Mercredi 13 décembre 2023

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 10 h 35.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg au protocole d'accord du 20 mars 2018 relatif au renforcement de la coopération en matière de transports transfrontaliers et à la convention du 23 octobre 2020 relative au financement d'aménagements visant à renforcer la desserte ferroviaire et favoriser les mobilités durables - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Quelque 123 000 Français vivent aujourd'hui dans notre pays et travaillent au Luxembourg où ils occupent près du quart des emplois salariés du pays. Leur nombre, qui croît d'environ 3 000 personnes chaque année, devrait atteindre les 135 000 travailleurs frontaliers d'ici 2030.

Ces frontaliers, de plus en plus nombreux, font le trajet quotidiennement entre l'Hexagone et le Grand-Duché, ce qui pose d'inévitables problèmes de transport : l'autoroute A31 est régulièrement congestionnée aux heures de pointe, et l'axe ferroviaire Metz-Thionville-Luxembourg est confronté à des incidents fréquents ainsi qu'à des irrégularités de service liés à la saturation de la ligne.

En tant que sénateur du Haut-Rhin - département frontalier avec l'Allemagne et la Suisse -, et conseiller régional du Grand Est - qui est la première région frontalière de France, avec près de 750 kilomètres de frontières communes avec les pays européens voisins -, je suis particulièrement sensible à ces questions.

Pour répondre à ces difficultés, le Parlement a autorisé, il y a quatre ans, l'approbation du protocole d'accord entre la France et le Luxembourg relatif au renforcement de la coopération en matière de transports transfrontaliers. Ce texte visait à mettre en oeuvre, aux horizons 2024 et 2030, une politique de transports multimodale et concertée entre les deux parties, s'inscrivant dans une perspective de développement durable. Cette politique tendait à répondre aux besoins de mobilités préalablement identifiés, à travers des projets ferroviaires et routiers.

Dans le domaine ferroviaire, une série d'aménagements visaient à tripler le nombre de voyageurs quotidiens et pallier ainsi la saturation de l'axe attendue pour cette année, afin d'anticiper les besoins de capacité à l'horizon 2030. À cet effet, la création de parkings relais était envisagée, ainsi que l'allongement des quais de certaines gares, le doublement des places assises dans les trains express régionaux (TER) aux heures de pointe, et la suppression des passages à niveau entre Thionville et la frontière.

Dans le domaine routier, l'objectif était de développer des lignes de cars transfrontaliers ainsi que le covoiturage, grâce à la création de voies dédiées, de parkings de regroupement et de gares routières. Les infrastructures routières existantes devaient être adaptées en conséquence : côté français, l'autoroute A31 devait être élargie à trois voies entre le nord de Thionville et la frontière franco-luxembourgeoise, et un contournement de Thionville par l'ouest devait être créé ; côté luxembourgeois, le projet prévoyait une troisième voie de circulation sur l'autoroute A3, et l'aménagement de sa bande d'arrêt d'urgence en voie réservée pour la circulation de cars.

La solution retenue est donc multimodale puisqu'elle s'appuie sur les transports collectifs, et qu'elle est complétée, sur le territoire luxembourgeois, par le développement de moyens de transport plus propres comme le vélo électrique. Le coût total de ces travaux était estimé à 220 millions d'euros pour le volet ferroviaire, et à près de 20 millions d'euros pour le volet routier, financés à parité par la France et le Luxembourg.

Quatre ans après l'adoption de ce premier accord, quel bilan peut-on dresser ? Les aménagements ferroviaires prévus pour 2024 ont été réalisés pour une partie d'entre eux, ou sont en voie de l'être pour les autres, avec un léger retard. Pour mémoire, ces projets consistaient à allonger les quais de huit gares, à renforcer l'alimentation électrique et à aménager des parkings relais en gares de Thionville et de Longwy. La région Grand Est devra ensuite acquérir des trains à trois unités mobiles - contre deux actuellement -, puis revoir la fréquence de passage des trains, en lien avec la SNCF, pour passer de cinq à huit TER par heure en période de pointe.

S'agissant du volet routier, aucune avancée ne s'est concrétisée pour le moment. Une séquence de concertation s'est tenue il y a un an sur le secteur nord du projet A31 bis, afin d'éclairer l'État dans le choix du tracé pour le contournement de Thionville. D'après l'observatoire des trafics 2022 de la direction interdépartementale des routes Est (DIR Est), la situation s'est particulièrement aggravée depuis 2017 en certains points de passage, notamment au passage de Metz et Thionville ; ainsi, en l'espace de cinq ans, le temps de parcours s'est allongé de moitié en heure de pointe.

L'avenant au protocole soumis à notre examen vise à prolonger les objectifs du protocole de 2018, c'est-à-dire accompagner l'augmentation des flux entre la France et le Luxembourg, en renforçant les mobilités durables. Le Premier ministre luxembourgeois a annoncé, en juin 2021, une nouvelle contribution financière de 110 millions d'euros pour les infrastructures ferroviaires d'intérêt commun à la France et au Grand-Duché. Cette participation supplémentaire, qui s'accompagne d'une contribution française identique, permettra de compléter le programme d'investissements de l'accord initial par des besoins identifiés à la suite des études de faisabilité pour l'horizon 2028-2030.

Deux projets sont envisagés à ce stade : premièrement, la construction d'un centre de maintenance à Montigny-lès-Metz, nécessaire pour assurer la desserte de l'axe avec une plus grande fréquence et du nouveau matériel roulant ; deuxièmement, la conduite d'études sur l'automatisation ou la semi-automatisation de la conduite des trains, dont la réalisation sera décidée en fonction des résultats.

Au regard de l'augmentation croissante du nombre de frontaliers, on peut légitimement s'interroger sur la capacité de ces différents projets à atteindre les objectifs qui leur ont été assignés. Néanmoins, ce texte est essentiel pour poursuivre l'amélioration de la liaison ferroviaire franco-luxembourgeoise et répondre aux difficultés de mobilité quotidiennes rencontrées par nos concitoyens à l'approche de la frontière. Je précise à cet égard que la région frontalière de la Suisse est confrontée aux mêmes problèmes.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 29 juin 2023. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le mercredi 20 décembre, selon la procédure normale, à la demande du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky, et du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Mme Michelle Gréaume. - Mon groupe a en effet demandé le retour à la procédure normale pour pouvoir débattre de ce sujet. Le Luxembourg a une voix prépondérante dans le choix des investissements à réaliser, ce qui nous interroge. Pour nous, la gouvernance devrait être mieux partagée entre nos deux pays.

Par ailleurs, nos concitoyens qui travaillent au Luxembourg payent leurs impôts sur place, alors qu'ils vivent sur notre territoire et qu'ils bénéficient de nos services publics. À cet égard, la France ne bénéficie d'aucune rétrocession fiscale de la part de son voisin.

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Une concertation a systématiquement lieu avec les pays frontaliers pour déterminer les projets d'infrastructures à réaliser. Par conséquent, la France ne subit pas les choix de ses voisins en ce domaine.

Des progrès ont été réalisés en faveur des transports en commun, notamment ferroviaires, puisque nous avons privilégié les mobilités douces pour des raisons écologiques. Les travaux d'infrastructures routières mettent en effet plus de temps à aboutir.

M. Olivier Cadic. - Les axes routiers pâtissent à la fois des déplacements des travailleurs transfrontaliers, mais aussi de l'activité de fret de l'aéroport de Luxembourg-Findel qui génère un trafic important de camions.

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Comme je l'indiquais précédemment, une séquence de concertation s'est tenue il y a un an sur le secteur nord du projet A31 bis ; la question routière est donc bien prise en compte. Nous constatons en effet une saturation des axes routiers aux heures de pointe, qui n'est pas sans conséquence sur le temps de trajet des usagers. J'évoquais tout à l'heure les solutions envisagées, telles que les voies réservées, pour répondre à ces difficultés qui sont au coeur des préoccupations des territoires frontaliers.

Le projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, l'Association internationale de développement, la Société financière internationale, l'Agence multilatérale de garantie des investissements et le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure, rapporteur. - La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en 1944 par les accords de Bretton Woods, dans l'objectif de soutenir la reconstruction et le développement d'après-guerre. La BIRD est la principale composante du groupe de la Banque mondiale qui compte cinq organismes.

La BIRD se consacre plus particulièrement au développement et aux infrastructures. La Société financière internationale (SFI), créée en 1956, propose quant à elle des financements aux entreprises privées et aux établissements financiers des pays en développement. La création de l'Association internationale de développement (AID) en 1960 marque la volonté d'accroître l'aide accordée aux pays les plus pauvres ; l'élimination de la pauvreté est d'ailleurs l'objectif prioritaire du groupe de la Banque mondiale. Avec la création du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) en 1965, et de l'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) en 1988, le groupe de la Banque mondiale s'est doté de l'ensemble des instruments lui permettant de mobiliser les ressources financières mondiales au bénéfice des pays en développement.

Le siège de la Banque mondiale est situé à Washington, mais le groupe possède une centaine de bureaux répartis dans les pays membres, dont la France. Le groupe dispose ainsi d'un bureau à Paris, chargé des relations extérieures et institutionnelles avec les bailleurs européens pour l'ensemble des organismes du groupe. Situés dans le XVIe arrondissement, ses locaux sont actuellement sous-occupés : sur une capacité totale de 300 postes de travail, seuls 130 agents exerçaient leur activité en mars dernier.

Dans le cadre de sa stratégie de décentralisation, le groupe de la Banque mondiale envisage de relocaliser une partie de ses activités dans notre capitale pour en faire son siège principal en Europe. Cette relocalisation devrait porter ses effectifs parisiens à 275 personnes, avec des postes ciblés géographiquement sur l'Afrique subsaharienne, l'Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l'Europe de l'Est et l'Asie centrale. Les principaux pôles d'expertise seront la résilience, l'éducation et la mobilisation des financements pour le développement. En outre, le centre de conférence existant accueillera davantage d'activités opérationnelles, ainsi que des événements publics.

Les conditions d'établissement de la Banque mondiale en France sont actuellement régies par les dispositions de la convention sur les privilèges et immunités des institutions spécialisées des Nations unies de 1947, par celles de l'acte constitutif des organisations qui le composent, ainsi que par un accord de sécurité sociale signé avec la BIRD en 1971. Le groupe estimait néanmoins que la signature d'un nouvel accord apporterait davantage de sécurité juridique.

La conclusion de l'accord soumis à notre examen constituait une étape importante pour, d'une part, faciliter la décentralisation d'effectifs de la Banque mondiale à Paris en leur offrant les meilleures conditions d'accueil - notamment en matière fiscale et sociale -, et d'autre part, clarifier l'ensemble des règles résultant des statuts du groupe en y intégrant des droits supplémentaires - à savoir les privilèges et immunités conférés aux autres institutions spécialisées des Nations unies.

Le présent accord est de facture classique et conforme aux accords de même nature récemment conclus par la France. Il prévoit les privilèges habituels tels que l'inviolabilité des locaux, des communications et des archives des organismes, et consacre l'immunité de juridiction conférée au groupe de la Banque mondiale et à son personnel dans l'exercice de ses missions officielles. Enfin, sur le plan fiscal, les organisations sont exonérées d'impôts directs et indirects, et de droits de douane sur les biens destinés à son usage officiel.

S'agissant du régime de protection sociale, l'accord de 1971 précité prévoit une exemption d'affiliation des membres du personnel statutaire de la Banque mondiale à notre régime obligatoire de sécurité sociale. Ces stipulations sont, pour l'essentiel, reprises dans le présent accord et étendues à l'ensemble des organismes de la Banque mondiale qui proposent à leurs agents une couverture complète en matière d'assurance maladie, d'accident du travail, de maladie professionnelle, de prestations familiales et de régime vieillesse.

Pour conclure, ce texte contribue au rayonnement de notre pays qui démontre, une fois encore, son attractivité et sa capacité à accueillir des organisations internationales en leur offrant les meilleures conditions. L'examen de ce projet de loi est aussi l'occasion de marquer le soutien de la France aux projets portés par la Banque mondiale dans les domaines de la lutte contre le changement climatique, de la sécurité alimentaire et du numérique ; autant de défis majeurs qui seront au coeur des activités du bureau parisien.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 27 septembre 2023. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le mercredi 20 décembre, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

M. Patrice Joly. - Ce transfert d'activités de la Banque mondiale vers son bureau parisien est positif pour notre pays puisqu'il permettra de renforcer notre rôle dans le domaine du développement, et favorisera les échanges avec l'Agence française de développement et Expertise France.

Toutefois, on ne peut pas occulter la philosophie néolibérale qui inspire la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) depuis de nombreuses années ; les programmes d'ajustement structurel mis en place par ces institutions ont fragilisé plusieurs pays. Cette approche a notamment été critiquée par Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie et ancien vice-président de la Banque mondiale, qui a dénoncé les injonctions faites à certains États candidats à des prêts. Les mesures de politique monétaire prises par le nouveau président argentin et applaudies par le FMI, montrent que cette philosophie est encore présente.

À l'heure où le monde doit affronter plusieurs crises, notamment climatique, les interventions publiques et la planification seront indispensables, alors que le marché montrera ses insuffisances voire son inefficacité.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je me félicite de cet accord qui concrétise les efforts considérables de notre pays pour renforcer son attractivité à l'égard des institutions internationales. Il s'agit d'un levier d'influence majeur puisque le bureau parisien de la Banque mondiale constituera un « hub » vers le continent africain.

La Banque mondiale et le FMI ont beaucoup évolué ces dernières années ; à titre d'exemple, les pays du G20 se sont engagés à réallouer l'équivalent de 100 milliards de dollars en droits de tirage spéciaux (DTS) aux pays les plus pauvres. La Banque mondiale joue également un rôle important dans le financement d'infrastructures ; la nomination de son ancienne présidente à la tête du FMI est d'ailleurs un bon signal.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure, rapporteur. - La présence de la Banque mondiale à Paris devrait renforcer notre rôle au sein de cette institution. La nomination en juin dernier d'un nouveau président, Ajay Banga, pourrait être l'occasion de réfléchir à une réforme de la gouvernance.

Le projet de loi est adopté, à l'unanimité, sans modification.

Situation en République démocratique du Congo (RDC) - Audition de MM. Thierry Vircoulon et Pierre Jacquemot

M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin deux spécialistes renommés de la République démocratique du Congo. M. Pierre Jacquemot, vous êtes diplomates et universitaire ; vous avez été ambassadeur de France au Kenya, au Ghana et, précisément, en RDC, chef de coopération dans plusieurs pays d'Afrique et conseiller économique du président Abdou Diouf au Sénégal. Actuellement expert à la Fondation Jean-Jaurès, vous êtes conférencier à Sciences Po et président d'honneur du Gret, l'ONG de solidarité internationale. Enfin, vous avez écrit de nombreux ouvrages, notamment sur le développement en Afrique.

M. Thierry Vircoulon, vous êtes pour votre part consultant indépendant, chercheur associé à l'Ifri depuis 2006, dont vous coordonnez l'Observatoire de l'Afrique centrale et australe. Vos travaux portent sur les conflits, les questions de sécurité et de gouvernance en Afrique et vous avez notamment écrit des ouvrages sur la RDC. Vous enseignez à Sciences-Po et avez travaillé pour le Ministère des affaires étrangères et la Commission européenne, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en RDC.

La République démocratique du Congo est récemment revenue dans l'actualité avec la reprise d'affrontements très graves dans le nord-est du pays entre les forces gouvernementales et des groupes armés dont le M23, que le Rwanda est accusé de soutenir. L'ONU a annoncé que le nombre de personnes déplacées à l'intérieur du pays s'élevait à près de 7 millions, le chiffre le plus élevé jamais enregistré, et ces personnes ont grand besoin d'une aide humanitaire. Au même moment sont organisées des élections présidentielles, législatives et provinciales dans un climat de forte contestation des conditions de fonctionnement de la démocratie congolaise.

Ces deux événements sont représentatifs d'une histoire récente assez tragique pour ce pays francophone de plus de 100 millions d'habitants, le plus vaste d'Afrique subsaharienne, riche d'immenses ressources naturelles, devenu indépendant depuis 1960 en tant que successeur du Congo belge, au moment où la République du Congo succédait de son côté au Moyen-Congo français. En effet, tandis que la construction démocratique reste inachevée et que le développement ne parvient pas à dépasser l'économie extractive avec les prédations qu'elle entraîne, la RDC se débat depuis des décennies dans ce qui est considéré par beaucoup d'analystes comme le conflit le plus meurtrier, et de loin, depuis la seconde guerre mondiale.

Cette audition est ainsi pour nous l'occasion d'avoir un état des lieux de la situation actuelle mais aussi d'en comprendre les origines, dans ce pays francophone qui exprime régulièrement le souhait d'avoir une coopération plus approfondie avec la France. Les relations de notre pays avec la RDC mais aussi avec le Rwanda voisin, font ainsi nécessairement partie de l'équation que vont nous présenter nos deux invités.

Nous nous sommes mis d'accord au préalable sur la répartition suivante : M. Jacquemot évoquera l'État congolais, avec notamment la question de la construction démocratique et la difficulté à se développer ainsi que les enjeux des élections imminentes, tandis que M. Vircoulon sec concentrera plus particulièrement sur la guerre sans fin dans le nord-est, le rôle des pays limitrophes et des Nations unies dans cette guerre, enfin la reprise récente des affrontements. Après vos exposés liminaires, nous pourrons avoir un échange pour approfondir les sujets qui intéressent plus particulièrement les membres de la commission.

J'échangeais ce matin-même avec l'un de mes amis qui rentre du Congo et qui m'a expliqué à quel point la corruption était un sujet important dans ce pays en précisant qu'on n'y manque finalement pas de grand-chose dès lors qu'on peut payer. Peut-être pourrez-vous nous apporter votre éclairage à ce sujet ?

Je vous rappelle enfin que cette audition est captée et retransmise en direct sur le site du Sénat.

M. Pierre Jacquemot. - Je suis très honoré d'avoir été invité pour vous parler d'un pays où j'ai servi pendant plusieurs années comme représentant de la France. On dit que le Congo est un pays d'avenir mais qu'il le restera longtemps ; ce compliment perfide a également été appliqué au Brésil mais le Congo le subit depuis maintenant soixante-trois ans. Pour présenter brièvement ce pays, je vais m'inspirer d'une tradition congolaise qui consiste à utiliser des adages ou des proverbes et j'en citerai quatre.

En premier lieu, à Kinshasa, on dit souvent qu'on ne jauge pas la profondeur du fleuve Congo avec le petit doigt et je vais vous résumer ce que l'on connait des principaux indicateurs caractérisant ce pays. Tout d'abord, la carte qui s'affiche à l'écran montre que ce pays a neuf voisins, parmi lesquels certains ont tenté de s'emparer d'un fragment de territoire congolais. Avec ses 2,3 millions de kilomètres carrés le Congo représente quatre fois la superficie de la France et c'est le deuxième pays le plus vaste du continent africain après l'Algérie. Le territoire congolais est particulièrement contraint en raison de sa taille et il souffre d'un manque considérable de communications - avec seulement 3 400 km de routes asphaltées -, ce qui se traduit par une situation d'archipel dans le pays. S'agissant du nombre d'habitants, on entend souvent citer le chiffre d'environ 100 millions mais ce n'est pas exact car le dernier recensement date de 1984 et, depuis, on extrapole en appliquant un taux de fécondité ou de natalité. Par conséquent, on ne sait pas réellement combien il y a de Congolais sur ce territoire. En ce qui concerne l'usage de la langue, je me souviens qu'à l'occasion du voyage du président Nicolas Sarkozy on avait dit que le Congo venait de dépasser la France pour devenir le premier pays francophone du monde. En fait, c'est loin d'être démontré, puisqu'on parle aussi le kikongo, le lingala, le swahili ou le tshiluba. J'ajoute que dans la partie Est du territoire les documents d'identité sont peu répandus et on estime que seul un Congolais sur trois a une pièce d'identité : il s'ensuit que le fichier électoral est inévitablement douteux.

J'en viens à un deuxième proverbe : « le sommeil est un peu la mort » disent les Congolais et « se réveiller le matin c'est, pour nous, un véritable miracle ». L'histoire est impitoyable dans ce pays où le pire est parfois certain. Je cite les propos d'une collègue congolaise travaillant pour une ONG humanitaire qui se demandait, il y a peu de temps à comment une telle succession de malheurs pouvait frapper sa région autour de Goma : lorsqu'ils ont quitté le pays, les Belges nous ont accordé l'indépendance mais ils ont aussi jeté à la mer les clefs qui ouvraient les portes du développement, indiquait-elle. S'en sont suivies 32 années de Mobutu, puis les pillages de 1991 et 1993 - au cours desquels l'ambassadeur de France a été tué d'une balle dans la tête -, le choléra en 1994, l'invasion du Rwanda en 1996 et les massacres dans les camps, l'éruption du volcan Nyiragongo en 2002, l'avion qui s'est écrasé sur le marché central de Goma en 2008, l'offensive de Laurent nKunda en 2008, une nouvelle attaque rwandaise en 2009 - un nouvel épisode de conflit est aujourd'hui en cours -, la terreur qui a frappé les populations du Kivu, le renversement quasi hebdomadaire de barges transportant des passagers sur le Congo... « C'est fini » - concluait mon interlocutrice - « il ne peut plus rien nous arriver ».

Dans l'Est du pays, plus de 120 groupes armés sont aujourd'hui répertoriés : on les trouve au Kasaï, dans le Katanga, à l'embouchure du fleuve Congo et les victimes alternent tour à tour, souvent dans la résignation. Au fond de la salle de l'Institut français de Kinshasa, situé avenue de la Gombe, des jeunes m'ont un jour interrogé dans les termes suivants : « pourquoi Kabila père a-t-il choisi de remplacer le nom de Zaïre - un nom portugais adapté du mot africain, Nzere, qui signifie le fleuve - par « RDC » ? Le Congo est-il condamné à rester au « rez-de-chaussée » et à ne jamais monter dans les étages ? ». Cette atmosphère de fatalisme est également perceptible dans l'université surpeuplée de Kinshasa : elle a été conçue par les jésuites Belges pour accueillir 5 000 étudiants et en compte aujourd'hui, sans qu'aucune extension n'ait été construite, 25 000 qui s'estiment à peu près tous être des futurs diplômés chômeurs, dans ce qu'ils appellent « l'économie des désirs inassouvis ».

Troisième proverbe : « le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut pas emprunter quatre chemins ». Je tente ici d'expliquer les raisons pour lesquelles les pouvoirs en place successifs n'ont pas réussi à créer des institutions robustes au Congo : est-ce imputable à l'incapacité des élites, la faillite d'institutions inadaptées, la rapacité des pays voisins ou le Congo occupe-t-il un mauvais rôle dans le jeu des grandes puissances, comme dans les années 1980 ? En réalité, derrière les institutions formelles et les adhésions verbales à la démocratie se cachent différents procédés pour geler complètement le système, tout particulièrement en période préélectorale : l'achat de conscience, la censure plus ou moins déguisée, la déstabilisation de l'opposition, la transhumance des militants d'un parti à l'autre, le détournement de la machine judiciaire et le contournement du fisc. Le symptôme aujourd'hui le plus manifeste, c'est la porosité des frontières entre le secteur public et le privé. Toutes ces explications ont une part de vérité lorsqu'on examine la réalité du fonctionnement interne de la politique de ce pays. La construction de l'État, annoncée depuis 63 ans, demeure toujours en projet, tout comme la tentative de sortir de la pauvreté la grande majorité des Congolais.

Qu'a fait Kabila dans ce domaine ? Je parle ici de Joseph Kabila - fils de Laurent-Désiré Kabila - à qui on a confié le pouvoir à 29 ans alors qu'il n'était pas nécessairement candidat à la succession de son père en janvier 2001 quand celui-ci a été assassiné par un « kadogo », c'est-à-dire un enfant soldat nommé Rashidi et qui était affecté à sa garde personnelle. Joseph Kabila a donc été brutalement propulsé en pleine lumière dans un pays d'une rare complexité et archipélisé ; dont la partie Est était largement contrôlée par des groupes proches du Rwanda et la partie Nord par des groupes proches de l'Ouganda. À une certaine époque, quasiment tous les pays de la sous-région, y compris le Zimbabwe et la Namibie, sont intervenus au Congo, occupant pratiquement les trois quarts du territoire. Kabila fils a ainsi hérité de cette situation et s'est maintenu au pouvoir pendant 18 ans avant d'être remplacé en 2018 par Félix Tshisekedi - lui aussi « un fils de » l'opposant historique de Mobutu, Étienne Tshisekedi. Félix Tshisekedi, alors aussi inexpérimenté que l'avait été Kabila fils en 2001, s'est retrouvé installé comme président de la République à l'issue d'un scrutin très contesté. Notre ministre des Affaires étrangères, Yves Le Drian, avait à l'époque parlé de « compromis électoral » à l'issue de ce scrutin : cette formule est restée dans la mémoire des Congolais et Félix Tshisekedi a traîné avec lui ce procès en illégitimité pendant une bonne partie de son mandat. Je mentionne quelques éléments de personnalité attribués à celui-ci Tshisekedi : on dit qu'il est bon vivant, humain, difficile à cerner et, pour certains, imprévisible. Certains le qualifient de loup dans une enveloppe d'agneau, de faut lent ou de joueur d'échecs. Le pouvoir isole mais il aime être très entouré et sa résidence est appelée la Nouvelle Jérusalem, ce qui correspond assez bien à ce président très croyant qui aime être accompagné de pasteurs. Sa présidence depuis 2018 a été qualifiée d'éléphantesque et de budgétivore mais son objectif était de trouver un équilibre entre les différents cercles qui l'entouraient dans une situation d'une rare complexité.

On évoque souvent la corruption : je préfère éviter d'employer ce terme et je fais observer que la redistribution agit par capillarité ; elle irrigue la toile d'araignée sociale et politique ; elle s'alimente, par exemple, à l'occasion d'un marché public, d'un redressement fiscal abusif, d'une ponction illégale sur une entreprise ou d'un harcèlement fiscal. Les pourcentages de redistribution vont croissants, de l'agent de base jusqu'au chef de bureau, puis au directeur et ainsi de suite jusqu'au centre de la toile. Il n'y a là rien de très différent de ce qui se pratique dans d'autres pays en Asie du Sud-Est, en Amérique latine ou ailleurs, y compris en Europe. La corruption tisse le maillage du pouvoir autour d'un réseau de complicité, renforce la cohésion interne des groupes et permet de gérer des alliés ainsi que des courtisans en confortant leur loyauté : c'est un mode de fonctionnement qui me parait dominant dans la plupart des pays de la planète mais la République démocratique du Congo en est un exemple caractéristique.

À quelques jours des élections présidentielles législatives et municipales qui auront lieu dans ce pays, je vous propose quelques indices pour mieux cerner la notion d'élu dans le contexte congolais. À chaque élection, on entend les nouveaux élus dire : « c'est à mon tour de manger » ; j'entends cependant les mêmes propos au Togo ou au Bénin quand je participe à des missions d'observation électorale. Une fois acquise et « légitimée démocratiquement », la nouvelle position peut être mise en valeur. Les acteurs politiques n'ont pas de références idéologiques très précises et s'attachent principalement à gérer leurs intérêts ainsi, avant tout, que leurs alliances et les électeurs sont provisoirement satisfaits de l'argent qu'ils reçoivent le jour du vote.

Un dernier proverbe introduira le quatrième axe de mon exposé : « Quand le ventre est vide, l'urne sonne creux ». Cela amène à se demander quelle pourrait être le taux de participation aux élections du 20 décembre. En principe, 44 millions d'électeurs sont appelés à se prononcer pour une élection présidentielle qui ne comporte qu'un seul tour, ce qui est un procédé quasi unique en Afrique. 22 candidats se présentent et le vote n'aura pas lieu dans au moins deux territoires sur les six que compte la province du Nord Kivu alors que celle-ci est la deuxième du pays en nombre d'électeurs potentiels. On compte également 6,9 millions de personnes déplacées ou qui ont été obligées de quitter leur foyer à l'intérieur du pays. Je reprends ici les chiffres que vient de publier l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) sous l'égide de l'ONU et c'est autant de Congolais qui auront des difficultés pour voter. Les 22 candidats défendent autant de programmes et d'opinions dans une campagne qui a été marquée par de nombreuses controverses. La dernière en date, ce matin même, porte sur l'utilisation du stade de Kinshasa, qui ne pourrait pas bénéficier à l'un des principaux candidats parce qu'il est en travaux. L'absence de kérosène pour se rendre en avion dans les provinces enclavées, dont les victimes sont bien entendu plutôt les opposants, est également dénoncée.

Les quatre candidats ou « caïmans » les plus importants sont, d'abord, Félix Tshisekedi, qui bénéficie de sa qualité de président sortant et ensuite Denis Mukwege, le célèbre gynécologue et prix Nobel de la paix en 2018 que tout le monde connaît mais qui est totalement novice en politique. En troisième lieu, le candidat Martin Fayulu est une personnalité intéressante qui a été battue aux élections de 2018 : d'après les églises, il aurait cependant dû gagner ces élections. Enfin, Moïse Katumbi est un milliardaire et un ancien gouverneur du Katanga dont on conteste la nationalité congolaise parce que son père ne l'a pas : il vient cependant de récupérer le soutien d'un certain nombre de candidats qui ont renoncé à se présenter, et non des moindres. Je signale qu'une seule femme est candidate : il s'agit de Marie-Josée Ifoku, qui préside l'Alliance des Élites pour un Nouveau Congo et envisage de mettre en place sa vision de la « kombolisation » (kombo signifie balais en lingala), c'est-à-dire du nettoyage et de la lutte contre la corruption ou le clientélisme.

Les jeunes entre 18 et 35 ans, qui possèdent souvent un smartphone, sont la principale cible des candidats car ils représentent une audience potentielle de près de 15 millions de personnes dont le taux de participation est très faible. Ils font l'objet de beaucoup d'attentions, de propositions et de discours politiques, bien qu'ils se révèlent plutôt démotivés et résignés en matière de politique.

Je rappelle qu'il est particulièrement difficile d'organiser des élections dans ce pays : il faut déployer 100 000 machines à voter en 15 jours, sans disposer de l'aide apportée en 2018 par la MONUSCO (Mission de l'Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en RD Congo). Cette dernière, qui dispose d'hélicoptères et de moyens logistiques divers et variés, n'a pas été sollicitée. Or beaucoup de localités sont totalement coupées du pays et il n'y a pas de possibilité d'établir de procès-verbaux en raison d'un retard de livraison du fournisseur sud-africain - la commission électorale indépendante congolaise vient de se retourner vers la Chine pour tenter de trouver une solution à cette difficulté. En tout état de cause, la sécurité aux alentours des bureaux de vote d'un certain nombre de sites restera le problème majeur. L'Union européenne vient de renoncer, pour ces mêmes raisons de sécurité, à déployer des observateurs sur l'ensemble du territoire : il n'y en aura que 8 qui resteront à Kinshasa qui, comme l'indique la carte géographique, ne se situe pas du tout au coeur du pays. Il faut cependant signaler que la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) va mettre en place 20 000 observateurs qui sont très qualifiés pour surveiller le comptage des voix et la transmission des résultats.

J'en termine en vous résumant les principaux thèmes qui ont été évoqués pendant la campagne électorale au Congo. Le premier est la lutte contre l'enrichissement illicite : au moins trois candidats proposent d'appliquer la peine de mort aux personnes ayant été reconnues coupables de détournement de fonds publics. Je rappelle ici que la peine de mort existe au Congo mais qu'elle n'a jamais été appliquée : elle est systématiquement commuée en peine de prison à perpétuité. Le deuxième sujet important concerne les subventions sur le carburant : c'est une problématique commune à d'autres pays africains, comme le Nigéria, depuis que cette aide a été supprimée sur injonction des institutions financières internationales au prétexte qu'elle a un coût très important pour les caisses de l'État. La question de l'opportunité de pratiquer des forages pétroliers dans l'un des plus anciens parcs naturels d'Afrique a également été mise en avant ainsi que celle de l'avenir des mines artisanales de cassitérite, d'or ou de coltan. Enfin, la liberté de la presse est un sujet récurrent.

En conclusion, on peut tirer des éléments assez peu encourageants que je viens de vous présenter une vision plus positive qu'il n'y parait. Plus on analyse en profondeur ce pays dans sa complexité ou sa diversité et plus on mesure avec humilité le chemin à parcourir pour le comprendre. Des initiatives et des énergies spectaculaires se manifestent y compris dans les régions les plus enclavées que sont les régions forestières du centre du Congo. On peut se montrer plus optimiste à moyen ou long terme en se disant que ce géant endormi finira tôt ou tard par se réveiller et par se mouvoir dans la bonne direction, par la force des choses, peut-être plus encore que par la volonté des gouvernants. J'aime à citer l'hymne national que chantent les écoliers chaque matin : « Unis par le sort, dressons nos fronts longtemps courbés par le labeur, nous bâtirons un pays plus beau qu'avant. »

M. Thierry Vircoulon. - Vous m'avez demandé de vous parler plus particulièrement du conflit dans l'Est de la RDC qui est en effet souvent la raison pour laquelle on parle de ce pays. Dans les trois provinces du Nord Kivu, du Sud Kivu et de l'Ituri, une situation de violence et de conflictualité non pas sans fin mais structurelle s'est installée depuis un peu moins de 30 ans. Pour résumer brièvement les racines historiques de cette situation, il faut remonter à 1996 quand l'armée rwandaise est entrée au Nord Kivu pour poursuivre les Interahamwe qui constituaient une milice responsable du génocide rwandais. Cela s'est poursuivi par la création de l'AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo) qui a installé au pouvoir le président Laurent-Désiré Kabila en écartant Mobutu grâce aux deux armées soutenant cette alliance qui constituait une création de l'Ouganda ainsi que du Rwanda. La situation s'est ensuite compliquée dans la mesure où, sitôt arrivé au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila a décidé de s'autonomiser en se débarrassant de ses deux alliés rwandais et ougandais qui commençaient à devenir à la fois extrêmement gourmands et gênants. N'ayant alors pas de force armée à sa disposition, il a appelé à son secours un certain nombre de pays africains comme l'Angola, la Namibie ou le Tchad. Il s'en est suivi, de 1998 à 2002, une grande empoignade africaine au Congo qui a été qualifiée de deuxième guerre du Congo ou de première guerre mondiale africaine puisqu'environ neuf armées africaines s'affrontaient non seulement dans l'Est mais aussi dans le Sud du Congo. Cette situation a perduré jusqu'à l'accord de paix conclu à Sun City, en Afrique du Sud, qui a permis le retrait de ces armées étrangères et a organisé une transition au Congo de 2003 à 2006.

Les armées principalement ougandaises et rwandaises qui étaient très présentes dans l'Est du Congo se sont donc retirées mais l'économie de guerre qui avait été mise en place a perduré, surtout dans les trois provinces dont nous parlons. Cette économie de guerre était alors essentiellement basée sur l'exploitation extrêmement facile des ressources minières du sous-sol ; ces dernières étant disponibles en surface, nul besoin de moyens industriels permettant de creuser profondément puisqu'il suffit de gratter le sol pour les extraire. Plus d'une centaine de groupes armés dans cette zone ont exploité ses ressources naturelles et l'armée congolaise s'est également emparée d'un certain nombre de sites miniers : l'économie minière locale est ainsi devenue la base du prolongement de cette économie de guerre. Celle-ci s'est progressivement diversifiée, ce qui contribue à expliquer la longue durée de ce conflit. À l'exploitation illégale des ressources minières se sont ajoutées des ressources tirées du bois et du charbon de bois qui représente un marché de plusieurs millions de dollars dans cette région. Un système de taxation a été mis en place par tous les belligérants, y compris l'armée congolaise, qui consiste à soumettre à un prélèvement tous les produits qui rentrent et sortent de cette région. L'économie de guerre permet ainsi aux protagonistes de ce conflit de s'autofinancer. S'agissant du panorama actuel de ces derniers, on trouve d'abord l'armée congolaise : la loi congolaise interdit aux militaires les activités économiques mais ils s'y impliquent au plus haut degré. S'y ajoutent plus d'une centaine de groupes armés que l'on peut diviser en deux catégories avec, tout d'abord, des groupes étrangers constitués d'opposants burundais, rwandais et ougandais qui se sont installés depuis très longtemps dans l'Est du Congo et prétendent exercer une menace contre les régimes des pays voisins. Ensuite, les groupes armés les plus nombreux sont congolais et s'appellent les Wazalendo et non plus les Maï-Maï comme il y a une vingtaine d'années. Il s'agit de milices formées par la population locale, souvent d'origine rurale, avec une base très souvent ethnique. La troisième catégorie de protagonistes de ce système conflictuel axé sur l'accaparement de ressources est constituée par des forces armées des pays voisins : officiellement, elles ne pénètrent pas en territoire congolais mais, en pratique, elles maraudent fréquemment à proximité de la frontière comme c'est le cas pour les armées rwandaise ou ougandaise. On observe également des cas d'implantation d'armées étrangères, comme celle du Burundi, qui s'est installée depuis plusieurs années au Sud Kivu pour lutter contre l'opposition armée au régime burundais.

Les armées congolaises et étrangères mènent ainsi leurs opérations militaires tout en participant au système de prédation qui constitue le socle de l'économie de guerre dans cette zone et explique sa pérennisation. L'autre élément qui explique et accompagne la durabilité du conflit est la création, au fil du temps, d'une gouvernance hybride - et c'est souvent le cas quand ce type de situation se prolonge dans le temps. Des provinces entières, officiellement sous l'autorité du gouvernement, sont en réalité soumises à une gouvernance partagée entre les autorités légales et toute une série de « seigneurs de guerre » et ce rôle se transmet généralement de famille en famille Maï-Maï. Cette gouvernance repose sur un consensus principalement axé sur le contrôle de l'économie de certains territoires. Même si, en théorie, l'armée congolaise est censée lutter contre les groupes armés, elle entretient très souvent avec eux une relation d'alliance qui s'est renforcée depuis la crise du M23. De plus, comme l'ont démontré de nombreux rapports des Nations Unies, une bonne partie de l'armement des groupes armés provient des stocks de l'armée congolaise qui leur vend des armes ou leur en donne en fonction des circonstances.

Ce système de gouvernance hybride qui s'est installé durablement dans la région repose ainsi sur une coalition d'intérêts entre les seigneurs de guerre, les autorités officielles civiles ou militaires de la région, avec l'aval de Kinshasa et également avec l'implication des pays voisins comme l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda qui font partie de ce système de prédation violente. Pour le résumer brièvement, le « business model » dont il s'agit consiste à extraire violemment des ressources naturelles minières ou forestières et à les commercialiser par la fraude ou la contrebande dans les pays voisins, de la Tanzanie jusqu'à l'Ouganda. Les acteurs principaux constituent une mafia d'élite régionale qui opère dans la zone des Grands Lacs et disposent de plus en plus de ramifications internationales. Ainsi, de plus en plus de Chinois se sont introduits dans le secteur minier artisanal de cette région. Je mentionne ici que l'or qui fait l'objet d'une extraction violente est ensuite vendu massivement sur la place aurifère mondiale qu'est Dubaï.

Le dernier facteur explicatif de la durabilité du conflit est la structuration progressive de groupes sociaux économiquement et sociologiquement dépendants de ces relations conflictuelles. Celles-ci remontent à 1996 et donc toute une génération de Congolais a grandi dans cette région en se socialisant dans et par la violence ; celle-ci est normalisée et habituelle dans les comportements. On observe ce phénomène par exemple à travers les kidnappings qui concernent traditionnellement les riches ; cependant, dans cette région, les enlèvements se sont étendus depuis 5 à 6 ans aux personnes pauvres pour les rançonner du peu d'argent ou du bétail qu'ils possèdent : cette forme inédite de kidnapping des pauvres montre à quel point la violence a pénétré les relations sociales. L'autre conséquence caractéristique de cette normalisation de la violence, c'est évidemment que les différends économiques se règlent en général de manière violente entre les différents acteurs. Quand il y a des problèmes, on n'hésite pas à recourir à la violence.

Je conclurai en évoquant le groupe armé M23 qui fait beaucoup parler de lui aujourd'hui dans la presse. Je ne détaillerai pas ici son histoire ancienne et j'indique simplement que ce groupe armé qui s'appelait le CNDP (Congrès national pour la défense du peuple) en 2008 quand il a été à l'origine de la première crise postérieure à la grande guerre africaine a également déclenché la deuxième grande crise post-conflit en 2012 avec la prise de la ville de Goma. Après avoir été en sommeil pendant dix ans, il a resurgi en 2021 et en 2022, en s'approchant à nouveau de Goma. Ce groupe armé M23 est au-devant de la scène médiatique parce qu'il est soutenu par l'armée rwandaise, comme en témoignent de multiples faits. Il constitue aujourd'hui la menace la plus sérieuse pour l'armée congolaise, et dans ce face à face, s'interposent deux forces : d'une part, les casques bleus de la MONUSCO et, d'autre part, les forces de l'East African Community (EAC) qui ont été récemment été appelées au secours par le président Tshisekedi qui a estimé que les casques bleus ne servaient à rien. Cependant, par un revirement de situation, après seulement un an d'installation de cette force armée régionale, le président Tshisekedi lui a demandé de partir et l'East African Community a commencé à se retirer depuis une semaine. Cela va sans doute créer une nouvelle situation tactique dans la zone du Nord Kivu à l'issue des élections congolaises. Le président Tshisekedi a lancé un appel aux troupes de la SADC (Communauté de Développement de l'Afrique Australe) pour remplacer l'East African Community et la SADC a répondu par un « oui théorique », parce que sur le plan pratique, il subsiste encore des désaccords au sein de cette organisation sur un éventuel déploiement militaire dans l'est du Congo.

M. Cédric Perrin, président. - Merci beaucoup pour vos exposés. Le panorama que vous venez de dresser ressemble beaucoup - de mon point de vue et même si on peut essayer de moduler le vocabulaire - à la corruption que j'ai évoquée dans mon propos liminaire. S'agissant du Nord Kivu, j'ai également entendu de nombreux témoignages sur la présence de beaucoup de petits auto-entrepreneurs Chinois qui, paraît-il, s'y installent pour longtemps et semblent construire des fortunes assez colossales, en « grattant », comme vous l'avez dit, la surface des terres où affleurent des minéraux ; tout ceci dresse un tableau assez inquiétant.

M. Alain Cazabonne. - Ma question prolonge vos exposés que j'ai trouvés très intéressant : y a-t-il une lueur d'espoir et d'optimisme ? J'ai bien noté qu'elle transparaissait dans la chanson des enfants congolais mais au-delà, quels éléments positifs percevez-vous à travers le tableau assez désespérant que vous avez brossé ?

M. Olivier Cigolotti. - À mon tour de vous féliciter pour votre description aussi précise qu'inquiétante de la situation congolaise. Vous avez l'un et l'autre évoqué le recours à la Chine à la fois dans le cadre des élections à venir mais aussi dans le domaine de l'extraction minière. Pouvez préciser les éléments dont vous disposez sur les influences étrangères qui s'exercent et les secteurs d'activité qu'elles ciblent tout particulièrement ?

M. Philippe Folliot. - Tout d'abord, merci pour cet éclairage sur ce pays éminemment important en Afrique subsaharienne. Vous avez parlé des élections en indiquant qu'il est compliqué, dans un pays dépourvu d'état civil fiable, de définir un collège électoral qui ne fasse pas l'objet de contestations.

Je souhaite vous interroger sur une personnalité qui va se présenter à l'élection présidentielle et que j'ai eu l'occasion de rencontrer pour les 20 ans de la Fondation Pierre Fabre : il s'agit de M. Denis Mukwege qui mène un combat contre cette terrible arme de guerre qu'est le viol des femmes et pour lequel il a reçu le prix Nobel de la Paix. Quelles sont à votre avis les chances de succès de ce candidat originaire de l'Est du pays, compte tenu de ce qu'il incarne et du fait qu'il est issu de la société civile face à ce milieu marqué par la corruption et la violence ?

Mme Michelle Gréaume. - La mission de maintien de la paix de l'ONU en République démocratique du Congo présente depuis 1999 a déclaré récemment avoir signé avec le gouvernement un plan de retrait des 14 000 casques bleus déployés dans le pays, essentiellement dans l'Est. Le Congo est en passe de connaître des niveaux record de violations graves contre les enfants tués, violés ou enlevés en 2023, pour une troisième année consécutive. L'alerte provient d'une agence humanitaire des Nations Unies et il y aurait sur place une assistance pour toute victime identifiée conformément à la stratégie globale des Nations Unies pour le soutien aux victimes d'exploitations et abus sexuels. Pouvez-vous nous dire si vous avez des éléments sur cette assistance ?

M. Pierre Jacquemot. - Merci pour ces questions : je vais essayer de répondre à certaines d'entre elles un peu un peu dans le désordre.

S'agissant du gynécologue célèbre Denis Mukwege, je mentionne avoir eu le bonheur, bien avant qu'il obtienne le prix Nobel, de lui remettre les insignes de la Légion d'honneur à l'ambassade de France en 2009 : la France avait donc déjà reconnu ses mérites depuis très longtemps. Dans hôpital de Panzi situé à Bukavu, qui reçoit des femmes venant en particulier du Sud Kivu, nous avions mis en place avec lui un dispositif financé par la France de déploiement rapide d'infirmiers et de médecins au bénéfice des femmes victimes de viol dans un laps de temps très court. J'ai également la fierté de rappeler qu'à quelques kilomètres de l'établissement de Panzi, un autre hôpital qui était tenu par une Française bretonne, Marie-Josèphe Bonnet, faisait exactement la même chose que le Docteur Denis Mukwege : elle souhaite rester dans un anonymat complet et refusé la Légion d'honneur ; j'ai tout de même pu lui installer un équipement électrogène puis un équipement solaire qui la rendait totalement indépendante en alimentation électrique et lui permettait d'opérer du lundi matin au samedi soir avec une équipe de deux chirurgiens. Au-delà de rendre hommage à la personnalité emblématique de Denis Mukwege, la France a réalisé beaucoup de choses dans ce domaine.

À mon avis, le candidat Denis Mukwege a peu de chances de l'emporter car il n'a pas l'expérience et le savoir-faire politiques qui lui permettraient de devancer dans le scrutin à un seul tour d'autres candidats particulièrement aguerris. Denis Mukwege est plus connu à l'international que dans son propre pays et je me demande parfois pourquoi il s'est embarqué dans cette aventure. Je mentionne ici le film du réalisateur belge Thierry Michel qui va être présenté cette semaine à l'Assemblée nationale et qui retrace une partie de sa carrière.

En ce qui concerne la MONUSCO, je rappelle d'abord que les casques bleus sont présents au Congo depuis 1960, comme en témoignent par exemple les casques bleus canadiens. Je signale également que la France, qui représente le Conseil de sécurité au Congo, est en charge du suivi de la MONUSCO et de la préparation du renouvellement de son mandat. La question qui a toujours été posée et qui n'a jamais été directement résolue est que la MONUSCO n'est jamais sortie de son rôle de protection pour avoir un véritable rôle d'intervention : cela explique que beaucoup de Congolais demandent son départ. Ce reproche se traduit par un constat : les casques bleus, pakistanais, kényans ou sénégalais qu'on peut voir sur le site sont très souvent cantonnés dans leur caserne plutôt que d'être très actifs en tant que force d'intervention préventive. Ainsi s'explique l'appel aux pays voisins puis aux pays de l'Afrique australe, et en particulier à l'Afrique du Sud, que Thierry Vircoulon vient d'évoquer.

Par ailleurs, on dit beaucoup de choses sur la présence de la Chine et je rappelle qu'en 2009, la Chine avait promis un contrat mirifique de 9 milliards de dollars pour construire des infrastructures, des hôpitaux, des universités, etc... Nous, occidentaux, étions parvenus à ramener ce contrat à 6 milliards de dollars car la contrepartie de ce financement reposait sur l'exploitation des ressources minières congolaise, et en particulier du cobalt ainsi que du cuivre du Katanga - comme vous le savez, le Congo est le premier producteur au monde de cobalt qui est un minerai particulièrement recherché par l'industrie électronique. Un rapport de la Cour des comptes du Congo publié l'année dernière démontre que les acquisitions de capitaux dans le secteur minier ont bien atteint 6 milliards de dollars mais la contrepartie en termes d'infrastructures est bien inférieure et on la chiffre même à des montants inférieurs à 1 milliard de dollars. Il y a donc une récrimination très fondée des autorités congolaises vis-à-vis de la Chine qui est accusée de ne pas avoir respecté ses obligations dans ce très important contrat.

À propos du Rwanda, je me contente de citer le fameux « rapport mapping » des Nations unies, qui n'a pas été publié dès sa sortie : ce document très controversé est régulièrement affiché par les autorités congolaises pour conforter les accusations qu'elles portent à l'égard des interventions du Rwanda. Elles auraient provoqué, selon certaines statistiques et certains démographes canadiens, entre 4 et 5 millions de morts, non pas seulement du fait des actions militaires mais aussi des perturbations provoquées par l'entrée des troupes rwandaises. Le drame humain serait ainsi bien plus important que celui du génocide de 1994 - une telle comparaison étant néanmoins très difficile à établir. Il en résulte une revendication des Congolais qui déplorent un manque de reconnaissance à leur égard alors que le Rwanda bénéficie d'une rente compassionnelle - incarnée notamment par la France et la culpabilité occidentale de ne pas être intervenu quand il le fallait pour éviter le drame. Le Congo fait également observer que s'y ajoute la rente économique et minière importante au profit du Rwanda. Ce cri des Congolais qui souligne le « deux poids deux mesures » dans la façon dont on gère la situation régionale est fréquemment lancé.

À votre question sur les facteurs d'optimisme, je répondrai de deux manières. La première est que ce pays est miraculeusement resté dans ses frontières de 1960 en dépit de son archipélisation et de l'absence criante d'infrastructures de communication et de transports Malgré l'éclatement de ce pays, on perçoit une identité congolaise sur laquelle pourrait se construire un sentiment national et c'est pourquoi j'ai mentionné l'hymne national. L'autre facteur renvoie à la capacité d'identifier l'énergie des populations : souvent, seuls les chercheurs de terrain y parviennent. Je crois beaucoup à la démocratie par le bas et à la construction de nouveaux modèles aptes à satisfaire les besoins les plus essentiels comme la gestion de l'eau, des déchets, des handicapés ou la situation des femmes et l'emploi des jeunes, etc. Si vous faites l'inventaire de toutes ces énergies, en particulier dans la capitale de 10 à 12 millions d'habitants, vous constaterez que les initiatives populaires révèlent des modes d'organisation qui peuvent s'apparenter à ce que nous appelons la démocratie, c'est-à-dire la redevabilité des services rendus et la reconnaissance de l'effort. Il s'agit d'activités embryonnaires qui prendront du temps à se développer et qui s'incarnent aujourd'hui dans toute une série de domaines artistiques et musicaux - la musique africaine étant d'abord une musique congolaise. C'est probablement en cherchant où se positionne cette énergie qu'on pourra identifier les pôles de développement de ce pays.

M. Thierry Vircoulon. - Pour ce qui est des influences étrangères dans le domaine économique, la RDC étant une kleptocratie minière, elle a eu depuis sa création des partenaires étrangers très importants impliqués dans son fonctionnement économique. Ces partenaires ont changé au fil du temps et, au cours des 20 dernières années, l'arrivée la plus notable a été celle des Chinois avec un énorme contrat de 9 milliards de dollars signé pendant le premier mandat du Président Kabila. Cette évolution est à présent remise en cause par le président Félix Tshisekedi qui, à la recherche de partenaires de substitution, s'est tourné vers les Émirats arabes unis et le Qatar. Il a signé un contrat important avec une société émiratie - qui est un faux nez de la famille royale émiratie - pour l'exportation de l'or provenant des Kivu. Ce contrat, qui représente 2 milliards de dollars, répond au même schéma que le contrat chinois, c'est-à-dire l'échange de ressources minières contre des infrastructures. Il est possible que ce contrat subisse le même sort que le contrat chinois, avec des exportations substantielles d'or - déjà en cours vers Dubaï - et peu d'infrastructures en contrepartie. Les Émirats arabes unis deviennent un nouveau partenaire économique majeur en remplacement de la Chine et cela correspond au développement d'une tendance par laquelle la Chine réduit ses investissements et ses prêts sur le continent africain. Pendant 15 ans, les gouvernements africains ont bénéficié assez facilement de financements chinois mais l'évolution de la situation en Chine et du contexte international a conduit les Chinois à conditionner plus strictement leurs prêts et à exiger des remboursements, ce qui conduit de nombreux gouvernements africains à se tourner vers les pays du Golfe pour obtenir des financements plus accessibles.

M. Olivier Cadic. - Dans le prolongement de vos propos je voulais vous interroger sur le cobalt dont Kolwezi est la capitale mondiale. Le cobalt est une ressource nécessaire pour fabriquer des batteries électriques et on observe que les Chinois contrôlent à peu près 80% de la ville de Kolwezi sans avoir apporté les contreparties attendues en infrastructures. Ceci étant, je me demande où vont les sommes perçues au titre des redevances minières ? Compte tenu également des séquences au cours desquelles les populations locales sont déplacées et dépossédées de leur maisons, pensez-vous que des révoltes pourraient intervenir en réaction, ce qui illustrerait les signes d'appétence pour la démocratie que vous percevez ?

Enfin, je signale que lors des travaux de notre commission d'enquête sur les narcotrafics, il a été indiqué que Hong Kong ne répond plus à aucune demande d'enquête sur les trafics financiers : ce pays fait-il partie des nouvelles connexions avec l'Afrique que vous mentionnez ?

M. Jean-Luc Ruelle. - La RDC est riche de son immensité territoriale et de son potentiel environnemental. Ce pays possède 40 % du massif forestier tropical du continent africain ; le bassin du Congo représente un cinquième de toutes les forêts tropicales du monde et contient plus de la moitié de la biodiversité d'Afrique ainsi que 10% de la biodiversité mondiale. La RDC est également riche en ressources minières comme le cuivre, le cobalt, le coltan qui sont des minéraux stratégiques pour assurer la transition énergétique de nos sociétés. Cependant, les États-Unis et la Chine exercent un monopole sur l'accès à ces métaux précieux. La France, qui a un ancrage très relatif avec des flux très insuffisants avec la RDC, entend compter parmi les partenaires incontournables de ce pays en raison des enjeux environnementaux et géostratégiques. Pouvez-vous nous indiquer comment la France et la RDC pourraient nouer un partenariat mutuellement bénéfique, garantissant, d'une part, à la France d'assurer sa transition énergétique et, d'autre part, permettant à la RDC de se doter d'une stratégie d'industrialisation en phase avec les défis environnementaux? Je rappelle également qu'en matière énergétique, 80% de l'énergie produite en RDC est consommée par les mines et, naturellement, il n'y a pas de développement industriel sans énergie.

M. Cédric Perrin, président. - J'ai une question à laquelle vous pourrez vous contenter de répondre par oui ou par non : on a entendu parler de tentatives d'implantation de Wagner à Pointe-Noire dans la République du Congo ; y a-t-il eu à votre connaissance des initiatives similaires en RDC ?

Mme Gisèle Jourda. - Permettez-moi de changer de thématique en vous interrogeant sur l'influence française à travers les Instituts français et les Alliances françaises. Où en est-on à cet égard puisque vous avez brièvement évoqué la Francophonie en RDC ?

M. Pierre Jacquemot. - Tout d'abord, le bassin du Congo ne concerne pas seulement la RDC, car le bassin du Congo déborde aussi au Gabon et en Centrafrique. Sachez que le bassin du Congo absorbe tous les gaz à effet de serre produits par l'ensemble des véhicules de la planète, ce qui souligne l'enjeu crucial de cette zone de 145 millions d'hectares. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la cartographie démontre une reforestation relativement rapide à l'oeuvre dans les marges de ce bassin qui compense la déforestation provoquée par l'exploitation du charbon de bois. La COP28 de Dubaï a affirmé que les atteintes portées au bassin du Congo seraient un désastre planétaire et notre chef d'État a souligné la nécessité de mettre en place un « paquet forestier » de 60 millions de dollars pour rémunérer la République démocratique du Congo afin qu'elle protège sa forêt. L'idée cruciale ici, et largement acceptée, est qu'il s'agit d'un bien public universel dont la gestion mérite rémunération.

Par ailleurs, je rappelle que la France n'est pas un pays minier et n'est présente dans ce secteur qu'à travers des sociétés de services. En revanche, le Canada, l'Australie et l'Afrique du Sud, qui ont des activités minières traditionnelles participant à ces partenariats.

Il faut également mentionner le potentiel hydroélectrique congolais, avec le projet de barrage d'Inga dont le potentiel serait trois fois supérieur au plus grand barrage chinois des Trois-Gorges et pourrait satisfaire les besoins en électricité de la moitié du continent, en particulier sur sa partie australe.

Je vous remercie de votre question sur les instituts français : il en existe quatre au en RDC ; j'en ai créé un à Goma, un autre à Bukavu, nous en avons installé un à Lubumbashi et le quatrième à Kinshasa est un centre culturel traditionnel mais extrêmement dynamique et reconnu par l'ensemble des artistes comme un lieu incontournable. S'y ajoutent une vingtaine d'alliances françaises, dont certaines se situent dans les régions de l'Est ; ce sont des associations de droit local mais qui nous sollicitent régulièrement pour avoir du matériel ou des livres. Je souligne que la demande de France et l'appétence pour notre pays est vivace. Elle se manifeste de manière alternative à la relation très particulière que les Congolais entretiennent les Belges, qu'ils appellent les « cousins », en dépit du fait que la colonisation fut parmi les plus dramatiques de l'histoire du monde : encore plus qu'un régime d'apartheid, c'était un régime d'une rare violence.

J'ajoute que notre chef d'État a été, en mars dernier, assez sèchement reçu à Kinshasa, avec une forme d'expression que l'on retrouve assez souvent dans les anciennes colonies françaises de l'Afrique de l'Ouest, mais c'est la première fois que je l'ai entendu dans un pays qui n'a pas d'histoire coloniale avec la France. Le président Tshisekedi, dans un échange assez houleux avec Emmanuel Macron, lui a indiqué : « Regardez nous autrement, en nous respectant, en nous considérant comme de vrais partenaires et non pas toujours avec ce regard paternaliste, avec l'idée de toujours savoir ce qu'il faut pour nous ». Si nous voulons dynamiser notre relation avec ce pays, il va nous falloir modifier très sérieusement notre posture, notre attitude et notre langage. C'est un exercice qu'il convient d'étendre à l'ensemble du continent africain pour sortir de la critique récurrente qui nous est adressée et qui révèle un certain ressentiment anti-français. L'avenir de cette relation repose très largement sur le renouveau qu'appellent de leur voeux certains députés comme Bruno Fuchs et Michèle Tabarot dans leur rapport de novembre dernier (n° 1841 16ème Législature) sur les relations entre la France et l'Afrique. Un débat a également eu lieu au Sénat sur ce thème avec la ministre des Affaires étrangères et je crois que pour pouvoir répondre à l'appétence de l'Afrique pour notre pays, il nous faut lui parler en employant un langage approprié.

M. Thierry Vircoulon. - On estime aujourd'hui que 70% du secteur minier congolais est contrôlé par des intérêts chinois. Je rappelle que les États-Unis avaient acheté au début de ce siècle, pour 1,2 milliards de dollars, une mine de cobalt et de cuivre au Katanga - qui est le poumon économique du pays et se situe dans la zone du Copperbelt (« ceinture du cuivre »). Ils l'ont ensuite revendue aux Chinois en 2016, ce qui illustre le fait que la progression de la place de la Chine dans ce secteur minier a aussi été une conséquence de la sortie des acteurs anglo-saxons qui ont vendu leurs actifs. Banro, qui était la seule grande entreprise minière occidentale canadienne et opérait dans le secteur aurifère des Kivus a également cédé ses actifs à une société chinoise.

Par ailleurs, le groupe Wagner a tenté de s'implanter au Congo et d'y trouver des appuis, comme en témoignent plusieurs indices avec, tout d'abord, le transfert du numéro deux de l'ambassade de Russie à Bangui - qui était le correspondant de Wagner - vers Kinshasa. S'y ajoutent l'organisation d'une manifestation pro-russe organisée au début de la guerre en Ukraine dans les rues de Kinshasa ainsi que des campagnes diffusées sur les réseaux sociaux lors de la crise du M23. Cette manipulation cyber en provenance de Russie visait l'Union européenne et la France avec un narratif assez classique qui expliquait que le manque d'armements pour lutter contre le M23 était imputable à l'embargo instauré par les Nations unies et, en réalité, dicté par l'Union européenne et la France. Au final, il n'y a pas eu de vraie implantation du groupe Wagner car le président Tshisekedi reste tout de même du côté occidental de la barrière, si je puis dire, et ne l'a pas permis, même si un certain nombre de personnalités congolaises historiquement liées à la Russie ont pu servir de point de contact avec Moscou.

En ce qui concerne l'activité minière dans la région de l'ex-Katanga - qui a, en 2015, été divisée en quatre nouvelles provinces - j'indique que coexistent un secteur industriel et un secteur artisanal. On trouve à la fois des gens qui « grattent » le sol avec une pioche et des grandes sociétés qui exploitent des mines industrielles. Ces deux segments ne sont pas si séparés que cela puisque, par exemple, certaines sociétés industrielles rachètent la production des artisans miniers. Parfois surviennent des confrontations dans le cas où les artisans miniers décident de travailler sur les concessions minières possédées par des grandes entreprises mais des mécanismes d'équilibre entre ces deux catégories d'acteurs se sont développés. Cela n'empêche pas certains épisodes violents avec la participation de milices communautaires - qui sont des milices minières - et l'intervention de l'armée congolaise parfois rémunérée par des entreprises industrielles pour protéger leurs emprises. La violence liée à ce secteur minier est donc régulée par un système d'équilibrage et n'atteint donc pas, dans cette région, le niveau d'intensité structurel que connaissent par exemple les Kivus.

Enfin, le principe selon lequel on protège le bassin du Congo, en limitant certaines activités pour des raisons environnementales en échange de compensations financières, est acquis. Ce qui ne l'est pas, c'est l'intégrité du bassin du Congo lui-même car le taux de déforestation constaté est assez important et il est avant tout imputable à la croissance démographique. Il est donc possible qu'on se rende compte à un moment donné que le « deal » international de subvention de la protection du bassin du Congo sert à verser des compensations financières dans un espace qui est en train de se réduire par la force des choses, à savoir l'évolution de la démographie.

M. Cédric Perrin, président. - Messieurs, je vous remercie très sincèrement pour vos très intéressantes contributions. Je me félicite que nous ayons pu faire un focus sur ce pays d'une richesse incroyable mais trop oublié par les médias et l'opinion. Comme vous l'avez démontré, il fait malheureusement l'objet d'une exploitation abusive, à l'instar d'un certain nombre de pays africains, notamment par des intérêts chinois. Je souligne que ce pays, depuis la fin du XIXème siècle, a été particulièrement maltraité et il était important que nous puissions remettre la question congolaise au rang des priorités. Je signale que notre Président du Sénat reçoit dans les prochaines heures son homologue de la République du Congo qui, pour sa part, semble plutôt se tourner vers le Rwanda qui n'est pas forcément un pays très ami avec la République démocratique du Congo. Encore merci pour nous avoir fait bénéficier de vos travaux de recherche et de vos connaissances de terrain.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Land du Bade-Wurtemberg relatif à la création d'une compagnie de gendarmerie fluviale franco-allemande sur le Rhin - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Jérôme Darras rapporteur sur le projet de loi n° 50 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Land du Bade-Wurtemberg relatif à la création d'une compagnie de gendarmerie fluviale franco-allemande sur le Rhin.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant la démarcation et l'entretien de la frontière - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Jean-Pierre Grand rapporteur sur le projet de loi n° 145 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant la démarcation et l'entretien de la frontière.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Maurice et la convention d'extradition entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Maurice - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Roger Karoutchi rapporteur sur le projet de loi n° 146 (2023-2024) autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Maurice et la convention d'extradition entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Maurice.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'association des nations de l'Asie du sud-est, et l'Union européenne et ses États membres - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Jean-Luc Ruelle rapporteur sur le projet de loi n° 180 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'association des nations de l'Asie du sud-est, et l'Union européenne et ses États membres.

Groupe de suivi sur l'espace - Désignation de trois membres

La commission désigne M. Ronan Le Gleut, Mme Gisèle Jourda et M. Loïc Hervé au sein du groupe pe de suivi sur l'Espace.

Groupe de suivi sur les négociations commerciales - Désignation de cinq membres

La commission désigne MM. Bruno Sido, Jean-Luc Ruelle, Mme Gisèle Jourda, MM. Jean-Pierre Grand et Guillaume Gontard au sein du groupe de suivi sur les négociations commerciales.