent être utilisés dans l'intérêt général de nos concitoyens. Le DSA vise à introduire enfin de la régulation sur les réseaux sociaux : ce qui est interdit dans l'espace physique doit l'être aussi dans l'espace numérique. On n'a pas le droit d'insulter son voisin dans l'espace physique ni de proférer des paroles antisémites. Il doit en être de même dans l'espace numérique. Le DMA, quant à lui, entend éviter que les plus grosses entreprises numériques utilisent leur force pour évincer leurs concurrents, au risque de tuer l'innovation.

L'intelligence artificielle est une formidable invention. En quoi consiste-t-elle ? Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous stockons tout le patrimoine informationnel que nous générons ; l'intelligence artificielle s'appuie donc sur ces immenses réservoirs de données. Cette évolution était tout à fait prévisible, mais il convient d'instaurer des règles. Par exemple, est-il normal d'interdire à quelqu'un de prendre le train en raison de ce qu'il a pu faire ou dire il y a plusieurs années, comme cela se passe en Chine ? Non, cela sera interdit en Europe, ainsi que tout social scoring. De même, l'usage des données personnelles en matière de santé sera encadré. L'utilisation de l'intelligence artificielle sera aussi interdite ou très contrôlée en ce qui concerne l'exploitation des données recueillies dans l'espace urbain par les caméras. Nous avons retenu une approche fondée sur l'analyse des risques. Nous travaillons sur ce sujet avec tous les acteurs depuis cinq ans. Nous n'avons donc pas attendu ChatGPT ! Certains d'entre eux viennent me voir pour faire du lobbying, car leurs investisseurs américains ont peur de la régulation. Je ne suis dupe de rien... On ne m'enfermera pas dans l'opposition entre l'innovation et la régulation. J'ajoute que c'est le Parlement européen, et non la Commission, qui a souhaité que l'on s'intéresse à l'intelligence artificielle générative. Nous avons donc fait en sorte qu'il y ait peu de contrôle pour les très grands modèles, surtout, pour tout ce qui relève de l'innovation, de la recherche, du testing : il y a zéro contrainte ! L'Europe est le meilleur endroit pour innover ! Les entreprises qui veulent venir sur le marché intérieur européen doivent respecter nos règles, c'est normal. Au Royaume-Uni, on roule à gauche, mais lorsqu'un Britannique vient sur le continent, il doit rouler à droite. Il en va de même pour l'intelligence artificielle, y compris pour les modèles génératifs. J'y insiste, notre régulation favorise la recherche et n'aura d'effets que sur les grandes plateformes dont l'impact est systémique. Madame la Présidente Estrosi Sassone, je ne suis pas inquiet : la réglementation sera adoptée. Je sais d'où viennent les lobbies ; c'est le jeu normal des institutions bruxelloises.

Mme Sophie Primas. - Ma première question portera sur l'espace. Nous nous réjouissons qu'à Séville, les États membres de l'Agence spatiale européenne aient décidé de continuer à soutenir le programme Ariane 6. Vous avez déclaré que l'Union européenne, c'est-à-dire la Commission européenne, devait reprendre la main sur la politique des lanceurs spatiaux, afin de lui donner une plus grande vision industrielle et programmatique. Il est question de s'affranchir de la règle du juste retour géographique. Pensez-vous qu'un tel transfert de compétences soit possible ? Quelle est votre vision d'une politique plus ambitieuse en ce qui concerne les lanceurs spatiaux ?

La Commission européenne a lancé le projet de constellation de satellites Iris 2, dont la mise en oeuvre doit intervenir en 2027. Le rachat de la constellation OneWeb par Eutelsat ne risque-t-il pas de mettre un coup d'arrêt ou un coup de frein à ce projet européen, qui a par ailleurs besoin de financement ? On connaît les réticences de certains industriels pour participer à cette aventure.

Mme Pascale Gruny. - Je souhaite vous interroger sur le règlement européen concernant les émissions de COdes véhicules légers neufs : comment seront prises en compte les émissions pour les carburants synthétiques ?

Qu'en est-il également de l'enquête qui a été ouverte par la Commission européenne sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques ?

Enfin, je travaille actuellement sur le projet de nouvelle directive européenne sur les médicaments. Pourquoi ne parle-t-on pas, en même temps, de cette industrie et de sa relocalisation ?

M. Patrick Chaize. - Vous avez récemment fait part de votre volonté d'élaborer une nouvelle réglementation sur les réseaux numériques, le DNA : quel est le calendrier attendu pour son élaboration ? Comptez-vous fixer des obligations de sécurisation des réseaux, afin d'améliorer leur résilience et leur durabilité ? Nos réseaux sont effectivement vulnérables, ils nécessitent d'être régulièrement entretenus et modernisés. Cela pose la question de leur financement.

Le Sénat avait été la première chambre parlementaire à s'exprimer ouvertement en faveur d'une taxe sur les Gafam pour financer les infrastructures de télécommunications. Une telle taxe sera-t-elle prochainement instaurée ?

Enfin, en évoquant les enjeux de sécurisation de nos réseaux, je fais aussi référence aux enjeux majeurs relatifs à la cybersécurité. Pensez-vous que nous disposons aujourd'hui de technologies souveraines et matures pour nous protéger contre les actes de cybermalveillance ?

M. Jacques Fernique. - Je voudrais d'abord vous interroger sur la proposition de règlement visant à interdire la commercialisation des produits issus du travail forcé. Compte tenu du calendrier serré de la présidence belge, ce texte pourra-t-il avancer suffisamment ? Il soulève deux inquiétudes. D'une part, le travail forcé sur l'initiative d'un État tiers resterait un angle mort ; ainsi, les produits résultant du travail forcé des Ouïghours en Chine ne seraient pas concernés. Ce n'est pas conforme à la volonté exprimée par le Sénat dans sa résolution du 1er juin dernier. D'autre part, le texte de compromis de la présidence belge ne prévoit aucun principe de réparation ou de compensation pour les victimes avérées du travail forcé.

Le règlement sur les matières premières critiques de l'Union européenne, qui a été adopté le mois dernier, vise à ce qu'aucun fournisseur étranger ne puisse fournir plus de 65 % du volume d'une matière première stratégique. Ce texte ne crée toutefois pas pour autant les conditions générales pour que les entreprises réalisent les investissements nécessaires. L'Union européenne s'efforcera d'ici à 2030 de recycler 25 % des matières premières essentielles qui se retrouvent dans ses déchets : l'objectif est, somme toute, peu ambitieux. De même, le levier de la sobriété n'est pas vraiment actionné. Ce texte vous paraît-il, en l'état, compatible avec les objectifs du Green Deal ?

M. Daniel Gremillet. - La commission des affaires européennes du Sénat a adopté en juillet dernier un avis politique sur la proposition de règlement européen pour une industrie à zéro émission nette. Nous souscrivons aux objectifs de ce texte, mais nous déplorons l'absence d'étude d'impact et nous constatons que le financement prévu est très faible, alors même que les États-Unis soutiennent massivement les chaînes de production des technologies vertes. Nous avons par ailleurs souligné que les technologies stratégiques devaient inclure les technologies nucléaires matures, que les États membres sont libres d'insérer ou non dans leur mix énergétique. Nous souhaitons en outre que des précisions et des clarifications soient apportées sur plusieurs points, notamment sur le régime de stockage du CO2, et nous demandons que soit étudiée la mise en place de vallées d'industries à zéro émission.

Pouvez-vous préciser l'état d'avancement des discussions sur ces points à la veille du trilogue ? Quelles sont, selon vous, les chances de parvenir à un accord politique avant l'ouverture du cycle électoral ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous vous remercions pour l'immense travail que vous avez réalisé sur la régulation du numérique. Le processus d'adoption du projet de règlement sur l'intelligence artificielle arrive dans sa phase finale. Nous saluons l'équilibre que la Commission a su apporter. Un accord a été trouvé le 10 décembre dernier. Le diable, toutefois, se cache dans les détails. Les auteurs et les défenseurs de la propriété intellectuelle s'inquiètent ainsi de l'introduction possible de déséquilibres dans le texte sous l'effet de différents jeux d'influence. Le comité des représentants permanents (Coreper) doit se prononcer fin janvier et l'article 3 soulève encore quelques questions.

En ce qui concerne le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, que vous avez évoqué, quand la Commission européenne répondra-t-elle aux dispositions de ce texte que la France a notifiées conformément à ses obligations européennes ? La navette parlementaire est en effet suspendue, dans l'attente de ses réponses.

En ce qui concerne le DSA et le DMA, nous avons été interpellés par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 9 novembre dernier. Faut-il renoncer à toute législation nationale, y compris sur les sujets sur lesquels l'Europe tarde à légiférer ? Je pense notamment à la majorité numérique, à la protection des mineurs, à la pédopornographie, etc. Ces sujets sont très importants.

Enfin, ma dernière question portera sur l'autonomie stratégique et sur la politique industrielle. Vous avez évoqué les semi-conducteurs. Quel rôle l'Europe peut-elle jouer pour soutenir le développement d'un écosystème autour du cloud ? C'est une question de souveraineté, à l'heure où le Foreign Intelligence Surveillance Act offre aux États-Unis un outil de contrôle extraterritorial.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je voudrais savoir quel lanceur utilisera Ariane pour lancer nos satellites dans les délais attendus.

Ensuite, identifiez-vous un risque de pénuries de certains métaux en Europe ?

Mme Laurence Rossignol. - J'associe à ma question Laure Darcos et Marie Mercier. La moitié des violences sexuelles commises sur des mineurs sont commises par des mineurs. L'ensemble des spécialistes s'accorde pour considérer qu'il y a un lien direct entre ce constat et la consommation précoce et intense d'images pornographiques. Que peut faire la Commission européenne pour faire respecter l'interdiction de l'accès aux sites aux mineurs de moins de 18 ans, ce que les sites ne font toujours pas en France, malgré les lois françaises ?

Comment faire disparaître du Net toutes les images qui relèvent d'infractions criminelles : viol, apologie du viol, racisme, homophobie, etc. ? Tous les pays européens sont confrontés aux mêmes problèmes et mêmes difficultés. L'Europe doit se saisir de ce sujet avec autant de détermination que vous l'avez fait pour le DSA.

M. Ahmed Laouedj. - Sous votre impulsion, monsieur le commissaire, un accord a été trouvé par l'Europe le 8 décembre dernier sur l'intelligence artificielle. Son objectif est d'encadrer le développement du secteur, tout en favorisant l'innovation technologique. En effet, si les nouvelles technologies peuvent constituer une véritable opportunité de progrès dans de nombreux domaines, elles risquent également de porter atteinte aux droits fondamentaux des citoyens. Il était donc indispensable de se saisir du sujet afin de poser un cadre législatif. Par sa portée, cette législation constituera une première mondiale et nous vous en félicitons. Toutefois, le projet a suscité de nombreuses inquiétudes dans plusieurs pays européens dont la France et l'Allemagne. Le risque est d'adopter un cadre réglementaire trop strict au détriment notamment des start-up européennes qui doivent faire face aux géants américains et chinois du secteur. Le texte qui a finalement été adopté est un compromis. Il a été qualifié par le ministre délégué à la transition numérique, Jean-Noël Barrot, d'« étape dans un chantier qui s'est ouvert il y a quatre ans et qui nécessite des discussions supplémentaires ».

Une réglementation trop contraignante ne risque-t-elle pas d'entraver la croissance des entreprises européennes déjà parties avec un train de retard par rapport à leurs concurrents américains ?

M. Didier Marie. - La réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain reste limitée. Aucun financement nouveau n'est prévu : les crédits proviennent essentiellement de redéploiements. Il n'y aura pas non plus de fonds de souveraineté, dont la création avait pourtant été annoncée. La plateforme des technologies stratégiques pour l'Europe (Step) finalement retenue n'est pas stabilisée avec des crédits limités à 1,5 milliard d'euros. Seul un aménagement du cadre des aides d'État a été réellement mis en place ; il s'est avéré utile, malgré les risques afférents de distorsions de concurrence. Quel bilan tirez-vous de la réponse européenne à l'IRA ? Peut-on aller plus loin, et avec quels moyens ?

La Commission a proposé en septembre 2022 la mise en place d'un instrument du marché unique pour les situations d'urgence. Le trilogue est en cours ; quels sont les points de divergence ? L'instrument sera-t-il validé avant la fin de la législature ?

Mme Audrey Linkenheld. - Vous aviez annoncé en avril 2023, lors de l'ouverture du Forum international sur la cybersécurité de Lille, que des initiatives seraient prises en la matière. Il est ainsi question d'un cyberbouclier, qui serait articulé autour de centres des opérations de sécurité (SOC) transfrontaliers financés par l'Europe, et d'une réserve européenne de cybersécurité. Quel est l'état d'avancement de ces projets ?

M. Dominique de Legge. - Comment s'articulerait la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, que vous appelez de vos voeux, avec les objectifs et les missions de l'Otan ? Autrement dit, allons-nous vers la création d'une section européenne au sein de l'Otan ?

La coopération industrielle entre États en matière de défense existe déjà. Je pense notamment au projet de système de combat aérien du futur (Scaf). Que vous inspirent les difficultés rencontrées pour la mise au point de ce projet, qui ne mobilise que trois États, alors que vous souhaitez instaurer une coopération entre vingt-sept États ?

M. Franck Dhersin. - L'entreprise CMA-CGM vient d'annoncer qu'elle allait vendre la part de 10 % qu'elle possède dans le capital d'Air France-KLM. D'après ce que j'ai compris, elle le ferait parce que les États-Unis d'Amérique s'opposent à cette alliance entre les deux groupes afin de protéger Fedex. Comment l'Europe peut-elle réagir ?

M. Louis Vogel. - La compétition économique entre grandes puissances pose une question nouvelle, celle de la défense de nos actifs stratégiques. Nous devons redéfinir toutes nos politiques traditionnelles, notamment notre politique européenne de concurrence menée par la direction générale de la concurrence de la Commission. Pourriez-vous nous dresser un premier bilan de la stratégie de sécurité économique de l'Union ?

M. Thierry Breton. - En matière spatiale, il faut appeler un chat un chat : j'ai bien dit que je n'étais pas content des services d'Ariane, dont nous sommes le premier utilisateur institutionnel. Je suis personnellement responsable du fonctionnement des systèmes Galileo et Copernicus. Il faut lancer quatre satellites Galileo pour que notre système de positionnement continue de fonctionner. On m'avait promis que ce pourrait être fait en 2022, puis cela a été reporté à plusieurs reprises, sans que les nouvelles promesses soient tenues. Je ne peux donc pas être content ! Il faut régler ce problème, qui est à la fois un problème industriel et, sans doute, un problème de management. Si nous pouvons aider, nous le ferons, même si nous ne pouvons pas reprendre toutes ces compétences. L'Agence spatiale européenne (ESA) nous a proposé de recourir à Space X pour les lanceurs ; j'ai accepté en l'absence d'autre solution. Quatre satellites pourront ainsi être mis en orbite cette année, en deux lancements. Il n'est pas question de faire de l'espace une compétence exclusive de l'Union, mais celle-ci, en tant que premier client institutionnel, doit avoir son mot à dire au sein de l'ESA, dans son conseil d'administration, qui est déjà élargi à d'autres que les seuls États membres de l'Union. C'est nécessaire pour qu'une compétition saine puisse se développer, en particulier pour les mini-lanceurs.

Concernant la constellation Iris 2, tout se déroule bien, contrairement à ce qui a pu être dit. Les acquisitions qui interviennent ici ou là n'ont rien à voir avec notre constellation, qui est totalement souveraine et dont les applications technologiques ne peuvent être offertes par aucune autre.

Concernant l'acte délégué sur les carburants synthétiques, les discussions continuent avec les États membres sur la base de notre proposition. Les premières conclusions de l'enquête sur la Chine seront rendues avant l'été. La différence entre les droits de douane sur les véhicules électriques en Europe et aux États-Unis est importante - 10 % là-bas, 27 % ici. Nous devons donc nous interroger sur le respect des règles en Chine ; j'ai d'ailleurs eu de nombreuses discussions avec les autorités chinoises.

Quant au travail forcé, je salue la volonté de la présidence belge d'avancer sur ce dossier. Pour qu'il soit conclu au cours de ce semestre, il faudra que les États membres acceptent des efforts de surveillance des marchés : tout ne pourra pas être fait par la Commission.

Sur le DNA, j'ai commencé par mener une très large consultation sur les infrastructures de communication nécessaires pour un véritable espace numérique informationnel. La dernière régulation en la matière remonte à l'an 2000, quand l'enjeu était l'accès au réseau de cuivre des opérateurs historiques. Il n'y a plus un seul réseau de cuivre aujourd'hui : il était donc nécessaire de reposer cette question. Les conclusions de la consultation seront connues dans un mois, nous élaborerons ensuite notre proposition ; il reviendra à la prochaine Commission de mener le projet à terme. Au-delà de l'aspect réglementaire, il faudra un volet de financement, parce que des investissements considérables, surtout privés, seront requis.

Sur le règlement pour une industrie « zéro net », il faut aller vite. Nous avons élaboré une étude d'impact de notre proposition. Je me suis battu pour un financement communautaire, mais les États membres n'en ont pas voulu. Le Conseil, qui est en quelque sorte notre Sénat, s'est montré rebelle... Nous sommes donc obligés de fragmenter, mais je continuerai à me battre et je suis confiant sur le fait qu'un accord sera trouvé en février.

La pédopornographie est un drame absolu. Nos régulations actuelles sont protectrices : aujourd'hui, déjà, de telles images doivent être retirées et, si elles ne le sont pas, il faut nous dénoncer les plateformes pour que celles-ci soient condamnées. Le comité chargé du contrôle du DSA, qui recevra désormais ces plaintes, va être finalisé à la fin de ce mois-ci ; l'Arcom y aura un représentant. Les plateformes prises en défaut en la matière pourront donc être condamnées, mais pas avant le 17 février 2024 : ainsi en a décidé, contre mon souhait, le législateur européen, qui a voulu leur laisser un délai de six mois pour s'adapter.

Les plateformes ont l'obligation d'autonomiser et de protéger les utilisateurs en ligne. La France a mis en place des régulations horizontales, sectorielles, mais on peut toujours faire ce qu'on appelle des « plug-ins », en conformité avec le droit européen ; j'en discute d'ailleurs aussi avec d'autres États membres. Il faut notamment considérer le cas des fournisseurs de contenus qui sont actifs dans un État alors que leur siège est ailleurs ; dans ce cas aussi, le respect du cadre juridique européen s'impose. On le fera en bonne intelligence : il ne s'agit pas de punir tel ou tel pour ses initiatives, mais de s'assurer que celles-ci respectent les lois européennes que nous avons ensemble adoptées.

Je n'ai pas de commentaires à faire sur Air France, qui n'entre pas dans mon champ de compétences, pas plus que CMA-CGM. J'en parlerai à ma collègue Margrethe Vestager, chargée de ce dossier.

Beaucoup de choses fausses ont été dites sur l'AI Act ; le ministre Jean-Noël Barrot lui-même a pu y participer... Le texte est le résultat de 38 heures de négociations en trilogue ; il ne s'agit pas seulement d'une étape, mais bien d'un projet finalisé selon les règles : les 80 articles ont été revus en Coreper, avant que les ministres en prennent connaissance. Chacun pourra voir, à sa lecture, que tout est bien protégé. Je n'ai aucun état d'âme ni doute : tout va atterrir dans les temps. La ministre allemande est tout à fait alignée sur nos positions et a d'ailleurs joué un rôle crucial dans cette affaire. Pas de désinformation ! Nous protégeons l'innovation tout en nous prémunissant contre les risques. De la sorte, nous exauçons de manière équilibrée une demande du Parlement européen, attaché à instaurer des contraintes pour les modèles génératifs : la démocratie impose que l'on tienne compte de telles demandes, même si elles n'émanent pas de la Commission, et encore moins des États membres.

Sur notre projet en matière de cybersécurité, notre POC (Proof of Concept) fonctionne. Il faut pouvoir affronter les problèmes de manière très anticipée. La cyberréserve est désormais enclenchée, sur la base du volontariat. Trois cybercentres fonctionnent déjà ; il en faudra sept ou huit pour couvrir l'ensemble des besoins de l'Union.

L'Europe doit-elle être un des piliers de l'Otan ? Je ne crois pas qu'elle doive l'être structurellement, mais elle participe de plus en plus aux réunions de l'Otan en tant que membre invité. Nous sommes pour l'Otan, parce que l'Otan, c'est nous ! Nous en sommes les principaux acteurs.

Je ne veux pas trop me prononcer sur le Scaf ; trois États membres y participent, j'aimerais qu'il y en ait plus.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci beaucoup pour vos réponses, qui ont permis une audition riche et dense. Nous serons heureux de vous recevoir à nouveau.

La réunion est close à 10 h 45.