Mercredi 17 janvier 2024

- Présidence conjointe de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques et M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -

La réunion est ouverte à 09 h 30.

Projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire - Audition de M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et la commission des affaires économiques sont réunies conjointement ce matin pour deux auditions consacrées au projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire et au projet de loi organique associé.

Nous commençons par l'audition de M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Je vous rappelle que la commission des affaires économiques, saisie pour avis, se réunira pour examiner le texte le 30 janvier. Le projet de loi et le projet de loi organique seront ensuite examinés ensemble en commission de l'aménagement du territoire et du développement durable le mercredi 31 janvier puis en séance publique, le mercredi 7 et le jeudi 8 février. Un vote solennel sur l'ensemble des deux textes est prévu le mardi 13 février.

Pascal Martin a été désigné rapporteur par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et Patrick Chaize, rapporteur pour avis, par la commission des affaires économiques. Les auditions des rapporteurs ont commencé dès le début du mois de janvier.

Vous avez déjà eu l'opportunité de vous exprimer dans ce format, M. Doroszczuk, mais il nous a semblé essentiel que vous puissiez également nous présenter votre point de vue en plénière, devant les commissaires des deux commissions et l'ensemble des groupes représentés.

Il y a près d'un an, la fusion entre l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) avait été proposée par le Gouvernement dans le cadre de l'examen du projet de loi « accélération du nucléaire » à l'Assemblée nationale. Nous avions été nombreux, au Sénat, à déplorer la méthode employée par le Gouvernement, que la présidente Primas avait alors qualifiée « d'insupportable » : cette proposition n'avait fait l'objet d'aucune concertation ni d'aucune évaluation et n'avait pas été soumise à la première assemblée saisie, le Sénat ! Il est heureux que la proposition du Gouvernement ait finalement été rejetée par les députés.

Malmené, le Parlement a réagi par le biais d'une saisine de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (Opecst) par la commission des affaires économiques du Sénat, initiative que je souhaite à nouveau saluer. Le rapport de l'Opecst de Stéphane Piednoir et Jean-Luc Fugit est paru en juillet dernier. Ses conclusions ont alimenté le projet de fusion proposé par le Gouvernement, dont nous sommes aujourd'hui saisis.

Avant de céder la parole à la présidente Estrosi Sassone, j'aimerais partager l'état d'esprit qui est le mien à l'amorce de ce chantier législatif, sans entrer à ce stade dans les considérations de fond concernant l'opportunité de la réforme.

Notre priorité - je le dis en tant que président de la commission en charge des politiques de prévention des risques - est claire : nous souhaitons maintenir notre sûreté nucléaire à un niveau d'exigence le plus élevé possible, en l'adaptant aux enjeux de notre décennie et de celles à venir. L'opportunité de la relance du nucléaire dans notre pays, qui constitue un débat majeur pour notre Nation et qui nous mobilisera dans le cadre du projet de loi « souveraineté énergétique », est une problématique d'un autre ordre. Ne nous y trompons pas : le texte qui va nous mobiliser dans les prochaines semaines ne nous amène pas à nous positionner pour ou contre l'énergie nucléaire. Il nous est demandé de réfléchir au cadre le plus adapté pour nos concitoyens pour assurer leur sécurité, protéger la santé, la salubrité publiques, la protection de la nature et de l'environnement, tout en garantissant un niveau de transparence satisfaisant.

Il me semble donc nécessaire de dissocier les deux sujets, même s'ils sont liés : un système de sûreté irréprochable et une transparence préservée, voire accrue, sont des conditions sine qua non de l'acceptabilité sociale du nucléaire, sans laquelle la relance de la filière ne pourra pas se faire.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Dans le contexte de la relance de la filière française du nucléaire, la réforme de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, proposée par le Gouvernement, peut constituer une opportunité pour consolider les processus d'expertise, d'instruction, d'autorisation et de contrôle.

Pour autant, cette réforme ne peut réussir que si elle ne déstabilise pas les règles de sûreté et de sécurité, la disponibilité des compétences et, in fine, la confiance du public.

C'est pourquoi l'examen du projet de loi soumis au Sénat doit être approfondi et exigeant, en pesant les avantages mais aussi les inconvénients de la réforme.

La commission des affaires économiques du Sénat a expurgé la loi relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, dite « Nouveau Nucléaire », du 22 juin 2023, de toute référence au premier projet de réforme, pour lui préférer une saisine de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). En rejetant les amendements présentés à la hâte par le Gouvernement, après le vote massif du Sénat sur ce texte, nous nous sommes opposés à une réforme mal anticipée et mal évaluée. En saisissant l'Opecst, nous avons remis les parlementaires au coeur des enjeux.

Je constate que le nouveau projet de loi est plus abouti ; il est le fruit des travaux préalables de l'Opecst, d'une dizaine de saisines d'organismes consultatifs et d'un an de concertation sociale. Il arrive à un moment crucial, où la France s'apprête à se fixer de nouveaux objectifs de construction de réacteurs nucléaires, dans le projet de loi relatif à la souveraineté énergétique, qui définira notre prochain cap énergétique, et la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui déclinera ce cap réglementairement.

Aussi, je vous poserai quatre questions.

En premier lieu, au regard des exemples étrangers, quels sont les bénéfices attendus d'un modèle de sûreté nucléaire et de radioprotection intégré, tel que pratiqué aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Espagne ? Ce modèle a-t-il un impact positif avéré sur la fluidité des processus, le partage des informations et l'attractivité des métiers ?

En second lieu, que pensez-vous du calendrier proposé par le Gouvernement pour réaliser la réforme ? Cette réforme, source inévitable de désorganisation, met-elle en risque la relance de la filière française du nucléaire ? À l'inverse, est-elle une nécessité pour faire face à l'afflux des dossiers de création des réacteurs nucléaires ou de prolongation ?

Autre point, que pensez-vous des suites données dans le nouveau projet de loi au rapport de l'Opecst ? S'agissant des recommandations sur la séparation entre l'expertise et la décision ou sur la publication des rapports et des avis, le renvoi au règlement intérieur de la future autorité de sûreté est-il adapté ? Certaines recommandations ne sont-elles pas omises ? Je pense à la nécessité, selon l'Opecst, du rappel du caractère indépendant de l'autorité dans son intitulé, du renforcement des groupes permanents d'experts, de l'amélioration de la gestion de crise, de l'institution d'un département de recherche ou encore de la coordination entre sûreté et sécurité nucléaires.

Enfin, au-delà de cette réforme, quelle est votre vision de la sûreté nucléaire et de la radioprotection de demain ? Car nous nous apprêtons à légiférer pour les prochaines décennies, la mise en service des premiers nouveaux réacteurs nucléaires n'étant pas attendue avant 2036-2037 ? Dans ce contexte, ne faut-il pas mieux intégrer les nouveaux risques, tels que la résilience des réacteurs nucléaires au changement climatique et leur cyberrésilience ? Ne faut-il pas mieux tenir compte des nouveaux acteurs du nucléaire, dont les opérateurs des petits réacteurs modulaires ? C'est un point d'attention pour notre commission, qui a complété en ce sens notre arsenal législatif, dans la loi « Nouveau Nucléaire », du 22 juin 2023.

M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire. - Le 20 décembre dernier, un projet de loi visant à créer une nouvelle autorité indépendante chargée du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection a été présenté en Conseil des ministres. Ce projet s'appuie sur les recommandations formulées en juillet dernier par l'Opecst, vous l'avez rappelé. La création de cette autorité est motivée, selon le Gouvernement, par les perspectives de développement du nucléaire, inégalées depuis le « plan Mesmer » il y a 50 ans, pour faire face aux enjeux majeurs de souveraineté énergétique et pour lutter contre le dérèglement climatique.

Une réflexion sur l'organisation du système de contrôle actuel dans un tel contexte n'est pas illégitime. C'est la responsabilité du Gouvernement de proposer une réforme, s'il l'estime nécessaire, et c'est bien entendu la responsabilité du Parlement de décider de son opportunité. Le système actuel de contrôle a 20 ans, il est le résultat d'évolutions successives intervenues à l'occasion de choix de politiques nucléaires et de retours d'expériences d'événements marquants concernant la sûreté nucléaire et la radioprotection tant en France qu'à l'étranger. Ce système a fait ses preuves « en temps de paix », c'est-à-dire avec un parc d'installation à contrôler stable, voire en décroissance. Cependant, si les nouvelles perspectives très ambitieuses de développement du nucléaire dans notre pays sont confirmées, dans les 20 ans qui viennent, le système en place devra affronter un contexte sans précédent depuis le début de l'épopée nucléaire en France, pour lequel il n'a pas été conçu. Ce sera un contexte hors normes en termes de charge de travail et d'autorisations à délivrer, tant sur les installations existantes que pour le nouveau nucléaire, dans un environnement en pleine mutation, avec de nouveaux acteurs, de nouvelles technologies, - vous avez évoqué les Small Modular Reactors, les SMR, ou petits réacteurs modulaires -, et de nouveaux usages du nucléaire. Le système de contrôle devra aussi anticiper les enjeux liés au dérèglement climatique mais aussi l'innovation et le développement des usages numériques, dont l'intelligence artificielle, tant dans les domaines de la sûreté que de la radioprotection, dans le secteur médical mais aussi dans le secteur industriel.

Dans un tel contexte, l'organisation actuelle ne pourra pas assurer ses missions avec efficacité sans un renforcement substantiel de ses moyens et de ses compétences et sans une évolution de son organisation et de ses modes de fonctionnement. Ce point est central et se posera quelle que soit l'option retenue. Le système de contrôle devra changer d'échelle, gagner en efficacité et éviter la dispersion des compétences techniques et scientifiques rares dans un contexte de tension sur les ressources. Il lui faudra développer de nouveaux modes de dialogue techniques moins séquencés qu'actuellement et plus adaptés aux phases de maturation et de mode de gestion des projets qui lui sont présentés.

Pour rendre ces évolutions réalisables, il n'est pas hors de propos d'envisager un système dans lequel une seule et même entité maîtrise l'ensemble des activités nécessaires au contrôle. Le choix d'un système intégré est celui qu'ont fait la plupart des pays occidentaux ayant des ambitions nucléaires. Si cette réforme est décidée, elle devra s'opérer sans amoindrir le niveau actuel de transparence ni les compétences techniques et scientifiques de l'ASN et de l'IRSN, qui sont indispensables à la confiance du public dans le contrôle. Cela est tout à fait possible dans une organisation resserrée dont l'indépendance, véritable clé de voûte de notre système, devra être renforcée.

Ces évolutions et le succès de leur mise en oeuvre supposeront l'engagement de chacun, tant de l'ASN que de l'IRSN et de leur personnel, ainsi qu'une ambition porteuse de sens. Les personnels des deux entités sont fortement engagés dans leur mission et je tiens à leur rendre hommage. Une bonne partie d'entre eux se connaissent, s'apprécient, travaillent ensemble. Des parcours croisés existent entre les deux entités, au bénéfice de tous. Tous les personnels techniques de l'ASN et de l'IRSN disposent d'une formation de haut niveau, nos deux établissements font beaucoup pour impliquer les parties prenantes dans les processus d'instruction, de dialogue technique et de concertation et pour développer une culture de sécurité et de radioprotection au sein de la population. Il est tout à fait possible de créer un système intégré au moins aussi sûr et transparent que le système actuel.

S'il est créé, ce système bénéficiera, comme aujourd'hui, de l'appui de groupes permanents d'experts pluralistes et externes à l'autorité, qui permettent un débat riche et une prise de recul par rapport aux conclusions des expertises et aux arguments des industriels. Face à cela, il ne me paraît guère rationnel de prétendre, comme certains le font, que le système de contrôle risque de s'effondrer d'ici 10 à 15 ans si la fusion était décidée. Un tel système intégré existe depuis longtemps à l'étranger, dans des pays qui ont un niveau d'expertise scientifique et d'exigences comparables aux nôtres. L'ASN et l'IRSN sont deux entités dont l'excellence est reconnue, tant en France qu'à l'étranger, et qui partagent la même raison d'être, celle de la protection de la population et de l'environnement. Il n'y a pas de raison objective de penser que cette excellence et cette raison d'être commune disparaîtraient au seul motif que les deux entités seraient fusionnées au sein d'une nouvelle autorité indépendante. C'est au contraire cette excellence dans tous les domaines, de la recherche à l'inspection en passant par l'expertise et la décision, et c'est la reconnaissance comme référence internationale dans tous ces domaines d'activité qui doivent être au coeur des ambitions de la nouvelle autorité si sa création était décidée.

Voilà ce que je souhaitais dire en introduction et je reviendrai, au cours du débat, sur toutes les questions que vous venez de me poser.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission l'aménagement du territoire et du développement durable. - Le Président Jean-François Longeot a rappelé la priorité qui guide mon travail en tant que rapporteur pour la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable sur ce projet de loi : maintenir notre sûreté nucléaire à un niveau d'exigence le plus élevé possible, en l'adaptant aux enjeux de notre décennie et de celles à venir.

J'ai organisé, durant les premières semaines de janvier, une vingtaine d'auditions, afin d'entendre l'ensemble des parties prenantes sur ce texte. J'ai également souhaité travailler en bonne intelligence avec la commission des affaires économiques, saisie pour avis : certaines de ces auditions ont ainsi été organisées conjointement avec Patrick Chaize, je m'en félicite.

Monsieur le Président, nous vous avons déjà entendu au tout début du cycle d'auditions. Au terme de ces auditions, j'ai identifié cinq enjeux centraux, sur lesquels je souhaiterais vous entendre.

Premier enjeu : l'humain. La sûreté nucléaire repose d'abord sur des compétences, sur des experts et des chercheurs, qui doivent être au coeur de notre réflexion. Je l'avais déjà rappelé, en tant que rapporteur budgétaire sur les crédits relatifs à la prévention des risques : la relance du nucléaire nécessitera la création de 100 000 postes durant les 10 prochaines années... Dans ce contexte fortement concurrentiel, nous devons être particulièrement attentifs à assurer l'attractivité de la sûreté nucléaire.

Comment une nouvelle autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection pourrait-elle être suffisamment attractive, notamment pour les jeunes chercheurs et experts ? Comment éviter que la période de transition indispensable entre l'ancienne et la nouvelle organisation ne se traduise par une fuite de compétences ?

Deuxième enjeu, non moins important : la transparence. Les Français ont aujourd'hui très largement confiance en la robustesse de notre système de sûreté nucléaire. Cette confiance est le fruit d'un travail de plusieurs décennies de tous les acteurs, qui s'est notamment traduit par un effort accru d'information du public. Pour assurer l'acceptabilité de la relance du nucléaire, il est souhaitable de continuer à renforcer cette transparence.

L'exposé des motifs du projet de loi évoque une « transparence renforcée vis-à-vis du public ». Comment une nouvelle agence renforcerait-elle selon vous la transparence de la sûreté nucléaire ? Alors que l'IRSN publie aujourd'hui l'ensemble de ses avis d'expertise, comment la nouvelle agence pourrait-elle assurer un niveau au moins équivalent de publication ?

Troisième enjeu : la distinction entre expertise et décision. C'est un principe fondamental de notre système de sûreté nucléaire. Dans l'organisation actuelle, les décisions en matière de sûreté nucléaire sont prises par l'ASN, tandis que l'expertise est généralement déléguée à l'IRSN pour les décisions les plus importantes. La réforme propose d'intégrer expertise et décision au sein d'une même autorité. Quelle forme pourrait prendre la distinction entre expertise et décision au sein de l'organisation unique proposée par le Gouvernement ?

Quatrième enjeu : la recherche. L'IRSN exerce une activité de recherche en matière de sûreté nucléaire, qui nourrit son activité d'expertise. Cette recherche appliquée, dont l'excellence est reconnue internationalement, serait conservée dans le cadre de la future autorité. Le transfert d'activités de recherche à une autorité administrative indépendante (AAI) n'est pas sans poser de difficultés. La recherche nécessite de nombreux partenariats, avec d'autres établissements de recherche, mais aussi avec les principaux industriels du nucléaire, qui seront également contrôlés par la future autorité. La nouvelle agence pourrait-elle poursuivre les partenariats engagés entre l'IRSN et les principaux industriels du nucléaire sans risque déontologique de conflit d'intérêts ?

Enfin, le dernier enjeu que j'identifie est juridique. Il s'agit des conditions d'élaboration du règlement intérieur de la future autorité. J'ai pu constater au cours de mes auditions que la plupart des sujets les plus sensibles, relatifs notamment à la déontologie, à la publication des travaux d'expertise et à la distinction entre expertise et décision, sont renvoyés au règlement intérieur de la future autorité.

Cette option a l'avantage de la souplesse. Il ne faut pas tout figer dans la loi. Si le législateur fait le choix de la fusion, les grandes orientations devront être décidées par le législateur, puis la nouvelle agence devra les appliquer dans son règlement intérieur, c'est le principe d'une autorité administrative ou publique indépendante. Cette solution plus souple a cependant un inconvénient : elle ne garantit pas que les formulations adoptées par la nouvelle soient totalement conformes à l'esprit du législateur. Comment garantir que sur des enjeux aussi cruciaux que la déontologie, la transparence et la distinction entre expertise et décision, la volonté du Parlement soit respectée ? Vous semble-t-il envisageable de prévoir la saisine pour avis de l'Opecst sur le projet de règlement intérieur de la future autorité ?

M. Patrick Chaize, rapporteur de la commission des affaires économiques. - La commission des affaires économiques est saisie de l'examen au fond de quatre articles, sur les réformes du Haut-commissaire à l'énergie atomique (HCEA) et des règles de la commande publique applicables aux projets de réacteurs nucléaires ; elle est saisie de l'examen pour avis des autres articles du texte, ayant trait à la réforme de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.

Dans le cadre de mes travaux préalables, toujours en cours, j'ai entendu une quarantaine de personnalités, à l'occasion d'une vingtaine d'auditions. Je remercie le rapporteur Pascal Martin de la qualité de nos échanges.

Ma première question concerne l'application de cette réforme. D'une part, compte tenu de la nécessité, pour la nouvelle autorité, d'élaborer un règlement intérieur étoffé et de négocier des conventions collectives, l'échéance du 1er janvier 2025 est-elle tenable ? D'autre part, votre mandat devant prendre fin en 2024, sans possibilité de renouvellement, ne faudrait-il pas prévoir la désignation d'un préfigurateur ?

Ma deuxième question porte sur le statut de la future autorité. Si le statut d'AAI est de nature à garantir l'indépendance de cette nouvelle instance, celui d'autorité publique indépendante (API) lui aurait conféré une autonomie budgétaire et une souplesse de gestion. Regrettez-vous le choix opéré par le Gouvernement ?

Ma troisième question concerne les missions de la future autorité. Le 8 mars 2023, lors de votre audition par notre commission sur le projet de loi « Nouveau Nucléaire », du 22 juin 2023, vous aviez regretté que la sécurité des installations nucléaires civiles ne figure pas parmi les missions de la nouvelle autorité. Est-ce toujours votre position ?

Ma quatrième question porte sur l'organisation de la future autorité. Le projet de loi renvoie à son règlement intérieur la séparation entre les processus d'expertise et d'instruction conduits par les services, d'une part, et les processus d'élaboration des avis et des décisions prises par le collège, d'autre part. Ne faut-il pas viser d'autres actes ? Les cas où les décisions sont prises par le collège sont peu nombreux. Ne faudrait-il pas étendre ce champ de compétence ? Le projet de texte renvoie également au règlement intérieur le soin de définir les activités d'expertise et d'instruction qui devront faire l'objet de publication : est-ce que cela offre des garanties suffisantes ? Certains rapports, avis ou décisions ne devraient-ils pas être d'emblée rendus publics, sous réserve des secrets protégés par la loi ?

Ma cinquième série de questions porte sur le personnel de la future autorité. Tout d'abord, la réforme garantira-t-elle l'accueil des salariés de l'IRSN dans des conditions équivalentes à leur situation actuelle ? Plus encore, la complexité des instances de représentation des personnels et des modalités de négociation des conventions collectives ne fait-elle pas courir le risque d'une autorité déséquilibrée, à deux vitesses, entre les agents publics et ceux privés ? Enfin, la jurisprudence constitutionnelle prohibe la délégation de fonctions inséparables de la souveraineté nationale à des agents étrangers, de même que la recherche d'infraction pénale par des agents privés : ne faudrait-il pas inscrire ces garde-fous s'agissant des personnels habilités ?

M. Bernard Doroszczuk. - Quel est l'enjeu de la réforme ? Il est d'abord, dans les deux décennies prochaines, celui du défi que représente un volume de travail que nous n'avons jamais rencontré y compris lors de l'épopée nucléaire des années 1980 et 1990 - où nous avions eu à construire tout un parc, mais sans avoir la charge que nous aurons dans les deux décennies à venir, de gérer le parc du passé. Aujourd'hui nous avons à nous interroger sur l'avenir de nos 56 réacteurs actuels, sur leur démantèlement, et sur les nouveaux projets de gros et petits réacteurs. Cette charge de travail est inédite, il nous faut rechercher une organisation efficace qui préserve les acquis de transparence et de culture comme d'exigence de sûreté. C'est possible, d'autres le font par exemple aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, au Japon, en Finlande, des pays qui ont des projets de développement du nucléaire et qui ont intégré en une même autorité les phases d'expertise et de décision, avec pour certaines autorités l'intégration de capacités de recherche. Ce système intégré que vise le projet de loi existe donc à l'étranger, il a montré sa robustesse, et le niveau d'exigence et d'expertise scientifique de ces autorités ne fait pas débat. On peut donc penser que l'objectif de la réforme est l'efficacité, en réduisant les délais d'instruction qui sont nécessairement plus longs et les procédures plus complexes dans une gouvernance à deux autorités - l'intégration dans une seule autorité effacera les doublons et les frictions qui se produisent nécessairement quand il y a deux autorités. Parmi les doublons, je peux citer les organisations de crise : il y a d'un côté celle de l'IRSN, qui, intervenant comme expert, projette les risques de crise et les mesures à prendre pour protéger les populations, avec par exemple des évacuations, des confinements, puis c'est l'ASN qui porte ces recommandations auprès du Gouvernement pour les traduire en mesures concrètes. Ce chaînage entraîne des frictions qui disparaîtraient avec un centre de crise unique. Autre exemple, nos deux établissements entretiennent des relations internationales et je suis conduit à rencontrer certains de mes homologues qui ont la compétence en matière d'expertise et qui doivent faire la distinction entre les deux instances, ou me disent avoir eu tel ou tel échange avec l'IRSN ; ce n'est guère efficace dans les instances internationales - c'est particulièrement vrai pour les nouveaux réacteurs, où il vaudrait mieux parler d'une seule voix. Et il faut aussi considérer l'ensemble du processus décisionnel, avec la phase d'expertise, la phase d'analyse avant proposition de décision, pour les décisions les plus importantes. Ce processus comporte des interfaces puisqu'il relève de deux entités différentes qui peuvent avoir des priorités différentes, en fonction de leurs propres enjeux. Pour l'ensemble du processus, il vaut mieux qu'une seule autorité décide, ce sera plus efficace. Tous ces avantages méritent donc d'être soulignés, ils sont intéressants pour faire face aux défis des prochaines décennies.

Quels sont les risques ? Vous les avez évoqués. Il y a, d'abord, un sujet humain. Nos missions reposent sur les hommes et les femmes qui constituent nos deux entités : il faudra renforcer substantiellement ces moyens humains, ou bien nous ne tiendrons pas. Ils travaillent déjà ensemble, ils ont la même raison d'être, il n'y pas entre eux de concurrence des visions et ils ont la même mission de protection des personnes et de l'environnement. Il n'y a pas, comme on l'entend parfois, d'un côté les capacités d'analyse et de l'autre une entité qui prendrait des décisions sans considérer la sûreté et la radioprotection : nous avons la même raison d'être. L'ASN est d'ailleurs composée à 70 % d'ingénieurs, d'experts, d'universitaires, de médecins, de pharmaciens, nous n'ignorons pas la science : il n'y a pas d'un côté l'administratif et de l'autre le scientifique. Or, nous allons avoir à recruter 100 000 personnes en dix ans, quand le contexte est déjà tendu sur les ressources humaines : certains de nos experts et chercheurs sont déjà sollicités par des entreprises qui leur offrent de belles carrières - il y a donc un risque de perte de compétences. Il faut s'en occuper immédiatement en prenant des décisions fortes. Je crois que la constitution d'une entité unique de 2 200 agents, avec des métiers plus divers, offre des parcours de carrières plus intéressants ; c'est un facteur d'attractivité.

Vous m'interrogez, ensuite, sur le calendrier de la réforme. Nous sommes dans une phase de montée en charge importante de l'activité et nous allons vers un pic qui devrait se produire vers 2027-28. Pour tirer le meilleur bénéfice d'une réforme, il faut la faire maintenant, avant ce pic. Il faut aussi limiter l'incertitude, les personnels doivent savoir le plus tôt possible si la réforme va se faire. L'échéance du 1er janvier 2025 me paraît donc ambitieuse mais nécessaire, ou bien on risque d'inciter au départ de personnels.

Des questions portent sur la distinction entre expertise et décision : elles sont bien légitimes. Il me semble que deux questions se posent en la matière : d'abord, sur le fait de savoir si une autorité de décision peut disposer en son sein d'une capacité d'expertise. La réponse est oui, aucune règle ne l'interdit et rien n'oblige à devoir recourir à une expertise extérieure - l'expertise est intégrée dans plusieurs pays, ce modèle est tout à fait compatible avec les évaluations internationales conduites par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), rien ne s'oppose de ce point de vue à une fusion. D'ailleurs, pour être en mesure d'exercer sa mission de contrôle, une AAI dispose en général de compétences internes de haut niveau, c'est un atout pour l'exercice indépendant de ses missions. Deuxième question : comment distinguer la phase d'expertise interne de la décision ? C'est très important. Or, aujourd'hui, contrairement à ce qu'on en dit, il n'y a pas de barrière étanche entre les équipes de l'IRSN et l'ASN : elles sont associées, il y a des échanges, le dialogue technique est continu, de la préparation à la décision. Pour autant, il faut des règles, pour distinguer la responsabilité de l'expert de celle du décideur : c'est un principe à faire figurer dans la loi, sur le plan des responsabilités, quelle que soit la modalité du recours à une expertise. Et c'est bien au règlement intérieur d'en fixer les modalités, conformément à l'architecture fixée par la loi organique de 2017 sur les AAI et les API : la loi pose les principes, le règlement intérieur définit les modalités d'application. La loi doit-elle prévoir des consultations pour l'élaboration du règlement intérieur ? C'est au législateur d'en décider, de même que c'est au Parlement de dire quels seront les interlocuteurs réguliers de l'AAI.

Pour répondre à vos questions sur la transparence, je commencerai par souligner que nous disposons d'un modèle très développé de partage de l'information, de dialogue technique, d'association de la société civile, un modèle que je présente régulièrement à l'étranger, et que c'est bien ce niveau élevé de transparence qu'il nous faut préserver. Or, je ne vois pas en quoi la fusion le compromettrait, les deux instances actuelles ont un niveau élevé de transparence, leur regroupement ne devrait pas changer les choses et je n'y vois pas un sujet d'inquiétude. Il me semble, même, que le projet de loi comporte des avancées en la matière, en prévoyant une publicité particulière pour les sujets à fort enjeu, avec une association particulière du public à différentes étapes. C'est le cas par exemple pour la poursuite d'exploitation des centrales au-delà de 50 ou 60 ans, c'est un véritable sujet pour lequel nous avons déjà organisé des rendez-vous avec la population tout au long du processus décisionnel. C'est aussi le cas pour la mise en service du centre industriel de stockage géologique (Cigéo) : il faut une décision pour 2027-28 et nous avons déjà bien engagé, avec le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), un processus par étapes pour en décider. Le projet de loi précise également que chaque année, la future autorité présentera à l'Opecst les sujets sur lesquels elle propose un tel dialogue technique tout au long du processus d'instruction avec, bien sûr, publication des résultats : c'est encore une avancée.

Ensuite, il ne faut pas restreindre la question de la transparence aux seuls avis de l'IRSN. Nous effectuons par exemple 1 800 inspections par an, leurs résultats sont publiés au fur et à mesure, c'est une source d'information qui est largement exploitée par les associations pour interpeller les exploitants. Nous avons aussi des groupes permanents d'experts, placés hors de l'IRSN et qui subsisteraient d'ailleurs après une fusion. Ils associent des universitaires, des experts étrangers, et ses avis sont publics. Nous réalisons aussi tout un travail dans le cadre d'un comité directeur des situations post-accidentelles, avec des ateliers sur la culture de la sécurité et de la radioprotection, qui associent des riverains ; le tout est public. Notre système d'information sur le nucléaire est reconnu, il est en avance, je ne vois pas de raison qu'un regroupement de nos deux entités lui porte atteinte.

J'ai dit que la date du 1er janvier 2025 me paraissait nécessaire pour ne pas prolonger l'incertitude, et nous avons déjà lancé en interne une réflexion sur la préfiguration de la future autorité, le travail est en cours, avec l'IRSN. Nous avons installé 12 groupes de travail, un comité de concertation avec les représentants du personnel, pour préparer l'hypothèse où la loi serait votée et qu'on démarre alors aussitôt de manière opérationnelle.

Mon mandat se termine en novembre prochain, je ne serai donc pas présent au moment où le regroupement aurait été décidé. Faut-il un préfigurateur ? Je suis mal placé pour le dire, la décision revient à ceux qui vont désigner mon successeur, mais il me semblerait effectivement de bonne méthode d'initier les démarches de sélection de mon remplaçant avant le 12 novembre, d'autant plus que la loi aurait été votée l'été prochain.

Je vous confirme que je n'ai pas changé d'avis sur les liens entre sécurité et sûreté nucléaire : l'ASN estime que les deux sujets de la sécurité et de la sûreté des installations nucléaires civiles sont intimement liés. Pourquoi ? Parce que les actes de malveillance, qui sont du ressort de la sécurité, ont nécessairement un impact en termes de sûreté, il faut une approche globale. J'ai proposé que les responsabilités de sécurité et de sûreté des installations civiles soient placées entre les mains de la nouvelle autorité, comme cela se passe à l'étranger ; aussi, je regrette que le projet de loi retire à la prochaine autorité l'expertise en matière de sécurité des installations nucléaires civiles, pour la confier à l'autorité nucléaire de défense, qui n'a pas de compétence actuellement en la matière sur les installations civiles. Je crois que le Parlement doit se positionner sur ce sujet qui prendra plus d'importance à l'avenir avec le développement des SMR. Aujourd'hui, la sécurité des installations est assurée par une série de barrières physiques et la mobilisation de moyens importants en cas d'intrusion sur des sites nucléaires ; dès lors qu'on aura des micro-installations nucléaires installées dans le tissu industriel, sans ces barrières, il faudra que la protection soit intégrée dans la conception même des sites, c'est pourquoi je continue de croire qu'il vaut mieux confier aussi l'expertise de sécurité à la nouvelle autorité : vous le constatez, je n'ai pas changé d'avis, je maintiens ma position.

M. Sébastien Fagnen. - Je m'interroge sur les risques que la réforme désorganise notre système alors que la nouvelle autorité devra faire face à un pic d'activité. Nous savons que bien des agents et salariés s'opposent à la fusion, ce qui fait prendre en particulier le risque d'une fuite de compétences au moment où on en aura le plus besoin. Nous regrettons que l'Opecst ait fait primer dans les débats le scénario de la fusion, sans faire de place véritable à la piste consistant à renforcer le modèle actuel, ce que les deux instances ont proposé il y a plusieurs années déjà. Qu'en pensez-vous ?

Je m'interroge, ensuite, sur l'acceptation de cette réforme par la population - et je le fais en tant qu'élu du département le plus nucléarisé de France, trois sites nucléaires étant installés dans la Manche. L'Association nationale des comités et commissions locales d'information (Anccli) a mis en garde contre les risques que cette fusion fait porter à notre système au moment où le nucléaire est relancé et qu'il est appelé à se transformer avec les SMR. Des questions d'aménagement du territoire se poseront, l'inquiétude ne manquera pas de primer si l'on sent que l'expertise, le contrôle sont affaiblis. D'où cette question : quels sont donc les avantages de la fusion par rapport à un approfondissement des liens entre les deux entités ? A-t-on bien examiné les deux voies - et la fusion est-elle à ce point préférable qu'elle vaille les risques qui lui sont inhérents ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le Gouvernement souhaite une fusion dès 2025, mais tout le monde sait qu'un rapprochement provoque des contraintes de réorganisation sur de très nombreux plans, informatique, social, commercial, sur la communication, avec une augmentation des coûts et un allongement des délais. Combien de temps vous paraît nécessaire pour réaliser cette fusion ? Les bénéfices attendus sont-ils bien supérieurs aux dépenses qui ne manqueront pas, elles, d'être beaucoup plus importantes qu'on ne le prévoie ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Vous soulignez que les deux instances sont reconnues sur le plan international. La Cour des comptes estime aussi que le système dual est efficace, nous sommes en droit de nous interroger sur la concomitance de cette réforme avec la relance du nucléaire. Dans sa conférence de presse d'hier, le Président de la République a appelé à « faire plus vite, moins cher et mieux » : ce projet de loi souscrit-il à ce triptyque et est-il bien le meilleur moyen de renforcer la sûreté et la sécurité de nos installations nucléaires ?

Mme Amel Gacquerre. - La relance de la filière nucléaire pose la question de la sûreté des installations, sujet très sensible pour la population - et condition indispensable à l'acceptation des EPR et EPR2. L'annonce d'un projet de fusion, l'an dernier, a créé le trouble : en avez-vous constaté un effet sur les départs de l'ASN ? Vous nous dites avoir besoin de plus de moyens pour la relance : avez-vous des garanties que les moyens seront renforcés s'il y a la fusion ? Que dit l'étude d'impact de ce projet de loi ? Enfin, comment avez-vous été associé à la préparation de ce texte ?

M. Ronan Dantec. - Quand on s'occupe de risques, il faut pouvoir penser « en dehors de la boîte », garder une faculté de poser des questions que personne ne pose. Or, l'ASN va devoir faire face à beaucoup de demandes d'expertise, au risque de saturer ses capacités. Comment garantir que toutes les questions pourront continuer à être posées ? Vous donnez l'exemple « intégré » des États-Unis, mais il faut bien voir qu'outre-Atlantique, les laboratoires des grandes universités jouent un rôle décisif justement par cette faculté de poser des questions, ils maintiennent l'autorité nucléaire en alerte. Comment maintenir cette capacité de penser à des choses hors agenda, en interne et en externe : mobiliserez-vous par exemple des laboratoires externes ?

M. Daniel Salmon. - Ce projet de loi est censé simplifier et fluidifier, mais ne va-t-il pas, au contraire, gripper notre système en forçant le regroupement de deux cultures qui sont très différentes ? On voit déjà qu'il y a des tensions, ne risque-t-on pas des conflits, qui seraient source de perturbations ? On parle d'un système dual, mais il y a en fait trois acteurs puisqu'il faut compter avec EDF, et ce fonctionnement à trois permet justement qu'il y ait toujours un tiers qui peut observer les autres, c'est très important pour notre sûreté.

Mme Marta de Cidrac. - Vous vantez les très bonnes relations de travail entre les deux entités, et vous dites qu'il faudra inscrire dans la loi le principe de la séparation entre la décision et l'expertise, et l'organiser dans le règlement intérieur : quel est donc l'intérêt de la fusion ? Vous dites aussi que pour faire face à la charge de travail qui arrive, vous devrez recourir davantage à de l'expertise externe : laquelle - d'où viendra-t-elle ? Comment passer cette étape cruciale pour notre pays, aussi bien pour le parc existant que pour celui que nous allons créer ?

Mme Sophie Primas. - J'aimerais prendre un exemple précis : sur le phénomène de corrosion sous contrainte (CSC), qu'est-ce qui aurait été différent si la fusion avait été faite ? Aurait-on détecté et réglé le problème plus vite, plus tôt ? Quels auraient été les avantages par rapport à l'organisation actuelle, pour vous et pour EDF ? On voit aussi que, dans l'aérospatial, il y a des compétences croisées entre le civil et le militaire : est-ce le cas aussi chez vous ?

Mme Nadège Havet. - Vous évaluez les besoins d'embauches à 100 000 postes dans les dix ans : avez-vous identifié des compétences rares ? L'offre de formation vous paraît-elle suffisante ?

M. Fabien Gay. - Vous présentez le projet de fusion sous un beau jour, mais on sait bien pourquoi il est forcé : la réalité, c'est qu'il y a une volonté politique forte de relancer très rapidement le nucléaire, c'est bien pourquoi nous avons déjà voté un texte d'accélération, où nous avons déjà posé des questions sur la transparence des décisions qui seront prises. Nous, communistes, notre position est claire sur le nucléaire : nous sommes pour, à condition de garantir un haut statut pour les salariés et la transparence pour les populations. Et nous avons toujours considéré que l'IRSN était un peu le caillou de l'expertise dans la chaussure des industriels et il faut donc faire attention quand on accélère au nom de l'efficacité, ce qui est le pourquoi de ce texte.

Vous dites que ce texte apporte un progrès de transparence pour l'ASN, nous y reviendrons dans le débat, mais on voit déjà que la situation n'est pas la même pour l'IRSN, dont les avis sont rendus publics depuis 2015 et qui risque d'y perdre avec ce texte.

Enfin, les salariés expriment leurs craintes face à ce que cette réforme peut signifier pour leurs statuts, certains relèvent du droit public, d'autres du droit privé, les uns et les autres ne veulent apparemment pas changer de statut mais ils craignent que, comme cela s'est passé ailleurs, des décisions leur soient imposées et que, par exemple, le privé prenne le pas sur le public.

Et pour finir, êtes-vous bien certain d'être prêt pour l'an prochain ? L'ASN utilise une cinquantaine de logiciels, l'IRSN en utilise près de 400 : des salariés qui connaissent la situation de près, nous disent que la fusion technique est impossible à réaliser dans un délai si court : qu'en dites-vous ? Et dans la négociation sociale en cours, chacun sait bien qu'avec le changement de direction, ceux qui prennent des engagements aujourd'hui n'auront pas eux-mêmes à les tenir. Tout ne pourra donc pas se faire par la négociation, le législateur devra intervenir.

M. Daniel Gremillet. - L'an dernier, le Sénat avait alerté sur les questions de sécurité et de sûreté nucléaires, surtout qu'avec les nouvelles générations de réacteurs, dont les SMR et les réacteurs de quatrième génération, le paysage va devenir bien plus complexe, puisqu'il y aura bien plus d'exploitants, bien au-delà d'EDF. Comment garantir la sûreté et la sécurité nucléaires dans ce contexte ? Comment faire, ensuite, pour disposer des ressources humaines suffisantes à la relance qu'on prétend faire, quand tout le monde relance le nucléaire à l'échelle internationale ?

On sait aussi que la recherche en matière de nucléaire concerne des domaines très divers comme l'énergie, le militaire, la santé : ce texte n'appauvrit-il pas notre capacité d'agir dans cette pluralité de domaines ?

Enfin, ce texte doit s'adapter aux évolutions à venir, je crois qu'il doit être vivant : certains articles ne peuvent-ils pas faire l'objet d'avenants, pour les adapter demain au contexte qui aura très probablement changé ?

M. Franck Montaugé. - Il semblerait que ce projet de réforme ait entraîné des départs en nombre : le confirmez-vous ? Sur les moyens, ensuite : la loi de finances initiale pour 2024 a-t-elle apporté un mieux, qui soit en lien avec cette réforme ?

M. Bernard Buis. - Une récente tribune dans le journal Le Monde estime que ce projet de fusion serait contraire aux objectifs de sûreté et de maintien de la confiance, car il conduirait à mettre fin à l'indépendance de l'expertise par rapport à la prise de décision en matière de sûreté nucléaire, indépendance actuellement assurée, outre l'existence de deux structures distinctes, par une disposition légale prescrivant la publicité des avis de l'IRSN. Les avis resteront-ils publics ?

M. Bernard Doroszczuk. - En tant que président de l'ASN, je ne suis pas l'auteur de ce projet de loi et bien des questions que vous me posez s'adressent en réalité au Gouvernement : c'est lui qui est à l'initiative de ce texte et qui a fait élaborer l'étude d'impact. Je ne peux donc guère vous répondre sur tout.

La réforme créerait-elle un risque de désorganisation ? Oui, c'est inhérent à la réforme. Est-ce un motif pour ne pas réformer ? C'est à vous d'en décider. Mais je pense qu'il faut y réfléchir, d'abord parce que l'enjeu devant nous est inédit. L'organisation actuelle permettrait-elle d'y faire face, en la renforçant ? C'est au Gouvernement de le dire, je crois que l'étude d'impact apporte des éléments sur cette alternative. En tout cas, je sais qu'on ne pourra pas faire face aux enjeux si l'on ne change pas notre organisation. Le contexte va changer en profondeur : alors qu'il n'y a aujourd'hui que quelques exploitants, une technologie et un seul usage du nucléaire civil - produire de l'électricité -, il y aura demain divers exploitants utilisant plusieurs technologies, pour des usages variés, par exemple la production de chaleur dans l'industrie. Un petit réacteur qui produira 1 mégawatt (MW), cela n'a guère à voir avec un EPR2 de 1 650 MW. Les questions de sécurité, de sûreté, d'acceptabilité n'ont certainement pas les mêmes réponses, d'autant que d'autres acteurs interviennent. Ces nouveaux acteurs sont très agiles, ils développent des concepts qui n'existent pas encore, sur lesquels nous n'avons pas d'expériences, avec des technologies nouvelles : nous devons investir dans de nouvelles compétences pour les expertiser. C'est évidemment plus difficile de le faire simultanément pour l'ASN et pour l'IRSN, plutôt qu'une fois pour une seule autorité. Il est donc plus efficace, pour ces ressources rares, d'avoir une seule autorité.

On dit qu'il y a des départs de l'IRSN, c'est exact. Pourquoi ? Si davantage de gens partent, c'est aussi parce que des start-up leur proposent de très bonnes conditions - ça peut aller jusqu'au doublement du salaire et on m'a parlé d'une reprise d'emprunt immobilier de 200 000 euros... On demande aux start-up des compétences pour entrer sur le marché : elles viennent les chercher en partie chez nous. L'expertise est une ressource rare et les propositions faites à nos experts continueront à l'avenir, qu'il y ait fusion ou pas.

La recherche est indispensable : je suis convaincu qu'une agence unifiée continuera à avoir de l'ambition pour la recherche, c'est nécessaire pour avoir une vision sur les enjeux en matière de sûreté, et cela passe aussi par des contrats avec des chercheurs étrangers, avec des industriels. Le projet de loi le prévoit en reconnaissant la nouvelle agence comme un organisme de recherche. Il y a eu un examen précis des outils nécessaires à prévoir dans la loi pour qu'elle ne perde pas de capacité de recherches. Elle sera en mesure d'éclairer l'expertise. Le fait d'avoir dans une même autorité des capacités de recherche, d'expertise, des outils de mesure et d'évaluation, sera par exemple un atout face aux enjeux du réchauffement climatique. Aujourd'hui, nous avons, à l'ASN, la responsabilité de la prescription des conditions de prélèvement d'eau et de rejet, par exemple ; nous avons des moyens de mesure dans l'environnement de ce que provoquent les rejets ; et l'IRSN a une capacité d'expertise interne, elle a des moyens de recherche dans le domaine du réchauffement climatique. Tout cet ensemble-là, sur la totalité de la chaîne de l'analyse prospective des enjeux et des impacts du réchauffement climatique, jusqu'à sa traduction dans les dispositions réglementaires qui s'imposeront aux exploitants, sera dans une même chaîne de commandement et de décision : c'est important, cela peut être une force pour la future autorité.

Le projet de loi prévoit le maintien de tous les statuts : nous l'avons spécifiquement demandé lors des consultations. C'est une richesse pour la future autorité. Chacun des statuts présente des avantages : il faut préserver notre capacité d'y recourir. Le texte le prévoit et c'est une force. Est-ce que cela va rendre la gestion complexe ? Oui, mais c'est déjà le cas et ce n'est certainement pas une raison d'y renoncer. Nous avons déjà des statuts divers, mais il n'y a pas de cultures différentes, nous avons des fonctionnements croisés et un même type d'approche sur les sujets.

Beaucoup d'arguments qui sont mis en avant contre la réforme proposée ont vocation à vous effrayer, il faut être réaliste. Il faut écouter, intégrer les craintes, mais par rapport à ce dont nous avons besoin, c'est-à-dire un système efficace, qui ne brade pas la sûreté ni les exigences de recherche, une entité plus resserrée, qui évite des doublons et bien des frictions, sera plus efficace. J'ai lu les tribunes - mais qui croit sérieusement qu'avec le regroupement, notre système va s'effondrer ? C'est une peur, cela n'a pas de sens.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour toutes ces précisions.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Effectivement, merci d'avoir répondu à bien de nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire et projet de loi organique modifiant la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Audition de M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Après avoir entendu le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), nous avons le plaisir d'accueillir le directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Jean-Christophe Niel.

Monsieur le directeur général, vous avez déjà eu l'opportunité de vous exprimer auprès du rapporteur et du rapporteur pour avis, mais il nous a semblé essentiel que vous puissiez également présenter votre point de vue devant l'ensemble des membres des deux commissions.

Comme je l'ai fait avec M. Doroszczuk, je souhaite vous présenter mon état d'esprit à l'amorce de ce chantier législatif, sans entrer à ce stade dans les considérations de fond concernant l'opportunité de la réforme.

Notre priorité - je le dis en tant que président de la commission chargée des politiques de prévention des risques - est claire : nous souhaitons maintenir notre sûreté nucléaire à un niveau d'exigence le plus élevé possible, en l'adaptant aux enjeux de notre décennie et des suivantes. L'opportunité de la relance du nucléaire dans notre pays, qui constitue un débat majeur pour notre nation et qui nous mobilisera dans le cadre du projet de loi sur la souveraineté énergétique, est une problématique d'un autre ordre. Ne nous y trompons pas : le texte qui nous mobilisera au cours des prochaines semaines ne nous amène pas à nous positionner pour ou contre l'énergie nucléaire. Il nous est demandé de réfléchir au cadre le plus adapté pour nos concitoyens afin d'assurer leur sécurité, de protéger la santé et la salubrité publiques, de garantir la protection de la nature et de l'environnement, avec un niveau de transparence satisfaisant.

Vous l'aurez compris, il me semble nécessaire de dissocier les deux sujets, même s'ils sont liés : un système de sûreté irréprochable et une transparence préservée, voire accrue, sont des conditions sine qua non de l'acceptabilité sociale du nucléaire, sans laquelle la relance de la filière ne pourra pas se faire.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Comme je l'ai indiqué lors de la précédente audition, à l'heure de la relance de la filière française du nucléaire, la réforme de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection proposée par le Gouvernement peut constituer une opportunité pour consolider les processus d'expertise, d'instruction, d'autorisation et de contrôle. Pour autant, cette réforme ne peut réussir que si elle ne déstabilise pas les règles de sûreté et de sécurité, la disponibilité des compétences et, in fine, la confiance du public. C'est pourquoi l'examen du projet de loi soumis au Sénat doit être approfondi et exigeant, en soupesant les avantages, mais aussi les inconvénients de la réforme.

Je souhaite appeler votre attention sur quatre points.

En premier lieu, au regard des exemples étrangers, quels sont les bénéfices attendus d'un modèle intégré de sûreté nucléaire et de radioprotection, tel qu'il est pratiqué aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Espagne ? Quels en sont les risques ?

En deuxième lieu, que pensez-vous du calendrier proposé par le Gouvernement pour réaliser la réforme ?

En troisième lieu, pensez-vous que les conclusions du rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), rendu en application de la loi relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, dite loi « Nouveau Nucléaire », du 22 juin 2023, ont été toutes prises en considération lors de la rédaction du présent projet de loi ? Je pense, en particulier, aux recommandations sur la séparation entre l'expertise et la décision. Certaines d'entre elles n'ont-elles pas été omises ? Si oui, faudrait-il les intégrer au texte ?

En quatrième lieu, enfin, au-delà de cette réforme, quelle est votre vision de la sûreté nucléaire et de la radioprotection de demain ? Car nous nous apprêtons à légiférer pour les prochaines décennies, la mise en service des nouveaux réacteurs nucléaires n'étant pas attendue avant 2036-2037. Dans ce contexte, ne faudrait-il pas intégrer davantage les nouveaux risques, tels que la résilience des réacteurs nucléaires face au changement climatique et leur cyberrésilience ? Ne faut-il pas mieux tenir compte des nouveaux acteurs du nucléaire, dont les opérateurs des petits réacteurs modulaires (SMR) ?

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire. - Monsieur le directeur général, je vous ai déjà entendu au tout début du cycle d'auditions. Au terme de ce cycle, j'ai identifié cinq enjeux centraux de ce projet de loi, qui doivent être approfondis. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer ces enjeux tout à l'heure avec le président de l'ASN, mais il me semble important d'avoir également votre point de vue.

Premier enjeu : l'humain. La sûreté nucléaire repose d'abord sur des compétences, sur des experts et des chercheurs, qui doivent être au coeur de notre réflexion. Je l'avais déjà rappelé en tant que rapporteur budgétaire pour avis sur les crédits relatifs à la prévention des risques, la relance du nucléaire nécessitera la création de 100 000 postes au cours des dix prochaines années. Dans un contexte fortement concurrentiel, nous devons être particulièrement attentifs à assurer l'attractivité de la sûreté nucléaire.

Dans l'hypothèse de la création d'une nouvelle autorité de sûreté nucléaire, comment la future autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) pourrait-elle être suffisamment attractive, notamment pour les jeunes chercheurs experts ? L'éventualité d'une réorganisation prochaine de la sûreté nucléaire entraîne-t-elle déjà des conséquences sur l'attractivité de l'IRSN ? Comment éviter que la période de transition indispensable entre l'ancienne et la nouvelle organisation ne se traduise par une perte ou une fuite de compétences ?

Deuxième enjeu, non moins important : la transparence. Les Français ont aujourd'hui très largement confiance en la robustesse de notre système de sûreté nucléaire. Cette confiance est le fruit d'un travail de plusieurs décennies de tous les acteurs, qui s'est notamment traduit par un effort accru d'information du public. Pour assurer l'acceptabilité de la relance du nucléaire, il est à mon sens souhaitable de continuer à renforcer cette transparence. L'exposé des motifs du projet de loi évoque une « transparence renforcée vis-à-vis du public ». Comment la future ASNR renforcerait-elle, selon vous, la transparence de la sûreté nucléaire ? Alors que l'IRSN publie aujourd'hui l'ensemble de ses avis d'expertise, comment la future autorité pourrait-elle assurer un niveau au moins équivalent d'information du public ?

Troisième enjeu : la distinction entre expertise et décision. C'est un principe fondamental de notre système de sûreté nucléaire. Dans l'organisation actuelle, les décisions en matière de sûreté nucléaire sont prises par l'Autorité de sûreté nucléaire, tandis que l'expertise est généralement déléguée à l'IRSN pour les décisions les plus importantes. La réforme prévoit d'intégrer expertise et décision au sein d'une même autorité, dans un souci de simplification administrative, renforçant la lisibilité et le caractère opérationnel des services. Quelle forme pourrait prendre la distinction entre expertise et décision au sein de l'organisation unique proposée par le Gouvernement ?

Quatrième enjeu : la recherche. L'IRSN exerce aujourd'hui une activité de recherche en matière de sûreté nucléaire, qui nourrit son activité d'expertise. Cette recherche appliquée, dont l'excellence est reconnue internationalement, serait conservée dans le cadre de la future ASNR. Le transfert à une autorité administrative indépendante d'activités de recherche peut susciter quelques interrogations. La recherche nécessite de nombreux partenariats, avec d'autres établissements de recherche, mais aussi avec les principaux industriels du nucléaire, qui seront également contrôlés par la future autorité. L'ASNR pourrait-elle poursuivre les partenariats engagés entre l'IRSN et les principaux industriels du nucléaire sans risque déontologique de conflit d'intérêts ?

Enfin, le dernier enjeu que j'identifie est juridique : il s'agit des conditions d'élaboration du règlement intérieur de la future autorité. J'ai pu constater au cours de mes auditions que la plupart des sujets les plus sensibles, relatifs notamment à la déontologie, à la publication des travaux d'expertise et à la distinction entre expertise et décision, sont renvoyés, on peut tout à fait le comprendre, au règlement intérieur de la future autorité. Cette option a l'avantage de la souplesse ; il ne faut pas tout figer dans la loi. Si le législateur fait le choix de la fusion, les grandes orientations devront être décidées par lui, puis l'ASNR devra les appliquer dans son règlement intérieur. Cette solution plus souple peut cependant présenter un inconvénient : il n'est pas garanti - je ne formule aucune accusation a priori - que les solutions adoptées par l'ASNR soient totalement conformes à l'esprit du législateur. Comment garantir que, sur des enjeux aussi cruciaux que la déontologie, la transparence et la distinction entre expertise et décision, la volonté du Parlement soit respectée ? Vous semblerait-il pertinent et envisageable de prévoir la saisine pour avis simple de l'Opecst, par exemple, sur le projet de règlement intérieur de la future autorité ?

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - Je l'ai indiqué précédemment, je suis chargé, en tant que rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'examen au fond de quatre articles du projet de loi, sur les réformes du Haut-Commissaire à l'énergie atomique (HCEA) et des règles de la commande publique applicables aux projets de réacteurs nucléaires, et de l'examen pour avis des autres articles du texte, ayant trait à la réforme de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.

Je souhaite vous poser les questions que j'ai déjà indiquées au président de l'ASN.

Ma première question concerne l'application de cette réforme. D'une part, compte tenu de la nécessité, pour la nouvelle autorité, d'élaborer un règlement intérieur étoffé et de négocier des conventions collectives, l'échéance du 1er janvier 2025 est-elle tenable ? D'autre part, le mandat du président de l'ASN devant prendre fin en 2024 sans possibilité de renouvellement, ne faudrait-il pas prévoir la désignation d'un préfigurateur ?

Ma deuxième question porte sur le statut de la future autorité. Si le statut d'autorité administrative indépendante (AAI) est de nature à garantir l'indépendance de cette nouvelle instance, celui d'autorité publique indépendante (API) lui aurait conféré une autonomie budgétaire et une souplesse de gestion. Regrettez-vous le choix opéré par le Gouvernement ?

Ma troisième question concerne les missions de la future autorité. Lors de l'audition du président de l'ASN par notre commission, le 8 mars 2023, sur le premier projet de réforme proposé par le Gouvernement, dans le cadre de la loi dite « Nouveau Nucléaire », celui-ci avait regretté que la sécurité des installations nucléaires civiles ne figure pas parmi les missions de la nouvelle autorité. Partagez-vous cette position ?

Ma quatrième question porte sur l'organisation de la future autorité. Le projet de texte renvoie à son règlement intérieur la séparation entre, d'une part, les processus d'expertise et d'instruction conduits par les services et, d'autre part, les processus d'élaboration des avis et des décisions prises par le collège. Ne faut-il pas viser d'autres actes ? Les cas où les décisions sont prises par le collège sont peu nombreux, on en compte une quarantaine. Ne faudrait-il pas étendre ce champ de compétence ? Le projet de texte renvoie également au règlement intérieur le soin de définir les activités d'expertise et d'instruction qui devront faire l'objet d'une publication. Est-ce que cela offre des garanties suffisantes ? Certains rapports, avis ou décisions ne devraient-ils pas être d'emblée rendus publics, sous réserve des secrets protégés par la loi ?

Ma cinquième série de questions porte sur le personnel de la future autorité. Tout d'abord, la réforme garantira-t-elle l'accueil des salariés de l'IRSN dans des conditions équivalentes à leur situation actuelle ? Plus sensible encore, la complexité des instances de représentation des personnels et des modalités de négociation des conventions collectives ne fait-elle pas peser le risque d'une autorité déséquilibrée, à deux vitesses, entre les agents publics et les agents privés ? Enfin, la jurisprudence constitutionnelle prohibe la délégation à des agents étrangers de fonctions inséparables de la souveraineté nationale, de même que la recherche d'infractions pénales par des agents privés : ne faudrait-il pas inscrire ces garde-fous dans la loi pour les personnels habilités ?

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). - Mesdames, messieurs les sénateurs, c'est un honneur pour moi de répondre à vos questions. Je serai aidé pour cela, en tant que de besoin, par Karine Herviou, directrice générale adjointe de l'IRSN chargée de la sûreté nucléaire, et Patrice Bueso, directeur de la stratégie ; ils sont accompagnés d'Emmanuelle Mur, responsable des affaires institutionnelles.

Commençons par un rappel. L'IRSN est l'expert public du risque radiologique et nucléaire ; sa mission consiste à évaluer les risques liés à l'utilisation des rayonnements ionisants. Cette mission se décline en deux métiers : l'expertise à destination d'un grand nombre d'institutions, dont l'ASN, et la recherche. L'IRSN est donc un organisme scientifique et technique. Concrètement, 25 % à 30 % de notre activité sont actuellement consacrés à l'appui à l'Autorité de sûreté nucléaire, sous la forme de 400 livrables, dont 200 avis, par an. Le reste de notre activité réside dans la recherche ou dans l'expertise pour d'autres institutions : ministères chargés de la défense, de la santé, du travail, de l'environnement, des affaires étrangères, etc.

Ensuite, je veux dire un mot sur le projet de réorganisation du contrôle, qui fait suite aux deux conseils de politique nucléaire des 3 février et 19 juillet 2023. L'enjeu est en réalité de prévenir les accidents nucléaires ou radiologiques ; il ne s'agit pas seulement d'un processus de fusion administrative et budgétaire. En outre, quel que soit le risque considéré - sûreté nucléaire ou sécurité dans le domaine industriel -, le système de contrôle est un élément essentiel de la maîtrise des accidents ; les accidents de Tchernobyl ou de Fukushima, mais également d'AZF, de Lubrizol ou du Boeing 737-MAX en témoignent. Or, j'insiste, la réforme voulue par le Gouvernement n'est pas la conséquence d'une défaillance du système actuel de contrôle, ni à l'IRSN ni à l'ASN. Cela est souligné dans le rapport de l'Opecst, mais également dans le rapport d'audit de la Cour des comptes et du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres).

Le présent projet du Gouvernement vise à fluidifier les processus afin de faire face à la forte augmentation de la demande. Il comporte des évolutions par rapport au premier amendement sur le sujet, déposé alors dans le cadre de l'examen l'année dernière du projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, qui n'avait d'ailleurs pas été examiné par le Sénat, et il prévoit trois chantiers. Le premier réside dans la mise en place de l'ASNR. Le deuxième consiste à transférer la dosimétrie passive au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ; je vous présente ici un dosimètre, ce dispositif est utilisé par des professionnels - du dentiste à l'opérateur de centrale nucléaire -, que l'IRSN fabrique à 1 500 000 exemplaires par an. Troisième chantier : le transfert de l'expertise de défense au ministère des armées.

On retrouve dans le présent projet de loi les recommandations de l'Opecst. Je pense, notamment, au fait d'associer la recherche et l'expertise, d'afficher au plus haut niveau la séparation entre expertise et décision, de garantir la transparence de l'expertise, de préserver la capacité de réponse de l'État en cas de crise, d'assurer l'attractivité et la fidélisation des salariés, de fournir un appui technique aux autres autorités dans le domaine de la défense et de la sécurité ou dans le domaine de la radioprotection.

J'en viens à la future autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection. Ses missions seraient celles qui incombent aujourd'hui à l'ASN et à l'IRSN, à l'exception, donc, de la dosimétrie passive et de l'expertise de défense. Cette nouvelle structure serait unique à plusieurs titres. D'abord, il s'agirait du seul organisme de recherche ayant le statut d'une autorité administrative indépendante. Ensuite, à l'échelle internationale, elle serait la seule autorité de sûreté faisant de la recherche ; même si certaines autorités de sûreté étrangères financent de la recherche.

La deuxième originalité de la nouvelle organisation est de rassembler 500 agents publics et 1 600 salariés de droit privé. Le Conseil d'État, au travers de son avis sur ce projet de loi, et le Conseil national de la transition écologique (CNTE) indiquent que ce dispositif présente une complexité certaine.

Ces constats amènent l'IRSN à se montrer vigilant sur cinq points.

Le premier point a trait aux activités de recherche. Il est essentiel que ces dernières s'intègrent dans l'écosystème afférent. Il faut être capable de mener des travaux avec les industriels afin de concevoir, de construire et d'exploiter des installations.

Le deuxième point est la gestion de crise. L'organisation prévue dans la loi améliorera la visibilité en la matière. Un certain nombre de sujets devront néanmoins être traités. Ainsi, il faudra s'assurer que les dosimètres passifs soient mis à la disposition des travailleurs ou du personnel intervenant, ce dont l'IRSN se charge actuellement. De plus, la gestion de crise pour ce qui est de la défense devra être éclaircie. Pour l'instant, l'expertise à ce sujet est faite au centre de crise de l'IRSN, qui sera intégré à l'autorité de sûreté civile.

Le troisième point est la séparation entre l'expertise et la décision. Ce principe résulte des grandes catastrophes technologiques des années quatre-vingt, comme Bhopal et Tchernobyl, et des crises sanitaires des années quatre-vingt-dix, comme le sang contaminé et la vache folle. Il me semble que la distinction retenue dans la loi entre le collège, chargé des décisions les plus importantes, et les services n'est pas suffisante.

Le quatrième point est l'attractivité. L'enjeu sera de maintenir dans la durée, conformément à l'objectif actuel, un nombre important de salariés de statut privé et le dialogue social, qui est 'une qualité reconnue à l'IRSN.

Le cinquième point est l'enjeu de la transparence et de l'interaction avec la société civile qui conditionnent la confiance dans le système de contrôle. Il faudra continuer à publier les expertises techniques et les recherches qui fondent les décisions.

Au-delà de ces points, il est nécessaire d'assurer la continuité de service pour garantir la réussite du plan de relance du nucléaire. J'ai remis à votre rapporteur un schéma élaboré par l'IRSN qui montre une concentration de notre travail d'expertise, avant les prises de décision, dès 2024 et 2025. Des travaux sont déjà menés sur les réacteurs EPR 2 ou sur les SMR.

En outre, pour reprendre les termes du Conseil supérieur de l'énergie (CSE), j'attire votre attention sur le risque d'instabilité qui pourrait accompagner la réforme. La complexité de cette dernière est mentionnée par la Cour des comptes, par le Conseil d'État ou par l'Opecst et par vos commissions.

Pour conclure, j'indique qu'une des conditions de la réussite de cette réforme est celle des moyens, en matière tant de relance du nucléaire que de réorganisation. Le constat figure notamment dans le rapport de M. Rapin au nom de la commission des finances du 24 mai 2023 Relance du nucléaire : adapter les moyens de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.

Une autre condition est que le dialogue social soit de qualité afin que l'adaptation soit à la hauteur de l'évolution.

M. Sébastien Fagnen. - À écouter précédemment le président de l'ASN, nous avons eu le sentiment que le plaidoyer en faveur du projet de fusion s'agissait en fait d'un réquisitoire ! D'après vous, la filière électronucléaire française peut-elle relever les défis des années à venir en conservant le système dual actuel et en le renforçant à l'aide de garanties financières et humaines ?

M. Yannick Jadot. - Le nucléaire sera encore présent pour des décennies : l'enjeu est celui de la sûreté et de la sécurité. Un président de l'ASN avait déclaré que le risque zéro n'existait pas. En outre, les risques sont de plus en plus nombreux. Il est nécessaire de les expertiser correctement. Les besoins explosent également en matière de décisions et potentiellement d'autorisations. L'accroissement des responsabilités est considérable. Nous avons l'impression que le Président de la République veut passer outre toutes les procédures de décision, notamment parlementaires, et que l'expertise sur le fond devient une forme de contre-pouvoir qu'il faudrait réduire, car source d'emmerdements en matière d'autorisations ! Or l'organisation en deux institutions nous paraît efficace et de plus en plus nécessaire. Un doublon en matière de sécurité nucléaire représente une sécurité.

Avec ce projet de loi, la séparation entre expertise et autorisation ne relèverait pas d'un encadrement décidé en responsabilité par le législateur. Elle se ferait au travers d'un règlement intérieur, ce qui, pour des décisions aussi importantes, me paraîtrait lunaire ! Ce rattachement à un tel document vous paraît-il suffisant pour assurer la sécurité de nos concitoyens ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Votre organisme comme l'ASN sont reconnus à l'échelle internationale pour leurs compétences. En quoi cette réforme ira-t-elle dans le sens d'un renforcement de la sûreté et de la sécurité nucléaires ?

Par ailleurs, l'ex-ministre de la transition énergétique indiquait que votre établissement public industriel et commercial (Épic) serait plus indépendant à l'avenir en étant intégré dans une agence. En quoi manquez-vous actuellement d'indépendance ? En auriez-vous davantage à l'avenir ?

M. Serge Mérillou. - Le Gouvernement justifie entre autres cette fusion par le besoin d'augmenter l'efficience du travail, notamment pour améliorer le partage d'informations. Or, dans le même temps, le projet de loi prévoit une séparation entre la sûreté des installations civiles et celle des installations militaires. Vous évoquiez la complémentarité des deux domaines lors de votre audition à l'Assemblée nationale en octobre dernier. Cette mesure peut-elle représenter un frein au partage des données ? N'existe-t-il pas un risque de perte d'efficacité ?

En matière de recherche, vos partenaires, par exemple EDF et le CEA, sont soumis au contrôle de l'ASN. En créant une unité qui rassemble l'IRSN et cette dernière, de tels acteurs ne seront-ils pas réticents à mener des recherches en partenariat avec l'autorité qui les contrôle ? Le cas échéant, comment faire face à cette perte de compétitivité de votre organisme ?

M. Ronan Dantec. - Dans son audition édifiante, le président de l'ASN nous indiquait clairement que son organisme n'avait pas les moyens d'accomplir ses missions : nouveau programme nucléaire, carénage, SMR, etc. Les moyens humains de l'IRSN permettraient de répondre à la charge de travail.

Si l'IRSN doit répondre à davantage de demandes d'expertise sur l'ensemble des champs liés à la relance du nucléaire, aurez-vous encore les moyens de remplir vos autres missions, la radioprotection ne se limitant pas au nucléaire ? Certaines devront-elles être réduites, voire abandonnées ? Votre rôle out of the box, à savoir poser des questions que personne ne pose et non pas répondre seulement à des commandes d'études venant de l'ASN, pourra-t-il être rempli ?

M. Daniel Gremillet. - En matière de personnel, tout le monde reconnaît les besoins énormes qui sont impliqués par les nouvelles missions et par la nouvelle génération d'installations nucléaires. À ce titre, les moyens de l'IRSN ont été renforcés par le Sénat en 2023. Jusqu'à présent, EDF est votre principal interlocuteur. À l'avenir, il faudra compter sur les start-up. Le contexte changera complètement ! La future structure sera-t-elle un atout pour attirer plus de femmes et d'hommes malgré le déclin national du nucléaire ?

En outre, les installations nucléaires nécessiteront de nouveaux sites. La question de la transparence et des moyens afférents n'est-elle pas sous-estimée dans ce texte ?

Enfin, la France a été pionnière dans le nucléaire : énergie, santé, défense... Dans la nouvelle structure, la recherche ne serait-elle pas affaiblie ?

Mme Marie-Claude Varaillas. - Pour justifier la fusion, la ministre de la transition énergétique a mis en avant le manque de réactivité dans les situations de crise, évoquant la centrale de Civaux dont la reconnexion au réseau, après la résolution des problèmes de corrosion, aurait pris trop de temps. La fusion des deux entités permettrait-elle véritablement d'améliorer les délais ? La convention pluriannuelle avec l'ASN fixe des échéances qui semblent avoir toujours été respectées par l'IRSN. Il serait intéressant d'évaluer le gain de temps réellement induit par la création de cette nouvelle autorité administrative indépendante, et de vérifier que la fusion ne se fera pas au détriment de la transparence et de la sécurité.

M. Bernard Buis. - Compte tenu du niveau relativement faible des rémunérations existantes au sein de votre organisme pour certains métiers en tension de la filière du nucléaire, l'article 11 du projet de loi prévoit que l'IRSN et l'ASN consacreront respectivement 15 millions d'euros et 700 000 euros à l'augmentation des salariés et des contractuels de droit public en 2024. En parallèle, le Gouvernement réfléchit aux moyens d'accroître l'attractivité de la future autorité pour les fonctionnaires en veillant à maintenir un équilibre entre les différentes affectations. Y aurait-il d'autres pistes à envisager ?

M. Daniel Salmon. - Le président de l'ASN parlait de contexte hors norme. Est-ce compatible avec le nucléaire ? Il parlait de défis extrêmes devant nous, comme la sécurité du parc nucléaire vieillissant ou les nouveaux EPR2 et SMR. Des évolutions pourraient-elles être apportées au modèle actuel ou la fusion des deux organismes est-elle un passage obligé ? Quelles seraient vos propositions pour améliorer ce système dual qui donne satisfaction ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Dans quels pays y a-t-il, comme en France, des autorités et organismes distincts ? Est-il envisagé de les regrouper ?

M. Jean-Christophe Niel. - Tous les pays ayant un parc nucléaire ont besoin d'une expertise technique de sûreté nucléaire et disposent donc d'une autorité de sûreté nucléaire, conformément à la convention internationale. Pour autant, les modèles peuvent différer en termes d'interactions entre l'autorité de sûreté et les organismes techniques de sûreté, les TSO (Technical Safety Organizations), dont l'IRSN fait partie.

Il faut distinguer deux systèmes, reconnus au niveau international : le système américain, qui est intégré, et le système français, qui comprend une autorité et un expert techniques.

Sur les douze pays qui comptent le plus grand nombre de réacteurs, dix ont un TSO séparé. Les deux pays ayant un TSO unique sont des acteurs majeurs : les États-Unis et le Canada. Il convient de considérer les caractéristiques des TSO en examinant l'équilibre global du système. Ainsi peut-on noter que les autorités de sûreté américaine, canadienne et japonaise organisent leurs réunions de façon publique, télévisée. Par ailleurs, le système américain est très normatif : il ne prévoit pas de dialogues techniques laissant la place à l'innovation.

Pour ce qui concerne le calendrier, un regroupement de l'actuelle ASN et de l'IRSN au 1er janvier 2025 est un objectif très ambitieux. Par ailleurs, l'organisation de la nouvelle structure sera liée aux choix prévus dans la loi. Si cette date devait être retenue, le système devrait fonctionner à cette échéance, même s'il n'est pas définitif. Aussi travaillons-nous avec l'ASN pour définir les « incontournables », c'est-à-dire les sujets qui devront être absolument traités, faute de quoi le système ne fonctionnera pas. Je citerai un exemple trivial, les rémunérations, mais aussi l'organisation hiérarchique des postes, ainsi que le partage et les délégations de responsabilités et de pouvoirs.

Le président de l'ASN quittera ses fonctions en novembre 2024. Lorsque la nouvelle structure verra le jour, il serait bon que le nouveau dirigeant ait en main les options possibles et qu'il soit dépositaire du travail qui a été précédemment engagé. La notion de préfiguration n'est pas simple à mettre en oeuvre ; en effet, les nominations du président de l'ASN et du directeur général de l'IRSN doivent être approuvées par les commissions parlementaires. Il est difficile d'imaginer un préfigurateur qui ne serait pas passé par cette étape...

Nous travaillons donc avec les équipes de l'ASN, du CEA et du ministère des armées sur les points qui devront absolument être en place au 1er janvier 2025.

Le projet de loi fait référence à la vingtaine de recommandations du rapport l'Opecst, lesquelles pourraient être appliquées dans le système dual actuel.

J'en viens à la sûreté nucléaire et la radioprotection de demain. Parmi les installations nouvelles - EPR, EPR 2, SMR -, le réacteur EPR 2 n'est pas très différent de l'actuel EPR : la chaudière est la même ; EDF a pris la décision de garder le même récupérateur de corium ; seuls les bâtiments périphériques évoluent. Pour l'expertise de l'EPR 2, qui a déjà commencé - une vingtaine d'avis ont été produits de manière anticipée -, il faudra se concentrer sur les différences avec l'actuel EPR.

Nous échangeons avec les concepteurs des SMR. Avec l'ASN, nous avons travaillé sur la mise en place de nouveaux processus d'instruction, en prévoyant une étape qui permettra de gagner du temps : il s'agit d'évaluer la maturité du projet déposé par le concepteur de SMR afin d'examiner s'il est expertisable.

L'IRSN a engagé une réflexion sur les sujets majeurs de la cybersécurité et de la cyberrésilience, de même que sur le changement climatique, sur lesquels nous menons des activités de recherche et d'expertise. Il conviendra d'approfondir ce travail.

Parmi les cinq enjeux centraux rappelés par M. le rapporteur Pascal Martin, j'insisterai sur l'attractivité, l'aspect humain. La force de l'IRSN, c'est la qualité de ses personnels - ingénieurs, titulaires de doctorats, médecins, pharmaciens, experts. Le maintien de l'attractivité est un objectif essentiel. La période actuelle se caractérise par l'incertitude. Nos salariés sont inquiets et la question de l'évolution des effectifs se pose. Nous constatons une augmentation du nombre des démissions, qui demeure néanmoins limité. Mais lorsqu'un personnel part, il faut le remplacer. Il faut dix ans pour former un expert ; il convient donc, à cet égard, d'investir dans la durée.

Pour ce qui concerne les conditions salariales, on constate un écart de salaires de 23 % entre les experts de l'IRSN et ceux de l'industrie ou du secteur de la santé. Cet écart s'élève à 40 % s'agissant des experts de bon niveau et des managers. Par ailleurs, les nouveaux acteurs du secteur proposent des rémunérations que nous ne pouvons pas offrir.

La transparence est un enjeu essentiel pour la crédibilité et la confiance dans le système de contrôle. L'IRSN mène une politique volontaire et dynamique - et, je crois, reconnue - d'ouverture sur la société. Il convient de renforcer cette démarche. Notre comité d'orientation des recherches (COR) associe les parties prenantes à la définition des programmes de recherche. Les commissions locales d'information (CLI) et leur association nationale, ainsi que le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) sont des acteurs essentiels de ce dispositif. Ainsi, le Haut Comité tiendra demain une conférence de presse, à laquelle l'IRSN participera, relative au lancement de la concertation sur la prolongation des réacteurs de 1 300 mégawatts.

La séparation entre l'expertise, relevant des services, et la décision, relevant du collège, n'est, selon moi, pas satisfaisante. Aujourd'hui, le collège rend 40 décisions par an, et l'IRSN transmet à l'ASN 200 avis ; la plupart de ceux-ci sont repris non par le collège, mais par les services. On pourrait imaginer, par exemple, une direction de l'instruction et de la réglementation, d'une part, et une direction de l'évaluation, d'autre part, avec des processus de prise de décision qui seraient placés à la bonne place hiérarchique.

Il y a certes un continuum entre expertise et décision, qui se présente comme suit : dépôt d'un dossier par l'opérateur ; discussion entre l'opérateur, l'IRSN et l'ASN pour définir le cadre de l'expertise ; expertise comprenant des interactions avec l'opérateur ; information de l'ASN ; avis ; décision. Pour autant, ce continuum n'exclut ni l'existence d'étapes ni une claire attribution des responsabilités, laquelle sera d'ailleurs prévue dans la nouvelle organisation dans le cadre de la démarche qualité. Plus fondamentalement, les experts qui signent un avis sur le nucléaire sont conscients de la responsabilité qu'ils portent.

La recherche est un enjeu très important de la création de la nouvelle structure. L'Autorité de sûreté nucléaire, dont j'ai été directeur général pendant dix ans, a un fonctionnement en surplomb. Quant au travail des organismes de recherche, il relève de la collaboration et de la compétition, notamment pour répondre à des appels à projets ou pour construire des partenariats - tous les partenaires de l'IRSN nous interrogent sur ce sujet.

Le lien avec les industriels est fondamental, car la recherche doit être non pas hors-sol, théorique, mais opérationnelle afin de répondre à un besoin d'expertise. L'IRSN a été créé dans les années 2000 pour faire naître une interaction entre la recherche et l'expertise, afin que celles-ci soient au plus haut niveau. La flexibilité, la souplesse et le pragmatisme du système sont dus à ce dialogue technique fondé sur la connaissance scientifique. Une bonne manière de faire de la recherche concrète est de discuter avec les industriels, et de confronter les points de vue et les approches.

La déontologie est un autre sujet majeur. L'IRSN dispose d'une commission d'éthique et de déontologie ; je pense que la nouvelle autorité devrait se doter d'une telle instance. Tous les ans, nous présentons à cette commission un état de ce que nous faisons en termes de déontologie.

Les programmes de recherche que l'IRSN conduit, par exemple avec EDF, ne sont jamais des tête-à-tête, mais toujours des partenariats qui associent de nombreux acteurs - TSO étrangers, organismes académiques, industriels. La nouvelle structure devra continuer à concevoir et exploiter ces programmes.

Au niveau juridique, le projet de loi contient de nombreuses références au règlement intérieur sur les points suivants : déontologie, transparence, expertise et décision. Une implication de la représentation nationale à cet égard serait bénéfique sur le fond, mais aussi en termes de perception par le public. Une intervention du HCTISN serait également positive.

L'IRSN a peu à dire sur les articles relatifs à la commande publique et au haut-commissaire à l'énergie atomique. Dès que ce dernier prendra ses fonctions, nous le contacterons, ainsi que les responsables de la nouvelle structure, pour évoquer les enjeux de la recherche dans le domaine de la sûreté nucléaire.

Compte tenu du statut de l'IRSN, le statut d'API présenterait beaucoup plus de facilité de mise en oeuvre. Il nous permettrait, par exemple, de conserver notre système d'information et de gestion (SIG), alors que le statut d'AAI nous contraindrait à nous rattacher au SIG de l'État. Contrairement à une AAI, une API a une personnalité morale, ce qui serait de nature à simplifier la mise en oeuvre du processus.

J'ai été interrogé sur la sécurité des installations nucléaires civiles. Dans la plupart des pays, la sécurité est intégrée à l'autorité de sûreté. La prévention contre le terrorisme recouvre à la fois une dimension technique et organisationnelle - l'installation de détecteurs, de portes épaisses, etc -, qui peut être du ressort d'une autorité de sûreté ou de sécurité, et la mobilisation d'agents de police, de gendarme et d'agents des services secrets. Dans aucun pays cette seconde dimension ne relève de l'autorité de sûreté.

Chaque année, l'IRSN remet à l'ASN 400 livrables, dont 200 avis. J'estime, et c'est aussi l'avis de nombreuses instances, qu'il faut tendre à rendre publics l'ensemble des avis, au même titre que les recherches.

J'en viens aux personnels. L'organisation envisagée est complexe - cela a d'ailleurs été relevé par le Conseil d'État -, car elle suppose d'intégrer 1 600 personnels de droit privé à une AAI, c'est-à-dire à un morceau d'État dépourvu de personnalité morale, ce qui pose trois difficultés : le statut de ces personnels, notamment leur salaire, le dispositif conventionnel - astreintes, sujétions, mutuelle, etc - et la structuration de l'autorité pour permettre le dialogue social avec les partenaires sociaux. Un tiers des articles du projet de loi sont consacrés à ce sujet.

N'étant pas compétent en la matière, je ne puis répondre à la question de la délégation aux agents étrangers et privés.

J'ai également été interrogé sur la capacité du système actuel à faire face aux évolutions qui sont envisagées. J'estime que l'atteinte des objectifs du plan de relance nucléaire dépendra des moyens qui lui seront alloués. L'IRSN et l'ASN ont fait la preuve de leur capacité à s'adapter à une nouvelle situation. Après Fukushima, nous avons dû plancher sur de nouveaux risques pendant de longs mois tout en continuant à travailler en parallèle sur d'autres sujets. Le système actuel pourrait évoluer pour devenir encore plus performant.

Du reste, 12 groupes de travail ont été constitués avec l'ASN pour réfléchir à l'élaboration de la future autorité.

Mme Karine Herviou, directrice générale adjointe de l'IRSN. - Nous avons travaillé récemment à une meilleure articulation entre les processus de l'IRSN et de l'ASN. Nous avons, par exemple, revu le séquencement afin de remédier aux lourdeurs identifiées dans le processus d'expertise, notamment dans la phase d'échange avec les exploitants. Certaines des évolutions proposées pourront d'ailleurs être testées avant le 1er janvier 2025.

M. Jean-Christophe Niel. - Le fait de travailler à ces évolutions dans le système actuel permet de nous prémunir contre le risque d'une rupture de la continuité du service.

Il n'y a pas de doublons avec l'ASN dans les champs métiers - à la différence des champs fonctionnels et support. En la matière, l'IRSN et l'ASN sont même complémentaires et pourront l'être encore davantage à l'avenir.

La création d'une entité unique renforcerait le positionnement international de l'ASN et de l'IRSN, qui sont d'ores et déjà deux instances reconnues.

Le projet de loi prévoit le transfert de deux missions au ministère de la défense : la sûreté des installations de défense, telles que le porte-avions Charles de Gaulle ou les installations où sont fabriquées des armes nucléaires, et la sécurité des installations civiles. L'un des enjeux du chantier « expertise défense » est la gestion des interfaces. En effet, pour l'expertise de sûreté défense, la future ASNR devra faire appel à des experts de l'autorité civile pour des aspects spécialisés - incendie, neutronique, thermohydraulique, etc. Il faudra mettre en place des conventions et des modalités de consultation.

Aujourd'hui, les exercices de crise relatifs aux installations de défense sont effectués dans notre centre de crise, qui a vocation à rejoindre l'ASNR. Les modalités d'exercices relatifs aux crises défense restent toutefois à déterminer.

En ce qui concerne les travaux avec les partenaires industriels, je ne reviens pas sur les enjeux de déontologie, que j'ai évoqués. S'il est essentiel de les traiter, on ne peut pas, pour l'heure, préjuger des éventuelles réticences des industriels à travailler avec l'ASNR.

J'en viens à la gestion des flux de demandes. La pression de l'expertise a conduit l'IRSN à réduire le volume de la recherche, mais aussi, conformément à la préconisation de la Cour des comptes, à augmenter ses moyens humains. Parallèlement, nous avons mis en place des dispositifs qui nous permettent de mieux gérer les flux, tels que l'organisation de séminaires communs.

Il convient également de ménager notre capacité à travailler hors commande. C'est essentiel pour la gestion du risque.

Je n'ai pas d'information quant aux sites retenus pour accueillir les futures installations nucléaires. Il est clair que la nouvelle structure, ou à défaut l'ASN et l'IRSN, devront être impliqués dans l'explication du système de contrôle et des enjeux de sûreté nucléaire et de radioprotection. Il conviendrait également de créer des commissions locales d'information.

En ce qui concerne la centrale de Civaux, l'Opecst a constaté, dans son rapport Les conséquences d'une éventuelle réorganisation de l'ASN et de l'IRSN sur les plans scientifiques et technologiques ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection, que les difficultés avaient été correctement et diligemment traitées. Ce dossier ne nécessitant pas d'expertise à proprement parler, il a été géré dans un délai relativement court, et sans l'IRSN.

Mme Karine Herviou. - L'autorisation pour le redémarrage de la centrale de Civaux, déposée par EDF le 13 janvier 2023, a été gérée directement par l'ASN, qui a délivré cette autorisation pour le 17 janvier. Lorsque les phénomènes de corrosion sous contrainte sont apparus, la visite décennale de la centrale était en cours. Il a donc fallu terminer celle-ci avant de redémarrer la centrale.

M. Jean-Christophe Niel. - Vous m'avez demandé si la fusion de l'ASN et de l'IRSN améliorerait les temps de réponse. Dans le système actuel, le fait que l'IRSN travaille au service de donneurs d'ordre est un facteur puissant du respect des échéances. Nos groupes de travail s'efforcent toutefois de dégager des pistes pour améliorer encore les choses.

Les 15 millions d'euros que le projet de loi entend consacrer à des augmentations de salaire correspondent à une augmentation de l'ordre de 10 % du budget de l'IRSN. Des augmentations de salaire contribueraient en effet à fidéliser les experts actuellement en poste et à en attirer de nouveaux.

Je vous transmettrai enfin un document indiquant le calendrier de l'application des nouvelles normes. Il y a de nombreuses échéances en 2024-2025, puis de nouveau en 2026-2027. C'est une question de moyens autant que d'organisation, et nous y travaillons.

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je vous remercie d'avoir répondu aux questions de mes collègues, monsieur le directeur général.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.

Jeudi 18 janvier 2024

- Présidence conjointe de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 09 h 20.

Marché intérieur, économie, finances et fiscalité - Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons le commissaire européen Thierry Breton.

Je vous remercie, monsieur le commissaire, d'avoir accepté la sollicitation de la commission des affaires européennes pour cette audition, à laquelle j'ai souhaité associer la commission des affaires économiques et celle des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

En charge du marché intérieur, vous avez concentré votre énergie sur l'élaboration d'une stratégie industrielle qui manquait à l'Union européenne et sur l'affirmation de sa souveraineté, aidé en cela par la guerre en Ukraine et l'ambition climatique européenne.

Après avoir fait adopter des règles pour déverrouiller les marchés numériques, vous avez orchestré la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain et proposé l'adoption de deux législations pour garantir à l'Union un accès aux matières premières critiques et impulser une industrie zéro émission nette en promouvant des projets stratégiques. Par deux résolutions européennes, nous avons soutenu ces avancées, mais pourquoi la Commission ne les a-t-elle pas assorties d'étude d'impact et ne prévoit-elle pas à leur endroit un financement adapté ? Comment entendez-vous, par ailleurs, diversifier les sources d'approvisionnement de l'Union en matériaux critiques, particulièrement en uranium ?

Par ailleurs, l'Union tente de se protéger contre les investissements directs d'États tiers sur son sol, qui risquent de porter atteinte à sa sécurité ou à l'ordre public. Le système de filtrage de ces investissements, dont le Sénat a soutenu la mise en place, doit permettre d'éviter l'acquisition de fleurons européens par des entreprises étrangères. Il repose sur un mécanisme de coopération et d'échanges d'informations entre États membres, mais les mécanismes de filtrage nationaux sont très hétérogènes. Après trois ans de fonctionnement, jugez-vous ce système efficace ?

Le soutien à l'industrie de défense constitue un autre point structurant de votre action, qui a connu un véritable changement de paradigme à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, de la déclaration de Versailles et de l'adoption de la boussole stratégique. Le cadre financier pluriannuel avait bien prévu un Fonds européen de la défense, mais le sujet a changé d'échelle en 2023 après l'adoption de deux législations importantes, quoique temporaires : l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (Edirpa) et l'action de soutien à la production de munitions (Asap), dont l'adoption s'est faite en un temps record. Vous embrayez à présent sur la préparation intensive d'une stratégie industrielle de défense européenne (Edis) et d'un programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (Edip), annoncés pour le 27 février prochain.

L'Ukraine a un besoin urgent de munitions et ces textes ne sauraient attendre, mais ils n'iront pas sans débats, car l'industrie de la défense touche à la souveraineté des États membres. Vous avez déjà pu mesurer la sensibilité de notre assemblée sur ce sujet, à l'occasion du texte Asap.

Le renforcement de la base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE) suppose aussi des moyens financiers. La facilité de participation au secteur de la défense doit permettre de soutenir des fonds investissant dans des entreprises innovantes, en particulier dans les technologies à double usage, mais on est bien loin des 100 milliards d'euros que vous appelez de vos voeux ! Comment avez-vous évalué un tel besoin ? Où entendez-vous trouver cette somme ?

Les États membres faisant déjà de la résistance sur la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel, je n'imagine pas un nouvel emprunt commun, d'autant que nul ne sait encore aujourd'hui comment sera remboursé celui qui a été contracté pour sortir de la pandémie... J'en appelle aux ressources propres européennes.

On a en outre le sentiment que, sous couvert de soutien à l'industrie, la Commission entend, à l'occasion de la guerre en Ukraine, accroître significativement ses compétences en matière de défense. Aux dires de la présidente von der Leyen, « la prochaine étape est celle d'une Union européenne de la défense à part entière » : la France soutient à ce stade un marché intégré de l'industrie de défense, mais non pas un marché unique. Quelle est votre position à cet égard ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - À mon tour de me féliciter de votre présence parmi nous ce matin, monsieur le commissaire. Vous êtes à la tête, depuis plusieurs années déjà, d'un portefeuille étendu, stratégique et crucial pour l'avenir de l'Union européenne, qui nous concerne au premier chef au sein de la commission des affaires économiques.

À ce poste, vous vous êtes fait le chantre de la souveraineté européenne, dans tous les domaines, qu'il s'agisse du domaine industriel, économique ou numérique.

Mes questions portent sur deux points : les enjeux de relocalisation industrielle, en lien avec la transition verte, et la régulation de l'économie numérique.

Sur le premier point : la France a engagé un mouvement en faveur de la relocalisation industrielle, notamment dans les secteurs de la transition écologique. Nous avons débattu il y a quelques mois de la loi relative à l'industrie verte, qui anticipe sur le futur règlement européen pour une industrie « zéro net ». Quelles sont les perspectives d'adoption de ce règlement, qui conditionnera la liste des technologies éligibles aux dispositifs prévus dans cette loi ?

Pour soutenir notre industrie, en plus de simplification administrative, nous avons surtout besoin de financements. La France a largement profité de la libéralité du nouveau cadre européen post-covid en matière d'aides d'État : tout récemment, le crédit d'impôt au titre des investissements en faveur de l'industrie verte (C3IV) a été validé par la Commission européenne. Face aux aides à la production massives pratiquées par nos concurrents internationaux, cela n'a rien de choquant. Certains « petits pays » en Europe réclament désormais la fin de ce cadre dérogatoire, qui avantagerait davantage, selon eux, les « grands pays ». Combien de temps ce cadre est-il appelé à durer ?

Dans le même temps, après le sursaut post-covid, le soutien à l'industrie ne semble plus être une priorité pour tout le monde en Europe, compte tenu du contexte budgétaire contraint que nous partageons tous : la plateforme de technologies stratégiques pour l'Europe (Step), qui devait remplacer le fonds de souveraineté mort-né, promet d'être la grande perdante des négociations budgétaires européennes. Cette attrition des financements publics constitue un risque majeur pour la compétitivité européenne, dans des secteurs industriels pourtant stratégiques. L'urgence n'est-elle pas alors de créer les conditions de la mobilisation des capitaux privés, notamment en relançant l'union des marchés de capitaux ?

J'en viens à mon second point. Vous le savez, les enjeux liés à une régulation juste, équitable et ambitieuse de l'économie numérique nous intéressent grandement, le Sénat s'étant souvent positionné à l'avant-garde d'une telle régulation, ce qui, d'ailleurs, n'est pas toujours du goût de la Commission européenne.

L'arsenal législatif dont nous nous sommes dotés est robuste et nous commençons seulement à prendre la mesure de l'étendue des instruments, à la fois offensifs et défensifs, dont l'Union européenne s'est dotée. Je suis convaincue que nous sommes sur la bonne voie pour rééquilibrer le rapport de force en notre faveur, mais l'année 2024 sera une année charnière pour la mise en oeuvre de ce nouvel arsenal. Le premier défi sera de s'assurer de sa bonne application. Meta, Apple et TikTok ont d'ores et déjà annoncé contester devant la justice européenne leur désignation par la Commission européenne comme contrôleurs d'accès au titre du règlement européen sur les marchés numériques. Face à un tel niveau de contestation, comment comptez-vous assurer la force de frappe de notre modèle de régulation ?

Déjà partiellement en application, le règlement européen sur les services numériques est lui aussi contesté ; c'est pourquoi, après avoir demandé des informations supplémentaires à plusieurs plateformes sur les mesures prises en matière de modération des contenus et de vérification de l'âge, vous avez annoncé, le 18 décembre dernier, ouvrir une procédure d'infraction contre le réseau social X. Monsieur le commissaire, où en est cette procédure d'infraction aujourd'hui ? Face à la menace de lourdes sanctions européennes, pensez-vous que le réseau social X puisse prochainement se retirer du marché européen ? Toutes ces questions se posent également pour TikTok...

L'année 2024 devrait également être celle de l'entrée en vigueur d'autres règlements européens sur l'utilisation des données et sur les marchés de crypto-actifs, autant de textes importants qui visent à mieux réguler notre économie numérique, mais aussi à la soutenir en développant des champions nationaux et européens afin de demeurer pertinents technologiquement. Il y a donc un équilibre à trouver et, de ce point de vue, les partisans de l'innovation et ceux de la régulation semblent irréconciliables, comme en témoignent les vifs débats sur la proposition de règlement sur l'intelligence artificielle.

Monsieur le commissaire, où en est cette proposition de règlement ? Selon vous, les acteurs français et européens de l'intelligence artificielle seront-ils mis en difficulté par cette réglementation ? Le gouvernement français a souhaité la révision de plusieurs dispositions : ces demandes vous semblent-elles légitimes ? Seront-elles satisfaites ?

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le commissaire européen, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous remercie d'être présent aujourd'hui devant nous, car vous avez la responsabilité de certains dossiers qui revêtent la plus grande importance à nos yeux, en particulier la défense et le soutien à l'Ukraine.

Les États membres se sont engagés à livrer un million d'obus à Kiev d'ici à la fin du mois de mars, mais cet objectif ne sera malheureusement pas atteint. Pouvez-vous nous dire combien d'obus nous pourrons livrer et ce qui peut être envisagé pour atteindre à l'avenir des cadences de production plus élevées ?

À cet égard, quels points - facilité européenne pour la paix, marché conjoint avec l'industrie et fonds Asap - peuvent être améliorés ?

Mes collègues et moi rentrons d'une mission en Ukraine et je peux vous confirmer qu'il est urgent d'accroître nos livraisons d'obus. La Commission a annoncé au mois de novembre vouloir consulter les États membres de l'Union européenne et les industriels de l'armement sur la cartographie des capacités de production, la mise en place d'un guichet unique pour la vente et la sécurisation du budget. Quels sont les résultats des actions menées à l'heure où nous parlons et ceux de cet audit, même si toutes les réponses ne nous ont pas toutes été encore transmises ?

Vous avez en outre proposé il y a une semaine la création d'un fonds de 100 milliards d'euros pour stimuler la production et la collaboration entre les différents acteurs. Qu'apportera-t-il de plus que les instruments préexistants et que les instruments ad hoc créés depuis 2022 ? Quelles pourraient être les modalités de financement de ce nouveau fonds ? La présentation du texte contenant la nouvelle stratégie que vous défendez, inspirée par le Defense Production Act (DPA) américain, a été reportée. Pouvez-vous nous dire plus précisément aujourd'hui quel pourrait être son calendrier, et surtout son contenu ?

Enfin, nous soutenons le principe et les objectifs du Fonds européen de défense, mais les procédures sont extrêmement complexes, elles découragent certaines entreprises de soumettre des projets. La création de ce fonds a constitué une avancée majeure pour la constitution d'une base industrielle et technologique de défense européenne, mais les résultats sont-ils aujourd'hui à la hauteur de vos attentes ?

La guerre en Ukraine a mis en évidence l'émiettement de la BITD européenne, mais aussi la difficulté à laquelle sont souvent confrontés les pays européens pour se coordonner. Quel regard portez-vous sur ce dossier essentiel ?

M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur- Je vous remercie, madame, messieurs les présidents de commission, d'avoir organisé cet échange. La vie politique étant un long parcours d'expériences, d'amitié et de loyauté, je me réjouis de voir beaucoup de visages amis.

Monsieur le Président Rapin, vous m'avez interrogé sur le marché intérieur : comment fait-on pour le faire mieux fonctionner et l'utiliser comme instrument géopolitique ?

Madame la Présidente Estrosi Sassone, vous m'avez également interrogé sur le marché intérieur, sur la réindustrialisation, la transition verte et numérique, ainsi que sur le marché intérieur numérique.

Monsieur le Président Perrin, vous souhaitez savoir comment on peut gérer l'industrie de défense européenne. Je commencerai par vous répondre.

Le conflit en Ukraine est évidemment un élément de prise de conscience majeur.

Nous travaillons depuis un certain temps sur l'industrie européenne de défense. L'idée n'est pas de bâtir ex nihilo une Europe de la défense, car il faut respecter la souveraineté des États membres. Mais, pour une utilisation plus efficace de ces fameux 200 milliards d'euros que les Vingt-Sept investissent chaque année, nous devons faire plus et mieux. La guerre d'agression menée par Vladimir Poutine en Ukraine nous l'a appris : nous devons mieux travailler ensemble face à ce qui se passe à l'est de notre continent, d'autant que le parapluie américain est peut-être moins solide que certains ne le pensaient.

Nous sommes le premier continent du monde libre : 450 millions d'Européens, contre 330 millions d'habitants aux États-Unis. Et nous vivons dans la plus grande démocratie du monde libre. Et, comme c'est le cas au sein des États membres, cette démocratie est bicamérale, avec le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. C'est précisément en prenant conscience de notre force et de notre puissance que nous saurons mieux résister ensemble. Je ne vous suis pas lorsque vous jugez le Fonds européen de défense « technocratique ». Aujourd'hui, il y a des ingénieurs de l'armement français, allemands, lettons, italiens, suédois dans mes équipes ; il s'agit de jeunes gens, très brillants, qui travaillent ensemble et cela fonctionne formidablement bien. On peut toujours faire mieux, mais les progrès que nous avons déjà accomplis sont considérables.

L'Europe fournit à l'Ukraine 75 milliards d'euros. C'est plus que les États-Unis. Pour autant, nous devons nous préparer à renforcer notre base industrielle de défense. En Europe, nous savons tout faire : missiles hypersoniques, porte-avions nucléaires, sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, etc. Nous produisons les meilleurs avions du monde, les chars les plus sophistiqués, mais nous le faisons à notre rythme. Nous sommes encore dans des logiques d'arsenal. Les industriels de la défense - cela ne concerne pas seulement la France -, qui ont comme principal interlocuteur les directions générales de l'armement des États membres, leur disent : « Certes, c'est plus cher, et cela prend plus de temps. Mais c'est stratégique. » Or l'enjeu est maintenant d'augmenter notre BITD, afin que les cadences suivent. Il faut inciter les industries de la défense à changer de modèle économique, pour passer d'une logique d'arsenal à une logique de marché plus normale. Je l'ai fait, et je continue de le faire. Je pense d'ailleurs être l'un des seuls à avoir fait à ce titre le tour de tous les sites d'industrie de défense. Notre appareil industriel européen couvre tous nos besoins. Les sites sont des sites spécialisés, avec des contraintes évidentes, notamment mais pas seulement sur les munitions. Il convient maintenant de les faire monter en cadence. J'entends souvent des industriels français se plaindre que les Belges ou les Allemands seraient privilégiés alors que nous, Français, produirions par exemple les meilleurs avions au monde, mais je leur fais remarquer que, pour livrer leur production, quatre ans sont parfois nécessaires. Or il n'est plus possible de fonctionner de cette manière lorsqu'il y a la guerre sur notre continent. Comment faire ? Nous devons aider à cofinancer en amont la mise à niveau des infrastructures pour que le modèle économique s'adapte au changement de paradigme. C'est ce que nous avons fait. Le programme Asap, auquel vous avez fait référence, a été mis en place pour financer les industries de production de munitions. J'ai pris l'engagement - il sera tenu - de porter notre capacité de production s'agissant des obus pour l'Ukraine à plus d'un million de munitions par an au printemps 2024. La montée en cadence a été engagée, et elle s'accélère. Dans ce cadre, quatre-vingt-cinq propositions nous ont été adressées. Nous allons en financer entre une vingtaine et une trentaine, ce qui va nous permettre d'augmenter encore notre capacité. Nous atteindrons ainsi près de 1,3 million ou 1,4 million de munitions à la fin de l'année. Mon objectif, que je rappelle à nos amis ukrainiens, est d'avoir à court terme une capacité de production à peu près comparable à celle de la Russie.

Nous produisons plus de munitions que les États-Unis. C'est très important, non seulement pour l'Ukraine, mais également pour les forces armées des Vingt-Sept. Si le fait que les deux cobelligérants - en l'occurrence, il y a un agressé et un agresseur - aillent s'asseoir autour d'une table ne dépend pas de nous, notre responsabilité est de faire en sorte que celui qui est à l'Est comprenne que nous avons une capacité industrielle supérieure à la sienne. Je le rappelle, je suis membre de l'exécutif européen ; je ne représente pas les États membres ; or ce sont eux qui livreront les munitions à l'Ukraine et nous respectons leur souveraineté. À ce titre, certains États qui déplorent que l'Ukraine ne reçoive pas tout ce dont elle a besoin seraient bien inspirés de demander à leurs propres industriels de se focaliser dans les mois à venir sur ce pays, au lieu d'aller fournir en munitions tel ou tel pays non européen sous prétexte qu'il paierait mieux. Pour ma part, j'avais proposé une priorisation, que le Parlement européen a votée, mais les États membres l'ont supprimée. C'est dommage, car une telle priorisation leur aurait permis de tenir leurs engagements, à l'instar de la Commission. Je ne peux pas laisser dire que nous n'avons pas fait le nécessaire. Nous avons une industrie d'armement nettement supérieure à celle de la Russie, mais qui est confrontée à des problèmes terribles d'approvisionnement et de ressources humaines. Comme le Président de la République l'a rappelé, l'année 2024 sera critique. Ce sera une année d'élections, notamment aux États-Unis ou en Russie - où il y a peut-être moins de suspense. Nous devons continuer et même accélérer sur ce que nous faisons ensemble.

J'ai appris une chose en Europe. Quand il y a une crise - c'est le cas -, il faut se mettre d'accord sur l'ambition et il n'y a pas d'ambition sans risques.

Lorsque j'ai eu la responsabilité des vaccins, j'ai indiqué que nous aurions des immunités collectives à partir du 14 juillet. Je voyais bien ce qui se passait aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Russie. J'ai dit que l'industrie européenne y parviendrait, et nous avons réussi. Nous devons forger une vision et nous mettre en mouvement derrière, c'est ainsi que l'Europe fonctionne. N'attendons pas - c'est un ancien ministre des finances qui vous parle - d'avoir les budgets : on ne les a jamais ! Commençons par nous mettre d'accord sur une vision, parce qu'elle est existentielle. Il était existentiel d'avoir des vaccins ; il était existentiel de réagir face aux conséquences de la guerre en Ukraine sur notre approvisionnement énergétique ; et il est existentiel de renforcer nos capacités de défense. Nous aurons besoin d'une centaine de milliards d'euros en complément, avec deux enveloppes : l'une pour aider l'industrie de défense à se réformer, l'autre pour l'Ukraine, dont le besoin est existentiel. Ce point risque d'être discuté dès le prochain Conseil européen, au mois de février.

En ce qui concerne les espaces contestés, nous avons travaillé sur une vision commune afin d'aboutir à un livre blanc de la défense et de définir une boussole stratégique européenne, dont l'importance est aujourd'hui capitale. Par définition, ces espaces contestés n'appartiennent à personne, mais composent tout de même notre environnement proche, immédiat et vital. Ils sont au nombre de quatre : l'espace cyber, l'espace tout court, l'espace aérien et l'espace maritime. Nous le savons : aucun pays ne peut, à lui seul, assurer sa sécurité dans ces espaces. L'espace cyber, par exemple, ne connaît pas de frontières et les États y sont particulièrement fragiles. C'est la raison pour laquelle la coopération et la mutualisation sont indispensables. Il en va de même dans le domaine spatial : aucune armée nationale ne saurait, à elle seule, contrôler l'espace global, quand on sait que, compte tenu de leur vitesse, les missiles hypersoniques passent d'un État membre à l'autre en à peine une minute. Là encore, il nous faut mutualiser, dépenser en commun et trouver la gouvernance adéquate. Il serait également souhaitable d'harmoniser la protection de notre espace aérien. Enfin, quelle marine peut prétendre protéger la zone maritime exclusive européenne, qui est la plus vaste au monde ? Je rappelle que tous les dix-huit mois, l'unique porte-avions français doit être au carénage. En période de guerre, mieux vaut qu'il soit utilisable ! Peut-être faudrait-il convenir au niveau européen d'en construire un deuxième ? De la même manière, aucun État membre ne saurait assurer la protection et de la Baltique et de l'Atlantique et de la façade méditerranéenne, sans parler du Pacifique. Il s'agit en effet de surveiller notre espace aérien, mais également ce qui se passe sous la mer. Dans la mer Baltique en particulier, nous comptons de nombreuses infrastructures critiques qu'il vaut mieux contrôler directement in situ. Je le répète : ces quatre espaces contestés doivent faire l'objet d'une protection collective. C'est la raison pour laquelle, en matière de cybersécurité, j'ai lancé le cyberdôme, qui s'appuiera sur des centres d'opération de sécurité (SOC). Les exemples des systèmes Galileo et Copernicus, dont j'ai la charge en tant que commissaire européen chargé de l'espace, montrent qu'il est possible d'investir ensemble et de mettre en place une gouvernance commune. Nous le ferons également avec la constellation de satellites Iris, dont la dimension militaire est très importante, ou encore en matière de cryptologie quantique ou de support sur les théâtres d'opérations spécifiques. Pour tous ces projets, nous disposons désormais d'une infrastructure commune. Nous avons trouvé les financements et la gouvernance adaptée. Il nous faut maintenant atteindre le même résultat pour le dôme de défense et nous poser la question de l'espace maritime. Évidemment, nous ne mènerons pas ce chantier à terme au cours du prochain mandat. Des investissements communs seront nécessaires pour supporter ces infrastructures, mais une fois que nous serons d'accord sur l'objectif - et nous le serons -, nous trouverons les financements adaptés, car les mécanismes existent.

Madame la Présidente Estrosi Sassone, nous avons enfin mis en place des politiques de réindustrialisation de notre continent. Je le dis avec force : notre ambition n'est pas de tout faire en Europe ; nous ne sommes pas protectionnistes par idéologie ou par nature. Nous sommes simplement conscients que, dans la nouvelle façon de faire de l'industrie - je n'ai jamais cru que les entreprises sans usine incarnaient la modernité -, la proximité entre les lieux de production, les centres de recherche et les clients est essentielle. Elle l'est d'autant plus que tout projet industriel interagit désormais avec son environnement numérique. Pour toutes ces raisons, la réindustrialisation de notre continent est non seulement une nécessité liée à l'évolution de l'industrie 4.0, mais aussi une nécessité en matière socio-économique comme en matière de souveraineté. Quand la dépendance à l'égard de la région indopacifique pour l'approvisionnement en semi-conducteurs atteint 80 % - dont 51 % à l'égard de Taïwan -, la simple fermeture du détroit de Taïwan pour une raison quelconque peut mettre à l'arrêt toutes nos usines en moins de trois semaines. Aussi, il y allait de ma responsabilité - ce n'était prévu ni dans mon mandat ni dans les budgets - de réimplanter des usines de semi-conducteurs en Europe, afin d'accroître notre autonomie. Cela ne consiste pas à tout produire chez soi ; c'est être en mesure de créer des rapports de force vis-à-vis de ceux qui comptent exploiter vos dépendances pour des considérations géopolitiques ou autres. Cette tentation est permanente. Nous l'avons bien vu avec les masques lors de la crise covid, comme avec les vaccins ou l'énergie. L'Europe, premier marché au monde, doit aussi être vue comme ce lieu où l'on sait créer des rapports de force. Pour les extra-Européens, c'est une chance que de pouvoir bénéficier de ce marché. Cela doit avoir des conséquences : nous ne sommes pas que des acheteurs ; nous sommes aussi des producteurs et nous savons rééquilibrer les rapports de force. C'est la raison pour laquelle nous avons adopté le European Chips Act, ou loi européenne sur les semi-conducteurs, qui prévoit 42 milliards d'euros d'investissements. Les 67 projets industriels de semi-conducteurs européens bénéficient ainsi aujourd'hui de 100 milliards d'euros d'investissements privés. À cette occasion, nous avons obtenu d'importantes concessions de la part de diverses directions générales de la Commission européenne, plus habituées à des logiques très libérales. Libres à nous d'être les derniers des Mohicans appliquant à la lettre les règles de l'OMC, mais la naïveté a ses limites. Aussi, la direction générale de la concurrence (DG COMP) se réjouit d'avoir obtenu l'inscription d'une matching clause, ou clause d'alignement, laquelle signifie que, lorsqu'un pays met en place des subventions, nous sommes fondés à obtenir l'équivalent. À titre personnel et en tant qu'ancien ministre des finances, je suis toujours réservé quant à l'idée d'utiliser l'argent public, mais dans le monde actuel, il faut aussi regarder ce qui se passe ailleurs, pour au moins donner le sentiment qu'on peut en faire autant. Nous avons donc su modifier nos politiques de réciprocité en matière industrielle et nous affirmer comme un continent à part entière, conscient de sa puissance.

Nous avons mené une politique similaire en matière de Clean Tech, avec le règlement européen Net-Zero Industry Act (NZIA). Je rappelle, au passage, que les règlements européens résultent de la contribution de l'ensemble des États membres. Ainsi, on ne peut pas se dire européen, participer à la construction européenne et faire entendre sa voix et, en même temps, se vanter d'avoir dicté des politiques d'inspiration nationale à nos partenaires. À vingt-sept, cela ne peut fonctionner de la sorte. J'ai été politique et je sais combien il est tentant, pour un ministre, de dire que nous avons entraîné derrière nous l'ensemble des Vingt-Sept. Pour ma part, je veille à rester humble et prudent, car nous ne sommes pas seuls ! Si l'on pense que nos politiques vont dans le sens de l'intérêt général, de celui de nos compatriotes et de nos concitoyens européens, mieux vaut se garder de qualifier telle ou telle idée de française, d'allemande ou de maltaise. Cette façon de faire n'aboutit jamais. Ainsi, le NZIA n'est pas d'inspiration nationale ; il est une réaction à l'Inflation Reduction Act, adopté en août 2022 par l'administration Biden. Au départ, 369 milliards de dollars étaient prévus ; les États-Unis en sont - excusez du peu ! - à 1 000 milliards de dollars de subventions. Il fallait donc réagir très vite, et en Européens, si nous voulions éviter la fragmentation du marché intérieur. C'est la raison pour laquelle je pousse en permanence les investissements mutualisés à l'échelle européenne, certains pays disposant de plus grandes facilités fiscales pour le faire...

Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse au sujet de ces facilités fiscales. La France a la dette qu'elle a. Quand j'ai quitté Bercy en 2007 - je suis le dernier ministre des finances à avoir réduit la dette -, la dette française représentait 62 % du PIB, à 1 200 milliards d'euros. Aujourd'hui, elle est à 116 % et elle atteint 3 200 milliards d'euros. En 2007, la dette de l'Allemagne représentait 67 % du PIB. Dans les réunions de l'Eurogroupe, comme dans toutes les institutions européennes, ce sont les plus respectueux des traités qui parlent. Les autres sont invités à se mettre au travail. Or si nous continuons de prendre comme seul indicateur la dette financière, nous entendrons, pendant trente ans encore, les mêmes discours, qui mèneront à la fin de l'Europe. J'ai donc réalisé mes propres calculs, en y intégrant une dimension politique, rejoignant ainsi les préoccupations du président Perrin. Si tous les États membres avaient investi dans la défense comme la France ou comme la Grèce, qui défend le front Est de notre continent, nous n'en serions sans doute pas là en matière de défense. Si l'Allemagne avait fait des efforts équivalents, sa dette aurait augmenté de 500 milliards d'euros ! De même, si tous les États membres avaient autant réduit leurs émissions de CO2, nous ne devrions pas aujourd'hui fournir de tels efforts. Lorsque l'on calcule la dette carbone depuis 2000, les pays « frugaux » ne le sont plus du tout ! La politique européenne, c'est certes de la finance, mais c'est aussi la défense ou l'environnement. Loin de moi, par ces calculs, l'idée de faire la leçon à quiconque ; je veux simplement, grâce à ces arguments politiques, remettre tout le monde autour de la table. Personne ne dira plus aux États réputés frugaux : dits « vous aviez raison » et aux pays du « Club Med » : « travaillez d'abord, nous vous donnerons la parole ensuite ». Mon objectif, c'est le travail collectif. Chaque ministre veut avoir sa loi et c'est bien normal, j'ai été ministre moi-même, mais nous sommes aussi européens. Je ne suis pas naïf, j'aide tout le monde. En permanence, je remets l'église au milieu du village.

J'en viens à présent à la régulation numérique. Une seule raison explique que les Gafam ne soient pas européens : ils sont nés dans les vastes marchés unifiés que sont les États-Unis et la Chine. Pardon de le dire ainsi, mais l'invention de Facebook ne relève pas de la rocket science ! Un étudiant renvoyé au terme de sa première année à Harvard a réussi à le faire... Il en va de même des autres Gafa, le cas de Microsoft étant légèrement différent. Ces inventions ont immédiatement bénéficié de 300 millions de consommateurs, quand l'Union européenne était encore constituée de vingt-sept marchés où l'on parlait quinze langues différentes.

Dès ma prise de fonctions, je me suis fortement impliqué dans la création d'un marché numérique intégré pour compléter le marché intérieur physique. Il fallait pour cela mettre en place des régulations, que tous les États membres ont adoptées récemment au travers du Digital Services Act (DSA).

En tant que commissaire au marché intérieur, mon rôle n'est pas de sanctionner, mais de faire en sorte que les lois nationales s'articulent avec ce que les représentants des États membres ont voté à l'échelle européenne. Telle est ma responsabilité. Je l'exerce sans aucune arrière-pensée. Grâce au Data Governance Act (DGA), on sait maintenant quelles sont les données qui appartiennent à la sphère publique et celles qui peuvent être utilisées pour développer des services. J'en viens au Data Act. La vraie révolution sur les données reste à venir. Elle concernera non pas les données personnelles, mais les données industrielles. L'innovation qui va en découler sera celle que l'on a connue, mais à la puissance dix ! C'est l'utilisation des données industrielles relatives aux voitures connectées, aux usines 4.0, à l'internet des objets, etc., qui génèrent un volume considérable d'informations, qui servira à créer les services de demain. Encore faut-il savoir à qui appartient quoi pour que l'on puisse fixer des règles. La régulation n'entrave pas l'innovation. Au contraire, elle la favorise ! J'ai travaillé pendant trente ans dans ces domaines ; lorsqu'il n'y a pas de régulation, c'est l'anarchie et l'on sait comment cela se termine : les Microsoft, les Meta finissent par imposer leurs règles aux autres. Pour autant, il appartient aux élus de décider comment ces services doivent être utilisés dans l'intérêt général de nos concitoyens. Le DSA vise à introduire enfin de la régulation sur les réseaux sociaux : ce qui est interdit dans l'espace physique doit l'être aussi dans l'espace numérique. On n'a pas le droit d'insulter son voisin dans l'espace physique ni de proférer des paroles antisémites. Il doit en être de même dans l'espace numérique. Le DMA, quant à lui, entend éviter que les plus grosses entreprises numériques utilisent leur force pour évincer leurs concurrents, au risque de tuer l'innovation.

L'intelligence artificielle est une formidable invention. En quoi consiste-t-elle ? Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous stockons tout le patrimoine informationnel que nous générons ; l'intelligence artificielle s'appuie donc sur ces immenses réservoirs de données. Cette évolution était tout à fait prévisible, mais il convient d'instaurer des règles. Par exemple, est-il normal d'interdire à quelqu'un de prendre le train en raison de ce qu'il a pu faire ou dire il y a plusieurs années, comme cela se passe en Chine ? Non, cela sera interdit en Europe, ainsi que tout social scoring. De même, l'usage des données personnelles en matière de santé sera encadré. L'utilisation de l'intelligence artificielle sera aussi interdite ou très contrôlée en ce qui concerne l'exploitation des données recueillies dans l'espace urbain par les caméras. Nous avons retenu une approche fondée sur l'analyse des risques. Nous travaillons sur ce sujet avec tous les acteurs depuis cinq ans. Nous n'avons donc pas attendu ChatGPT ! Certains d'entre eux viennent me voir pour faire du lobbying, car leurs investisseurs américains ont peur de la régulation. Je ne suis dupe de rien... On ne m'enfermera pas dans l'opposition entre l'innovation et la régulation. J'ajoute que c'est le Parlement européen, et non la Commission, qui a souhaité que l'on s'intéresse à l'intelligence artificielle générative. Nous avons donc fait en sorte qu'il y ait peu de contrôle pour les très grands modèles, surtout, pour tout ce qui relève de l'innovation, de la recherche, du testing : il y a zéro contrainte ! L'Europe est le meilleur endroit pour innover ! Les entreprises qui veulent venir sur le marché intérieur européen doivent respecter nos règles, c'est normal. Au Royaume-Uni, on roule à gauche, mais lorsqu'un Britannique vient sur le continent, il doit rouler à droite. Il en va de même pour l'intelligence artificielle, y compris pour les modèles génératifs. J'y insiste, notre régulation favorise la recherche et n'aura d'effets que sur les grandes plateformes dont l'impact est systémique. Madame la Présidente Estrosi Sassone, je ne suis pas inquiet : la réglementation sera adoptée. Je sais d'où viennent les lobbies ; c'est le jeu normal des institutions bruxelloises.

Mme Sophie Primas. - Ma première question portera sur l'espace. Nous nous réjouissons qu'à Séville, les États membres de l'Agence spatiale européenne aient décidé de continuer à soutenir le programme Ariane 6. Vous avez déclaré que l'Union européenne, c'est-à-dire la Commission européenne, devait reprendre la main sur la politique des lanceurs spatiaux, afin de lui donner une plus grande vision industrielle et programmatique. Il est question de s'affranchir de la règle du juste retour géographique. Pensez-vous qu'un tel transfert de compétences soit possible ? Quelle est votre vision d'une politique plus ambitieuse en ce qui concerne les lanceurs spatiaux ?

La Commission européenne a lancé le projet de constellation de satellites Iris 2, dont la mise en oeuvre doit intervenir en 2027. Le rachat de la constellation OneWeb par Eutelsat ne risque-t-il pas de mettre un coup d'arrêt ou un coup de frein à ce projet européen, qui a par ailleurs besoin de financement ? On connaît les réticences de certains industriels pour participer à cette aventure.

Mme Pascale Gruny. - Je souhaite vous interroger sur le règlement européen concernant les émissions de COdes véhicules légers neufs : comment seront prises en compte les émissions pour les carburants synthétiques ?

Qu'en est-il également de l'enquête qui a été ouverte par la Commission européenne sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques ?

Enfin, je travaille actuellement sur le projet de nouvelle directive européenne sur les médicaments. Pourquoi ne parle-t-on pas, en même temps, de cette industrie et de sa relocalisation ?

M. Patrick Chaize. - Vous avez récemment fait part de votre volonté d'élaborer une nouvelle réglementation sur les réseaux numériques, le DNA : quel est le calendrier attendu pour son élaboration ? Comptez-vous fixer des obligations de sécurisation des réseaux, afin d'améliorer leur résilience et leur durabilité ? Nos réseaux sont effectivement vulnérables, ils nécessitent d'être régulièrement entretenus et modernisés. Cela pose la question de leur financement.

Le Sénat avait été la première chambre parlementaire à s'exprimer ouvertement en faveur d'une taxe sur les Gafam pour financer les infrastructures de télécommunications. Une telle taxe sera-t-elle prochainement instaurée ?

Enfin, en évoquant les enjeux de sécurisation de nos réseaux, je fais aussi référence aux enjeux majeurs relatifs à la cybersécurité. Pensez-vous que nous disposons aujourd'hui de technologies souveraines et matures pour nous protéger contre les actes de cybermalveillance ?

M. Jacques Fernique. - Je voudrais d'abord vous interroger sur la proposition de règlement visant à interdire la commercialisation des produits issus du travail forcé. Compte tenu du calendrier serré de la présidence belge, ce texte pourra-t-il avancer suffisamment ? Il soulève deux inquiétudes. D'une part, le travail forcé sur l'initiative d'un État tiers resterait un angle mort ; ainsi, les produits résultant du travail forcé des Ouïghours en Chine ne seraient pas concernés. Ce n'est pas conforme à la volonté exprimée par le Sénat dans sa résolution du 1er juin dernier. D'autre part, le texte de compromis de la présidence belge ne prévoit aucun principe de réparation ou de compensation pour les victimes avérées du travail forcé.

Le règlement sur les matières premières critiques de l'Union européenne, qui a été adopté le mois dernier, vise à ce qu'aucun fournisseur étranger ne puisse fournir plus de 65 % du volume d'une matière première stratégique. Ce texte ne crée toutefois pas pour autant les conditions générales pour que les entreprises réalisent les investissements nécessaires. L'Union européenne s'efforcera d'ici à 2030 de recycler 25 % des matières premières essentielles qui se retrouvent dans ses déchets : l'objectif est, somme toute, peu ambitieux. De même, le levier de la sobriété n'est pas vraiment actionné. Ce texte vous paraît-il, en l'état, compatible avec les objectifs du Green Deal ?

M. Daniel Gremillet. - La commission des affaires européennes du Sénat a adopté en juillet dernier un avis politique sur la proposition de règlement européen pour une industrie à zéro émission nette. Nous souscrivons aux objectifs de ce texte, mais nous déplorons l'absence d'étude d'impact et nous constatons que le financement prévu est très faible, alors même que les États-Unis soutiennent massivement les chaînes de production des technologies vertes. Nous avons par ailleurs souligné que les technologies stratégiques devaient inclure les technologies nucléaires matures, que les États membres sont libres d'insérer ou non dans leur mix énergétique. Nous souhaitons en outre que des précisions et des clarifications soient apportées sur plusieurs points, notamment sur le régime de stockage du CO2, et nous demandons que soit étudiée la mise en place de vallées d'industries à zéro émission.

Pouvez-vous préciser l'état d'avancement des discussions sur ces points à la veille du trilogue ? Quelles sont, selon vous, les chances de parvenir à un accord politique avant l'ouverture du cycle électoral ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous vous remercions pour l'immense travail que vous avez réalisé sur la régulation du numérique. Le processus d'adoption du projet de règlement sur l'intelligence artificielle arrive dans sa phase finale. Nous saluons l'équilibre que la Commission a su apporter. Un accord a été trouvé le 10 décembre dernier. Le diable, toutefois, se cache dans les détails. Les auteurs et les défenseurs de la propriété intellectuelle s'inquiètent ainsi de l'introduction possible de déséquilibres dans le texte sous l'effet de différents jeux d'influence. Le comité des représentants permanents (Coreper) doit se prononcer fin janvier et l'article 3 soulève encore quelques questions.

En ce qui concerne le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, que vous avez évoqué, quand la Commission européenne répondra-t-elle aux dispositions de ce texte que la France a notifiées conformément à ses obligations européennes ? La navette parlementaire est en effet suspendue, dans l'attente de ses réponses.

En ce qui concerne le DSA et le DMA, nous avons été interpellés par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 9 novembre dernier. Faut-il renoncer à toute législation nationale, y compris sur les sujets sur lesquels l'Europe tarde à légiférer ? Je pense notamment à la majorité numérique, à la protection des mineurs, à la pédopornographie, etc. Ces sujets sont très importants.

Enfin, ma dernière question portera sur l'autonomie stratégique et sur la politique industrielle. Vous avez évoqué les semi-conducteurs. Quel rôle l'Europe peut-elle jouer pour soutenir le développement d'un écosystème autour du cloud ? C'est une question de souveraineté, à l'heure où le Foreign Intelligence Surveillance Act offre aux États-Unis un outil de contrôle extraterritorial.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je voudrais savoir quel lanceur utilisera Ariane pour lancer nos satellites dans les délais attendus.

Ensuite, identifiez-vous un risque de pénuries de certains métaux en Europe ?

Mme Laurence Rossignol. - J'associe à ma question Laure Darcos et Marie Mercier. La moitié des violences sexuelles commises sur des mineurs sont commises par des mineurs. L'ensemble des spécialistes s'accorde pour considérer qu'il y a un lien direct entre ce constat et la consommation précoce et intense d'images pornographiques. Que peut faire la Commission européenne pour faire respecter l'interdiction de l'accès aux sites aux mineurs de moins de 18 ans, ce que les sites ne font toujours pas en France, malgré les lois françaises ?

Comment faire disparaître du Net toutes les images qui relèvent d'infractions criminelles : viol, apologie du viol, racisme, homophobie, etc. ? Tous les pays européens sont confrontés aux mêmes problèmes et mêmes difficultés. L'Europe doit se saisir de ce sujet avec autant de détermination que vous l'avez fait pour le DSA.

M. Ahmed Laouedj. - Sous votre impulsion, monsieur le commissaire, un accord a été trouvé par l'Europe le 8 décembre dernier sur l'intelligence artificielle. Son objectif est d'encadrer le développement du secteur, tout en favorisant l'innovation technologique. En effet, si les nouvelles technologies peuvent constituer une véritable opportunité de progrès dans de nombreux domaines, elles risquent également de porter atteinte aux droits fondamentaux des citoyens. Il était donc indispensable de se saisir du sujet afin de poser un cadre législatif. Par sa portée, cette législation constituera une première mondiale et nous vous en félicitons. Toutefois, le projet a suscité de nombreuses inquiétudes dans plusieurs pays européens dont la France et l'Allemagne. Le risque est d'adopter un cadre réglementaire trop strict au détriment notamment des start-up européennes qui doivent faire face aux géants américains et chinois du secteur. Le texte qui a finalement été adopté est un compromis. Il a été qualifié par le ministre délégué à la transition numérique, Jean-Noël Barrot, d'« étape dans un chantier qui s'est ouvert il y a quatre ans et qui nécessite des discussions supplémentaires ».

Une réglementation trop contraignante ne risque-t-elle pas d'entraver la croissance des entreprises européennes déjà parties avec un train de retard par rapport à leurs concurrents américains ?

M. Didier Marie. - La réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain reste limitée. Aucun financement nouveau n'est prévu : les crédits proviennent essentiellement de redéploiements. Il n'y aura pas non plus de fonds de souveraineté, dont la création avait pourtant été annoncée. La plateforme des technologies stratégiques pour l'Europe (Step) finalement retenue n'est pas stabilisée avec des crédits limités à 1,5 milliard d'euros. Seul un aménagement du cadre des aides d'État a été réellement mis en place ; il s'est avéré utile, malgré les risques afférents de distorsions de concurrence. Quel bilan tirez-vous de la réponse européenne à l'IRA ? Peut-on aller plus loin, et avec quels moyens ?

La Commission a proposé en septembre 2022 la mise en place d'un instrument du marché unique pour les situations d'urgence. Le trilogue est en cours ; quels sont les points de divergence ? L'instrument sera-t-il validé avant la fin de la législature ?

Mme Audrey Linkenheld. - Vous aviez annoncé en avril 2023, lors de l'ouverture du Forum international sur la cybersécurité de Lille, que des initiatives seraient prises en la matière. Il est ainsi question d'un cyberbouclier, qui serait articulé autour de centres des opérations de sécurité (SOC) transfrontaliers financés par l'Europe, et d'une réserve européenne de cybersécurité. Quel est l'état d'avancement de ces projets ?

M. Dominique de Legge. - Comment s'articulerait la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, que vous appelez de vos voeux, avec les objectifs et les missions de l'Otan ? Autrement dit, allons-nous vers la création d'une section européenne au sein de l'Otan ?

La coopération industrielle entre États en matière de défense existe déjà. Je pense notamment au projet de système de combat aérien du futur (Scaf). Que vous inspirent les difficultés rencontrées pour la mise au point de ce projet, qui ne mobilise que trois États, alors que vous souhaitez instaurer une coopération entre vingt-sept États ?

M. Franck Dhersin. - L'entreprise CMA-CGM vient d'annoncer qu'elle allait vendre la part de 10 % qu'elle possède dans le capital d'Air France-KLM. D'après ce que j'ai compris, elle le ferait parce que les États-Unis d'Amérique s'opposent à cette alliance entre les deux groupes afin de protéger Fedex. Comment l'Europe peut-elle réagir ?

M. Louis Vogel. - La compétition économique entre grandes puissances pose une question nouvelle, celle de la défense de nos actifs stratégiques. Nous devons redéfinir toutes nos politiques traditionnelles, notamment notre politique européenne de concurrence menée par la direction générale de la concurrence de la Commission. Pourriez-vous nous dresser un premier bilan de la stratégie de sécurité économique de l'Union ?

M. Thierry Breton. - En matière spatiale, il faut appeler un chat un chat : j'ai bien dit que je n'étais pas content des services d'Ariane, dont nous sommes le premier utilisateur institutionnel. Je suis personnellement responsable du fonctionnement des systèmes Galileo et Copernicus. Il faut lancer quatre satellites Galileo pour que notre système de positionnement continue de fonctionner. On m'avait promis que ce pourrait être fait en 2022, puis cela a été reporté à plusieurs reprises, sans que les nouvelles promesses soient tenues. Je ne peux donc pas être content ! Il faut régler ce problème, qui est à la fois un problème industriel et, sans doute, un problème de management. Si nous pouvons aider, nous le ferons, même si nous ne pouvons pas reprendre toutes ces compétences. L'Agence spatiale européenne (ESA) nous a proposé de recourir à Space X pour les lanceurs ; j'ai accepté en l'absence d'autre solution. Quatre satellites pourront ainsi être mis en orbite cette année, en deux lancements. Il n'est pas question de faire de l'espace une compétence exclusive de l'Union, mais celle-ci, en tant que premier client institutionnel, doit avoir son mot à dire au sein de l'ESA, dans son conseil d'administration, qui est déjà élargi à d'autres que les seuls États membres de l'Union. C'est nécessaire pour qu'une compétition saine puisse se développer, en particulier pour les mini-lanceurs.

Concernant la constellation Iris 2, tout se déroule bien, contrairement à ce qui a pu être dit. Les acquisitions qui interviennent ici ou là n'ont rien à voir avec notre constellation, qui est totalement souveraine et dont les applications technologiques ne peuvent être offertes par aucune autre.

Concernant l'acte délégué sur les carburants synthétiques, les discussions continuent avec les États membres sur la base de notre proposition. Les premières conclusions de l'enquête sur la Chine seront rendues avant l'été. La différence entre les droits de douane sur les véhicules électriques en Europe et aux États-Unis est importante - 10 % là-bas, 27 % ici. Nous devons donc nous interroger sur le respect des règles en Chine ; j'ai d'ailleurs eu de nombreuses discussions avec les autorités chinoises.

Quant au travail forcé, je salue la volonté de la présidence belge d'avancer sur ce dossier. Pour qu'il soit conclu au cours de ce semestre, il faudra que les États membres acceptent des efforts de surveillance des marchés : tout ne pourra pas être fait par la Commission.

Sur le DNA, j'ai commencé par mener une très large consultation sur les infrastructures de communication nécessaires pour un véritable espace numérique informationnel. La dernière régulation en la matière remonte à l'an 2000, quand l'enjeu était l'accès au réseau de cuivre des opérateurs historiques. Il n'y a plus un seul réseau de cuivre aujourd'hui : il était donc nécessaire de reposer cette question. Les conclusions de la consultation seront connues dans un mois, nous élaborerons ensuite notre proposition ; il reviendra à la prochaine Commission de mener le projet à terme. Au-delà de l'aspect réglementaire, il faudra un volet de financement, parce que des investissements considérables, surtout privés, seront requis.

Sur le règlement pour une industrie « zéro net », il faut aller vite. Nous avons élaboré une étude d'impact de notre proposition. Je me suis battu pour un financement communautaire, mais les États membres n'en ont pas voulu. Le Conseil, qui est en quelque sorte notre Sénat, s'est montré rebelle... Nous sommes donc obligés de fragmenter, mais je continuerai à me battre et je suis confiant sur le fait qu'un accord sera trouvé en février.

La pédopornographie est un drame absolu. Nos régulations actuelles sont protectrices : aujourd'hui, déjà, de telles images doivent être retirées et, si elles ne le sont pas, il faut nous dénoncer les plateformes pour que celles-ci soient condamnées. Le comité chargé du contrôle du DSA, qui recevra désormais ces plaintes, va être finalisé à la fin de ce mois-ci ; l'Arcom y aura un représentant. Les plateformes prises en défaut en la matière pourront donc être condamnées, mais pas avant le 17 février 2024 : ainsi en a décidé, contre mon souhait, le législateur européen, qui a voulu leur laisser un délai de six mois pour s'adapter.

Les plateformes ont l'obligation d'autonomiser et de protéger les utilisateurs en ligne. La France a mis en place des régulations horizontales, sectorielles, mais on peut toujours faire ce qu'on appelle des « plug-ins », en conformité avec le droit européen ; j'en discute d'ailleurs aussi avec d'autres États membres. Il faut notamment considérer le cas des fournisseurs de contenus qui sont actifs dans un État alors que leur siège est ailleurs ; dans ce cas aussi, le respect du cadre juridique européen s'impose. On le fera en bonne intelligence : il ne s'agit pas de punir tel ou tel pour ses initiatives, mais de s'assurer que celles-ci respectent les lois européennes que nous avons ensemble adoptées.

Je n'ai pas de commentaires à faire sur Air France, qui n'entre pas dans mon champ de compétences, pas plus que CMA-CGM. J'en parlerai à ma collègue Margrethe Vestager, chargée de ce dossier.

Beaucoup de choses fausses ont été dites sur l'AI Act ; le ministre Jean-Noël Barrot lui-même a pu y participer... Le texte est le résultat de 38 heures de négociations en trilogue ; il ne s'agit pas seulement d'une étape, mais bien d'un projet finalisé selon les règles : les 80 articles ont été revus en Coreper, avant que les ministres en prennent connaissance. Chacun pourra voir, à sa lecture, que tout est bien protégé. Je n'ai aucun état d'âme ni doute : tout va atterrir dans les temps. La ministre allemande est tout à fait alignée sur nos positions et a d'ailleurs joué un rôle crucial dans cette affaire. Pas de désinformation ! Nous protégeons l'innovation tout en nous prémunissant contre les risques. De la sorte, nous exauçons de manière équilibrée une demande du Parlement européen, attaché à instaurer des contraintes pour les modèles génératifs : la démocratie impose que l'on tienne compte de telles demandes, même si elles n'émanent pas de la Commission, et encore moins des États membres.

Sur notre projet en matière de cybersécurité, notre POC (Proof of Concept) fonctionne. Il faut pouvoir affronter les problèmes de manière très anticipée. La cyberréserve est désormais enclenchée, sur la base du volontariat. Trois cybercentres fonctionnent déjà ; il en faudra sept ou huit pour couvrir l'ensemble des besoins de l'Union.

L'Europe doit-elle être un des piliers de l'Otan ? Je ne crois pas qu'elle doive l'être structurellement, mais elle participe de plus en plus aux réunions de l'Otan en tant que membre invité. Nous sommes pour l'Otan, parce que l'Otan, c'est nous ! Nous en sommes les principaux acteurs.

Je ne veux pas trop me prononcer sur le Scaf ; trois États membres y participent, j'aimerais qu'il y en ait plus.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci beaucoup pour vos réponses, qui ont permis une audition riche et dense. Nous serons heureux de vous recevoir à nouveau.

La réunion est close à 10 h 45.