Mercredi 15 novembre 2023

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Projet de loi tendant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Lauriane Josende rapporteure sur le projet de loi tendant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires, sous réserve de son dépôt.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Isabelle Florennes rapporteure, en remplacement de Mme Valérie Boyer, sur la proposition de loi n° 396 (2022-2023) visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants.

Proposition de loi relative aux droits de l'enfant à entretenir régulièrement des relations personnelles avec ses parents en cas de séparation de ces derniers - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Marie Mercier rapporteur sur la proposition de loi n° 308 (2021-2022) relative aux droits de l'enfant à entretenir régulièrement des relations personnelles avec ses parents en cas de séparation de ces derniers, présentée par Mme Élisabeth Doineau et plusieurs de ses collègues.

Mission d'information sur l'application de la loi du 19 mars 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Agnès Canayer et Mme Marie-Pierre de La Gontrie rapporteurs de la mission d'information sur l'application de la loi du 19 mars 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions.

Proposition de loi constitutionnelle visant à faciliter le déclenchement du référendum d'initiative partagée - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - La proposition de loi constitutionnelle visant à faciliter le déclenchement du référendum d'initiative partagée sera d'abord présentée par son auteur, Yan Chantrel, en application des dispositions de l'article 15 bis du Règlement du Sénat.

M. Yan Chantrel, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. - Cette proposition de loi constitutionnelle vise à faciliter le déclenchement du référendum d'initiative partagée, introduit au troisième alinéa de l'article 11 de la Constitution par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve  République. Les modalités de sa mise en oeuvre ont été précisées par les lois organique et ordinaire du 6 décembre 2013 relatives à l'application de l'article 11 de la Constitution, qui sont, elles, entrées en vigueur le 1er janvier 2015.

Je commencerai par revenir sur les conditions actuelles du déclenchement de ce référendum. L'initiative doit émaner d'au moins un cinquième des membres du Parlement, soit 185 députés et/ou sénateurs. Ensuite, elle doit être soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, ce qui représente environ 4,87 millions de personnes. De plus, selon l'article 11 de la Constitution, pour être soumise à référendum, la proposition de loi doit porter sur l'organisation des pouvoirs publics ou sur les réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation, ou tendre à autoriser la ratification d'un traité. Enfin, le Président de la République ne peut soumettre la proposition de loi à référendum que si celle-ci n'a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai de six mois.

Plusieurs tentatives d'organiser un tel référendum ont vu le jour depuis 2015 et seules cinq propositions de loi ont rassemblé le nombre requis de soutiens de parlementaires. Aucune d'entre elles n'a pu être menée à son terme, pour différentes raisons. Sur ces cinq propositions de loi, quatre ont été déclarées non conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel : la proposition de loi pour garantir un accès universel à un service public hospitalier de qualité, en raison de dispositions jugées contraires à la Constitution ; puis la proposition de loi portant création d'une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises, dont le Conseil constitutionnel a estimé qu'elle ne portait pas sur la politique économique de la nation. Enfin, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions envisagées par les deux propositions de loi visant à fixer l'âge légal de départ à la retraite à 62 ans ne constituaient pas une « réforme ».

Une seule proposition de loi a été déclarée conforme à la Constitution et ouverte au recueil des soutiens des électeurs : celle visant à affirmer le caractère de service public national d'Aéroports de Paris. Elle a toutefois recueilli le soutien de seulement un million de citoyens.

Aucun référendum d'initiative partagée n'a donc été organisé. Lorsqu'on considère la procédure dans le détail, sa mise en oeuvre semble irréalisable, le seuil de signataires et de soutiens étant trop élevé et le champ d'application trop restreint.

Par ailleurs, nous vivons une crise démocratique et la participation aux élections connaît une baisse continue. Nous observons un désintérêt de plus en plus flagrant pour la chose publique, une perte de confiance dans les institutions et les partis politiques, alors que nos concitoyens aspirent à participer davantage à la vie démocratique. Ils se sentent parfois dessaisis de la décision politique et nous aurions intérêt à faciliter le recours au référendum d'initiative partagée pour replacer nos compatriotes au coeur de nos institutions. Cependant, nous ne proposons pas un référendum d'initiative citoyenne, car nous souhaitons que l'initiative reste partagée entre les citoyens et le Parlement, pour favoriser une co-construction et éviter un contournement du Parlement. Il s'agit de relancer l'outil référendaire, tombé en désuétude, en sortant du modèle plébiscitaire et en favorisant une coordination globale et citoyenne, qui permettrait de dépersonnaliser la question posée pour se focaliser sur le débat de fond.

La proposition s'inspire de différents travaux et respecte l'esprit de la Constitution de 1958, dont l'article 3 précise que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Nous nous sommes aussi inspirés des travaux du groupe de travail de l'Assemblée nationale sur l'avenir des institutions de 2015, coprésidé par Claude Bartolone et Michel Winock, qui avait formulé des propositions pour élargir le champ du référendum, abaisser le nombre de soutiens et empêcher l'obstruction du Parlement, dans l'objectif d'instaurer un véritable référendum d'initiative partagée. Nous reprenons aussi en partie les propositions du Président de la République, qui s'est récemment exprimé sur le sujet à l'occasion du soixante-cinquième anniversaire de la promulgation de notre Constitution.

La proposition de loi constitutionnelle prévoit des changements fondés sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, pour surmonter les blocages survenus. Ainsi, le champ d'application serait élargi à la politique fiscale de la nation. En outre, le mot « réforme », serait supprimé pour mettre fin à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a rejeté les dispositions n'apportant pas de changement de l'état du droit à la date d'enregistrement de la saisine.

Par ailleurs, le seuil requis de signatures citoyennes serait abaissé. À cet égard, je prendrai deux exemples de pays ayant recours à des pratiques référendaires comparables : la Suisse a établi ce seuil à 50 000 citoyens et l'Italie l'a fixé à 500 000, sachant que sa population est à peu près équivalente à la nôtre. Nous proposons un seuil d'un million, qui reste comparativement élevé et n'a été atteint qu'une fois. Pour respecter un parallélisme des formes, nous proposons aussi d'abaisser le seuil requis de signatures de parlementaires à un dixième des membres du Parlement, ce qui représenterait 93 députés ou sénateurs.

Ensuite, il s'agit s'assurer que cette initiative soit réellement partagée. Aujourd'hui, il faut d'abord recueillir les signatures des parlementaires pour engager la procédure. La proposition de loi constitutionnelle donne la possibilité d'inverser la procédure, ce qui permettrait aux citoyens de prendre aussi l'initiative. Bien sûr, les signatures de parlementaires et le contrôle par le Conseil constitutionnel seraient toujours nécessaires.

Enfin, j'en viens à une disposition souvent méconnue, la procédure n'ayant jamais atteint cette étape. Aujourd'hui, même si le nombre requis près 5 millions de signatures était atteint, un simple examen du Parlement pourrait suffire à mettre un terme à l'initiative. Pour certains constitutionnalistes, le mot « examen » pourrait même correspondre à un simple renvoi en commission. La proposition de loi constitutionnelle prévoit de modifier ce point, en prévoyant que seul le rejet de la proposition de loi référendaire par un vote des deux assemblées ferait obstacle à la tenue du référendum.

Tous les garde-fous existants seraient conservés. Le référendum d'initiative partagée resterait une co-initiative et le contrôle a priori du Conseil constitutionnel demeurerait. Je tiens d'ailleurs à rappeler que ce dernier n'existe pas pour le référendum d'initiative présidentielle.

En application de l'article 15 bis du règlement du Sénat, M. Yan Chantrel quitte la réunion.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle ont accompli un travail très important, en prenant conseil auprès d'excellents constitutionnalistes. Cependant, je vous proposerai de ne pas l'approuver, même s'il ne s'agit pas d'une fin de non-recevoir définitive. Malgré la tâche accomplie, il reste beaucoup de travail pour répondre à l'ensemble des questions soulevées par ce texte complet, qui prévoit cinq modifications de l'article 11. Par ailleurs, il semble difficile de traiter d'une question aussi complexe pendant les deux heures réservées à l'espace réservé d'un groupe parlementaire.

Les travaux sur la question du référendum ne manquent pas. Il y a quelques mois, le président du Sénat a mis en place un groupe de travail sur les institutions qui a consacré une réunion à ce sujet la semaine dernière. De son côté, le Président de la République a fait des propositions en 2019, qui se sont traduites par la présentation, en conseil des ministres, du projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique. Il vient de reprendre l'initiative en faisant des propositions qui ressemblent à celles de la proposition de loi constitutionnelle. L'examen de ce texte intervient donc alors que la réflexion sur l'article 11 et d'autres aspects de l'évolution de notre Constitution bat son plein.

Cette proposition de loi constitutionnelle apporte cinq modifications à l'article 11. La première vise à élargir le champ d'application du référendum. Cette modification s'appliquerait aussi bien au référendum d'initiative partagée, qu'aux référendums initiés par le Président de la République ou le Parlement. L'histoire du référendum en France est chaotique et a conduit à de tels excès au XIXe siècle qu'il a été effacé de nos institutions pendant de nombreuses années. Il n'est revenu dans l'ordre constitutionnel qu'avec les deux référendums de 1946 - dont le premier a échoué -, portant sur l'adoption de la Constitution. Avec un certain nombre de précautions, la Ve République a introduit le référendum législatif, qui constitue une innovation profonde. Ce dernier est conçu comme un mode exceptionnel d'adoption de la loi et non concurrent à son adoption par voie parlementaire. Il doit s'appliquer à des sujets d'une importance capitale pour la vie du pays et son avenir.

Le référendum législatif est introduit à l'article 11 de la Constitution et s'intègre donc aux pouvoirs du Président de la République pour l'exercice desquels, selon l'article 19 de la Constitution, ce dernier n'a pas besoin de contreseing. À ce titre, il est curieux d'avoir inscrit le référendum d'initiative partagée à l'article 11. Ainsi, chaque fois que nous élargissons le champ du référendum, nous élargissons aussi le champ des pouvoirs du Président de la République. Depuis quelques années, l'exercice vertical du pouvoir est critiqué. Or le référendum constitue un mode vertical d'exercice du pouvoir.

Par ailleurs, le référendum a des limites. Il consiste à poser une question à laquelle on répond par oui ou par non. Or, au Parlement, nous ne répondons jamais ainsi à des projets de loi du Gouvernement ; nous les discutons, les amendons et, grâce à la discussion et à l'intégration d'autres points de vue, ces textes peuvent trouver une assise plus large. Le référendum, c'est la démocratie en noir et blanc. Le Parlement, c'est la démocratie en couleur.

Le champ du référendum a déjà été élargi deux fois et ne constitue pas un tabou ; je suis prêt à y réfléchir et à en discuter. Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle voudraient qu'une loi fiscale puisse être soumise à référendum ; ils ont en tête la proposition de loi déposée en application de l'article 11 visant à instaurer une lourde taxation sur les grandes entreprises permettant de dégager les mêmes marges de manoeuvre financières que celles attendues de la réforme des retraites. Ils considèrent que le Conseil constitutionnel a fermé la porte à la possibilité de soumettre un texte fiscal au titre des réformes de politique économique, mais leur interprétation de la position du Conseil semble exagérée. Si une véritable réforme fiscale avait été proposée par la proposition de loi, celle-ci aurait pu être soumise aux Français, mais une simple hausse des impôts ne constitue pas une réforme fiscale.

Les auteurs demandent donc que les textes fiscaux puissent être soumis au référendum, mais ils voudraient aussi qu'un texte puisse l'être même s'il ne s'agit pas d'une réforme. Or le référendum doit concerner des sujets vitaux pour l'avenir de la nation et je ne suis pas en faveur de sa banalisation.

À ce titre, convoquer tous les Français pour un référendum portant sur la privatisation d'Aéroports de Paris aurait été une erreur. La participation aurait été si faible que nous n'aurions pas réconcilié les Français avec la démocratie, mais nous aurions au contraire apporté la preuve que cet instrument n'aboutit pas au résultat espéré.

Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle indiquent que la procédure inventée en 2008 n'a pas débouché sur l'organisation de référendums, mais cette procédure n'est entrée en vigueur qu'en 2015 ! Il ne semble pas scandaleux qu'aucun référendum n'ait eu lieu depuis lors ; une période de huit ans reste courte, au regard de l'histoire de la VRépublique. Nous pourrions attendre encore un peu avant de modifier le système.

J'en viens au nombre de signatures de parlementaires requis, qui n'a pas été à l'origine de blocage lors des tentatives menées jusqu'à aujourd'hui ; pourquoi alors vouloir le diminuer ? Je n'en vois pas la nécessité.

Quant au nombre de citoyens, il passerait de 4 875 234 à 1 million, seuil qui a déjà été atteint pour le texte portant sur la privatisation d'Aéroports de Paris. Je suis en faveur d'un abaissement, car il n'est pas simple de réunir près de 5 millions de signatures, mais je n'irai pas jusqu'à 1 million. Il s'agit d'un sujet de débat, qui mérite un travail collectif.

Ensuite, le texte prévoit la création d'un nouveau type de référendum d'initiative partagée, qui serait à l'initiative des citoyens, comme pour le droit de pétition. Quand les parlementaires mettent en oeuvre la procédure dans le cadre de l'article 11, le Conseil constitutionnel vérifie en amont la conformité du texte déposé. Si plus de 1 million d'électeurs ont apporté leur soutien à un texte d'initiative citoyenne, il sera délicat pour le Conseil d'effectuer ce contrôle a posteriori. En l'absence d'un contrôle exercé par le Conseil constitutionnel et les parlementaires, je crains que ces initiatives citoyennes ne donnent lieu à des textes que nous serions obligés d'examiner alors qu'ils violeraient les droits fondamentaux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'idée paraît généreuse, mais sa réalisation n'est pas si simple.

Le texte permettrait d'imposer le recours au référendum d'initiative partagée si, à l'issue d'un certain délai, le Parlement n'a pas rejeté la proposition de loi. Actuellement, en vertu de la Constitution, le référendum est imposé si le Parlement n'a pas examiné la proposition de loi. Afin de lever le doute sur l'interprétation à donner à une inscription à l'ordre du jour, le Règlement du Sénat a précisé la notion d' « examen ». Ainsi, il prévoit une « motion tendant à ne pas examiner une proposition de loi déposée en application de l'article 11 », qui permet au Sénat de refuser l'examen d'une proposition de loi référendaire alors même que celle-ci a été inscrite à l'ordre du jour.. Le règlement de l'Assemblée nationale ne prévoit pas de disposition similaire.. C'est pourquoi je comprends que les auteurs de la proposition de loi aient voulu modifier la rédaction de l'article 11. Toutefois, ils n'envisagent l'absence de référendum que dans le cas où le Parlement a expressément rejeté le texte ; mais en cas d'adoption du texte, même s'il a été amendé, le référendum aurait lieu

Je ne vois pas comment les citoyens pourraient être consultés sur un texte rejeté par le Parlement, car cela reviendrait à le désavouer. Parallèlement, je ne vois pas non plus comment pourrait leur être soumis un texte approuvé par le Parlement. Cela s'apparenterait à la procédure prévue par l'article 89 de la Constitution pour réviser la Constitution.

Ce texte ouvre un débat très intéressant, mais je ne peux l'approuver à ce stade sans imaginer de profonds changements de plusieurs articles de la Constitution, y compris au sujet de la procédure législative. J'estime que, sur un tel sujet, un seul débat de deux heures dans notre hémicycle n'est pas suffisant.

M. Éric Kerrouche. - Je ne suis pas juriste, mais politiste : les propos de Philippe Bas confirment que le droit peut servir à faire de la politique.

Il me semble étonnant que vous considériez qu'il est normal que l'on n'ait pas recouru au référendum d'initiative partagée. Vous n'êtes pas surpris par le fait que la pratique référendaire soit rare en France, où aucun référendum n'a été organisé depuis vingt ans. Je ne comprends pas que l'on puisse se satisfaire qu'un outil démocratique volontairement créé dans le cadre d'une révision constitutionnelle dysfonctionne et ne soit pas opérationnel.

Derrière la question du référendum d'initiative partagée se pose la question d'une certaine désespérance de la pratique démocratique en France, ou, plus exactement, celle de l'impossibilité pour une partie des Français d'exprimer leur avis. Vous vous étonnez que nous, élus de gauche, ayons voulu mettre au coeur du débat la question de la politique fiscale et des privatisations, qui nous semble prioritaire. En revanche, lorsqu'il est question d'étendre le référendum à la question de l'immigration, cela ne vous pose aucun problème. À chacun ses priorités !

Le problème du référendum en France tient au fait qu'il a été utilisé de manière personnalisée. Aussi bien sous l'Empire que par la suite, la dérive plébiscitaire du référendum était avérée, puisqu'il y avait une confusion entre l'auteur de la question et la question elle-même. Je vous rappelle cependant que, dans les travaux préparatoires de la Ve République, l'article 11 était beaucoup plus étendu qu'il ne l'est actuellement et son périmètre englobait, me semble-t-il, l'ensemble du périmètre de l'article 34. Il n'a été réduit qu'après accord du général de Gaulle avec les forces politiques de l'époque. La volonté initiale était donc de faire en sorte que l'outil référendaire ait une certaine importance.

Le référendum revêt une importance singulière pour l'ensemble de nos citoyens. Si ces derniers choisissent d'ordinaire leurs représentants,  le référendum leur offre toutefois la possibilité particulière d'être à la fois gouvernés et gouvernants. D'où l'importance de cette proposition de loi.

En effet, nous ne pouvons nous satisfaire qu'aucune des cinq tentatives de référendum d'initiative partagée n'ait aboutie. Nous ne pouvons pas non plus nous satisfaire de ce que, après avoir passé la première étape, la procédure s'arrête alors même qu'un million d'électeurs, sur les 47 millions qui constituaient alors le corps électoral, se sont mobilisées.

Je rappelle que cette proposition de loi est assez consensuelle, puisqu'elle reprend les initiatives portées par Emmanuel Macron en 2019, mais aussi opportunément lors des rencontres de Saint-Denis. Elle permet de lever les verrous que sont les seuils actuels. Si nous souhaitons offrir aux citoyens des outils de participation, encore faut-il que ceux-ci ne soient pas remis en cause par des seuils difficiles à atteindre. Or le seuil actuellement fixé à 4,8 millions de personnes est proprement infranchissable, et tout le monde le sait. Le seuil d'un million, qui vous semble trop bas, est pourtant encore supérieur à celui qui a été retenu par un certain nombre de pays, parmi lesquels le Portugal, les Pays-Bas, la Suisse et l'Italie, dont la taille et la population sont comparables à celles de la France.

Remplacer le mot « réforme » par le mot « politique » et introduire les questions fiscales vous posent problème. Or, il s'agit là de reprendre les articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, eux-mêmes intégrés au bloc de constitutionnalité. Il est évident que la lecture faite par le Conseil constitutionnel du mot « réforme » a été trop restrictive et qu'elle empêche d'avancer sur des questions pourtant importantes pour les Français. Je rappelle que la proposition de loi constitutionnelle qui a été déposée par le groupe Les Républicains sur la souveraineté de la France, la nationalité, l'immigration et l'asile ne s'encombre pas des mêmes difficultés ni des mêmes subtilités, puisque le champ du référendum est plus vaste encore.

Je rappelle aussi que la possibilité donnée aux citoyens de présenter une proposition de loi avait déjà été proposée en 2008 par des députés socialistes ainsi que par des sénateurs de droite comme Hugues Portelli, Patrice Gélard et Jean-René Lecerf. Leur amendement avait été retiré au dernier moment.

Enfin, cette proposition de loi entend lever un dernier blocage technique.

Si un groupe politique choisit d'inscrire dans son espace réservé un texte proposé aux citoyens, le référendum peut être évité alors même que le texte en question a été soutenu. Après une tentative de modification du Règlement du Sénat en 2019 par Jean-Pierre Sueur, nous avions voté un dispositif à l'alinéa 1 bis de l'article 44 qui crée une motion précisément pour éviter ce cas de figure. Cette motion étant imparfaite, ce texte vient corriger ce dernier blocage.

Pour toutes ces raisons, nous soutiendrons ce texte, car c'est un bon texte. Vous avez dit, Philippe Bas, que le référendum était une version en noir et blanc de la vie politique, tandis que la discussion politique en était la version en couleur. Cet argument est classiquement utilisé pour remettre en cause le référendum. Pour ma part, j'estime que le référendum donne de la vie politique une version en 3D.

Mme Cécile Cukierman. - Ce texte s'inscrit dans une actualité sénatoriale, marquée, d'une part, par la volonté du président du Sénat de relancer le groupe de travail sur les institutions et de réfléchir aux manières de mieux associer les citoyens aux décisions locales et nationales, et, d'autre part, par la rencontre avec le Président de la République à Saint-Denis en fin de semaine. Le sujet me paraît bien entendu important, mais il me semble délicat de le trancher rapidement et de manière binaire.

La vraie difficulté que nous avons aujourd'hui avec l'article 11 tient au fait qu'une mesure prévue dans la Constitution est inapplicable de fait. Rien n'est pire que d'afficher des possibles qui ne se réalisent jamais.

Nous traversons une crise politique de défiance, qui fait suite au mouvement des « gilets jaunes », mais aussi au développement d'une société dominée par les réseaux sociaux où s'exprime une forme de complotisme, parfois massivement suivi.

À la différence d'autres pays, nous n'avons pas de véritable culture référendaire dans la vie politique française. En revanche, je suis très attachée, avec mon groupe, à une culture politique qui ne peut pas reposer sur un « ni oui ni non ». La responsabilité politique doit nous amener autant que possible à avancer ensemble, parfois dans nos contradictions et nos désaccords, plutôt que d'acter par facilité des clivages par un référendum.

Cette proposition de loi oscille entre le « trop » et le « pas assez ». Le seuil de 1 million de citoyens et des 93 parlementaires est une mauvaise bonne réponse. Il convient de prendre le temps de réfléchir pour fixer un seuil qui soit à la fois opérant et exigeant.

Oui, il importe de repenser le référendum d'initiative partagée, de revoir la place du Conseil constitutionnel pour renforcer celle du Parlement et ainsi assurer un contrôle constitutionnel. Il est nécessaire de penser des facilitations, mais, en l'état actuel du texte, celles-ci vont trop loin et seront demain la source d'autres problèmes pour notre démocratie.

C'est la raison pour laquelle nous ne voterons pas cette proposition de loi constitutionnelle dans sa rédaction actuelle.

M. Guy Benarroche. - La société a changé, les modes d'expression ont changé, la participation des citoyens à la vie politique a changé. L'un des principaux problèmes de ce que nous appelons la « non-application citoyenne » est que la Constitution, qui est restée globalement la même depuis 1958, est aujourd'hui en décalage avec l'évolution réelle de tous les modes d'expression citoyenne. Le rapporteur indique que le référendum est démocratie en noir et blanc ; il vise ce faisant par ricochet tous les modes d'expression citoyenne, car les réseaux permettent à tous de s'exprimer sur tous les sujets, sur le mode binaire qui est celui de l'informatique.

Je remercie les élus socialistes d'avoir déposé cette proposition de loi constitutionnelle, puisqu'elle soulève deux questions : d'une part, celle de l'utilité de garder dans notre Constitution un outil inapplicable, inopérant et, d'autre part, celle des outils permettant une application réelle de l'expression citoyenne qui s'exprime au quotidien sur les réseaux, mais aussi par les initiatives locales.

Je suis donc d'accord avec la proposition de modifier le référendum d'initiative partagée, ainsi qu'avec les remarques concernant le périmètre et le contrôle du Conseil constitutionnel, mais ces mesures ne sont pas suffisantes. D'autres mécanismes de démocratie participative locale doivent être expérimentés. Par exemple, Éric Piolle a expérimenté sans fondement légal le référendum d'initiative citoyenne local à Grenoble, avec des taux de participation assez élevés. Un certain nombre de mesures peuvent donc être prises, avant de réformer plus en profondeur notre Constitution, pour renforcer l'implication citoyenne et protéger nos décisions contre de constantes attaques en illégitimité.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Monsieur Kerrouche, vous vous demandez comment je peux me satisfaire de la création d'un outil démocratique qui dysfonctionne. Je ne reprends pas à mon compte, huit ans seulement après sa création, le constat d'un dysfonctionnement de cet outil. Je trouve au contraire qu'avoir écarté de la procédure du référendum d'initiative partagée des questions qui n'étaient pas cruciales pour l'avenir du pays prouve le bon fonctionnement de celle-ci. Je refuse de faire mienne l'idée qu'unmillion de citoyens, sur les 48millions d'électeurs que compte le pays, puissent déterminer l'agenda politique.

Je remercie Cécile Cukierman d'avoir montré toute l'ampleur des questions que ce texte soulève et qui justifient un examen approfondi de celui-ci. Je la remercie également de le relier aux autres questions d'actualisation de notre Constitution pour l'adapter aux temps modernes.

Monsieur Benarroche, lorsque je parlais de « démocratie en noir et blanc », je voulais dire que rares sont les questions politiques qui peuvent se résoudre par oui ou non. J'estime également que les usages en vigueur sur les réseaux sociaux ne doivent pas nous servir de cadre de référence pour modifier la Constitution.

Vous avez parlé d'initiatives locales nombreuses. En réalité, elles sont rares et, dans certains cas, désavouées par des décisions gouvernementales. Je pense notamment au référendum sur Notre-Dame-des-Landes. J'imagine que, dans ce cas précis, vous vous êtes réjouis que la volonté du peuple n'ait pas été suivie.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi constitutionnelle n'est pas adopté.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi constitutionnelle déposée sur le Bureau du Sénat.

Proposition de loi portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous passons à l'examen de la proposition de loi portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982.

M. Francis Szpiner, rapporteur. - Il convient tout d'abord de rappeler la situation historique justifiant le texte que Hussein Bourgi et plusieurs de ses collègues ont déposé. Depuis 1791, la France a dépénalisé l'homosexualité. Les pratiques homosexuelles, depuis la Révolution française, n'étaient plus considérées comme un délit. Le régime de Vichy a cependant réinstauré une pénalisation des relations homosexuelles. Cette dernière était discriminatoire, car si étaient tolérées les relations hétérosexuelles incluant une personne mineure sur le plan civil, mais majeure sur le plan sexuel, celles-ci étaient pénalisées lorsqu'elles étaient de nature homosexuelle. Ce régime juridique de répression, mettant en place une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, n'a pas été abrogé à la Libération. De 1942 à 1982, ce texte est donc resté en vigueur et a conduit à la condamnation d'un certain nombre de personnes.

Entre-temps, et ce fait a son importance, un certain nombre de lois d'amnistie ont été votées : des lois d'amnistie ordinaire, c'est-à-dire les lois d'amnistie au quantum, et la loi spécifique du 4 août 1981 qui amnistiait les personnes condamnées pour homosexualité. Celles-ci, dès lors, n'avaient plus de casier judiciaire et n'étaient plus considérées comme condamnées aux yeux de la justice. L'amnistie n'est pas la grâce, l'amnistie n'est pas la réhabilitation. L'amnistie est l'oubli de la condamnation.

Tel est le contexte dans lequel s'inscrit cette proposition de loi, qui a trois objectifs.

Il vous est proposé d'instaurer un délit de négationnisme et de contestation de la déportation subie par les personnes homosexuelles pendant la Seconde Guerre mondiale. J'estime que ce point est, sur le plan juridique, inutile, voire dangereux.

Tout d'abord, depuis le tribunal de Nuremberg de 1945, la déportation est considérée comme un crime contre l'humanité, qu'elle concerne les juifs, les tziganes, les communistes ou les homosexuels. Le débat n'a donc pas lieu d'être : une personne déportée à raison de son homosexualité s'inscrit dans le cadre de la protection des victimes de crime contre l'humanité. Je m'en réjouis, car j'estime qu'il faut continuer à défendre l'indivisibilité des droits de l'homme plutôt que d'opérer de constantes sections.

Par ailleurs, la loi sur la presse, notamment l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, me parait déjà sanctionner la contestation de la déportation des homosexuels. D'ailleurs, un certain nombre de procédures ont été enclenchées sur cette base et sont en cours d'instruction contre un ancien candidat à la présidence de la République. Adopter cette loi permettrait à l'avocat représentant cette personne d'arguer qu'il est impossible de condamner son client pour de tels propos, puisqu'ils font l'objet d'une nouvelle loi spécifique. J'estime donc que cette dernière, sur le plan juridique, est aussi inutile qu'inopérante.

Le deuxième objectif concerne la question de la réparation financière. Je reconnais que le coût pour l'État serait dérisoire, même s'il est difficile d'évaluer le nombre de personnes concernées. La direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice n'a pas de statistiques spécifiques, ce qui est heureux sur le plan du respect de la vie privée, mais regrettable du point de vue historique. Le nombre de personnes susceptibles d'être concernées par cette mesure n'est pas connu, et ce en raison de la difficulté à rassembler des preuves plus de quarante ans après la condamnation. La proposition de loi évoque une réparation calculée sur la base des journées de détention, ce qui me paraît très complexe. Je précise que les trois pays qui ont accordé une telle réparation financière n'avaient pas fait voter de lois d'amnistie, et cette réparation financière allait donc de pair avec une réhabilitation.

Venons-en donc à l'article 1er, qui porte sur la reconnaissance effective de la discrimination subie par les homosexuels.

Cette affirmation est incontestable, et je pense qu'il existe parmi nous un consensus sur la nature discriminatoire de la répression dont ils ont été victimes, ainsi que sur les souffrances, les drames qui en ont découlé. Malgré tout, ces souffrances ont souvent été causées non pas par la loi, mais par certains éléments extérieurs. Ainsi, dans certaines villes de province, la presse locale pouvait provoquer de véritables drames en rendant publique la condamnation d'une personne, et donc son homosexualité. L'opprobre, la mort sociale, ont pu pousser des personnes au suicide ou à la fuite. Ces maux ne découlaient pas de la loi en elle-même, mais des préjugés de la société, et cette dernière ne peut alors accorder de réparation.

Enfin, si nous sommes d'accord pour reconnaître cette discrimination, je conteste la période retenue. La proposition de loi englobe la période 1942 à 1982. Or, la République ne doit pas endosser les crimes du régime de Vichy. Le gaulliste que je suis propose donc de retenir la période allant de 1945 à 1982.

Pour toutes ces raisons, je vous invite à rejeter cette proposition de loi à ce stade, ce qui permet de la laisser intacte pour son examen en séance publique. La commission, avec l'accord de son président, pourrait déposer pour la séance un texte consensuel indiquant que la République reconnaît l'existence de cette discrimination de 1945 à 1982, ainsi que les souffrances qui en ont découlé.

M. Hussein Bourgi, auteur de la proposition de loi. - Je souhaite tout d'abord saluer le travail réalisé par le rapporteur dans des délais fortement contraints par le renouvellement de la Haute Assemblée et le calendrier des travaux parlementaires.

Je souhaite cependant apporter des informations complémentaires aux trois points évoqués.

Je n'ai pas la même approche concernant le délit de négationnisme, car je me réfère à une jurisprudence récente. La première personne à avoir été poursuivie pour contestation et révisionnisme est notre ancien collègue Christian Vanneste, député du Nord. Il fut le premier à tenir des propos de cette nature, et a été relaxé par la justice. Actuellement, Éric Zemmour est poursuivi pour avoir tenu des propos similaires. Le parquet n'avait pas l'intention de le poursuivre ; seule l'intervention des associations concernées a motivé le juge d'instruction à renvoyer M. Zemmour devant le tribunal correctionnel. C'est la raison pour laquelle je pense que, en tant que législateurs, nous ne devons pas être liés par l'issue d'un procès spécifique, nous ne devons pas établir la loi par convenance. Je ne m'appuie que sur une décision définitive, à savoir la relaxe de M. Vanneste. Je suis d'un naturel pessimiste et j'estime donc qu'il est possible que M. Zemmour, dont les propos sont similaires, puisse bénéficier de la même jurisprudence.

Le rapporteur a soulevé le point de la réparation financière. Celle-ci aurait en effet un coût dérisoire pour la République française. En Espagne, où cette mesure a été instaurée, environ 150 personnes se sont manifestées pour en bénéficier. Le nombre est faible, mais s'explique par le fait que nombre des victimes sont mortes, que d'autres sont très âgées ou n'ont plus les preuves nécessaires. Au total, cette loi a coûté 650 000 euros à l'Espagne. En Allemagne, entre 325 et 350 personnes ont déposé des dossiers et obtenu réparation. Il me semble donc que les mesures que nous avons prises pour les harkis pourraient nous inspirer.

En effet, l'objectif n'est pas de verser une réparation à l'euro près, mais d'être dans une logique de réparation. Dès lors qu'un tort, qu'un préjudice, qu'une perte de chance est reconnu, il me semble normal de nous aligner sur les mesures prises par d'autres pays européens.

Je rejoins le rapporteur pour souligner qu'au-delà des amendes et des privations de liberté l'opprobre social a joué un grand rôle dans les souffrances des personnes homosexuelles. Je pense en particulier à un brillant avocat du Nord qui avait réussi le concours du barreau. Du fait de sa condamnation, il a fini sa vie comme surveillant dans l'internat d'un lycée. Des révocations de la fonction publique ont aussi été prononcées, de même que des licenciements. Certaines personnes ont été condamnées à une forme d'exil intérieur en raison des dénonciations de journalistes peu scrupuleux qui entachaient l'honorabilité de leur famille.

Ce préjudice est celui qu'il nous est possible de réparer, comme d'autres pays l'ont fait avant nous. Mon raisonnement est le suivant : il y a un préjudice, il y a un tort, il convient de le réparer.

M. Francis Szpiner, rapporteur. - Il ne s'agit pas pour moi de faire plaisir à un confrère au sujet de l'éventuelle condamnation d'Éric Zemmour. Je peux rappeler la décision de 2012 du Conseil constitutionnel, qui avait consisté à censurer une loi instaurant un délit analogue à celui qui découlerait de la proposition de loi. Par ailleurs et par principe, je pense que de tels propos s'inscrivent dans le cadre du procès de Nuremberg, et sortir de ce cadre pour des raisons spécifiques serait contraire à l'idée que je me fais de l'indivisibilité des droits humains.

Vous dites qu'un préjudice doit donner lieu à une réparation. Nous sommes dans le droit commun, et je puis donc vous opposer la notion de prescription, qui s'applique ici. De plus, la situation ne me paraît pas comparable à celle des harkis. En effet, il y avait alors un lien de causalité entre une action politique très claire et la réparation. Dans le cas qui nous occupe, des magistrats ont appliqué la loi de la République, qui était discriminatoire et scandaleuse. Dans les pays ayant accordé une réparation, cette dernière n'a pas été généralisée à l'ensemble des personnes victimes, mais a été réservée à certaines catégories. Je rappelle enfin, puisque vous évoquiez la fonction publique, que la loi d'amnistie a permis aux personnes concernées de récupérer leurs droits. Une réparation a donc déjà eu lieu.

Le principe de la réparation se heurte donc, à mes yeux, à la prescription. Malgré son montant dérisoire, il créerait un danger de possible contournement de la prescription. Je suis donc contre la réparation pécuniaire, mais pour la réparation symbolique, c'est-à-dire l'affirmation de la faute de la République et la reconnaissance de sa responsabilité, en modifiant l'article unique.

M. François-Noël Buffet, président. - Vous l'aurez compris, le rapporteur devrait nous soumettre un amendement visant à adopter un article unique, en concertation avec l'auteur du texte.

EXAMEN DE LA PROPOSITION DE LOI

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

L'article 1er n'est pas adopté.

Article 2

L'article 2 n'est pas adopté.

Article 3

L'article 3 n'est pas adopté.

Article 4

L'article 4 n'est pas adopté.

Article 5

L'article 5 n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

Projet de loi de finances pour 2024 - Mission « Sécurités » - Programme « Sécurité civile » - Examen du rapport pour avis

Mme Françoise Dumont, rapporteure pour avis sur les crédits du programme « Sécurité civile ». - Il me revient de vous présenter les crédits du programme 161 relatif à la sécurité civile, qui est une composante de la mission « Sécurités », qui sera rapportée la semaine prochaine.

Le programme « Sécurité civile » finance les moyens nationaux alloués à la sécurité civile. Ces moyens nationaux recouvrent principalement, bien que non exclusivement, les dépenses liées à la flotte aérienne de la sécurité civile.

Les moyens humains, comme le traitement des 43 000 sapeurs-pompiers professionnels, et les moyens matériels terrestres relèvent, quant à eux, des services d'incendie et de secours (SIS), dont le budget de 5,5 milliards d'euros représente plus de 80 % des sommes dédiées à la sécurité civile. Or, les SIS sont financés majoritairement par nos départements, qui n'ont reçu pour cela que 1,3 milliard d'euros issus de la taxe spéciale sur les conventions d'assurances (TSCA) en 2022.

À ce propos, je vous informe que la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) du ministère de l'intérieur et des outre-mer m'a confirmé qu'une réforme imminente du financement des SIS était en préparation. Cette réforme, dont la nécessité fait consensus, devrait aboutir à une nouvelle clef de répartition de la TSCA en s'appuyant notamment sur le rapport de l'inspection générale de l'administration. Nous pouvons nous réjouir que l'État se saisisse enfin, après des années d'alertes émanant des parlementaires, de ce sujet majeur pour nos collectivités territoriales et pour les forces de sécurité civile. Je ne doute pas que notre commission sera vigilante lors de la transposition législative de ces travaux, dont l'issue est très attendue localement.

J'en viens désormais à la présentation des crédits du programme pour l'année 2024.

Ceux-ci s'inscrivent à la suite d'une année 2023 exceptionnelle sur le plan budgétaire, puisque les crédits du programme 161 avaient alors atteint un niveau inégalé, le seuil du milliard d'euros d'autorisations d'engagement (AE) ayant été dépassé pour la première fois. La hausse très substantielle des crédits en 2023 a résulté, vous vous en souvenez, de la prise de conscience, de la part du Gouvernement, de la nécessité de renforcer les moyens de la sécurité civile après la difficile saison des feux en 2022, lors de laquelle 72 000 hectares avaient brûlé. Le Président de la République avait alors prononcé un discours consacré à la lutte contre les feux de forêt, dont les annonces se sont concrétisées dans le budget pour 2023. Plus précisément, trois postes de dépenses principaux expliquent l'augmentation des crédits : le renouvellement de la flotte d'hélicoptères, à hauteur de 471 millions d'euros, une première enveloppe dédiée à l'extension de la flotte de canadairs, à hauteur de 240 millions d'euros et, enfin, la relance des « pactes capacitaires », à hauteur de 150 millions d'euros.

Saluant cet effort budgétaire que nous avions qualifié de salutaire, notre commission avait donné un avis favorable à l'adoption des crédits du programme.

Cette année, le budget alloué au programme 161 s'inscrit dans la continuité de ces annonces. Si les AE, qui s'élèvent à 901 millions d'euros, apparaissent sans surprise en baisse, les crédits de paiement (CP) atteignent 880 millions d'euros, soit une hausse de 23 % sur un an. En comparaison avec la moyenne de la précédente décennie, les AE se révèlent en hausse de 71 % et les CP de 76 %.

Pour 2024, le maintien des AE à un niveau élevé et l'accroissement notable des CP confirment ainsi une tendance haussière des crédits du programme, qui correspond aux besoins exprimés sur le terrain, en particulier au regard de la transformation des risques qui résulte du changement climatique.

Je souhaite rappeler à ce titre que, de l'aveu même de la DGSCGC, les forces de sécurité civile ont atteint en 2022 leur « limite capacitaire ». En 2023, le retour à un total de surfaces brûlées proche de la normale, avec 15 000 hectares brûlés, ne doit par ailleurs pas nous leurrer : je qualifie ce retour à la normale d'illusoire, car l'année 2023 confirme une inquiétante tendance à l'extension de la période des feux. Alors que, traditionnellement, la période la plus à risque se situe entre le 1er juillet et le 15 août, l'année 2023 se démarque par la survenue d'incendies importants dès le mois d'avril à Banyuls-sur-Mer, ou encore en septembre à Fontainebleau.

Ce changement structurel exige des réponses afin de préserver la résilience et l'efficacité de notre modèle de sécurité civile.

Sur le papier, je l'ai dit précédemment, la prise de conscience semble avoir eu lieu. Nous ne pouvons que nous en satisfaire.

Ainsi, le chantier de la remise à niveau de la flotte de la sécurité civile, initié, il est vrai, dès 2018, a connu une accélération et une structuration bienvenues depuis l'année dernière. Ce chantier est d'autant plus nécessaire que la DGSCGC est contrainte de recourir de plus en plus massivement à la location d'aéronefs : un contrat pluriannuel de location pouvant atteindre 120 millions d'euros sur la période 2024-2027 vient d'être signé. La maintenance de nos appareils vieillissants est également un poste de dépenses majeur du programme : 103 millions d'euros de CP pour la seule année 2024.

Alors que les commandes, pour nécessaires qu'elles soient, apparaissaient parcellaires et ponctuelles, répondant davantage à des incidents qu'à une stratégie contrôlée de renouvellement, les récents achats ainsi que les annonces de l'année 2022 nous permettraient finalement d'être dotés d'une flotte presque intégralement renouvelée à l'aune de la décennie 2030.

En effet, la DGSCGC a remplacé les sept Tracker, vieux de soixante-quatre ans, par six Dash 8, dont le dernier a été réceptionné en 2023. En outre, quatre hélicoptères H 145 ont été livrés entre 2021 et 2023.

Pour les années à venir, la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) et la loi de loi de finances pour 2023 ont permis à la DGSCGC de commander trente-six nouveaux hélicoptères H 145, afin que nous atteignions enfin l'objectif cible de quarante hélicoptères. Cette commande permettra de remplacer les trente-trois hélicoptères EC 145 que nous exploitons depuis dix-neuf ans. Ce plan de renouvellement fait l'objet d'un financement clair, inscrit dans le budget, et d'une capacité de suivi de la part des industriels. En conséquence, les livraisons débuteront dès l'année 2024 et s'échelonneront jusqu'en 2029.

Il n'en va pas de même des Canadairs et des hélicoptères lourds. Pourtant, les propos du Président de la République étaient clairs. Lors de son discours du 28 octobre 2022, il a annoncé que la France allait « acquérir deux [hélicoptères lourds] pour qu'ils intègrent durablement la flotte nationale » et « investir pour que d'ici la fin du quinquennat, les douze Canadairs soient remplacés et que leur nombre soit porté jusqu'à seize. »

Le coût de deux hélicoptères lourds est estimé à 92 millions d'euros, soit 46 millions d'euros l'unité. Pour rappel, la France n'en dispose d'aucun à l'heure actuelle et est contrainte de recourir à une coûteuse location. À ce stade, cet engagement présidentiel reste lettre morte. Ni le budget pour 2023 ni celui pour 2024 n'y consacrent la moindre AE, tandis que la DGSCGC reste évasive lorsqu'elle est interrogée sur le sujet. Face à cette inertie qui nuit autant aux acteurs de la sécurité civile qu'à la crédibilité de la parole publique, je vous proposerai l'adoption d'un amendement inscrivant 92 millions d'euros d'AE afin d'appeler le Gouvernement au respect de son engagement.

Concernant les Canadairs, outre les deux appareils financés directement par l'Union européenne (UE), le coût des quatorze autres appareils est évalué à 938 millions d'euros, soit 67 millions d'euros par unité. Nous convenons qu'il s'agit d'une somme substantielle et que cet investissement sera nécessairement étalé sur plusieurs années. Pour autant, deux difficultés majeures émergent : d'une part, le respect du calendrier et, d'autre part, le dimensionnement du plan de renouvellement et d'extension de la flotte.

En premier lieu, il est acté que le calendrier présidentiel est irréaliste. À l'heure actuelle, des négociations, initiées par l'Union européenne depuis deux ans, ont lieu avec le constructeur pour contractualiser la commande des quatre appareils qui permettront d'étendre la flotte à seize appareils. Or, la chaîne de production n'existe plus et le constructeur, seul détenteur des brevets, est en situation monopolistique. Par conséquent, selon le scénario jugé optimiste par la DGCSGC, nous pourrions réceptionner le premier appareil en 2027, le deuxième en 2028 et deux autres au cours de la décennie 2030, bien loin, donc, de l'acquisition de 16 Canadairs d'ici à la fin du quinquennat, comme promis par le Président de la République.

Ma seconde inquiétude porte sur le dimensionnement de ce plan. Il résulte de mes échanges avec la DGSCGC que le renouvellement de la flotte actuelle de 12 appareils n'est plus évoqué dans le calendrier des livraisons, même au sein du calendrier présenté comme « optimiste ». En outre, si le Gouvernement a bien inscrit 240 millions d'euros d'AE pour ce plan l'année dernière, cette somme ne correspond à rien de concret : ni au coût des deux Canadairs devant être commandés d'ici peu, ni à celui estimé pour la commande totale de quatorze appareils financés par la France. Tout porte donc à croire que seul le volet « extension » du plan d'acquisition des Canadairs est d'actualité, le renouvellement de la flotte actuelle étant renvoyé, sans mauvais jeu de mots, aux calendes grecques.

Je formule le voeu que ces difficultés, liées principalement à la mise en place d'une chaîne de production, sensibilisent le Gouvernement sur la nécessité de bâtir une politique plus ambitieuse en matière de souveraineté industrielle.

Je terminerai mon propos en évoquant les pactes capacitaires. Ces pactes sont destinés à renforcer les moyens opérationnels des SIS par l'acquisition de matériels cofinancés par l'État, et en particulier plus d'un millier de camions-citernes feux de forêt.

Pour ce faire, en 2022, le Gouvernement a inscrit, par amendement, 150 millions d'euros d'AE pour l'ensemble du plan de soutien et 37,5 millions d'euros de CP pour l'année 2023. Le Gouvernement a de nouveau procédé par amendement, le 30 octobre 2023, pour inscrire 215 millions d'euros d'AE et 145 millions d'euros de CP supplémentaires. Ces crédits sont notamment censés financer « le renforcement des moyens capacitaires des services d'incendie et de secours », sans que ne soit détaillé le montant dédié spécifiquement à cette mesure. D'après les déclarations orales du ministre, la somme allouée aux pactes capacitaires pour 2024 serait de 39 millions d'euros.

Une telle méthode de construction du budget, pour une mesure annoncée depuis un an, est à mes yeux insatisfaisante au regard de l'impératif de sincérité budgétaire et du respect du débat parlementaire. L'apparente systématisation du dépôt d'amendements tardifs et imprécis débloquant des sommes significatives sans évaluation dans le projet annuel de performances est une tendance pour le moins inquiétante. En outre, il résulte de ce procédé une incertitude quant au calendrier de consommation des 150 millions d'euros d'AE que nous avons votés en 2022. C'est pourquoi, afin de soutenir les centres d'incendie et de secours, je vous proposerai d'adopter un amendement incitant le Gouvernement à préciser l'échéancier prévisionnel d'utilisation des 73,5 millions d'euros d'AE non encore consommés au titre des pactes capacitaires.

Malgré ces vives réserves sur la méthode employée et sur le plan de renouvellement des Canadairs, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 161.

M. Hussein Bourgi. - Je souhaite remercier la rapporteure pour sa présentation, qu'elle fait chaque année avec la même minutie et la même perspicacité. Mon groupe et moi-même soutiendrons les amendements qu'elle propose, puisque nous constatons année après année la fuite en avant du Gouvernement, qui ne fait que répondre à l'urgence sans s'inscrire dans une stratégie de longue durée.

Le problème auquel nous sommes confrontés est réel, car les incendies ont été très nombreux et violents l'année dernière. Fort heureusement, la situation a été un peu moins dramatique cette année. Nous avons le sentiment que le Gouvernement pense qu'il peut enjamber les saisons de feux de forêt les unes après les autres, alors même que les départements attendent un nouveau plan de financement des SIS. Une disparité existe entre les plus grands départements qui arrivent à dégager des marges de manoeuvre budgétaires et les plus petits départements dont le budget est nettement plus contraint et qui n'ont donc pas la capacité de pouvoir investir eux-mêmes dans du matériel.

Par ailleurs, la loi du 25 novembre 2021 visant à consolider notre modèle de sécurité civile et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers et les sapeurs-pompiers professionnels, dite « loi Matras », peine à trouver sa traduction sur le terrain. Les sapeurs-pompiers, volontaires ou professionnels, nous interpellent afin qu'elle s'applique dans les meilleurs délais. Il y va de la pérennité du modèle français de sécurité civile. La question des conséquences de l'application de la jurisprudence « Matzak » de la Cour de justice de l'Union européenne sur notre modèle français de volontariat reste, elle aussi, en suspens. Nous avons le sentiment que le Gouvernement traite les urgences, mais ne s'inscrit pas dans une dynamique transversale et de longue durée.

Mme Laurence Harribey. - Je félicite la rapporteure pour la qualité et la pertinence de son rapport, et je souhaite mettre en avant quelques éléments qui viennent renforcer ses propos, notamment concernant la systématisation du dépôt d'amendements au dernier moment.

Nous souscrivons à la création unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civile en France. Une quatrième unité doit être créée à Libourne, en Gironde, mais, à ma connaissance, aucun crédit ne fait écho à cette annonce dans le PLF pour 2024. Or, il est désormais question d'un amendement du Gouvernement qui devrait venir abonder le programme 161. Voilà qui illustre bien la nécessité de mettre en cohérence une politique budgétaire globale et des mesures annoncées au fur et à mesure des crises.

J'aimerais aussi souscrire à ce que le rapport dit en filigrane : il est nécessaire de procéder à une refonte globale de notre système de protection civile. La rapporteure a insisté plusieurs fois sur ce fait, un retour à la normale est illusoire et nous sommes actuellement à la croisée des chemins concernant les missions de la sécurité civile. Cette refonte devra inclure une réforme globale du système de financement des SIS.

Votre rapport de l'année dernière pointait le retard pris par le programme NexSIS. Je souhaiterais savoir où nous en sommes cette année. Vos préconisations ont-elles été suivies ?

M. François Bonhomme. - Je salue le travail de notre rapporteure qui, chaque année, remplit cette tâche avec beaucoup de précision et d'exhaustivité.

Je souhaite tout d'abord souligner que, dans l'architecture actuelle, les départements sont certes les principaux contributeurs des politiques de sécurité, mais les communes elles aussi en financent une grande partie, tout comme les communautés de communes, qui contribuent parfois au budget des SIS pour le compte des communes.

Je relève, à l'instar de la rapporteure, que la méthode de fonctionnement adoptée depuis plusieurs années appelle beaucoup de réserves, notamment en raison du dépôt d'amendements au dernier moment qui parasite le bon déroulé de notre travail. Fort heureusement, les deux amendements présentés par la rapporteure permettront d'obtenir 92 millions d'euros d'AE pour la commande annoncée des deux hélicoptères lourds et ainsi de faire respecter l'engagement présidentiel de l'année dernière.

Certes, l'année 2023 n'a pas été aussi dramatique que 2022 sur le plan des incendies liés aux dérèglements climatiques, mais nous savons que ceux-ci vont se multiplier. Nous comprenons donc la difficulté résultant du décalage entre les annonces et l'obtention de nouveaux matériels adéquats et opérationnels. L'enjeu est de fait important. J'estime que la pratique du Gouvernement, qui relève du bricolage, est tout à fait irrespectueuse du Parlement, et en particulier du Sénat.

M. Olivier Bitz. - Je tiens aussi à souligner l'excellent travail réalisé par la rapporteure. Je trouve malgré tout certains propos exagérés, car jamais les moyens accordés à la sécurité civile n'ont été aussi élevés. Il peut bien sûr y avoir quelques difficultés de mise en oeuvre, mais la volonté politique d'adapter notre réponse aux risques entraînés par ces phénomènes évolutifs est très forte. Madame la rapporteure, vous savez bien que, aujourd'hui, la question est moins celle de la disponibilité des crédits que de la capacité de l'outil industriel à répondre aux besoins.

Une quatrième unité d'instruction et d'intervention de la sécurité civile a en effet été annoncée par le Président de la République à l'automne 2022. La ville de Libourne a été désignée pour l'accueillir, d'ici à la fin de l'année 2024, pour une dotation globale de 318 millions d'euros d'investissements. Qu'en est-il de la réhabilitation de l'ancienne école des sous-officiers de gendarmerie de Libourne ? Ce chantier est tout de même estimé entre 80 et 90 millions d'euros ! Des pistes ont-elles déjà été annoncées ou, à défaut, des éléments de réponse provisoires ? Le bâtiment est classé aux monuments historiques, c'est pourquoi le chantier prendra du temps ; nous devrions cependant avoir des éléments préfigurateurs à la fin de l'année 2024. Où en sommes-nous, donc, concernant l'investissement immobilier, le matériel ? Je ne m'attends pas à ce que les 565 postes de sapeurs-sauveteurs soient inscrits au budget pour 2024, mais celui-ci contient-il déjà un signal qui permette de commencer à mettre en place cette compagnie d'intervention ?

Mme Françoise Gatel. - Je voudrais remercier la rapporteure pour son travail sur un sujet d'importance, que la multiplication et la gravité croissante des incendies et des inondations rendent souvent d'actualité. On passe beaucoup de temps à éteindre le feu, mais peut-être pourrait-on aussi s'efforcer de les prévenir.

En 2021, notre collègue Hervé Maurey a publié un excellent rapport d'information sur la défense extérieure contre l'incendie. Il soulignait alors qu'une modification s'était opérée en 2015 dans le règlement national pour prendre en compte la construction parfois quelque peu « sauvage » dans des zones à haut risque d'incendie. Les départements ont dû adopter des règlements de défense extérieure contre l'incendie, qui ont conduit à quelques excès. Par exemple, lorsque de nouvelles zones d'habitation sont construites, les communes peuvent être contraintes d'installer des bâches incendie qui peuvent coûter jusqu'à 40 000 euros par maison, notamment parce que les sapeurs-pompiers refusent parfois d'utiliser un étang ou une piscine comme point d'eau. M. Darmanin a reçu ce rapport avec intérêt et a demandé aux préfets de procéder à une révision des schémas de défense extérieure contre l'incendie pour adapter leur pertinence aux risques actuels. Pourrait-on demander au ministre un point sur ce sujet ?

Par ailleurs, la défense extérieure contre l'incendie, qui est confiée aux départements, pèse aussi lourdement sur les collectivités et les communes, puisque je rappelle que ces dernières financent environ 40 % du budget du SIS. Elles ne sont pas pour autant associées aux dépenses. Au Sénat, nous avons pour principe que celui qui décide paie. J'estime donc qu'il faut que les départements, qui font preuve d'une grande bienveillance par rapport aux communes, travaillent davantage avec les associations sur lors de l'élaboration des règlements départementaux de défense extérieure contre l'incendie.

Se pose aussi un problème de matériel. Aujourd'hui, il existe des matériels de grandes capacités qui permettraient de réaliser de belles économies. Les départements pourraient également coopérer davantage, notamment dans les zones frontalières. Un camion peut, par exemple, franchir très facilement une frontière en cas de besoin. Il faut encourager cette pratique, car nous manquons de moyens. Il nous faut veiller à ce que les dépenses sur la défense extérieure contre l'incendie « ordinaire » soient vraiment adaptées aux moyens, pour que l'argent soit dépensé de manière efficace.

M. Jean-Michel Arnaud. - J'ai trois observations et questions à formuler à l'issue de la présentation de la rapporteure.

Vous avez rappelé que la promesse du Président de la République concernant le renforcement de la flotte de Canadairs est impossible à tenir dans le calendrier initialement annoncé. Pouvez-vous nous expliquer les conséquences de l'impossibilité de tenir cette promesse sur l'organisation territoriale ? Si nous ne bénéficions pas du renfort des Canadairs dans les prochaines années, certaines zones ne seront plus défendues de manière optimale en raison d'un manque de matériel.

Par ailleurs, nous avons évoqué les conditions de financement des SIS. Il s'avère que, dans les départements les plus exposés aux feux de forêt, l'été dernier, de grandes différences entre le budget prévisionnel et le budget réalisé ont été observées. L'urgence faisant nécessité, les dépassements de budget de fonctionnement ont été nombreux. Des demandes de soutien financier ont été faites auprès du ministère de l'intérieur et des outre-mer pour des accompagnements ponctuels. Au vu des auditions que vous avez réalisées, pouvez-vous nous apporter des précisions sur la suite donnée à ces demandes ?

Enfin, un sujet a clairement émergé à l'occasion des feux de 2022 : l'absence d'entretien des pistes de défense contre l'incendie dans les espaces forestiers. Les collectivités, notamment les plus rurales, n'ont pas les moyens nécessaires pour mettre à niveau ces pistes d'intervention. Si nous ne disposons pas de Canadairs, si nous n'avons pas la capacité d'intervenir au plus vite pour éviter l'extension des feux, le risque est réel d'être exposé à des feux hors-normes sur tout le territoire national. Je souhaite que ces éléments d'alerte puissent être transmis au Gouvernement.

M. Michel Masset. - Ce rapport traite de personnes qui sauvent des vies au quotidien. Le Lot-et-Garonne compte 1 300 sapeurs-pompiers, dont 1 200 volontaires, mais depuis deux ans, le département en perd une centaine par an. Le financement est porté à 60 % par le département et à 40 % par les communes. Le budget était de 27 millions d'euros, et le résultat n'excédait pas les 150 000 ou 200 000 euros par an. La réserve de la dotation de soutien aux investissements structurants des services d'incendie et de secours (DSIS) doit être gérée par les préfectures, ce qui n'est pas le cas de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR). Il serait bon d'insister sur ce point, ainsi que sur le mauvais état des casernes, auprès de certains préfets.

Je rappelle que notre territoire est sujet aux incendies, mais aussi aux inondations, et ces questions se posent désormais plusieurs fois par an en raison des dérèglements climatiques.

M. Mathieu Darnaud. - Je m'inscris dans la lignée des propos alarmistes de mes collègues. Le Président de la République nous a habitués à des effets d'annonce, que j'estime quelque peu irresponsables. Dans les territoires confrontés aux feux, ils deviennent lassants, épuisants et démoralisants.

Si certains pensent que les propos tenus ici sont parfois exagérés, je les invite à visiter des départements comme le mien, l'Ardèche : les SIS sont à l'os tant pour les dépenses de fonctionnement que pour les investissements, nous sommes contraints de demander de la DETR pour financer les casernes et nous n'avons même pas les moyens de nous appuyer sur les pactes capacitaires, puisqu'une partie des équipements subventionnés par l'État reste à la charge du SIS. Nous sommes dans l'incapacité chronique de dédier les 2  millions d'euros octroyés par l'État !

De nouveaux feux hors-normes auront lieu, c'est une évidence. Deux années de suite, nous avons vu des hectares entiers brûler. C'est une chance que nous n'ayons pas assisté pour autant à une véritable catastrophe, grâce au dévouement de nos forces de sécurité civile. Je le répète donc, il est nécessaire d'être alarmiste sur ces questions.

Mme Nathalie Delattre. - Je remercie la rapporteure pour la précision de son rapport et la justesse de ses propos. Je ne peux que les approuver, notamment sur le dépôt tardif d'amendements. Ce procédé n'est effectivement pas de nature à conforter le travail que nous menons. Il est important de pouvoir anticiper.

Concernant l'unité d'instruction et d'intervention de la sécurité civile, c'est à mes yeux plus qu'une annonce puisque le ministre s'est déplacé en Gironde, et la ville de Libourne pourra sauver l'ancienne caserne militaire, un bâtiment patrimonial qui était abandonné depuis au moins vingt ans, pour un coût sans doute plus élevé que si un autre site avait été retenu. Assurons-nous que l'amendement visant des crédits de 180 millions d'euros sera bien déposé par le Gouvernement, sinon nous devrons en déposer un pour garantir le bon fonctionnement de cette unité.

En ce qui concerne les feux, cette année a été plus calme que la précédente. Je partage les propos d'Olivier Bitz : nous sommes aujourd'hui confrontés à des problèmes plus industriels que financiers. Des développements sont prévus avec Airbus et Falcon ; en attendant, nous louons des avions. Avez-vous pu déterminer quels sont les montants nécessaires pour sortir de ce système de location ? Celui-ci est-il préférable à l'investissement ? Avez-vous connaissance des délais de développement des avions Airbus et Falcon ?

Enfin, pensez-vous que le crédit de 20,2 millions d'euros dégagé pour l'acquisition de matériel à destination du groupement d'intervention et de déminage soit suffisant par rapport à l'ampleur de l'évènement que représentent les jeux Olympiques ?

Mme Françoise Dumont, rapporteure pour avis. - Sur le sujet des Canadairs, je suis comme vous très inquiète, car les annonces du Gouvernement sont irréalisables - elles l'étaient déjà en 2022. La seule possible certitude que nous ayons repose sur les deux premiers canadairs financés par l'Union européenne. Je parle de « possible certitude », car le Canada a lui-même été confronté à de violents feux, cette année. Par ailleurs, la chaîne de production est encore à l'arrêt, et ce depuis vingt ans au moins. Nous n'avons donc ni ingénieurs, ni pièces détachées, ni personnel. Les avions qui sortiront de ces chaînes de production devront être soumis de nouveau à des normes et rien n'indique formellement que le Canada laissera l'Europe récupérer les deux premiers appareils produits, alors même qu'il en a grandement besoin pour se préparer à d'éventuels feux. Je ne veux pas jouer les Cassandre, mais je vous rapporte ce que j'entends sur le terrain. Comme je l'ai dit lors de la présentation de mon rapport, je suis très inquiète au sujet du programme de renouvellement. Pourtant, la chaîne de Havilland a besoin des fonds européens pour se relancer ! Il ne faudrait pas que ces fonds servent à des avions qui resteraient au Canada sous prétexte d'un Patriot Act.

Il est vrai que les décrets d'application de la loi du 25 novembre 2021 dite « Matras » ne sont pas encore tous publiés. Laissez-moi vous donner un exemple concret des conséquences que cela implique. Je me suis exprimée à plusieurs reprises sur le danger que représente l'inflammabilité des batteries électriques. Les sapeurs-pompiers, lorsqu'ils arrivent sur un feu de véhicule, doivent pouvoir savoir s'il s'agit d'une voiture thermique ou électrique, car la technique d'extinction est différente. Dans le cadre de cette loi, nous avions voté l'autorisation, pour les sapeurs-pompiers, d'avoir accès au registre des immatriculations, ce qui leur permettrait de savoir en urgence à quel type de véhicule ils sont confrontés. Le décret d'application de cette mesure inscrite dans la loi n'a toujours pas été publié, ce qui est préjudiciable au fonctionnement, à la rapidité d'intervention et à la sécurité des sapeurs-pompiers. Seuls les deux tiers des décrets d'application de cette loi ont aujourd'hui été publiés.

Une part des crédits concernant la quatrième UIISC ont en effet été inscrits par le biais d'un amendement du Gouvernement à l'Assemblée nationale, adopté le 30 octobre dernier, mais la ventilation des crédits inscrits au programme 161 par le biais de cet amendement n'est pas connue à ce jour.

La plateforme NexSIS a quelque peu rattrapé un retard qui était bien compréhensif, compte tenu de la nouveauté du dispositif. Elle sera mise en route dans vingt départements cette année. Le coût total du programme s'élève désormais à 225 millions d'euros. Le programme est donc bien lancé, ce qui correspond au nécessaire développement de l'équipement de nos Sdis, qui doit évoluer aujourd'hui.

Françoise Gatel a souligné l'importance de la solidarité entre départements, en mentionnant la possibilité laissée à des véhicules de franchir les limites départementales en cas de besoin. C'est là l'un des enjeux de NexSIS, qui permettra une mutualisation des moyens entre l'ensemble des SIS. Lorsqu'un département manquera de camions, il pourra recourir à ceux d'un autre département.

Olivier Bitz, même si j'ai été critique au sujet des annonces du Gouvernement, qui n'ont pas toutes été suivies d'effets, j'ai souligné l'importance des moyens financiers exceptionnels et inédits qui ont été accordés, notamment au regard de la dernière décennie, sur laquelle les sommes engagées pour le programme 161 apparaissent en très forte hausse.

J'ai également été interrogée sur le recours à la location d'aéronefs. Bien entendu, la location n'est pas une fin en soi. Par exemple, le marché pluriannuel de location d'hélicoptères que vient de signer la DGSCGC pourrait coûter jusqu'à 120 millions d'euros sur quatre ans. Cette année, les marchés de location ont été passés tardivement et plus aucun avion n'était disponible sur le marché français. Nous avons donc passé un marché avec une société espagnole, qui a elle-même fait appel à des appareils australiens. Les pilotes ont dû être accompagnés au sein des aéronefs par des traducteurs. Le recours à la location est donc fort coûteux et ne saurait donc être pérennisé.

Françoise Gatel, la révision des schémas communaux de défense extérieure contre l'incendie est un sujet majeur. Trop souvent, en effet, les maires ne comprennent pas pourquoi ils sont écartés et regrettent que les sapeurs-pompiers leur imposent leurs méthodes sans concertation. Il faut les impliquer à chaque révision des schémas..

Article 35

L'amendement LOIS.1 et l'amendement LOIS.2 sont adoptés.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 161 « Sécurité civile », sous réserve de l'adoption de ses amendements.

Modalités d'investigation recourant aux données de connexion dans le cadre des enquêtes pénales - Examen du rapport d'information

M. François-Noël Buffet, président. - Nous allons aborder le dernier point de notre ordre du jour, qui est l'examen du rapport d'information sur les modalités d'investigations recourant aux données de connexion dans le cadre des enquêtes pénales.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je rends tout d'abord hommage au travail conduit par notre ancien collègue Jean-Yves Leconte, qui a contribué aux travaux de la mission d'information jusqu'en octobre dernier.

Ce rapport concerne la conjonction entre deux sujets. Le premier est le fait que nos enquêteurs utilisent de plus en plus les données issues de nos appareils connectés pour identifier l'auteur d'une infraction et sa localisation. Le second concerne la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui est extrêmement restrictive quant aux conditions de conservation et d'accès aux données de connexion. Notre sujet est donc de savoir comment s'organiser et comment résoudre ce conflit. Je m'attacherai à établir un constat de la situation, tandis qu'Agnès Canayer présentera les propositions et la manière dont nous abordons l'avenir.

Les données de connexion sont de plusieurs types. Il y a bien sûr le numéro d'abonné ou le numéro de carte qui permet d'identifier une tablette ou un mobile. À côté de ces éléments d'identification, il y a aussi les données trafic, par exemple qui vous appelez, ou à qui vous adressez des mails. Le troisième type de données sont les données de localisation, qui permettent par exemple de savoir qui se trouve à proximité, à tel moment, de tel lieu de cambriolage, et qui ne s'y trouve pas.

Ces multiples données floutent, aujourd'hui, la différence entre le contenu et le contenant. En croisant les auteurs des appels et les horaires, il est possible de définir un mode de vie.

Il s'agit d'un sujet massif, puisqu'un peu plus de deux millions de réquisitions ont pu être émises sur le dernier exercice. À l'heure actuelle, ceci fonctionne de manière assez simple. Il a fallu dix laborieuses années, de 2007 à 2017, pour mettre en oeuvre le système de la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), ouverte à plus de 60 000 personnes dans la gendarmerie ou la police.

Concrètement, un enquêteur à qui on a signalé un cambriolage va vérifier, en premier lieu, s'il n'y a pas de témoignages ou d'éléments qui le mettent sur une piste. Il va essayer de voir qui pouvait se trouver dans le secteur à l'heure concernée. Pour cela, il remplit un formulaire, se munit de sa carte professionnelle qui l'authentifie et permet l'accès à la PNIJ, et fait une demande d'identification auprès de son parquetier au téléphone. Une fois cette autorisation donnée, l'enquêteur précise sa demande dans le système informatique de la PNIJ, puis reçoit dans un délai de deux heures les données dont il a besoin. Il s'agit donc d'un système qui automatise l'envoi et la réception entre cette agence et les quatre grands opérateurs de téléphonie. Nous signalons accessoirement qu'il existe encore des accès hors PNIJ, qui peuvent poser question.

Les enquêteurs estiment que ce système fonctionne bien et les parquetiers n'y voient pas de difficultés puisqu'ils assurent la maîtrise de l'enquête, en autorisant ou non l'accès aux données. Cependant, tout a changé depuis maintenant quelques années. La Cour de Luxembourg est partie de l'idée que le stockage des données de connexion rappelle de mauvais souvenirs, en particulier dans les pays de l'Est. Elle a fait le choix de ne pas faire confiance aux États et de passer par une interdiction pure et simple, plutôt que de demander à chaque État de justifier son organisation pour garantir une proportionnalité entre la conservation et les autorisations accordées aux enquêteurs.

Premièrement, la CJUE n'accepte plus la conservation générale et indifférenciée des données de trafic et de localisation ; elle ne l'accepte qu'en cas de menace grave et pour la sécurité nationale.

Deuxièmement, une différence est faite, entre, d'une part, les données de trafic et de localisation et, d'autre part, les données d'identification, pour lesquelles la procédure de réquisition est, selon la jurisprudence de la CJUE, plus aisée. Concernant l'accès aux données de trafic et de localisation, l'accès n'est possible qu'en cas de criminalité grave et sous la forme d'un « quick freeze », c'est-à-dire une injonction de conservation rapide. En d'autres termes, l'autorité judiciaire peut demander à garder les éléments pendant quelques temps. Or, l'intérêt des données de connexion est de pouvoir chercher rétrospectivement. Notre système juridique permet parfaitement d'intercepter les communications d'un suspect, de savoir qui appelle ou est appelé. C'est donc l'utilisation des données conservées et non pas des données de flux qui pose question.

Troisièmement, la CJUE impose, dans l'hypothèse d'une criminalité grave et d'un quick freeze, des conservations ciblées. Dans ce cadre, les États sont censés ne pas conserver la globalité des données, mais celles concernant certains secteurs géographiques ou certains secteurs considérés comme sensibles, à l'instar des ports, des aéroports, des quartiers à proximité des lieux de gouvernement.

Ce sont donc des choix jurisprudentiels qui conduisent à ne plus avoir de conservation générale mais à avoir une conservation ciblée dont tout le monde dit qu'elle est quasiment impossible.

Enfin, l'accès à ces données n'est possible qu'à la condition qu'il soit autorisé par une autorité administrative indépendante ou par un juge qui n'est pas chargé de l'accusation. Ce dernier élément est une critique directe du système judiciaire français où le Procureur de la République, qui a certes toutes les caractéristiques fondant, pour la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), l'indépendance d'un magistrat, mais qui est chargé de l'accusation.

Alors qu'environ 85 % des enquêtes aujourd'hui en France utilisent ces moyens techniques, les enquêteurs ne peuvent travailler sans, d'autant que l'obtention d'aveux et de témoignages est aujourd'hui difficile. Tous ces éléments expliquent comment les données de connexion sont devenues la reine des preuves.

Le résultat est donc une déstabilisation complète des systèmes dans l'ensemble de l'Union européenne. Certains États, notamment à l'Est, poursuivent leur route sans se préoccuper de la jurisprudence de la CJUE. D'autres ont abrogé leur réglementation et n'arrivent pas à faire face aux problèmes que cela engendre - nous pouvons citer les difficultés néerlandaises et suédoises en matière de lutte contre la criminalité organisée -, ou font mystère de la manière dont ils arrivent à s'en passer. Je pense à nos voisins allemands dont la coalition au pouvoir n'arrive pas à définir de nouveau régime de conservation des données de connexion et que nous soupçonnons, dans l'intervalle, de s'appuyer sur les données recueillies dans le cadre de l'activité de leurs services de renseignement. D'autres pays ont fait semblant d'appliquer la jurisprudence de la CJUE. C'est le cas de la Belgique qui a adopté un système de conservation ciblée dont les critères sont si larges que l'ensemble du territoire est couvert par ce « ciblage », à l'exception, peut-être, d'un bout de forêt au fin fond des Ardennes belges. Vous comprenez aisément l'ampleur de la difficulté matérielle que pose un tel système.

Pour terminer, où en est-on sur le territoire français ? Le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État et la Cour de cassation ont fourni un exceptionnel travail de créativité juridique dans le but de préserver le modèle français. Le Conseil d'État a formulé une solution ambitieuse dans l'arrêt French Data Network qui consiste à considérer que les conséquences de la mise en oeuvre de la jurisprudence de la CJUE seraient telles qu'elles mettraient en danger la sécurité nationale. Il admet donc que le système français de conservation des données peut perdurer au nom du principe de la sauvegarde de l'ordre public. La Cour de cassation a déployé un raisonnement comparable et, tout en admettant que le cadre juridique n'était pas idéal, a fixé des conditions si strictes qu'aucune nullité ne pourra être prononcée. Mais aucune autorité indépendante n'intervient dans le contrôle des réquisitions qui relève encore du parquet en charge de l'accusation, ce qui implique que, tôt ou tard, notre système juridique devra évoluer. Nous avons quelques années devant nous - peut-être 3 à 5 ans - pour agir ; nous ne pouvons pas nous permettre de procrastiner. Pour trouver une solution, il apparaît nécessaire de traiter du volet purement français mais aussi du volet européen de ce problème.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Au terme de 3 déplacements et après avoir auditionné plus de 50 personnes, nous avons tenté de trouver un équilibre entre respect de la jurisprudence européenne et pragmatisme pour permettre aux enquêteurs de mener les enquêtes de façon satisfaisante afin de préserver la sécurité publique.

Le premier niveau sur lequel nous proposons d'agir est le niveau européen, en profitant de la prise de conscience des États membres sur le sujet, même si nous avançons à petits pas. Nous préconisons que la France soit plus présente et s'engage dans une renégociation non pas des traités, qui serait bien trop ambitieuse et inefficace, mais du règlement « E-privacy 2 » pour exclure de son cadre les enquêtes pénales. Nous souhaitons également que la France pèse dans le groupe d'experts de haut niveau « Going Dark » rebaptisé « ADELE » lancé par la Suède lorsqu'elle assurait la présidence du Conseil de l'Union européenne. Cette initiative témoigne de la prise de conscience de la nécessité de trouver une solution pour les forces de l'ordre des États membres. Mais les travaux de ce groupe de travail sont extrêmement opaques ; nous préconisons donc que le Gouvernement informe le Parlement de son état d'avancement pour garantir un suivi effectif.

En France, il convient de mieux cadrer et délimiter le sujet. En premier lieu, nous devons répondre à la question suivante : quelles sont les données qui doivent être conservées par les quatre opérateurs majeurs (Free, SFR, Bouygues et Orange) ? Il s'agit d'un point essentiel car, à l'heure actuelle, il n'existe aucune harmonisation des pratiques. De même, la refonte de la procédure de contrôle de la réquisition des données nous paraît essentielle. L'existence d'une procédure harmonisée pour tous les types de données et de réquisitions n'est pas satisfaisante car la jurisprudence de la CJUE admet que le parquet puisse assurer le contrôle de la réquisition des seules données d'identification. À la lecture des conclusions de l'avocat général Szpunar dans l'affaire Hadopi qui viennent d'être rendues publiques, nous comprenons que la CJUE est prête à faire preuve d'ouverture sur ce sujet, notamment dans le cadre de la cybercriminalité. Il faudra en tirer les conséquences. Enfin, nous plaidons pour une harmonisation des procédures en ce qui concerne la criminalité grave, car c'est bien la finalité répressive de la réquisition qui détermine la nature de son contrôle. La Cour de cassation considère que ce n'est pas seulement le quantum des peines mais aussi un faisceau d'indices qui permet de définir la criminalité grave. Celle-ci est donc appréciée au cas par cas : certains parquets demandent une réquisition par dossier, d'autres par groupe de localisation ou de temporalité... Nous pensons qu'il est nécessaire d'inscrire cette notion dans le code de procédure pénale pour harmoniser et clarifier les pratiques.

Notre troisième axe de travail porte sur le contrôle de l'accès aux données de connexion. Aujourd'hui, la mission conférée au parquet ne remplit pas les conditions du contrôle préalable et impartial imposé par la CJUE. Nous avons tenté de réfléchir à la meilleure manière de s'y conformer. Confier ce contrôle à une autorité indépendante, qu'elle soit administrative ou judiciaire, ne nous semblait pas répondre de façon pragmatique aux exigences de la CJUE car il s'agit de contrôler plusieurs millions de réquisitions par an. Nous avons donc plutôt opté pour un contrôle par le juge des libertés et de la détention (JLD) en prévoyant des aménagements pour que cette nouvelle mission n'absorbe pas toutes les créations d'emplois obtenues dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice pour 2023-2027. Une telle réforme imposerait donc une redéfinition globale du rôle et des fonctions du JLD. Sur cette base, deux options nous paraissent possibles : la création d'un pôle de JLD à l'échelle de chaque cour d'appel ou l'affectation de JLD détachés à raison d'une journée par semaine dans les juridictions. Il apparaît aussi nécessaire de travailler sur la procédure et les outils numériques pour fluidifier le contrôle des réquisitions et permettre aux enquêteurs de travailler sur un logiciel efficace et connecté à la procédure pénale numérique. Nous savons que le développement des outils numériques est toujours un sujet complexe pour le ministère de la justice. Mais il nous faut y travailler car, aujourd'hui, les enquêteurs sont contraints d'appeler le parquet pour formuler leurs demandes, ce qui constitue une perte de temps considérable.

L'enjeu est également de lutter contre deux dérives. Il s'agit, d'une part, de la pratique du « hors-PNIJ » : 20 à 25 % des enquêteurs n'ont pas recours à la procédure de réquisition par le biais de la PNIJ, dont l'avantage est d'assurer une traçabilité. D'autre part, s'impose un contrôle des logiciels de retraitement des informations et des données, qui permettent, si je schématise, à l'enquêteur de faire ressortir un coupable idéal à partir de ces données. Ces moyens permettent donc de se mettre en conformité. Il n'y a cependant pas urgence, dès lors que les jurisprudences de la Cour de cassation, du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel ont permis de trouver des ouvertures. Néanmoins, cette robustesse a ses limites. Il faut donc prendre le temps et anticiper, c'est l'intérêt de ce rapport, qui sera prochainement complété par d'autres dont celui du conseiller d'État Alexandre Lallet, chargé d'une mission sur le sujet par le gouvernement. Sont ainsi posées les premières bases de réflexion, en prévision du jour où notre système sera sanctionné par la jurisprudence européenne.

M. Jérôme Durain. - Jean-Yves Leconte, qui a collaboré avec Agnès Canayer et Philippe Bonnecarrère sur cette mission, a eu l'amabilité de faire quelques retours, que nous énonçons ici au nom de notre groupe. S'alignant sur les travaux rendus par les rapporteurs, il s'interroge toutefois sur la mise en oeuvre de la solution relative au recours aux JLD, qu'il craint compliquée, au regard de l'articulation de cette activité complémentaire avec les missions principales du JLD. Il rejoint les propos de Philippe Bonnecarrère sur la jurisprudence de l'Union européenne.

En premier lieu, cette vision très restrictive portée par la CJUE empêche la juridictionnalisation de certaines infractions, ayant, de fait, des conséquences paradoxales en matière de protection des droits.

En second lieu, les obligations qui pèsent sur les opérateurs traditionnels et les nouveaux entrants ne sont pas de même nature, il est très difficile de contrôler Telegram, WhatsApp ou Starlink, il s'agirait donc de se pencher sur cette question.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Le recours aux JLD n'est certes pas la solution qui s'impose naturellement, mais il permet de répondre autant aux exigences de la CJUE et aux critères d'efficacité de la procédure. Dans la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice pour 2023-2027, nous avions retiré une partie des compétences nombreuses du JLD, déjà fortement mobilisé, notamment dans les contentieux civils. Je pense qu'il faudrait aller encore plus loin pour le recentrer sur son rôle premier de juge de l'enquête.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je soulignerai, pour conclure, deux sujets passionnants en arrière-plan.

En premier lieu, la CJUE surprend en intervenant sur des terrains nationaux, s'appuyant, pour ce faire, sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Nous sommes, par ailleurs, habitués au contrôle d'équilibrage mené par le Conseil constitutionnel, conciliant les enjeux de défense des libertés privées et les principes de préservation de l'ordre public. À l'inverse, la CJUE ne recourt pas à cette méthode de la proportionnalité et concentre son attention sur le seul principe de défense des libertés fondées sur la Charte.

En second lieu, nous imposons de strictes conditions pour contrôler l'accès de nos services d'enquête aux données de connexion. Cependant, ces données sont à la disposition d'opérateurs qui, comme Google ou Facebook, en font commerce sans que nous ayons le moindre contrôle sur eux. Il y a ainsi un déséquilibre entre la sphère privée et la sphère publique. Enfin, notre système fonctionne vis-à-vis des opérateurs traditionnels, mais il y en a d'autres, dont Starlink, ce qui donne ainsi aux malfaiteurs un large avantage sur les enquêteurs.

Nous avons là un débat classique entre la défense des libertés et les nécessités concrètes et pragmatiques.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Nous proposons, pour le rapport, le titre suivant : « Surveiller pour punir ? Pour une nouvelle régulation des accès aux données de connexion dans l'enquête pénale ».

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture -

La réunion, suspendue à 11 h 25, est reprise à 16 h 30.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Notre mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes a été créée près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty et l'actualité récente montre que les questions soulevées à l'époque conservent malheureusement toute leur pertinence. Monsieur le ministre, nous souhaiterions savoir en quoi les annonces que vous avez récemment faites pour la protection des agents publics peuvent concerner également les agents de l'éducation nationale, qui subissent pressions et menaces dans un climat de travail qui n'est pas rassurant.

Pourriez-vous en particulier décrire le travail engagé pour leur assurer une protection fonctionnelle renforcée ?

Je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stanislas Guerini prête serment.

M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques. - Je commencerai par une pensée pour la famille de Dominique Bernard et pour nos agents publics assassinés ou tués cette année dans l'exercice de leurs fonctions : Agnès Lassalle, professeure à Saint-Jean-de-Luz, Ludovic Montuelle, agent de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et Carène Mezino, infirmière dans un hôpital de Reims. Au-delà de ces drames, des dizaines de milliers d'agents publics sont quotidiennement menacés, agressés ou violentés, dans tous les lieux et derrière tous les guichets de service public. J'ai souhaité m'engager de façon transversale. En matière d'attractivité ou d'efficacité de la fonction publique, la première considération due aux agents est de les placer dans une situation qui leur permette d'exercer leur mission. L'enjeu de la protection physique est central et doit nous mobiliser de façon absolue.

L'approche transversale que j'ai souhaité développer dans toutes les administrations doit être déclinée et approfondie de façon sectorielle, notamment dans l'éducation et la santé. Agnès Firmin Le Bodo a missionné des personnalités qualifiées pour travailler à ces questions dans le domaine de la santé. Toutes les administrations, tous les opérateurs - même quand ils sont délégataires de service public, et tous les agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels doivent être concernés.

Avant l'été, le comité de protection des agents publics s'est réuni pour la première fois, rassemblant des administrations mais aussi des opérateurs, tels que Pôle emploi, la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ou La Poste, pour réfléchir aux moyens de mutualiser les initiatives et les approches. En effet, ces acteurs n'échangent pas suffisamment sur ce qu'ils pourraient mettre en commun et ne partagent pas les initiatives intéressantes qu'ils mènent. À titre d'exemple, la CNAF a déployé un outil de recensement en ligne qui permet à chaque agent de signaler une agression de manière immédiate. De la même façon, La Poste a diffusé un guide sur le dépôt de plainte pour accompagner ses agents. Nous faisons face à un enjeu important de partage d'expérience et de mutualisation.

Les drames des derniers mois doivent nous amener à lutter avec d'autant plus de vigueur contre les agressions que ces faits jouent aussi sur le rapport des agents envers les usagers, puisqu'ils créent un sentiment d'agressivité, qui n'est pas bon pour le service public. Notre regard doit être le plus lucide possible et il nous faut qualifier les faits avec humilité.

Nous ne mesurons les phénomènes de violence que de façon parcellaire. Je vous donne quand même quelques chiffres parlants : après remontée, 35 000 agressions de professionnels de santé ont été recensées en 2021 et 12 000 actes d'incivilité en 2022. Nous rencontrons une difficulté à bien mesurer et un halo existe autour de ces chiffres.

Quand on réunit les réseaux et les administrations, tout le monde fait le même constat : l'enjeu concerne non seulement le nombre d'agressions mais aussi leur intensité. J'ai décidé de bannir le terme « incivilité » quand j'évoque ces sujets, car il peut être contre-productif ; les agents publics subissent non pas des incivilités mais des menaces et des agressions. Il y a quelques années, les échanges commençaient par un dialogue un peu irrité, qui se terminait par des menaces. Aujourd'hui, on commence par des menaces et on aboutit parfois à des agressions, à des coups ou pire.

Ces problèmes ont des causes exogènes et les services publics sont les témoins des dérives de notre société. Ainsi, le sujet de la santé mentale était sous-jacent au drame de Saint-Jean-de-Luz, comme le terrorisme et l'islamisme étaient sous-jacents au drame d'Arras. Mais il faut aussi avoir la lucidité de reconnaître la présence de causes endogènes. Parfois, les agents se retrouvent face à des usagers qui doivent accomplir des démarches administratives trop complexes, à qui on ne répond pas au téléphone et qui doivent patienter pendant très longtemps, ce qui peut créer de l'irritation et de l'agressivité. Dans le secteur hospitalier, les agents publics racontent comment ils sont confrontés à des patients qui ont attendu neuf heures aux urgences et deviennent ensuite plus vite agressifs. Le sujet doit être traité avec humilité et il nous faut travailler sur toutes les causes.

En septembre, j'ai présenté le plan de protection des agents publics, qui comporte trois axes et un fil rouge : ne jamais laisser les agents seuls. Jamais seuls pour mieux mesurer les violences et les menaces, ce qui constitue le premier axe. Jamais seuls pour que les administrations puissent mutualiser dans une logique de prévention - et ce deuxième axe se traduira par de la formation, du déploiement de matériels et un accompagnement humain. Enfin, jamais seuls pour mieux protéger dès lors que des faits sont avérés.

Le premier axe correspond à la nécessité de mieux qualifier et mesurer la situation. Toutes les administrations ne mesurent pas les faits de violence et, quand elles le font, elles n'utilisent ni un langage commun ni les mêmes curseurs.

Par ailleurs, il faut pouvoir mesurer de façon continue pour être en mesure d'identifier les signaux faibles, de réagir et d'anticiper en menant des actions de prévention et en renforçant la sécurité.

Nous travaillerons donc en deux temps. D'abord, il s'agit de mettre en place un baromètre commun à l'ensemble des administrations pour mesurer précisément le nombre et la nature des actes de violence subis par les agents publics et suivre leur évolution. Nous nous appuierons sur un dispositif mis en place par les services statistiques du ministère de l'intérieur, déployé auprès de 25 000 agents publics, ce qui représente une base large et ce qui nous permettra d'obtenir une granularité fine dans la majorité des administrations. Nous publierons une première édition de ce baromètre au premier semestre 2024 et assurerons un suivi annuel.

Ensuite, il faut aller plus loin et mettre en place des instruments dans chaque administration pour remonter les faits en continu ; il s'agit de l'une des missions premières du comité de protection des agents publics. Cet outil commun sera complémentaire du baromètre annuel.

Dans le deuxième axe, nous nous attachons à mieux prévenir et à mettre en commun les outils de prévention : formation, matériels, moyens financiers et humains. La formation est essentielle et l'accompagnement des agents dans les actions de prévention et de formation a un impact important sur leur capacité à gérer l'agressivité et à organiser les services pour mieux prévenir les actes de violence.

Nous travaillons donc à mutualiser l'ensemble des offres de formation existantes, y compris chez les opérateurs, dont certains sont très avancés sur ces questions, comme La Poste. J'ai demandé à la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) de mener un travail de mutualisation des offres de formation, ce qu'elle a fait. Le dispositif de formation est prêt. Il sera à la fois en présentiel et en ligne, et nous le testons actuellement auprès d'agents publics. Ces dernières semaines, nous l'avons déployé à Marseille auprès de 40 agents d'administrations diverses et nous en percevons déjà toute l'utilité. Nous allons également tester cette formation en Seine-Saint-Denis dans les prochains jours et nous la mettrons à disposition sur notre plateforme de formation en ligne pour les agents de la fonction publique, Mentor, afin que le dispositif soit complet. Je citerai quelques chapitres de ce module, qui montrent l'approche concrète qui est à l'oeuvre : « connaître ses droits et ses devoirs », « organiser la prévention », « intervenir et soutenir les agents », « signaler, parler, écouter » ou encore « prendre en charge et prévenir la récidive ». Nous travaillons avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l'Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH) pour déployer ces outils.

Le deuxième axe comprend aussi une accélération du déploiement de matériels et de dispositifs de protection tels que les caméras de vidéoprotection et les boutons d'alerte, dont certains se révèlent très efficaces : ils permettent de prévenir les personnes du service quand on appuie une fois, la hiérarchie quand on appuie deux fois et la police ou la gendarmerie quand on appuie trois fois. Nous avons travaillé avec l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), la plateforme d'achat de la fonction publique, pour avoir accès à des marchés prêts à l'emploi. J'ai souhaité allouer des fonds pour accélérer ce déploiement sans rencontrer de blocage à court terme. J'ai d'abord débloqué 1 million d'euros cet été et j'ai annoncé cette semaine une augmentation de ce budget à 3 millions d'euros lors d'une réunion rassemblant l'ensemble des organisations syndicales et des employeurs publics, convoquée pour que nous travaillions ensemble sur ces sujets.

Enfin, des moyens humains doivent être mis à disposition de l'administration. Nos référents accomplissent déjà un travail très utile dans les commissariats de police et les gendarmeries, pour accompagner des administrations, comme c'est le cas dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), pour travailler sur la sécurisation des bâtiments, l'organisation des services ou la situation d'agents qui sont seuls lorsqu'ils doivent se déplacer dans le cadre de leur mission. Nous travaillons à une convention entre le ministère de l'intérieur et le ministère de la transformation et de la fonction publiques, pour systématiser la mise à disposition des référents dans les commissariats et les gendarmeries, afin qu'ils puissent accompagner les administrations qui le souhaitent.

J'en viens au troisième axe du plan : mieux protéger les agents. Nous avons amélioré nos dispositifs, notamment en ce qui concerne la protection fonctionnelle. Cependant, ils comportent encore deux angles morts.

Le premier correspond à la difficulté des agents à aller au bout des dépôts de plainte. Souvent, ils subissent le fait de devoir déposer plainte comme une double peine. En effet, ils vivent une agression sur leur lieu de travail et doivent déposer plainte le lendemain, parfois sur leur temps de repos. Parfois, ils le vivent aussi comme une exposition supplémentaire et ont l'impression de se mettre de nouveau en première ligne.

Cette problématique essentielle comporte deux enjeux. D'abord, il faut déployer un bon accès au droit et généraliser les bonnes pratiques. Ainsi, il est déjà possible pour un agent déposant plainte d'inscrire l'adresse de son administration plutôt que celle de son domicile. Par ailleurs, un blocage demeurait au niveau de la loi, puisque les administrations - à part certaines exceptions très restreintes - n'ont pas la possibilité de porter plainte en lieu et place de leurs agents agressés. Il faut corriger ce dispositif législatif et nous avons travaillé avec la Chancellerie à un article de loi : je le soumettrai dans le cadre de la concertation sur un futur projet de loi sur la fonction publique que je souhaite présenter. Cet article donnera la possibilité aux administrations de porter plainte à la place des agents publics ou des délégataires de service public.

Pour mettre fin au deuxième angle mort, il faut étendre aux ayants droit la protection fonctionnelle à titre conservatoire, que vous aviez adoptée en 2021. En effet, les menaces portent parfois sur les familles des agents publics et la capacité de mobilisation immédiate de la protection fonctionnelle doit pouvoir les concerner.

En la matière, la question du droit, de l'accès au droit et de son effectivité se pose. Il s'agit là de l'une des missions du comité de protection des agents publics. Un travail doit être mené ministère par ministère, versant par versant, pour parfaire notre dispositif d'accès à la protection fonctionnelle. N'ayant pas de statistiques sur le nombre de protections demandées et accordées, j'ai lancé un travail de recensement, lequel doit être mené de façon rapide dans tous les ministères. Gabriel Attal y procède déjà.

Ces axes de travail demandent des efforts fournis dans le temps et doivent mobiliser tous les acteurs, notamment les organisations syndicales et les employeurs. Bien sûr, le travail parlementaire que vous menez est essentiel pour enrichir l'approche et approfondir ces travaux.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour cette présentation du cadre de votre action, monsieur le ministre. Nous aimerions cerner plus spécifiquement les problématiques rencontrées par les personnes travaillant pour l'éducation nationale, dans la diversité de leurs fonctions.

Comment travaillez-vous avec l'éducation nationale pour appréhender les spécificités de ses métiers ? Selon l'objectif que vous avez évoqué, il faut faire en sorte qu'un fonctionnaire ne soit jamais seul. Cependant, par définition, un enseignant se trouve seul dans sa classe ; comment intégrer ces spécificités ? Quelles sont les modalités de dialogue et de travail dans ce domaine ?

Vous avez évoqué les personnels de guichet, c'est-à-dire les agents qui sont en contact avec le public. Les mesures que vous envisagez de prendre pour eux seront-elles transposables au personnel de l'éducation nationale, qui est aussi en contact avec le public ?

Enfin, nous avons beaucoup entendu parler de la protection fonctionnelle depuis le début de nos auditions. Comment peut-on accélérer son déploiement ? Jusqu'où étendre ce dispositif ? Je pense notamment aux contractuels, qui ne sont pas concernés par cette protection alors que, nous le savons, l'éducation nationale y a recours de façon croissante.

Mme Marie-Pierre Monier. - La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République comporte deux articles qui m'intéressent. L'article 9 introduisait comme un délit, puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, le fait d'user de menaces ou de violences à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public. L'article 36 introduisait comme un délit puni des mêmes peines le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Ces deux articles sont à disposition ; ont-ils déjà donné lieu à des condamnations ?

Par ailleurs, l'éducation nationale semble plus que jamais en prise avec les vifs débats et clivages qui traversent notre société sur la laïcité, comme en témoignent la recrudescence des atteintes au principe de laïcité et la forte autocensure des enseignants. Cette lame de fond est-elle également visible dans la fonction publique dans son ensemble ? L'attentat ayant conduit à la mort de Dominique Bernard a enclenché une nouvelle réflexion sur la sécurisation des établissements scolaires ; l'éducation nationale pourrait-elle s'inspirer de bonnes pratiques déjà à l'oeuvre dans d'autres lieux publics ?

Dans le rapport Bilan des mesures éducatives du quinquennat, que j'ai signé avec Max Brisson et Annick Billon, nous avons mis en lumière le sentiment qu'ont les enseignants de ne pas être assez soutenus par l'institution, en cas de remise en cause de leur autorité, et de voir leurs plaintes insuffisamment prises en compte par la police et la justice, comparativement à d'autres personnes dépositaires de l'autorité publique. Dans nos recommandations, nous appelions notamment à l'automaticité de la protection fonctionnelle pour les enseignants, ainsi qu'à la garantie de la même célérité dans le suivi des dépôts de plainte des enseignants que pour d'autres personnes chargées d'une mission de service public.

En matière d'exposition aux agressions et menaces, disposez-vous d'éléments de comparaison entre les enseignants et l'ensemble des agents de la fonction publique ? De la même manière, avez-vous des données comparatives pour le suivi par les institutions en cas d'agressions ou de menaces, ainsi que pour le suivi des plaintes déposées ?

Combien d'agents demandent la protection fonctionnelle chaque année ? Quel est le pourcentage de refus ? Quel est le délai moyen de réponse ? Quels sont les principaux motifs de refus ?

Mme Laurence Garnier. - Je voudrais revenir sur les causes des problèmes qui nous occupent. Vous avez précisé que la question de la radicalisation n'était pas seule responsable et qu'il fallait aussi prendre en compte les problématiques de santé mentale. Après la crise de la covid-19, nous avons beaucoup entendu que nos collégiens, lycéens et étudiants avaient été particulièrement impactés et fragilisés psychologiquement et mentalement ; disposez-vous des chiffres quant à l'évolution de ces problèmes, qui pourraient être à l'origine d'agressions d'agents de l'éducation nationale ? Quelles sont les pistes pour y répondre, compte tenu du manque patent de places dans les services de psychiatrie des hôpitaux ?

M. Stéphane Piednoir. - Pourriez-vous revenir sur l'origine des menaces et des agressions touchant les agents publics ? L'éloignement réel ou supposé des services publics par rapport à la population joue-t-il un rôle prépondérant ? Vous avez mentionné les « dérives de notre société » ; quelles sont-elles ?

J'en viens plus particulièrement à l'éducation nationale. Vous avez évoqué l'offre de formation et le déploiement de matériels de protection mais, en tant qu'ancien enseignant, je ne peux me résoudre à recommander d'enseigner derrière une vitre de protection, un bouton d'alerte à portée de main. La plupart du temps, les enseignants se trouvent seuls face à leurs élèves et seuls devant les parents d'élèves ; comment appréhender cette spécificité ?

Vous avez mentionné la possibilité pour les administrations de déposer plainte en lieu et place de leurs agents ; est-ce envisagé pour les enseignants ? Parfois, ils se retrouvent aussi dramatiquement seuls au sein de leur établissement ; peut-on leur garantir un soutien, quelles que soient les conditions ? Peut-on envisager un droit de retrait plus automatique qu'il ne l'a été dans les cas dramatiques que nous avons en tête ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les dérives de la société que vous avez mentionnées touchent le métier d'enseignant, ce qui est triste. Ce métier, qui est l'un des plus beaux, ne fait plus rêver parce qu'on ne peut plus l'exercer de manière apaisée, et ce à peu près partout. Il s'agit d'un problème de fond qu'il nous faut régler.

Vous avez évoqué la mise en place d'un baromètre, mais avez-vous aussi l'intention de dresser une cartographie chiffrée des agressions commises ? Cet exercice me semble essentiel car il existe sans doute, dans notre pays, des endroits dans lesquels on observe plus de violences et de menaces qu'ailleurs. Il faut identifier ces différences pour trouver des solutions, lesquelles ne seront peut-être pas les mêmes partout.

M. Pierre Ouzoulias. - Je voudrais revenir sur la protection fonctionnelle. Selon la pratique actuelle, notamment dans le domaine de l'éducation nationale, l'agent adresse sa demande de protection à son supérieur hiérarchique, qui a le pouvoir discrétionnaire de la lui accorder ou non. Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel nous renverserions la charge de la preuve ? La protection fonctionnelle serait accordée de droit au fonctionnaire qui la demande et, ensuite, son supérieur hiérarchique pourrait la lui retirer en fonction des conditions. Nous renforcerions ainsi le soutien aux fonctionnaires et leur indiquerions que l'État les protège. Par ailleurs, cette inversion permettrait au fonctionnaire de déclencher un recours si la protection ne lui était pas accordée, ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui.

J'ai plusieurs fois essayé de proposer des amendements en la matière mais les parlementaires ne peuvent pas le faire, étant bloqués par l'article 40 de la Constitution. Pourrait-on en discuter dans le cadre des consultations prévues autour des révisions législatives que vous envisagez ?

Enfin, de grandes disparités existent à ce sujet entre les fonctionnaires. Pour les policiers, la protection fonctionnelle est attribuée quasiment d'office. Pour les enseignants, les choses sont plus compliquées.

M. Hussein Bourgi. - La complexification des démarches administratives née d'internet joue sur les relations entre les usagers et les agents publics, et contribue aux violences. À titre d'exemple, entrer en contact avec la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) relève parfois du parcours du combattant. Il arrive aussi que des demandeurs d'emploi reçoivent des convocations du jour pour le lendemain ; n'ayant pas reçu le courrier à temps, ils ne peuvent se rendre à l'entretien et se retrouvent ainsi radiés. Je cherche non pas à excuser les tensions, mais à les expliquer. Il faut humaniser le service public, s'assurer que la possibilité d'un recours existe et ne pas se contenter de lignes téléphoniques, de messages préenregistrés et de sites internet.

J'en viens au sujet de la violence qui s'exprime dans le monde éducatif. Il existe plusieurs types de violences, de nature différente, en fonction des niveaux scolaires. Dans les écoles primaires, si j'en crois les informations qui me parviennent, ces violences s'expriment sur fond de contentieux parentaux : divorces, gardes alternées, procès en cours. Très souvent, les enseignants et les directeurs d'école se retrouvent ainsi à gérer des situations que la justice n'a pas encore tranchées.

Un deuxième type de violences concerne les collèges et les lycées. Avant même les enseignants, les agents des collectivités se retrouvent en première ligne. L'image du proviseur ou du principal accueillant les élèves devant l'entrée du collège ou du lycée ne correspond plus, la plupart du temps, à la réalité ; ces derniers, requis par une surcharge de travail et une complexification de leurs missions, sont désormais davantage dans leurs bureaux qu'à l'accueil des établissements. Or, devant l'entrée de l'établissement, les élèves sont des proies pour un certain nombre de personnes mal intentionnées - dealers, racketteurs et autres chapardeurs ; les seules personnes susceptibles de s'interposer dans ces situations sont les agents du département ou de la région.

Enfin, nous déplorons les cas de radicalisation, avec les conséquences que cela engendre lorsque ce type de violences fait irruption à l'intérieur des établissements scolaires. Cela peut prendre la forme de parents courroucés par un programme scolaire ou une sortie pédagogique. Parfois, ce sont des parents loin de toute radicalisation, qui viennent contester une sanction infligée à leur fils ou leur fille; après avoir obtenu un rendez-vous, ils commettent des violences à l'intérieur de l'établissement scolaire.

Monsieur le ministre, je formule deux voeux : mon premier serait que vous puissiez associer les collectivités territoriales à votre réflexion, afin que les mesures ne bénéficient pas uniquement aux agents de l'éducation nationale ; et mon deuxième serait de faciliter le dépôt de plainte par l'administration. Lorsque ces violences sont commises autour d'une école, les relations souvent privilégiées entre le directeur d'école et la municipalité accélèrent le dépôt de la plainte. Au collège et au lycée, c'est plus compliqué, on demande aux professeurs ou aux agents des collectivités de prendre rendez-vous ; c'est un parcours du combattant pour eux, et un casse-tête pour les établissements qui doivent les remplacer.

M. Alain Marc. - Dans les départements ruraux, les secrétaires de mairie sont souvent confrontés, sinon à des violences physiques, du moins à des actes d'incivilité. Par quels canaux serez-vous informé de ces violences qui ne font pas forcément l'objet de plaintes ? Le baromètre que vous souhaitez mettre en place en 2024 servira-t-il à cela ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Sur un certain nombre d'éléments, les réponses vous seront apportées par le ministre de l'éducation nationale ; mon objectif n'est pas de vous frustrer, mais je préfère ne pas répondre si je ne dispose pas des informations nécessaires. Mon travail, très transversal, consiste à poser un cadre, formuler une doctrine, mutualiser des outils, et ensuite mener un travail en interaction avec mes collègues dans le cadre du comité de protection des agents publics. Nos cabinets, avec le ministre de l'éducation nationale, travaillent ensemble à l'approfondissement des mesures.

L'objectif est de ne pas laisser les agents seuls, c'est un fil rouge et un principe transversal guidant mon action. Il arrive parfois que les professeurs, du fait de l'organisation hiérarchique des établissements, se sentent isolés. Beaucoup d'éléments de mon action peuvent s'appliquer à l'éducation nationale ; je pense, par exemple, à la mise en place de ce baromètre commun à l'ensemble des administrations, qui doit servir à mesurer les niveaux de violences, en distinguant ce qui relève de l'incivilité, de la menace ou de l'agression. Il est important d'avoir des outils de mesure communs. Les enseignants sont des agents publics, avec tous les droits et l'attention que cela implique.

Les dispositifs de formation concernent aussi les enseignants. J'ai précisé devant vous les différents modules des formations ; certains, comme ceux liés à la connaissance des droits et des devoirs, ou encore à la gestion de l'agressivité face à un professeur ou un tiers dans un établissement, peuvent être utiles à la formation des agents de l'éducation nationale ; c'est une façon, en tout cas, de ne pas les laisser seuls.

Concernant la sécurisation des établissements, l'État et les collectivités ont investi 170 millions d'euros depuis 2017. Les trois quarts des collèges et des lycées sont aujourd'hui équipés de systèmes d'alarme. Certaines collectivités ont été plus loin, notamment à Marseille, afin d'équiper les professeurs de systèmes d'alerte portatifs ; est-ce pour autant nécessaire de déployer un tel dispositif dans tous les établissements ? Le ministre de la fonction publique ne veut pas apporter de réponse ; ce travail doit être mené avec le ministère de l'éducation nationale, afin de connaître l'utilité spécifique des dispositifs en fonction des territoires et des établissements.

M. Alain Marc. - Ces dispositifs sont-ils financés par l'État ou les collectivités ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Les collectivités ont la charge des travaux de construction, de rénovation et d'aménagement des bâtiments pour les établissements, et souvent des fonds de l'État les accompagnent. Les 170 millions d'euros correspondent à un investissement commun.

Les dispositifs de protection contribuent également à soutenir les professeurs qui portent plainte. En faisant mieux appliquer les dispositifs de protection fonctionnelle, comme le ministre de l'éducation nationale s'y est engagé, nous aiderons les agents à ne plus se sentir seuls.

Vous m'avez interrogé sur l'élargissement de la protection fonctionnelle. Je ne dispose pas des éléments pour vous répondre sur les suites judiciaires, notamment avec les nouvelles dispositions apportées par la loi de 2021. L'enjeu est de faciliter l'accès aux dispositifs existants. En fonction des ministères ou des administrations de la fonction publique, l'application de cette protection fonctionnelle peut s'avérer trop différenciée. Certains vides juridiques doivent sans doute être comblés ; j'ai notamment évoqué la capacité à porter plainte et la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit. Par ailleurs, le débat sur le fait d'inverser la charge de la preuve ne me semble pas illégitime. Mais ma conviction profonde est qu'il faut d'abord faire appliquer le droit existant. Pour cela, il s'agit de passer des consignes aux administrations, de manière à rendre plus effective cette protection fonctionnelle.

Naturellement, l'éducation nationale a ses complexités propres. Vous aborderez toutes ses actions avec le ministre, notamment celle contre le harcèlement scolaire, dont il a fait une de ses priorités. Sur ces sujets, nous devons avoir une approche équilibrée. Protéger, ce n'est pas non plus couvrir ; la protection des agents ne peut s'effectuer au détriment du droit.

Je ne dispose pas d'éléments chiffrés pour vous répondre, madame la sénatrice, sur les évolutions concernant la santé mentale dans le champ de l'éducation nationale ; vous pourrez interroger mon collègue Gabriel Attal sur ce sujet.

Des causes différentes - certaines exogènes, d'autres endogènes - peuvent expliquer la situation actuelle. Parmi les causes exogènes, j'ai évoqué le fait que nos services publics subissaient les dérives de notre société. Les enjeux de santé mentale, particulièrement après la période de la covid-19, sont très importants. Le Président de la République a souhaité que l'on dédie un conseil national de la refondation (CNR) à cette question de la santé mentale, de manière à mobiliser la société sur le sujet.

Ces profils de personnes, avec des problèmes de santé mentale, peuvent entraîner des violences sur les agents ; j'ai évoqué le cas dramatique d'Agnès Lassalle, l'enseignante assassinée dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz.

Nous observons également des atteintes en matière de laïcité, qui peuvent entraîner des situations d'agressivité ou de violence. Cette question de la radicalisation, de l'ensauvagement, de la « décivilisation » pour reprendre une expression du Président de la République, se pose également dans le cadre de nos services publics ; il faut donc être en mesure de protéger leurs agents.

Nous n'allons pas non plus mettre un plexiglas devant chaque enseignant ; il s'agit de trouver une solution adaptée, en fonction de chaque situation et de chaque administration. Veillons notamment à ne pas installer de panneaux agressifs pour l'usager, comme cela a pu être le cas dans certains services administratifs. Nous travaillons actuellement avec la DITP, riche en personnels compétents en sciences comportementales, afin de bien ajuster nos messages dans nos formations et dans l'accompagnement des différentes administrations.

Nous pourrions consacrer une audition entière à la question de l'attractivité de la fonction publique. Je mentionnerai trois points.

D'abord, le réinvestissement salarial : l'enveloppe s'élèvera à 6 milliards d'euros effectifs en année pleine, concernant le déploiement des mesures annoncées avant l'été ; celles-ci s'ajoutent aux mesures catégorielles, afin que les professeurs de notre pays soient mieux rémunérés.

Ensuite, l'évolution professionnelle. Il convient de donner davantage de perspectives d'évolution à nos enseignants, en menant un travail sur les parcours et les grilles de carrière.

Enfin, les conditions de travail. J'ai mené, ces derniers mois, une consultation auprès des agents de la fonction publique sur ce point : nous avons reçu 110 000 réponses -jamais autant de fonctionnaires n'avaient répondu à une telle consultation. Nous les avons interrogés sur des sujets concrets : la santé au travail, l'égalité entre les femmes et les hommes, la simplification de leurs tâches au quotidien, les enjeux de management ou de logement. La seule réponse que nous puissions apporter est de donner les moyens à nos fonctionnaires de réaliser leurs missions.

Vous m'interrogez sur l'opportunité de disposer d'une cartographie pour le baromètre ; c'est précisément ce que je souhaite faire. Avec l'appui du service statistique du ministère de l'intérieur, 25 000 agents publics seront concernés à l'échelle nationale. Les chiffres qui remonteront de ce baromètre seront rendus publics, avec une cartographie précise selon les différents territoires et les différentes administrations qui subissent des agressions ou des menaces.

Je souhaite que l'on ne s'arrête pas non plus à cette photographie annuelle et que chaque administration dispose d'un outil de mesure. Nous avons besoin de repérer les signaux faibles, en identifiant le guichet ou l'établissement scolaire qui a subi des menaces. Il existe déjà un Observatoire national des violences en milieu de santé ; c'est lui qui a recensé en 2021 les 25 000 agressions que j'évoquais tout à l'heure.

On doit s'appuyer sur les outils existants et les élargir, afin de disposer d'un outil de mesure quotidien, commun à l'ensemble des administrations, permettant de faire remonter tous les chiffres à la hiérarchie, y compris ceux impliquant nos secrétaires de mairie. Dans ma démarche, je souhaite associer les collectivités territoriales, à savoir l'ensemble des employeurs territoriaux, l'ensemble des centres de gestion représentés par la Fédération nationale des centres de gestion (FNCDG) et le CNFPT. Ces outils ne doivent pas être pensés au niveau de l'État et déclinés ensuite, comme cela a pu arriver pour la fonction publique territoriale ou la fonction publique hospitalière ; j'ai donc proposé un travail collégial, impliquant l'ensemble de la fonction publique territoriale.

L'inversion de la charge de la preuve pour l'obtention de la protection fonctionnelle n'est pas, à mes yeux, un sujet tabou. Mais, encore une fois, il s'agit d'abord de favoriser l'accès à la protection fonctionnelle. Un rapport a été remis au ministre de l'intérieur sur ce sujet. Je souhaite approfondir le travail avec l'ensemble de mes collègues du Gouvernement, afin d'apporter des réponses pour l'ensemble des fonctionnaires.

M. Laurent Lafon, président de la commission culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, nous avons bien compris votre cadre transversal. Nous allons approfondir le sujet avec le ministre de l'éducation nationale, afin de comprendre comment tout cela se traduira, plus spécifiquement, dans son ministère. Nous avons également noté un projet de loi sur la protection fonctionnelle : à quelle période l'envisagez-vous ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - D'ici à la fin de l'année, un travail de concertation va être conduit dans la perspective d'un projet de loi pour la fonction publique, travail qui devrait voir le jour en 2024. Dans ce cadre, nous pourrions envisager un chapitre lié à la protection des agents. Assez vite, je soumettrai à la concertation les articles sur la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit et sur la capacité pour l'administration à porter plainte pour le compte de son agent.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 35.