Jeudi 23 novembre 2023

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Accès à l'avortement dans le monde : législation comparée et état des lieux

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, qui a lieu tous les ans le 25 novembre, la délégation aux droits des femmes du Sénat a décidé d'organiser un colloque consacré à un état des lieux du droit et de l'accès à l'avortement dans le monde, qui sont deux aspects distincts du sujet.

Nous considérons en effet que le recul, dans de nombreux pays, des droits sexuels et reproductifs - au premier rang desquels le droit à l'avortement - constitue une violence faite aux femmes à l'échelle mondiale.

Partout où l'avortement est interdit par la loi ou difficile, voire impossible, d'accès dans des conditions sanitaires fiables, les femmes qui souhaitent y recourir se tournent inévitablement vers des pratiques clandestines qui mettent leur vie en danger. Même lorsque l'avortement est autorisé, les femmes sont parfois confrontées à des professionnels de santé qui refusent de le pratiquer.

Ainsi, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 25 millions d'avortements non sécurisés sont pratiqués chaque année dans le monde, donnant lieu à 39 000 décès. Le contexte international actuel n'est pas de nature à nous rassurer.

Sur plusieurs continents, l'accès à l'avortement n'est autorisé que dans des conditions très limitatives. C'est le cas notamment aux États-Unis, dans de nombreux pays d'Amérique latine, d'Afrique ou d'Asie du Sud.

Aux États-Unis, la révocation par la Cour suprême, en juin 2022, de la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, qui consacrait au niveau fédéral le droit à l'avortement pour les femmes américaines dans tous les États du pays, a été un énorme coup dur porté à l'encontre du droit des femmes à disposer librement de leur corps.

Très récemment, en Argentine, la victoire de Javier Milei à l'élection présidentielle le dimanche 19 novembre dernier fait craindre un véritable retour en arrière. Le président élu a promis l'organisation d'un référendum sur la loi légalisant l'IVG adoptée en 2020.

Le continent européen n'est pas épargné par ces reculs, puisque plusieurs pays de l'Est de l'Europe - je pense bien sûr à la Pologne et à la Hongrie - ont adopté des législations drastiquement restrictives en matière d'accès à l'IVG. Je pense également, ce matin, aux Pays-Bas où l'extrême droite a remporté les élections législatives. Même dans des pays réputés plus progressistes, les droits sexuels et reproductifs des femmes restent fragiles, comme en Italie, voire en Suède, où la participation de l'extrême droite à la coalition gouvernementale pourrait rouvrir le débat sur la réduction du délai légal de l'IVG.

Une vigilance de tous les instants est donc indispensable.

Ce colloque s'annonce passionnant. Je remercie vivement tous les participants présents parmi nous ce matin. Nous avons décidé d'ouvrir notre réunion à l'ensemble de nos collègues sénatrices et sénateurs afin de faire rayonner nos travaux au-delà de la seule délégation aux droits des femmes. Toutefois, nos travaux sont concurrencés par l'examen du projet de loi de finances et par le congrès des maires, également importants pour nos collègues.

Je suis heureuse que nous puissions parler paisiblement de ces sujets au Sénat, surtout dans la perspective de la réforme constitutionnelle annoncée par le Président de la République. Elle prévoit l'inscription dans notre Constitution de la garantie de la liberté des femmes de recourir à l'IVG.

Je rappelle, à toutes fins utiles, que notre colloque est filmé et diffusé en direct sur le site Internet et les réseaux sociaux du Sénat. Il sera également disponible, par la suite, en vidéo à la demande. Cette publicité permettra de diffuser plus largement nos travaux.

J'invite maintenant nos premiers intervenants à me rejoindre sur l'estrade. Notre collègue Sylvie Valente Le Hir introduira et animera notre première table ronde, qui permettra de dresser un panorama mondial des législations en matière d'avortement et des dernières évolutions en la matière. Il me semblait en effet nécessaire de dresser un panorama global des législations mondiales avant d'engager des discussions sur la situation nationale.

J'invite également Hazal Atay et Anne Légier à me rejoindre. Je vous remercie toutes et tous pour votre présence.

Mme Sylvie Valente Le Hir. - Merci, Madame la Présidente, pour cette introduction.

Notre première séquence a pour but de dresser un panorama des différentes législations sur l'IVG applicables dans le monde.

Au cours des vingt-cinq dernières années, si plus de 50 pays ont modifié leur législation pour faciliter l'accès des femmes à l'avortement, force est de constater que, dans de nombreuses régions du monde, ce droit est encore restreint, fragile, voire inexistant.

En 2023, l'avortement est autorisé, sur demande et sans restriction - dans le respect d'un certain délai - dans 75 pays, et pour raisons socioéconomiques dans 13 autres. Il est strictement interdit dans 24 pays, autorisé seulement pour sauver la vie de la mère dans 41 pays, et seulement pour raisons de santé dans 49 pays.

Selon le Center for Reproductive Rights, 41 % des femmes en âge de procréer dans le monde vivent dans des pays où la législation sur l'avortement est restrictive, soit près de 700 millions de femmes.

Toutes les régions du monde sont concernées par l'existence de législations restrictives en matière de droit à l'IVG et par l'absence de réelle sécurisation juridique de ce droit.

Aux États-Unis par exemple, le revirement de jurisprudence de la Cour suprême en juin 2022 a entraîné l'adoption de lois très restrictives, voire prohibitives, dans plusieurs États américains. Ainsi, l'Alabama et le Missouri ont voté une interdiction totale de l'avortement, même en cas d'inceste, de viol ou de danger pour la vie de la femme enceinte. Certains États ont également fait adopter des législations criminalisant toute interruption de grossesse dès que le pouls du foetus est détectable.

A contrario, d'autres États tels que la Californie ont tenu à renforcer ce droit. Plus récemment, le 7 novembre 2023, l'État de l'Ohio a approuvé par référendum l'inscription du droit à l'avortement dans sa Constitution.

En Amérique latine, 97 % des femmes en âge de procréer vivent dans un État dont la législation restreint l'accès à l'avortement, d'après la Fédération internationale pour les droits humains. On l'a vu, l'avancée historique en décembre 2020 qu'a constituée la dépénalisation de l'avortement en Argentine est aujourd'hui menacée avec l'élection du nouveau président dimanche dernier.

L'Afrique est l'un des continents où les lois sont les plus restrictives en matière de droit à l'IVG, et certains États africains ont adopté des lois criminalisant le recours à l'avortement. Chaque année, 6,2 millions d'avortements à risque sont ainsi pratiqués en Afrique subsaharienne, causant au moins 15 000 décès.

Même en Europe, ce droit reste menacé et s'applique de façon très hétérogène.

Pour évoquer ensemble cette disparité de législations dans le monde, je souhaite la bienvenue aux deux participantes de cette première table ronde : Hazal Atay, docteure en science politique, chercheuse au Laboratoire d'évaluation interdisciplinaire des politiques publiques (LIEPP) à Sciences Po Paris ; et Anne Légier, docteure en civilisation américaine, maîtresse de conférences à l'université Paris Cité, spécialiste de l'histoire de l'avortement et de la contraception aux États Unis.

Je laisse sans plus tarder la parole à notre première intervenante.

Mme Hazal Atay, docteur en science politique, chercheuse au Laboratoire d'évaluation interdisciplinaire des politiques publiques (LIEPP) à Sciences Po Paris. - Bonjour et merci pour cette introduction. J'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui un panorama des lois et des politiques publiques sur l'avortement dans le monde, vaste sujet. J'essaierai d'organiser mon propos autour de quelques grands thèmes démontrant la réglementation exceptionnelle de l'avortement dans les lois et dans les politiques publiques, et les conséquences problématiques qui en découlent.

Pour commencer, permettez-moi de préciser pourquoi je parle des lois et des politiques publiques en même temps, même si elles ne sont pas vraiment conçues par les mêmes groupes de personnes ou ne traitent pas nécessairement des mêmes sujets.

Nous avons appris du terrain que l'accès à la santé en général et à des soins de santé stigmatisés comme l'avortement dépend de plusieurs facteurs qui peuvent relever du droit et des lois mais aussi de politiques publiques et de systèmes de santé. On constate que même dans les pays où l'avortement est légal, il existe des problèmes d'accès. Les femmes continuent de se heurter à des obstacles qui les empêchent d'y accéder. Il est donc important d'avoir conscience que la loi seule ne garantit pas l'accès à l'avortement. Nous devons y penser de manière holistique, comme un écosystème aux différentes dimensions, qui peut relever des droits et des lois, mais aussi des politiques publiques et systèmes de santé.

Il est également important d'avoir conscience que ces dimensions ne sont pas isolées. Au contraire, elles se croisent assez souvent. Nous savons par exemple que la criminalisation de l'avortement contribue à sa stigmatisation, de sorte que la manière dont on parle de l'avortement dans nos lois présente un impact sur le terrain et sur l'accès à l'avortement.

Permettez-moi de développer mon point sur la criminalisation de l'avortement, parce qu'il montre de manière assez simple et directe le traitement exceptionnel de l'avortement dans les lois. Celui-ci constitue l'un des rares soins de santé inclus dans le code pénal dans plusieurs pays. Il est souvent associé à des sanctions pénales ou administratives. Même dans les pays où l'avortement est légal, il reste toujours inscrit dans le code pénal. C'est par exemple le cas en Allemagne et en Belgique, entre autres. Dans ce contexte, la légalisation de l'avortement est définie de manière exceptionnelle par rapport à cette criminalisation.

On pourrait penser que cela ne pose pas de problème, que c'est mieux que rien, que des exceptions permettent malgré tout l'avortement. Pourtant, son traitement dans les lois reste problématique d'un point de vue analytique et juridique. Il confirme la criminalité générale de l'avortement, en contradiction avec les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'OMS recommande en effet la dépénalisation complète de l'avortement qui consiste « à retirer l'avortement de la législation pénale, à ne pas appliquer d'autres infractions pénales à l'avortement et à s'assurer qu'il n'existe aucune sanction pénale autour de l'avortement pour tous les acteurs concernés ».

Aujourd'hui, la dépénalisation complète de l'avortement n'existe que dans un seul pays du monde, le Canada, où il a été complètement décriminalisé il y a plus de trente ans.

Ainsi, la criminalisation de l'avortement reflète le traitement exceptionnel de l'avortement dans les lois, et a également des conséquences sur l'accès à l'avortement sur le terrain.

Ensuite, j'aimerais aborder la différence entre la légalisation de l'avortement et le droit à l'avortement.

D'abord, il ne faut pas confondre sa légalisation et sa décriminalisation, bien que l'on parle de ces deux processus de manière interchangeable. Ils sont différents. Par exemple, nous avons évoqué une récente vague verte de décriminalisation de l'avortement en Amérique latine, ce qui constitue évidemment une grande évolution eu égard aux restrictions précédentes. Pour autant, si la dépénalisation de l'avortement en Argentine a conduit à sa légalisation, avec la promulgation d'une loi spécifique qui protège ce droit, cela n'est pas encore le cas au Mexique, où il a uniquement été décriminalisé. Plusieurs exceptions ont été définies dans les codes pénaux des États mexicains, mais il n'existe toujours pas une loi qui protège et garantisse l'accès à l'avortement de façon générale.

Cela m'amène à la question du droit à l'avortement qui nous concerne ici, au Sénat, notamment dans le cadre du projet de loi sur la constitutionnalisation de l'avortement. L'avortement est-il un droit, quand l'est-il, et des pays le reconnaissent ils comme tel ? Malgré notre tendance à faire référence au droit à l'avortement lorsqu'on en parle, celui-ci est rarement reconnu comme un droit en soi.

Dans le droit international, on parle souvent de « principes des droits humains » à respecter autour des soins liés à l'avortement, mais on ne reconnaît pas l'avortement, pour l'instant et en soi, comme un droit.

Pourtant, quelques pays dans le monde considèrent et traitent l'avortement comme un droit, et il s'agit souvent des pays post-soviétiques comme l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan ou la Russie, ainsi que des pays où l'avortement a été récemment légalisé, comme l'Argentine, le Népal, le Vietnam et l'Islande. En Arménie, au Kazakhstan, au Turkménistan et en Islande, les lois font référence au droit à l'interruption de grossesse ou au droit à l'interruption artificielle de grossesse. Au Vietnam, la loi dispose que les femmes ont le droit à l'avortement, et au Népal, elle affirme qu'elles ont droit à l'avortement sécurisé. Le Népal fait référence à un sujet bien attesté dans la recherche, à savoir que là où l'avortement est interdit, cette interdiction n'empêche pas les avortements d'être pratiqués, mais les rend dangereux et clandestins. Il reste ainsi aux lois et aux politiques publiques de décider si les avortements seront pratiqués de manière sécurisée ou non. Même si l'avortement est rarement reconnu comme un droit en soi, quelques pays le font. Nous pouvons aussi faire ce choix ici, en France.

Mon troisième point consiste à aborder l'avortement de manière holistique en tant qu'écosystème, comme je l'ai indiqué précédemment, à la fois dans les lois, mais aussi au-delà, dans les politiques publiques, au sein du système de santé. L'accès à l'avortement et sa légalisation sont deux choses différentes. La légalisation de l'avortement ne garantit pas toujours son accès, ce qui ne signifie pas que l'on ne peut pas faire des lois qui facilitent cet accès là où cela est nécessaire et demandé.

Lorsque l'on parle d'accès à l'avortement, la notion de choix constitue un point critique : la loi donne-t-elle vraiment le choix aux femmes ? Le choix est évidemment central dans les mouvements féministes qui revendiquent le droit à l'avortement. C'est l'une des raisons pour lesquelles la criminalisation de l'avortement a été reconnue comme problématique : elle ne donne pas le choix aux femmes s'agissant d'une éventuelle poursuite de leur grossesse. Dans les pays où l'avortement reste criminalisé ou limité, c'est l'État qui décide. Dans certains pays où il est dépénalisé, le choix ne relève pas des femmes, mais des médecins. C'est une nuance importante, parce qu'il arrive que les demandes des femmes soient en conflit avec celles des médecins. Prendre le parti de ces derniers dans ce contexte nous empêche de répondre à la demande des femmes qui vivent une grossesse non désirée et qui ont besoin de recourir à l'avortement. C'est par exemple le cas en Italie.

Il est important que les lois et les politiques publiques sur l'avortement se concentrent sur les personnes enceintes qui vivent l'expérience d'une grossesse, qui souhaitent recourir à l'avortement. Nos systèmes de santé doivent être centrés sur les patients, sur leurs préférences et leurs besoins. Nous sommes confrontés à une opposition qui présente l'avortement comme un conflit d'intérêts, mais il faut reconnaître que toutes les parties concernées n'ont pas le même intérêt dans l'avortement. Ce sont celles qui ont besoin de l'avortement qui doivent être prioritaires.

Alors, comment peut-on faire des lois et des politiques publiques qui facilitent l'accès à l'avortement ? On pourrait peut-être se concentrer sur les expériences, les besoins et les préférences des personnes enceintes. Nous pourrions également alimenter nos réflexions et nos politiques en suivant la science et les recommandations internationales, notamment celles de l'OMS.

Sur ce point, je dois noter que la France est en retard par rapport à certaines recommandations de l'OMS. Il existe encore de nombreuses restrictions arbitraires à l'avortement dans nos lois et nos politiques publiques. Le court délai pendant lequel on autorise l'avortement, et le délai encore plus court pendant lequel on autorise l'avortement médicamenteux, ne sont que quelques exemples qui ne sont pas alignés avec les recommandations de l'OMS.

Encore une formule, ou plutôt une question qui peut nous guider dans nos réflexions et dans nos politiques : comment pouvons-nous garantir l'accès à l'avortement, même aux personnes les plus vulnérables et marginalisées, à celles qui ont des ressources limitées, celles qui sont jeunes, qui ne connaissent pas forcément les lois et les politiques publiques sur cette question ? Comment garantir l'accès à l'avortement pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin de manière digne et respectueuse ? Nous devons réfléchir via ce prisme, parce que l'avortement est un soin de santé essentiel, comme proclamé par l'OMS. C'est une question de justice sociale, mais ce droit reste fragile. Il nous revient de le faire avancer. Merci.

Mme Sylvie Valente Le Hir. - Merci pour cette présentation. Je laisse désormais la parole à Anne Légier, spécialiste de l'histoire de l'avortement aux États-Unis.

Mme Anne Légier, docteure en civilisation américaine, spécialiste de l'histoire de l'avortement et de la contraception aux États-Unis. - Merci de m'avoir invitée à l'occasion de cette journée consacrée à l'accès à l'avortement dans le monde. J'y ai été conviée pour parler de la situation actuelle aux États-Unis, après le récent revirement de jurisprudence rendu par la Cour suprême en 2022. Étant donné le temps imparti, je dresserai un bref rappel du cadre juridique dans lequel s'inscrit l'arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health Organization avant d'en dresser les conséquences les plus notables à l'aide de quelques exemples.

Pour bien comprendre comment se pose le problème aux États-Unis, il faut avoir à l'esprit que la législation sur l'avortement dépend des États fédérés et non de l'État fédéral. Le schéma classique de nombreuses questions juridiques est alors de savoir si telle loi d'un État est conforme aux principes constitutionnels de la fédération. L'arrêt Dobbs, qui a mis fin à quarante-neuf ans de protection constitutionnelle du droit à l'avortement, a pour origine un procès intenté dans le Mississippi, dont l'objet était de déterminer si une loi interdisant les interruptions de grossesse avant le seuil de viabilité était conforme à la Constitution. L'affaire s'inscrivait dans une stratégie relativement nouvelle de la part des mouvements anti-avortement consistant à proposer des lois clairement contraires à la jurisprudence en vigueur afin de remettre en cause le droit à l'avortement.

En 2018, sous l'impulsion des lobbies anti-avortement, l'État du Mississippi avait adopté une loi qui interdisait la plupart des interruptions de grossesse dès la quinzième semaine d'aménorrhée, ce qui était anticonstitutionnel, car contraire aux arrêts Roe v. Wade de 1973 et Planned Parenthood v. Casey de 1992. Contre toute attente, la Cour ne se contenta pas de modifier le cadre constitutionnel, mais opta pour un renversement total de jurisprudence. Ce fait est très rare aux États-Unis, où la continuité du droit est un principe essentiel. Mettant en avant une approche « originaliste » de la Constitution, la Cour a statué que l'avortement ne pouvait être un droit protégé.

Ainsi, le cadre établi par Roe v. Wade, qui n'autorisait pas les États à interdire l'avortement avant le seuil de viabilité et limitait leur capacité à restreindre son accès tout au long de la grossesse, a aujourd'hui totalement disparu. La question de l'avortement a par conséquent été renvoyée aux seuls États fédérés, qui sont maintenant libres de le protéger, de l'interdire et de le réglementer à leur guise.

Dans les grandes lignes, quelle est la situation à l'échelle nationale ? D'abord, l'avortement est désormais interdit dans quatorze États. Sept États ont établi une limite gestationnelle qui va de quatre semaines de grossesse, en Géorgie ou en Caroline du Sud, à seize semaines de grossesse dans l'Utah. Dans cinq États, la situation est actuellement incertaine, en majorité parce que des lois adoptées ont été suspendues temporairement par un juge. Enfin, en réaction à l'arrêt Dobbs, vingt États et le district de Colombie, c'est-à-dire Washington DC, ont établi de nouvelles protections législatives ou constitutionnelles pour le droit à l'avortement.

Pour avoir une meilleure idée de la situation actuelle, je vous propose de regarder deux cartes. La première, extraite du New York Times, présente un panorama des lois restrictives qui vont de l'interdiction totale en rouge foncé jusqu'à des limites gestationnelles.

Nous avons évoqué l'État de l'Utah, la Caroline du Sud, entre autres. Nous observons sur cette première carte - et nous le verrons davantage encore sur la seconde - qu'il existe de très grandes disparités géographiques entre les États protecteurs, qui se situent en grande majorité sur les deux côtes avec, à quelques exceptions près, un grand désert médical au centre et au sud du pays.

Permettez-moi de vous parler un peu de certains États protecteurs qui se situent, je le disais, essentiellement sur les deux côtes. Nous voyons tout de même sur la carte un État au centre du pays, l'Illinois, où se trouve la ville de Chicago. Il occupe une position centrale, et son Gouverneur a professé la volonté d'en faire un État refuge qui pourrait accueillir les personnes provenant d'États voisins et même d'États plus lointains. Les assurances privées et publiques y sont tenues de prendre en charge l'avortement. Il n'y a pas de délai « de réflexion » imposé. Il n'y a pas d'obligation pour une mineure d'informer ses parents. Les infirmières spécialisées ou les médecins assistants sont autorisés à pratiquer des avortements. L'État protège également le personnel médical, les associations et les patientes contre les poursuites judiciaires qui seraient engagées dans un autre pays ou un État ayant une législation différente. En revanche, dans cet État, l'avortement n'est en principe pas autorisé après le seuil de viabilité.

La situation du Colorado, qui occupe aussi une place centrale, est différente. Il fait depuis longtemps partie des États qui ne disposent pas de limites gestationnelles. Depuis de nombreuses années, il accueille des personnes en situation de dépassement de délai qui proviennent de tout le pays, mais également de l'étranger, notamment de France.

Parmi les États ayant adopté des législations plus restrictives, j'évoquerai le Texas et la Géorgie. Sachez qu'en 2020, près de 60 000 personnes ont avorté au Texas. Aujourd'hui, l'interdiction est totale, ce qui laisse peu d'alternatives aux personnes souhaitant interrompre une grossesse : voyager hors de l'État - ce qui n'est pas toujours possible, notamment en raison du coût - ou la maternité forcée, avec les conséquences que l'on peut imaginer au niveau psychologique, social, économique, mais aussi tout simplement médical.

Sur ce point, j'aimerais attirer votre attention sur le fait que lorsqu'on parle de l'avortement aux États-Unis, on parle des interruptions de grossesse en général, et pas seulement des IVG. La loi au Texas est en effet tellement restrictive qu'elle met en danger la santé des personnes en âge de procréer de manière globale. Les médecins ne se sentent pas libres de pratiquer certaines interventions qu'ils jugent pourtant médicalement nécessaires en cas de complications associées à la grossesse. Plusieurs femmes dans cet État ont récemment porté plainte, affirmant que la législation, en interdisant aux médecins d'interrompre toute grossesse, même une grossesse qui ne serait pas viable, mettait leur vie en danger. À titre d'exemple, l'une d'entre elles faisait une fausse couche et n'a pas pu obtenir un curetage avant de développer une septicémie. Nous parlions plus tôt de « grossesses non désirées » mais il s'agit ici de grossesses qui sont désirées.

En Géorgie, la situation est un peu différente. L'interdiction n'est pas totale, mais l'avortement est interdit dès six semaines d'aménorrhée, quand beaucoup de femmes ne savent pas encore qu'elles sont enceintes. De surcroît, l'État interdit l'utilisation de fonds publics locaux, exige que les parents d'une mineure consentent à l'intervention ou en reçoivent notification, impose un délai dit « de réflexion » de 24 heures et ne permet pas aux professionnels de santé qui ne sont pas médecins de pratiquer un avortement.

Dans sa décision, la Cour avait affirmé que le fait de renvoyer le droit à l'avortement aux États fédérés permettrait de résoudre un certain nombre de questions qui étaient restées en suspens dans les cinquante dernières années. En réalité, il n'en est rien.

L'arrêt Dobbs a créé une situation chaotique, complexe, car elle soulève de nombreuses questions de souveraineté entre États fédérés et État fédéral, entre États fédérés eux-mêmes, entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, entre lois tombées en désuétude et pratiques courantes, et même entre domaines d'application du droit (liberté d'expression, liberté de circulation et même liberté d'entreprendre). À titre d'exemple, on peut mentionner la question de l'accès légal à l'avortement médicamenteux qui nécessite d'avoir recours à deux médicaments, la Mifépristone et le Misoprostol. Or plusieurs organisations anti-avortement ont intenté des actions en justice pour contester la validité de la mise sur le marché en 2000 de la Mifépristone par l'Autorité du médicament américaine, la FDA (Food and Drug Administration). Les conséquences potentielles de cette démarche sont nombreuses et difficiles à déterminer à l'heure actuelle.

Ce qui est beaucoup plus facile à déterminer, c'est le fait que l'accès à l'avortement a été grandement affecté par cet arrêt de la Cour suprême.

Tout d'abord, il faut préciser que les difficultés d'accès existaient déjà avant l'arrêt récent de la Cour suprême.

L'arrêt Casey de 1992 avait considérablement modifié le cadre constitutionnel en accordant beaucoup plus de droits aux États fédérés pour mettre en place des restrictions qui s'appliquaient aux patientes ou aux praticiens. Pour les patientes, je peux par exemple citer l'obligation de faire une échographie avant d'obtenir un avortement. Les contraintes qui s'appliquaient aux praticiens étaient pour beaucoup administratives et matérielles. Elles ont amené un certain nombre de cliniques à fermer car elles n'arrivaient pas répondre à ces contraintes.

Ainsi, l'accès à l'avortement était déjà difficile avant l'arrêt Dobbs dans de nombreux états conservateurs. Néanmoins, les problématiques d'accès se sont considérablement aggravées après l'arrêt Dobbs et touchent davantage les plus vulnérables, celles qui n'ont pas les moyens économiques, sociaux, familiaux ou légaux de voyager. Je pense en particulier aux plus démunies, aux mères de famille isolées, aux mineures, aux personnes sans papiers, aux femmes victimes de violences domestiques. Comme avant l'arrêt Roe v. Wade, dans les États les plus restrictifs, les personnes les plus affectées sont celles qui n'ont pas les ressources nécessaires pour contourner les interdictions.

Merci de votre attention. Je répondrai à vos questions avec plaisir.

Mme Sylvie Valente Le Hir. - Merci beaucoup pour cette intervention sur les États-Unis, que je qualifierai d'« États désunis » en matière de protection de l'avortement.

Je vous propose de passer aux questions sur ces sujets.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Il est toujours difficile de commencer, je vais donc poser la première question.

J'avais cru comprendre que le droit existait au Mexique, mais que l'accès à l'avortement n'y était pas si simple. Or j'ai aussi entendu que si on voulait avorter au Texas, le moyen le plus simple restait de traverser la frontière. J'ai ainsi l'impression que ces deux informations se contredisent. Peut-être que la vraie réponse consiste à dire qu'il existe un accès à l'avortement au Mexique, quand on a les moyens de le faire.

Mme Hazal Atay. - La situation change au Mexique. L'avortement était déjà légalisé à Mexico City, donc il y existait un accès à cette pratique. Beaucoup de femmes y voyageaient, mais ce n'était pas forcément le cas dans d'autres États. C'est ce qui a changé récemment. Ensuite, en raison de la situation aux États-Unis, beaucoup de femmes voyagent dorénavant au Mexique.

Mme Annie Légier. - Merci pour cette question, Madame la Présidente. Il y a effectivement une longue histoire de voyage entre les États-Unis et le Mexique.

Avant Roe v. Wade, certaines Américaines traversaient la frontière pour avorter au Mexique. Sarah Weddington, l'une des avocates ayant défendu « Jane Roe » a plus tard révélé dans sa biographie qu'elle avait elle-même avorté au Mexique dans les années 1960. L'avortement y était interdit mais accessible (cela permet de différencier la loi de l'accès).

Actuellement, un certain nombre de personnes traversent la frontière pour obtenir des soins, et pas uniquement un accès à l'avortement, mais aussi à la contraception ou à d'autres soins, y compris esthétiques. Il faut être en mesure de le faire : cela ne fonctionne pas pour les personnes sans papiers, nombreuses à la frontière. Des questions de sécurité se posent également : quelques Américains ont récemment été kidnappés ou tués. Beaucoup de personnes traversent la frontière pour se rendre dans des pharmacies au Mexique afin de se procurer la pilule abortive. La boucle continue.

Mme Annick Billon. - Merci, Madame la Présidente. Merci à vous, Mesdames, pour cette présentation qui nous fait rentrer tout de suite dans le vif du sujet.

Je voudrais d'abord dire que je suis profondément attachée à ce droit fondamental. Lorsque ces sujets ont été portés dans l'hémicycle du Sénat, j'ai voté ces propositions de loi avec enthousiasme et conviction.

Je voudrais vous interroger sur la contestation du droit à l'IVG qui monte dans de nombreux pays. Pouvez-vous la dater précisément ? Nous observons un phénomène de masse depuis plusieurs années. Des études montrent-elles que plus les partis politiques extrémistes montent, plus ce droit à l'IVG est contesté ?

Dans cette délégation, nous oeuvrons pour la lutte contre les violences faites aux femmes, pour l'égalité, pour la parité. Les pays où l'égalité salariale n'est pas un sujet, où les femmes ont plus facilement droit à l'égalité, contestent-ils moins ce droit ? Observe-t-on un lien avec la contestation et la législation lorsque les femmes sont plus nombreuses en politique ou dans des postes à responsabilité ? Enfin, lorsqu'il y a une contestation, elle est portée par des associations. Comment ces associations sont-elles financées ?

Mme Dominique Vérien, présidente. - Cette dernière question sera abordée à l'occasion de la table ronde suivante.

Mme Annick Billon. - Très bien. J'ai regroupé mes questions, car je serai peut-être amenée à vous quitter pour rejoindre une autre audition qui se tient en même temps que cette table ronde.

Mme Anne Légier. - Ma collègue sera plus à même de répondre de manière globale, mais je répondrai sur les États-Unis.

Nous voyons bien que la révocation de l'arrêt Roe v. Wade est le résultat direct de l'élection de Donald Trump. Un peu de manipulation politique et de chance lui ont permis de nommer trois juges extrêmement conservateurs à la Cour suprême. Sur la question de l'égalité, on peut aussi souligner qu'aux États-Unis, il n'existe pas de protection constitutionnelle en matière d'égalité hommes-femmes. Le Equal Rights Amendment proposé très régulièrement depuis des décennies, qui ne semble pas a priori particulièrement controversé, n'a jamais pu être adopté aux États-Unis. Sans doute pourrait-il protéger les femmes et contrer un peu les effets de cet arrêt.

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je laisse la parole à Hazal Atay.

Mme Hazal Atay. - Le contrecoup, ou backlash, contre l'égalité de genre ou l'égalité femmes-hommes a toujours existé, mais nous observons en effet une montée de ces mouvements. Tous ces mouvements anti-choix, anti-genre, sont très bien connectés au niveau national mais aussi international. Ils sont très présents, surtout dans les espaces de discussion des Nations Unies par exemple. Pourquoi observe-t-on leur montée ? Ce n'est évidemment pas sans lien avec la politique. L'avortement est un des premiers droits attaqués ; ce fut le cas en Pologne.

Ensuite, observe-t-on moins de menaces dans les pays où il y a plus d'égalité ? J'y répondrai de manière un peu inversée. Là où l'avortement est légalisé, la participation des femmes au marché du travail augmente. Là où l'égalité femmes-hommes et de genre est remise en question, on relève des attaques contre l'avortement. Je pense que la table ronde suivante traitera plus en détail de cette question.

Mme Olivia Richard. - Je remercie à mon tour la délégation pour l'organisation de cet événement qui permet de parler de ce sujet fondamental.

Je suis sénatrice des Français, et donc des Françaises, établis hors de France. L'assemblée des Français de l'étranger, qui réunit des élus français du monde entier, a pu travailler sur ces questions et mettre en lumière les disparités du droit en matière d'avortement.

Lorsque des Françaises arrivent dans un pays où l'avortement n'est pas légal, elles sont confrontées à une multitude de conséquences dont elles n'étaient pas du tout informées. Par exemple, une femme qui fait une fausse couche peut se retrouver interrogée par la police parce qu'elle va à l'hôpital pour obtenir un suivi médical classique. On ne mesure pas ces conséquences. Je salue d'ailleurs le travail de Laurence Helaili-Chapuis, présidente du Conseil consulaire pour l'Irlande à Dublin, qui a beaucoup travaillé sur ces questions.

Madame Atay, vous avez commencé votre propos en disant que la loi seule ne garantissait pas l'accès à l'avortement, tout en opérant une distinction entre la légalisation et l'absence de mesures pénales sanctionnant le recours à l'avortement. Quelles en sont les conséquences pratiques, à partir du moment où on peut accéder à l'avortement, même dans des conditions de délai insuffisant ? Quelles différences concrètes voyez-vous entre la reconnaissance d'un droit à l'avortement ou celle d'une liberté des femmes à accéder à cet avortement ?

Madame Légier, j'ai également une question concernant les États-Unis. Y a-t-on observé une augmentation des poursuites pénales à l'encontre des femmes dans les États qui ont interdit l'avortement ? Les restrictions légales de l'accès à l'avortement se sont-elles accompagnées de poursuites et de peines à l'encontre des femmes ?

Mme Hazal Atay. - La criminalisation de l'avortement a un impact sur l'accès à l'avortement sur le terrain. Par exemple, nous savons que les médecins ont peur d'être poursuivis. Pour éviter ces poursuites, ils vont appliquer la loi en vigueur de manière beaucoup plus restrictive ou ne pas l'appliquer du tout. Cet impact existe et est très bien attesté dans la recherche. Par ailleurs, le fait que l'avortement figure dans le code pénal, ce qui n'est pas le cas d'autres soins de santé, a contribué à sa stigmatisation générale. Il reste problématique dans les esprits, mais aussi de manière concrète.

Mme Anne Légier. - S'agissant de l'augmentation des poursuites judiciaires, il existe quelques exemples relativement marginaux, notamment, il me semble, dans l'État de l'Indiana. C'est surtout la peur que déclenche cette décision qui est à noter, essentiellement dans le corps médical. Des médecins hésitent à pratiquer des soins pourtant élémentaires : aider une femme qui fait une fausse couche ou pratiquer une réduction embryonnaire en cas de grossesse multiple. Cela a un effet très important sur la qualité des soins.

Par ailleurs, le risque qui plane, bien qu'il soit relativement marginal, fait que les femmes sont plus hésitantes à se rendre à l'hôpital quand elles font une fausse couche, par exemple. Ainsi, les conséquences sont à la fois symboliques et pratiques.

Mme Dominique Vérien, présidente. - On dit souvent qu'il vaudrait mieux développer la contraception plutôt que de recourir à l'IVG. Pourtant, les États essayant de limiter l'IVG n'essaient-ils pas, aux États-Unis, de limiter l'accès à la contraception dans le même temps ?

Mme Anne Légier. - En effet. Il y aurait beaucoup à dire sur les personnes qui tirent les ficelles. Les lobbies anti-avortement sont généralement menés par des individus hostiles à la contraception ou à la procréation médicalement assistée. Dans l'État du Kentucky, la loi dit que la vie commence à la conception, ce qui peut remettre en cause l'accès à la procréation médicalement assistée.

De manière générale, les personnes opposées à l'avortement sont également opposées à la contraception.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour cette première séquence passionnante et enrichissante.

J'invite maintenant les participants à la deuxième table ronde à me rejoindre sur l'estrade. Je laisse notre collègue Laurence Rossignol introduire cette deuxième séquence qui porte sur l'accès effectif à l'IVG, au-delà des législations, ainsi que sur les stratégies et blocages qui entravent cet accès.

Mme Laurence Rossignol. - Chers collègues, les sujets abordés dans cette table ronde se placent dans la continuité de la précédente. Nous nous intéresserons à deux angles de vue : comment se font les obstacles à l'IVG, y compris lorsque les législations prétendent garantir ce droit ? Qui sont les adversaires de l'IVG, d'où viennent-ils, quels sont leurs réseaux et quels sont leurs financements ? Nous avons affaire à des mouvements organisés disposant de beaucoup de moyens.

Avant de démarrer, je me permettrai d'évoquer quelques remarques qui me sont venues à l'esprit lors de la table ronde précédente.

D'abord, pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus sur l'Equal Rights Amendment, je vous conseille de regarder l'excellente série Mrs  America sur Canal+. Elle raconte l'histoire du mouvement féministe américain dans les années 1970 et de la bataille sur l'Equal Rights Amendment. Je ne peux que vous la recommander. Par ailleurs, j'ai été convaincue par des obstétriciennes et gynécologues qui ont réalisé un long travail sur l'accès à l'IVG de ne plus parler de grossesses « non désirées ». La question du désir est infiniment plus complexe que celle de la volonté. Je pense que nous pouvons avoir des grossesses un peu désirées, mais pas voulues, pas programmées, pas choisies. Je parle plutôt, désormais, de grossesses imprévues ou non voulues. Je soumets cette remarque à la réflexion de celles et ceux qui nous écoutent.

Nous évoquerons dans un instant les relais politiques et les moyens dont se dotent les adversaires de l'avortement pour contourner et priver les femmes de ce droit. Nous recevons trois intervenants dans le cadre de cette table ronde :

- Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF), réseau de députés européens engagés pour la promotion des droits sexuels et reproductifs. Il nous présentera l'architecture politique et financière globale des mouvements anti-IVG, notamment américains, et leur impact sur l'accès à l'avortement dans le monde ; il nous parlera peut-être des Pays-Bas, parce que je ne passe pas mon temps à lire les programmes de toutes les extrêmes droites européennes : je ne sais pas ce qu'ils contiennent en matière d'accès à l'avortement ;

- Jeanne Hefez, chargée de Plaidoyer pour l'ONG internationale Ipas, dont les travaux mettent en lumière l'exportation des mouvements anti-choix à l'international, au sein des sphères de l'ONU, et en Afrique tout particulièrement ;

- Amandine Clavaud, directrice des études, directrice de l'Observatoire Égalité femmes-hommes de la Fondation Jean-Jaurès, co-autrice de l'excellent rapport intitulé Droits des femmes : combattre le « backlash » publié en février dernier par Equipop et la Fondation Jean-Jaurès. Elle fera un point sur les blocages et régressions à l'oeuvre actuellement en Europe, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Italie et en Suède.

Je laisse sans plus tarder la parole à Neil Datta.

M. Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF). - Merci beaucoup pour cette invitation. Mon organisation est une organisation de parlementaires. Je suis ravi d'être présent ici, au Sénat, car c'est ici qu'elle a été fondée il y a vingt-trois ans grâce au sénateur Lucien Neuwirth, bien connu dans ce domaine. C'est un réel plaisir d'être présent parmi vous.

Permettez-moi d'aborder la question des mouvements anti-choix et anti-genre et leur organisation. Cette présentation devrait répondre à certaines questions posées lors de la table ronde précédente. Je m'intéresserai à trois questions en particulier : qui sont-ils ? Comment sont-ils financés ? Quelles sont leurs idées et leurs stratégies ? Je terminerai par quelques conclusions. Je reviendrai également sur quelques sujets abordés lors de la discussion précédente.

Qui sont-ils ? Je vous projette ici une suite de logos de différents mouvements anti-genre principalement actifs en Europe. Certaines organisations sont présentes à l'échelle nationale - vous allez reconnaître la Fondation Jérôme Lejeune ici en France, le ECLJ (European Centre for Law & Justice). Le Centre européen pour le droit et la justice est basé à Strasbourg, ainsi que des organisations nationales de différents pays européens, et des organisations de la droite chrétienne américaine qui se sont internationalisées ici en Europe. Nous reviendrons là-dessus. On se souvient également tous de La Manif pour tous, il y a dix ans.

Qui sont ces groupes ? D'abord, il faut comprendre que ce sont essentiellement, en Europe, de nouveaux acteurs dans la société.

Cette nouvelle contestation sur les droits à l'IVG et d'autres questions de progrès social ne vient pas du bas. Elle n'est pas issue de la société. Ces contestations viennent de certaines organisations bien précises. Ces dernières sont bien organisées. Il est important de comprendre ce qu'il se passe. Ces nouveaux acteurs sont essentiellement des ONG, des think tanks, certains partis politiques nouvellement créés. Ils sont souvent d'inspiration religieuse mais, surtout dans un contexte européen, ils camouflent cette inspiration. Ils apparaissent comme étant laïcs et ne mettent pas en avant leurs convictions religieuses, mais revêtent d'autres apparences. Ils seraient pour la liberté de pensée, pour la liberté de religion, pour le droit des parents, par exemple.

Aussi, ils occupent une place intéressante sur l'échiquier politique. Ils sont proches de la droite traditionnelle et aussi de l'extrême droite, de la droite alternative, comme on l'appelle dans certains pays. Ils peuvent fréquenter les deux milieux assez aisément.

Anne Légier évoquait les cibles des mouvements anti-choix dans la discussion précédente. Nous pouvons en identifier cinq, à commencer par la santé, la procréation et la reproduction. S'y ajoutent les droits LGBT et le mariage pour tous, puis les questions de genre. Nous ne devons pas trop réfléchir à ce qu'ils incluent dans les questions de genre : il suffit d'inscrire le mot « genre » quelque part pour provoquer une réaction allergique. La quatrième cible est celle des droits des enfants. Dans une enceinte comme celle-ci, on a parfois tendance à l'oublier, mais qui a le dernier mot pour décider du bien-être de l'enfant ? Est-ce la famille traditionnelle, patriarcale ? Dans certains pays, et notamment les pays nordiques, il existe un système assez interventionniste pour protéger le droit de l'enfant. Ce dernier est reconnu comme ayant des droits à part entière au-delà de celui de la famille.

Enfin, la dernière cible est celle de la liberté de religion. Ces personnes considèrent que leur liberté de religion est plus importante que le droit d'autrui d'accéder à des soins de santé et peut justifier la pratique de discrimination. Cette liberté de religion s'applique essentiellement aux chrétiens, pas aux autres religions.

De façon générale, nous constatons une laïcisation, une sécularisation du langage. On fait passer de vieilles idées religieuses par une sorte de « lessive » pour en faire ressortir des idées et un vocabulaire qui ressemblent à celui des droits humains modernes.

Venons-en à quelques grandes tendances avec ces acteurs anti-droits et anti-genre.

Nous observons d'abord une professionnalisation. Sur la carte de l'Europe projetée actuellement, vous pouvez voir l'implantation de certaines organisations de la droite chrétienne américaine. Vous pouvez y lire les noms de Bruxelles, Strasbourg, Genève, Vienne et Rome. Ces acteurs ne sont pas à Paris, pas à Berlin, pas à Madrid. Ils ont choisi ces villes parce que ce sont les centres d'institutions internationales qui abordent les questions des droits humains. C'est pour cette raison que l'on relève une concentration à Bruxelles, à Strasbourg et à Genève. En se professionnalisant, ces organisations apprennent le fonctionnement des institutions internationales. Elles savent produire un projet de loi, un amendement, et cetera. Elles ont des relais, des alliés politiques qui peuvent faire avancer leurs propres idées.

On observe également une transnationalisation de ces mouvements. Chacun de ces groupes qui existe à l'échelle nationale - les groupes Français que vous connaissez ont des homologues en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas... - organise des réunions où sont partagées des stratégies.

Nous connaissons plusieurs de ces réunions : le Congrès mondial des familles, Agenda Europe et le Réseau politique des valeurs que Jeanne Hefez nous exposera sans doute plus tard. Sur ces questions de transnationalisation, j'ai amené un rapport, intitulé Restaurer l'ordre naturel, qui explique comment ces mouvements se sont organisés à partir de 2013 pour former des stratégies et lancer des initiatives dans une petite quinzaine de pays.

Ensuite, nous avons identifié tous les mouvements anti-genre qui existent en Europe. Nous avons pu en répertorier plus de 120.

Après un travail de recherche, nous avons trouvé les détails financiers et comptes annuels de cinquante-quatre d'entre eux en Europe. Entre 2009 et 2018, sur ces cinquante-quatre organisations, des ONG, des fondations, et cetera..., nous avons pu identifier plus de 700 millions de dollars entrant dans ce mouvement en Europe. Au début de la décennie, ils touchaient moins de 20 millions de dollars par an. À la fin de la décennie, en 2018, ils touchaient plus de 80 millions de dollars par an. Si votre budget est multiplié par quatre, vous pouvez faire bien plus de choses. Nous sommes en train de mettre à jour ces données pour les publier en amont des élections européennes l'année prochaine. Je peux d'ores et déjà indiquer que les financements ont encore augmenté. On parle plutôt de 120 à 130 millions de dollars par an en Europe.

D'où vient cet argent ?

Nous avons identifié trois zones géographiques d'origine, à commencer par les États-Unis. La droite chrétienne américaine s'est internationalisée et est présente ici, en Europe, où elle dispose de bureaux permanents. Les Américains amènent l'expérience professionnelle américaine dans les sciences juridiques. Ce sont donc des avocats qui établissent leurs bureaux ici, en Europe, et cherchent des contentieux juridiques pour les mener au tribunal. Ensuite, il y a la Russie. Ce sont essentiellement des oligarques qui financent des mouvements et des partis politiques d'extrême droite. Je crois que vous êtes conscients des acteurs qui pourraient être concernés. Enfin, la plupart des financements - plus de 430 millions d'euros - viennent d'Europe même. Ce sont nos riches qui financent ce mouvement extrémiste anti-droits en Europe. Dans certains pays, comme la Hongrie ou la Pologne, ils bénéficient d'un soutien de l'État.

Venons-en à certaines de leurs idées et de leurs stratégies.

D'abord, il y avait un réseau bien organisé, intitulé Agenda Europe. Il organisait des réunions annuelles et rassemblait plus d'une centaine des mouvements anti-genre et anti-choix à l'échelle européenne au cours d'un sommet annuel. Ces acteurs disposaient d'un manifeste commun intitulé Restaurer l'ordre naturel. Dans ces 130 pages, ils indiquent que leurs idées ne sont pas fondées sur des croyances religieuses, mais sur la loi naturelle. Nous assistons ici à un exemple de laïcisation de leur langage. Si on connaît bien ces acteurs, on comprend que la « loi naturelle » fait référence à certains principes catholiques. C'est ainsi un genre de code pour renvoyer à certaines idées religieuses tout en passant pour laïc auprès d'un public plus large.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Catholique ou chrétien ? Les mouvements évangéliques sont aussi très présents.

M. Neil Datta. - L'origine intellectuelle de ces idées est essentiellement catholique. Elles ont ensuite été adoptées par d'autres confessions chrétiennes.

Leur façon d'organiser leur pensée n'est pas d'être contre certaines idées. Ils ne sont pas contre l'IVG, ils ne sont pas contre les droits sexuels, et cetera..., mais ils sont « pour » certaines idées. Ils sont pour la vie dès le moment de la conception jusqu'à la mort naturelle, ce qui a trait à l'IVG, à l'euthanasie, au droit de mourir dans la dignité. Ils sont pour la famille, qui est traditionnelle, patriarcale, hétérosexuelle. Enfin, ils sont pour la liberté, religieuse essentiellement. Ma liberté religieuse est plus importante que vos droits et que vos protections.

L'un des réseaux importants est le réseau politique des valeurs. Il s'est réuni à Bruxelles en 2017, et disposait de son propre plan d'action, dont je vous projette un extrait. Il faisait état d'une stratégie sur l'IVG : prévention, restriction, interdiction. La prévention ne concernait pas une promotion de l'accès à la contraception mais la création d'obstacles à l'accès à l'IVG reconnu selon nos droits légaux pour la femme.

Je crois que j'ai abusé de mon temps. Je terminerai donc là-dessus.

Mme Laurence Rossignol. - Vous n'avez pas abusé de votre temps mais il faut le partager entre plusieurs intervenants, notamment parce que vos sujets sont similaires.

Je propose que Jeanne Hefez prenne la parole. Vous pourrez ensuite compléter ce qui n'aurait pas été dit.

Mme Jeanne Hefez, chargée de plaidoyer pour l'ONG Ipas. - Bonjour à toutes et à tous. Je représente Ipas, dont l'unique mission est d'élargir l'accès à l'avortement, en passant par un renforcement des systèmes de santé, l'accompagnement de gouvernements et la création de stratégies politiques visant la dépénalisation. Nous disposons de bureaux dans une vingtaine de pays à travers le monde, surtout là où l'avortement est fortement criminalisé.

Comme EPF, nous traquons depuis plus de quinze ans le mouvement anti-genre. Cette recherche vise à démasquer et à désenclaver les offensives de ces acteurs avec nos partenaires de terrain, les médias, la société civile, le monde médical et le monde féministe. Il nous est impossible de sécuriser nos acquis aujourd'hui sans vraiment comprendre nos détracteurs. C'est donc le sujet de mon intervention ce matin.

Neil Datta le disait, ces acteurs, et surtout ceux dont nous parlons ce matin, sont spécifiquement engagés contre l'idéologie de genre. Ils utilisent l'opposition aux droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR) et aux droits LGBT comme un principe d'organisation pour attirer des fonds et de l'influence politique à des fins discriminatoires et antidémocratiques. Aujourd'hui, nous considérons que les défis qui sont posés aux espaces nationaux, régionaux et internationaux sont sans précédent, et qu'on assiste à une destruction d'une grande partie des acquis de nos droits humains du siècle dernier.

Qu'est-ce que la gestation pour autrui, l'accord de commerce de Cotonou, l'Union européenne, la peine de mort qui criminalise l'homosexualité en Ouganda et le droit à l'avortement peuvent avoir en commun ?

Ces thématiques, qui pourraient sembler très distinctes, ont toutes été abordées la semaine dernière au siège de l'ONU lors d'un rassemblement anti-droits de la plus haute envergure, à l'occasion du 75e anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme. Le cinquième sommet transatlantique organisé sous le thème « Unir les cultures pour la vie, la famille et les libertés » était organisé par le Réseau politique pour les valeurs (PNfV) et ses alliés. Le PNfV est une plateforme d'origine ibérique ultra-conservatrice, l'une des plus puissantes du monde. Elle tente d'influencer des politiques internationales en travaillant de très près avec des think tanks ultra-conservateurs, des ONG fondamentalistes et d'extrême droite américaine, ainsi que des fondations privées chrétiennes et des pays comme la Hongrie. Je signale aussi que Katalin Novák, aujourd'hui présidente de la République de Hongrie, en était la présidente jusqu'à il y a quelques années.

Depuis plus de dix ans, le PNfV se consacre à renverser le système des Nations Unies et à éroder le droit de populations historiquement marginalisées. La semaine dernière, on a vu plus de 200 dirigeants politiques et civiques de quarante pays à New York, parmi lesquels le ministre de la Protection de l'enfance de l'Équateur, la ministre des femmes du Nigeria, des députés du Paraguay, de la Finlande, du Panama, de la Colombie, du Brésil, des membres du Parlement européen ; Sam George, un député du Ghana qui a joué un rôle clé dans la loi visant à criminaliser les droits LGBT au Ghana, ainsi que Lucy Akello, une députée de l'Ouganda qui a joué un rôle central dans la loi pénalisant l'homosexualité en Ouganda. Le député de l'Argentine - c'est à propos - y a dit « il n'est pas possible qu'aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde soit l'utérus, là où la vie humaine est la plus menacée ».

Cette réunion de partage de bonnes pratiques et de renforcement des synergies intervient à un moment de grande anxiété mondiale, en particulier face aux efforts visant à affaiblir les espaces multilatéraux comme l'ONU, et par ce même biais les droits des femmes. Elle montre à quel point le mouvement anti-droits a pénétré de hautes sphères du pouvoir, et comme il est aligné autour de certaines thématiques opportunistes pour un agenda mondial commun qui va au-delà de l'Europe.

Nous constatons ces dernières années un changement d'échelle des offensives, une rapidité, une sophistication de leur stratégie avec une intensification de ces réseaux qui sont originaires d'Europe et des États-Unis.

Je parlerai ici de quelques stratégies, sans trop aller dans le détail.

Vous l'avez compris, on constate le ciblage du genre et de la diversité de genre à l'ONU et dans les espaces diplomatiques régionaux. Depuis quelque temps, nous faisons face à une paralysie normative pendant les négociations, voire parfois des régressions, ou en tout cas un ralentissement des négociations qui traitent des droits sexuels et reproductifs, du genre et qui sont censées les promouvoir.

C'est notamment le cas au moment de la Commission annuelle sur le statut de la femme. L'opposition attaque directement le système de l'ONU. Elle prône le retrait des accords, le dé-financement et la dé-légitimation de ces agences. Elle discrédite les mécanismes tout en abusant de stratégies d'entrisme, en formant des diplomates à participer à ces réseaux, en créant des ONG et des systèmes parallèles de droits humains qui n'ont aucune légitimité légale, comme le consensus de Genève. Ils utilisent les cours régionales des droits humains pour une mise en réseau transnationale permanente avec une approche beaucoup plus technocratique qu'avant, avec une orientation constitutionnelle qui s'inspire beaucoup de groupes juridiques américains. Ils investissent dans le renforcement de capacités à l'international en litige stratégique anti-avortement. Nous voyons des groupes autrichiens, par exemple, qui mettent en place des réseaux contentieux pro-vie en Ouganda.

Ce constat ne se limite pas aux Nations Unies. On le voit aussi au niveau de la Cour interaméricaine, qui est menacée depuis 2013 de coupe budgétaire par le parti républicain américain qui l'accuse de violer la souveraineté nationale au nom du droit à l'avortement et des droits LGBT dans les Amériques. On entend ces mêmes arguments à l'Union africaine et contre la Commission européenne. Le groupe ECLJ a publié son deuxième rapport l'année dernière, qui met en lumière la soi-disant collusion entre l'organisation Open Society Fondations de George Soros et les cours de la Commission européenne.

On les retrouve aussi là où on les attend moins : à l'OMS certes, mais aussi au sein de l'accord de Cotonou, un accord économique entre les États d'Afrique, des Caraïbes et de l'Union européenne. Il repose sur trois piliers de coopération, de développement économique et commercial. A priori, cet accord n'avait pas connu de remise en cause depuis ses vingt ans d'existence, mais des dispositions récentes, introduites sur le genre et sur la santé, en ont fait un cheval de Troie de l'opposition. Nous avons vu un think tank néerlando-américain, le Christian Council International, le Political network for values, l'organisation américaine Family Watch International, lancer une croisade sans précédent contre l'accord commercial européen, avec un lobbying intense auprès de gouvernements africains et caribéens. Ils ont détourné le langage, démonisé la nature de l'accord, provoquant des conférences de presse en Namibie ou au Nigeria, des mobilisations, des pétitions. Ils ont fait un excellent travail, suscitant l'indignation de certains gouvernements qui ont menacé de se retirer de l'accord. Certains s'en sont retirés. Surtout, les négociations ont été ralenties.

À la suite de l'adoption par le Parlement ougandais, en avril 2023, du projet de loi qui a criminalisé l'homosexualité, les groupes transnationaux ont organisé une conférence interparlementaire régionale où ils ont décrit l'accord commercial comme une menace existentielle pour les familles et les enfants africains. À la tête de ces accusations, on trouve les dirigeants européens de Christian Council international et de Family Watch International, qui ont été félicités par la première dame de l'Ouganda, Janet Musevini. Je vous laisse apprécier l'ironie de ces rapports. Pour rappel, la loi qui vient d'être votée en Ouganda est le fruit de longues années de travail de groupes qui sont aussi internationaux que nationaux.

Ces groupes dont nous sommes en train de parler aujourd'hui, comme Family Watch International et leurs partenaires parlementaires, font tout pour affaiblir les lois et les normes internationales qui protègent l'égalité de genre, l'avortement et le droit des minorités en Afrique. Ils sont également très mobilisés contre l'éducation complète à la sexualité, les directives de l'Unesco, en mobilisant la panique morale, les droits parentaux, en citant un complot féministe international promouvant l'homosexualité et la masturbation des enfants. Des États-Unis au Panama ou au Sénégal, on trouve une grande collusion entre ces groupes ultra-conservateurs et des écoles au niveau local. Vous rencontrez également ce problème en France. Les actions peuvent s'apparenter à des censures, à des mouvances anti-pornographie ou pour l'éducation à la maison, et cetera.

On observe également une instrumentalisation du pouvoir judiciaire. Nous l'avons vu l'année dernière avec la révocation de Roe v. Wade.

Comme pendant la période de la Global Gag Rule, ou La règle de Mexico City, qui censure et qui coupe les financements des organisations internationales et des structures médicales qui offrent des services d'avortement, mis en place pendant des administrations républicaines ou en tout cas depuis les vingt dernières années, on constate que la révocation de la jurisprudence Roe v. Wade a déjà eu des impacts négatifs sur des processus législatifs à l'international. Au Kenya et au Nigeria, ce revirement jurisprudentiel a été cité lors de contestations de processus législatifs progressifs en faveur des droits sexuels et reproductifs en Éthiopie. En Afrique, on a assisté à un effet galvanisant du mouvement anti-avortement. En Inde, l'arrêt a également été cité par des mouvements anti-avortement.

Ces groupes travaillent en partenariat ou pour les organisations dont Neil Datta et moi avons parlé. Nous observons depuis ces dernières années une localisation en Afrique du personnel de ces organisations américaines et européennes qui vont recruter un leadership africain, ouvrir des bureaux au sein de l'Union africaine et embaucher des visages locaux pour leurs plaidoyers. Ils deviennent plus créatifs, plus efficaces. Ils s'inspirent aussi de notre activisme. Ils gagnent en visibilité. Un groupe de mobilisation digitale ultra-conservateur d'origine espagnole qui apparaissait dans le diaporama de Neil Datta, Citizen Go, a été décisif dans la fermeture de centres de soins de santé de la reproduction au Kenya, sous prétexte qu'ils offraient des soins d'avortement illégaux.

On constate également une prolifération du militantisme anti-avortement à l'Américaine, avec des vigiles devant des cliniques, des marches pour la vie au Nigeria, ou encore une stratégie de centres de grossesse en crise qui est encore discrète en Afrique, mais qui ne saurait tarder à s'amplifier. Cette stratégie très utilisée en Europe et aux États-Unis consiste à offrir des soins de santé gratuits aux femmes pauvres en les incitant à ne pas avorter, à essayer de les convaincre de poursuivre leur grossesse. Elle peut aussi passer par des formations du corps médical en objection de conscience en se concentrant sur les assistantes sociales, les infirmières, pour les inciter à objecter, ce qui est particulièrement pernicieux.

Vous l'avez compris, tout ceci a un impact direct sur la vie des femmes, sur leur choix reproductif, sur les personnes LGBT et sur leur famille. Cela enflamme les hostilités au niveau communautaire. Au niveau national, même si l'opposition n'est pas forcément nouvelle ou importée, l'extrémisme et le populisme viennent aggraver ces initiatives et se lient à d'autres tendances mondiales, antiféministes et nationalistes. Le genre devient un véhicule de politique antidémocratique et permet une normalisation de ces discours extrémistes avec des passerelles soi-disant inoffensives comme le droit des parents.

En conclusion, je dirais qu'il est temps de réfléchir à des réponses collectives et d'entériner notre soutien aux actions et aux organisations de terrain, de recherche, au renforcement des institutions démocratiques et à la survie et au maintien des espaces multilatéraux.

Il nous faut forger un consensus politique auprès de nos instances sur la valeur fondamentale et inaliénable de ces droits et de leur interdépendance, dont l'accès à l'avortement et la santé sexuelle et reproductive sont bien sûr une pierre angulaire.

Je vous remercie.

Mme Amandine Clavaud, directrice des études, directrice de l'Observatoire de l'égalité hommes-femmes de la Fondation Jean-Jaurès. - Merci à la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat pour cette invitation.

La Fondation Jean-Jaurès est une fondation politique reconnue d'utilité publique. À ce titre, nous travaillons sur l'ensemble des politiques publiques, dont font partie les questions d'égalité femmes hommes. Nous sommes particulièrement engagés sur le sujet, notamment en matière de défense des droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR).

Pour cette intervention, je m'appuierai sur le rapport que nous avons produit, Droit des femmes, combattre le « backlash », avec Equipop, ainsi que sur l'essai que j'ai écrit, Droit des femmes, le grand recul, publié aux Éditions de l'Aube en mars 2023. Il traite notamment de l'impact de la crise sanitaire sur les droits des femmes en Europe.

Nous l'avons vu à l'occasion de la première table ronde, le droit à l'avortement est protégé par des textes internationaux. En dépit de cela, il persiste un certain nombre d'obstacles structurels, politiques, législatifs. Il subsiste une certaine hétérogénéité entre les pays : l'avortement est autorisé dans seulement 77 pays ; il est complètement interdit dans 22 pays. D'après un rapport du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), près d'une femme sur deux dans le monde ne dispose pas librement de son corps.

Autre conséquence, d'après le Guttmacher Institute, près d'une IVG sur deux est réalisée dans des conditions non sécurisées pour les femmes. On le sait, une femme qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse mettra tout en oeuvre pour y mettre fin, en dépit des dispositifs législatifs qui l'interdiraient.

L'accès à l'avortement dans l'Union européenne est autorisé dans vingt-cinq États membres sur vingt-sept. Malte et la Pologne l'interdisent quasiment totalement, de même qu'Andorre et le Vatican. Je m'arrêterai sur plusieurs exemples au niveau européen, notamment en termes de stratégie et de traduction politique que ces mouvements anti-droits mettent en oeuvre lorsqu'ils sont au pouvoir - mouvements anti-droits que l'on retrouve principalement au sein de partis d'extrême droite et de la droite populiste.

Le cas de la Pologne est assez emblématique. Il est aujourd'hui quasiment impossible d'y avorter, sauf en cas de danger pour la vie de la femme, de viol ou d'inceste.

Cette législation est en place depuis janvier 2021. Elle est issue d'une longue bataille menée par le parti conservateur Droit et justice depuis son arrivée au pouvoir en 2015. Il n'a cessé de vouloir interdire l'accès des femmes à l'IVG. Il a profité de la crise sanitaire pour tenter de faire adopter ce projet de loi parce que les confinements ne permettaient pas la mobilisation des populations. Il a ainsi fait en sorte de considérer les IVG comme non essentielles.

Ce projet de loi n'est pas passé à ce moment-là, mais il a abouti en janvier 2021. On estime qu'environ 200 000 avortements clandestins sont réalisés chaque année en Pologne depuis l'entrée en vigueur de cette législation. Le collectif polonais Avortement sans frontières a aidé 33 000 femmes à avorter entre janvier 2021 et janvier 2022. Surtout, on déplore la mort de plusieurs femmes polonaises parce que les médecins ont refusé d'intervenir par peur de poursuites judiciaires, ces derniers risquant trois ans de prison. C'est donc la santé des femmes, et leur vie, qui sont clairement et concrètement mises en danger.

Autre élément de criminalisation des femmes, depuis la mise en place d'un arrêté ministériel en juin 2022, les médecins sont obligés de notifier les femmes enceintes dans un registre. Les militantes féministes sont particulièrement menacées. J'en veux pour preuve Marta Lempart, cofondatrice du mouvement La grève des femmes, actuellement menacée de mort. Elle est placée sous protection judiciaire. J'évoquerai également le cas de Justyna Wydrzynska, militante féministe reconnue coupable par la justice d'avoir prêté assistance à la pratique d'une IVG, condamnée à huit mois de travaux d'intérêt général. Enfin, dernière trouvaille dans la criminalisation des femmes polonaises, un laboratoire polonais a mis au point, à la demande du gouvernement conservateur, un test qui permettrait de savoir si une femme a eu recours ou non à une IVG médicamenteuse.

Les récentes élections législatives, qui ont eu lieu en Pologne en octobre 2023 et qui ont vu la victoire du bloc libéral et de centre gauche, marquent un vrai tournant. Nous l'avons vu, l'avortement a été un élément de mobilisation, notamment de la part des jeunes et des femmes. À noter, l'opinion publique polonaise est très largement favorable à l'avortement, à près de 84 %. Nous voyons donc un hiatus entre le gouvernement conservateur et l'opinion publique.

Nous faisons exactement le même constat aux États-Unis, où le droit à l'avortement est très largement plébiscité par la population. Il nous faudra donc suivre le sujet avec une attention particulière, pour voir si Donald Tusk, le leader de l'opposition qui a promis de libéraliser l'avortement, parviendra à faire voter cette loi. La gauche a déjà déposé deux propositions de loi, mais la signature du président polonais, Andrzej Duda, est nécessaire à leur promulgation. Ce dernier est proche du parti Droit et justice. Ainsi, une vraie bataille va s'enclencher. Elle devra être suivie avec attention.

J'aimerais également évoquer l'exemple de la Hongrie. En Pologne, nous parlions d'un cadre législatif contraignant. En Hongrie, l'avortement est autorisé jusqu'à douze semaines. Pourtant, dans les faits, il est de plus en plus difficile d'y accéder. Le gouvernement de Viktor Orbán, un conservateur, n'a cessé de multiplier les atteintes. Aujourd'hui, le gouvernement oblige les femmes qui souhaitent avorter à écouter les battements de coeur du foetus pour les en dissuader. À noter que le chef de ce gouvernement a été l'hôte d'un sommet sur la démographie où l'on retrouvait tous les acteurs anti-droits cités par Neil Datta et Jeanne Hefez.

Ils s'attaquent aux droits des femmes, aux droits des personnes LGBT, aux droits des personnes migrantes. C'est à l'ensemble des droits humains qu'ils s'attaquent. Pour eux, la bataille contre le droit à l'avortement va de pair avec une politique nataliste. Ils considèrent que les femmes doivent faire davantage d'enfants.

Viktor Orbán a trouvé une alliée de choix, puisque la présidente Katalin Novák était présente au sommet international Women deliver, à Kigali, en juillet dernier. Et elle est intervenue pour parler de la politique en matière d'égalité femmes-hommes en annonçant en guise d'objectif principal de cette politique l'augmentation de la fécondité. Elle déclarait même qu'elle espérait que sa fille ait dix enfants si elle le souhaitait.

Passons maintenant de l'autre côté des Alpes, en Italie. Là aussi, l'avortement est autorisé jusqu'à douze semaines depuis la loi de 1978. Mais on le sait, cet avortement est très difficile d'accès en raison de la clause de conscience invoquée par près de 70 à 90 % des médecins dans certaines régions, d'après les chiffres du ministère de la Santé italien de 2021.

Depuis l'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, leader du parti d'extrême droite Fratelli d'Italia, les craintes sont réelles concernant la remise en cause du droit à l'avortement. Elle a fait campagne sur plusieurs slogans, notamment celui du « droit de ne pas avorter ». Elle souhaite mettre en place un fond pour supprimer les causes économiques et sociales qui conduiraient les femmes à avorter. Au sein de son gouvernement, elle a nommé une ministre de la Famille, de la natalité, de l'égalité des chances, Eugenia Roccella, connue pour ses positions anti-avortement et anti-mariage pour tous. Dès son arrivée au pouvoir, le sénateur Mauricio Gasparri, du parti Forza Italia, équivalent de la droite, a porté une proposition de loi visant à modifier l'article 1 du Code civil pour faire en sorte de remettre en cause le droit à l'avortement, notamment en faisant reconnaître le foetus comme une personnalité juridique. Nous retrouvons le même combat porté aux États-Unis.

Enfin, nous le voyons lorsque l'extrême droite est au pouvoir, notamment à la tête de certaines régions en Italie, elle remet en cause le droit à l'avortement ou, en tout cas, souhaite contourner les dispositifs législatifs.

Je peux citer trois exemples à ce sujet : dans le Piémont, des aides financières sont mises en place pour convaincre les femmes de ne pas avorter. Là aussi, des organisations anti-choix ont été financées. Dans les Marches, l'extrême droite a refusé d'appliquer une directive nationale qui permet l'accès à une IVG médicamenteuse. Troisième exemple, il a été proposé plusieurs fois dans les Abruzzes de mettre en place des sépultures pour foetus avortés. Cette proposition n'a pas récolté les voix nécessaires, mais nous assistons bien à des tentatives répétées pour réduire l'accès à l'IVG des Italiennes.

Giorgia Meloni s'attaque aussi aux droits des personnes LGBTQI+ et à leurs DSSR. Elle a déclaré « oui à la famille naturelle, non aux lobbies LGBT ». De fait, elle souhaite effacer des actes de naissance le nom de la mère non biologique pour les couples de femmes qui auraient eu recours à la PMA. Nous observons là les multiples atteintes et les différents fronts qui sont attaqués, et les réelles menaces que l'on peut voir peser sur les femmes italiennes.

Mon dernier exemple concernera la Suède. Le pays est souvent cité, à juste titre, pour sa politique en matière d'égalité. Il figure souvent en tête de l'ensemble des classements au niveau international. Pourtant, les menaces existent. En dépit du fait que l'avortement est autorisé jusque dix-huit semaines, il faut rappeler que l'arrivée au pouvoir de la coalition de la droite et de l'extrême droite pourrait nuire à ce droit ou le fragiliser.

Je m'intéresserai notamment au cas de la vice-présidente du Parlement, Julia Kronlid. Elle est connue pour ses positions anti-avortement. Elle a déposé pas moins de cinquante-quatre motions en l'espace de douze ans pour restreindre ce droit en Suède, en attaquant différents biais : le délai de recours, la question de la limitation pour les IVG tardives, ou encore l'introduction d'une clause de conscience qui n'existe pas dans la loi suédoise.

Le gouvernement suédois a par ailleurs annoncé dès son élection qu'il souhaitait abandonner la diplomatie féministe. La Suède était pourtant l'un des pays pionniers en la matière et l'avait mise en place dès 2014.

Nous voyons bien, là encore, les différentes attaques auxquelles les femmes font face en Europe.

Dans les différents exemples que j'ai cités, en Pologne, en Hongrie, en Italie ou en Suède, malgré les cadres législatifs - qu'ils soient restrictifs ou non -, nous observons toujours un hiatus entre la loi et son effectivité. Les atteintes sont multiples, les ressorts identiques. Ils sont issus de ces mouvements anti-droits, qui trouvent leur traduction politique au sein des partis d'extrême droite et de la droite populiste. Leur objectif principal est d'attaquer en premier lieu les DSSR des femmes, ce qui montre bien combien ces derniers sont fragiles.

Pour conclure, j'insisterai sur le caractère crucial et déterminant des élections européennes de juin 2024. Elles nécessiteront la mobilisation de toutes et de tous, parce que c'est dans ces enceintes, aussi, que les mouvements anti-droits trouvent leur traduction et parviennent à peser dans les décisions. C'est pour cette raison que l'ensemble des associations féministes souhaitent que l'IVG soit inscrite dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Je souhaitais également mentionner la question de la régulation des plateformes, et notamment des réseaux sociaux, face à ces mouvements. Ces acteurs y prospèrent de manière massive, en usant de désinformation, en utilisant des sites Internet qui ont toute l'allure de sites gouvernementaux. Or ces sites font en sorte de dissuader les femmes d'avorter, par le biais notamment de lignes d'écoute.

L'Union européenne doit absolument se mobiliser sur cet élément, parmi tant d'autres. D'ailleurs, en France, un délit d'entrave à l'IVG numérique a été adopté en 2017 ; l'Europe devrait largement s'en inspirer.

Merci.

Mme Laurence Rossignol. - Merci beaucoup. Avant de redonner la parole à Neil Datta s'il a des compléments à ajouter, avez-vous des questions dans l'assemblée ?

Mme Colombe Brossel. - Merci à tous pour ce début de colloque passionnant.

Vous avez évoqué la question de l'entrisme dans les institutions internationales ou européennes. Je me demandais s'il y avait, à l'échelle européenne ou internationale, des stratégies d'entrisme dans le milieu scolaire ou universitaire ? J'ai en mémoire quelques stratégies françaises d'entrisme dans le milieu scolaire, dans la droite ligne de ce que vous décriviez, Monsieur Datta, partant d'autres sujets, mais arrivant très rapidement à la dénonciation du droit à l'avortement.

Ces phénomènes se retrouvent ils dans d'autres pays ? Comment ont-ils été contrecarrés, le cas échéant ?

Mme Laurence Rossignol. - Je poserai une question qui repose sur ma double expérience.

La période des ABCD de l'égalité convergeait avec La Manif pour tous. J'ai constaté à cette époque le bloc de pensée de ces mouvements, concernant l'IVG, mais aussi la liberté éducative. J'ai vécu une tempête sur Internet après avoir dit dans une émission que les enfants n'appartenaient pas à leurs parents. Cette intervention a donné lieu à des milliers de tweets disant que je voudrais retirer les enfants de leurs familles et les donner à l'État. J'ai vu à cet instant à quel point le sujet était important.

Lorsque vous avez évoqué les mouvements, en particulier leurs racines religieuses, vous avez essentiellement parlé des mouvements catholiques. Nous avons également mentionné les mouvements chrétiens. J'ai le souvenir d'avoir vu, lors des ABCD de l'égalité, une forte mobilisation des fondamentalismes musulmans. Dans les stratégies d'infiltration des organisations internationales, je pense que la répartition du travail est plutôt bien opérée. Comment s'organisent les convergences entre ces mouvances réputées assez hostiles, mais finalement d'accord sur de nombreux points ?

Je regrette que plus de sénateurs n'aient pu se joindre à nous ce matin, en raison de la conjonction d'événements expliquée par notre présidente.

Je vois régulièrement revenir certains de ces sujets. La cohérence n'est pas toujours explicite pour tout le monde. Je ne peux m'empêcher de remarquer avec étonnement l'obsession sur l'écriture inclusive. Cette obsession est anti-genre et ne concerne pas l'écriture inclusive ou la manière dont on pratique et écrit la langue française, mais tout ce que cela signifie, et tout ce qui est vu et soupçonné derrière cette écriture.

Enfin, l'extrême droite qui vient de remporter une victoire électorale aux Pays-Bas hier a-t-elle inclus des propositions relatives à tous ces sujets de genre et d'IVG dans son programme ?

Mme Anne Souyris. - Merci pour cette table ronde qui intervient à point nommé dans les débats.

D'autres pays ont-ils constitutionnalisé l'IVG ? Par ailleurs, vous avez évoqué l'inscription de l'IVG dans la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Cette démarche est-elle engagée ?

M. Laurent Somon. - Vous parlez, dans vos interventions, de tous les partis en place. Avez-vous réalisé une étude comparative sur les partis en compétition pour la prise du pouvoir en France et en Europe ?

Mme Amandine Clavaud. - S'agissant de l'entrisme à l'école, l'étude des mouvements anti-droits nous montre qu'ils s'attaquent à différents sujets, dont les DSSR ou les droits de l'enfant, ainsi que l'éducation complète à la sexualité. C'est par ces biais qu'ils entrent à l'école.

Les ABCD de l'égalité ont été mentionnés. Ils sont un cas assez emblématique en France. Nous pouvons également penser à un cas plus récent en Belgique, qui a connu une levée de boucliers de la part d'un certain nombre d'acteurs au regard de la question de l'éducation complète à la sexualité.

Aux États-Unis, les mouvements anti-droits ont lancé une offensive, parmi d'autres, pour atteindre les droits des personnes transgenres, notamment en ne permettant pas l'indifférenciation dans les toilettes. Ils estiment en outre que l'éducation complète à la sexualité vise à apprendre la masturbation aux enfants dès la maternelle, que celle-ci inciterait les enfants à changer d'orientation sexuelle ou à favoriser les transitions de genre. Ce sont les éléments de langage qu'ils utilisent.

Ces tendances que l'on retrouve aux États-Unis sont aussi observées en France. On voit par exemple des lectures pour les enfants de la part de collectifs LGBT faire l'objet d'une levée de boucliers que la droite et l'extrême droite appuient.

S'agissant de la convergence des mouvements religieux, je vous rejoins totalement, Madame Rossignol. Ils se retrouvent sur le même agenda car ils défendent la même vision traditionaliste, conservatrice, hétéro-normée, de la famille, du couple. Ce sont des acteurs que l'on retrouve notamment dans les instances internationales.

La Fondation-Jean Jaurès est présente à la Commission sur le statut des femmes aux Nations Unies. À l'occasion d'un certain nombre d'événements, dont certains que vous avez co-organisés avec nous lorsque vous étiez ministre de l'égalité, nous avons pu constater que lorsqu'on parle d'avortement aux Nations Unies, on trouve principalement, parmi les personnes issues de la société civile, des militants anti-IVG. Ils font partie pour la plupart d'organisations religieuses - d'associations catholiques ou évangéliques dans la majorité -, mais aussi d'autres structures de la société civile. En réalité, des représentants de toutes les confessions religieuses se retrouvent dans ces enceintes internationales.

Ensuite, nous le disions, tous les fronts sont attaqués. L'écriture inclusive en fait partie. À titre d'exemple, Giorgia Meloni, la Première ministre italienne, réfute la féminisation de son titre, qui est donc « président du conseil des ministres ». Cet exemple illustre la façon dont ils partagent très largement l'ensemble de ces combats.

À ma connaissance, aucun État européen n'a constitutionnalisé l'IVG. En revanche, le fait de l'inscrire dans le marbre de la Constitution pour le cas français permettrait de garantir davantage de droits pour les femmes. Nous avons bien souligné, durant toute cette table ronde, à quel point ces droits sont réversibles, d'autant plus en cas d'alternance politique. Nous comprenons la crainte qui peut se faire entendre vis-à-vis de l'extrême droite.

Enfin, s'agissant de l'inscription du droit à l'avortement dans la Charte des droits fondamentaux, un certain nombre de résolutions ont été passées au Parlement européen. De mémoire, une résolution est passée en 2019, puis en 2022, pour réaffirmer la volonté des parlementaires de garantir davantage de droits pour l'IVG à la suite de la révocation de l'arrêt Roe v. Wade.

Cependant, agir sur les questions de santé ne relève pas d'une compétence de l'UE - argument porté par les États membres conservateurs qui s'opposent à la défense des droits des femmes. C'est pour cette raison que nous n'assistons malheureusement pas à de réelles avancées en matière de DSSR.

Mme Jeanne Hefez. - Je n'ai que peu de choses à ajouter, mais j'interviendrai sur l'entrisme à l'école. Les organisations dont je parlais, Family Watch International ou Alliance Defending Freedom Airlines, sont centrales dans tout ce qui est en train de se défaire en termes de droit à l'avortement dans une majorité d'États américains. Ces organisations sont également localement implantées en Arizona et en Californie. Elles placent des individus dans des associations de parents d'élèves pour s'accaparer la question des toilettes ou du sport inclusif. Elles utilisent ces stratégies et ces débats à outrance pour faire évoluer d'autres sujets. Elles exercent aussi une influence sur les syndicats de parents d'élèves, notamment en Afrique de l'Ouest.

Bien sûr, la question des collusions religieuses et de la façon dont sont débattus les DSSR au sein des Nations Unies est fascinante.

À titre d'exemple, Family Watch International est une organisation mormone. Elle vient de signer un partenariat de collaboration avec l'Organisation de la coopération islamique, qui regroupe cinquante-quatre pays. Dans les votes à Genève, à New York, au sein des instances internationales, on trouve des alliances stratégiques entre des pays qui n'ont pas forcément les alliances géopolitiques les plus évidentes. Au sommet transatlantique qui s'est tenu la semaine dernière était présente la commission des droits humains marocains, qui s'est adressée à l'Assemblée par la voix d'un avocat français s'exprimant sur la gestation pour autrui. On retrouve toutes sortes d'alliances et de collusions à ce niveau-là.

Le christianisme n'est pas la seule religion concernée, bien sûr. Ces partenariats auront des impacts notables, particulièrement inquiétants, au niveau de l'Union africaine et des législations africaines. C'est le point d'entrée des organisations extrémistes mormones, chrétiennes, américaines qui se voient comme des grands alliés dans la lutte contre l'avortement et contre les droits homosexuels à l'international. La seule Constitution au monde qui reconnaît les droits à la santé sexuelle et reproductive, mais qui ne nomme pas l'avortement spécifiquement est celle de l'Afrique du Sud. Ainsi, la France serait effectivement pionnière à le nommer, le cas échéant.

M. Neil Datta. - S'agissant de la diffusion au sein des milieux religieux, nous avons constaté que les idées anti-genre avaient émergé dans les milieux catholiques, chez les penseurs catholiques, avant de migrer vers le Vatican. Ce n'est donc pas lui qui les a conçues.

De là, ces idées se sont propagées dans d'autres directions, vers d'autres mouvements chrétiens : d'abord les évangélistes protestants des Amériques, ensuite, les protestants conservateurs en Europe, puis le monde orthodoxe. Maintenant, l'Église orthodoxe russe est l'une des premières défenseures de ces idées. Nous avons par la suite assisté à une propagation vers les milieux musulmans. Nous commençons même à voir les milieux hindous s'emparer de ces sujets. Ainsi, ces idées se diffusent.

Ensuite, nous voyons que ces mouvements s'organisent de différentes façons dans les milieux scolaires.

D'abord, des groupes de parents s'organisent. C'est surtout le cas en Europe de l'Est et en Russie, mais je me rends compte qu'Éric Zemmour a créé un mouvement semblable ici, en France. Je peux également citer la promotion de l'éducation à la maison, très répandue aux États-Unis. Ces acteurs essaient de la promouvoir en Europe. Des procès ont eu lieu en Allemagne, devant la Cour européenne des droits de l'Homme, pour revendiquer ce droit. Nous avons également assisté à une mobilisation contre l'éducation à la sexualité. En Belgique, il ne se passait rien. Je faisais partie d'une équipe de cinq personnes nommée par la secrétaire d'État à l'égalité pour rendre un rapport sur le mouvement anti-genre dans le pays. Nous devions le rendre au mois de septembre, et nous n'avions presque rien trouvé. Ensuite, six écoles ont été incendiées en Wallonie. Nous n'avions rien vu venir. Des militants se sont attaqués à l'EVRAS, l'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Nous avons ici vu une convergence des milieux, d'une certaine pensée catholique, de l'extrême droite - qui est à l'origine des incendies. Le mouvement a été repris par différentes communautés musulmanes, les Turcs, les Kurdes, les Albanais, et cetera. Ce sont eux qui ont manifesté dans les rues. La contestation de l'éducation à la sexualité est aussi apparue de nulle part aux Pays-Bas, pays très progressiste.

Je terminerai mon propos par ce pays, pour répondre à votre question, Madame Rossignol. Une grande mobilisation contre l'éducation à la sexualité y est apparue de nulle part, et a perturbé l'échiquier politique. Nous avons tous lu que l'extrême droite avait remporté les élections. Sur les cent cinquante sièges, Geert Wilders en aurait gagné trente-sept, donc pas suffisamment pour former seul un gouvernement. Les Pays-Bas doivent former un gouvernement de coalition. Je ne sais pas si Geert Wilders a assez d'alliés politiques pour former un gouvernement. Ainsi, je ne pense pas qu'il soit amené à devenir le nouveau Premier ministre.

Le pays compte plusieurs partis politiques anti-genre. Geert Wilders est plutôt anti-immigration et antimusulmans. Le parti pour la démocratie demandait, dans son programme politique, de couper les vivres à l'équivalent du planning familial néerlandais et de mener une croisade contre le wokisme dans les universités, mais aussi de s'intéresser aux questions d'éducation à la sexualité. Par ailleurs, deux partis politiques de l'Église protestante néerlandaise très traditionaliste ont été régulièrement au pouvoir durant ces dernières décennies. Ce sont ces partis politiques et les ONG liées qui ont pu recevoir des fonds pendant un certain temps pour organiser des centres de désinformation pour les femmes concernant leur grossesse. Ces actions étaient payées par l'État. À un moment donné, le territoire néerlandais comptait treize centres de la sorte. Leurs vivres ont été coupés il y a quelques années seulement. Ces mouvements ont accès au monde politique, suffisamment pour toucher des fonds.

Je ne sais pas ce que ces élections donneront aux Pays-Bas, mais une forme d'anti-genre sera présente au sein du gouvernement. Reste à voir lequel.

Mme Laurence Rossignol. - Merci pour vos compétences, votre expertise, vos connaissances et votre engagement sur ces sujets. Après cette description accablante, terminons cette journée sur une table ronde positive évoquant le travail des ONG pro-choix dans le monde.

Mme Anne Souyris. - Chères collègues et chers collègues, nous essayons en effet de terminer cette matinée sur une tonalité positive, ou du moins combative, en mettant l'accent sur les actions concrètes menées par de nombreuses associations et organisations au niveau mondial.

Il existe des organisations qui remettent en cause la liberté d'accès à l'IVG de même que les questions d'évolution du genre dans le monde, mais une lutte est organisée, bien qu'il soit nécessaire aussi de mieux l'organiser, afin de renforcer les droits des femmes dans le monde. J'insiste évidemment sur les pays qui interdisent ou restreignent fortement le droit à l'avortement pouvant conduire à un amoindrissement de la santé des femmes et de leur liberté, mais aussi à la mort. Vous l'avez dit, ces questions sont des questions de vie ou de mort.

Face à des législations restrictives et à des barrières sociales, économiques et culturelles, des structures se mobilisent pour fournir des informations essentielles sur les droits reproductifs, faciliter l'accès à des services d'avortement sûrs et soutenir les femmes avant, pendant et après l'avortement.

Il est essentiel de savoir comment faire connaître ces structures, comment soutenir ces organisations au niveau où nous nous trouvons, d'autant que leurs membres mettent parfois leur sécurité en jeu pour défendre le droit des femmes à l'avortement.

Nous entendrons ce matin des témoignages de trois organisations qui agissent sur le terrain et qui pourront nous faire part à la fois des difficultés qu'elles rencontrent, mais aussi des solutions qu'elles mettent en oeuvre.

Je souhaite ainsi la bienvenue à :

- Sandrine Simon, directrice Santé et Plaidoyer chez Médecins du monde. La présidente de Médecins du monde, le docteur Florence Rigal, avait signé l'année dernière une tribune dans Le Monde, mettant en garde face aux menaces qui pèsent sur les droits et la santé des femmes et appelant à « désobéir à des lois injustes et dangereuses ». Sandrine Simon témoignera des difficultés rencontrées par les équipes de Médecins du monde et des actions que celles-ci mènent pour soutenir le droit de toute personne d'accéder à une IVG légale et sans risque, à la fois par des services de santé sur le terrain et par des actions de plaidoyer à l'international ;

- Nedjma Ben Zekri, directrice régionale Afrique centrale et Afrique de l'Ouest francophone chez DKT International, organisation privée à but non lucratif spécialisée dans la santé reproductive. Elle évoquera les solutions possibles pour offrir des méthodes d'avortement sécurisées et des pilules abortives dans des pays où la réglementation est restrictive. Elle interviendra par visioconférence depuis Dakar ;

- Pauline Diaz, spécialiste des droits sexuels et reproductifs et d'innovation e-santé, directrice de safe2choose.org, organisation basée en Afrique, qui fournit des conseils en ligne aux femmes souhaitant accéder à des informations et des services d'avortement sûr dans le monde.

Merci à vous pour votre participation ce matin et pour votre engagement.

Il va sans dire que notre colloque a une visée mobilisatrice.

Dresser un panorama mondial des restrictions au droit et à l'accès à l'avortement est l'occasion pour nous de réfléchir à la conjonction de contextes nationaux et d'une conjoncture internationale.

Un vent mauvais souffle sur les droits des femmes, comme nous avons pu le constater aujourd'hui, pas seulement aux États-Unis ou ailleurs, mais aussi en Europe, peut-être même plus encore ailleurs.

Je vois ce colloque comme un appel à l'action et à la solidarité mondiale. Une question me tient à coeur : comment créer des réseaux, des pratiques et des actions de plaidoyer qui aident les femmes, quel que soit le pays dans lequel le hasard les a fait naître ?

Je laisse sans plus tarder la parole à Sandrine Simon de Médecins du monde.

Mme Sandrine Simon, directrice Santé et Plaidoyer chez Médecins du Monde. - Merci pour cette invitation. C'est un plaisir d'être ici pour évoquer les enjeux que nous affrontons chaque jour sur nos différents terrains d'intervention.

Nous avons beaucoup parlé du droit ce matin. C'est légitime et essentiel. J'aimerais tout de même introduire mon propos en rappelant que l'avortement est d'abord un soin de santé primaire et un enjeu de santé publique. Évidemment, il est normal de l'aborder ainsi de mon point de vue d'ONG médicale, mais il me semblait important de rappeler que c'est avant tout la santé des femmes qui est en jeu.

Nous avons parlé de quelques chiffres ce matin.

Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde en raison d'un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Nous avons beaucoup parlé des décès mais pas des conséquences et des complications possibles.

Chaque année, d'après l'OMS, sept millions de femmes sont hospitalisées à la suite des conséquences d'un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Il est important de dire qu'une personne qui souhaite avorter le fera. Simplement, le fera-t-elle de manière sécurisée, ou non ? Je me souviens de mon expérience sur le terrain, au Mozambique, où j'ai eu plusieurs fois à traiter des femmes dans des états de septicémie grave parce qu'elles s'étaient introduit toutes sortes de produits dans le vagin pour mettre fin à une grossesse qu'elles ne pouvaient mener à terme à ce moment de leur vie. Aux dépens de leur santé, elles peuvent recourir à des gestes extrêmes.

Les lois anti-avortement sont profondément inégalitaires. Une femme qui a les moyens trouvera toujours une solution sécurisée pour avoir accès à l'avortement. Ce sont souvent les personnes les plus précaires qui vont recourir à des moyens dangereux pour leur santé et pour leur vie. Je prends pour exemple un de nos projets en Uruguay. Il était assez stupéfiant de constater que certains praticiens étaient objecteurs de conscience dans le système public mais n'avaient pas de problème à pratiquer l'avortement dans le système privé. Nous rencontrons ce type de situation sur le terrain.

Nous l'avons déjà évoqué, légaliser l'avortement n'est pas incitatif. Cela réduit les avortements non sécurisés. Bien souvent, les politiques qui permettent l'accès à l'avortement sont accompagnés de politiques de droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR) plus globales, dans un continuum de soins et de services en santé sexuelle et reproductive. Elles permettent un meilleur accès à la planification familiale, à l'éducation sexuelle, à la sexualité, réduisant finalement le nombre d'avortements. Bien entendu, des femmes en auront toujours besoin, mais il est hypocrite de se dire que légaliser l'avortement incitera les femmes à y recourir davantage.

L'OMS reconnaît bien cet enjeu de santé publique et a inscrit l'avortement dans ses recommandations pour la santé mondiale comme un soin de santé primaire. Elle préconise la décriminalisation complète de l'avortement, la disponibilité de l'avortement à la demande de la femme sans une quelconque autorisation, la protection de l'accès à l'avortement contre les obstacles créés par la clause de conscience et la promotion d'approches d'autogestion - par exemple, l'auto-prise en charge des processus d'avortement médicamenteux.

Je voudrais aussi dresser un petit focus sur les contextes de crise, qui sont aussi des contextes extrêmement importants, dans lesquels l'accès à l'avortement est un soin essentiel pour les femmes. On constate bien souvent sur nos terrains d'intervention - malheureusement, ils sont souvent situés en contexte de crise en ce moment - les conséquences sur la santé et sur la vie des femmes qui peuvent subir des ruptures contraceptives ou le non-accès à l'avortement. À l'approche de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, j'insiste sur ces contextes dans lesquels les violences sexuelles sont accrues.

Permettez-moi d'expliquer de manière plus détaillée l'approche de Médecins du monde sur le terrain.

Nous agissons dans une quinzaine de pays dans le monde sur les droits sexuels et reproductifs autour de trois piliers :

- l'accès aux soins des personnes et le renforcement de l'offre de soins en santé sexuelle et reproductive, y compris l'accès à l'avortement sécurisé pour les femmes ;

- une approche communautaire, au plus près des populations, pour bien comprendre les déterminants, les enjeux et les obstacles qui font que les femmes n'accèdent pas aux services de santé, même quand ce serait possible selon la loi ;

- le plaidoyer pour accompagner les sociétés civiles qui veulent que leurs droits soient respectés et inscrits dans la loi.

Nous travaillons énormément en partenariat avec les initiatives locales, les acteurs locaux. Ils sont nombreux. En tant qu'ONG médicale qui oeuvre à l'international, nous avons parfois plus de facilité à intervenir. Nous prenons peut-être moins de risques que des acteurs locaux, qui reçoivent peu de financement et ont peu de capacité d'action. Ainsi, notre rôle est vraiment de les renforcer et, parfois, de leur donner accès aux sphères de pouvoir. C'est en quelque sorte une contradiction, mais il est parfois plus facile pour nous d'avoir accès aux sphères de pouvoir dans les pays où nous intervenons que les organisations locales elles-mêmes. Nous essayons donc de créer une forme d'organisation de ces acteurs locaux, pour qu'ils puissent exprimer leurs souhaits dans les sphères de pouvoir de leur pays.

Nous avons beaucoup parlé de blocages ce matin. Ils sont parfois internes. Cela fait plus de dix ans que Médecins du monde s'est engagé pour le droit à l'avortement. Finalement, nous nous sommes rendu compte que ce n'était pas si simple pour nous non plus d'offrir un soin complet à l'avortement dans les pays. Nous avons mené un travail d'introspection pour identifier les blocages internes qui nous empêchaient de fournir un accès à l'avortement et de répondre aux besoins de femmes partout, dans tous nos pays d'intervention.

Les blocages sont multiples, je n'y reviendrai pas. Ils sont la raison pour laquelle nous avons renouvelé nos engagements internes et externes sur ce droit fondamental. Il est important de renouveler régulièrement nos engagements et de ne pas rester sur nos acquis. Inscrire un positionnement ne suffit pas. Nous devons ensuite le mettre en pratique. C'est vrai pour chacun d'entre nous, en tant qu'acteurs. Cela passe aussi par l'accompagnement des équipes, la sensibilisation, la formation.

S'agissant de l'offre de soins, nous travaillons avec les systèmes de santé locaux dans les pays où nous intervenons. Une première étape consiste à accompagner les systèmes de santé pour qu'ils fassent tout ce qui est possible dans le cadre de la loi. Je me souviens d'un atelier que nous avons tenu au Burkina Faso il y a quelques années. Un juriste burkinabè est venu parler à nos équipes et à nos professionnels de santé nationaux qui affirmaient qu'ils étaient dans l'illégalité s'ils pratiquaient l'avortement. Il leur a indiqué qu'ils étaient plutôt dans l'illégalité s'ils ne permettaient pas aux femmes d'avoir accès à l'avortement, puisque la loi le permet au moins dans certaines conditions. Il était intéressant de recevoir ce rappel et d'envisager toutes les solutions à mettre en oeuvre dans le cadre de la loi.

Partout dans le monde, les soins post-avortement sont possibles. Il est donc primordial d'y former les professionnels de santé. C'est une première étape essentielle. Quand on sait prodiguer des soins post-avortement, on sait aussi réaliser un avortement. Ensuite, chaque professionnel de santé, en conscience, agira au mieux pour la patiente qui est en face de lui.

Le premier pilier de notre action vise donc à renforcer l'accès aux médicaments, au matériel, à améliorer la formation. Nous travaillons sur l'avortement comme nous le faisons pour l'accès à tous les soins de santé.

Nous travaillons aussi beaucoup au niveau communautaire, en appui aux acteurs locaux. En République démocratique du Congo, nous appuyons une organisation locale, Afia Mama, qui pratiquait déjà des avortements, qui accompagnait les femmes au niveau communautaire. Nous avons renforcé ses compétences, lui avons permis d'avoir accès à du Misoprostol de meilleure qualité.

Comment créer un réseau de pharmacies sûres dans les pays où on sait que le Misoprostol et la Mifépristone sont parfois difficiles à obtenir ?

Le Misoprostol est tout de même facilement accessible dans beaucoup de pharmacies du monde. Pour autant, comment s'assurer que ce réseau sera sûr et que les pharmaciens sont en capacité de donner la bonne information aux femmes ? Nous faisons finalement de petits pas dans les pays, en connaissant bien les contextes pour adapter nos actions aux réalités et aux acteurs en présence qui permettent, dans la confidentialité, de répondre aux besoins des personnes et qui leur donnent la bonne information.

Nous avons beaucoup parlé de désinformation, c'est donc un enjeu essentiel. Il faut pouvoir dire aux femmes concernées que si elles rencontrent un souci à la maison, lorsqu'elles pratiquent un auto-avortement, les soins post-avortement sont accessibles partout. Elles devraient pouvoir se rendre dans le système de santé sans crainte. Tous les professionnels de santé devraient pouvoir réaliser un soin post-avortement dans de bonnes conditions, sans questionner les femmes qui viennent pour cela.

Je ne détaillerai pas la question de l'information aux femmes, parce que je pense que mes collègues en parleront plus largement.

Pour finir, notre plaidoyer est construit sur la réalité de terrain que nous rencontrons. Il vise à faire prendre conscience de la réalité des femmes, mais aussi des personnes, des familles. Il ne faut pas penser que les femmes sont seules à prendre la décision. Celle-ci repose parfois sur le couple, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Comment leur permettons-nous de rendre visible cette réalité de terrain ? Comment la faisons-nous entendre dans les sphères de décisions ? C'est le premier enjeu de notre plaidoyer. Comment faisons-nous en sorte que les acteurs de terrain, au plus proches des populations et des femmes, y soient entendus ? Voilà la démarche de plaidoyer que nous essayons de mettre en oeuvre dans les pays où nous intervenons, en coalition. En effet, comme les anti-choix, nous essayons d'être en coalition. À plusieurs, on est plus forts et on peut se faire entendre plus efficacement.

Parfois, nous mettons en place des recherches opérationnelles sur nos terrains d'intervention de manière à rendre plus visibles tous ces blocages, tous ces déterminants qui limitent l'accès à l'avortement, et toute la réalité des personnes qui ont besoin, à un moment de leur vie, d'y recourir. Ce n'est pas marginal, comme on peut parfois l'entendre. C'est une réalité forte, qui peut mener à des conséquences catastrophiques pour la santé ou la vie des femmes, mais aussi des communautés. Une femme qui meurt, c'est tout un système social qui se délite. Peuvent en découler des impacts dramatiques sur une société.

Enfin, si la France faisait un pas vers la constitutionnalisation de l'IVG, elle enverrait un signal fort aux citoyens et citoyennes qui se battent pour le droit à l'avortement, notamment dans les pays où il est interdit ou restreint.

Mme Anne Souyris. - Je vous propose de laisser la parole à Nedjma Ben Zekri, directrice du bureau régional d'Afrique de l'Ouest et centrale francophone de l'ONG DKT International.

Mme Nedjma Ben Zekri, directrice du bureau régional Afrique de l'Ouest et centrale francophone (FWACA) de l'ONG DKT International. - Bonjour à tous. Merci de m'avoir permis de participer à cette table ronde sur ce sujet qui m'est très important.

Je représente DKT International, organisation à but non lucratif créée en 1989, qui porte une mission de marketing social. Notre mission principale vise à offrir aux couples des options abordables et sûres en matière de planification familiale, de prévention du VIH et du sida, et d'avortement sécurisé. Nous sommes l'un des premiers distributeurs mondiaux de moyens de contraception, de produits et d'accès à l'avortement sécurisé, notamment dans les pays émergents. Nous opérons dans trente-cinq pays du sud, avec un focus sur le secteur privé. Nous distribuons essentiellement ces méthodes dans les pharmacies, mais aussi dans les cliniques et officines.

Je suis personnellement basée au Sénégal, à Dakar. Je couvre un programme d'Afrique de l'Ouest et centrale francophone, soit treize pays d'Afrique subsaharienne où l'accès à la santé de la reproduction reste un enjeu majeur en matière de santé publique. Aujourd'hui, la législation en Afrique francophone est très restrictive. Environ 92 % des femmes de 15 à 49 ans habitent dans des pays où la juridiction est fortement ou modérément limitée. Dans la zone dans laquelle nous opérons, seul le Bénin autorise aujourd'hui l'accès à l'avortement sécurisé, et ce depuis fin 2021. Ce droit reste encore fragile dans ce pays, puisque l'avortement est très peu pratiqué par les prestataires de santé, notamment pour des raisons religieuses et de stigmatisation.

Aujourd'hui, la région représente la plus grande proportion estimée d'avortements non sécurisés dans le monde, du fait de sa restriction légale et de sa stigmatisation. Elle présente également le plus haut taux de mortalité lié à l'avortement. On compte environ 185 décès maternels pour 100 000 avortements. Ce taux reste en faible baisse, il me paraît important de le noter, notamment depuis les années 2000 grâce aux divers efforts consentis par les organisations, sociétés civiles et certains ministères. Il est important de souligner ces impacts et avancées pour le droit des femmes dans la région d'Afrique subsaharienne.

En 2003, l'Union africaine a adopté le protocole de Maputo. Il amène les États signataires à garantir les droits des femmes, notamment le droit de participer au processus politique, l'égalité sociale et politique avec les hommes, et une autonomie améliorée dans leurs décisions en matière de santé. Son article 14 stipule que l'avortement doit être autorisé pour sauver la vie d'une femme et préserver sa santé physique ou mentale, ainsi qu'en cas de viol, d'inceste ou de malformation foetale grave. Depuis lors, sept pays subsahariens ont réformé leur législation pour satisfaire, voire dépasser, dans le cas du Bénin, ces critères minimaux. Il reste de nombreux pays l'ayant signé, mais pas encore ratifié. C'est notamment le cas du Sénégal, pays dans lequel je vis et où est basé notre bureau régional, où l'avortement est totalement interdit, y compris en cas de danger pour la santé de la femme.

Le rôle de DKT International dans cet environnement et ce contexte peu favorables consiste à mettre à disposition des populations des médicaments d'avortement sécurisés, mais aussi à former les prestataires de santé aux soins post-avortement. Il existe deux types de médicaments. Le Combipack est un mélange de Mifépristone et de Misoprostol. Sa seule indication, aujourd'hui, est l'interruption volontaire de grossesse médicalisée. Ensuite, le Misoprostol a pour première indication la prévention de l'hémorragie post-partum. Il est aujourd'hui beaucoup plus facile d'accès et beaucoup plus disponible dans les pays d'Afrique subsaharienne. Sachez tout de même que depuis 2017, DKT International est parvenu à enregistrer le Combipack dans dix pays d'Afrique de l'Ouest et centrale, des pays où ce produit n'existait pas, où nous constations un manque de connaissances accru. Au Sénégal, par exemple, nous distribuons le Misoprostol, ce qui nous permet d'assurer une méthode disponible pour l'auto-avortement, même s'il est fortement encadré en pharmacie. Nous sommes confrontés à un rejet de plus en plus important de servir les populations, malgré les prescriptions présentées.

Hormis le défi d'opérer dans des environnements juridiques contraignants, nous avons dû faire face à une quasi inexistence de l'utilisation des produits et à un manque de connaissance accrue. Pour cette raison, nous avons créé en 2018 un programme de formation pour les sages-femmes. Il nous a permis de former plus de 50 000 prestataires de santé, et ainsi d'améliorer les connaissances d'utilisation du Combipack à plus large échelle, ainsi que des produits utilisés dans le cadre de l'avortement sécurisé. Il n'existe pas que des pilules abortives, mais aussi un kit d'aspiration manuel intra-utérin, largement utilisé en cas de fausse couche et disponible dans ces pays.

Sur le terrain, une équipe promeut l'utilisation de ces différentes méthodes auprès des gynécologues. Les prestataires de santé dans le secteur privé et public constituent notre première cible. Nous agissons en collaboration et partenariat avec les associations de gynécologues ou de sages-femmes. Nous avons pour objectif d'intégrer dans les cursus universitaires de ces formations des modules sur l'utilisation de ces méthodes. Ensuite, les actions auprès des populations restent primordiales et critiques. Notre stratégie consiste à nous concentrer sur la lutte contre la stigmatisation et à sensibiliser les femmes aux risques de l'avortement clandestin. En effet, nous savons pertinemment que si l'avortement est interdit dans ces pays, de nombreuses femmes ont recours à des méthodes clandestines qui exposent leur vie. C'est ce qui explique le taux de mortalité très élevé dans notre région.

Nous créons donc des campagnes éducatives avec les femmes et pour les femmes, et notamment les prestataires de santé, pour les sensibiliser aux options d'avortement sans risque, en particulier dans les zones les plus reculées, pauvres et rurales. Nous avons mis en place un système de « pairs ». Des jeunes femmes vont parler et sensibiliser les femmes dans les villages, dans les pays. Elles sont aujourd'hui des points focaux sur tous les sujets de santé et de reproduction. Elles nous assurent une présence au niveau national, en complément des canaux de sensibilisation connus que sont la radio, les réseaux sociaux ou Internet.

Grâce à ses différentes actions au niveau mondial, DKT a permis d'éviter neuf millions d'avortements non sécurisés. Nous avons vendu environ six millions de Combipack à l'échelle globale. En Afrique de l'Ouest, nous en avons vendus environ 500 000 depuis que nous l'avons enregistré. Nous disposons des autorisations de mise sur le marché (AMM) depuis cinq ans, mais nous sommes confrontés à des difficultés de renouvellement. Sans ces AMM, nous ne pourrons continuer la distribution du médicament, ce qui constitue un réel défi.

Nous avons pour objectif d'accroître le nombre de formations et notre présence au niveau national, notamment dans certains pays où la stabilité politique et sécuritaire est aussi un challenge. Nous souhaitons également lancer une pilule abortive, un Combipack pré-qualifié par l'OMS. Nous espérons que ce produit pourra être listé comme médicament essentiel dans certains pays, notamment au Bénin. Les médicaments essentiels sont mis à disposition des populations par l'État dans les divers centres de santé. Généralement, ces produits pré-qualifiés par l'OMS sont mieux reconnus par le secteur public et bénéficient d'un système rapide d'enregistrement.

Je pense qu'il est important de notifier qu'à ce jour, pour démarrer la commercialisation et la distribution d'un médicament, il faut avant tout l'enregistrer auprès des directions pharmaceutiques locales. Ce processus peut prendre jusqu'à deux ans, ce qui présente un impact considérable : en attendant, le besoin est toujours présent et les femmes ont recours à des avortements clandestins.

Nous avons également décidé d'accroître notre champ d'action et d'initier des partenariats avec différentes organisations, notamment féministes, de la région. Elles sont de plus en plus présentes, et portent leur voix en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso ou au Bénin. Nous cherchons à promouvoir l'autogestion dans des pays comme le Bénin, mais aussi grâce à d'autres systèmes en ligne. Je pense notamment à celui qui sera présenté par ma collègue Pauline Diaz. Le counseling online ou des contact centers permettent aux femmes d'accéder à une information en temps réel et gratuitement et de récupérer certaines prescriptions auprès de prestataires de santé pour ensuite être en mesure d'effectuer cette manipulation, cet avortement sécurisé, à la maison ou dans un endroit où elles se sentent en sécurité.

Mme Anne Souyris. - Merci pour cet exposé ! Je vous propose de laisser la parole à notre prochaine intervenante. Vous pourrez ensuite répondre aux questions.

Mme Pauline Diaz, directrice de Safe2choose.org, spécialiste des droits sexuels et reproductifs et d'innovation e-santé. - Bonjour, et merci de m'avoir invitée. Je précise que Safe2choose est une plateforme internationale qui donne des informations sur les services d'IVG sécurisés et qui oriente vers des professionnels de santé sur le terrain. J'étais personnellement basée en Afrique pendant dix ans, mais je dirige aujourd'hui la plateforme depuis la France. Toute l'équipe de Safe2choose est basée à distance, dans plus de vingt pays.

Safe2choose est tout d'abord un site Internet traduit dans plus de dix langues. Il donne des informations sur toutes les méthodes d'avortement sécurisées, que ce soit l'avortement médicamenteux, par aspiration, chirurgicale, ou les soins post-avortement. Y sont intégrés différents contenus et formats de diffusion, des témoignages, des blogs, des vidéos de protocoles, par exemple. Il permet la connexion avec une équipe de conseillères répondant par tchat ou par e-mail à toutes les questions que les personnes enceintes partout dans le monde pourraient se poser sur l'avortement. La plateforme a été lancée en 2015. Depuis, nous avons reçu plus de 17 millions de visites du monde entier. Nous avons pu soutenir en direct plus de 250 000 personnes, par tchat ou par e-mail. Nous avons pu en orienter plus de 54 000 vers des professionnels de santé sur le terrain.

La vraie force de Safe2choose réside dans son équipe de dix conseillères. Elles sont basées dans dix pays différents et parlent plus de dix langues. Elles répondent toute la journée à des questions sur l'avortement sécurisé et orientent vers des professionnels de santé si besoin. Elles peuvent couvrir une étendue horaire large, mais aussi répondre aux questions dans la langue maternelle de celles qui la posent, avec la sensibilité de leur culture.

Permettez-moi de vous projeter la carte du Center for reproductive rights.

Nous y voyons que l'hémisphère sud est bien plus restrictif, légalement. Ce sont principalement dans ces zones que nous travaillons, bien que les États-Unis, par exemple, figurent dans le top 10 des pays qui nous contactent, surtout depuis le revirement jurisprudentiel de 2022. Notre coeur de métier consiste tout de même à travailler dans les pays où l'avortement n'est pas accessible, ou du moins où il est restreint. Si quelqu'un nous contacte depuis la France par exemple, nous allons directement le réorienter vers le Planning familial.

Nous travaillons avec des ONG aux États-Unis ou au Mexique, permettant d'envoyer les pilules abortives aux américaines.

Nous soutenons les personnes enceintes dans trois situations.

Dans la majorité des cas, les personnes qui nous contactent disposent déjà des pilules abortives. Ensemble, avec les conseillères, nous discutons pour nous assurer qu'il n'y a pas de contre-indication médicale, à l'aide d'une doctoresse de l'équipe. Nous vérifions également si les pilules sont de bonne qualité, si elles ne sont pas périmées, et si les protocoles qui peuvent avoir déjà été utilisés sont les bons. Nous conseillons les personnes par tchat ou e-mail dans l'utilisation de ces pilules, pour assurer un avortement médicamenteux autogéré. Je ne vais pas rappeler tous les bénéfices de l'avortement médicamenteux, mais il permet d'effacer des barrières de localisation, de budget, de choix. Avoir accès à cette méthode constitue un réel avantage.

Dans le deuxième cas, nous référons ou réorientons les personnes vers des professionnels de santé sur le terrain, pour un avortement médicamenteux si elles n'ont pas les pilules abortives ou pour un avortement par aspiration chirurgicale. Une discussion est menée avec ces personnes pour savoir ce qui est le plus adapté à leur situation, en termes de délai, mais aussi en fonction de leur choix. Nous avons enregistré 54 000 réorientations vers des professionnels de l'avortement, qu'ils soient médecins, pharmaciens, infirmiers, doulas, sages-femmes...

Les personnes enceintes sont elles-mêmes expertes de leur avortement dans son autogestion. Ainsi, le spectre des professionnels de l'avortement est assez large. Nous les recrutons, les filtrons et les formons. Le recrutement est opéré en direct, avec notre équipe de partenariats, ou en collaboration avec d'autres ONG telles que DKT, Marie Stopes International ou la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF). Elles mettent à notre disposition leurs listes de professionnels dans chaque pays. Nous travaillons avec des organisations féministes partout. Nous avons créé une base de données cryptées, uniquement utilisée par Safe2chose, parce que ces informations sont assez sensibles. Nous formons également ces professionnels par le biais de sessions en ligne pour les professionnels de l'humanitaire, les pharmaciens, les étudiants en médecine... La prise en charge de l'avortement n'est en effet pas étudiée dans beaucoup d'écoles de médecine.

Nous avons également pour but de renforcer les capacités locales, parce que nous sommes une petite équipe et travaillons avec des personnes sur le terrain. Nous demandons à toutes les personnes que nous avons réorientées de nous adresser un retour à la suite de leur expérience, de manière à nous assurer que les professionnels de notre base de données sont toujours pro-choix et assurent toujours le niveau de qualité que nous attendons.

Le troisième cas se pose dans les pays où nous n'avons pas de contacts. Nous travaillons avec Women on web ou Women help women pour envoyer les pilules par la poste.

Je reviens rapidement sur l'avortement médicamenteux, qui peut faire l'objet de deux protocoles : le Combipack, composé de Misoprostol et de Mifépristone, et le Misoprostol seulement. Le Misoprostol est plus facile à trouver, parce qu'il est également indiqué en cas d'ulcères, par exemple. Il peut être acheté sans ordonnance assez facilement. Dans des pays au sein desquels l'accès à l'avortement est restreint, nous travaillons beaucoup avec ce deuxième protocole.

La Mifépristone est un peu menacée aux États-Unis, même si nous attendons depuis un an et demi. Lorsque nous avons reçu la nouvelle, nous avons travaillé avec des ONG américaines pour recréer tous les protocoles qui n'étaient pas très utilisés dans le pays. Nous utilisons surtout la Mifépristone, mais nous avons créé des vidéos pour nous préparer au cas où elle serait interdite. Il est bon de savoir qu'il existe plusieurs options en cas de pénurie des pilules.

Venons-en à la législation française. La télémédecine a été autorisée pour l'IVG durant la crise sanitaire. Elle l'est toujours jusque neuf semaines, alors même que l'OMS recommande une autogestion et une démédicalisation de l'avortement médicamenteux jusque douze semaines. Nous travaillons avec ces protocoles. Nous sommes donc un peu en retard en France.

Enfin, comment parlons-nous d'avortement en ligne ? En tant que plateforme internationale digitale, nous pouvons le faire. Nous n'allons pas diffuser un spot télévisé sur le sujet. Nous essayons de communiquer de manière attractive et positive. Une équipe de designers incroyables crée du contenu plus attractif, et surtout dé-stigmatisant. Nous sommes présents sur tous les réseaux sociaux. Nous adaptons le contenu à chaque plateforme, mais aussi à la recherche d'information dans chaque région du monde. On ne parle pas d'avortement de la même manière en Afrique francophone ou en Amérique latine. Nous essayons de nous adapter. Parmi nos supports, je peux par exemple citer une plateforme d'informations sur un jeu Nintendo.

Du fait que nous sommes un acteur international et que nous ne sommes pas implantés dans un pays en particulier, nous pouvons parler d'avortement plus librement, et orienter vers des professionnels de santé qui sont quant à eux bridés et qui ne peuvent pas tout dire dans certains pays.

Malheureusement, parler en ligne d'avortement n'est pas libre. Nous sommes sans cesse soumis à la censure. Nous avons perdu notre compte YouTube à plusieurs reprises, la dernière datant de la période du renversement de Roe v. Wade. Nous perdons assez régulièrement nos comptes Facebook ou Instagram à la suite de signalements massifs de groupes anti-choix aux États-Unis ou au Brésil. Parfois, ce sont les algorithmes Google qui changent, amenant notre site à la dixième page des recherches. Parfois, les attaques sont ciblées. Nous devons y être attentifs et adopter une vraie stratégie digitale, comme n'importe quel site Internet.

Nous devons également faire attention à la prolifération des fausses informations. Jeanne Hefez évoquait plus tôt les Pregnancy crisis centers. Tout ce qu'il se passe sur le terrain se passe également en ligne : les investissements massifs des groupes anti-choix sur les publicités Internet et sur les faux sites Internet, les Pregnancy Crisis Centers ont des sites Internet qui sont très bien financés et référencés...

Ainsi, le combat se déroule en ligne comme sur le terrain et nous incite à une grande vigilance. Nous sommes en train de créer une coalition avec plusieurs organisations, pour parler de la censure de l'avortement en ligne. J'invite les sénateurs et sénatrices intéressés à nous rejoindre. Merci beaucoup.

Mme Anne Souyris. - Merci de ces témoignages. Je suis frappée par le fait qu'on ne parvienne pas à censurer la haine et la violence en ligne mais qu'on puisse censurer les droits des femmes.

Vous avez parlé d'un site qui propose de l'information pour les femmes, en direct, en particulier pour leur apporter une aide concrète pour agir. Un site Internet sur l'avortement européen ou international labellisé et fiable serait-il possible, pour les organisations, pour les élus de tous les pays, face à la désinformation ?

Mme Pauline Diaz. - Je vous invite à consulter Safe2choose.

Il existe de nombreux sites Internet, mais il est à noter qu'une fausse information a 70 % de chances supplémentaires d'être partagée qu'une information fiable. Les algorithmes aiment propager de fausses informations. Ainsi, les sites fiables sont perdus au milieu de ces dernières.

Mme Anne Souyris. - Je ne doutais pas qu'il existait des sites comme le vôtre. En revanche, j'aurais voulu savoir s'il existait une labellisation. Il est difficile de s'y retrouver. Il me semblerait pertinent que l'OMS agisse en la matière.

Mme Laurence Rossignol. - Vous n'avez pas parlé de vos financements. Avez-vous des fonds ? D'où viennent-ils ? Faites-vous des levées de fonds ?

Mme Pauline Diaz. - Oui, nous avons des fonds, bien que la Global Gag Rule empêche beaucoup de financements en faveur de l'avortement. Certaines personnes acceptent tout de même de le financer : des agences internationales de développement, des philantropes privés ou des entreprises privées... Il nous est tout de même plus compliqué d'obtenir des fonds que les associations anti-choix.

Mme Sandrine Simon. - Médecins du monde est financé à 50 % par ses donateurs privés, nous offrant une certaine indépendance et nous permettant d'agir là où ils nous suivent. Nous avons tout de même des bailleurs institutionnels, tels que les gouvernements français, canadien et allemand. Les tendances politiques actuelles nous inquiètent tout de même.

Par ailleurs, comment renforçons-nous le financement des acteurs locaux sur le terrain ? Ils peinent davantage à obtenir des financements, parce qu'ils sont méconnus, parce que c'est difficile. Le Gouvernement français a mis en place une action il y a deux ans pour leur permettre d'accéder à des financements, mais ces initiatives peuvent être renforcées.

Ensuite, il me semble que le Gouvernement français a mis en place un site d'information. L'OMS dispose d'un site Internet, mais il est destiné plus aux professionnels qu'au grand public. Ces initiatives sont sans doute à renforcer.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Il me reste à vous remercier. Ces trois tables rondes étaient très enrichissantes et complémentaires.

Elles nous ont permis de voir que le sujet du droit et de l'accès à l'avortement est international, et pas du tout franco-français. Les attaques, comme les défenses, sont de niveau international. Les réseaux anti-IVG sont aussi présents en France. Quand ce droit fragile est menacé chez nos voisins, il peut aussi l'être chez nous. Les différents exemples européens cités ce matin, qui ne concernent pas que la Hongrie et la Pologne, mais aussi l'Italie ou la Suède et, peut-être demain, les Pays-Bas, prouvent que nous ne sommes pas à l'abri d'une telle remise en cause. Il me semble nécessaire de travailler ensemble. Nous le savons, ces mouvements anti-IVG sont aussi anti-contraception, anti-éducation à la vie affective et sexuelle adaptée à l'âge des enfants.

Pourtant, lorsque nous travaillons sur les violences intrafamiliales ou que nous entendons le juge Édouard Durand au sein de notre délégation, nous comprenons bien que cette éducation, adaptée en fonction des âges, est essentielle. Elle apprend aux enfants que leur corps leur appartient, ce qui se fait ou pas, qu'ils n'ont pas à subir ce qui se passe parfois à la maison. C'est contre les femmes et contre les enfants que ces mouvements luttent en réalité.

Par ailleurs, l'avortement constitue un réel enjeu de santé publique. Des femmes en meurent. Nous devons en sécuriser l'accès. Nous devons nous interroger sur la loi, mais aussi sur sa pratique et ses accès. C'est un sujet, y compris en France. La délégation aux droits des femmes continuera ce travail.

Merci à toutes et à tous pour cette matinée très enrichissante. Ce colloque était diffusé en direct et enregistré. Cette table ronde n'a donc pas fini son chemin.