Lundi 27 novembre 2023

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le directeur général, nous sommes heureux de vous entendre pour ouvrir les travaux de notre commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Nous avons officiellement commencé nos travaux le 8 novembre dernier ; vous êtes la première personne auditionnée. Le sujet est vaste, et nous avons un peu moins de six mois pour aboutir. Ces auditions inaugurales ont vocation à nous éclairer sur l'état de la situation et les priorités susceptibles d'être assignées à notre commission d'enquête. Nous avons posé le cadre, il s'agit maintenant de préciser le contenu.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Veaux prête serment.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur le directeur général, vous avez été en poste à Marseille, vous connaissez bien les questions liées aux trafics de stupéfiants. Quelles évolutions avez-vous pu constater dans la structuration de ces trafics ?

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis accompagné de M. Philippe Chadrys, directeur national adjoint de la police judiciaire, et de la commissaire de police Mme Charlotte Huntz, ma conseillère judiciaire.

Nous sommes confrontés à une réalité partagée partout dans le monde : la progression forte et continue de la production des produits stupéfiants, quelle que soit la nature de ces produits : cannabis, héroïne, cocaïne, drogues de synthèse. Les trafiquants agissent selon une logique économique capitaliste et ultralibérale, avec toujours la volonté de conquérir des marchés et de les développer. En France, et plus globalement en Europe, nous souffrons à la fois de cette augmentation de la production et des facilités induites par le libre-échange pour alimenter ces trafics.

J'effectuerai un rapide état des lieux du trafic de stupéfiants dans notre pays, puis je décrirai la stratégie et les moyens déployés pour lutter contre ce phénomène. En 1984, pour mon premier poste, j'ai été nommé chef de la brigade des stupéfiants à la police judiciaire de Lille ; puis, de 1995 à 1998, comme l'a indiqué M. le rapporteur, j'ai été chef de la division des stupéfiants et du proxénétisme à Marseille ; enfin, en 2001, j'ai également été - trop peu de temps, hélas - chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis). Au cours de ces années, j'ai donc pu observer l'évolution négative du trafic de stupéfiants.

Avec 250 milliards de dollars de revenus par an, selon les chiffres de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc), le trafic de stupéfiants s'avère le premier marché criminel au monde. Ce fait est la conséquence d'une augmentation non seulement de l'offre, mais aussi, paramètre important à prendre en compte, de la demande. D'après l'Insee, en 2020, les Français auraient dépensé 4,2 milliards d'euros pour s'approvisionner en produits stupéfiants.

La première des drogues consommées dans notre pays est le cannabis. Si sa consommation reste stable, celle-ci représente 80 % de la consommation globale des drogues, avec 5 millions de consommateurs de 11 à 64 ans, dont 1,2 million d'usagers réguliers et près de 850 000 d'usagers quotidiens. La résine est essentiellement produite au Maroc, mais nous n'avons pas de données chiffrées sur les quantités produites ; l'herbe de cannabis, quant à elle, est produite à grande échelle en Espagne.

La résine de cannabis est, le plus souvent, acheminée vers notre pays par transport routier, depuis le territoire espagnol. Un phénomène de culture locale se développe également ; en 2022, 56 % des pieds de cannabis saisis dans notre pays l'ont été dans les territoires ultramarins, notamment en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie.

La cocaïne est le deuxième produit stupéfiant le plus consommé dans notre pays, avec près de 600 000 consommateurs recensés au cours de l'année 2022. Autrefois, il s'agissait d'un produit stupéfiant rare, qui concernait certaines catégories sociales ; désormais, la cocaïne s'est démocratisée et la consommation s'accroît, portée par l'augmentation de la production mondiale qui favorise la disponibilité du produit sur le marché français.

Les zones de production sont localisées en Amérique du Sud ; 2 304 tonnes y ont été produites en 2021, soit une augmentation de 16 % par rapport à l'année précédente. La cocaïne est essentiellement acheminée vers l'Union européenne par les ports d'Europe du Nord, notamment ceux de Rotterdam et d'Anvers. Les ports français sont également ciblés, tant dans l'hexagone que dans la zone des Antilles et de la Guyane. En 2022, 75,4 % des saisies de cocaïne concernaient la voie maritime, et le port du Havre, à lui seul, totalisait 78 % des quantités saisies dans les ports français.

En plus de l'acheminement par le fret maritime, le trafic s'organise par les navires de plaisance à voiles ; sur cette route de la cocaïne vers la France, les Antilles constituent un carrefour stratégique.

Enfin, le transport aérien, notamment au départ de la Guyane, alimente également, pour les petites quantités, le trafic vers la France. Nous avons mis en place un dispositif afin de stopper le trafic dès le départ.

Pour ce qui concerne l'héroïne, la consommation reste rare et plutôt stable depuis les années 1990, avec un taux d'impact très faible sur la population. Essentiellement produite en Afghanistan, l'héroïne est acheminée vers la France par plusieurs routes, la principale étant celle des Balkans occidentaux, via la Turquie et l'Iran, avant d'entrer sur notre territoire par les régions Grand Est et Auvergne-Rhône-Alpes. Le plus souvent, l'héroïne est stockée en Belgique et aux Pays-Bas, les principaux marchés secondaires de distribution en Europe.

Nous observons un usage grandissant des drogues de synthèse, avec une diversification de ces produits qui ne se limitent plus à l'ecstasy, le plus connu d'entre eux. Leur consommation concerne environ 400 000 usagers dans notre pays. La lutte contre le trafic de ces produits extrêmement nocifs est rendue complexe par la conjonction de plusieurs éléments : la distribution sur des sites en ligne basés à l'étranger, donc difficilement contrôlables ; l'absence d'harmonisation juridique concernant le statut de ces drogues de synthèse qui, dans certains pays, ne sont pas classées comme des produits stupéfiants ; et enfin, la modification rapide de la composition de ces drogues, qui perturbe la manière dont on établit la répression de leur usage ou de leur trafic.

Des laboratoires clandestins où l'on produit ces drogues de synthèse ont émergé sur le sol européen - aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne, en République tchèque -, au plus près des zones de consommation, ce qui facilite les trafics. Les services chargés de la répression de ces trafics en France sont confrontés à des formes diversifiées de distribution. Le système classique de l'usager-revendeur, qui procède à la revente de produits lui permettant de satisfaire sa consommation personnelle, existe encore ; mais le marché des stupéfiants est aujourd'hui surtout dominé par des groupes criminels issus des quartiers sensibles.

Les membres de ces groupes criminels français partagent, le plus souvent, des liens géographiques, communautaires ou familiaux. Dans l'hexagone, cela concerne donc surtout des personnes issues des quartiers sensibles, où s'opèrent la plupart de ces trafics. Une véritable économie de quartier se structure autour du trafic de stupéfiants, avec une mainmise de ces réseaux sur des zones territoriales identifiées, qui se traduit par une exploitation de la vulnérabilité des habitants ; je pense, en particulier, au recrutement des guetteurs, nourrices et autres vendeurs.

Au-delà de ces groupes criminels implantés dans les quartiers, d'autres groupes se révèlent très actifs, notamment concernant le trafic de cocaïne ; il s'agit de groupes issus de l'arc caribéen, qui disposent de relais sur notre territoire hexagonal leur permettant de développer, sur la base de filières communautaires, des réseaux structurés.

Dans ce paysage criminel, nous avons aussi ceux que l'on appelle des cibles de haute priorité, à savoir les organisateurs de ces grands trafics qui, le plus souvent, ne sont pas implantés sur notre territoire et opèrent depuis l'étranger - notamment Dubaï et certains pays d'Afrique du Nord -, dans le cadre d'alliances opportunistes avec d'autres réseaux étrangers très actifs, le plus tristement connu en Europe étant celui de la Mocro Maffia qui agit aux Pays-Bas et en Belgique.

Par ailleurs, s'établissent des groupes criminels d'origine étrangère ; je pense aux groupes d'origine albanaise implantés dans l'Est de la France, qui oeuvraient dans le trafic d'héroïne et s'impliquent désormais dans le trafic de cocaïne ; je pense également aux réseaux nigérians très implantés dans la région marseillaise, qui élargissent leur champ d'action à l'ensemble du territoire national, et s'impliquent dans le trafic de cocaïne, d'héroïne et de méthamphétamine.

Nous accordons beaucoup d'importance au trafic de crack, dans lequel sont impliqués des microréseaux d'origine africaine liés aux filières d'immigration illégale et même parfois légale, ainsi qu'aux filières de cocaïne émanant d'Afrique de l'Ouest. Ces réseaux déploient des moyens de distribution diversifiés. Il y a toujours le deal de rue, notamment dans les quartiers, où l'on fait appel à une main d'oeuvre locale. Désormais, on trouve également une main d'oeuvre qui n'est pas originaire du quartier ; celle-ci est recrutée par divers biais et pour différentes raisons, ayant trait à la rémunération des vendeurs et des guetteurs, et au fait que les groupes criminels prennent moins de risques en agissant de la sorte. En général, cette main d'oeuvre est recrutée pour de courtes durées, allant de quelques jours à quelques mois, et dans des conditions parfois très violentes pouvant conduire à des violences et des séquestrations durant plusieurs jours.

La rémunération de ces petites mains du trafic varie selon l'implantation sur notre territoire. Dans le département du Haut-Rhin par exemple, on trouve des emplois rémunérés 30 euros par jour ; sur les points de deal les plus structurés, les rémunérations peuvent atteindre de 50 à 250 euros la journée, un guetteur pouvant quant à lui gagner jusqu'à 90 euros par jour. Les populations des jeunes déscolarisés et des jeunes sans emploi sont très réceptives à ces solutions proposées par les trafiquants.

Les nouvelles technologies s'imposent également parmi les modes de distribution de produits stupéfiants. Durant la crise sanitaire, au regard des restrictions en vigueur à l'époque, les trafiquants ont dû faire preuve d'imagination pour mettre en place de nouveaux dispositifs, en utilisant des applications sur smartphone, en développant les livraisons à domicile.

Toute cette masse d'argent en circulation augmente les risques de corruption et les capacités de blanchiment nécessaires pour écouler l'argent récolté dans des circuits légaux. Cette dimension corruptrice s'exerce partout où le trafic rencontre des obstacles à son fonctionnement ; je pense notamment aux ports et aux aéroports, avec certaines populations qui sont particulièrement ciblées, comme les dockers, les conducteurs de poids lourds, les agents de piste, les bagagistes, les membres du personnel navigant et même aussi certains agents publics - j'ai quelques exemples assez tristes en mémoire.

Concernant le blanchiment des sommes d'argent considérables qui sont récoltées, il s'agit pour les trafiquants de trouver les moyens d'accéder au circuit de l'économie légale. Les investissements dans la restauration et les bâtiments et travaux publics (BTP) sont les plus fréquents, avec des systèmes élaborés de transfert de fonds tels qu'ils peuvent exister aujourd'hui, via les cryptomonnaies par exemple.

Comme l'actualité nous le rappelle trop souvent, nous assistons à une hausse des violences liées aux trafics de stupéfiants. Pour les organisations criminelles qui contrôlent ces trafics, il s'agit d'asseoir leur emprise en essayant de récupérer des marchés contrôlés par des organisations rivales. C'est également une méthode de représailles, s'apparentant à une logique de vendetta entre groupes rivaux, dont on ne voit jamais la fin. Cela se manifeste par des opérations d'enlèvement, de séquestration, de torture, et des tentatives d'homicide volontaires que l'on retrouve désormais partout sur le territoire national, y compris dans des villes de taille moyenne.

Concernant ces phénomènes de violences, le niveau de gravité actuel est exceptionnel. Au 13 novembre 2023, nous avons constaté 315 homicides ou tentatives d'homicide entre malfaiteurs, soit une augmentation de 57 % par rapport à la même période en 2022. Parmi les 451 victimes recensées, 30 % ont moins de 20 ans, et dans certaines villes comme Marseille, Nice ou Nîmes, ces homicides se produisent dans les centres-villes.

Cette diminution de l'âge se retrouve aussi bien chez les victimes que chez les auteurs. On peut y voir la conséquence d'une banalisation à la fois de l'accès aux armes à feu et de l'usage qui en est fait. Des victimes collatérales sont également à déplorer, comme ce week-end encore à Dijon, et précédemment à Nîmes et Marseille.

Depuis longtemps, ces phénomènes suscitent une forte mobilisation des services du ministère à l'intérieur, mais également de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) et des armées, notamment la marine nationale. Pour ce qui concerne la police, tous les services sont impliqués. La direction nationale de la sécurité publique (DNSP) dispose de 1 500 enquêteurs spécifiquement dédiés à la lutte contre le trafic de stupéfiants. La direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) est impliquée aussi bien avec l'office central qu'avec les 24 antennes et détachements de l'Office antistupéfiants (Ofast) implantés sur le territoire national. D'autres services apportent également leur concours à l'action de l'Ofast, au travers des infractions périphériques à ces trafics de stupéfiants ; je pense notamment à l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et à la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac) pour le blanchiment d'argent. En 2022, la police judiciaire disposait de 1 300 enquêteurs spécifiquement dédiés à la lutte contre les trafics de stupéfiants.

Je n'oublie pas non plus les directions territoriales de la police nationale (DTPN) en outre-mer, en particulier les antennes de l'Ofast implantées en Martinique, Guadeloupe et Guyane qui mettent en oeuvre la stratégie du bouclier entre les pays d'Amérique du Sud et l'Europe, ainsi que la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS), avec ses officiers de liaison spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants implantés à l'étranger, la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), la préfecture de police dans toutes ses composantes, et enfin la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF).

Cette mobilisation de la police nationale et de la gendarmerie s'est traduite par une augmentation significative, sur une longue période, du nombre des trafics démantelés et des mises en cause pour trafic. Entre 2000 et 2022, nous sommes passés de 4 500 à 16 700 faits de trafic sans usage, de 14 400 à 26 600 faits d'usage-revente, de 7 600 à 19 300 trafiquants mis en cause, de 14 200 à 16 900 usagers-revendeurs mis en cause. Au total, le nombre de mises en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants est passé de 106 000 en 2000 à 258 000 en 2022, soit une hausse de 143 %. Les services de police sont impliqués dans la mise en cause d'environ 80 % de ces trafics, sachant que ceux-ci sont concentrés dans les zones urbaines, c'est-à-dire sous la responsabilité de la police nationale.

Entre 2000 et 2022, les saisies de cannabis - herbe et résine - ont augmenté de 95 %. Les saisies de cocaïne et d'héroïne ont, quant à elles, augmenté respectivement de plus de 1 000 % et 215 %. Enfin, les saisies des avoirs criminels en matière de stupéfiants ont progressé de 136 %. Aussi bien sur les arrestations que sur les saisies de produits, la progression est donc très importante.

De quels moyens la police nationale dispose-t-elle pour faire face à cette réalité ? Et dans quelle stratégie cette action s'inscrit-elle ? En 2019, le Gouvernement a lancé le plan national de lutte contre les trafics de stupéfiants. Celui-ci est mis en oeuvre par l'Ofast, service interministériel pilotant et coordonnant la lutte contre les trafics de stupéfiants sur le territoire national. Parmi les personnels qui composent l'Ofast, nous avons des policiers, mais aussi des gendarmes, des douaniers, un représentant du ministère de l'économie et des finances, un agent de l'administration pénitentiaire et six officiers de liaison étrangers. Ce plan est en cours de refonte ; j'ignore s'il sera publié avant l'issue de vos travaux, mais j'imagine que vous en aurez connaissance.

Avec le renouvellement de ce plan, nous voulons proposer de nouvelles mesures tenant compte des évolutions précédemment décrites. Les objectifs sont d'améliorer la connaissance des trafics, d'entraver la circulation des produits stupéfiants et, bien sûr, de démanteler les organisations criminelles se livrant à ces trafics. Par ailleurs, l'Ofast est chargé d'un état de la menace, document toujours important qui vous sera communiqué.

Quelles sont les mesures mises en oeuvre depuis 2019 ? Il y a d'abord la cartographie des points de deal, qui a permis de comptabiliser les opérations de démantèlement. Au quatrième trimestre de l'année 2020, 4 034 points de deal étaient recensés ; au deuxième trimestre de cette année, 3 069 points étaient recensés. En 2022, 16 625 opérations ont été conduites contre ces points de deal, et celles-ci ont provoqué plus de 15 000 gardes à vue et plus de 2 000 écrous. Dans le cadre de ces opérations, 846 armes ont été saisies, ainsi que plus de 11 millions d'euros d'avoirs criminels.

La plateforme de signalement en ligne fonctionne bien. Le dispositif permet à nos concitoyens, via l'application Ma Sécurité, de signaler de manière anonyme les faits de trafics qu'ils sont amenés à constater. En 2023, la plateforme enregistre en moyenne, chaque mois, 850 signalements. Plus de 60 % des informations recueillies par les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) le sont par cette plateforme.

On recense 104 Cross déployés sur le territoire, aussi bien en métropole qu'en outre-mer ; au regard de l'intensité des trafics, certaines sont permanentes, tandis que d'autres sont temporaires. En 2022, ces Cross ont reçu 11 214 renseignements, dont près de 5 000 ont fait l'objet d'une note de renseignement ; celles-ci ont ensuite entraîné le démarrage de procédures douanières ou judiciaires.

Le rôle de l'Ofast est aussi de favoriser l'intensification et le renforcement de la coopération internationale ; sans cela, aucune lutte contre le trafic de stupéfiants n'est possible. Nous réfléchissons à quelques nouvelles mesures qui seront contenues dans le plan rénové ; à ce stade, vous comprendrez que je n'en fasse pas état. L'objectif est de renforcer nos capacités de lutte contre les cybertrafics, dont on voit bien l'importance aujourd'hui et les possibilités de développement.

Notre rôle consiste également à participer aux politiques de prévention contre les conduites addictives. On oublie trop souvent que la question des stupéfiants est aussi un problème de santé publique. Avec la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), nous travaillons à déconstruire les stéréotypes véhiculés par les trafics de stupéfiants, ou les usages de stupéfiants, notamment auprès des plus jeunes ; je pense notamment à ces idées, ancrées dans les quartiers, de l'argent facile et de l'impunité, ainsi qu'à l'image parfois très positive des dealers.

Nous pouvons également améliorer nos outils dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, notamment les techniques spéciales d'enquête. Afin de pénétrer les trafics les plus structurés et organisés, nous avons besoin de la plus grande des discrétions pour ne pas dévoiler nos modes d'action auprès des trafiquants. Nous devons approfondir notre travail concernant les saisies des avoirs criminels. Nous pouvons également réfléchir à des systèmes qui permettraient de renforcer la sévérité des sanctions appliquées aux trafiquants de stupéfiants. Enfin, face à la masse d'informations dont nous disposons à propos de ces trafics, il serait utile d'avoir accès à un système de traitement et de croisement de données qui nous permettrait de mieux comprendre la manière dont les trafics fonctionnent.

Le phénomène auquel nous sommes confrontés est mondial, avec des organisations criminelles qui cherchent en permanence à contourner les dispositifs mis en place par les États pour les empêcher de nuire. Ces organisations sont prêtes à tout, y compris à l'usage de la violence. Ce qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est que nous sommes confrontés à des jeunes qui ont la possibilité de gagner très vite beaucoup d'argent, et qui n'ont peur ni de mourir ni de la prison : ils ont intégré l'idée que vivre au-delà de 30 ans est sans espoir ; cela limite nos capacités d'agir sur ces trafics et ces trafiquants.

M. Jérôme Durain, président. - En dépit d'une activité intense qui a connu des succès, votre constat est assez sombre et l'on a un peu le sentiment d'être comme Sisyphe poussant son rocher. D'après votre expérience, quelles sont les constantes et les évolutions des trafics de stupéfiants ? Dans la structuration du marché, quels sont les changements observés ? Vous avez évoqué le rôle du cyber, le rajeunissement des cadres de ces trafics. Le but de notre commission d'enquête est de trouver des pistes législatives afin de vous aider et d'améliorer la lutte contre les trafics.

À ces interrogations s'ajoute la question initiale du rapporteur sur Marseille, qui rejoint un peu à la mienne, quant à l'évolution de la situation depuis l'époque où vous y étiez en poste.

M. Frédéric Veaux. - Lorsque j'exerçais mes fonctions à Marseille, au XXe siècle, les malfaiteurs qui voulaient s'enrichir commettaient des vols à main armée. Le milieu ne considérait pas l'activité des stupéfiants comme forcément très acceptable, même si cette ville a toujours un peu été, d'une manière ou d'une autre, la capitale du trafic de stupéfiants en France.

Si l'on remonte à plus loin, on voit que les laboratoires de transformation de l'héroïne étaient implantés à Marseille et que les chimistes étaient marseillais. À une époque, la Drug Enforcement Administration (DEA) avait installé une antenne à Marseille pour lutter contre le trafic d'héroïne. Sans doute cette histoire pèse-t-elle sur la ville.

Progressivement, l'argent facile et l'amélioration de la disponibilité de la marchandise ont conduit à ce que l'activité se répande partout sur le territoire.

À partir du moment où on arrive à une saturation du marché, le seul moyen d'étendre son activité consiste à éliminer la concurrence, ce qui fait entrer dans des logiques de vendetta, comme celles que l'on observe à Marseille entre certaines familles. Le vivier de cette vendetta est inépuisable. C'est pire que les Montaigu et les Capulet. Il n'y a pas de freins, la violence est sans limites. Aujourd'hui, n'importe qui prêt à commettre un assassinat pour 5 000 euros.

Je ne me risquerai pas à sortir du périmètre qui est le mien, mais sans doute la situation est-elle aussi liée à l'évolution considérable de la sociologie de ce territoire. Celle-ci n'est plus celle que j'ai connue quand j'y ai exercé. Quiconque veut maintenant s'investir dans le trafic de stupéfiants a la capacité de se procurer une quantité importante de marchandise. Là où, quand j'opérais sur le terrain, nous saisissions un kilogramme d'héroïne ou de cocaïne à Marseille et que nous pensions avoir réalisé « l'affaire de l'année », on trouve à présent des quantités analogues à Angoulême, à Cholet, à Charleville-Mézières ; il y a peu de temps, on a même découvert à Chalon-sur-Saône une quarantaine de kilos d'héroïne.

Nous ne constatons pratiquement plus de vols à main armée sur notre territoire. Seuls quelques-uns ont encore l'idée d'en commettre, souvent à l'étranger d'ailleurs, en Suisse ou en Allemagne, contre des transports de fonds.

M. Roger Karoutchi. - Ce que vous nous demandez, comme parlementaires, sans le formuler, c'est à la fois de renforcer les sanctions contre les trafiquants, de modifier en conséquence les textes qui mettent en jeu l'action judiciaire, de faciliter probablement la saisie des avoirs criminels, et de renforcer les moyens du ministère de l'intérieur, ce que nous faisons depuis des années.

On a l'impression d'une course permanente. D'un côté, il y a de plus en plus de trafics, de trafiquants et d'argent « facile » lié à ces trafics ; de l'autre, les pouvoirs publics courent derrière, mais ils ont du mal. Quand vous dites qu'en France, en 2020, ce sont 4,2 milliards d'euros dépensés, on se dit que les trafics en question doivent faire beaucoup d'émules dans les quartiers.

Ce n'est pas mon opinion, mais certains se demandent s'il ne faudrait pas fractionner la lutte contre la drogue, par exemple en légalisant le cannabis. Avez-vous un avis sur le sujet ? Une lutte globale contre l'ensemble des trafics n'est-elle pas préférable ?

M. Franck Dhersin. - Afin de lutter efficacement contre le narcobanditisme, ne faudrait-il pas simplifier la procédure pénale, de sorte que les voyous ne bénéficient pas de vices de forme à la faveur de la lourdeur des procédures ? On entend qu'on relâche souvent des gens pour ce type de motifs. Nous avons besoin d'éléments supplémentaires pour voter les textes qui permettraient de vous aider.

Quid de la durée de la garde à vue qui est de 96 heures : est-ce suffisant pour réaliser tous les actes d'une grosse enquête en matière de stupéfiants ?

Ne faudrait-il pas doubler l'ensemble des enquêtes sur les trafics de stupéfiants par une enquête financière, ce qui permettrait de saisir un maximum de biens ?

Enfin, ne conviendrait-il pas de simplifier la procédure et d'examiner comment anonymiser les enquêteurs et les magistrats qui la conduisent ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - En ce moment, en Guyane, un dispositif de contrôle de 100 % des passagers s'applique dans les aéroports, mais la population est excédée, les policiers également.

J'ai pris hier l'avion pour Paris au départ de l'aéroport Félix-Éboué. J'ai eu un échange avec des policiers de la police aux frontières (PAF) qui me demandaient de les aider : ils avaient empêché 52 passagers de monter à bord, dont une femme qui embarquait selon une procédure d'évacuation sanitaire ; elle avait de la drogue sur elle et dans son fauteuil, en pensant qu'en partant sous assistance médicale elle échapperait aux fouilles.

On comprend qu'il faille mettre des moyens pour endiguer un fléau qui, en Guyane, ne touche pas seulement les jeunes. Cependant, je constate que le trafic continue, et de plus en plus. Lors d'un précédent déplacement, c'étaient 82 personnes qui avaient été empêchées de prendre l'avion, parce qu'elles portaient de la drogue ou avaient ingéré des ovules !

Le contrôle à 100 % des passagers n'arrête pas ni ne ralentit cette pratique des « mules ». Les gens n'ont pas peur de s'y livrer. Ils savent pourtant qu'ils n'entreront pas dans l'aérogare sans que la police leur pose de questions. Des jeunes arrivent en tongs, certains n'ont jamais pris l'avion, disent qu'ils se rendent, par exemple, à Arcachon sans rien connaître de cette destination. Dans un contexte de grande pauvreté et de grande précarité en Guyane, l'appât du gain, avec la somme de 4 000 euros qu'on leur a promise à l'arrivée à Orly, les pousse à tenter leur chance.

Que faut-il faire ? J'aimerais tant que nous trouvions une solution, car la Guyane est située en Amérique du Sud, le continent où est produite la cocaïne. La Guyane sert de région de transit pour l'acheminement de la cocaïne en France. Le renforcement des moyens, le contrôle à 100 % des passagers dans les aéroports, auxquels je suis favorable, ne suffisent manifestement pas. D'autres choses sont à tenter, notamment sur un plan législatif.

M. Olivier Cadic. - Comme représentant des Français de l'étranger et de retour du Brésil, je ne peux que constater à mon tour que de Guyane partent des mules dans chaque avion.

Les Néerlandais ont adopté un dispositif qui, quand ils arrêtent un passager à l'arrivée en possession de drogue, et jusqu'à quatre kilos de cocaïne, consiste à détruire immédiatement cette drogue et à renvoyer la personne vers sa région d'origine. Quelle est votre opinion sur ce dispositif qui semble fonctionner ?

Pour détecter les trafiquants dans les aéroports, certaines autorités utilisent aussi le body scan, ou scanneur corporel. Pour des raisons légales, son emploi en France ne paraît pour l'heure pas possible, mais une évolution de la législation dans ce domaine reste envisageable. Que pensez-vous de l'utilité de ce système ?

Constater qu'une cinquantaine de personnes tentent d'embarquer dans un même avion avec de la drogue est une véritable source de préoccupation. Ne s'occuper que d'une seule d'entre elles nécessite de nombreux moyens humains, tant policiers que judiciaires, ou médicaux pour récupérer la drogue qui a été ingérée. Ces moyens requièrent du temps. Seul un nombre limité de personnes peuvent être prises en charge.

En leur temps, les gauchos, quand ils devaient faire traverser à un troupeau de bovins une rivière où se trouvaient des piranhas, sacrifiaient une bête pour que toutes les autres passent. N'avez-vous pas l'impression qu'on observe ici le même type d'attitude ?

M. Frédéric Veaux. - La course est sans doute permanente, mais nous marquons des points. Les chiffres relatifs au nombre de points de deal sont à cet égard significatifs. La marchandise que nous récupérons, les trafiquants que nous sortons du circuit, représentent autant de victoires.

Je n'ai pas la prétention de dire que nous travaillons à l'éradication du trafic de stupéfiants dans notre pays ou dans le monde. On s'aperçoit que, même dans les dictatures - je prendrai le risque d'en citer certaines : Iran, Chine ou Russie -, les trafics et la consommation de drogues perdurent, en dépit des systèmes de lutte qu'elles mettent en place. Personne n'est aujourd'hui en mesure d'affirmer que l'éradication du trafic de stupéfiants est possible.

En revanche, je promeus l'idée de l'impunité zéro pour les territoires et pour les personnes. Aucun territoire, lieu, appartement, point de deal, ne doit échapper à l'action de la police ou de la justice. Partout, il faut que nous soyons en capacité d'agir, d'interpeller et de saisir. Aucune personne ne doit non plus pouvoir se prévaloir d'échapper à cette action.

De mon point de vue, il ne s'agit pas d'impuissance.

Devrions-nous recourir à d'autres systèmes, dont celui de la légalisation du cannabis ? Ce serait un très mauvais signal adressé à l'ensemble des délinquants. Il reviendrait à dire que nous tentons autre chose parce que nous avons finalement perdu la partie. Partout où l'on s'est dirigé vers ce type de choix, il n'a réglé aucun problème ; il n'a même fait sans doute que l'aggraver. Les trafiquants ne s'installent en effet jamais dans un système de vente légale de cannabis ; ils vont à la recherche d'autres produits, d'autres modes de consommation et d'autres offres.

Ce serait la double peine : on enverrait un signal très négatif et l'on ne gagnerait pas pour autant la guerre contre la drogue. Tous les services qui traitent du sujet partagent, je pense, ce point de vue.

La question de la simplification de la procédure pénale est essentielle. Indépendamment de la lutte contre les trafics de stupéfiants, les policiers revendiquent cette simplification. Cependant, ils ont le sentiment que chaque fois qu'on s'y attaque, les avancées s'accompagnent de décisions qui contribuent à complexifier encore la procédure.

Que le Conseil constitutionnel ait sanctionné la possibilité d'activer à distance les caméras ou les microphones des téléphones portables est pour nous un très mauvais signal envoyé à la lutte contre le crime organisé et, en particulier, contre les trafics de stupéfiants.

Tout ce qui permettra de simplifier la procédure, c'est-à-dire de limiter le nombre d'actes purement formels, sera évidemment bienvenu. Mais si doubler le temps de la garde à vue s'accompagne d'un doublement des contraintes de formalisme de la procédure, l'effort ne servira pas à grand-chose.

Deux de vos collègues m'avaient reçu au Sénat sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Nous avions discuté de possibilité de recourir à la télémédecine pour les visites médicales qui interviennent pendant la garde à vue. J'avais néanmoins compris que la tentation existait d'imposer une première visite médicale en présence d'un médecin. Dans de nombreux territoires où l'accès aux médecins est extrêmement difficile, une telle décision aurait pour conséquence d'imposer aux patrouilles de police ou de gendarmerie de s'absenter pendant plusieurs heures, de faire la queue aux urgences pour faire examiner par un professionnel de santé la personne en garde à vue, au lieu de se consacrer à d'autres tâches.

M. Franck Dhersin. - Et pendant ce temps-là, ces services n'enquêtent pas...

M. Frédéric Veaux. - Exactement. Le paradoxe est total, qui consiste à commencer à dire aux gens qu'ils ont le droit de se taire et de multiplier ensuite les actes de pur formalisme qui découragent énormément l'engagement des enquêteurs dans leurs missions d'investigation. Les authentiques malfaiteurs et les vrais trafiquants en exploitent évidemment toutes les possibilités.

L'anonymisation des enquêteurs constitue aussi un sujet auquel nous sommes très attentifs. Elle est déjà possible, sous certaines conditions. Les enquêteurs ne l'utilisent pas toujours beaucoup. Le Gouvernement envisage de la généraliser, au-delà même des enquêteurs, car il arrive que des policiers engagés sur la voie publique fassent l'objet de menaces ou de représailles parce qu'ils sont connus d'individus qui tiennent des points de deal.

Sur la Guyane, je suis heureux d'entendre que 52 passagers ont été empêchés d'embarquer hier. C'est une méthode que le ministre chargé de l'intérieur et des outre-mer a souhaité mettre en oeuvre. Elle vise à empêcher le départ de ceux qu'on appelle des mules.

Avant que ce système n'existe, la stratégie des trafiquants consistait à placer une quarantaine de mules sur un même vol, en sachant que la police ou la douane n'auraient la possibilité que d'en traiter qu'un maximum de cinq ou six. Telle était la part qu'ils acceptaient de perdre pour que les 35 autres parviennent à destination.

La nouvelle stratégie est pénible pour les forces de l'ordre, mais nous y avons mis les moyens. L'enjeu est déterminant, à la fois pour empêcher que la cocaïne arrive dans l'hexagone et pour décourager ces pauvres gens qui sont les premières victimes des trafiquants, quand ils se font arrêter.

La solution serait d'obtenir une diminution de la production de cocaïne en Amérique du Sud. Je crains que nous n'en prenions pas le chemin, avec des pays qui, jusqu'alors, n'étaient pas de gros producteurs et qui le deviennent.

L'exemple des Pays-Bas montre que, au bout d'un moment, on pourrait finir par décourager les candidats au départ vers l'hexagone, mais qu'alors les trafiquants se tourneraient vers d'autres moyens de passage.

En Guyane, la situation touche la population la plus en difficulté, qui, au travers d'un passage réussi et grâce au revenu qu'il procure, conçoit l'espoir de démarrer une nouvelle vie. Pour avoir personnellement assisté à une procédure d'embarquement à Cayenne, je constate comme vous le profil de certains individus qui se présentent : ils sont incapables de répondre à la première des questions qu'on leur pose, ils n'ont qu'un sac plastique pour effectuer le voyage et ne portent guère autre chose sur eux que deux ou trois kilos de cocaïne.

Le body scan nous met devant la difficulté d'obtenir la présence d'un médecin, afin de procéder à ce qui s'apparente à un examen médical. De nouveau, la disponibilité des médecins étant ce qu'elle est, l'usage de ce type de dispositif reste extrêmement compliqué.

On commence à assister à un déport des candidats au départ vers l'hexagone. Au lieu de prendre le vol direct Cayenne-Paris Orly, ils passent par la Guadeloupe ou la Martinique, en espérant attirer moins l'attention et contourner le bouclier mis en place. Les avions à destination des Antilles sont en effet contrôlés d'une manière moins systématique.

Nous avons connu une triste histoire avec de jeunes policiers aux frontières à l'aéroport de Cayenne, qui s'étaient rendus complices de trafiquants. Ainsi, la corruption produit parfois son oeuvre éminemment négative, en s'appuyant sur celles et ceux qui sont chargés de faire respecter les interdictions, pour contourner ces dernières de la manière la plus habile possible.

M. Olivier Cadic. - D'autres pays utilisent le body scan sans la présence d'un médecin, leur législation ne l'imposant pas. Je souhaitais entendre votre commentaire sur le sujet.

M. Frédéric Veaux. - La question dépasse ma compétence.

M. Thierry Meignen. - On prétend que, depuis que le Venezuela de Nicolas Maduro s'est rapproché du royaume des mollahs iraniens, de nouvelles routes d'approvisionnement de l'Europe en différentes substances se sont ouvertes. Faut-il apporter du crédit à cette affirmation ?

M. Frédéric Veaux. - Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur le lien entre l'Iran et le Venezuela. Peut-être la cheffe de l'Ofast aura-t-elle des éléments de réponse.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans vos propositions, vous avez parlé de techniques spéciales d'enquête. Pourriez-vous nous préciser ce à quoi vous faites allusion ?

Vous mentionnez également la question des saisies. Nous savons que la confiscation des avoirs représente l'une des méthodes les plus efficaces de lutte contre le narcotrafic. Quelles sont selon vous les pistes d'amélioration des procédures de saisie ?

M. Frédéric Veaux. - En ce qui concerne les techniques spéciales d'enquête, je pensais en particulier à une technique qui s'avère très utile et très efficace, même si son recours a tendance à diminuer. Il s'agit de l'infiltration. Les conditions de son efficacité tiennent à ce que les éléments relatifs à la procédure ne soient pas connus des malfaiteurs.

L'idée consisterait à détenir ce que nous appelons dans notre jargon un dossier-coffre. Il n'est évidemment pas question de recourir à ce moyen à l'insu de l'autorité judiciaire ; les éléments du dossier relatifs à l'infiltration, notamment des éléments d'identité ou des éléments sur les moyens mis en oeuvre pour permettre ou favoriser l'infiltration, ne feraient pas partie des pièces de la procédure accessibles aux personnes mises en cause. Le procureur de la République ou le président du tribunal saisi y auraient toujours accès en cas de difficulté.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le coffre ne pourrait-il être ouvert que par les magistrats ?

M. Frédéric Veaux. - C'est une proposition. Ils pourraient l'ouvrir en cas de problème identifié ou de contestation par la partie mise en cause. Il s'agit de garantir la confidentialité de l'opération qui a été conduite.

Quant aux avoirs criminels, les spécialistes des procédures de confiscation et de saisie en parleront mieux que moi. Néanmoins, on pourrait peut-être rendre obligatoire, dans certaines circonstances, la confiscation des biens de la personne mise en cause. Pour l'heure, rien n'existe en ce sens. Autre piste, nous pourrions étudier la possibilité de procéder à des saisies conservatoires de biens d'individus en fuite à l'étranger.

M. Jérôme Durain, président. - Comment analysez-vous la place prise par l'administration des douanes dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ?

M. Frédéric Veaux. - Sa place est nécessaire. Malheureusement, la réalité du trafic dans notre pays montre que, même en se répartissant intelligemment et efficacement le travail, on ne vient pas à bout de ce trafic.

Tout le monde a son rôle à jouer dans la lutte : police, gendarmerie, douanes, qui, pour ces dernières, à côté d'une activité principale de saisie, effectuent également des arrestations. La marine nationale occupe également une place importante, en procédant à des arraisonnements qui se révèlent intéressants dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il n'y a pas de place pour les querelles d'influence ou d'intérêts entre les services concernés.

M. Franck Dhersin. - Vous avez parlé de traitement et de croisement des données, et nous avons senti dans vos propos que cela ne marchait pas aussi bien que vous le voudriez. Est-ce à dire, précisément, qu'entre les différents services, et sans accuser personne, des manquements persistent ?

M. Frédéric Veaux. - Non, je faisais état de la masse des données disponibles. Nous aurions intérêt à disposer de ce que nous permettent désormais l'intelligence artificielle, l'internet ou les systèmes automatisés pour regrouper puis traiter l'ensemble des données, et essayer d'en retirer des éléments d'information intéressants qui n'apparaissent peut-être pas au premier coup d'oeil. Il s'agit de nous servir de données qui existent dans un cadre judiciaire, dans un cadre administratif, de celles qui sont concentrées à l'Ofast, auprès de Tracfin ou ailleurs.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions au nom de cette commission d'enquête. Notre échange constitue une première base de réflexion. Nous reviendrons vers vous au cours de nos travaux pour approfondir nos questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Isabelle Braun-Lemaire, directrice générale des douanes et des droits indirects, et M. Florian Colas, directeur de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières(ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office anti-stupéfiants

M. Jérôme Durain, président. - Nous accueillons maintenant Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast).

Les travaux de notre commission d'enquête ont commencé le 8 novembre dernier et s'achèveront le 8 mai prochain. Ces premières auditions ont vocation à en préciser le contenu.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Cherbonnier et M. Christian de Rocquigny prêtent serment.

Mme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office antistupéfiants. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je précise en préalable que mon adjoint Christian de Rocquigny est un magistrat de l'ordre judiciaire détaché dans un emploi de contrôleur général, un positionnement assez original au sein du ministère de l'intérieur. Je suis également accompagnée de Mme Sophie Étienne, commandant divisionnaire, chargée de la coordination et de la synthèse au sein de l'Ofast.

Mon intervention vient compléter celle du directeur général de la police nationale, que vous avez entendu en début d'après-midi. Afin de resituer le cadre du trafic de stupéfiants, je tiens à rappeler quelques chiffres clés en introduction.

Le trafic de stupéfiants reste le premier marché criminel au monde et représente un chiffre d'affaires évalué à 3 milliards d'euros en France et à 30 milliards d'euros à l'échelle de l'Europe, ce qui m'amène à rappeler que notre vision du trafic doit s'étendre au-delà de nos seules frontières. Pour la France, on estime aujourd'hui à 21 000 équivalents temps plein (ETP) le nombre d'emplois générés par les trafics de stupéfiants et à 240 000 le nombre de personnes vivant directement ou indirectement de ces trafics.

En dix ans, les saisies de cocaïne ont quintuplé avec presque 28 tonnes saisies en 2022, dont les trois quarts sur le vecteur maritime. Les saisies de cannabis, quant à elles, ont été multipliées par deux, avec 128 tonnes saisies en 2022.

Au total, 111 millions d'euros d'avoirs criminels ont été saisis au titre d'infractions à la législation sur les stupéfiants, soit 13 % du total des avoirs criminels saisis. Ces saisies ont été multipliées par deux en l'espace de dix ans.

Il convient de mettre en regard de ces chiffres ceux de la production : 2 300 tonnes de cocaïne ont été produites en 2021, soit un doublement en dix ans. Pour rappel, les trois pays producteurs sont la Colombie, la Bolivie et le Pérou.

Les chiffres des saisies dans les ports d'Anvers et de Rotterdam sont particulièrement emblématiques, avec respectivement 110 tonnes et 50 tonnes saisies en 2022. Pour en revenir à la France, notre pays compte 5 millions de consommateurs de drogues, dont 1,2 million de consommateurs réguliers de cannabis et 600 000 usagers annuels de cocaïne.

En termes de violences criminelles, 75 règlements de comptes entre malfaiteurs ont été dénombrés depuis le début de l'année 2023, dont 80 % à 90 % sont liés au trafic de stupéfiants. Le dernier chiffre concerne les saisies d'armes, qui ont progressé de 10 % en 2022 avec 8 000 armes saisies, dont 25 % à l'occasion d'enquêtes pour trafics de stupéfiants.

J'aborderai quatre points : la menace représentée par le trafic de stupéfiants ; la riposte des pouvoirs publics ; un bilan de la politique mise en place depuis 2019 et enfin les perspectives.

La menace que constituent les trafics de stupéfiants, à la fois en France et en Europe, se situe à un niveau historiquement élevé et s'illustre au travers de trois constats. Premièrement, les produits stupéfiants sont présents en quantité importante sur le territoire national et le territoire européen. En raison de son positionnement géographique, la France se trouve au carrefour des trafics : proche des zones de production, notre pays est également une zone de rebond pour certains trafics - je pense notamment à la zone Antilles-Guyane -, ce qui fait qu'aucune partie du territoire n'est épargnée par les trafics.

La cocaïne reste le sujet majeur de préoccupation, au niveau tant français qu'européen. Dans un contexte d'intensification du trafic transatlantique, la cocaïne arrive massivement dans l'Union européenne, principalement par les ports d'Europe du Nord que je citais précédemment. En comparaison, 11 tonnes de ce produit ont été saisies au port du Havre en 2022.

À la fois zone de rebond et porte d'entrée par ses ports et ses aéroports, la France connaît un engouement pour la cocaïne. Celui-ci est lié au niveau de consommation avec environ 600 000 usagers annuels, mais aussi à la rentabilité élevée du trafic : aujourd'hui, 1 kilogramme de cocaïne s'achète entre 28 000 euros et 30 000 euros, avant d'être revendu au gramme entre 65 euros et 70 euros. Opportunistes, les organisations criminelles sont à la recherche du profit.

Par ailleurs, l'héroïne redevient un sujet de préoccupation puisque les saisies de cette substance ont progressé, atteignant un peu plus de 1,4 tonne en 2022. Certes, moins consommé, ce produit est toujours présent sur le marché et doit être l'objet d'une attention particulière, notamment en raison de la situation en Afghanistan, sans oublier la route traditionnelle d'importation de ce produit que sont les Balkans.

Les consommateurs se tournent désormais de plus en plus vers les drogues et les produits de synthèse. Qu'il s'agisse d'opioïdes ou de cannabinoïdes, ces produits de synthèse présentent des taux de toxicité extrêmement élevés et, comme le montrent les études de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) ou de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), ils répondent aux attentes de consommateurs à la recherche d'effets de plus en plus forts. Aujourd'hui, 365 produits de synthèse différents sont recensés en France. Si nous ne sommes pas touchés par le fentanyl comme les États-Unis, ce produit reste un sujet majeur d'attention, notamment en termes sanitaires, puisque l'on connaît les dégâts qu'il cause outre-Atlantique.

On constate donc l'émergence de nouveaux marchés, tandis que les organisations criminelles s'adaptent et se diversifient en permanence. Les trafiquants se positionnent ainsi généralement sur plusieurs produits, certains étant passés de la résine de cannabis à la cocaïne en vue d'atteindre un taux de rentabilité bien plus élevé.

Les trafics réalisés en France sont à la fois le fait d'organisations criminelles françaises et de groupes criminels étrangers implantés dans notre pays. Gardons à l'esprit le fait que nous faisons face à des organisations criminelles décloisonnées et opportunistes qui cherchent à travailler ensemble ; d'où des rencontres qui ont parfois lieu à l'étranger.

Les organisations criminelles tentent en toutes circonstances de déjouer les contrôles, comme l'atteste l'implantation de laboratoires sur le territoire européen. Plusieurs démantèlements de ces structures ont eu lieu, notamment en Espagne. Si un faible nombre de cas a été identifié en France, des points d'attention demeurent, dont un relatif aux produits importés et susceptibles d'être transformés, étant donné que la Colombie exporte aussi des chimistes. Il convient de garder ce phénomène de laboratoires à l'esprit pour tout ce qui concerne les drogues de synthèse, les produits étant transformés sur le territoire des Pays-Bas et de la Belgique.

L'autre moyen de contournement des contrôles se manifeste avec le phénomène des « drop off » observé depuis plusieurs mois, avec des transbordements en mer et de la cocaïne qui vient s'échouer sur les côtes françaises, en premier lieu dans la Manche et la mer du Nord, mais également sur la façade atlantique. Là encore, les organisations criminelles s'adaptent face au renforcement des contrôles déployé dans les ports, au niveau français, mais également au niveau européen, en lien avec nos partenaires.

Le deuxième constat illustrant le niveau très élevé de la menace a trait à l'augmentation très significative, en France, des violences criminelles liées au trafic de stupéfiants, sous l'effet des rivalités de territoires et de la concurrence entre organisations criminelles. Inhérentes aux trafics, ces violences criminelles recouvrent les règlements de comptes, les homicides volontaires et les tentatives d'homicide, mais aussi les enlèvements et séquestrations.

Les auteurs et les victimes de ces violences criminelles sont de plus en plus jeunes. Les « petites mains » des trafics sont souvent citées, mais les violences peuvent aussi toucher des victimes collatérales n'ayant aucun lien avec les trafics, comme l'ont illustré des drames tels que ceux qui sont survenus cet été ou à Dijon le week-end dernier.

Ces violences criminelles sont généralement sous-traitées à des équipes mandatées pour agir, et recrutées le plus souvent sur les réseaux sociaux. Des tueurs à gages sont ainsi engagés par ce biais.

Le troisième constat concerne le phénomène de la corruption, véritable outil de la criminalité organisée et des trafiquants de stupéfiants en particulier. Qu'elle soit publique ou privée, la corruption permet aux trafics de prospérer. Elle peut toucher des personnels des ports et des aéroports qui vont faciliter le passage ou la sortie de la marchandise, mais aussi des agents publics tels que les policiers, les gendarmes, les douaniers et les greffiers. Aucune profession n'est épargnée : dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles.

J'en viens à la riposte face à cette menace : la France a adapté, il y a environ quatre ans, son dispositif de lutte contre les trafics de stupéfiants, en mettant notamment l'accent sur une approche globale. La première étape de ce processus passait par une meilleure coordination des acteurs et par une structuration du dispositif.

Comme l'a souligné le directeur général de la police nationale, de nombreux acteurs luttent contre le trafic de stupéfiants, à la fois au sein de la police nationale, du ministère de l'intérieur et des outre-mer, du ministère de l'économie et des finances et du ministère de la justice. Le besoin de coordination de ces acteurs s'est fait ressentir ; d'où l'ambition, inscrite dans le plan national de lutte contre les stupéfiants du 17 septembre 2019, de mettre sur pied une structure centrale capable de porter cette politique publique.

Sur le modèle du chef de file en matière de lutte contre le terrorisme qu'est la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l'Ofast est le chef de file de la lutte contre les trafics. Fruit d'une réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2020, l'Ofast est un service à compétence nationale (SCN) rattaché à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et à la direction générale de la police nationale (DGPN).

L'Ofast dispose d'une structure centrale forte de 220 personnels venant de différents ministères : outre des profils de magistrats tels que celui de mon adjoint, les agents appartiennent à la police, à la gendarmerie, à la douane, au renseignement pénitentiaire - un point clé pour l'Ofast - ou encore à la direction générale des finances publiques (DGFiP). Outre les personnels administratifs, j'insiste sur l'importance des contractuels pour l'Ofast, car nous avons besoin de compétences spécifiques en termes d'analyse, de coopération internationale et de connaissance des mécanismes.

L'objectif initial consistait à regrouper sous une même autorité des compétences et des savoir-faire qui relevaient jusqu'alors de plusieurs administrations. En termes de structuration, l'Ofast compte 24 implantations territoriales, dont 14 antennes et 10 détachements, mobilisant environ 550 personnels en métropole et dans les outre-mer. Nous avons déployé, de plus, 104  cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), soit une par département, regroupant là aussi policiers, gendarmes et douaniers avec pour objectif le décloisonnement de l'information et du renseignement.

L'échelon central de l'Ofast s'articule autour de trois pôles et du triptyque « Comprendre, cibler, agir ».

Le « pôle stratégie », tout d'abord, se consacre à identifier la nature de la menace, à produire une analyse et à élaborer la stratégie à adopter en termes de coopération internationale.

Le « pôle renseignement », ensuite, représente l'une des avancées majeures de la création de l'Ofast, un SCN à qui sont confiées des missions de renseignement du second cercle au même titre que d'autres services de la DNPJ, un point important sur lequel je reviendrai s'agissant des perspectives.

Enfin, le « pôle opérationnel » conduit des missions plus classiques d'enquêtes judiciaires sous l'autorité des magistrats. Nous travaillons principalement avec les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), au premier rang desquelles je place la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), avec laquelle nous travaillons sur le haut du spectre et l'identification des chefs de file des trafics.

Après cette phase de structuration, il a fallu repenser les méthodes, développer la mission de renseignement et favoriser une approche globale. Concernant le renseignement, l'Ofast présente la particularité d'être à la fois un service de police judiciaire et un service de renseignement du second cercle. Il exerce son rôle de coordination avec les acteurs du monde du renseignement et actionne de nouveaux capteurs de renseignement, avec pour objectif d'entraver les produits, les individus et les organisations criminelles.

L'Ofast est également un acteur de la doctrine du renseignement criminel élaborée en 2021, nos activités dans ce cadre étant couvertes par le secret de la défense nationale. D'une manière générale, il s'agit de multiplier les capteurs au plus près des territoires par le biais des Cross et jusqu'au niveau international avec des dispositifs uniques tels que les unités permanentes de renseignement en Espagne et dans les Caraïbes, qui nous permettent de projeter des effectifs dans ces zones. De surcroît, une équipe dédiée est présente en Colombie : pilotée par notre attaché de sécurité intérieure en poste sur place, elle permet de faciliter les liens et de conduire des enquêtes avec les autorités colombiennes.

J'ai évoqué la notion d'approche globale, qui impose de ne pas limiter l'action des services à la seule interception des flux. Si celle-ci permet de sortir du marché des quantités non négligeables de produits, cette interception ne permet pas de démanteler en profondeur les organisations criminelles. Afin d'y parvenir, nous devons définir une stratégie autour des cibles d'intérêt prioritaire, en les identifiant, puis en les entravant. En France comme à l'étranger, une série de réussites significatives est à signaler depuis la création de l'Ofast, avec l'interception de 22 cibles d'intérêt prioritaire.

Un autre volet de l'approche globale consiste à analyser les violences criminelles en lien avec les trafics de stupéfiants, qu'il s'agisse des enlèvements, des séquestrations, des homicides ou des tentatives d'homicide. Enfin, l'approche globale vise à lutter contre les flux financiers liés aux trafics de stupéfiants, en ciblant le blanchiment, la corruption et les avoirs criminels.

Cette approche globale nécessite aussi de prendre en compte la dimension internationale des trafics, tant sur le plan opérationnel que sur le plan stratégique, en définissant des priorités. La coopération, à la fois bilatérale et multilatérale, se traduit notamment par des liens très forts avec Europol, avec la participation au cycle politique et à l'ensemble des task forces opérationnelles de l'agence européenne.

Quel bilan peut-on tirer du déploiement de cette politique publique depuis quatre ans ? Le plan national de lutte contre les stupéfiants comportait 6 axes et 55 mesures, dont un grand nombre a déjà été mis en oeuvre. Le plan a permis la mise en place des structures, dont l'Ofast et son réseau territorial, avec les Cross. Des outils ont également été créés, dont Cartofast, cartographie des points de deal ; le fichier des objectifs, qui appuie la déconfliction avec nos services partenaires, dont la douane et la gendarmerie ; le portail de signalement, qui permet à tout particulier de signaler, y compris de manière anonyme, un trafic. J'y ajoute la définition d'une doctrine, qui permet à chaque acteur de connaître son positionnement, ainsi que l'élaboration d'une feuille de route internationale mise à jour annuellement.

Le deuxième enjeu de cette politique publique consiste à mobiliser davantage d'acteurs sur le plan interministériel, à tous les niveaux : au plus près des territoires pour prendre en compte la réalité des trafics qui pourrissent la vie des habitants ; jusqu'à l'international, avec la coopération dans les zones de production, le renseignement maritime - élément central en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants - et l'action européenne conduite dans les ports.

Afin de maintenir une dynamique, la refonte de ce plan s'est avérée indispensable. Le plan remanié, en cours de validation, reste guidé par les mêmes impératifs, à commencer par la forte dimension interministérielle. Il s'appuie également sur l'état de la menace, document élaboré par l'Ofast : après une première version en 2021, la version 2023 est sur le point de paraître.

Résolument interministériel, le futur plan fédère l'ensemble des administrations et des forces compétentes en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants. Il regroupe de nouveaux acteurs, dont des services de renseignement, le secrétariat général de la mer et la mission nationale de contrôle des précurseurs chimiques. Dans la mesure où nous nous intéressons aux produits de synthèse, il est en effet extrêmement important de connaître leur composition.

Cette feuille de route rénovée met l'accent sur l'accent sur la criminalité connexe aux trafics de stupéfiants, à savoir les violences criminelles, la corruption et le volet financier des trafics, avec une dimension internationale très poussée.

J'insiste sur la nécessité de voir cette politique publique s'inscrire dans un cadre bien plus large, en intégrant les dimensions de la santé publique et de la prévention, une tâche qui revient à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) : le ministère de l'intérieur et des outre-mer ne peut pas être le seul acteur en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants.

J'en arrive aux perspectives de la lutte contre les stupéfiants. Nous devons rester à la fois lucides et humbles à l'égard de la menace à laquelle nous faisons face, car les nombreux défis qui restent à relever s'inscrivent dans un cadre plus global, celui du combat contre la criminalité organisée, dont la DNPJ est l'acteur majeur.

La première catégorie est celle des défis numériques, avec des réseaux sociaux qui font à la fois office de vitrine pour le trafic de drogue et de vecteur de communication pour les organisations criminelles, en leur permettant notamment de recruter de la main-d'oeuvre. Certes, nous avons développé les investigations sur les réseaux sociaux, mais j'estime qu'il faut aller au-delà.

La deuxième catégorie recouvre les défis technologiques. Pour reprendre l'exemple des cryptomonnaies et des cryptoactifs évoqués par le directeur général de la police nationale, le blanchiment opéré par le biais de ces outils doit être au coeur de nos préoccupations. Nous devons faire évoluer nos méthodes de travail à ce sujet, en précisant que ces avoirs donnent déjà lieu à des saisies.

Autre volet, celui des messageries chiffrées : nous avons tous en tête EncroChat et Sky ECC, deux messageries utilisées quasi exclusivement par les groupes criminels et qui ont donné lieu à un important travail de la part de la France. Notre rôle consiste à être toujours en avance par rapport aux outils utilisés par les trafiquants. Un autre objectif a trait à la lutte contre les contre-mesures déployées par les organisations criminelles : une cargaison de cocaïne peut aujourd'hui être piégée et être munie de balises leur permettant de localiser leurs produits, y compris lorsqu'ils sont placés dans un conteneur qui traverse l'Atlantique.

J'ajoute à cette liste des défis celui qui a trait à la captation, à la conservation, au traitement et à l'analyse des données. Il s'agit d'un enjeu majeur, notamment si l'on considère le volume de données qui transitent par les messageries cryptées et que les services doivent traiter.

Par ailleurs, nous devons relever le défi de la communication, en nous attachant en priorité à déconstruire l'image positive des trafics de stupéfiants, qui renvoie notamment à celle de l'argent facile. Il nous faudra ainsi démontrer que l'entrée dans ces trafics n'est pas quelque chose de positif, qu'il ne s'agit pas d'une solution de vie et que l'ascension sociale ne peut pas s'effectuer par le crime.

Le dernier défi est de nature juridique : nous avons besoin d'outils supplémentaires pour accomplir nos missions et j'attire votre attention sur le fait que l'Ofast, qui appartient au second cercle du renseignement de la DNPJ, ne dispose pas d'un fichier à la mesure de son statut de service de renseignement.

Il faudrait tirer toutes les conséquences du développement de cette mission de renseignement de l'Ofast, désormais assumée par un pôle spécialisé apte à échanger avec des services du premier et du second cercle, en mettant à sa disposition des outils adaptés. Il ne s'agit pas de solliciter des bases d'analyses sérielles ou de logiciels de rapprochement judiciaire, pour lesquels des cadres juridiques sont prévus, mais bien d'outils de croisement des données.

Je formulerai enfin une série de propositions.

Premièrement, nous devons, en matière de criminalité organisée, raisonner au-delà du dossier judiciaire et porter une vision plus globale afin d'anticiper les phénomènes, à l'instar du travail mené dans le domaine du terrorisme. Je crois, en effet, que nous avons eu trop longtemps une vision presque exclusivement judiciaire de la criminalité organisée, alors que les menaces de mort visant des représentants des institutions, des journalistes et des avocats observées chez nos proches voisins européens doivent nous conduire à réfléchir autrement.

S'agissant de la corruption, deuxièmement, les organisations criminelles et nos cibles d'intérêt prioritaire disposent de capacités considérables, mais cette problématique est souvent traitée à part. Certes, des techniques spéciales d'enquête existent, mais le régime de la garde à vue de 96 heures n'est pas applicable, par exemple, à un docker ou à un membre du personnel d'un aéroport complice d'une sortie de produit. Dans ce cas de figure, la qualification de complicité de trafic est plus souvent retenue que celle de corruption, alors que nous aurions intérêt à l'identifier comme telle.

Toujours dans le domaine de la corruption, des pistes de travail infralégislatives s'offrent à nous, par exemple autour de la formation pour lutter contre le recrutement criminel. Le travail accompli par les Pays-Bas concernant les personnels des ports pourrait ainsi être une source d'inspiration pour adopter de bonnes pratiques, tant dans le secteur privé qu'à destination de nos administrations, au sein desquelles la plus grande vigilance doit être de mise.

Ma troisième proposition est relative aux informateurs, avec lesquels nous devons travailler. Actuellement, le statut de ces derniers, comme celui de leurs traitants, n'est pas encadré, d'où de véritables risques juridiques pour les seconds. Nous devrions réfléchir au statut que nous souhaitons accorder à l'informateur et au traitant afin de sécuriser juridiquement l'intervention des policiers traitants.

Enfin, il me semble nécessaire de protéger du contradictoire l'utilisation de certaines techniques spéciales d'enquête. Le faible recours à l'infiltration en matière de trafics de stupéfiants s'explique avant tout par le fait que la retranscription en procédure de toutes les actions mises en oeuvre - ensuite versée au contradictoire - donne des clés aux organisations criminelles, qui non seulement rechercheront des vices de procédure, mais comprendront aussi les méthodes utilisées. Outre l'exigence d'adaptation permanente qui en résulte, ce mode de fonctionnement fait surtout peser le risque, majeur, de la mise en danger de la vie de la personne infiltrée.

En conclusion, nous devons encore une fois être lucides, tant la lutte contre les trafics constitue un chantier d'ampleur dont le maître mot doit être la coordination des nombreux acteurs qui interviennent. Nous devons ainsi actionner l'ensemble des leviers, dans le périmètre du ministère de l'intérieur et au-delà, car d'autres acteurs ont aussi un rôle à jouer.

Nous devons être également humbles, car nous faisons face à des organisations criminelles extrêmement puissantes financièrement, qui s'implantent de manière opportuniste à l'étranger, là où la coopération n'est pas encore optimale. Nous devons continuer à nous adapter et à faire progresser nos méthodes : du chemin a été parcouru en l'espace de quatre années, mais nous devons encore aller plus loin.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle est l'articulation du travail de renseignement avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la DGSI ? Le sujet de la corruption revient souvent dans vos propos, comme tous nos interlocuteurs. Existe-t-il chez les agents publics une corruption subie ou est-ce lié à un gain, à un recrutement ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Je ne peux pas détailler lors d'une audition publique l'articulation de l'Ofast avec les services de renseignement. Mais l'apport des services de renseignement dans la lutte contre les trafics est très important et doit être beaucoup plus développé encore.

La corruption peut prendre des formes variées : elle peut être subie, avec des menaces envers un agent public, notamment si des membres de sa famille ont été identifiés par l'organisation criminelle, avec les réseaux sociaux. Elle peut également reposer sur la promesse d'un gain. Les organisations criminelles ont de nombreux leviers. Vous avez évoqué la question de l'anonymisation dans les procédures. On peut en effet anonymiser l'identité des policiers ou des gendarmes : j'incite les agents de l'Ofast à y recourir et cela se fait de plus en plus.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de cette présentation générale. Vous avez mentionné l'efficacité de l'entrisme par d'anciens collaborateurs de justice ou des repentis. La loi de 2004 sur l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité avait été très contestée lors de la création de ce dispositif, ainsi que celle de 2013 qui a apporté des améliorations. Nous appliquons en France le principe du contradictoire, qui autorise les deux parties à consulter un dossier lorsqu'il est confié à un juge. Avec un bon logiciel, les réseaux criminels peuvent assez facilement accéder aux dossiers et identifier ces personnes. Comment fait-on en Europe ? Peut-on mieux protéger les repentis et les personnes infiltrées ? N'est-ce pas désespérant à l'égard des principes généraux du droit français, protégés par le Conseil constitutionnel ? Quelles sont les solutions ?

M. Franck Dhersin. - Sur ce point, le système italien n'est-il pas le meilleur pour les repentis et devrait-on s'en inspirer ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Pour les sources et les informateurs, il s'agit d'un autre dispositif, et il faut également distinguer les procédures appliquées aux repentis de celles qui concernent les infiltrations. Effectivement, verser au contradictoire un certain nombre d'éléments du dossier pose des difficultés. Ce principe ne doit pas être remis en cause, c'est un impératif. À l'époque de la loi relative à la géolocalisation, on avait beaucoup travaillé sur l'exemple belge, qui permet d'écarter certaines dispositions du contradictoire en matière de géolocalisation. La loi française l'a permis, malgré une réserve du Conseil constitutionnel. En termes juridiques, il reste des voies à explorer au regard de l'évolution des menaces et de l'équilibre des principes constitutionnels.

M. Christian de Rocquigny, adjoint à la cheffe de l'Office antistupéfiants. - Le sujet ne porte pas tant sur l'identité de l'agent infiltré qui pourrait être révélée, mais plus largement sur les méthodes employées par la police judiciaire pour insérer un agent dans une organisation criminelle. On a évidemment besoin du contradictoire. Il s'agit non pas que la police garde des informations secrètes, mais de disposer d'un dossier à part, communiqué à l'autorité judiciaire, qui pourrait vérifier que les preuves n'ont pas été acquises de manière déloyale. Cette procédure existe effectivement dans d'autres pays. Les éléments sont communiqués à la justice, mais pas à la défense pour éviter que les organisations criminelles puissent y accéder. Devrait-on se désarmer en communiquant aux organisations criminelles nos techniques ? Tel est le sujet.

M. Thierry Meignen. - J'entends dire que, depuis Maduro, le Venezuela serait devenu le nouveau royaume des mollahs iraniens, avec de nouvelles routes d'approvisionnement de la drogue. Le confirmez-vous ?

Le renseignement est le plus vieux métier du monde, et nous avons bien compris la nécessité d'avoir des informations préalables pour l'efficacité de vos missions. On peut les obtenir au travers de la manipulation consciente ou inconsciente des prisonniers ou de l'infiltration des réseaux de trafiquants, au moyen d'identités fictives. Pour protéger les agents et leur famille, il faut bien séparer leur vie réelle de la vie qu'ils vont avoir le temps de la mission. Dans certains pays, il me semble qu'on gère mieux ces situations qu'en France où l'administration classique ne comprend pas toujours l'enjeu.

Aux États-Unis par exemple, un agent de la Central Intelligence Agency (CIA) ou de la National Security Agency (NSA), peut être affecté pendant quelques années dans une entreprise américaine à l'étranger pour faire du renseignement et réintégrer sa fonction au sein de l'administration à l'issue de sa mission. Par ailleurs, en France, lorsqu'un accident grave se produit, conduisant au rapatriement, à l'hospitalisation ou au décès d'un agent, cela se produit sous son identité fictive et non son identité réelle. Avez-vous des pistes pour améliorer la protection des agents dans leur mission ? Notre commission pourrait y travailler.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Merci pour votre présentation. J'évoquerai le rapport d'information sénatorial intitulé Mettre fin au trafic de cocaïne en Guyane : l'urgence d'une réponse plus ambitieuse issu d'une mission d'information menée par Olivier Cigolotti et dont Antoine Karam, qui est Guyanais, était le rapporteur. Nos collègues déploraient alors que l'Ofast, en Guyane, était trop centré sur le traitement quantitatif des passeurs. Pouvez-vous nous dire si, aujourd'hui, le démantèlement des réseaux figure encore parmi vos priorités ?

M. Olivier Cadic. - Les esprits sont marqués par le problème des « mules » et la réponse pénale qui lui est apportée, que le directeur envisage de durcir. Au Brésil, une « mule » condamnée exécutera cinq ans de prison, quand elle sera simplement renvoyée vers son pays d'origine dans d'autres États. En France, quelles sont les peines exécutées par les « mules » arrêtées à Roissy ?

Tous les parents partagent une préoccupation dont on parle pourtant peu, la peur que leurs enfants se droguent. L'école doit être sanctuarisée : comment protéger les enfants, qui sont une cible facile, visés de plus en plus jeunes ? Singapour a réussi à mettre un terme à la consommation d'opium. Savez-vous de quelle façon ils ont réussi ?

Enfin, lors d'un décès, ce sont bien les empreintes qui garantissent l'identité d'une personne. Au Brésil, la réalisation des documents d'identité se fait à dix-huit ans via les empreintes de deux doigts : faudrait-il s'en inspirer pour remplacer les papiers d'identité par une identité numérique, notamment pour lutter contre les trafiquants ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - S'agissant des liens entre le Venezuela et l'Iran, ce phénomène n'a pas été détecté pour l'instant, mais c'est un point d'attention sur lequel les équipes d'analystes devront travailler. Nos liens actuels avec le Venezuela concernent surtout l'importation de cocaïne avec des trafiquants français qui y sont implantés.

L'Ofast n'est pas appelé à conduire des missions d'infiltration. Elles sont réalisées sous l'autorité d'un magistrat dans le cadre d'un dispositif juridique complet. Nous recevons l'appui très important du service interministériel d'assistance technique. La France est évidemment en lien avec son homologue aux États-Unis, la Drug Enforcement Administration (DEA), notamment pour s'inspirer de bonnes pratiques. Toutefois, les régimes juridiques sont très différents et on ne peut pas transposer parfaitement en France ce qui est fait aux États-Unis.

Pour la Guyane, des renforts ont été envoyés à l'antenne Ofast de Guyane fin 2022 et courant 2023, d'autres arriveront d'ici à la fin de l'année. Quand des officiers de police judiciaire (OPJ) à compétence nationale sont mobilisés, ils ne se limitent pas au problème des mules. Ils conduisent également des enquêtes sous l'autorité de la Jirs de Fort-de-France ou de la Junalco. Traiter le phénomène des mules par l'interception de passeurs, c'est parfaitement insuffisant pour démanteler un réseau. Seul le travail judiciaire en profondeur permettra d'attaquer les organisations criminelles.

Des renforts ont aussi été envoyés en Martinique. Nous sommes extrêmement attentifs à ce phénomène en Île-de-France, puisque nous disposons sur les emprises aéroportuaires de Roissy et d'Orly d'équipes de l'Ofast - une peu plus d'une trentaine de personnes au total - pour traiter le flux de ces passeurs et les organisations criminelles. À ses côtés, l'Ofast peut compter sur les services de la préfecture de police et de la douane, qui met en oeuvre aujourd'hui une procédure simplifiée en fonction de la quantité transportée, sous l'autorité du procureur de la République.

Sur la réponse pénale, je laisse Christian de Rocquigny vous répondre.

M. Christian de Rocquigny. - La voie procédurale, tant à Cayenne qu'à Bobigny, est celle de la comparution immédiate, c'est-à-dire une réponse relativement rapide. Néanmoins, si l'enquête apporte des éléments pour aller vers le démantèlement d'une organisation criminelle, la peine se compte plutôt en années de prison suivant la quantité. Mais, bien entendu, les peines sont personnalisées par les juges du siège du tribunal correctionnel.

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Concernant la sanctuarisation de l'école, de nombreuses actions de prévention et de sensibilisation à l'usage des drogues sont menées par les policiers et les gendarmes. Nous avons noué un partenariat l'an dernier avec l'éducation nationale dans le cadre du fonctionnement des Cross, qui sont des instances de partage de renseignement. Nous souhaitons aussi nous rapprocher de l'éducation nationale pour intervenir lorsqu'elle nous signale des situations complexes autour de l'école, comme des points de vente ou des trafics. Ce sont des initiatives encore émergentes à développer. Je ne connais pas le modèle de Singapour, il sera intéressant de l'examiner pour en tirer des enseignements.

M. Jérôme Durain, président. - Roger Karoutchi a évoqué précédemment la question de la légalisation du cannabis. C'est un débat de société. La lutte contre les stupéfiants doit-elle être menée de manière uniforme ou différenciée selon les drogues ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - La France s'est engagée sur un maintien de la pénalisation de l'usage du cannabis avec l'amende forfaitaire délictuelle. En 2022, 143 000 amendes ont été prononcées. Les exemples étrangers montrent que la légalisation n'assèche pas le marché, mais fait naître un marché parallèle au marché légal. De surcroît, les consommateurs s'orientent vers des produits de plus en plus toxiques et des drogues de synthèse, qui ne seraient pas disponibles sur un marché légal. En conséquence, le risque d'avoir un marché clandestin se poursuivrait de toute façon. La légalisation ne semble pas être la solution à l'éradication de ces trafics.

Mme Karine Daniel. - Un autre sujet fait l'objet de beaucoup de crispations de la part de nos concitoyens, à savoir les points de deal. Vous avez indiqué qu'on les recense mieux, mais comment gère-t-on les effets localement, par exemple les tirs armés comme à Dijon ce week-end ? On laisserait les trafics se dérouler sur les points de deal, en menant des investigations en parallèle. Mais cette réponse n'est pas satisfaisante pour les citoyens des quartiers concernés, souvent les quartiers les plus difficiles.

Mme Stéphanie Cherbonnier. - Entre fin 2020 et début 2021, on a procédé à un recensement de l'ensemble des points de deal présents sur le territoire national. Des actions de plusieurs niveaux sont ensuite conduites. Certes, des opérations de voie publique permettent des interventions policières de terrain, mais n'éradiquent pas le point de deal, qui risque d'être réimplanté au départ des patrouilles de police. De plus, des enquêtes judiciaires qui, certes prennent plus de temps, permettent d'attaquer plus en profondeur le point de deal en lui-même.

On recense chaque mois toutes les opérations conduites sur chacun des points de deal de manière à avoir une persistance de l'action sur le terrain. Cartofast, l'outil mis en place en juin 2022, permet à la fois de suivre l'activité des services, donc les opérations, et l'effet réel sur les points de deal. Depuis la mise en place de cette cartographie, on voit ainsi qu'un certain nombre d'entre eux ont disparu. Certains sont en sommeil, d'autres ont réellement disparu, mais c'est bien la persistance de l'action dans le temps, conjuguée aux enquêtes judiciaires, qui permettra à terme le démantèlement des structures gérant ces points de deal.

M. Jérôme Durain, président. - Vous nous présentez aujourd'hui un dispositif qui paraît efficace, alors que votre audition devant la commission des lois il y a quelques mois, dans un autre cadre, était plus alarmiste. Vous n'exprimez pas de demande de moyens supplémentaires et vous ne semblez pas attendre de nouveaux dispositifs législatifs. Or les territoires sont inquiets. Qu'en est-il ?

Mme Stéphanie Cherbonnier. - L'état de la menace parle de lui-même, les enjeux sont très importants. Effectivement, je ne formule pas de demande d'effectifs parce que ce n'est pas le lieu d'en parler - nous échangeons sur ce sujet avec le directeur général.

Quand je suis arrivée à l'Ofast en préfiguration en septembre 2019, l'effectif s'élevait à 80 personnes chargées de la lutte contre les stupéfiants au niveau central, contre 220 aujourd'hui avec une diversification des profils. En termes de structuration du dispositif, l'engagement est réel, tant du ministère de l'intérieur que de ses partenaires, ce qui ne signifie pas qu'il soit suffisant. Au-delà d'un apport en ressources humaines, lutter contre les trafics de stupéfiants passe aussi par une méthode solide, une stratégie, pour obtenir des résultats. De nombreux services sont impliqués dans la lutte contre les trafics de stupéfiants au sein de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Tous doivent agir à leur niveau, mais aussi de manière coordonnée, en suivant une doctrine, un plan et des mesures phares, orientées sur les grandes priorités.

Bien évidemment, on a toujours besoin de moyens, mais le dispositif actuel montre que les engagements pris ont été tenus. Aujourd'hui, on l'adapte dans les territoires : en mai 2021, on a créé un détachement Ofast au Havre, qui se révèle insuffisant. Huit ETP étaient chargés de lutter contre les trafics de stupéfiants au Havre. L'Ofast central projette de manière quasiment hebdomadaire des effectifs sur l'antenne du Havre. Néanmoins, ce dispositif était limité au volet judiciaire opérationnel, il n'incluait ni l'enseignement ni l'analyse. À compter de la fin de l'année 2023, de nombreux effectifs supplémentaires y seront dédiés pour permettre un traitement immédiat du phénomène.

Je n'ai mentionné que quatre demandes d'ordre législatif pour éviter un catalogue à la Prévert ; néanmoins, beaucoup de choses doivent évoluer. Je vous ai parlé de la corruption, mais pas des avoirs criminels. Aujourd'hui, les saisies d'avoirs criminels dans le champ de la lutte contre les stupéfiants représentent 13 % du total des avoirs criminels saisis, alors qu'il s'agit du premier marché criminel au monde. Il y a donc des marges de progression. Tout n'est pas de niveau législatif. Il y a également des enjeux de formation avec nos personnels, non seulement au niveau de la police et de la gendarmerie, mais aussi au niveau de la magistrature. L'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), créée il y a quelques années, est une structure essentielle pour progresser en matière de saisie et de confiscation. Une fois que la saisie est réalisée, encore faut-il pouvoir franchir le stade de la confiscation en phase de jugement. Enfin, il faut décliner ces actions au niveau politique avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères en matière de coopération internationale. Les chantiers sont extrêmement vastes, et notre ambition est toujours très forte.

M. Jérôme Durain, président. - Vous m'avez rassuré. Nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du général de corps d'armée Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie nationale

M. Jérôme Durain, président. - Notre commission d'enquête, créée à la demande du groupe Les Républicains, entame ses travaux opérationnels aujourd'hui, après avoir été lancés formellement le 8 novembre dernier, et ils doivent s'achever le 8 mai 2024.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Tony Mouchet, le général de brigade Dominique Lambert, sous-directeur de la police judiciaire, et le colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire, prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes très contents de vous accueillir, mais déplorons l'absence de M. le général Rodriguez. Nous avons hésité à différer cette audition, mais avons considéré qu'il serait utile d'échanger dès maintenant avec vous. Nous comptons sur sa présence prochainement.

Général Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie nationale - Le général Rodriguez vous prie de bien vouloir excuser son absence et a effectivement pensé qu'il était intéressant pour vous, au début de vos travaux, d'avoir un premier échange plutôt que de reporter l'audition, ce qui vous permet d'entendre tous les services et les acteurs concernés par le sujet.

M. Jérôme Durain, président. - Tel n'est pas l'usage devant les commissions d'enquête parlementaires, mais cette audition nous permet d'avancer, en attendant que le général Rodriguez se présente devant nous.

Général Tony Mouchet - Je réitère les excuses de la part du directeur général de la gendarmerie nationale, qui a eu des contraintes de dernière minute. Je participe à cette audition accompagné du sous-directeur de la police judiciaire et de M. Lagoutte, notre officier chargé du suivi des auditions.

Nous avons tenu à venir devant vous parce que, pour la gendarmerie nationale comme pour toutes les forces du ministère de l'intérieur, la question des trafics de stupéfiants est très importante et prégnante. Cette activité se développe dans les zones relevant de la gendarmerie, tout comme dans les zones les plus urbaines. D'une manière générale, le trafic de stupéfiants est la mère de la plupart des formes de délinquance, car il en génère d'autres. C'est pourquoi il est un sujet majeur pour nous. Le ministre de l'intérieur avait d'ailleurs qualifié le trafic de drogue de « mère des batailles ». Il s'agit donc pour nous indirectement de lutter contre l'insécurité de manière générale.

La gendarmerie nationale est naturellement concernée, dans nos territoires, par le sujet des trafics de stupéfiants. Nous avons souvent tendance, en raison de l'actualité, et récemment encore à Dijon, de penser que ces problèmes se concentrent essentiellement dans les zones urbaines, mais nous constatons que le sujet de la consommation et des trafics de stupéfiants est aussi très prégnant dans les zones périurbaines et rurales. Bien entendu, nous sommes mobilisés face à ces difficultés.

On constate dans nos territoires deux grandes tendances générales. La première est l'augmentation des saisies, qui sous-tend une plus grande présence des stupéfiants. Sans vous abreuver de chiffres - nous pourrons y revenir au moment des questions -, en 2022, les saisies de cannabis ont quasiment doublé, celles de cocaïne ont doublé, et les saisies d'avoirs criminels ont fortement augmenté. Au-delà de résultats tangibles et matériels, ces chiffres démontrent une présence forte des stupéfiants et des trafics, y compris dans les zones de compétence de la gendarmerie.

La deuxième tendance est celle de trafics dont les modalités d'organisation se diversifient. On a souvent à l'esprit les grandes structures qui donnent lieu à de très grandes saisies. Néanmoins, deux facteurs un peu plus nouveaux, apparus au cours des cinq dernières années, ont été identifiés en zone gendarmerie. Le premier est la tendance à la cannabiculture, qui se développe pour l'autoconsommation et qui génère aussi des petites ventes localement. Le second est l'ubérisation de la vente des stupéfiants. Aujourd'hui, grâce aux messageries cryptées, tout le monde peut être un petit dealer local et toucher de nombreux consommateurs potentiels dans une zone.

Notre action porte naturellement sur tout le spectre. Nous pourrons revenir sur un sujet important qui n'est pas au coeur de la question des trafics, celui de la prévention. Nous conduisons des actions de prévention en amont, notamment auprès des écoles, avec des formateurs relais qui interviennent pour sensibiliser les publics les plus jeunes, de plus en plus jeunes d'ailleurs, des classes de fin de l'école primaire et du début du collège sur les risques liés aux stupéfiants, à sa consommation - devant les salariés dans les entreprises, nous évoquons aussi les risques liés à la consommation au volant.

Au-delà de ce volet relatif à la prévention, notre action est globale, c'est-à-dire qu'elle porte à la fois, de manière très classique, sur les consommateurs, et sur les trafiquants. La lutte contre les consommateurs est le premier levier de l'action. Pour la mener à bien, nous nous appuyons sur nos territoires, sur la présence de nos agents sur la voie publique. Le but est de dissuader les consommateurs tout autant que les dealers de quartier. La présence renforcée sur la voie publique est, pour nous, un levier important d'action. Au-delà, notre mobilisation permet également de renforcer le sentiment de sécurité ; notre présence se veut à la fois dissuasive et rassurante. Cette question n'est pas au coeur de votre commission d'enquête, mais j'estime qu'il n'y a pas d'action qui ne se tienne dans cette continuité : aller du consommateur, du petit trafic de rue, jusqu'au démantèlement des grands trafics de stupéfiants.

La lutte contre ces grands trafics mobilise bien entendu nos unités spécialisées, les sections et brigades de recherche. Elle vient en complément des actions quotidiennes. L'objectif pour la gendarmerie est évidemment de s'investir sur des enquêtes de plus long terme, pour aller directement frapper les trafics là où ils sont et essayer de déstructurer, de démanteler, de saisir un maximum de produits et d'avoirs criminels.

Nous pourrons revenir sur les enquêtes, mais l'objectif est aujourd'hui à la fois de continuer à nous renforcer sur le volet des « enquêtes classiques » que nous conduisons sous l'autorité des magistrats, pour démanteler les réseaux, et de dépasser le sujet de l'identification des trafics et de la saisie de produits pour agir sur ce qui structure ces réseaux. Par « structuration des réseaux », nous entendons leur logistique, mais aussi les moyens mis en place par ces réseaux pour pouvoir travailler, notamment les outils cyber et de téléphonie cryptée. Avec un peu de recul et d'expérience, on sait que, malgré des résultats que les chiffres démontrent, une tête de réseau peut continuer à travailler durant son incarcération, mais surtout, qu'elle peut être remplacée En infiltrant un système de messagerie comme EncroChat, on touche plusieurs réseaux, mais surtout on déstructure totalement un moyen de travailler pour les trafiquants. Nous essayons de travailler sur ces méthodes pour gagner en efficacité.

C'est également la raison pour laquelle nous travaillons sur la logistique. En effet, l'importation de produits stupéfiants et leur distribution répondent à des raisonnements classiques de logistique : stockage, transport, sécurisation des flux... Casser les outils logistiques et de communication est aussi une manière de déstabiliser ces trafics et donc de lutter plus durablement contre eux.

Enfin, pour conclure sur ces modes d'action spécifiques de l'institution que je sers, nous travaillons essentiellement, comme pour tout autre sujet de délinquance ou d'ordre public, à partir des territoires, autour des territoires et des chefs territoriaux. Le but est d'agréger un maximum de moyens pour lutter contre certains phénomènes que nous identifions. Nous pourrons y revenir, mais tel est l'objectif des opérations Tempête que nous menons actuellement. L'idée est vraiment, sous l'autorité des autorités administratives et judiciaires, d'être en capacité de créer des cibles d'enquête, d'apporter des moyens en termes de policiers judiciaires nationaux sur les territoires, au profit des enquêteurs locaux. Nous pouvons ainsi avoir une action forte face aux problèmes qui émergent.

Ce mode d'action nous est propre, et nous y sommes très attachés. Nous agissons sous l'autorité d'un chef à qui l'on confie des moyens et une mission, et auquel s'agrègent différentes compétences, différentes capacités. C'est ainsi que nous essayons de travailler dans nos territoires.

Au-delà de notre statut et de notre structure, notre organisation doit répondre aux besoins de 95 % du territoire national. Nous devons gérer les problèmes dans un espace qui est vaste. Nous sommes évidemment mobilisés et il y a énormément de leviers sur lesquels nous pouvons agir. Les éléments les plus importants, à nos yeux, sont la présence sur la voie publique, l'action concrète face aux trafics sur le terrain, la capacité à renforcer nos effectifs et à travailler sur le fond des structures et des trafics de délinquants. Je pourrai vous donner plus de détails ou de chiffres si vous le souhaitez.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je perçois un certain décalage entre votre présentation et l'ampleur du développement du narcotrafic dans notre pays. Celui-ci s'invite dans l'actualité avec des violences répétées, le recours aux armes... Tout cela prend des proportions particulièrement inquiétantes.

La gendarmerie a compétence sur 95 % du territoire. Ce qui frappe dans l'évolution de ces narcotrafics, c'est que si les zones rurales sont frappées par le deal courant, on constate que dans certaines régions purement rurales, parfois très écartées des centres urbains, des fermes de campagne s'avèrent être des hubs, qui traitent de grandes quantités de stupéfiants. On a ensuite découvert que lesdits hubs étaient les centres névralgiques de réseaux très importants. Comment la gendarmerie envisage-t-elle aujourd'hui de lutter contre ces phénomènes de diffusion non seulement des petits trafics, mais aussi de lieux où s'organisent le stockage, la vente, parfois même la transformation de produits stupéfiants ?

Je souhaite également vous entendre sur la question de la corruption. Les masses financières en jeu sont considérables, les moyens de corruption d'un certain nombre d'agents publics sont aujourd'hui établis. La gendarmerie porte-t-elle une attention particulière sur ce sujet ? Des sommes colossales sont versées à des agents publics pour se taire, pour orienter, pour cacher. La hiérarchie de la gendarmerie est-elle mobilisée sur cette problématique ?

Général Tony Mouchet - Dans mon propos liminaire, je ne cherchais pas à minimiser une partie du constat, mais je décrivais une vision assez générale. Nous avons en effet constaté une augmentation des faits. Pour l'instant, même si ces infractions existent, nous avons encore la chance de ne pas être confrontés à des faits d'une extrême gravité, comme dans certains pays - et nous veillons et travaillons à ce qu'il n'en soit pas ainsi.

Nous avons en effet connaissance de certains des hubs de stockage que vous évoquez. Souvent, il s'agit des « mules » de trafics implantés en zone urbaine qui viennent stocker une partie de la marchandise dans des zones un petit plus éloignées. Les personnes concernées sont souvent assez loin dans la chaîne des trafiquants. Ils pensent ainsi passer à travers les mailles des filets des enquêteurs et ne pas être identifiés. Nous pourrons porter à votre connaissance quelques affaires d'ampleur si vous le souhaitez.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelle est la coordination avec les autres services, notamment avec les douanes ?

Général Tony Mouchet - La coordination avec le service des douanes se passe très bien. L'échange de renseignements de manière générale se passe très bien au sein du ministère de l'intérieur et avec les douanes. Nous avons vraiment gagné en efficacité et l'intérêt général prévaut à chaque fois.

Nous traitons les dossiers liés au trafic de stupéfiants par le haut du spectre, grâce à l'action des sections de recherche. Aujourd'hui, les trafiquants commencent à connaître nos méthodes de travail. Nous travaillons donc à la fois sur les techniques spéciales d'enquête, mais aussi sur l'observation-surveillance classique, que nous avons développée, et sur le renseignement local. L'ancrage local est pour nous fondamental. C'est parce que nous connaissons nos territoires que nous pouvons détecter des mouvements, des flux, des comportements étranges. Souvent, nous identifions que des personnes s'installent, et ces constatations nous permettent de traiter des dossiers, d'initier de premières enquêtes ou d'échanger avec la police nationale, si l'affaire nous conduit à la zone urbaine la plus proche. Ces sujets sont identifiés. Aujourd'hui, nous utilisons toutes les techniques, y compris certains moyens très lourds comme les hélicoptères, les caméras thermiques. Celles-ci nous permettent de détecter une activité, une chaleur notamment, car la production de drogue requiert de générer de la chaleur. Il nous est donc possible de lever rapidement des doutes lorsque nous avons connaissance d'un renseignement. Il s'agit d'un travail de synergie entre le capteur de terrain, le traitement de l'information et l'action avec des moyens un peu plus spécialisés qui nous permettent de conforter le renseignement et de commencer une enquête préliminaire ou de voir si d'autres services travaillent déjà sur le sujet.

Monsieur le rapporteur, je suis entièrement d'accord avec vous : la corruption est un vrai sujet. Nous avons la chance de vivre en caserne, et vivons donc une forme d'autorégulation. Dans mes fonctions précédentes, j'ai reçu à deux reprises des signalements de trains de vie qui ne correspondaient pas aux revenus du gendarme ou à ceux de son conjoint. Au sein d'une caserne, tout le monde sait qui fait quoi. Ces signalements ont été traités, mais ils n'étaient pas liés aux stupéfiants. Nous n'avons pas encore détecté chez nous de cas ou de tentatives directes de corruption des militaires de la gendarmerie de la part de trafiquants de stupéfiants. Nous restons tout de même vigilants, car il nous arrive de lire dans la presse certains faits, et nous échangeons avec les douanes et la police. La tentation est forte, vu les sommes engagées, mais nous sommes pour le moment préservés par cet autocontrôle qui découle de notre mode de fonctionnement et de notre mode de vie, même si ce dernier ne nous protège pas de tout.

Le criblage que nous faisons en amont ainsi que les contrôles nous permettent aussi de limiter certains risques ; cela évite que nous soyons considérés comme des cibles potentielles par les personnes qui auraient identifié des faiblesses au sein de notre corps d'armée.

M. Olivier Cadic. - Les trafiquants, puisqu'ils vont et viennent dans le monde entier, se jouent des identités, ont souvent des identités fictives. Lors d'un décès, ce sont donc les empreintes qui garantissent l'identité de l'individu. Au Brésil, dès qu'un individu atteint l'âge de dix-huit ans, ses empreintes sont enregistrées automatiquement. Ne pensez-vous pas qu'il faille aujourd'hui faire évoluer notre approche et créer l'identité numérique pour lutter contre les trafiquants ?

Vous avez évoqué les têtes de réseaux qui poursuivent leur action durant leur incarcération. Les factions, au Brésil, sont des organisations criminelles qui se sont créées en prison. Elles ont la capacité de provoquer des émeutes dans les villes et sont en train de s'introduire en Guyane. Ces criminels sont incarcérés à Cayenne et suivent le modèle de la radicalisation en prison. Ces factions sont désormais très présentes dans les ports et les aéroports non plus uniquement de départ, mais aussi d'arrivée. Avez-vous repéré la présence de ces factions qui pourraient organiser des trafics en France ?

Général Tony Mouchet - En effet, nous avons repéré ce phénomène, en Guyane, qui est objectivement inquiétant. On l'a identifié y compris sur le territoire métropolitain, où il est encore très résiduel. En Guyane, en revanche, ce phénomène est très prégnant. L'importation au sein de l'Hexagone est aujourd'hui résiduelle, mais les cas identifiés sont traités par le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), avec lequel nous avons aussi une excellente coopération puisque, vous l'avez évoqué, nous travaillons déjà sur les phénomènes de radicalisation. La connaissance des réseaux et du monde pénitentiaire que nous nous avons dans le cadre du suivi des radicalisés et des risques de radicalisation nous permet de travailler de la même manière sur les réseaux délinquants très structurés.

Il m'est difficile de parler du sujet de l'identité numérique, car il n'est pas de notre ressort. Je constate simplement que je donne mes empreintes lorsque je dois faire refaire mon passeport personnel. Il est dommage que nous n'ayons pas accès à ces fichiers, mais des règles existent et nous nous y soumettons. La donnée « identité » existe et nous n'y avons pas accès. Cependant, nous avons tout de même accès aux fichiers judiciaires et administratifs, comme le fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) ou le fichier automatisé des empreintes digitales (Faed), qui nous permettent de faire de nombreuses vérifications. Sur d'autres sujets, des améliorations pourraient être apportées, mais, sur celui-ci, nous sommes plutôt bien armés.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je souhaite vous parler de Saint-Laurent-du-Maroni, commune frontalière du Suriname. Je me suis entretenue avec la maire de la ville ; elle me confiait être inquiète, car elle voit des jeunes au volant de grosses cylindrées. Comme il n'y a pas de juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) en Guyane - elle est en Martinique -, elle se demande quels sont les moyens dont dispose la gendarmerie. Elle a l'impression que ces situations se multiplient. Des jeunes, parfois sans permis, issus de familles défavorisées, conduisent des voitures que nous, adultes, n'aurions pas l'idée d'acheter ! Elle en déduit que c'est le résultat de trafics de stupéfiants. Quels moyens sont mis à la disposition des gendarmes à Saint-Laurent-du-Maroni ?

Général Tony Mouchet - Certains volets de notre travail dépassent l'action judiciaire, mais sont de nature administrative, fiscale, etc.

En Guyane, nous avons fortement renforcé nos moyens, et pas uniquement pour lutter contre l'orpaillage clandestin. Il y a plus d'un an, une task force police judiciaire (PJ) a été envoyée pour renforcer les effectifs, notamment la section de recherche sur place. Il est vrai qu'il y a une porosité des frontières. Il suffit de se rendre sur place pour le constater, de traverser le fleuve. La complexité du contrôle est telle qu'il n'y aura jamais d'étanchéité. Et je n'évoque même pas la question de la frontière en forêt ! Il est donc important d'agir sur les personnes. C'est pourquoi nous voulions implanter cette task force PJ.

Je l'ai évoquée dans mon propos liminaire, nous avons la volonté de donner d'autres moyens au chef territorial, et c'est ce que nous avons expérimenté outre-mer, en Guyane et à Mayotte. Et nous avons constaté que cela marche, car c'est le chef territorial qui identifie localement des comportements. Les unités, qui ont un format dédié, ne peuvent pas aller plus vite que la procédure ne le permet ; elles identifient leurs priorités et nous leur envoyons des enquêteurs. S'ils ont besoin d'officiers de police judiciaire (OPJ) pour acter plus vite les faits, ou de techniciens de haut niveau pour faire des recoupements ou du travail de téléphonie, nous mettons ces effectifs à disposition du chef local afin de mieux traiter ce qu'il a identifié. C'est ce que nous avons fait avec la task force en Guyane et ce que nous essayons de développer sur le territoire métropolitain avec notre unité nationale de police judiciaire : nous donnons au chef de la section de recherche locale, à l'enquêteur local, les moyens d'agir rapidement, c'est-à-dire, parfois, entre 20 et 30 enquêteurs, dont des spécialistes en délinquance économique et financière, par exemple.

Je crois aussi que l'action n'est pas que judiciaire, mais elle implique aussi d'autres acteurs de l'État. Nous sommes tous mobilisés. Nous travaillons avec les autres administrations, y compris avec des structures, comme les comités opérationnels départementaux antifraude (Codaf), qui ne traitent pas du trafic de stupéfiants, par exemple. Cela permet de mieux se connaître pour agir ensuite en collaboration. Le haut du spectre du trafic est souvent évoqué, mais j'estime que c'est du deal de rue, du problème très local, que découle le sentiment d'insécurité. Les dossiers ayant le plus d'impact ne sont pas toujours pas les plus gros, mais ce sont les petits trafics locaux qui enquiquinent le plus la vie de nos concitoyens et génèrent des nuisances. Nous sommes donc très mobilisés et essayons de travailler avec les autres administrations.

M. Jérôme Durain, président. - Je souhaite vous poser une question qui me taraude depuis le début de notre après-midi, pour lever une dissonance cognitive.

Nous avons commencé les travaux de cette commission d'enquête, en ayant à l'esprit un sentiment d'urgence qui découle de l'actualité : 44 morts à Marseille,  315 homicides ou tentatives d'homicide sur le territoire national... Or, à l'issue de nos auditions d'aujourd'hui, nous avons le sentiment que nous sommes plus inquiets que vous. Êtes-vous inquiet ? En quoi pouvons-nous vous être utiles ? Pouvons-nous vous apporter des moyens supplémentaires ? De nouvelles dispositions législatives vous paraissent-elles nécessaires ?

Je ressens un certain trouble. Nous avons le sentiment que vous travaillez de concert avec les autres structures, que vous avez les outils nécessaires, et donc que tout va bien... Or le maire de Dijon que j'ai eu au téléphone ce matin était quelque peu marri par la mort d'un de ses habitants sur un point de deal. On sait par ailleurs que, dans un certain nombre de villes, le démantèlement des points de deal n'a qu'un effet éphémère. Êtes-vous vous-même inquiet sur ce sujet ? La cheffe de l'Office antistupéfiants (Ofast), lors d'une audition devant la commission des lois il y a quelques mois, nous disait à quel point la situation était alarmante, que la corruption de basse intensité était monnaie courante. Or votre intervention nous laisse un peu sur notre faim.

Général Tony Mouchet - Je ne nie pas les faits, mais je ne suis pas d'un naturel inquiet. Pour faire écho à vos propos, nous vivons cette réalité et nous y sommes confrontés. Malheureusement, elle ne se limite pas aux événements de Marseille et de Dijon, elle est ancrée. Cette violence, on le voit, s'accroît, et on la traite. Comme nous vivons cette violence, nous dressons des constats. Nous ne les nions pas, mais souhaitons montrer notre mobilisation et notre travail. Si l'on regarde la tendance des dix dernières années, la plupart des règlements de comptes sont liés à des problèmes de stupéfiants ; la situation n'est pas nouvelle. Il s'agit d'une tendance lourde qui touche la France, mais aussi, je pense, les pays voisins, sans parler de la situation de l'autre côté de l'Atlantique.

Oui, il y a des sujets sur lesquels nous pouvons nous améliorer, il y en a toujours, et c'est pourquoi nous sommes là collectivement. Je crois sincèrement que la présence sur la voie publique est déjà un premier axe. Elle ne permettra pas de lutter contre le haut du spectre, mais je pense que nos concitoyens attendent de nous que nous soyons plus présents, notamment dans les zones à problèmes.

Concernant les voies d'amélioration, on peut évoquer certains sujets, comme le croisement de fichiers. Il est peut-être nécessaire de revoir certaines dispositions. J'ai souvenir qu'il y a une dizaine d'années, lorsque je suis arrivé en administration centrale, j'avais travaillé sur le service de traitement des lecteurs automatiques de plaques d'immatriculation (Lapi). Aujourd'hui, nous n'arrivons toujours pas à croiser les informations et à avoir une base unique. Imaginez si demain, nous avions la capacité de suivre des véhicules, de comparer des plaques d'immatriculation avec tous les systèmes de Lapi du secteur privé, comme les ports ! J'ai été commandant de la gendarmerie de Corse il y a peu de temps. Il y avait des Lapi partout dans les ports, mais je n'y avais pas accès, et pour des raisons autres que législatives.

Je reste par ailleurs convaincu que le travail patrimonial, sur l'argent, est un vrai levier. On peut augmenter les sanctions. L'amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui est aujourd'hui de 200 euros, pourrait ainsi être augmentée. Mais sur ces réseaux structurés, la saisie des avoirs criminels est très compliquée. Vous en avez conscience, et les magistrats et la gendarmerie le vivent au quotidien. De plus, les procédures prennent beaucoup de temps.

Je ne suis pas un spécialiste de l'histoire du droit, mais la loi Warsmann s'était fortement inspirée du modèle italien. Il est beaucoup plus facile pour les carabiniers de procéder à des saisies. Aujourd'hui, les délinquants ont trouvé des voies et moyens de contournement en passant par des sociétés. Pour vous résumer la situation, je ne puis saisir que les biens qui vous appartiennent. Lorsque les biens appartiennent une société, immatriculée à l'étranger, seule la saisie conservatoire est possible ; mais c'est beaucoup plus compliqué.

À l'époque, la loi Warsmann avait offert de vrais premiers leviers. Dans la guerre que nous menons, nos adversaires s'adaptent à tout ce que nous mettons en place ; c'est l'image du bouclier et de l'épée. Nos adversaires ont trouvé des voies légales de contournement leur permettant notamment de placer leur argent à l'étranger - on pourrait parler de la saisie des avoirs criminels à l'étranger. On parle là du trafic de stupéfiants, mais la même logique vaut pour les délits routiers : on peut louer, en liquide, une voiture de luxe à une société étrangère et se faire intercepter à 200 kilomètres par heure sur l'autoroute, l'auteur de l'infraction perdra peut-être son permis de conduire, mais la voiture ne sera pas saisie. Or l'auteur de l'infraction se trouve avec le bien avec lequel l'infraction a été commise. Il y a donc là des possibilités d'amélioration.

J'ai évoqué les techniques spéciales d'enquête. Nous avons un panel complet et nous les mettons en oeuvre. Je nous trouve peut-être un peu trop transparents sur ce sujet. Lorsque j'étais en poste en Corse, chaque fois que nous ne parvenions pas à interpeller une personne liée au crime organisé, que celle-ci prenait la fuite et se rendait au bout d'une semaine ou de quinze jours, son avocat, qui avait eu accès au dossier, avait pu préparer sa défense. Il nous attaquait d'ailleurs très souvent sur les premières constatations. Le début de la garde à vue était déjà compliqué.

On trouve quasiment tout dans les dossiers. Pourquoi les délinquants s'adaptent-ils aussi bien aujourd'hui ? Ils se font arrêter une fois, et ensuite ils savent ce qui les a fait tomber. Peut-être devrions-nous anonymiser certaines techniques plus intrusives, les mettre sous une sorte de verrou judiciaire, ce qui n'empêche pas le contrôle du juge. Je ne demande pas à faire des choses qui ne soient pas actées, mais à un moment, trop de transparence nous désarme. Comme nous l'a vu encore récemment avec EncroChat, les grands criminels sont extrêmement organisés et structurés et savent parfaitement évoluer. Certes, il s'agit ici peut-être de 1 % de la délinquance, voire moins, mais ce sont ces délinquants contrôlent une bonne partie des trafics et qui irriguent en stupéfiants.

Pour conclure, je reviens sur l'exemple italien. Quand nous saisissons un bien commercial illégalement acheté, nous essayons de le vendre, mais la procédure est compliquée. En Italie, quand on saisit une société, celle-ci continue de fonctionner et l'État assure la gestion temporaire ; cela veut dire que les bénéfices de la société reviennent à l'État et, pendant ce temps, le délinquant, le voyou, n'a plus rien. Taper au porte-monnaie peut être une solution. Le renforcement des capacités de saisie sera également un levier majeur.

M. Olivier Cadic. - Je souhaite revenir sur la lecture automatisée des plaques d'immatriculation. Au Brésil, grâce à un système, la police connaît automatiquement toutes les plaques d'immatriculation. L'intelligence artificielle fait apparaître des alertes sur les comportements potentiellement suspects et, en fonction de la gravité de l'alerte, les forces de police interviennent ; cela a vraiment fait progresser la lutte contre les trafics. Si nous pouvions, avec cette commission d'enquête, inciter au déploiement d'un semblable outil, on ferait de grands progrès pour arrêter les véhicules à comportement suspect.

Général Tony Mouchet. - Sans aller jusqu'à l'intelligence artificielle, car j'ai conscience que cela pose d'autres problèmes, il s'agirait simplement de connecter nos Lapi. Cela nous permettrait de savoir qu'un véhicule à trente kilomètres a été signalé et détecté. Ce serait déjà là un progrès, car c'est un vrai sujet.

Concernant le traitement des masses de données via l'intelligence artificielle, il est évident que le législateur devra bientôt étudier la question, car elle s'imposera à nous.

M. Jérôme Durain, président. - M. Karoutchi a évoqué précédemment la question de la légalisation du cannabis pour annihiler une partie des trafics. Qu'en pensez-vous ?

Selon M. Frédéric Veaux, la légalisation enverrait un mauvais signal. Mais n'avons-nous pas un peu affaibli notre message avec la mise en place de l'amende forfaitaire délictuelle qui, d'une certaine manière, n'apparaît plus comme une sanction pénale ?

Général Tony Mouchet. - Je ne suis pas d'accord avec cette vision. À mes yeux, et depuis le terrain, l'AFD a raffermi l'autorité de l'État. Avant cette amende, si un consommateur se faisait prendre au volant avec 5 grammes de résine de cannabis, on les jetait à la poubelle et il perdait 50 euros ; si vous vous faites prendre avec un téléphone portable au volant, vous avez une amende de 135 euros. Voilà la réalité que j'avais exposée, avec un peu d'insolence, à un député, lorsque j'étais chef territorial. Avant l'AFD, les petites saisies n'aboutissaient à rien. La mise en place de cette amende apporte une réponse pénale et montre une forme d'autorité de l'État, même si elle a ses limites. Nous ne faisons qu'appliquer les textes : l'usage de stupéfiants est réprimé par le code pénal, il peut entraîner un an d'emprisonnement et des amendes. Et le fait que l'on puisse bientôt, sous certaines conditions, procéder au paiement immédiat de l'AFD sur la voie publique, permettra de combiner à la fois la détection et la sanction immédiate. Cette mesure, loin d'affaiblir le système, le renforce. Rien n'était pire pour les gendarmes que de laisser partir les consommateurs sans autre sanction que la saisie.

Des États, dont des pays voisins, ont légalisé le cannabis, mais je n'ai pas l'impression qu'ils connaissent moins de problèmes de stupéfiants que nous. Certains commencent d'ailleurs à s'interroger sur leur politique de légalisation, sans même parler des aspects de santé publique.

Nous avons beaucoup parlé des sommes que génèrent les trafics de stupéfiants. Je ne suis pas convaincu que cet écosystème contre lequel nous luttons ne s'orienterait pas vers d'autres activités illicites si nous venions, demain, à légaliser le cannabis. Je n'imagine pas les trafiquants décider de travailler dans des commerces légaux.

De plus, quand nous regardons les expériences à l'étranger, mais aussi en France où une part du cannabis faiblement dosé - le cannabidiol (CBD) - a été légalisée, nous nous rendons compte que la légalisation de tout ou partie de certains produits stupéfiants entraîne un report vers des produits plus durs. Nous constatons non seulement que nous n'arrêtons pas de saisir toujours plus de cannabis, mais que le cannabis que nous saisissons contient, par l'effet de croisements de variétés, un taux de tétrahydrocannabinol (THC) de plus en plus fort, de vingt à trente fois supérieur à celui du cannabis d'il y a vingt ou trente ans.

Je ne suis donc pas convaincu que la légalisation réponde aux problèmes engendrés par le trafic de stupéfiants et les narcotrafiquants.

Mme Karine Daniel. - En flux et en volumes, les territoires ruraux sont moins touchés que les territoires urbains. En revanche, en taux rapporté à la population, il semblerait que le problème augmente aussi considérablement dans les zones rurales, avec des conséquences sociales importantes. Travaillez-vous avec les services sociaux ? Entretenez-vous des coopérations qui vous permettent d'affiner les chiffres qui concernent les zones rurales ? J'y associe les actions de prévention en milieu scolaire auxquelles vous participez.

Le suivi des trafics qui s'effectuent par la route et le contrôle des plaques d'immatriculation s'avèrent fortement liés au maillage des caméras de surveillance sur le territoire, notamment à l'entrée des bourgs et des villages. La nouvelle politique paraît faire peser toujours plus la charge financière de ces dispositifs aux communes. N'est-ce pas un frein à leur déploiement et à votre travail ?

Général Tony Mouchet. - L'État aide beaucoup les communes dans l'acquisition et l'installation des caméras, en particulier par le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Il participe à leur effort en matière de vidéoprotection. Celle-ci se développe depuis une bonne quinzaine d'années dans les communes.

Le maillage du territoire est important. Au-delà des caméras et de leur mise en réseau, c'est le maillage des hommes et des femmes sur le terrain, policiers et gendarmes, qui importe. Les 239 brigades de gendarmerie que nous créerons au cours des quatre prochaines années, les équivalents temps plein (ETP) que nous avons obtenus au titre de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), nous aideront à renforcer notre présence sur le territoire.

Un des leviers de la lutte contre les stupéfiants consiste à être présents, à rassurer la population, à commencer à agir dès le départ, à favoriser davantage la prévention, non pas seulement au sens de prévention des actes, par exemple par l'intervention dans les écoles, mais encore au sens d'identification d'un territoire avant qu'il ne bascule, de détection des problèmes avant qu'ils ne deviennent très complexes et beaucoup plus lourds à traiter.

Avec les task forces actuelles et les opérations que nous développons, telles que celles que nous appelons « Tempête », nous agissons dans des territoires où existent des problèmes. Demain, nous voudrions identifier des territoires au moment où surviennent des points de bascule. Notre maillage doit nous permettre de renforcer notre présence et d'apporter plus de paix publique avant que tout un territoire ne soit gangrené. Tous les outils y contribueront, au premier rang desquels la détection et le renseignement « d'ambiance ».

Je ne dispose pas ici de chiffres sur le ratio entre population et saisie de stupéfiants - je pourrai vous les communiquer. Ils pourraient effectivement être intéressants pour mesurer l'impact du trafic de stupéfiants dans les territoires.

Localement, nous travaillons principalement avec les élus ou les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), ainsi qu'avec les bailleurs sociaux avec lesquels nous entretenons de vrais partenariats. Avec les élus et les bailleurs sociaux, nous identifions et traitons les problèmes de deal dans les immeubles et cages d'escalier. Le cas échéant, nous évacuons des logements sociaux les personnes qui posent régulièrement problème. Des affaires de personnes dans certains territoires contrarient parfois la bonne marche de ces partenariats.

Nous parlons beaucoup des trafiquants, mais nous sommes confrontés dans notre vie quotidienne à un problème global de société : à côté des trafics qui y sont liés, la consommation de stupéfiants déstructure une partie de notre tissu social. Aux problèmes de sécurité dans les quartiers avec les points de deal et les règlements de compte, s'ajoute celui de la consommation de stupéfiants, qui produit des phénomènes sociaux d'éviction ou d'abandon très importants. Il n'est pas forcément de notre ressort, mais c'est aussi un vrai sujet.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre présence. Nous aurons l'occasion de revoir des représentants de la gendarmerie au cours des travaux de notre commission d'enquête.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18h35.

Jeudi 30 novembre 2023

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Guillaume Valette-Valla, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux d'accueillir Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), accompagnée de Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agrasc, Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agrasc, ainsi que MM. François-Xavier Gau et Emmanuel Legeay, responsables budgétaires de l'Agrasc.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Virginie Gentile, Mme Sylvie Marchelli, Mme Catherine Jorge, M. François-Xavier Gau et M. Emmanuel Legeay prêtent serment.

Mme Virginie Gentile, directrice générale par intérim de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - L'Agrasc est née en 2010, il s'agit d'une jeune institution. Au départ, l'Agence était composée de dix agents ; on en dénombre aujourd'hui une centaine. À la suite du rapport rendu par Jean-Luc Warsmann et Laurent Saint-Martin en tant que parlementaires en mission en 2019, nous avons créé depuis deux ans des antennes régionales.

Une des missions de l'Agrasc consiste à faire de la gestion. Nous n'intervenons pas sur les peines, qui relèvent de la juridiction et des services d'enquête ; nous exécutons. Autre dimension importante : nous sommes un service interministériel ; nos partenaires sont les ministères de l'intérieur, de la justice et des finances. Aujourd'hui, cette politique publique interministérielle fonctionne bien. En l'espace de deux ans, nous avons créé 7 antennes régionales, avec 35 agents supplémentaires.

L'idée était de créer à la fois un réflexe Agrasc pour l'ensemble de nos partenaires - acteurs de la chaîne pénale, services d'enquête, juridiction - et une menace Agrasc, dans le sens où la peine de confiscation que nous exécutons s'avère très douloureuse pour le délinquant, qui se retrouve privé de son bien mal acquis. Cela nous permet, et nous permettra encore davantage à l'avenir, de lutter contre la petite et moyenne délinquance, véritable fléau au niveau local.

Ce travail en collaboration avec les partenaires est l'atout majeur de nos antennes régionales. Avec l'ancien directeur général de l'Agrasc, nous avions décidé de les adosser à des juridictions interrégionales spécialisées dans la lutte contre le trafic, la grande délinquance et la corruption. Nous sommes encore au début du processus, tout est allé très vite et tout doit aller encore plus vite. Nous devons entraîner tous ces services avec nous. Quand on s'adresse à l'Agrasc, cela donne du travail supplémentaire ; le service d'enquête doit d'abord saisir, puis les juridictions prononcent la peine de confiscation.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons appris, dans le cadre de cette commission d'enquête, que le narcotrafic représentait entre 3 et 5 milliards d'euros de chiffres d'affaires en France. Or, d'après les documents qui nous ont été transmis, les ventes d'objets saisis en lien avec le narcotrafic et effectuées en 2022 s'élèvent à 17,1 millions d'euros, contre 14,4 millions d'euros l'année précédente. Cette disproportion entre le chiffre d'affaires et les saisies interroge quant à l'efficacité des dispositifs existants. Pouvez-vous nous donner des éléments qui justifient cette disproportion ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous préciser la nature des biens saisis ? Au sein de notre commission, nous réfléchissons au développement des microtrafics dans les zones urbaines, qui concernent un grand nombre de personnes mineures. Les flux d'argent, très importants, se transforment ensuite en biens matériels. Que peut-on saisir comme biens chez l'informateur et le petit trafiquant ?

Mme Virginie Gentile. - Je viens du ministère des finances, le sujet de la fraude fiscale ne m'est donc pas étranger. Vous avez évoqué ces sommes qui paraissent dérisoires au regard des revenus dégagés par le narcotrafic. La réponse que je peux vous apporter se situe à deux niveaux : le premier concerne les services d'enquête ; le second, les magistrats.

Pour les services d'enquête, établir une infraction et mener une enquête patrimoniale correspondent à des processus différents. Aujourd'hui, compte tenu des moyens et du temps dont ils disposent, les services privilégient la démonstration de l'infraction. L'enquête patrimoniale, déterminante pour ce type de dossiers, nécessite des investigations plus poussées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cela veut dire qu'aujourd'hui, si une enquête concernant le narcotrafic est ouverte, celle-ci ne débouche pas forcément sur une enquête patrimoniale. Est-ce bien cela que vous voulez dire ?

Mme Virginie Gentile. - Absolument. Nous sommes une agence de gestion, je témoigne de ce que nous avons rencontré dans les antennes locales. Sur ce sujet, la police et la gendarmerie seront plus précises que moi.

Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - Les dossiers de trafics de stupéfiants les plus importants sont traités par l'Office antistupéfiants (Ofast), souvent en cosaisine avec les groupes interministériels de recherche (GIR). Dans ce cas, les enquêteurs travaillent sur la matérialisation des infractions de trafics de stupéfiants, et les GIR assurent le volet patrimonial de l'enquête. Mais dans les services locaux, lorsque vous avez affaire à des trafics de stupéfiants qui ne sont pas d'ampleur nationale ou internationale, les services d'enquête ne sont pas toujours spécialisés ; ils vont mener une enquête pour établir l'infraction, matérialiser le trafic de stupéfiants, mais le volet patrimonial n'est pas forcément pris en compte dans ce genre d'enquête. Les services d'enquête communiquent beaucoup sur le produit saisi - combien de kilos, combien de tonnes. On cherche le produit et les personnes, mais on ne cherche pas l'argent ; l'enquête patrimoniale manque souvent aux dossiers de trafics de stupéfiants.

Mme Virginie Gentile. - Les magistrats, de leur côté, manquent de temps pour formaliser les décisions de saisie ou de confiscation ; ils privilégient les thématiques urgentes en matière de troubles à l'ordre public, les dossiers d'atteinte aux personnes et de violences. Afin de soutenir les magistrats, les juridictions bénéficient d'assistants spécialisés qui préparent les dossiers pour le compte des magistrats. L'Agrasc agit en soutien, comme un prestataire de services. Ces assistants spécialisés vont formaliser et suivre les décisions de saisie pénale pour les rendre plus dynamiques.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous revenir sur la nature des biens saisis ?

Mme Virginie Gentile. - Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agrasc, vous fait passer le catalogue de la dernière vente que nous avons organisée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - S'agit-il d'objets saisis en lien avec le trafic de stupéfiants ?

Mme Catherine Jorge, directrice de la communication de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. - Oui, exclusivement.

Mme Virginie Gentile. - Nous avons décidé de consacrer une vente particulière aux saisies liées au trafic de stupéfiants. Le catalogue rassemble des objets que l'on retrouve de manière classique dans les biens saisis, comme des montres ou autres objets de luxe.

Cependant, nous sommes allés plus loin dans cette recherche des biens que nous vendons avant jugement. Nous avons mis en place, au siège de l'Agence, un département exclusivement consacré au mobilier et à ces ventes, qui sont très importantes. Ce département dédié à la gestion des biens meubles se préoccupe non pas seulement des biens de luxe, mais aussi des biens les plus communs.

En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, nous avons souvent à faire à des investissements tels que des biens immobiliers ou des assurances vie, mais nous gérons aussi des biens meubles corporels qui améliorent le quotidien : des consoles de jeu, des robots de cuisine, des vêtements de marque, des chaussures de luxe, etc. Le panel est large et, grâce à ce département et à son renforcement, nous pouvons nous préoccuper de tous les types de biens. Ainsi, il y a deux ans, nous gérions des biens d'une valeur moyenne comprise entre 5 000 et 6 000 euros, quand cette valeur est aujourd'hui comprise entre 2 000 et 3 000 euros. Nous récupérons même des Twingo ou des Peugeot 205.

Ce que nous voulons montrer, c'est qu'il n'est plus possible de gagner de l'argent en commettant ces infractions. Avant, quand un trafiquant sortait de prison, il récupérait sa maison avec piscine, sa Porsche et sa Rolex. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. En plus de la réponse pénale efficace et dissuasive qui est mise en oeuvre, nous montrons que le crime ne paie pas, notamment sur le plan social. Ainsi, le trafiquant est remis sur un niveau d'égalité, la justice est rendue et le contrat social est respecté, comme la confiance en la justice. Vis-à-vis des populations précaires, qui sont toujours les plus touchées par cette délinquance, l'effet est vertueux. Nous avons voulu développer ce réflexe et le faire remarquer.

Nous avons mis en place une communication « bling-bling », parce qu'il fallait que l'Agrasc fasse parler d'elle. Ainsi, des Lamborghini ou des montres Rolex au prix faramineux ont été mises en avant, ce qui a enclenché la mécanique et le réflexe Agrasc du côté des services, qui appréciaient qu'on parle d'eux. Cette communication a aussi permis de rassembler beaucoup de monde lors des ventes aux enchères. La vente liée au catalogue que nous avons fait circuler constitue la première ayant rassemblé plus de 10 000 personnes sur internet. Nous avons commencé à être connus.

Aujourd'hui, nous organisons aussi des ventes locales. Nous établissons une sorte de toile d'araignée, à l'image des narcotrafiquants, mais d'une façon positive puisque nous voulons détruire leur business. Nous étendons notre action de manière progressive et sur tous les types de biens : numéraire, immobilier et biens meubles. Ces derniers représentent l'essentiel des biens que nous gérons.

M. Michel Masset. - L'Agrasc est une structure assez récente qui s'est développée très vite. Avez-vous des besoins supplémentaires ?

Par ailleurs, nous avons évoqué le monde urbain mais qu'en est-il du monde rural ? J'ai l'impression que des éléments glissent du premier vers le second ; s'agit-il d'un ressenti ou de la réalité ?

Mme Virginie Gentile. - Nos besoins se situent à différents niveaux. D'abord, il nous faut continuer à étendre l'action des antennes de l'Agrasc au niveau territorial. Nous devons être aussi opérationnels que possible. Je laisse Sylvie Marchelli vous répondre sur le monde rural et j'évoquerai ensuite sur les besoins.

Mme Sylvie Marchelli. - Le développement des antennes nous a permis d'agir dans les tribunaux les plus petits. Nous avons organisé des formations à Saint-Omer, à Cambrai, à Brest, à Rennes ou à Albi, où la magistrate coordonnatrice de l'antenne Sud a mené une formation spécifique sur la saisie et la confiscation. Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées, qui s'étendent sur plusieurs cours d'appel, comptent déjà en leur sein des magistrats spécialisés qui ont l'habitude des gros dossiers de trafic de stupéfiants et procèdent à des saisies. Nous pouvons les contacter facilement.

En revanche, nous avons du travail dans les juridictions qui ne comptent pas d'assistant spécialisé ni de contentieux particulier. Il nous faut y aider les services d'enquête et les magistrats. Certains y sont habitués à l'exercice des saisies et des confiscations mais d'autres pas. Nous menons donc un travail de formation à la demande. L'Agrasc se fait connaître, notamment grâce à ses antennes, et elle est de plus en plus souvent sollicitée par de petites juridictions. Les antennes nous permettent de nous déplacer pour organiser des formations.

Ces formations peuvent inclure aussi les enquêteurs, ce qui permet à l'ensemble des acteurs de se parler et d'avoir accès à toute la chaîne pénale : du travail d'enquête jusqu'à l'exécution de la peine, en passant par le magistrat correctionnel qui prend la décision. Nous menons ce travail y compris dans les zones reculées.

Par ailleurs, l'information nous remonte selon laquelle les gros trafiquants des villes viendraient parfois se mettre au vert à la campagne. Les services de police et de justice pourront vous en dire davantage.

Mme Virginie Gentile. - Ces explications permettent de comprendre ce que signifie concrètement la montée en puissance des antennes, qui constitue notre premier besoin. Il s'agit bien d'embrasser l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale, dans la France entière.

J'en viens à nos besoins en termes d'effectifs. Nous avons besoin de moyens humains, à l'Agence mais aussi dans les services d'enquête et dans les juridictions, où des greffiers, des directeurs de greffe ou des magistrats sont nécessaires. Le volume des dossiers est important et ces affaires prennent du temps. Il ne s'agit pas de vol à l'étalage. Ces enquêtes s'inscrivent dans le long terme et réclament un travail de suivi, ainsi qu'une certaine vigilance. De plus, il s'agit d'un droit très technique. Les services spécialisés doivent être renforcés, pour investir le champ patrimonial. Il faut davantage doter les juridictions d'assistants spécialisés ou de juristes assistants. Nous avons aussi besoin d'effectifs pour former au droit des saisies et confiscations.

Enfin, pour fluidifier ce droit, nous avons besoin de réforme législative. Il y a peu, nous avons été entendus par le député Jean-Luc Warsmann sur ce dont nous avions besoin pour faciliter la mise en place de ce droit. Nous avons indiqué des pistes d'évolution, sur lesquelles nous souhaitons avancer dès maintenant. La concordance des temps est importante : nous créons les antennes, il nous faut les moyens.

M. Laurent Burgoa. - Combien de dossiers traitez-vous par an ? Combien de personnes voient leurs biens confisqués chaque année ? Quel montant représentent ces biens ?

Mme Karine Daniel. - Pourriez-vous donner une idée des montants moyens et des écarts types ? S'agit-il surtout de nombreuses saisies représentant de petits montants ou privilégiez-vous les gros dossiers ?

Par ailleurs, en ce qui concerne l'évolution de vos techniques d'enquête, quels sont vos besoins en termes d'outils, compte tenu du développement des outils numériques, de l'intelligence artificielle et des nouvelles techniques de commercialisation ?

M. Jérôme Durain, président. - Je voudrais évoquer l'utilisation des fonds récoltés lors des ventes. Selon un rapport d'information déposé par la commission des finances du Sénat début 2023, des fonds de l'Agrasc ont financé en 2022, à hauteur de 1,1 million d'euros, l'achat d'outils de lutte contre la criminalité organisée au profit de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Que pensez-vous de cette pratique ? Qu'ont permis de financer ces fonds ?

Mme Valérie Boyer. - Lorsque vous saisissez des objets, remontez-vous jusqu'au commerçant pour savoir s'ils ont été achetés en liquide ?

Mme Sylvie Marchelli. - L'Agence ne saisit rien et ne confisque rien. Les magistrats nous font parvenir une ordonnance de saisie et nous exécutons. Nous n'avons donc pas recours à des techniques d'enquête. Pour un bien immobilier, nous procédons à la publication au service de la publicité foncière. Pour l'argent numéraire et les comptes bancaires, les sommes sont transférées sur notre compte. En ce qui concerne les biens meubles corporels, nous connaissons seulement ceux qui sont remis pour vente avant jugement ou les biens affectés. Nous exécutons et gérons les biens remis ou saisis.

En ce qui concerne les statistiques portant sur le nombre de dossiers ou de personnes faisant l'objet d'une saisie ou d'une confiscation, elles sont en possession du ministère de la justice, pas en la nôtre. Nous avons des statistiques sur les activités de l'Agrasc et sommes en mesure de donner des chiffres sur le nombre de saisies annuelles, ainsi que sur le volume financier correspondant. S'agissant des confiscations, nous pouvons donner des chiffres sur les versements auxquels nous procédons lorsque nous les exécutons.

Cependant, nous ne pouvons exécuter une décision si le tribunal ne nous l'envoie pas. Cette étape fait parfois défaut et c'est notamment pour y remédier que les antennes régionales ont été créées. Il s'agit de rendre plus fluides les liens entre les juridictions et l'Agrasc. Les statistiques que nous préparons sont conditionnées par l'envoi de ces décisions de saisie et de confiscation. Lorsque la décision nous parvient, nous exécutons et versons une somme au budget général de l'État, ainsi qu'aux différents fonds de concours.

Pour répondre à Mme Boyer, nous vendons des biens saisis au délinquant par les magistrats. Nous estimons que l'objet appartient au délinquant et qu'il se l'est approprié de manière frauduleuse. Quand nous récupérons le bien, nous savons qu'il a été mal acquis et nous le revendons, sans faire de recherche supplémentaire sur son origine exacte. En revanche, nous l'expertisons pour en connaître la valeur.

M. Jérôme Durain, président. - Cette recherche en amont ne fait donc pas partie de vos missions ?

Mme Sylvie Marchelli. - Nous savons que les trafiquants de stupéfiants réinvestissent beaucoup dans des montres de valeur ou des véhicules de luxe. Quand les enquêteurs perquisitionnent, ils récupèrent ces biens, en se disant qu'ils appartiennent au mis en cause. Ils entendent ce dernier et récupèrent les factures quand il y en a. Ensuite, l'enquêteur et le magistrat doivent démontrer que la personne a la libre disposition du bien et qu'elle se comporte comme son propriétaire réel. Alors on le revend. Il y a exception en cas de manoeuvres dilatoires et quand des tiers font écran entre le bien et le trafiquant. Nous reviendrons peut-être sur cette question, qui figure dans votre questionnaire.

M. Jérôme Durain, président. - Il s'agit d'une question très importante.

Mme Valérie Boyer. - Ma question était celle-ci : si on trouve une facture ou que le délinquant explique d'où provient le bien, se rend-on chez le commerçant ? Nous savons que dans les boutiques de luxe et de marques, c'est la foire à l'argent liquide.

Mme Sylvie Marchelli. - Vous pourrez poser cette question aux services d'enquête et de justice que vous entendrez. Il faudrait faire une enquête à part, qui concernerait les revendeurs ou les commerçants. Il s'agirait non plus du dossier de trafic de stupéfiants, mais d'une procédure incidente, pour du recel ou du blanchiment.

M. Jérôme Durain, président. - On nous a signalé à plusieurs reprises l'exemple de l'Italie, où s'opère une véritable articulation entre les dimensions de l'enquête et de la confiscation. Éprouvez-vous le besoin d'aller plus loin en la matière ?

Dans des cas complexes où la personne recherchée n'est pas le titulaire officiel du titre de propriété, des modifications législatives ou réglementaires pourraient-elles vous aider à gagner du temps et à être plus efficaces ?

Mme Sylvie Marchelli. - Le droit français des saisies et confiscations est déjà très étendu et, en matière de trafic de stupéfiants, il est le plus large possible. L'article 131-21 du code pénal prévoit la peine de confiscation, qui a plusieurs fondements possibles.

D'abord, le bien peut être l'instrument de l'infraction, dans le cas d'un véhicule ayant servi au transport des stupéfiants ou d'un immeuble, par exemple. Ensuite, le bien peut être le produit direct ou indirect de l'infraction. On peut aussi confisquer un bien correspondant à la valeur du produit du trafic. On peut estimer le produit du trafic de stupéfiants pendant plusieurs années et chercher l'équivalent, dans l'ensemble du patrimoine du trafiquant. Par ailleurs, selon l'alinéa 5 de l'article 131-21, les biens d'origine injustifiée peuvent être confisqués. Dans ce cas, il y a un renversement de la charge de la preuve et c'est au mis en cause de démontrer comment il a acquis les biens qui sont au-delà du chiffrage du produit. Enfin, l'alinéa 6 prévoit la confiscation générale du patrimoine. En matière de trafic de stupéfiants, on peut saisir tout le patrimoine du mis en cause, à condition de proportionnalité.

Dans la procédure italienne, on trouve le principe de la confiscation civile sans condamnation pénale, pour toutes les personnes qui sont en lien avec la criminalité organisée et les mafias. En France, ce n'est pas encore le cas.

En revanche, un projet de directive européenne est en cours de négociation. Les articles 15 et 16 n'ont pas encore été négociés entre les États membres, mais ils visent à élargir encore les possibilités de confiscation.

L'article 15 prévoit la confiscation sans condamnation, pour des procédures qui auraient dû aboutir mais pour lesquelles les poursuites se sont arrêtées en raison du décès, de la fuite ou de la maladie du mis en cause, mais aussi en cas de prescription des faits. La directive prévoit que l'on puisse confisquer les biens de ces personnes, à condition qu'une juridiction montre qu'une infraction pénale a été commise.

L'article 16 prévoit la confiscation de richesses inexpliquées. Il concerne des personnes dont la juridiction estime qu'elles sont en lien avec la grande criminalité et sur lesquelles pèsent des « soupçons » d'infraction pénale. Ces personnes ne peuvent pas être poursuivies pour des infractions, mais elles possèdent des biens qui ne correspondent pas à leurs revenus. Elles pourront faire l'objet d'une confiscation sans condamnation pour des infractions. Si la directive est adoptée, cette disposition aura un véritable impact en matière de trafic de stupéfiants.

Mme Virginie Gentile. - Cette directive européenne a une dimension importante pour notre travail.

Je vais tout de même vous donner quelques chiffres, qui montrent bien l'évolution de l'Agrasc depuis 2020. En termes de saisies pénales des biens pour des infractions de trafic de stupéfiants, nous comptions 22 000 affaires au total en 2020 et 30 000 en 2022, ce qui vous permet de mesurer la progression que nous avons connue en trois ans. En ce qui concerne la valeur financière des biens saisis, elle s'élevait à 78 millions d'euros en 2020 et atteint aujourd'hui 80 millions d'euros. En volume, s'agissant des saisies liées au trafic de stupéfiants, nous observons une augmentation de 60 % en nombre de biens et de 10 % en termes de montants. Du côté des confiscations, ces taux s'élèvent à 62 % et à 35 %, entre 2020 et 2022.

Deux éléments expliquent l'augmentation des saisies et des confiscations : la création des antennes en 2021 ; et le soutien reçu à la même époque d'une équipe mobile de renfort, sorte de task force installée au siège, chargée de s'atteler à des cold cases, des dossiers que nous n'avions pas traités, et ce pour deux raisons. Dans environ 10 % des cas, nous étions en tort et n'avions pas fait diligence pour traiter ces dossiers. Mais dans la plupart des cas, les juridictions ne nous avaient pas adressé les jugements. L'équipe de renfort a été essentielle pour aller chercher les jugements, ce que font aujourd'hui les antennes et ce qui constitue l'un de leurs atouts ; elles demandent au juge de nous adresser les jugements mais aussi de juger.

La dynamisation des scellés est un sujet important. Si l'on vend dans les meilleurs délais, l'État gagne de l'argent et l'on préserve également la qualité du bien. Il existe une garantie Agrasc : quand nous vendons un bien, nous savons ce que nous vendons...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce ne sont pas des faux.

Mme Virginie Gentile. - Exactement. Pour autant, il faut accélérer le processus, car le bien gardienné coûte des frais de justice.

Mme Sylvie Marchelli. - Il existe des obstacles entre la saisie et la vente. Lorsque le magistrat prend l'ordonnance de remise à l'Agrasc pour vente avant jugement et qu'un appel est déposé, comme c'est souvent le cas, celui-ci est suspensif ; cela veut dire que, durant ce temps de l'appel, on ne peut pas vendre. Les cours d'appel sont engorgées, et les dossiers de saisie ne sont pas prioritaires. On peut ainsi attendre deux ou trois ans une décision de cour d'appel sur un bien gardienné, sachant qu'un véhicule coûte 3,80 euros par jour de gardiennage.

Des modifications législatives sont actuellement à l'étude. Dans la proposition de loi Warsmann, l'article 1er prévoit que le dossier en cours d'appel sera étudié non plus par trois magistrats, mais par un seul, afin d'accélérer la procédure.

Nous proposons également d'élargir les critères de vente avant jugement et d'affectation. Aujourd'hui, le risque doit être établi que la saisie entraîne une dépréciation de la valeur du bien. Nous souhaiterions que d'autres critères soient pris en compte, notamment la disproportion entre les frais de gardiennage et la valeur du bien ; lorsque le stockage doit se faire dans des conditions nécessitant une expertise particulière - pour les caves à vin, les montres et les bateaux en particulier -, nous demandons à ce que le bien nous soit remis pour vente, afin d'éviter ces frais de gestion.

Mme Virginie Gentile. - Nous aimerions que ces évolutions interviennent le plus tôt possible.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Figurent-elles dans la proposition de loi Warsmann ?

Mme Virginie Gentile. - Les sujets principaux de la proposition de loi de M. Warsmann concernaient la procédure d'appel, l'indemnisation des victimes et l'équivalence entre décision de confiscation et décision d'expulsion. Nous lui avons suggéré trois autres dispositions législatives : l'élargissement des cas de remise de vente avant jugement ; l'élargissement aux biens relevant de décisions de non-restitution et d'évolution ; et, enfin, une clarification de la juridiction compétente pour statuer sur les requêtes relatives aux biens saisis après la saisie de la juridiction du jugement.

La saisie automatique est le point le plus important. Nous avons effectué une demande afin de transmettre automatiquement la décision de confiscation une fois celle-ci prise.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avec le logiciel Cassiopée, j'imagine que ce sera très simple ; à condition, bien sûr, qu'il fonctionne...

Mme Sylvie Marchelli. - À condition également qu'il soit compatible avec ceux des autres ministères.

Mme Virginie Gentile. - Il existe une dette technique du ministère de la justice concernant les applications informatiques. Il est clair que la transmission automatique permettrait de résoudre de nombreux sujets, aussi bien au niveau de la juridiction que pour l'Agrasc.

Mme Sylvie Marchelli. - Le sujet des cryptoactifs fait également partie de notre activité. Nous sommes passés de 70 saisies en 2021 à 300 en 2022. Les cryptoactifs concernent davantage les dossiers liés à la cybercriminalité et l'escroquerie qu'aux trafics de stupéfiants - 28 saisies en 2022. Le chiffre n'est pas élevé, mais il montre que les enquêteurs commencent à prendre conscience du sujet.

Ce type de saisies demande une vigilance particulière, avec tous les risques liés aux transferts de cryptoactifs. En juin 2023, nous avons passé une convention avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), notre banque, afin que celle-ci gère nos cryptoactifs. Depuis la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) de janvier 2023, les enquêteurs, en lien avec l'Agrasc, peuvent directement sauvegarder les cryptoactifs sur des adresses configurées - les wallets - ; ensuite, ces cryptoactifs sont gérés par la CDC.

Mme Virginie Gentile. - Par ailleurs, nous sommes en train de réaliser un site internet qui devrait améliorer la fluidification de l'ensemble des données.

Mme Catherine Jorge. - Ce site nous permettra notamment d'avoir une vision plus claire de nos ventes, et offrira également aux citoyens la possibilité de demander les restitutions, ainsi que les affectations ; il devrait être prêt en janvier 2024.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup pour vos précisions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 05.