Jeudi 30 novembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Voisinage et élargissement - Élargissement de l'Union européenne - Audition

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Conseiller, Mesdames, Messieurs, chers collègues, l'agression russe de l'Ukraine en février 2022 a bouleversé le cours de l'histoire. L'histoire de l'Ukraine, bien sûr, mais aussi l'histoire de la construction européenne. Immédiatement solidaire de l'Ukraine, l'Union européenne s'est sentie directement attaquée : l'appartenance de l'Ukraine à la famille européenne a semblé s'imposer, si bien que le Conseil européen a répondu positivement à la demande d'intégration de l'Ukraine dans l'Union en lui reconnaissant officiellement le statut de candidat en juin dernier, ainsi qu'à la Moldavie. J'en profite pour saluer la présence de Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié France-Ukraine.

Notre commission a donc engagé un travail de réflexion sur ce nouvel élargissement à l'Est qu'envisage l'Union européenne. Notre table ronde de ce matin vise à informer les sénateurs sur la phase décisive où nous sommes, après la récente publication - le 8 novembre - du paquet « élargissement » de la Commission européenne qui recommande d'aller de l'avant et, à deux semaines du prochain Conseil européen, qui devra décider ou non de suivre ces recommandations de la Commission.

Je rappelle que nous avons auditionné, à cette même date du 8 novembre, la secrétaire d'État Laurence Boone et dès le lendemain, le Commissaire européen en charge de l'élargissement, Olivér Vàrhelyi, et enfin, la semaine dernière, les rapporteurs du groupe d'experts franco-allemands dit « groupe des 12 » sur les réformes qui pourraient permettre à l'Union européenne d'absorber de nouveaux membres dans les meilleures conditions possibles.

Monsieur Oleksandr Shuiskyi, nous vous remercions de représenter ici, en tant que conseiller, l'ambassadeur d'Ukraine à Paris, M. Vadym Omelchenko, que nous connaissons bien et qui est malheureusement retenu par des engagements impératifs pris antérieurement.

Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire de quelques minutes, permettez-moi de présenter brièvement les autres participants de cette table ronde, que je remercie pour leur présence, et d'indiquer le déroulé de nos échanges, qui concerneront l'Ukraine en premier lieu, puis la Moldavie, pays officiellement candidats, et enfin la Géorgie, pays pour lequel la Commission propose de reconnaître ce statut en décembre.

M. Jean-Dominique Giuliani, familier du Sénat, préside la Fondation Robert-Schuman, centre européen de référence pour la construction européenne, qui fait vivre l'esprit de son père fondateur, tout en restant constamment attentive aux évolutions du monde, de l'Union européenne et de chacun des pays qui la composent ou l'entourent. Il publie chaque année, un précieux Atlas permanent de l'Union européenne et il a pris récemment position sur l'élargissement dans une tribune remarquée, dont je partage l'essentiel des constats courageux.

M. Thierry Chopin, conseiller spécial, est l'une des « têtes pensantes », de l'Institut Jacques Delors, autre think-tank essentiel pour la réflexion sur l'Union européenne et son évolution. Spécialiste de la prospective politique, il est l'auteur notamment d'un ouvrage marquant, publié en 2015, qui n'a hélas pas perdu de son actualité, intitulé La Fracture politique de l'Europe, et sous-titré « Crise de légitimité et déficit politique ».

M. Luká Macek est un chercheur et enseignant spécialiste des pays d'Europe centrale et orientale et dirige le campus de Sciences Po Paris à Dijon. Il est l'auteur, notamment, d'un ouvrage de référence, publié il y a une douzaine d'années, intitulé, L'élargissement met-il en péril le projet européen ?, qui fait admirablement le point sur les leçons à tirer du grand élargissement de 2004, et qui mériterait sans doute un retirage et une mise à jour, avec ou sans le même titre, prémonitoire ou non. Il nous le dira peut-être...

M. Florent Marciacq est un spécialiste reconnu de l'Europe orientale et de l'élargissement, auteur de nombreux articles sur ces sujets, en particulier dans le rapport annuel Ramses et dans la revue Politique étrangère, chercheur à l'Institut français des relations internationales, et au centre franco-autrichien pour le rapprochement en Europe. Il nous apportera sans doute le regard croisé de notre partenaire autrichien et, plus généralement, des pays d'Europe centrale sur ces questions.

Mme la docteure Eleonora Poli nous vient de Rome, où elle est chercheure à l'Institut des affaires internationales et au centre d'études de politique européenne et a publié plusieurs articles récents sur l'élargissement.

Enfin, je dois excuser Mme Michaela Wiegel, correspondante de la Frankfurter Allgemeine Zeitung à Paris, qui devait nous apporter son regard d'outre-Rhin, mais se trouve hélas souffrante : nous lui souhaitons un prompt rétablissement. J'ai pu accompagner la semaine dernière le Président Gérard Larcher en Allemagne et percevoir que nos amis allemands partagent avec nous la conviction que l'élargissement et la réforme de l'Union européenne doivent aller de pair.

M. Oleksandr Shuiskyi. -Je voudrais tout d'abord exprimer mes remerciements pour le soutien que le Sénat et la France apportent à l'Ukraine face à l'agression à grande échelle, terrible et brutale, de la Fédération de Russie. Ce soutien est vital, et nous en espérons la poursuite jusqu'à la victoire totale sur l'agresseur. Nous l'apprécions vivement et nous vous sommes sincèrement reconnaissants pour toutes les aides et l'assistance militaire que la France apporte aux forces de sécurité et de défense ukrainiennes afin de prévenir une menace réelle contre la paix sur le continent et dans le monde dans son ensemble.

Nous comptons sur votre soutien continu à l'Ukraine sur la voie de l'adhésion à l'Union européenne. Je tiens à souligner que la position ferme et claire de la France a joué un rôle important dans le soutien des États membres de l'Union européenne à l'Ukraine par rapport à l'octroi à notre pays du statut de pays candidat.

Nous sommes conscients que l'adhésion à l'Union européenne est un processus difficile. Nous savons que nous devons faire des efforts pour avancer le plus vite possible, mais l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne est aussi un catalyseur pour une Europe plus forte et plus sûre.

Le rapport récent de la Commission européenne qui reconnaît les progrès remarquables de l'Ukraine constitue une étape clé pour ouvrir la voie aux négociations d'adhésion à l'Union européenne.

Cette décision constitue non seulement une reconnaissance de l'engagement inébranlable de l'Ukraine envers les valeurs européennes, mais également un impératif stratégique pour la sécurité et la prospérité de l'Union européenne. L'Ukraine a fait preuve d'une détermination sans faille dans sa demande d'intégration face à l'agression russe à grande échelle. Malgré les énormes difficultés, l'Ukraine suit les sept recommandations de la Commission européenne. Cet engagement inébranlable en faveur des réformes souligne la volonté de l'Ukraine d'accepter les normes et les valeurs de l'Union européenne. L'Ukraine a intensifié ses efforts ces dernières semaines. Le gouvernement a présenté en première lecture des lois qui renforcent la capacité institutionnelle de l'office national de lutte contre la corruption et augmente la compétence de l'Agence pour la prévention de la corruption. Des modifications législatives sur les minorités nationales seront adoptées la semaine prochaine. L'Ukraine a rempli ses obligations, et il est temps que le Conseil européen agisse. L'Union européenne doit être unie dans son soutien à la demande d'adhésion de l'Ukraine, non seulement comme témoignage des progrès significatifs de l'Ukraine, mais aussi comme symbole de la solidarité européenne face à l'agression.

L'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne renforcera non seulement la puissance politique et économique de l'Union européenne, mais également sa sécurité. Le potentiel de l'Ukraine contribuera au Pacte vert européen, au réseau transeuropéen, à la cybersécurité et à la sécurité alimentaire. En outre, l'adhésion de l'Ukraine apportera une lueur d'espoir pour les autres pays aspirant à la démocratie, en démontrant que l'Union européenne reste un fervent défenseur des valeurs démocratiques.

L'Ukraine, c'est l'Europe. C'est pour cette idée que l'Ukraine se bat aujourd'hui, et c'est pour elle que nous devons gagner ensemble. Notre désir de liberté, nos valeurs démocratiques européennes communes nous ont donné le courage et la volonté de lutter.

L'Ukraine est en train d'écrire sa nouvelle histoire. Elle a le droit de déterminer son propre avenir. Notre conviction est simple : l'Ukraine n'accepte pas de jouer le rôle de colonie russe ou de zone tampon entre la Russie et l'Europe. Nous faisons partie d'un monde européen libre et égalitaire, dans lequel les citoyens eux-mêmes choisissent leur gouvernement. Le gouvernement s'efforce d'améliorer la vie de ceux qui l'ont choisi, mais il est ensuite démocratiquement renouvelé.

Dans un discours prononcé au Forum stratégique de Bled, en Slovénie, en août dernier, le président du Conseil européen, Charles Michel, a affirmé la nécessité pour l'Union européenne de renforcer ses liens et de devenir plus puissante pour relever le défi de l'élargissement, précisant que l'Europe devrait être prête d'ici à 2030.

En acceptant de nouveaux membres, l'Union européenne renforcera son rôle de puissance mondiale et contribuera à la sécurité et à la stabilité globale de l'Europe. En développant des relations étroites avec l'Ukraine et d'autres pays candidats, l'Union européenne peut relever les défis de sécurité régionale, contribuant ainsi à la stabilité et à la paix en Europe.

L'évolution de l'Europe vers l'adhésion à l'Union européenne, grâce à la réponse héroïque des Ukrainiens à l'invasion à grande échelle de la Russie, a apporté une nouvelle dynamique au processus d'élargissement. Nous avons aujourd'hui une occasion unique de relancer ce processus d'expansion et de restaurer la confiance dans celui-ci. C'est dans l'intérêt de tous les candidats, dont certains attendent à la porte de l'Union européenne depuis des décennies.

On ne peut transformer l'histoire de l'élargissement en une histoire positive sans l'Ukraine, la Moldavie et les pays des Balkans occidentaux. L'expérience de ces dernières années montre que les progrès de l'Ukraine constituent un puissant moteur de progrès pour les autres pays candidats. Les progrès de l'Ukraine contribuent à mobiliser et à consolider le soutien au processus d'élargissement au sein de l'Union européenne.

Compte tenu des progrès significatifs réalisés par l'Ukraine dans la mise en oeuvre des sept recommandations de la Commission européenne en seulement seize mois, reconnus par le paquet d'élargissement de l'Union européenne du 8 novembre 2023, nous attendons une décision politique du Conseil européen pour entamer des négociations avec l'Ukraine lors de sa réunion des 14 et 15 décembre.

Nous ne sommes qu'au début du chemin vers l'adhésion, mais nous sommes déterminés à poursuivre les transformations. Aujourd'hui, l'Ukraine et l'Europe ont absolument besoin l'une de l'autre. Il s'agit de rétablir la justice et de passer un accord « gagnant-gagnant ».

M. Jean-François Rapin, président. - Je retrouve dans vos propos - Didier Marie et Claude Kern m'en sont témoins - ce qui a été dit par Ivanna Klympush-Tsintsadzé, Présidente de la commission sur l'intégration de l'Ukraine dans l'Union européenne, à Madrid, lors de la réunion semestrielle de la Cosac, dans un discours qui tentait de relancer la dynamique.

Le risque existe qu'avec le temps, certains acceptent que ce conflit entre dans la routine, et il est important de rappeler les valeurs pour lesquelles les Ukrainiens se battent, alors qu'ils sont aux frontières de l'Union européenne, telles que nous les entendons aujourd'hui.

La parole est à présent aux experts.

M. Jean-Dominique Giuliani. - Je voudrais dire combien l'attitude de la Russie interpelle non seulement l'Union européenne à ses frontières, mais aussi l'ensemble de la communauté des États du monde, en libérant un certain nombre de ressentiments qui peuvent se traduire partout en conflits, du Haut-Karabagh jusqu'au Venezuela, lequel s'apprête à attaquer son voisin, le Guyana. Quand un membre permanent du Conseil de sécurité s'autorise à violer la charte de l'ONU et les traités, tout est possible !

Deuxième élément : si nos amis Ukrainiens ont su faire obstacle à l'agression russe, ils ne pourront gagner seuls, et c'est à nous de les aider à faire échec à cet impérialisme russe, qui peut remettre en cause l'existence même d'une Union européenne traversée par des ethnies, des religions, des minorités si différentes. Pour préserver l'unité de l'Union européenne, nous devons absolument faire échec à cette politique russe, ce qui interroge la politique française à l'égard de la Russie, qui me paraît devoir être plus claire et plus ferme que jusqu'à présent.

Plus que d'élargissement, je préfère parler d'intégration de l'Europe. Nos amis anglo-saxons parlent d'expansion de l'Europe. L'intégration de l'Ukraine, de la Moldavie et d'autres de nos voisins, c'est d'abord le choix des peuples et non un complot de diplomates qui voudraient élargir l'Union européenne. Ce sont les Ukrainiens qui ont choisi de se rapprocher et d'intégrer l'Union européenne.

Je voudrais dire combien, dans cette période difficile, nous devons faire preuve d'optimisme. Je connais bien l'Ukraine. Notre fondation y a longtemps travaillé. Je pense que son intégration dans l'Union européenne, même s'il y a des conditions à remplir, donnerait un grand coup de jeune à l'Union et à ses politiques.

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de modifier les traités. Je pense qu'il y a beaucoup de choses à faire avant pour réussir cette intégration ensemble et acquérir ainsi définitivement la dimension géopolitique que l'on souhaite pour l'Union européenne.

M. Thierry Chopin. - J'ai été très sensible, Monsieur le Conseiller, à ce que vous avez dit sur la géopolitisation de l'Europe induite par l'invasion russe de votre pays. Il est en effet nécessaire de prendre en considération la dimension géopolitique de la sécurité. Ces enjeux stratégiques mettent en perspective les enjeux de l'ouverture des négociations d'adhésion de votre pays à l'Union européenne.

C'est sans doute quelque chose qui fait écho à un objectif central de la construction européenne elle-même depuis le début. Cette construction ne visait pas seulement à créer un marché ou une communauté de droit. Le marché et cette communauté de droit visent à répondre à des enjeux géopolitiques de réconciliation, de pacification, d'extension de l'espace de paix et de sécurité sur le continent.

La nouvelle rupture géopolitique introduite le 24 février 2022 pose, dans des termes renouvelés, la question de l'élargissement comme processus d'intégration de votre pays à une échéance qu'il est très difficile de prévoir. Le Président du Conseil européen, Charles Michel, évoquait l'horizon 2030 : il faut être très prudent à cet égard, car une date peut nourrir beaucoup de déceptions et de frustrations.

Ce qui se joue ici, c'est la crédibilité de l'Union européenne du point de vue de cette issue. Les orateurs qui me succéderont évoqueront sans doute la difficulté que vous avez mentionnée de ce processus d'intégration de l'Ukraine à l'Union européenne. Des leçons seront sans doute à tirer des élargissements précédents, notamment aux pays d'Europe centrale, orientale et baltique. Il existe bien sûr des enjeux de méthode à évoquer pour que cet élargissement puisse être effectif et soit un succès. C'est ce que nous espérons tous ici.

Le deuxième élément qui m'a frappé dans votre exposé, c'est ce que vous avez dit sur la nécessité de transformer l'histoire de l'élargissement en une histoire positive. Vous mettez là l'accent sur une dimension très importante, celle du discours politique, qui doit accompagner le processus d'élargissement, même renouvelé, d'un pays comme l'Ukraine à l'Union européenne. La France a traditionnellement un rapport de défiance aux élargissements, tant du point de vue de son opinion publique que de ses élites politiques, et ce depuis les années 1970.Le soutien à l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne s'est renforcé après l'invasion russe, mais on a assisté à une baisse de ce soutien quelques mois plus tard. L'opinion publique est très versatile, et ce que vous avez dit sur l'importance de ce récit politique d'accompagnement est essentiel.

M. Luká Macek. - Je m'inscris totalement dans la continuité des deux orateurs précédents.

J'ai été très sensible au fait qu'au-delà de la dimension symbolique, extrêmement importante, et d'un appel naturel et légitime à une forme de devoir moral de l'Union européenne à l'égard de l'Ukraine, qui se bat pour des valeurs communes, vous ayez esquissé un discours positif grâce à votre conclusion sur l'aspect gagnant-gagnant du processus.

C'est ce type de discours qui faisait gravement défaut en 2004, et encore plus en 2013, lors de l'adhésion de la Croatie.

Il est très important d'insister sur les intérêts concrets. Vous avez parlé de sécurité alimentaire : ce sont des sujets qu'il faudra mettre en avant à la fois du côté des pays candidats, et du côté des États membres pour convaincre les opinions.

L'autre élément auquel j'ai été très sensible porte sur la nécessité de procéder en commun, avec les autres pays candidats, même si une saine émulation est sans doute utile.

Si l'on regarde les élargissements précédents, même en remontant à la France du général de Gaulle, on constate que quelques questions bilatérales peuvent bloquer un processus d'élargissement. En 2004, les Tchèques ont connu des différends avec l'Allemagne et l'Autriche, en matière mémorielle et de nucléaire. La Slovénie a connu quelques tensions avec l'Italie, etc. Aujourd'hui, trois pays membres pourraient contester l'élargissement : la Hongrie, la Slovaquie et peut-être les Pays-Bas. Existe-t-il, du côté ukrainien, une stratégie de travail bilatérale sur la question mémorielle, notamment pour un pays très engagé en faveur de l'Ukraine comme la Pologne ? On sait que ces sujets peuvent resurgir plus tard dans les processus.

À court terme, quels sont les gestes ou les gages que l'Ukraine pense pouvoir mettre en avant pour convaincre les pays potentiellement réticents à l'ouverture des négociations ?

Par ailleurs, vous avez évoqué l'idée selon laquelle tous les pays candidats, dont ceux des Balkans occidentaux, devraient agir de concert. L'Ukraine a-t-elle une stratégie de travail avec les pays des Balkans occidentaux ?

Je suis d'accord avec vous sur le fait que l'Ukraine a pris le rôle de locomotive dans ce processus, mais je sens aussi beaucoup d'interrogations de la part des pays des Balkans occidentaux concernant le fait d'être doublés par l'Ukraine. Pourriez-vous développer ce point ?

Enfin, pensez-vous que la méthode d'élargissement, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'ici, est adaptée ? Quel est votre point de vue sur la façon de repenser les modalités du processus d'élargissement autour de l'idée d'intégration différenciée ou d'adhésion par étapes ?

M. Florent Marciacq. - Si l'on examine le passé et la procédure d'élargissement des pays des Balkans, certains échos reviennent, et les rapports de la Commission ont par le passé été jugés assez peu critiques. Deux processus sont en cours en ce moment, celui des réformes, de l'État de droit, et le processus politique. L'élan politique compte énormément dans les processus d'élargissement. Peu importent les trajectoires des réformes si l'élan politique ne peut être maintenu : on assiste alors à un essoufflement de la politique d'élargissement.

On a espéré que, dans les Balkans, le contexte géopolitique relancerait le processus d'élargissement. Cela n'a pas été le cas pour l'instant, ce qui soulève un certain nombre de questions.

Je me joins aux commentaires de Luká Macek : comment penser la politique d'élargissement dans une vision en quelque sorte holistique, en imaginant que les choses se tiennent les unes les autres ? Comment l'Ukraine peut-elle peser sur le processus sans attendre que l'Union européenne le lui propose ? Il existe des moyens pour que l'Ukraine contribue à cet élan politique en matière d'élargissement, en identifiant dans le processus les vulnérabilités que l'Union européenne a du mal à combler. L'une d'elles, qui ne figure ni dans les processus ni dans les réformes proposées par le groupe des douze, est la question de la territorialité.

L'Union européenne éprouve un malaise profond lié à son ADN par rapport à tout ce qui est territorial. Cela se cristallise dans les Balkans, où certaines souverainetés sont contestées, comme en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, et cela peut aussi poser demain à l'Est des difficultés que l'Union européenne aura énormément de mal à résoudre.

L'Ukraine peut faire bouger les choses. Dans les Balkans, le contentieux entre la Serbie et le Kosovo résonne dans la région entière. Il empêche l'Union européenne d'avoir une position commune sur un point de politique étrangère essentiel, et conforte la Serbie dans sa mésalliance, avec la Russie.

La non-reconnaissance du Kosovo ralentit à la fois la géopolitisation de la politique étrangère de l'Union européenne vis-à-vis des Balkans, mais également la possibilité pour l'Union européenne de relancer cette politique d'adhésion parce qu'elle se concentre sur l'État de droit et l'économie.

L'Ukraine, en faisant avancer la reconnaissance du Kosovo, fera avancer les choses du point de vue européen et amènera probablement un nouveau souffle à cette politique d'adhésion. Existe-t-il des réflexions en ce sens dans votre pays ?

Mme Eleonora Poli. - Si je comprends bien, l'idée générale est que l'Ukraine a catalysé différents processus. Elle a transformé l'élargissement en un processus positif, et c'est nouveau : la majorité des citoyens européens sont aujourd'hui favorables à l'élargissement alors que, par le passé, ils y étaient plutôt opposés. Les discussions sur l'élargissement ont donc été revitalisées grâce à l'Ukraine.

En outre, après des années de critiques sur le manque de politique étrangère de l'Union européenne, la situation en Ukraine montre que l'Union européenne peut devenir un acteur géopolitique sur la scène internationale, d'autant que, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous ne vivons plus dans un ordre mondial régi par les institutions internationales, mais dans un contexte régional. La crédibilité du processus d'élargissement serait démontrée en permettant aux pays à la frontière de l'Union européenne d'en devenir membres.

L'Ukraine peut également permettre de forger une Union plus forte pour des raisons économiques, des raisons de sécurité, mais également pour des raisons politiques.

Ma question est la suivante : quel type d'Union souhaitez-vous rejoindre ? Comment pourrait fonctionner cette Union élargie ?Les pays candidats doivent effectuer des réformes internes, mais croyez-vous que l'Union européenne doive également réaliser des réformes ? Je me demande s'il existe en Ukraine un débat sur le type d'Union que vous souhaitez rejoindre.

M. Oleksandr Shuiskyi. - Merci pour votre soutien. Même si c'est un processus difficile, l'Ukraine va prouver, pour la troisième fois, qu'elle est capable d'adhérer à l'Union européenne. La première fois, c'était il y a dix ans, pendant la révolution de la Dignité. Le peuple ukrainien avait alors démontré qu'il pouvait changer le pays et renverser le gouvernement.

La deuxième fois, c'était il y a un an, après l'agression à grande échelle de la Russie, pays pourtant puissant.

Nous devons aujourd'hui, pour la troisième fois, prouver que nous avons mérité cette adhésion. Je ne peux pas dire qu'il n'en ait pas été de même pour d'autres peuples européens, mais c'est pour nous un processus particulièrement tragique et difficile.

S'agissant de la première question, l'adhésion à l'Union européenne n'est pas seulement pour l'Ukraine une question de lutte ou de victoire dans cette guerre. Toute l'histoire de l'Ukraine montre que notre pays a toujours fait partie de l'Europe.

Quant aux difficultés que rencontre le processus d'adhésion en matière de relations bilatérales, on a assisté, il y a quelques mois, à la politisation de certains problèmes avec la Pologne, qui ont maintenant disparu. La Pologne et l'Ukraine sont deux pays frères capables de négocier et de trouver un accord.

La même question s'est posée avec la Hongrie. Ce sujet a été abordé par la Commission européenne. Nous avons tout fait pour suivre les recommandations de la commission de Venise de juin et octobre 2023 en proposant des solutions à nos partenaires hongrois.

Le 24 novembre, le gouvernement ukrainien a adopté et proposé au Parlement un projet de loi modifiant certaines législations ukrainiennes conformément aux recommandations des experts du Conseil de l'Europe et de ses organes pour les droits des minorités nationales. Ce projet de loi vise à renforcer la mise en oeuvre de ces droits, en suivant les recommandations de la commission de Venise.

Trois questions ont déjà été abordées avec les Hongrois. Il reste quelques points à régler, mais nous sommes prêts à trouver un accord. Le processus d'adhésion comporte une part technique, qui relève du Parlement, et une part de négociations. Ces dernières reposent sur des accords tout à fait réalisables.

L'élargissement de l'Union européenne repose sur ses membres. Aujourd'hui, nous mettons en avant nos idées et nos propositions pour améliorer l'Union. À quelle Union européenne cherchons-nous à adhérer ? C'est une bonne question, quelque peu empreinte de romantisme en Ukraine : nous souhaitons adhérer à des valeurs que nous espérons partagées.

Notre peuple a souffert par le passé de l'influence soviétique, et nous ne voulons plus être une zone tampon entre la Russie et l'Europe. Nous proposons donc une autre voie à l'Union européenne.

Je partage l'opinion de M. Marciacq : parmi les États membres, des inquiétudes dominent de plus en plus. L'Ukraine peut apporter à l'Union européenne une dynamique qui n'existe plus, non pas seulement en matière d'élargissement mais aussi en matière de processus intérieurs - corrigez-moi si je me trompe.

Ce sont toujours de nouvelles opportunités économiques. Les premiers secteurs dans lesquels nous avons quelque chose à proposer sont la construction, la banque, la finance, les industries et la haute technologie.

M. Jean-François Rapin, président. - La parole est à Mme Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié interparlementaire France-Ukraine, puis aux commissaires.

Mme Nadia Sollogoub. - J'ai très symboliquement pu accompagner le ministre de l'agriculture, Marc Fesneau, dans un déplacement en Ukraine pour rencontrer son homologue le 9 novembre. La question de l'agriculture est au centre des préoccupations : nous voyons se cristalliser certaines inquiétudes chez nos propres agriculteurs.

La position du ministre a été constante. Je me permets de la relayer, même si je ne puis parler pour lui : j'ai compris qu'un travail était engagé pour aligner les normes et que le processus à mettre en place était long et devait permettre de rassurer nos producteurs : l'agriculture ukrainienne sera, à terme, considérée comme un atout dans la main de l'Europe afin de trouver de nouveaux marchés en Asie et en Afrique, et non comme un déferlement de produits concurrents sur l'Europe.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est un des sujets qui revient en effet régulièrement.

Mme Marta de Cidrac. - Monsieur le Conseiller, Mme Poli vous a interrogé sur les attentes de l'Ukraine à l'égard de l'Union en vue de son adhésion future. Vous avez évoqué une réponse un peu romantique de la part du peuple ukrainien.

Concernant l'État de droit et la corruption, quels progrès faites-vous et quelles réformes menez-vous ?

Ma deuxième question concerne le Kosovo. Vous faites partie des États qui n'ont pas reconnu son indépendance.

Quelle est la position précise de l'Ukraine vis-à-vis de ce qui se passe dans les Balkans occidentaux et du conflit larvé entre le Kosovo et la Serbie, sujet important pour l'élargissement dans cette région ?

M. Didier Marie. - L'élargissement a pour les Européens trois objectifs : leur sécurité - et donc la vôtre -, l'affirmation de notre puissance économique et numérique et la nécessité d'une convergence économique et sociale.

Ma question portera sur la situation économique du pays. L'Ukraine est en guerre et subit des bombardements permanents. Votre économie est-elle aujourd'hui résiliente ? Est-elle capable de répondre aux objectifs d'intégration dans le marché unique ? Quelles sont les mesures que vous entendez prendre dans ce domaine ?

Ma deuxième question est liée au processus de participation de la population. On assiste aujourd'hui en Europe à une légère diminution de l'intérêt de l'adhésion de l'Ukraine, du fait de la lassitude engendrée par la guerre. Ce phénomène existe-t-il aussi en Ukraine ? Quelle est la place de la société civile dans le processus d'adhésion ? On entend beaucoup le gouvernement et les parlementaires, mais qu'en est-il de la population ?

M. André Reichardt. - Je voudrais revenir sur la question de Marta de Cidrac.

Monsieur le Conseiller, votre pays est en guerre. Vous dites avoir fait beaucoup de progrès en matière d'État de droit et de lutte contre la corruption. A-t-il été possible, dans un laps de temps aussi court, s'agissant d'un pays en guerre, d'aller aussi loin que vous le souhaitiez, compte tenu du poids qu'a dû prendre et que prend encore l'armée à cet égard ?

Mme Gisèle Jourda. - Je souhaiterais évoquer le partenariat oriental. Lorsqu'on entre dans la perspective de l'élargissement, il faut quantifier ce qui s'est passé depuis 2017, époque à laquelle le partenariat oriental est devenu effectif, l'accord d'association avec l'Union européenne posant un cadre dans le domaine des libertés, de la transparence ou de la justice et du libre-échange, au-delà des seuls aspects commerciaux.

Quel en est aujourd'hui le bilan et comment envisagez-vous de passer des attendus du partenariat oriental aux critères demandés par l'élargissement, qui ne sont pas tout à fait les mêmes ?

M. Louis Vogel. - Ma question s'adresse à M. Giuliani et concerne la politique française par rapport à l'Ukraine, d'une part, et par rapport à la Russie, d'autre part. La première n'allant en principe pas sans l'autre, il faut une cohérence entre les deux.

M. Giuliani a fait une allusion à la politique française à l'égard de la Russie, en disant qu'elle pourrait être plus claire. Pourrait-il développer ?

M. Claude Kern. - Monsieur le Conseiller, des réformes législatives ont été prévues et lancées dans votre pays malgré la guerre. Quel est l'impact du conflit et ses conséquences sur ce programme de réformes, essentielles à la trajectoire européenne de l'Ukraine ?

Par ailleurs, où en êtes-vous des dossiers, des plaintes, des éventuels retours et des rapatriements d'enfants, qui ont subi un enlèvement massif ?

M. Oleksandr Shuiskyi. - En ce qui concerne la corruption, le Parlement ukrainien travaille et, ces dernières semaines, les progrès ont été significatifs.

Le gouvernement devait augmenter le nombre d'employés du Bureau national anticorruption. Cela a été fait. Le projet de loi portant modification de la loi concernant le bureau national de lutte contre la corruption a été adopté le 1er novembre en première lecture. Ce projet augmente le nombre maximum d'agents, qui passent de 700 à 1 000, y compris le personnel de direction.

La deuxième structure de lutte contre la corruption est l'Agence de prévention de la corruption. Le 21 novembre, le projet de loi à ce sujet a été adopté conformément aux dispositions des conclusions de la Commission européenne. Il prévoit la suppression des restrictions aux pouvoirs de l'agence en matière de vérification de la légalité des biens acquis par les personnes concernées avant leur nomination dans la fonction publique.

La troisième demande de la Commission européenne concernait le plan d'action anti-oligarques. La Rada a adopté un projet contre le lobbying et en faveur du plaidoyer de bonne foi. L'objectif du projet de loi est de garantir la base juridique du lobbying en Ukraine, conformément aux pratiques et normes internationales et de réglementer l'interaction entre les lobbies et les fonctionnaires de l'État et les organes détenteurs de l'autonomie locale.

Toutes ces actions prouvent que nous essayons de tout faire pour remédier à la corruption en Ukraine. Ce n'est pas chose facile. Ce sujet est considéré comme un point noir en Ukraine. Il soulève également la question du rôle de la société civile dans tous ces processus. Environ 90 % des amendements et des propositions pris en compte par la Rada viennent de la société civile. C'est le peuple, épuisé par la corruption, qui exige ces changements. Toutefois, on oublie les avancées qui ont été réalisées dans la lutte contre les effets de cette corruption.

Concernant le Kosovo, beaucoup de réflexions ont été menées au cours des deux dernières années. Il existe un parallèle entre le Kosovo et la Crimée. Le ministère des affaires étrangères et le parlement ukrainiens ont fait des déclarations sur ce sujet. La position sur le Kosovo va changer. De quelle manière et dans quelle direction ? Je ne peux pas le dire, car le ministère reste assez ferme, mais les réflexions du parlement nous appellent à demeurer prudents.

La situation de l'économie ukrainienne est très difficile : nous avons perdu un tiers de notre industrie. C'est grâce à l'aide de nos partenaires que nous pouvons survivre, mais le potentiel de notre économie, malgré la guerre, demeure énorme.

Quant au partenariat oriental, il s'agit pour nous d'un instrument. Nous en avons une très bonne expérience, notamment à travers l'accord d'association. Ce sont deux moyens que nous pouvons utiliser et que nous utilisons pour démontrer que nous avons un réel potentiel.

M. Jean-Dominique Giuliani. - On pourrait demander à Mme Van Renterghem, auteure à succès d'un livre sur Nord Stream, ou à Mme Sylvie Kauffmann, qui vient de rédiger un livre intitulé Les Aveuglés, ce qu'elles pensent de la politique française à l'égard de la Russie.

En tant qu'observateur, je ne m'explique pas comment la politique française peut être autant favorable à la Russie. Je ne vois aucun intérêt historique ni national qui nous empêche d'être fermes à l'égard de cette agression révisionniste, impérialiste, à laquelle il faut s'opposer et mettre fin !

Le dernier ouvrage que je recommanderais à ceux qui ne l'ont pas lu est celui de l'ambassadeur Gérard Araud, qui se penche sur la diplomatie de l'Europe et de la France entre les deux guerres. Le maréchal Foch avait recommandé à Clemenceau d'aller à Berlin pour faire défiler les troupes, afin de montrer aux Allemands qu'ils avaient perdu la guerre. Clemenceau, qui était désireux de mettre fin à ce conflit épouvantable, avait refusé, privilégiant le traité de Versailles.

Le fait que les Allemands n'aient pas compris ni accepté d'avoir perdu la guerre a débouché sur la rhétorique du « coup de poignard dans le dos », qui a permis à Hitler de revenir au pouvoir et qui a déclenché la Seconde Guerre mondiale.

Si nous n'arrêtons pas la Russie aujourd'hui - et je mesure mes propos -, si nous ne sommes pas déterminés, nous aurons à faire la guerre contre elle un jour ou l'autre, parce que la Russie continuera son oeuvre de déstabilisation. Je mesure la gravité de mes propos mais, depuis Aristote, on sait que l'on fait aussi la guerre pour gagner la paix !

M. Jean-François Rapin, président. - Merci à tous.

Nous accueillons à présent l'ambassadrice de Moldavie en France.

Madame l'Ambassadrice, bienvenue au Sénat, dont vous êtes à présent très familière, tant les contacts et les visites entre nos deux pays sont fréquents et la diplomatie parlementaire active : vous accompagnez régulièrement le vice-Premier ministre Nicu Popescu au Sénat, ce qui nous permet d'échanger pour suivre les progrès de votre pays sur la voie de la candidature à l'Union européenne.

Nous avons le plaisir de vous recevoir aujourd'hui pour faire le point sur l'état de la préparation de votre pays, à quelques semaines du Conseil européen de mi-décembre, qui sera décisif, et après les recommandations encourageantes de la Commission européenne, publiées le 8 novembre dans le cadre du Paquet élargissement, qui préconise l'ouverture des négociations.

Vous connaissez le soutien constant du Sénat à votre pays et à sa démarche européenne, encore tout récemment manifesté à Chi?inãu par le vice-président de notre commission, André Reichardt, dans le cadre de la réunion des présidents de commissions des affaires européennes et des affaires étrangères des 27, organisée pour constituer une plateforme parlementaire de soutien à la Moldavie.

Nous entendons insister auprès de nos partenaires européens sur le lien entre l'élargissement et les réformes nécessaires de l'Union européenne, afin qu'élargie, l'Union européenne se trouve renforcée et non affaiblie.

Mais pour l'heure, nous souhaitons vous entendre sur l'avancement de votre pays désormais candidat officiel à l'adhésion.

La Commission européenne souligne dans son rapport les progrès importants réalisés par la Moldavie, qui fait l'objet de menaces hybrides, mais a entrepris une vaste réforme de la justice et de ses organes de lutte contre la corruption et s'emploie à renforcer la protection des droits de l'homme. Des mesures telles que la confiscation de biens liés à la criminalité organisée ont été mises en place.

Sur le plan économique aussi, votre pays avance : jusqu'à l'an dernier, la Russie était son unique fournisseur de gaz ! La Moldavie a réussi à réduire cette dépendance grâce à une politique déterminée de diversification, avec l'aide financière de l'Union européenne. Le raccordement avec le gestionnaire de réseau européen a eu lieu dès mars 2022, en même temps que pour l'Ukraine. La solidarité européenne concrète s'est aussi traduite cette année par votre participation à la plateforme commune d'achats de gaz mise en place par l'Union européenne. C'est un acquis commun de l'Union européenne et de la Communauté politique européenne (CPE) dont vous avez d'ailleurs accueilli avec succès la réunion au sommet le 1er juin.

Il est certain qu'un effort financier important est requis pour intégrer la Moldavie au marché intérieur européen. C'est en ce sens que la Plateforme de soutien à la Moldavie, coprésidée par la France, la Roumanie et l'Allemagne, mobilise les institutions financières internationales. Nous soutenons ces démarches.

Principal partenaire commercial et investisseur en Moldavie, l'Union européenne continue d'accompagner votre pays, dans le prolongement des acquis du partenariat oriental et des mesures de libéralisation temporaire des échanges prises l'an dernier et prorogées jusqu'à l'an prochain.

Je souhaite que la France y prenne toute sa part, comme elle l'a fait pour la réduction des frais d'itinérance, obtenue par accord entre les principaux opérateurs. J'étais intervenu à ce sujet auprès du commissaire Thierry Breton et je me réjouis de ce geste concret d'intégration européenne.

Madame l'Ambassadrice, nous vous écoutons.

Mme Corina Cãlugãru. - Je vous remercie pour cette invitation et pour l'attention que vous accordez à la République de Moldavie et à son parcours européen.

L'événement d'aujourd'hui est pour nous l'occasion de présenter les dernières évolutions, mais aussi de réaliser un échange de vues sur l'intégration européenne de la Moldavie et le processus d'élargissement.

Comme vous le savez, le 8 novembre dernier, la Commission européenne a recommandé l'ouverture des négociations d'adhésion avec la République de Moldavie. C'est pour nous un signe de soutien fort vis-à-vis de notre objectif européen et de reconnaissance des progrès réalisés par les autorités depuis l'obtention du statut de pays candidat, en juin 2022, alors que le nouveau gouvernement est passé à une autre vitesse dans la mise en oeuvre de l'accord d'association.

Je fais référence à la mise en oeuvre des recommandations de l'Union européenne, à la poursuite des réformes qui ont contribué au développement de l'État de droit, au renforcement des capacités administratives, à une politique étrangère active et équilibrée, avec un haut degré d'alignement sur les messages de l'Union européenne et de nos autres partenaires.

Ce sont des réformes qui conduisent à une démocratisation durable de notre pays et qui constituent de sa part un engagement fort pour défendre et promouvoir les valeurs démocratiques et européennes.

Bien évidemment, nous attendons avec beaucoup d'impatience la décision du Conseil européen des 14 et 15 décembre sur le lancement des négociations avec les pays candidats, tout en étant très conscients de la responsabilité et du parcours, qui n'est ni facile ni rapide.

C'est pourquoi nous sommes déterminés à travailler sans relâche à donner suite aux recommandations de la Commission européenne, dont la plupart ont déjà été satisfaites en intégralité, et nous avons aussi déjà engagé plusieurs réformes pour réaliser des progrès significatifs et durables. Espérons qu'ils serviront de base solide et crédible pour que le Conseil européen décide le lancement des négociations d'adhésion en décembre prochain.

Nous sommes très reconnaissants à l'égard de la France et de tous les partenaires européens pour leur confiance et leur appui. Être seul et déterminé est important, mais avoir des partenaires et des amis à ses côtés l'est encore plus. Nous souhaitons que l'Europe soit unie, forte et en paix, et nous croyons que le processus d'élargissement le permettra.

Nous voulons contribuer à une Europe unie et à une sécurité commune. C'est en ce sens qu'il est très important d'entamer les négociations d'adhésion le plus tôt possible, même si elles doivent durer plusieurs années.

Nous voulons aussi contribuer au projet européen. L'image de la République de Moldavie est marquée par des crises, des situations troublées, mais elle ne serait pas seule bénéficiaire de son adhésion à l'Union européenne qui peut aussi signifier beaucoup pour l'Union et la grande famille européenne.

Dans cette perspective, Maïa Sandu, présidente de la République de Moldavie, a soutenu sans équivoque l'initiative du Président Emmanuel Macron concernant la création de la Communauté politique européenne (CPE).

Le 1er juin dernier, nous étions en effet l'hôte du deuxième sommet de la Communauté politique européenne organisé à seulement 20 kilomètres de la frontière avec l'Ukraine, où se sont réunis 49 dirigeants, qui ont discuté des actions et des efforts conjoints pour faire face à des défis communs, comme la guerre en Ukraine, des questions de sécurité plus larges, la résilience énergétique et les interconnexions en Europe pour un continent mieux connecté et plus stable.

Pour nous, il était très important d'avoir un résultat concret pour la population, qui s'est matérialisé par l'accord sur les frais d'itinérance. Nous sommes sûrs qu'à partir du 1er janvier 2024, les nouveaux tarifs seront en vigueur pour les habitants de Moldavie, mais aussi pour les Moldaves qui se trouvent à l'étranger.

En tant qu'ambassadrice de la République de Moldavie en France, je ne pouvais pas ne pas aborder le soutien de la France dans le processus de mise en oeuvre des réformes et du rapprochement des standards de l'Union européenne.

Avec l'aide de la France, nous avons entamé des partenariats importants dans tous les domaines grâce au dialogue politique dynamique établi ces dernières années entre nos deux présidents. La France nous accompagne dans la réforme de la justice et la lutte contre la corruption en détachant un spécialiste d'Expertise France auprès de l'administration présidentielle moldave. L'Agence française de développement (AFD) déploie avec succès ses projets dans notre pays depuis 2022.

Nous sommes également très reconnaissants à la France pour son soutien et sa solidarité afin de surmonter les conséquences de l'invasion armée de l'Ukraine par la Russie et gérer les flux de réfugiés à travers la plateforme de soutien à la Moldavie, dont la France assure la co-présidence à côté de l'Allemagne et de la Roumanie.

Comme vous le savez, la quatrième édition de ce forum a eu lieu à Chi?inãu le 17 octobre de cette année. Dans cette perspective, le groupe de travail sur l'indépendance énergétique, réuni dans le cadre de la plateforme de soutien à notre pays, co-présidé par la France et l'Italie, a réussi à aider la population moldave pendant l'hiver passé et à entamer une nouvelle politique, avec la participation et l'implication de l'expertise française, en vue d'assurer l'indépendance énergétique de la Moldavie.

En ce sens, ces deux dernières années, l'agenda interne de la Moldavie est devenu la continuité de notre programme avec l'Union européenne. Notre politique interne repose en effet sur nos relations avec l'Union européenne.

Pour nous, il est très important que l'Union européenne et les États membres aient déployé leurs efforts pour nous apporter leur assistance dans tous les domaines clés - échanges commerciaux et économiques, énergie, transports, soutien financier. Notre coopération dans le domaine militaire et de sécurité s'est aussi beaucoup renforcée. L'Union européenne a récemment ouvert une mission civile de conseil à la République de Moldavie pour renforcer la résilience du secteur de la sécurité,.

De même, cette année, les Pays-Bas et la Belgique ont annoncé l'ouverture d'ambassades à Chi?inãu. Le Luxembourg a accrédité le premier ambassadeur non-résident pour la Moldavie. La Grèce et l'Espagne ont annoncé leur intention d'ouvrir des ambassades à Chi?inãu à la fin de l'année. C'est pour nous une preuve de l'intérêt que porte l'Union européenne à notre pays.

Bien sûr, il est absolument nécessaire d'avoir des résultats concrets. Nous demandons à adhérer à l'Union européenne, mais nous demandons aussi un soutien pour la mise en oeuvre de toutes les transformations. Nous voulons être un partenaire crédible et fort de la famille européenne.

M. Jean-Dominique Giuliani. - S'il est un pays qui compte beaucoup d'amis en France, c'est bien la Moldavie, avec une forte orientation francophone à laquelle nous sommes toujours très sensibles.

Je suis particulièrement impressionné par la manière dont ce pays se transforme en se rapprochant de l'Union européenne. Je pense que la première qualité d'un processus d'adhésion est d'avoir des conséquences sur la transformation interne des pays qui veulent rejoindre l'Union européenne - et c'est particulièrement spectaculaire en Moldavie. C'est pourquoi il nous faut vous soutenir.

Je prendrai l'exemple de la plateforme de soutien à la Moldavie que nous avons mise en oeuvre. Je pense que votre commission pourrait en tirer une réflexion : ne serait-il pas nécessaire, dans le processus, y compris pour l'Ukraine ou d'autres pays des Balkans, que les États membres, qui sont d'abord ceux qui vont permettre l'intégration des nouveaux États, reprennent la main sur le processus technocratique qui est conduit par la Commission ?

Il faut bien sûr respecter des critères mais, par exemple, la nomination d'un Monsieur Élargissement, de la même façon qu'il y a eu un Monsieur Brexit, serait peut-être l'occasion de reprendre en mains la dimension géopolitique et permettrait de dialoguer avec les opinions publiques et les États candidats au niveau qu'il convient, plutôt que de dérouler simplement des conditions qui, d'ailleurs, selon M. Popescu, sont à peu près toutes remplies aujourd'hui.

M. Jean-François Rapin, le président. -- De fait, il existe un commissaire à l'élargissement, membre de la Commission.

M. Jean-Dominique Giuliani. - Or M. Barnier rendait aussi compte au Conseil européen.

M. Thierry Chopin. - Ma première question portera sur les réflexions actuelles concernant une réforme du processus. On parle beaucoup d'adhésion graduelle, progressive, avec une possible distinction entre les logiques politiques et institutionnelles d'un côté, et de la logique de l'intégration économique de l'autre. Comment votre pays accueille-t-il ces réflexions et l'éventuelle évolution du processus d'adhésion ?

Deuxièmement, le processus d'adhésion est technique mais aussi politique du point de vue des États membres et des gouvernements nationaux, ainsi que du point de vue de l'opinion publique. J'ai insisté sur ce point lors de l'audition précédente : les enquêtes d'opinion récente et les eurobaromètres évaluent à 53 % le soutien des Européens interrogés sur l'élargissement à un certain nombre de nouveaux pays membres, dont le vôtre. En France, ce taux est de 35 %, donc beaucoup plus bas.

La question qui se pose est celle du discours politique, des arguments en faveur de l'adhésion de nouveaux pays, notamment le vôtre, et de l'appropriation démocratique de cette future échelle d'une Union européenne élargie.

M. Luká Macek. - Je reviens sur la question de l'opinion publique vue depuis votre pays. Pourriez-vous nous donner votre sentiment sur l'état du consensus national autour de la question européenne en Moldavie, à l'échelle de votre scène politique ? Dans la mesure où celui-ci n'est peut-être pas parfait, quelles sont les initiatives en la matière ? La majorité actuelle est-elle en mesure de faire un pas ? Comment peut-elle entraîner une partie au moins de l'opposition dans cette dynamique ?

Il me semble toujours problématique pour l'Union européenne d'envisager l'adhésion d'un pays où une alternance politique éventuelle pourrait remettre en cause son ancrage fondamental dans la direction européenne.

Par ailleurs, les dirigeants actuels, encore au printemps, affirmaient une volonté d'adhésion à l'Union européenne mais non à l'OTAN, souhaitant demeurer un pays neutre. Je suis personnellement très sceptique sur la capacité de l'Union européenne à faire adhérer des pays qui ne sont géographiquement pas très loin de la Russie sans qu'ils acceptent la garantie de sécurité que représente l'OTAN - en tout cas en l'état actuel. Est-ce tenable selon vous ? Certains pays sont très attachés à leur neutralité dans l'Union européenne, mais deux sur quatre y ont renoncé - et non des moindres. Or, j'ai cru comprendre qu'une bonne partie de l'opinion publique moldave est assez attachée à l'idée de ne pas demander à adhérer à l'OTAN. Comment envisagez-vous ces questions ?

M. Florent Marciacq. - L'émigration a touché de façon massive la Moldavie - un quart de la population en moins, je crois. Le nouveau souffle européen et les perspectives d'adhésion offertes à la Moldavie se sont-ils traduits par le retour des forces vives du pays ? Comment est-ce vécu ?

Par ailleurs, on n'a pas parlé de la Transnistrie. Comment abordez-vous ce sujet ? On peut parler de réforme, et préparer la Moldavie, mais la situation de la Transnistrie est l'obstacle majeur, en tant que tel, à l'adhésion effective. On pense à Chypre mais, au-delà, dans les Balkans, toutes les questions de souveraineté contestées irritent et dévoient assez facilement les processus d'adhésion. Quelle est votre stratégie pour coupler ces deux problématiques, celle de l'adhésion et celle de la résolution de ce conflit ?

Enfin, votre trio avec l'Ukraine et la Géorgie s'est efforcé, avec un certain succès, de se dissocier du partenariat oriental pour mettre les perspectives d'adhésion sur la table. Ce format de solidarité continue-t-il d'exister ?

La Moldavie reste assez proche de l'Ukraine dans la façon de présenter son processus. Pensez-vous à vous disjoindre de l'Ukraine à un moment, ou chercherez-vous des alliés pour peser sur les débats au sein de l'Union européenne et dans les capitales ?

Mme Eleonora Poli. - Je me pose la même question que M. Marciacq à propos de votre lien avec l'Ukraine dans ce processus d'adhésion.

Que pensez-vous du rôle de la CPE pour relever des défis communs ? Pensez-vous qu'il s'agisse d'une sorte de salle d'attente pour l'élargissement ? Cette communauté pourrait-elle aider dans le chemin de l'intégration et de l'élargissement ?

Mme Corina Cãlugãru. - La Moldavie est un pays francophone, le seul qui, sous l'Union soviétique, ayant une langue d'origine latine, utilisa l'alphabet cyrillique. Quand nous avons obtenu l'indépendance, nous sommes revenus à l'alphabet latin.

Cette année, la majorité politique a pris la responsabilité de réviser et d'adopter toutes les modifications législatives en vue d'intégrer la langue roumaine partout dans la Constitution et la législation, la langue russe demeurant une langue de communication interethnique du fait de l'existence de plusieurs minorités en Moldavie.

Il est très important de rappeler que la Moldavie a réussi à construire un modèle très pacifique de vivre ensemble s'adressant à plusieurs minorités et plusieurs ethnies. C'est aussi grâce à ce modèle que les réfugiés ukrainiens, qui sont 80 000, soit 3 % de notre population, vivent et sont acceptés dans un esprit très responsable.

Nous avons prêté la plus grande attention au rapport des Sages demandé par les ministres allemand et français sur l'élargissement. Il est encourageant pour la Moldavie que Berlin et Paris entament les discussions sur l'élargissement. Pour nous, il est clair que la Moldavie ne peut exister seule. Elle a besoin d'un partenariat avec l'Union européenne. L'objectif de transformer le pays et d'être membre de l'Union européenne a été arrêté il y a plusieurs années. Aucun parti politique ne peut l'abandonner. L'adhésion a en fait commencé par l'accord d'association. Le régime des visas est libéralisé depuis 2014 et s'est accompagné de l'accord de libre-échange. Aujourd'hui, les exportations ne se font plus seulement vers l'Est, mais aussi vers l'Ouest.

L'accord de libre-échange comporte aussi des conditionnalités pour les agents économiques de Transnistrie. Aujourd'hui, 80 % des exportations de la région vont vers les pays de l'Union européenne. Dans notre cas, l'adhésion à l'Union européenne se fait déjà progressivement. On espère maintenant que plusieurs chapitres vont s'ouvrir avec l'accélération du processus d'adhésion.

L'opinion publique est diversifiée et il est important d'introduire de nouveaux arguments positifs en faveur de la Moldavie. La Moldavie ne demande pas à être simplement membre mais à être acceptée et elle souhaite devenir un membre sur lequel on puisse compter.

Déjà, la Moldavie contribue à l'Union européenne en assurant la sécurité régionale à la frontière avec l'Ukraine et la Roumanie. Il est compliqué pour un pays qui n'a pas investi dans son armée pendant 30 ans d'avoir d'un côté une frontière avec l'Ukraine, de l'autre le conflit transnistrien avec une présence militaire russe, tout en assurant la protection de la frontière avec la Roumanie, membre de l'Union européenne et de l'OTAN. En ce sens, la mission Frontex nous aide pour assurer la sécurité.

Nous avons eu depuis deux ans des exercices communs avec des pays membres de l'Union européenne, par exemple, à l'occasion de l'organisation du sommet de la communauté politique européenne (CPE).

Dans cet esprit, il est clair que l'intégration européenne et l'élargissement se jouent aussi dans les pays membres de l'Union européenne. C'est notre responsabilité commune d'être ouverts, d'avoir des débats publics et d'expliquer qu'on n'est pas là pour affaiblir l'Union européenne mais, au contraire, pour faire en sorte qu'elle soit plus forte.

Nous comptons un million de Moldaves à l'étranger. La plupart vivent dans les pays membres de l'Union européenne, dont la France. Ils contribuent donc déjà aux valeurs européennes.

En Moldavie, l'opinion publique est assez mobilisée. Le 17 mai, nous avons organisé un grand rassemblement pour soutenir l'objectif de l'intégration. Cette manifestation a été suivie également dans plusieurs capitales membres de l'Union européenne et par la diaspora à Paris. Il est clair pour tous que le pays ne peut se transformer qu'en étant membre d'une organisation forte et solide.

S'agissant de l'OTAN, l'opinion publique moldave est très attachée au fait que nous soyons un pays neutre, position confirmée par la Constitution. La guerre en Ukraine et les dernières évolutions ont fait fléchir l'opinion publique, mais on ne peut encore dire si l'on va demeurer sous ce statut ou en choisir un autre.

La réforme des structures de sécurité apparaît comme une nécessité. On a commencé à discuter de la réforme de l'armée l'an dernier. Depuis, beaucoup de choses se sont passées. C'est dans cet esprit que s'inscrit la coopération dans le domaine militaire entre la Moldavie et la France.

Nous n'avions eu aucun contact dans ce domaine pendant 30 ans. En novembre de l'année passée, notre ministre de la défense est venu à Paris. Le 25 septembre, Sébastien Lecornu s'est déplacé à Chi?inãu, et un accord de coopération va être signé dans le domaine militaire. Cela démontre que la Moldavie change d'optique, mais cela prendra du temps.

Le sujet de la migration est très difficile. Des millions de Moldaves vivent à l'étranger. Va-t-on réussir à les convaincre de revenir en Moldavie ou doit-on se concentrer sur ceux qui y vivent afin qu'ils y restent ? Tous les investissements et la transformation économique de la Moldavie vont permettre aux Moldaves de demeurer en Moldavie pour contribuer au développement du pays de l'intérieur. Il existe des signes de retour. De nouveaux programmes encouragent la diaspora à investir en Moldavie. La transformation économique du pays va aussi rassurer les Moldaves afin qu'ils restent dans le pays.

Quant au conflit avec la Transnistrie, il est important pour la Moldavie d'obtenir un règlement pacifique et la réintégration de la Transnistrie. C'est aujourd'hui un obstacle, mais le dialogue entre Chi?inãu et Tiraspol existe. L'accord de libre-échange a déjà rapproché les deux parties.

Plusieurs projets de l'Union européenne sont mis en oeuvre dans la région. L'idée était que l'adhésion à l'Union européenne rendrait les choses plus solides. Il n'y a pas de conflit entre les populations. On espère que la fin de la guerre en Ukraine entraînera une solution positive pour la Transnistrie et la Moldavie tout entière.

S'agissant du partenariat oriental, on a jusqu'à maintenant bénéficié de plusieurs projets. Je crois que les objectifs ont été atteints. La Moldavie et l'Ukraine ont obtenu le statut de candidat à l'Union européenne, mais plusieurs transformations ont eu lieu grâce au projet de partenariat oriental. Si on lance les négociations d'adhésion, il est clair que ce format devrait évoluer. Pour l'instant, les projets seront mis en oeuvre jusqu'en 2027.

Quant au trio Ukraine-Géorgie-Moldavie, il demeure. Nous sommes très solidaires de l'Ukraine et de tout ce qui touche à la sécurité.

La CPE n'est pas pour nous une salle d'attente. La plateforme nous permet un dialogue concret et immédiat. Les résultats prendront du temps, mais l'avancée sur l'itinérance est un progrès. Nous avons reçu un grand soutien de la France. Il s'agit pour nous d'une plateforme très concrète qui va nous servir d'appui pour la prise de décisions.

Mme Marta de Cidrac. - Madame l'Ambassadrice, ma première question concerne le peuple moldave. M. Giuliani disait que l'adhésion ne peut se faire sans les peuples. On sait que beaucoup de vos concitoyens sont également Roumains, et donc déjà Européens. Qu'attend cette population de l'adhésion à l'Union européenne ?

Deuxièmement, vous avez évoqué la diaspora moldave au sein de l'Union européenne, sans parler de celle qui est en Russie. Quelle est leur opinion, au regard de la guerre en Ukraine ? Quelle est leur influence sur l'opinion publique moldave ?

M. Didier Marie. - Madame l'Ambassadrice, pouvez-vous nous donner des éléments d'information sur la situation en Gagaouzie ?

Pouvez-vous par ailleurs nous préciser l'influence de la Russie dans le pays ? Le positionnement des oligarques qui se sont exilés reste-t-il une menace pour l'équilibre politique du pays ?

Enfin, combien de temps vous donnez-vous pour adhérer à l'Union européenne ?

M. Alain Cadec. - Madame l'Ambassadrice, comment la Moldavie pense-t-elle régler le conflit en Transnistrie, majoritairement peuplée de russophones - un gros tiers ? Cette région représente assurément une difficulté pour l'intégration à l'Union européenne.

M. Claude Kern. - Madame l'Ambassadrice, ma question sur les conflits gelés a été abordée. Nous aurons l'occasion d'en discuter prochainement. Je ne m'étendrai donc pas sur ce point.

Parmi les différentes réformes législatives mises en oeuvre, où en êtes-vous de la réforme de la justice, du processus de recrutement et de la garantie d'indépendance des juges ?

M. André Reichardt. - Madame l'Ambassadrice, mon interrogation, un peu provocatrice, concerne l'accueil manifesté par la population moldave à la candidature au sein de l'Union européenne.

Environ 50 % de la population a d'ores et déjà un passeport européen, roumain, cela a été dit. Au Nord-Est, on trouve la Transnistrie russophone. Dans le Sud, la Gagaousie est plutôt russophone, puisqu'elle a déclaré son autonomie, mais moins que la Transnistrie. Quelle peut être, dans ces conditions, la volonté véritable de la population moldave d'intégrer l'Union européenne ?

Mme Corina Cãlugãru. - La diaspora compte un million de Moldaves dans les pays de l'Union européenne et en Russie. Ces personnes restent des citoyens moldaves.

La diaspora, lors des élections de 2021, a voté en faveur de la démocratisation et de la transformation du pays. Le vote de la diaspora a eu un impact sur le résultat final des élections en Moldavie. Il est très clair que la plupart des citoyens adhèrent toujours au projet national d'intégrer l'Union européenne.

La diaspora compte énormément, mais il existe en Moldavie différentes opinions. La Moldavie a construit un modèle pacifique de coexistence entre plusieurs ethnies et la plupart des citoyens ont fait leur choix en soutenant le changement du pays et le rapprochement avec l'Union européenne.

Il est vrai que la Moldavie englobe la Transnistrie et l'unité territoriale de Gagaouzie, où nous avons eu cette année l'élection du gouverneur. On a constaté que plusieurs personnes ont subi des pressions. Une enquête est en cours, et la présidente n'a pas encore signé le décret présidentiel pour la nomination du gouverneur. Les citoyens ont cependant pu s'exprimer librement et de façon transparente.

Pour ce qui est de l'influence de la Russie, nous avons eu en novembre des élections locales. Pour la Moldavie, la guerre n'est pas seulement à sa frontière : il s'agit aussi d'une guerre hybride, avec une désinformation et une propagande constante à l'intérieur. Ainsi, 80 % des médias télévisuels, jusqu'à l'année passée, étaient retransmis de Russie.

À la fin de l'année dernière, grâce aux modifications législatives et aux décisions prises par le Conseil de l'audiovisuel, six chaînes russes retransmises en Moldavie ont été suspendues. À la suite des dernières décisions de la commission sur les situations exceptionnelles en Moldavie, plusieurs chaînes ont été suspendues temporairement sur notre territoire.

Il est très compliqué de faire face à toute la désinformation. Pour la Moldavie, le code audiovisuel prévoit seulement le contrôle des médias classiques - presse écrite, télévision et radio, à l'exception des médias en ligne.

Les autorités ont pris l'initiative de créer un centre de communication stratégique, qui vient de nommer son nouveau directeur. C'est l'un des éléments sur lesquels nous allons travailler avec la France, en tenant compte de toute l'expertise qui a déjà été mise en oeuvre.

Lutter contre la désinformation reste un défi constant et très préoccupant, mais nous avons pu développer plusieurs outils pour y faire face.

Comme vous le savez, le Parlement compte deux partis d'opposition, le parti socialiste et le parti ?or, qui a été déclaré inconstitutionnel. Son président, qui a été convaincu de fraude bancaire, se trouve en Israël. Les autorités ont demandé son extradition. Cette opposition a le droit de s'exprimer, mais elle présente plusieurs aspects inquiétants pour les autorités.

S'agissant du conflit en Transnistrie, les autorités se sont toujours attachées à la recherche d'une solution pacifique dans le format 5+2. Celui-ci ne peut se réunir compte tenu du fait que deux parties sont belligérantes. Ce n'est cependant pas un conflit entre les populations. Par exemple, les écoles restent sous notre administration. Certaines personnes travaillent d'un côté, mais habitent de l'autre. Plusieurs citoyens de la région ont aussi la citoyenneté roumaine.

Le projet de transformation du pays et le fait de vivre en paix sont le choix de la population, sans distinction entre l'unité territoriale de Gagaouzie ou la Transnistrie. Nous avons tous des relations avec les deux régions, qui sont notre territoire, notre pays.

Je crois qu'il est sage d'éviter toute distinction entre les territoires, car la Moldavie doit être intégrée dans son ensemble. C'est un processus graduel, qui a commencé. Lorsqu'on a négocié l'accord de coopération économique avec l'Union européenne, on n'a pas pensé uniquement à Chi?inãu, mais aussi à la Transnistrie.

Les citoyens de Transnistrie qui ont un passeport moldave voyagent aujourd'hui en Europe ou dans les autres pays. Grâce à la diplomatie et au dialogue, on peut parvenir à résoudre le conflit sans que cela ne constitue un souci pour nous, les partenaires, la France ou l'Union européenne.

La réforme de la justice et la lutte contre la corruption restent la priorité de la présidente, du nouveau gouvernement et du Parlement.

Nous avons attendu dix ans pour changer la Constitution. La nomination des magistrats au Conseil supérieur de la magistrature a pris plusieurs années, mais a été possible grâce au partenariat oriental, au soutien de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Grâce à cette modification, la Moldavie a adopté le système de pre-vetting, qui permet de vérifier la situation de tous les candidats au Conseil supérieur de la magistrature et qui fonctionne.

La guerre a accéléré les choses et on a compris qu'il fallait avancer le plus rapidement possible pour conserver nos valeurs et échapper à la guerre.

Il est normal que différentes opinions s'expriment, mais il est de notre rôle de convaincre toute la population car tous souhaitent aujourd'hui une meilleure situation. Le soutien politique et diplomatique à la Moldavie est sans précédent. Nous n'avons jamais reçu un tel soutien de la France. Il est très important de transformer ce soutien en actions concrètes pour que la population comprenne ce que signifie le rapprochement avec l'Union européenne.

C'est pourquoi nous sommes très reconnaissants envers la France pour l'aide qu'elle nous a apportée au sujet des frais d'itinérance ; nous demandons aussi la reconnaissance du permis de conduire moldave pour les citoyens moldaves qui travaillent temporairement ou voyagent en Europe et en France. C'est grâce à des éléments concrets qu'on pourra faire adhérer graduellement la Moldavie à l'Union européenne.

En combien de temps ? Je ne peux donner de date précise. Sur le plan politique, plusieurs opinions s'opposent. En tant que juriste et économiste, je reste optimiste en pensant que les choses devraient se faire le plus rapidement possible. Les Moldaves seront fiers de transformer le pays pour qu'il devienne membre de l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - Je suis heureux que notre commission ait pu contribuer à faciliter votre accès à l'itinérance.

Je pense aussi que l'engagement de votre présidente est important. Je l'ai rencontrée plusieurs fois : sa volonté et sa ténacité sont encourageantes pour le futur !

Nous allons à présent entendre M. l'ambassadeur de Géorgie en France.

Monsieur l'Ambassadeur, nous avons souhaité faire le point sur la perspective européenne de votre pays. La Commission européenne, dans son rapport publié le 8 novembre dernier, recommande en effet au Conseil européen de lui reconnaître le statut de candidat et il devrait se prononcer lors de sa prochaine réunion mi-décembre.

Ardent militant de la cause européenne de votre pays, vous maîtrisez parfaitement notre langue et notre culture puisque vous avez grandi en France. Vous connaissez les liens anciens d'amitié qui unissent le Sénat et la Géorgie. Nous avons reçu cette année la présidente de la commission de l'intégration européenne du Parlement géorgien, Mme Maka Bochorishvili, également francophone, ainsi que le président de la commission des affaires étrangères de votre Parlement, M. Nikoloz Samkharadze.

Dans son rapport, la Commission européenne souligne que la Géorgie a intensifié ses réformes pour se rapprocher de l'Union européenne, notamment dans les domaines de l'égalité des sexes, et de la lutte contre les violences à l'égard des femmes et la criminalité organisée. Aussi la Commission recommande-t-elle de lui accorder officiellement le statut de pays candidat, sous certaines conditions.

Permettez-moi d'insister sur l'importance pour votre pays de démontrer son attachement profond et stable aux valeurs de l'Union européenne et l'effectivité de l'État de droit, dans une période où la polarisation politique semble importante, avant les élections législatives de l'an prochain.

Monsieur l'Ambassadeur, vous avez la parole.

M. Gocha Javakhishvili. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, c'est un honneur de me présenter devant vous pour résumer le parcours européen de mon pays et vous exposer ses aspirations à devenir, à terme, membre de la famille européenne.

Nous vivons dans une époque extrêmement mouvementée. Le monde entier et l'architecture de la sécurité internationale sont en train d'être remodelés, et la table ronde d'aujourd'hui, qui fait suite aux discussions informelles sur l'avenir de l'Europe, lancées à Grenade en octobre, arrive à point nommé.

Je dirais même que ces discussions sont indispensables. Dans cette optique, c'est un honneur pour moi de contribuer à ce processus au nom de la Géorgie, qui aspire à devenir européenne.

L'Union européenne se trouve à un tournant critique amenant à une refonte de son rôle en tant qu'acteur mondial, en réponse au changement drastique du contexte géopolitique de la région, dû à la guerre de la Russie contre l'Ukraine. Les Géorgiens sont d'autant mieux placés pour comprendre l'atrocité de cette guerre et dénoncer son injustice que nous avons malheureusement connu cette situation en août 2008.

Nous sommes également très soucieux que l'Ukraine gagne cette guerre, parce que nous connaissons le résultat des conflits gelés, qui renforcent surtout la Russie dans ses positions. La mobilisation de la solidarité internationale est donc importante pour ne pas laisser l'Ukraine seule.

Les changements géopolitiques accélérés ont démontré la nécessité absolue de consolider l'ensemble pour réaliser une Union européenne plus forte. Le futur élargissement, qui connaît actuellement un élan remarquable, est une réponse stratégique puissante à cet égard.

L'un des plus grands pouvoirs de transformation de l'Union européenne a toujours été l'outil de l'élargissement, qui comporte un fort potentiel de promotion et d'expansion des valeurs et des normes démocratiques.

Il ne fait aucun doute que cela apportera une plus grande résilience à nos pays, individuellement et collectivement, en renforçant ainsi l'Union européenne en tant qu'acteur mondial.

La Géorgie a toujours été et restera un des alliés sécuritaires les plus fiables de l'Union européenne, rempart de paix et de stabilité régionale, de développement démocratique et de coopération, servant de lien crucial dans la politique d'ouverture au monde de l'Union européenne et concourant à l'approvisionnement en énergies alternatives et en couloirs de transport.

Comme l'a témoigné le chemin emprunté jusqu'ici, chaque vague d'élargissement est précédée d'ajustements institutionnels pertinents qui ont renforcé l'Union européenne.

La Géorgie, en tant que membre de l'actuel groupe d'élargissement, est très intéressée par la réalisation d'un juste équilibre entre une Union élargie et une Union qui fonctionne efficacement.

Comme vous le savez, la Géorgie a investi des efforts considérables dans la réforme des principaux cadres politiques et juridiques et dans la mise en place de nouvelles institutions, conformément aux engagements pris dans le cadre des accords d'association et de libre-échange et des douze recommandations de la Commission européenne - que nous appelons parfois affectueusement « les douze commandements de l'Union européenne », auxquels nous essayons de répondre.

Alors que le rapprochement juridique et sectoriel de la Géorgie avec l'Union européenne se poursuit à grande vitesse, et en gardant à l'esprit que le concept d'une intégration progressive semble être la voie la plus sûre par rapport à l'élargissement, nous aimerions appeler à l'élaboration de programmes concrets d'intégration progressive dans l'Union européenne, qui garantiront une synchronisation du processus menant à une adhésion complète.

Nous ne voulons pas seulement réaliser des réformes démocratiques pour cocher les cases des recommandations et des conseils que nous recevons de nos partenaires européens. Nous souhaitons également nous doter d'un pays foncièrement démocratique et fidèle aux valeurs européennes, l'objectif étant naturellement d'adhérer à terme à l'Union européenne. Pour nous, comme vous l'aurez compris, c'est une question sécuritaire, mais également salutaire dans le contexte géopolitique dans lequel nous nous trouvons.

Il nous faut pouvoir disposer non seulement de cette stabilité politique en demeurant vigilant pour garder ce cap d'intégration de la politique européenne, mais également réaliser des réformes économiques nous permettant de bénéficier d'une économie stable afin de répondre aux exigences et aux critères de convergence nécessaires pour être membre de l'Union européenne.

Les Géorgiens sont réalistes. Nous savons que ce n'est pas demain la veille, même avec le statut de candidat, que nous adhérerons à part entière à l'Union européenne, mais maintenir la population sur cette voie est une très bonne chose. C'est aussi un signal envoyé à la Russie.

Accorder le statut de candidat et travailler sur l'élargissement à la troïka et aux pays des Balkans signifie que l'Europe s'intéresse à ces régions. La mer Noire est une zone géopolitique très importante pour l'Union européenne, certains grands pays prétendant jusqu'à présent être les seuls maîtres de son bassin.

Reporter aujourd'hui les échéances de quelques années pourrait constituer par ailleurs un signal très négatif. Ce serait abandonner la Géorgie à la Russie et laisser cette dernière en faire ce qu'elle veut.

M. Jean-François Rapin, président. - La parole est aux experts.

M. Jean-Dominique Giuliani. - Monsieur l'Ambassadeur, je connais bien votre pays, et je sais que le choix de l'Europe est un choix du peuple. Est-ce le choix de toutes les élites ? Je pense aux oligarques, et à l'un d'entre eux en particulier. Est-il un frein à ce rapprochement avec l'Union européenne ?

Je disais tout à l'heure combien le rapprochement avec l'Europe modèle la transformation des pays. C'est pourquoi il faut donner un signal pour aider à cette transformation en cours.

Ma dernière remarque s'adresse davantage à mes compatriotes français : je considère qu'en 2008, mon pays, la France - ainsi que l'Allemagne -, a commis une grave erreur à Bucarest en fermant à la Géorgie la porte de l'adhésion à l'OTAN. Quatre mois plus tard, une partie de votre pays a été occupée. Les trois pays dont nous avons parlé ce matin sont partiellement occupés par la Russie. Il est temps, comme vous le disiez, d'envoyer un signal attestant que nous refusons cette politique d'agression impérialiste, expansionniste et révisionniste.

M. Thierry Chopin. - Monsieur l'Ambassadeur, en écho à ce qui vient d'être dit par Jean-Dominique Giuliani, j'aimerais insister sur vos propos soulignant la géopolitisation de l'Europe et de l'élargissement comme réponses stratégiques dans une dimension sécuritaire. C'est un élément fondamental, et je suis plutôt d'accord avec cette approche.

Ce qui est intéressant et qui pose question au public français, c'est le fait que l'élargissement, en tant qu'élément de la puissance européenne, est assez orthogonal avec une position française traditionnelle qui perçoit l'élargissement comme opposé à un approfondissement politique ou géopolitique. Comment lever cette difficulté, qui constitue un obstacle important pour favoriser l'appropriation de la perspective de l'adhésion, à terme, d'un pays comme la Géorgie à l'Union européenne ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la perspective d'une adhésion progressive en vue d'une adhésion complète à l'Union européenne et mis l'accent sur l'importance de programmes concrets, mais vous n'avez pas mentionné lesquels. Quels seraient pour vous les programmes concrets qui seraient jugés prioritaires par votre pays dans les domaines économique, politique et stratégique ?

M. Luká Macek. - Monsieur l'Ambassadeur, les médias ont essentiellement retenu la recommandation de la Commission européenne au sujet de l'élargissement concernant la Géorgie, mais il s'agit d'une recommandation conditionnelle. Par ailleurs, il m'a semblé, en écoutant la présidente de la Commission expliquer aux journalistes cette décision, qui était en partie considérée comme une relative surprise, qu'elle a très largement souligné le fait que cette recommandation était une façon de reconnaître l'engagement européen du peuple géorgien, sans que ce soit une caution donnée à son gouvernement.

Je rejoins la question qui a déjà été posée en appuyant sur ce point qui me semble constituer une spécificité de la Géorgie par rapport aux deux autres pays qui font l'objet de la table ronde d'aujourd'hui.

Je voulais aussi poser la même question que Thierry Chopin en vous demandant quelles pourraient être les premières pierres d'une adhésion graduelle de la Géorgie à l'Union européenne. Quels sont les gestes symboliques forts que le gouvernement est prêt à faire pour donner un certain nombre de gages de sa volonté de réduire l'écart perçu par beaucoup d'observateurs entre l'opinion publique et le gouvernement ?

M. Florent Marciacq. - Monsieur l'Ambassadeur, l'Union européenne a parfois fait montre, pour des motifs géopolitiques, d'une certaine complaisance en matière de soutien à des élites parfois très douteuses, comme au Monténégro. C'est également le cas aujourd'hui en Serbie, où l'on ferme les yeux sur certaines choses.

Les réactions de la société civile de ces pays nous apprennent que certaines forces demandent de sanctionner les élites quand elles ne s'engagent pas favorablement plutôt que d'espérer qu'une politique d'apaisement se traduise par de bons résultats. Que pensez-vous de l'idée de réversibilité dans les réformes du processus d'adhésion ? La réversibilité existe déjà dans les faits, mais devrait-elle selon vous être plus appliquée, quitte à sanctionner des États dont les élites sont plutôt partagées ?

Deuxièmement, le processus relève plus de la cooptation par les États membres que de la convergence. Cela aide d'avoir des parrains ou des amis. On comprend que nos amis ukrainiens ont de forts soutiens dans les pays baltes, en Europe centrale et orientale. La Moldavie en compte d'autres en Roumanie et en France. Quel serait l'allié le plus influent de la Géorgie que vous pourriez cibler au sein de l'Union européenne ?

Enfin, l'intégration européenne repose sur les valeurs, la population, l'engagement, mais c'est également un projet politique. Quelle est votre vision du projet politique européen ? Est-ce pour vous quelque chose qui relève du fédéralisme, d'une forme de souverainisme des nations, d'un grand marché ?

Mme Eleonora Poli. - Monsieur l'Ambassadeur, la Géorgie demande depuis de nombreuses années à s'intégrer dans l'Union européenne par le biais de nombreux accords. Son adhésion lui permettrait-elle de jouer un rôle important dans la région du Caucase et d'aboutir à une résolution des conflits ? Pensez-vous que votre adhésion permettrait de renforcer l'ambition pour cette région ?

M. Gocha Javakhishvili. - Monsieur Giuliani, l'intégration européenne est un choix de la population géorgienne. Encore récemment, les sondages ont montré que 87 % de la population soutient fermement l'intégration européenne.

C'est le gouvernement et le parlement qui l'ont inscrit dans la Constitution, et c'était la volonté du peuple de garantir cet axe de la politique étrangère. La Constitution stipule que la priorité de la politique étrangère de la Géorgie est l'intégration européenne et euro-atlantique.

Il faut prendre cela comme une demande de toute la population. Le parti politique qui arrivera au pouvoir, quel qu'il soit, sera à l'écoute du peuple et ne pourra dévier de ce principe inscrit dans la Constitution. Rien ne peut mobiliser autant la population que l'avenir européen et le fait de réaffirmer son attachement et sa fidélité à la politique européenne de la Géorgie.

Est-ce également le choix des élites politique ? En tant qu'ambassadeur, je peux vous dire qu'à aucun moment je n'ai eu de recommandations ou de conseils pour m'abstenir en matière de politique européenne ou concernant le soutien à l'Ukraine. Je ne serais plus ambassadeur si l'on m'avait demandé de soutenir des décisions pro-russes ou de m'abstenir de toute critique à l'égard de la Russie.

Vous ne trouverez aucune décision ou résolution de ce type dans le cadre bilatéral, multilatéral, au Conseil de l'Europe, à l'OSCE, ou à l'OCDE, dont nous ne sommes que membres observateurs. La Géorgie a toujours soutenu l'Ukraine. Elle s'est alignée sur ses partenaires européens et a toujours voté contre la Russie.

D'ailleurs, la Géorgie a été l'un des initiateurs du mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale de La Haye en vue d'arrêter M. Poutine pour ses crimes. Un pays pro-russe n'oserait pas faire cela.

On peut parler d'une certaine réticence ou même de prudence, qui peut parfois être interprétée comme extrême par rapport à la Russie. Ce gouvernement dit qu'il faut le comprendre parce qu'il a la charge de diriger un pays qui a connu la guerre. Tout en restant compréhensifs, nous connaissons le contexte géopolitique. Ce n'est pas un reproche adressé à la communauté internationale, mais on dit parfois que si une telle mobilisation de la communauté internationale était intervenue en août 2008, la Crimée et l'Ukraine n'auraient peut-être pas connu ce qu'elles ont connu.

La Géorgie, qui ne bénéficie pour l'instant d'aucune protection de l'OTAN ou de l'Union européenne, est tributaire de sa situation géographique. Le gouvernement pense qu'il faut pratiquer une politique de prudence pour ne pas tomber dans le piège des provocations russes répétées.

Il y en a tous les jours. Récemment, l'un de nos citoyens a été tué par les forces d'occupation parce qu'il essayait d'ouvrir la porte d'une église, qu'ils avaient condamnée. Il a voulu allumer un cierge pour une fête religieuse, et il a été abattu sauvagement.

Nous avons la volonté de préserver la stabilité du pays, de développer une économie nationale, tout en respectant les sanctions internationales. Le Gouvernement demande à ses partenaires d'être plus compréhensifs, la Géorgie n'ayant pas introduit elle-même de sanctions contre la Russie. Ces sanctions ne porteraient aucun coup à l'économie nationale russe, mais l'inverse risque d'étouffer celle de notre pays.

C'est toujours dans la perspective d'adhérer à l'Union européenne que nous avançons par petits pas. Nous sommes conscients que l'Europe n'a pas besoin d'une nouvelle guerre dans la région. Nous essayons donc toujours, en partenariat avec les Européens, de dépasser cette étape très tendue, tout en maintenant cette stabilité et en restant fidèles à nos engagements par rapport à l'Europe.

L'élargissement que nous entendons, c'est en effet l'élargissement géopolitique. Les Européens, comme souvent dans le passé, doivent prendre des décisions sages et clairvoyantes, tout en gardant en tête les leçons du passé. D'où viennent la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine ? Dans quelle situation nous trouvons-nous et quelles seraient les conséquences du refus ou de l'acceptation de ces pays au sein de l'Union européenne ?

Ce n'est peut-être pas le meilleur parallèle mais, lorsque l'Union européenne a accepté l'entrée du Portugal, de la Grèce et de l'Espagne pour sauver ces pays d'une dictature, ceux-ci ne satisfaisaient pas non plus aux fameux critères de convergence. Il fallait donc prendre des décisions politiques.

Je suis conscient que je parle de pays éminemment européens mais, aujourd'hui, la question se pose de tenir compte de ce contexte géopolitique et de prendre conscience que les hommes et les femmes politiques européens auront à décider du destin des pays et des nations qui se considèrent comme membres de cette famille. C'est souvent en France qu'on entend poser la question : la Géorgie est-il un pays européen ou non ? En Géorgie, la question ne se pose même pas. Bien sûr que nous sommes de culture européenne !

Quel espace géographique pourrait prétendre appartenir à l'Europe ? Paul Valéry a dit que tout pays qui prétendrait appartenir à l'Europe devrait avoir subi l'influence de la culture gréco-romaine, de la religion chrétienne et les traditions démocratiques. La Géorgie rentre parfaitement dans ces trois critères, et je pense que nos prétentions sont justifiées lorsque nous considérons être un pays européen.

Cette politique sera un outil de l'Union européenne pour s'affirmer davantage en tant que puissance politique dans ce monde chaotique et plein de défis. Vous m'avez demandé quels étaient les programmes prioritaires. La Géorgie est consciente de ce qu'elle a aujourd'hui et aimerait se doter d'un système judiciaire irréprochable, plus libre, adopter des réformes démocratiques qui la doteraient d'outils de développement. Nous avons déjà une politique économique très attractive.

La Géorgie est dans les classements internationaux parmi les premiers pays qui remportent des succès dans la lutte contre la corruption et la réduction de la bureaucratie. Elle est parmi les tout premiers pays à attirer les investissements et à créer des conditions très favorables. Nous sommes le premier pays à afficher une transparence budgétaire et parmi les cinq premiers où faire des affaires est le plus facile. Enregistrer une entreprise ne demande que quelques heures. Il existe également des avantages fiscaux pour les investissements étrangers.

La Géorgie n'entend pas adhérer puis poser des problèmes au sein de l'Union européenne. La Géorgie essaye d'être un partenaire digne et de proposer des avantages. L'Union européenne ne se fera pas à sens unique.

Encore une fois, nous arrivons avec un pacte d'engagement. Nous sommes un peuple responsable. Nous n'avons pas simplement une forte envie d'adhérer à l'Union européenne : nous savons qu'il y a derrière des engagements à respecter, des difficultés qui compliqueront la vie quotidienne, que ce soit au niveau législatif ou au niveau de l'exécutif, mais nous savons que cela vaut la peine de faire partie de cette famille.

Traditionnellement, ce sont les pays baltes et la Pologne qui ont été la locomotive de la Géorgie. Aujourd'hui, l'Allemagne et la Hongrie soutiennent la Géorgie dans cette marche vers l'Union européenne. Nous avons aussi de très bonnes relations avec d'autres pays de l'Union.

L'Union européenne s'intéresse de plus en plus au Caucase du Sud. La Géorgie, qui a d'excellentes relations avec ses voisins, a déjà joué un rôle positif dans la stabilisation de la région. À l'avenir, l'Union européenne devrait prendre en main le destin de cette région.

La Géorgie ne soutient pas le format 3+3, où l'Iran, la Turquie et la Russie décident du sort de la région. Ce n'est pas dans l'intérêt de la Géorgie. Nous ne voulons pas participer à ce format de négociation, mais nous en appelons à l'Union européenne et à la France en particulier, qui a présidé le groupe de Minsk, et les assurons de pouvoir compter sur notre soutien. Un format alternatif exclurait la participation des forces occidentales dans la résolution du conflit du Haut-Karabagh, alors que la Géorgie a du potentiel pour servir de plateforme de négociations.

Il y a moins d'un mois, la Géorgie accueillait la conférence des nouvelles routes de la soie. Les dirigeants de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan étaient en Géorgie.

Chacun a confirmé sa volonté de poursuivre les négociations de paix. Si la paix revient dans cette région sous l'égide de l'Union européenne, la Géorgie sera ravie d'y contribuer.

M. Jean-François Rapin, président. - La parole est aux commissaires.

Mme Marta de Cidrac. - Monsieur l'Ambassadeur, quelle est votre relation avec la Turquie qui, on l'oublie parfois, est encore candidate ?

M. Didier Marie. - Monsieur l'Ambassadeur, le prérequis principal à l'élargissement est le respect de l'État de droit. Pouvez-vous nous dire, au-delà de la lutte contre la corruption, ce qu'il en est de l'indépendance de la justice, de la fiabilité des processus électoraux, de la liberté des médias ?

Par ailleurs, l'un de nos experts a évoqué le poids des oligarques dans le pays. Sont-ils des freins au rapprochement avec l'Union européenne ?

M. Michaël Weber. - Monsieur l'Ambassadeur, j'ai le sentiment que notre débat est celui de l'archipélisation territoriale, puisque 20 % du territoire de la Géorgie pose question. Quel impact réel cela a-t-il sur les négociations ? En quoi cela permet-il à la présidente et au gouvernement en place de parler d'une seule voix au nom de la population, 80 % des citoyens de votre pays étant favorables à une adhésion ?

Enfin, il a été question de l'adhésion de la Finlande à l'OTAN il y a quelques mois. Vous vous êtes déjà exprimé à ce sujet. Quelles leçons en tirez-vous pour votre pays ?

M. Claude Kern. - Monsieur l'Ambassadeur, je connais bien la situation de votre pays, étant rapporteur pour la commission de suivi de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur la Géorgie.

Les conflits gelés ont eu une certaine incidence sur la question de votre candidature, les autres freins étant l'extrême polarisation politique de la Géorgie et la situation de votre ancien président.

J'ai noté avec beaucoup de satisfaction la présentation de l'objectif de vos réformes, qui ne visent pas que la candidature à l'adhésion mais aussi le développement démocratique et de l'État de droit de la Géorgie. Parmi les douze priorités qui vous ont été fixées, l'une concerne la réforme globale de la justice, que nous avions proposée, avec la commission de Venise. Plusieurs réformes ont été amorcées. L'addition de plusieurs réformes ne correspond toutefois pas forcément à une réforme globale. Où en est la réflexion à ce sujet ?

M. Gocha Javakhishvili. - La Turquie est un grand voisin de la Géorgie. Historiquement, nous n'avons pas toujours eu d'excellentes relations de voisinage. L'empire ottoman nous a visités et est demeuré chez nous pendant trois siècles. La culture géorgienne en est sortie enrichie. Même les invasions peuvent laisser des traces positives.

Aujourd'hui, la Turquie est un partenaire commercial et stratégique pour la Géorgie. La Turquie étant un pays membre de l'OTAN, elle nous aide aussi pour l'entraînement de nos militaires, et c'est un allié fidèle pour soutenir l'avancement de l'intégration de la Géorgie à l'OTAN.

Naturellement, la Géorgie a intérêt à voir l'État de droit s'instaurer en Turquie et à ce que la Turquie reste un pays démocratique, car la Géorgie risque d'avoir d'autres soucis de sécurité si la région n'est pas stable.

Concernant le respect des médias et l'État de droit, la Géorgie n'a pas dévié de sa voie. L'égalité de tous devant le droit est un principe fondamental.

Notre ancien président purge aujourd'hui sa peine. J'ai été son conseiller et numéro deux de l'ambassade sous son mandat. J'ai été fier de représenter la Géorgie à l'époque des grandes réformes démocratiques et de l'européanisation, mais des procès sont ensuite intervenus, une partie de la population s'étant sentie lésée.

Même si je juge positivement certaines des actions de notre ancien président à l'époque où il dirigeait le pays, je ne peux me substituer à la justice. Il existe aujourd'hui une demande d'État de droit et d'égalité de tous devant le droit. Notre ancien président s'est exilé en Ukraine. Il était recherché par la justice en Géorgie. Il a décidé de revenir en Géorgie avec un projet politique qui n'a pas fonctionné. La révolution n'a pas eu lieu. Il escomptait que toute la Géorgie sortirait dans la rue. Malheureusement, c'est ainsi : il est aujourd'hui prisonnier.

Il n'est pas interné pour raisons de santé, car il a entamé une grève de la faim qui l'a conduit dans un hôpital privé, où des soins médicaux lui sont dispensés et où il a reçu plus de 2 000 visites. Il a récemment déclaré qu'il allait prendre la tête de son parti et s'engager plus activement pour préparer les élections de 2024.

La déoligarchisation est une des recommandations de la commission de Venise. La Géorgie a pris comme modèle la loi ukrainienne relative aux oligarques. Si l'on en croit ce modèle, il existerait plusieurs sortes d'oligarques, y compris parmi ceux qui dirigent l'opposition en ce moment.

On parle souvent de la personne qui, en Géorgie, est fondatrice du parti au pouvoir, mais il s'est totalement retiré de la politique. Je ne sais si certaines décisions politiques ont été prises sous son influence. En tant que fondateur du parti, il a peut-être un certain poids sur les hommes et les femmes politiques, mais il n'intervient plus publiquement depuis plusieurs années.

Est oligarque celui qui détient plus d'un million d'euros et a une influence sur les médias. Je crains que certains puissent correspondre à ce statut dans beaucoup de pays européens.

S'agissant des territoires actuellement occupés par les forces russes, nous adoptons la politique de réintégration par la confiance. Nous proposons à ces régions de profiter de tous les bienfaits que l'Europe propose. La Géorgie européenne sera une réponse aux populations pour qu'elles fassent leur choix : rester dans un pays gouverné par la Russie corrompue et imprévisible ou bénéficier d'une plus grande autonomie à l'intérieur de l'État géorgien.

La Géorgie a fait le choix de ne pas recourir à la force. La Russie a laissé circuler des rumeurs selon lesquelles notre pays aimerait récupérer ces territoires par la force en profitant de la situation en Ukraine et en ouvrant un deuxième front. Le gouvernement a envoyé des signaux pacifiques pour dire qu'il n'y aurait pas de tentatives de ce type.

Quant au sujet des relations entre notre présidente et le gouvernement, il est plutôt d'ordre interne. La présidente, qui est française et européenne, sait comment parler aux Européens. Elle porte le message de la Géorgie européenne à l'étranger. Je pense que ces malentendus sont plutôt mus par la jalousie. Le gouvernement aimerait tenir lui-même le flambeau et estime que la présidente lui vole la vedette. Aujourd'hui, la présidente n'a malheureusement plus les mêmes attributions qu'auparavant. C'est le gouvernement qui mène la politique étrangère, et comme il y a peu de concertation entre la présidente et le gouvernement, celui-ci a estimé qu'il devait être mis au courant lorsqu'elle part effectuer des visites à l'étranger.

Le processus de destitution n'était pas censé aboutir. Cela aurait donné une très mauvaise image du pays. Le gouvernement a pensé que l'organe constitutionnel le plus compétent pourrait fixer une ligne rouge. Je serais un ambassadeur très heureux sans ce souci.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cet échange dont le format innovant est très intéressant.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 40.