Jeudi 16 novembre 2023

- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Audition de M. François-Roger Cazala, membre de la Cour des comptes européenne (chambre IV - Réglementation des marchés et économie concurrentielle)

M. Alain Cadec, président. - Mes Chers Collègues, je vous prie d'abord d'excuser le président de notre commission, Jean-François Rapin, qui est retenu dans son département du Pas-de-Calais où il reçoit la Première ministre, Mme Borne, qui vient y constater la situation catastrophique provoquée par les inondations de ces derniers jours.

Nous entendons aujourd'hui la Cour des comptes européenne. La Cour a été créée en 1977 à l'initiative du Parlement européen et elle est devenue une institution de l'Union européenne en 1993. Depuis lors, elle assiste le Parlement européen et le Conseil dans l'exercice de leur fonction de contrôle de l'exécution du budget. La Cour est en effet chargée de l'audit des finances de l'Union européenne. À ce titre, elle contribue à améliorer la gestion financière de cette dernière et joue le rôle de gardienne indépendante des intérêts financiers des citoyens de l'Union.

Le président de notre commission avait eu l'occasion de se rendre à Luxembourg, au siège de la Cour, avec son homologue de l'Assemblée nationale, il y a dix-huit mois. Ils avaient alors eu le plaisir de vous y rencontrer, Monsieur Cazala, vous qui êtes le membre français de cet organisme - parfois méconnu - qui en compte 27, soit un par État membre, mais qui emploie près de 1 000 personnes. Soyez remercié pour votre présence ici au Sénat ce matin.

La Cour des comptes est organisée en cinq chambres, par domaines de compétences. Trois d'entre elles sont représentées à notre réunion ce matin, grâce à la participation à distance de plusieurs collaborateurs de la Cour que je remercie aussi d'être connectés avec nous par visioconférence :

- Mme Servane de Becdelievre, auditrice à la chambre I, compétente sur l'utilisation durable des ressources naturelles ;

- M. Giuseppe Diana, auditeur principal à la chambre IV, dont vous êtes d'ailleurs membre, Monsieur Cazala, et qui est compétente sur la réglementation des marchés et l'économie concurrentielle ;

- Mme Birgit Schaefer, manager principale au service juridique de la Cour ;

- M. Kristian Sniter, chef de cabinet du membre grec de la Cour, M. Nikolaos Milionis, qui siège à la chambre I ;

- enfin, M. Frédéric Soblet, auditeur confirmé à la chambre III compétente pour l'action extérieure, la sécurité et la justice.

Nous vous sommes reconnaissants de vous être mobilisés en si grand nombre. Il est vrai que nous sommes intéressés par plusieurs des nombreux et excellents documents qu'a publiés la Cour. Nous souhaiterions notamment évoquer aujourd'hui le rapport annuel récemment publié par la Cour, mais aussi ses publications relatives à la gouvernance économique, aux éoliennes, à l'éthique et à la cybersécurité, que nous aborderons dans cet ordre et sur lesquelles nos rapporteurs compétents vous interrogeront.

Je suggère que nous commencions par évoquer le rapport annuel de la Cour relatif à l'exécution du budget de l'Union européenne : il nous a alertés car la Cour y rend une opinion défavorable sur la légalité et la régularité des dépenses budgétaires. Elle justifie cette opinion défavorable au regard de la forte augmentation des erreurs dans les dépenses financées par le budget de l'UE en 2022 : elle estime le taux d'erreur à 4,2 %, ce qui est déjà significatif, et même à 6 % pour les dépenses fondées sur des remboursements. Ces éléments sont particulièrement préoccupants à l'heure où la Commission propose de revoir à mi-parcours le cadre financier pluriannuel pour le majorer de 80 milliards d'euros.

Nous avons aussi relevé que la moitié des opérations examinées par la Cour au titre de l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale - appelé IVCDCI/Europe dans le monde - comportaient des erreurs. Ceci nous soucie particulièrement, sachant que la Palestine est le quatrième bénéficiaire de cet instrument avec 120 millions d'euros en 2022. Si nous devons continuer de soutenir les Palestiniens, nous devons aussi absolument renforcer le contrôle sur l'usage des fonds. Puisqu'elle n'a pas de pouvoir d'investigation, la Cour a-t-elle signalé ces cas de fraude et de corruption potentiels à l'Office européen de lutte antifraude et/ou au Parquet européen ?

Monsieur Cazala, je vous cède la parole pour un propos liminaire.

M. François-Roger Cazala, membre de la Cour des comptes européenne (chambre IV - Réglementation des marchés et économie concurrentielle). - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, j'ai l'honneur, pour la première fois depuis ma nomination à la Cour des comptes européenne - alors que je suis issu de la Cour des comptes française, où j'ai eu le plaisir de travailler avec Christine Lavarde que je salue - de vous présenter les constats et les principaux messages du rapport annuel de la Cour des comptes européenne relatif à l'exercice 2022. Je vous remercie beaucoup de l'occasion que vous m'accordez de rendre ainsi compte des travaux de la Cour, du moins de leur principale composante en « hommes-jours » puisqu'environ la moitié de nos ressources sont affectées à la confection de ce rapport annuel - cela constitue d'ailleurs une de nos préoccupations. Je m'associe aux remerciements que vous avez adressés aux collaborateurs de la Cour qui se sont mobilisés ce matin. Le mandat de la Cour est vaste et, comme vous l'avez mentionné, je travaille à la chambre IV qui s'occupe de la réglementation des marchés, des interventions économiques de l'Union européenne et également des institutions financières européennes. Sur un certain nombre de sujets évoqués dans la préparation de cette audition, les collaborateurs de la Cour en savent beaucoup plus que moi et seront prêts à répondre à vos questions, comme je le suis moi-même.

Avant d'aborder la question du rapport annuel, permettez-moi de saisir l'occasion pour vous apporter quelques informations sur la Cour elle-même. Vous avez dit l'essentiel et j'ajouterai que la Cour contrôle l'ensemble des dépenses et des recettes de l'Union européenne ainsi que les personnes et les organisations qui gèrent des fonds de l'Union européenne : au premier titre, il s'agit effectivement de la Commission mais il faut également citer le Conseil, le Parlement, le Comité économique et social, les différents Comités - comme celui des régions - qui ont été mis en place, la Cour de justice et les institutions associées. S'y ajoutent les agences dont je suis en charge du contrôle et qui ont fleuri au cours des dernières années : certains se demandent si ce phénomène s'explique par la nécessité des problèmes ou éventuellement par la soif de siège ; je n'ai pas la réponse mais cette inflation mériterait d'être analysée.

Nous pratiquons des contrôles aléatoires dans les institutions européennes, principalement la Commission, les États membres et tout autre État recevant des aides de l'Union européenne, par exemple au titre de la coopération ou de l'aide au développement.

À la différence de son homologue française, mais à l'image de la plupart des institutions supérieures de contrôle des finances publiques, la Cour des comptes européenne ne dispose pas de compétences juridictionnelles et ne peut pas engager la responsabilité personnelle ou pécuniaire des comptables qu'elle viendrait à mettre en cause. L'appellation générique « Cour » a néanmoins été conservée et figure dans les traités, à commencer par celui de Maastricht qui l'a élevée au rang d'institution alors qu'elle existait déjà depuis une vingtaine d'années avec un statut moins solennel.

Pour vous donner une idée de notre périmètre d'audit, je vous présente une diapositive avec un graphique assez inspiré de celui que Jean Arthuis - qui présida la commission des budgets du Parlement européen - avait conçu en parlant des « galaxies financières » de l'Union européenne. De façon aussi imagée mais plus nuancée à l'égard des institutions, ce graphique utilise les termes de « paysage financier » mais complexe. Les différentes entités ou personnes morales et les différents budgets - dont certains sont d'ailleurs des fonds extrabudgétaires - qui sont représentés sur ce schéma sont sujets à des modalités de contrôle un peu trop diverses et parfois contradictoires, nous l'avons évoqué dans un rapport récent dont j'étais le rapporteur. Le schéma qui vous est présenté illustre la complexité de notre tâche même si notre compétence est définie de manière très générale par les traités : globalement, nous auditons un vaste ensemble d'organismes selon des modalités variables.

La Cour consigne ses constats et ses recommandations dans des rapports annuels et des rapports spéciaux consacrés à des audits de performance - qui sont à peu près l'équivalent des rapports de la Cour des comptes française que vous avez l'habitude de lire. Après l'examen de ces rapports qui sont présentés au Conseil et au Parlement, ce dernier prend des résolutions. En particulier, le rapport annuel constitue la base de la décision qu'est amené à prendre le Parlement européen dans le cadre de la procédure de décharge de la Commission et des autres institutions européennes chargées de la gestion d'un budget.

À la différence de la Cour des comptes française, nous publions également des avis obligatoires ou facultatifs et nous pouvons nous saisir nous-mêmes, comme nous l'avons fait récemment. Ces avis portent sur des actes législatifs préparatoires ou sur des questions plus générales au moyen de travaux non pas d'audit à proprement parler, mais plutôt de compilations et de synthèses de rapports ou de documents déjà existants : on les appelle des « reviews » que traduit imparfaitement le mot français de « revue ».

Pour éclairer les indications que je vais à présent vous fournir sur le budget européen de 2022, il est important de noter que depuis le traité de Maastricht, le mandat de la Cour a été étendu pour couvrir non seulement son activité traditionnelle de certification des comptes - je précise que la Cour française ne le fait que depuis la LOLF et que cette tâche s'apparente à celle d'un commissaire aux comptes qui certifie les comptes d'une entreprise - mais aussi la production d'une déclaration d'assurance sur la légalité et la régularité des opérations, recettes et paiements sous-jacents à l'exécution du budget. Je précise que quand un commissaire aux comptes certifie un compte, il ne se prononce pas sur la régularité ou la légalité des opérations d'appels d'offres, par exemple : il se contente de vérifier que le marché a bien été passé et que les montants figurent bien dans le rapport. En effet, l'important pour ces professionnels libéraux qui interviennent dans le cadre d'une mission légale d'audit, c'est in fine d'avoir une image financière correcte de l'activité de l'entité en cause. En revanche, on a demandé à la Cour de fournir en plus une opinion sur la légalité et la régularité de chaque transaction : je fais observer qu'il s'agit là d'une mission quasi impossible dans la réalité, compte tenu des dizaines de milliers de transactions par lesquelles le budget de l'Union européenne s'exécute. Si nous procédions à une telle vérification intégrale, nous en serions encore à travailler sur le budget 2000 et je note que la Cour française est dans la même situation, avec un nombre encore plus élevé d'opérations à surveiller. En pratique, nous procédons selon l'application des normes classiques d'audit en portant une appréciation sur les dispositifs de gestion et de contrôle interne des entités contrôlées qui sont censés garantir la légalité et la régularité des recettes et des dépenses. Nous complétons cette méthode par le recours à des sondages sur les opérations de recettes et de dépenses avec la possibilité, s'agissant des dépenses, de pousser les investigations jusqu'au bénéficiaire final : par exemple, on peut aller dans une ferme des Pouilles pour vérifier que les surfaces déclarées au titre de la politique agricole commune ont bien été mesurées et, à présent, grâce aux satellites, la tâche est d'ailleurs facilitée.

Ce travail nous permet de présenter des niveaux d'erreurs estimés pour les principaux domaines d'intervention de l'Union européenne ainsi que pour le budget dans son ensemble. À ce stade, nous n'envisageons pas de présenter des taux d'erreur par pays.

J'en viens aux principaux enseignements de notre rapport annuel 2022 en commençant par vous citer quelques chiffres. Pendant la période couverte par le cadre financier pluriannuel 2021-2027 à laquelle se rattache le budget 2022, les montants devant être contrôlés par la Cour ont considérablement augmenté par rapport au cadre financier pluriannuel précédent. Au titre budgétaire stricto sensu, l'Union européenne est appelée à dépenser pendant cette période 1 800 milliards d'euros, ce qui englobe non seulement le cadre financier pluriannuel de 1 100 milliards d'euros mais également jusqu'à 750 milliards d'euros au titre de l'instrument de relance post-covid : le fameux programme NextGenerationEU (NGEU). Pour sa part, le budget annuel 2022 s'est élevé à 170 milliards d'euros en crédits de paiement, dont 167 ont été consommés ; s'y rajoutent des paiements supplémentaires et notamment des subventions au titre du programme NGEU pour atteindre un total général de paiements de 243 milliards d'euros audités par la Cour.

Notre travail de commissaire aux comptes et de certification de l'Union européenne toutes institutions confondues nous a conduit à conclure, comme les années précédentes, que les comptes présentent une image fidèle de la situation financière et nous avons par conséquent émis une opinion favorable sur leur fiabilité. Les recettes budgétaires se sont élevées à 245 milliards d'euros et nous avons également émis une opinion favorable sur leur légalité ainsi que leur régularité. Le « hic » se situe au niveau des dépenses, à savoir le paquet budgétaire à long terme de l'Union européenne, composé à la fois du cadre financier pluriannuel et du NextGenerationEU. Les fonds de ce dernier vont à plus de 80 % à ce qu'on appelle en français la Facilité pour la Reprise et la Résilience (FRR ou RRF en anglais) dont le modèle de mise en oeuvre est différent de celui des fonds européens classiques. C'est pourquoi nous avons émis deux opinions distinctes sur les dépenses : l'une sur les dépenses classiques de l'Union européenne - fonds structurels, politique agricole commune, aide au développement et autres dépenses de fonctionnement - et l'autre portant sur la facilité pour la reprise. En effet, pour des raisons de principe et de méthodologie, nous ne sommes pas en mesure, pour cette deuxième composante, d'évaluer un taux d'erreur dans les mêmes termes que nous le faisons pour les dépenses classiques. S'agissant de ces dernières et sur la base de notre échantillon représentatif de 768 transactions, nous avons observé, comme vous l'avez mentionné, une augmentation du taux d'erreur global qui est passé de 3 % en 2021 à 4,2 % en 2022 ; ce taux avait déjà atteint 2,7 % en 2020 et c'est donc la quatrième année consécutive que nous émettons une opinion défavorable pour dépassement du seuil de matérialité ou de signification des irrégularités.

Je me tiens à votre disposition pour rentrer un peu plus dans le détail de ce chiffre global et, à ce stade, je précise que nous calculons également des taux d'erreur au niveau des différentes catégories de dépenses. Nous distinguons, d'une part, ce que nous considérons comme des dépenses à haut risque, pour différentes raisons et compte tenu de leur nature. Il s'agit notamment des remboursements, des procédures complexes ou des procédures nouvelles qui n'ont pas été rodées : ces dépenses à haut risque représentent 66 % du budget et nous estimons leur taux d'erreur à 6 % contre 4,7 % l'année dernière. Je précise que cette catégorie se subdivise entre différentes têtes de chapitres budgétaires et les fonds de cohésion sont le principal domaine de risque : on comprend pourquoi, compte tenu de la nature des bénéficiaires qui ne sont pas nécessairement des spécialistes de la comptabilité, du droit budgétaire ou des marchés, à quoi s'ajoutent des raisons intrinsèques tenant à la complexité des procédures. On trouve également ces dépenses à haut risque dans les têtes de chapitres relatives au marché unique, aux migrations, à la sécurité et au voisinage, ce qui est assez logique, s'agissant de dépenses exécutées dans des pays tiers, notamment en matière d'aide au développement.

D'autre part, les dépenses à faible risque portent bien leur nom puisque nous avons pu constater que leur taux d'erreur restait en deçà du seuil de matérialité de 2 %. Il s'agit essentiellement des dépenses dites de guichet ou automatiques comme par exemple les aides directes aux agriculteurs ou les bourses Erasmus en faveur des étudiants ; s'y ajoutent, bien entendu, les dépenses administratives proprement dites des institutions européennes qui représentent une part non négligeable du budget mais que nous considérons comme totalement bordée avec un taux d'erreur quasi nul en ce qui les concerne.

Nous avons été amenés à faire différents constats à propos des rubriques relatives à la cohésion qui enregistrent un taux d'erreur de 6,4 %, soit un bond de 80 % par rapport à l'année précédente. Comme vous l'avez souligné, c'est préoccupant non seulement pour la politique de cohésion elle-même mais aussi en raison des implications potentielles pour d'autres composantes du budget de l'Union et en particulier la facilité pour la relance et la résilience dont les projets d'investissement fonctionnent d'une manière similaire ou très proche du modèle des dépenses de cohésion. Pour lever toute ambiguïté, je rappelle que le taux d'erreur ne signifie pas fraude ou corruption. Le taux d'erreur signale des irrégularités qui peuvent être matérialisées par des erreurs d'imputation, des dépenses ou des remboursements de coûts qui n'étaient pas éligibles mais ont pourtant été effectués pour des raisons de complexité, d'ambiguïté, de négligence, d'ignorance ou tout simplement d'incompétence des bénéficiaires finaux. Il peut également s'agir d'infractions aux règles des marchés, là aussi pour des raisons qui ne sont pas nécessairement excusables mais qui peuvent être compréhensibles : lorsqu'une urgence est par exemple invoquée mais non avérée, cela ne signifie pas nécessairement que le marché a été entaché de favoritisme ou de corruption. Des manquements graves sont cependant parfois observés mais nous n'avons détecté que 16 cas de fraude potentielle sur 708 transactions irrégulières. Nous avons signalé ces 16 cas à l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) ainsi qu'au procureur européen et ce chiffre se situe à peu près dans la fourchette des signalements annuels aux organismes compétents.

Contrairement à ce que certains des promoteurs de la déclaration d'assurance prétendaient il y a maintenant une vingtaine d'années, l'exécution du budget européen n'est pas un foyer de fraude et de corruption. Certes on en trouve un certain nombre et les risques potentiels ne sont pas négligeables - j'y reviendrai à propos des fonds post-covid - mais ce n'est pas de façon aussi péjorative que je caractériserai les principaux éléments qui composent le taux d'erreur.

En revanche, je mentionne un autre souci : comme vous le savez, nous nous appuyons beaucoup sur les travaux de contrôle des États membres qui ont leurs propres dispositifs de contrôle répondant aux normes édictées par la réglementation applicable. En France, on peut citer la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC) qui audite les fonds européens en France et qui a été rebaptisée « Autorité nationale d'audit pour les fonds européens » (ANAFE). En révisant les dossiers de ces organismes dans l'ensemble des États membres, nous avons constaté que plus de 60 % de ces travaux de contrôle présentaient à tort un niveau d'erreur inférieur au seuil de 2 % que nous retenons. Une telle proportion, qui se limitait à 39 % en 2021, nous paraît atteindre aujourd'hui un niveau élevé : il y a donc une préoccupation sur la qualité des contrôles auxquels procèdent les États membres à l'égard de l'exécution des dépenses et cela révèle certaines lacunes auxquelles il nous paraît important de remédier.

Au total, nos travaux liés à la conformité des dépenses budgétaires de 2022 montrent donc une hausse de leur niveau d'erreur estimatif global, particulièrement dans le domaine de la cohésion qui représente 40 % du montant total des dépenses sur cet exercice. Je précise qu'une partie des dépenses en cause correspond à des « queues de comète » - si je puis dire - du cadre financier précédent : comme vous le savez, il y a toujours un risque de désengagement des fonds européens et il est probable qu'un effet d'accélération dans la consommation de ces crédits amène les bénéficiaires ou les autorités de gestion à être moins sensibles à la nécessité de respecter les règles. Cette augmentation préoccupante du taux d'erreur peut donc s'expliquer par un empressement à absorber les fonds qui s'accompagne d'un moindre zèle dans la conformité aux procédures.

Un mot sur l'opinion avec réserve que nous avons formulée de façon séparée sur les dépenses de la facilité pour la reprise et la résilience. Pourquoi une opinion séparée ? Je rappelle que le modèle de mise en oeuvre de ce fonds diffère de celui des dépenses budgétaires de l'Union européenne au titre du cadre financier pluriannuel car cet instrument a été conçu pour être temporaire et pour réagir rapidement à une situation de crise. À ce stade, onze États membres ont reçu, en 2022, 13 paiements de subventions d'une valeur totale de 47 milliards d'euros ; en 2021, qui était la première année de mise en oeuvre de cette facilité, seule l'Espagne avait reçu un paiement. Nous avons examiné la quasi-totalité des indicateurs justifiant le versement de ces subventions : nous avons ainsi vérifié en 2022, d'une part, les 274 « jalons » qui correspondent aux étapes de mise en oeuvre des réformes structurelles que cette facilité est censée financer et, d'autre part, les 37 « cibles » qui correspondent aux étapes de réalisation des investissements. Nous constatons qu'au titre de ce plan qui a été présenté et conçu comme un instrument d'urgence, cinq pays - Irlande, Hongrie, Pays-Bas, Pologne et Suède - n'ont toujours pas reçu de paiement en septembre 2023 tandis que quatre autres - Allemagne, Belgique, Finlande et Estonie - n'ont reçu que des préfinancements, c'est-à-dire des sommes forfaitaires censées préfinancer, sans lien avec la réalisation de jalons proprement dits ou de cibles, les opérations retenues au titre des plans nationaux de reprise et de résilience. Après examen, nous avons conclu que 15 de ces jalons et cibles présentaient des problèmes de régularité. Certains n'avaient pas été atteints de manière satisfaisante : un exemple de jalons - qui correspondent par exemple aux décrets d'application d'une réforme législative - non atteints concerne la Grèce où une réforme du marché du travail nécessitait 15 décrets d'application ; or les fonds européens ont été libérés alors que trois décrets d'application étaient encore en attente de publication. Les irrégularités peuvent aussi concerner les conditions d'éligibilité des allocations : comme vous le savez, les fonds du FRR étaient rétroactifs puisqu'ils permettaient de couvrir une partie des dépenses exposées par la quasi-totalité États avant l'adoption du programme NextGenerationEU ; par exemple, tel a été le cas de la France avec le plan d'urgence. Or on a trouvé un certain nombre de dépenses qui correspondaient à des versements très antérieurs à la date d'adoption du programme et dont il est clair qu'elles ne devaient pas être financées par la FRR. Nos travaux nous ont permis, par ailleurs, de relever des faiblesses dans le système de contrôle de la FRR. Ces faiblesses sont inhérentes au dispositif car les opérations financées par la FRR doivent respecter les critères de légalité des dépenses de l'Union européenne en termes de réglementation des marchés ou d'aides d'État, par exemple. Or, la Commission considère qu'il revient aux États membres de faire ce travail de vérification : la qualité de celui-ci reste à démontrer et nous n'avons pas, à l'heure actuelle, réellement les moyens de vérifier que ces clauses de régularité sont bien respectées. Nous avons très explicitement dénoncé ces lacunes dans les premiers audits de système que nous avons réalisés pour tester la pertinence des procédures mises en place pour contrôler les opérations financées au titre du FRR.

C'est donc sur la base de ces considérations qualitatives et quantitatives que nous avons émis une opinion avec réserve sur les dépenses au titre de la facilité pour l'exercice 2022. Je souligne à nouveau que nous ne sommes pas en mesure, et ne le serons probablement jamais, de calculer un taux d'erreur dans ce secteur : cela me paraît d'ailleurs préférable car il en résulterait une évaluation assez artificielle comparée à ce que l'on fait pour les dépenses budgétaires classiques.

Je souhaite aussi attirer votre attention sur le fait que nos travaux d'audit ont mis en évidence l'existence de jalons ou de cibles dont la définition n'est pas claire en soi, si bien qu'il est difficile de déterminer s'ils sont vraiment atteints. La régularité est un défi constant, compte tenu de la difficulté de contrôler la manière dont les États la vérifient à leur niveau. Aujourd'hui, globalement, seuls 35 % des fonds ont été déboursés et le chiffre est de 33 % pour la France. De plus le taux de décaissement n'est que de 24 % en tenant compte de la partie allouée sous forme de prêts. Nous ne sommes donc pas encore en mesure de procéder à une évaluation globale et d'émettre un avis d'ensemble sur le programme très novateur que constituent NextGenerationEU et la FRR : cela ne sera possible qu'en combinant les résultats de ces travaux annuels avec nos audits de performance en cours de réalisation.

J'ajoute que les dépenses ont un coût : en particulier, ce fonds est financé par emprunt contracté par l'Union européenne sur les marchés, avec principalement des obligations à long terme garanties par le budget de l'Union. Ces emprunts servent essentiellement à financer le programme NextGenerationEU mais aussi l'assistance financière aux États membres et aux pays tiers. Or, la dette de l'Union européenne a augmenté de manière significative en 2022 pour atteindre 344 milliards d'euros contre 237 en 2021, principalement en raison des besoins générés par NextGenerationEU. Le remboursement de cette dette doit débuter en 2028 et s'achever à la fin de 2058 : il incombera donc à la prochaine génération de citoyens d'autant que la question des ressources additionnelles nécessaires pour assurer ce remboursement reste ouverte. Deux facteurs doivent être ici pris en compte : d'une part, il s'agit de savoir si les États membres ayant bénéficié de prêts seront capables de les rembourser ou non et dans quelle mesure cela influencera leur propre endettement car ce sont des États déjà très endettés qui ont eu recours à NextGenerationEU. D'autre part, la question des ressources additionnelles fait l'objet de discussions en cours dont l'une a abouti à la taxe sur les déchets plastiques. Cependant, l'évaluation de ces ressources additionnelles montre qu'elles ne sont clairement pas suffisantes pour financer le coût de ces emprunts, lesquels risquent d'augmenter si l'Union européenne est appelée - même si ce n'est pas le cas pour l'instant - à refinancer cette dette, comme le font ses États membres, en recourant de nouveau à l'emprunt compte tenu de l'augmentation des taux : ce n'est pas une perspective très souriante.

J'aurais pu vous parler de l'Ukraine mais le temps imparti incite à réserver ce sujet pour la suite de notre discussion. Je conclurai simplement en vous appelant d'abord à jeter un oeil non pas sur notre rapport qui est assez volumineux mais sur sa synthèse « Audit en bref ». J'indique également qu'il est clair que le budget de l'Union s'inscrit dans un contexte toujours plus vaste et plus complexe, comme en témoignent les demandes supplémentaires de la Commission au titre du budget 2024 que vous avez mentionnées.

Aujourd'hui, je me suis contenté de soulever certains points dans le but de démontrer que si de nombreux éléments fonctionnent bien - il n'y a pas lieu d'être catastrophiste -, certaines difficultés importantes subsistent et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions, ainsi que les collaborateurs de la Cour spécialisés dans certains domaines.

M. Alain Cadec, président. - Je vous remercie pour votre exposé et propose à mes collègues de vous interroger.

Mme Christine Lavarde. - Je souhaite vous interroger sur l'un des derniers rapports de la Cour des comptes européenne portant sur l'évolution de la gouvernance économique de l'Union européenne. En effet, en tant que membre de la commission des Finances du Sénat, je constate que les États membres envoient chaque année, dans le cadre du semestre européen, un certain nombre de documents qui font l'objet d'une analyse par la Commission européenne et d'un rapport qui n'est pas toujours explicite sur les perspectives de redressement des finances publiques d'un certain nombre d'États membres - et je ne voudrais pas ici viser le nôtre en particulier. Je me demande si, au final, la Commission est totalement impartiale quand elle regarde les PNR (Programme national de réforme) ou les PSTAB (Programme de stabilité) des États membres sachant que, par ailleurs, elle va devoir négocier avec eux sur d'autres sujets pour leur faire accepter des évolution réglementaires ou l'adoption de nouvelles directives. Ne trouveriez-vous pas plus judicieux, à l'instar de ce qui se fait par exemple chez nous, où c'est la Cour des comptes qui émet des avis, via le Haut Conseil des Finances Publiques, sur les différents documents budgétaires, que les éléments transmis par les États membres soient examinés par la Cour des comptes européenne ? Toujours à propos de l'évolution de la gouvernance, quel est votre regard sur les différentes pistes évoquées et en particulier celle qui consisterait à ne plus discuter uniquement du solde public mais à s'intéresser à la trajectoire ainsi qu'à la soutenabilité des dépenses, ce qui amènerait cependant à occulter la création de nouvelles recettes. Comment percevez-vous les négociations à venir, sachant que l'Union européenne semble fracturée entre deux blocs de pays avec schématiquement les « frugaux » faiblement endettés et les pays dispendieux, même si la trajectoire autrefois inquiétante de certains pays comme le Portugal, la Grèce et l'Irlande s'est considérablement améliorée ?

M. François-Roger Cazala. - J'ai été en charge de la coordination du rapport que vous avez mentionné ; Giuseppe Diana qui en a été le principal maître d'oeuvre participe à distance à la présente audition et je mentionne également mon chef de cabinet Dirk Pauwels qui m'assiste en permanence. Nous avons effectivement rendu la semaine dernière ce rapport qui se rattache à la catégorie des revues ou des analyses. Ce document se proposait d'examiner dans quelle mesure les propositions faites par la Commission en avril dernier pour réformer le système de gouvernance économique - en vue d'une adoption d'ici le 31 décembre 2023 - tenaient compte des observations que la Cour des comptes européenne avait pu faire dans ses rapports d'audit ou ses revues portant sur l'activité de la Commission en matière de gouvernance économique et de surveillance des États membres sur le respect des critères budgétaires et sur la politique budgétaire en général.

Ce rappel permet d'écarter a priori votre suggestion de confier à la Cour des comptes européenne le rôle que joue la Commission à l'égard des États membres. Une telle évolution nous placerait dans une situation qui confinerait à un contrôle d'opportunité ou à une immixtion dans la gestion des États, ce qui est par principe contraire à notre mandat, à notre statut et aux normes généralement applicables par les institutions supérieures de contrôle.

Je précise que nous n'avons pas porté un avis sur les propositions de la Commission mais sur le fait de savoir si elles tenaient compte de nos suggestions antérieures : je reconnais que ces dernières sont nombreuses, ce qui atténue la distinction que je viens de citer. Au final, nous avons considéré que les propositions de la Commission allaient dans la bonne direction en ceci qu'elles ont tenu compte de nos analyses, notamment sur les points que vous avez mentionnés. Je rappelle que le mandat donné à la Commission européenne par le Conseil comportait une série de critères comme celui de la simplification et de l'efficacité de la mise en oeuvre (ou « enforcement »). Je rejoins ici vos propos sur le fait que jusqu'à présent, s'agissant des infractions aux critères de Maastricht, on ne peut pas dire que le processus de sanction ait été d'une violence ou d'une brutalité considérable, ce qui peut s'expliquer par beaucoup de raisons objectives et subjectives auxquelles je me contente ici de faire allusion : rapports de force, procédure insuffisante, ambiguïté des textes et large capacité d'interprétation de la Commission. De ce point de vue, nous considérons que les critères de simplification et de mise en oeuvre seraient remplis grâce au choix de l'indicateur dominant et objectif qu'est le taux d'accroissement des dépenses nettes puisque cette manière de procéder se base sur un critère vérifiable. Or, depuis quelques années, on utilisait une série d'indicateurs dont en particulier celui du solde structurel : l'idée en revient pour beaucoup à la France et j'aurais donc des scrupules à la mettre en cause. Cependant, tout en rendant hommage aux économistes ayant défini ces critères certainement appropriés du point de vue scientifique, je fais observer à titre personnel, que cet indicateur présente l'inconvénient d'être non pas subjectif mais en tout cas non vérifiable de manière aussi objective que le critère des dépenses nettes qui ressort très clairement dans l'évolution des budgets des États membres. De ce point de vue, je crois que le progrès est réel : il n'y pratiquement pas de discussion possible sur cet indicateur alors qu'il y en avait sur la notion de solde structurel ; cela permet à la fois de répondre à la demande de simplification et à l'efficacité dans la mise en oeuvre. Dans le système actuel, les risques encourus par un État membre étaient tels que la Commission et, dans un deuxième temps, le Conseil pouvaient fortement hésiter - comme ils l'ont fait jusqu'à présent - à mettre en cause un État membre puis à prononcer des sanctions qui sont particulièrement pénalisantes.

Je rappelle également que la Commission, dans sa proposition initiale, a suggéré de supprimer l'obligation qui était faite aux États de diminuer leur endettement par vingtième chaque année : nous estimons que cette mission est totalement impossible et irréaliste ; elle n'a d'ailleurs jamais été mise en oeuvre. Ce point est aujourd'hui en discussion et une évolution semble s'amorcer, les États dits frugaux n'y étant a priori pas favorables. La Commission propose des sanctions moins violentes, plus étalées dans le temps et des délais donnés aux États membres sous forme de plans à quatre ans pour se mettre en conformité avec la trajectoire de réduction de leur dette : sortir des cycles purement annuels pour y substituer des cycles pluriannuels nous paraît plus raisonnable et plus réaliste que la situation actuelle, tout en offrant plus de garanties de stabilité.

Je voudrais également mentionner un élément qui est au coeur de la proposition de la Commission et qui nous paraît très juste : l'accent est mis sur la nécessité de réduire l'endettement, plus que les déficits en tant que tels ; cette notion, très simple à comprendre, est assortie d'une demande tendant à mettre en place des plans nationaux. Il est intéressant ici de faire observer que le plan post-covid a un peu inspiré les travaux dans le domaine de la gouvernance économique en conduisant l'État membre mis en cause à s'approprier les mesures à mettre en oeuvre à travers un plan qu'il propose à la Commission et au Conseil pour réduire son endettement. C'est un point important que nous avions signalé dans nos rapports précédents.

Je précise ma réponse à la question de Christine Lavarde en indiquant que confier à la Cour des comptes européenne la mission de se prononcer sur les finances des États membres nécessiterait également de modifier les traités ; or le mandat donné à la Commission européenne excluait une telle hypothèse et la Commission a formulé des propositions en respectant habilement cette contrainte. En revanche, elle a suggéré un renforcement du rôle du Conseil budgétaire européen qui est une instance indépendante d'expertise : je précise d'ailleurs qu'en France, ce n'est pas la Cour des comptes mais le Haut Conseil des Finances Publiques qui est chargé de se prononcer sur l'évolution des finances publiques. Or l'équivalent de cette instance au niveau européen, dans la proposition de la Commission, voit ses pouvoirs et surtout ses moyens renforcés, ce qui va dans le sens d'une meilleure évaluation de la pertinence des mesures proposées par les États membres.

Mme Florence Blatrix Contat. - Merci, Monsieur Cazala, pour votre exposé et vos précisions. Pour compléter les propos de ma collègue, quelle est votre position sur la méthode d'analyse de la soutenabilité de la dette que certains qualifient de boîte noire ?

S'agissant de la première partie de vos propos consacrée aux erreurs, la Cour des comptes française a souligné dans son récent rapport sur l'impact du budget européen un retard français de 10 % par rapport aux autres pays de la consommation des fonds de cohésion, qui intègrent les crédits React-EU (Recovery assistance for cohesion and the territories of Europe). Je relève ce paradoxe en rappelant que nos communes nous expliquent sur le terrain qu'elles renoncent à demander des fonds européens car la tâche est trop complexe pour eux. Je me demande au final si cette complexité excessive n'est pas à la fois une barrière à l'accès aux aides et un facteur qui génère un taux d'erreur croissant. Que propose la Cour des comptes européenne sur ce sujet ?

Par ailleurs, la Cour s'inquiète également de deux indicateurs en hausse : il s'agit, d'une part, de la hausse des taux d'intérêt qui aggrave la charge des emprunts - la France étant particulièrement concernée par ce phénomène - et, d'autre part, de l'inflation élevée qui risque de faire fondre le pouvoir d'achat du budget de l'Union. Quel sont les suggestions de la Cour des comptes européenne pour atténuer ces risques ?

M. François-Roger Cazala. - Merci pour ces questions que je prendrai dans l'ordre inverse.

Tout d'abord, il est vrai qu'en France, comme dans d'autres pays, il y a toujours eu des difficultés d'absorption des fonds européens classiques, comme les fonds structurels, étant entendu que nous ne bénéficions que peu des fonds de cohésion. Je suis un peu plus surpris du retard que vous mentionnez considérant la capacité d'absorption par la France des fonds de la facilité pour la reprise et la résilience. Je me souviens que nous en sommes à 33 % d'absorption des subventions, ce qui n'est pas négligeable car nous n'en sommes qu'à la deuxième année du déroulement de la trajectoire prévue et il faut également tenir compte des sommes reçues au titre du préfinancement. Je rappelle qu'à l'époque du plan Juncker, les Français ont été les principaux bénéficiaires du Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS) avec des taux d'absorption convenables. Je crois que le taux d'absorption est plutôt meilleur pour le programme NextGenerationEU que pour les fonds classiques car les procédures sont plus simples tandis que l'accès aux Fonds structurels repose, par exemple, sur le remboursement de coûts éligibles répondant à toute une série de critères à respecter avec parfois des nomenclatures extrêmement compliquées. Votre diagnostic est à cet égard tout à fait exact et nous en avons très souvent fait le constat dans nos rapports.

La complexité des procédures est également, à l'évidence, un des facteurs qui contribuent à augmenter le taux d'erreur ; cela se vérifie par ailleurs pour les budgets nationaux, certains sujets fiscaux appelant, par exemple, le même type de considérations avec parfois, en l'absence de fraude, des erreurs imputables à la complexité des dispositions fiscales. Au plan européen, la complexité des dispositifs et procédures de soutien est un facteur explicatif de la sous-consommation des crédits, des retards pris dans leur consommation et de la renonciation qui minimise la demande d'aide par rapport aux prévisions. Nous évaluerons les allocations issues de NextGenerationEU dès que nous disposerons des informations nécessaires mais ce programme me paraît plutôt constituer un progrès à cet égard puisque les fonds ont pu être mis à disposition très rapidement et, à tout le moins, beaucoup plus rapidement que dans le cadre des financements classiques.

Pour progresser, nous nous efforçons dans nos travaux d'audit de faire des propositions de simplification ou parfois d'accroissement des ressources à distribuer. Je signale que des évolutions positives sont intervenues avec, par exemple, l'utilisation de coûts standard pour certaines dépenses : on se réfère d'emblée à un coût forfaitaire sans vérifier toutes les factures. Cette méthode peut générer quelques effets d'aubaine mais elle facilite l'absorption des fonds.

S'agissant de la soutenabilité de la dette, avant de faire appel à mon collègue Giuseppe Diana qui est un grand spécialiste de ce sujet, je précise que dans notre rapport, sans utiliser l'expression « zone d'ombre », nous sommes effectivement assez interrogatifs sur la manière dont la Commission sera à même d'évaluer la soutenabilité de la dette des États membres dans le nouveau dispositif. Certains points sont assez clairs et on connaît à peu près les méthodologies mises en oeuvre par la Commission. D'autres éléments que Giuseppe Diana vous précisera nous conduisent à être relativement prudents.

J'indique à nouveau que le risque relatif à l'augmentation des taux d'intérêt n'a pas pour l'instant conduit à refinancer la dette européenne avec de l'emprunt. Cela s'avèrera toutefois nécessaire si on ne trouve pas de ressources propres ou équivalentes pour garantir les remboursements à venir des sommes considérables empruntées sur les marchés au titre de NextGenerationEU : tout le monde en est bien conscient mais, pour l'instant, personne n'a de vraie solution.

M. Giuseppe Diana, auditeur principal à la chambre IV de la Cour des comptes européenne. - Je précise que la technique utilisée par la Commission européenne pour évaluer la soutenabilité des dettes publiques est bien rodée au niveau de l'UE et est très comparable à celle utilisée par les autres grands organismes internationaux comme le FMI et l'OCDE : il ne s'agit donc pas véritablement d'une « boîte noire ». L'analyse, relativement simple, consiste à simuler l'évolution du ratio d'endettement des États en utilisant l'équation dynamique de l'évolution de la dette publique : on applique des scénarios alternatifs sur les principales variables gouvernant cette dynamique comme la croissance économique, l'inflation ou l'évolution potentielle des taux d'intérêt.

Ce n'est pas la technique en elle-même qui nous pose problème car elle est utilisée pour calculer l'ajustement des dépenses nettes dans les États. La difficulté provient plutôt du fait que la Commission propose de l'appliquer à un horizon de long terme, de 14 à 17 ans. En paramétrant une telle durée, on risque de sortir de la prévision économique pour entrer dans la lecture d'une boule de cristal : il suffit d'imaginer, par exemple, qu'en 2019 nous ayons élaboré un plan relatif à un pays de l'Union européenne ; compte tenu des événements qui se sont produits par la suite, l'analyse qui aurait été faite il y a quatre ans et les différents scénarios envisagés n'auraient certainement plus beaucoup de valeur aujourd'hui. L'outil est donc utile mais nous doutons de sa pertinence pour anticiper le très long terme.

Un autre point nous incite également à la méfiance concernant cette technique : dès lors que les plans sont négociés entre les États membres et la Commission avec un degré de discrétion important - et à notre avis un niveau de transparence qui n'est pas assez explicité à ce stade -, nous signalons le risque que certains États puissent avoir tendance à exercer une pression pour que les hypothèses retenues les favorisent. À l'évidence, en ajoutant ne serait-ce que 0,1 point à une prévision de taux de croissance d'un pays pendant 17 ans modifie très significativement la dynamique de sa dette.

M. François-Roger Cazala. - Je souhaite compléter la première partie de ma réponse à Mme Florence Blatrix Contat en indiquant que la complexité est aussi la contrepartie de la volonté de transparence. Il y a une sorte de tension permanente entre ces deux exigences mais la volonté de transparence a souvent tendance à l'emporter avec des procédures très complexes destinées à éviter le gaspillage ou la fraude. Je suis donc très partisan de la simplification mais on pourra ensuite accuser cette dernière d'avoir favorisé les tricheries.

M. Alain Cadec, président. - Juste une petite question : vous nous avez présenté les taux d'erreur au niveau de l'Union européenne mais disposez-vous d'une décomposition par pays ? Ou peut-être ne pouvez-vous pas la divulguer ? On peut en effet imaginer que les erreurs sont plus fréquentes dans certains pays que dans d'autres. Vous avez également bien distingué l'erreur de la corruption : celle-ci apparaît comme une exception mais on sait pertinemment que dans certains pays, malheureusement, il y a des constructions d'autoroutes dont on ne voit pas l'achèvement - j'en passe et des meilleures, mais on dépasse ici sans doute le rôle de la Cour des comptes.

M. François-Roger Cazala. - Nous ne calculons pas les taux d'erreur par pays.

M. Alain Cadec, président. - Nous en venons au rapport spécial de la Cour des comptes européenne sur les énergies marines renouvelables dans l'Union européenne : ce rapport a fait du bruit, notamment en soulevant la question de l'impact environnemental des éoliennes qui n'est pas neutre pour la biodiversité marine et pour la pêche, à laquelle vous me savez très attaché. M. Kristian Sniter ou Mme de Becdelièvre pourraient nous éclairer sur cette question et je passe la parole à Daniel Gremillet pour vous questionner plus précisément.

M. Daniel Gremillet. - Ma question est simple : effectivement, le rapport qui a été cité met en avant les risques pour l'environnement et la pêche générés par le développement des énergies marines. Ce rapport fait-il la distinction entre l'éolien ancré et l'éolien flottant, sachant qu'il y a là un enjeu important pour le choix que vont faire les États membres sur le développement de l'éolien offshore ? Comment faire cohabiter dans cet espace maritime européen le développement des énergies renouvelables et l'activité de pêche ?

M. Kristian Sniter, chef de cabinet du membre grec de la Cour, M. Nikolaos Milionis, membre de la chambre I de la Cour des comptes européenne. - Je suis chef de cabinet du membre rapporteur M. Nikolaos Milionis qui était en charge de cet audit. La stratégie européenne de croissance très rapide des énergies marines renouvelables a été fixée en 2020. Il a été prévu une multiplication par 5 d'ici 2030 et par 25 d'ici 2050 de leur capacité au service de l'objectif de neutralité carbone d'ici 2050. L'objet de notre rapport était de rappeler l'importance primordiale de cet objectif énergétique et climatique, de montrer la difficulté d'atteindre une croissance aussi rapide des énergies marines renouvelables et d'attirer l'attention sur ses risques au plan environnemental, social ainsi qu'à l'égard de la pêche. S'agissant de la distinction entre l'éolien ancré ou posé et les éoliennes flottantes, je précise que pour l'instant les études disponibles ne portent que sur l'éolien posé qui constitue l'essentiel du parc existant. Ces études mentionnent les risques liés à des collisions avec les oiseaux, l'impact des éoliennes sur leurs flux migratoires et les nuisances générées par la construction des éoliennes posées dont le bruit peut perturber certaines espèces : ces risques ont étés identifiés surtout dans la mer du Nord et beaucoup moins dans les autres zones maritimes.

L'éolien flottant en est encore à un stade de développement préliminaire. Cette technologie doit s'implanter progressivement dans les années qui viennent et il est difficile de savoir aujourd'hui si cette technologie aura un impact plus fort ou plus faible sur l'environnement. Une de nos préconisations porte sur l'augmentation du nombre d'études scientifiques sur ces sujets et la Commission l'a approuvée.

S'agissant de la cohabitation entre l'éolien et la pêche, je signale une avancée positive : les États membres ont mis en place des plans d'intégration ou de planification maritime qui permettent de localiser les différentes activités et de limiter a priori les impacts mutuels. Pour approfondir cette démarche, des études d'impact sont requises pour chaque projet afin d'en mesurer les répercussions sur l'environnement et sur la pêche. C'est également au niveau de chaque projet que des mesures de médiation et de réduction des risques pour les pêcheurs doivent être prises : un tel dispositif est en train de se mettre en place dans les États membres. Nous avons également recommandé à la Commission européenne de lancer une étude plus globale pour quantifier les impacts certainement majeurs sur la pêche générés par la multiplication par 5 puis par 25 de ces installations éoliennes.

M. Alain Cadec, président. - À ma connaissance, il n'y a pas d'étude d'impact sur la pêche préalable à l'installation d'un parc éolien dans notre pays. Cela semble signifier que nous ne respectons pas les règlements européens que vous avez évoqués. L'exécutif et le Parlement français ont validé le principe de l'augmentation extrêmement rapide de l'installation d'éoliennes sans pour autant réaliser d'études d'impact sur la pêche, sur la faune et la flore : c'est tout à fait regrettable et il faut souligner que cette lacune n'est pas en conformité avec le souhait de la Commission européenne et du Parlement européen.

M. François Bonneau. - Je souhaite vous interroger à propos du rapport de la Cour des comptes européenne du 19 juin 2023 qui s'inquiète du risque de pénurie de composants électriques en Europe dans un contexte de dissension entre la Chine et les États-Unis. Le rapport craint que l'objectif de fin des ventes de voitures thermiques neuves en 2035 soit mis à mal, sachant que les matières premières essentielles pour la fabrication des batteries sont largement sous maîtrise chinoise ainsi que tous les processus d'affinage ou de raffinage : quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Kristian Sniter. - Votre question sort du cadre des énergies renouvelables marines mais ce secteur connaît des difficultés similaires : par exemple, l'UE est à 90 % dépendante de la Chine pour les aimants permanents utilisés dans les éoliennes. Il y a donc un risque géopolitique lié à cette activité qui peut avoir un impact sur la croissance du secteur.

M. François BonneauVous avez tout à fait raison : on utilise des terres rares pour fabriquer les éoliennes et les mêmes causes produisent potentiellement les mêmes effets.

M. Alain Cadec, président. - Il me semble qu'on commence à prendre conscience que l'objectif de 2035 sera difficile à atteindre ; je suis moi-même convaincu que cette échéance est beaucoup trop proche. De plus, la construction et la livraison des voitures électriques auront un impact plus important sur l'environnement que de continuer à utiliser certaines voitures thermiques dont les moteurs ont été conçus pour polluer moins, mais n'entrons pas aujourd'hui dans ce débat.

Je propose d'en venir à présent à la proposition de création d'un organisme interinstitutionnel chargé des questions d'éthique qu'a faite la Commission européenne. Lundi dernier, plusieurs membres de notre commission étaient à Bruxelles pour en parler avec les différentes institutions européennes. Mme Birgit Schaefer, voulez-vous résumer l'analyse de la Cour sur cette proposition ?

Mme Birgit Schaefer, manager principale au service juridique de la Cour. -La Commission européenne a, pour la première fois, formulé une proposition très concrète sur l'établissement d'un organisme d'éthique interinstitutionnel chargé d'établir des normes minimales en matière d'éthique communes à l'ensemble des institutions. Nous avons reçu cette proposition juste avant les vacances d'été et les négociations ont commencé en septembre au niveau politique avec des réunions auxquelles participent des représentants de chaque institution, le nôtre étant M. George Marius Hyzler qui préside également le comité d'éthique de la Cour des comptes européenne ; en parallèle se déroulent des réunions techniques pour examiner les détails de cette proposition.

Ce sujet est à l'ordre du jour depuis quelques années et le Parlement européen avait adopté en 2021 une résolution demandant la création d'un tel organisme avec un projet beaucoup plus ambitieux lui attribuant un mandat très large pour mener des enquêtes au niveau des institutions et proposer voire prononcer des sanctions. Ce projet initial a suscité un certain nombre de réserves, en particulier de la part de la Cour de justice - dont la participation n'était pas prévue - mais aussi de la Cour des comptes : celle-ci avait estimé qu'en tant qu'auditeur externe des autres institutions de l'Union européenne, il était malvenu de la soumettre à l'autorité d'un organisme composé par des représentants des institutions que la Cour contrôle et que doter cet organisme d'un pouvoir d'enquête ou de sanction apparaissait comme une interférence inacceptable avec le mandat indépendant des membres de la Cour des comptes. L'autre objection était que la Cour des comptes est elle aussi appelée à faire des audits en matière d'éthique et cette mission la placerait dans une situation inconfortable si un autre organisme était doté de compétences larges dans ce même domaine.

Au final, le projet lancé par le Parlement européen en 2021 n'a pas abouti et la Commission européenne propose une nouvelle composition ainsi qu'une compétence plus limitée pour cet organisme. L'idée de base est à présent que cet organisme soit chargé d'établir des normes éthiques applicables à l'ensemble des institutions de l'Union européenne. Une mission consultative lui serait également confiée ; des rencontres régulières seraient organisées sur les questions éthiques qui se posent dans chaque institution ; une fois des standards minimaux adoptés sur la base du consensus, chaque institution réaménagerait ses propres règles en ayant la possibilité de procéder à une auto-évaluation.

Je fais observer que la proposition de la Commission européenne ne prévoit d'octroyer aucun pouvoir de sanction ou d'enquête à cet organisme institutionnel pour ne pas ajouter une strate supplémentaire aux dispositifs existants comme le Parquet européen ou les mécanismes mis en place au sein de chaque institution. Je précise que ces dispositifs internes en charge des questions éthiques sont composés de membres internes mais aussi externes : il en va ainsi à la Cour des comptes où deux membres internes et un membre externe siègent au comité d'éthique.

La proposition actuelle porte donc sur un organisme qui établirait des normes minimales par accord entre les participants et qui serait assisté par cinq experts externes choisis de commun accord entre les institutions participantes. Le Parlement européen estime que ce texte ne va pas assez loin et a adopté une nouvelle résolution pour relancer l'idée de confier des pouvoirs d'enquête à cet organisme interinstitutionnel, sur la base de signalements par des lanceurs d'alerte ou à l'initiative des institutions. Alors que la Commission espérait que sa proposition simplifiée puisse recueillir un accord avant la fin de l'année 2023, la nouvelle intervention du Parlement européen va sans doute allonger les débats, pour autant que les institutions souhaitent encore se rendre disponibles pour y participer. La Cour de justice avait déjà indiqué qu'elle participerait uniquement en tant qu'observateur à la discussion sur la proposition minimaliste de la Commission et la Cour des comptes n'excluait pas de devenir membre selon le tour que prendraient les négociations. Tout reste donc à faire et nous suivrons les développements consécutifs aux dernières suggestions du Parlement européen.

M. Didier Marie. - Je rappelle que nous avons mené avec le président Jean-François Rapin et mon collègue Claude Kern, une mission à ce sujet à Bruxelles où nous avons rencontré des représentants de la Commission, du Parlement et d'un certain nombre d'autres organismes. Ma question porte sur votre rapport de 2019 qui soulignait les insuffisances en termes de déontologie et de contrôle des institutions européennes et appelait à y remédier. Alors qu'on se penche aujourd'hui sur l'indépendance de l'organisme d'éthique, les choix que vous venez de rappeler tendraient à créer un organisme composé de représentants de chacune des institutions et assisté d'experts qui ne seraient qu'observateurs. De plus cet organisme n'aurait pas de budget autonome : il serait doté d'environ 600 000 euros par an pour son fonctionnement, de deux ou trois agents et serait hébergé dans les locaux de la Commission. Ces éléments nous conduisent à nous interroger fortement sur le niveau d'indépendance de cet organisme : quelle est la position de la Cour des comptes sur les solutions aujourd'hui proposées, au regard de ses préconisations d'origine ? Je souhaite également recueillir votre avis sur l'opportunité de confier à cet organisme d'éthique la mission de vérifier et de publier les déclarations d'intérêts, non seulement des membres des institutions mais aussi des principaux fonctionnaires et de contrôler les risques associés au pantouflage. Enfin, l'engagement avait été pris d'installer cet organisme d'éthique avant le renouvellement du Parlement européen ; or il semblerait que les discussions s'enlisent et qu'il soit difficile d'aboutir dans les délais prévus : que pensez-vous de ce retard de calendrier ?

Mme Birgit Schaefer. - S'agissant de l'indépendance de l'organisme d'éthique, la proposition de la Commission combine deux modèles. D'un côté, les membres de cet organisme seraient des représentants des institutions : l'opposé, qui consisterait à faire uniquement appel à des personnes extérieures qui ne connaissent pas le travail ou les missions des institutions me paraîtrait inadéquat. De plus, la suggestion de la Commission présente l'avantage de favoriser le dialogue et le partage des meilleures pratiques ainsi que l'expérience entre les institutions. D'un autre côté, bénéficier de l'avis impartial d'une personne extérieure dotée d'une grande compétence et expérience sans appartenir au monde un peu fermé des institutions est aussi un atout important. Combiner au sein de cet organisme d'éthique des membres issus des institutions tout en basant l'évaluation des normes sur l'avis de cinq experts indépendants peut répondre à cette double préoccupation. Le Parlement européen souhaiterait, par exemple, donner plus de poids à ces experts indépendants en confiant uniquement à ces derniers un pouvoir d'enquête : tel est l'un des volets important des discussions politiques en cours.

Assigner à l'organisme d'éthique la mission de contrôler les déclarations d'intérêts fait partie des propositions du Parlement européen qui n'étaient pas envisagées par la Commission européenne. Plusieurs hypothèses sont ici discutées : serait-ce sur une base volontaire ou tout le monde doit-il y être soumis ? À ce stade, l'idée est de limiter les compétences de cet organisme aux membres des institutions sans l'élargir aux fonctionnaires de haut niveau qui sont d'ores et déjà soumis à un cadre réglementaire très élaboré avec le statut des fonctionnaires et le règlement financier. On compte également plusieurs milliers de fonctionnaires européens, ce qui invite à concentrer cet organisme sur les questions d'éthique relatives aux membres des institutions pour lesquels les normes réglementaires ne sont pas véritablement uniformisées et comportent peut-être encore des lacunes dans certains domaines.

M. Alain Cadec, président. - Merci beaucoup Madame Shaefer pour vos réponses argumentées et précises.

Il est temps d'aborder la question de la cybersécurité. Monsieur Soblet, souhaitez-vous présenter l'avis de la Cour sur la dernière proposition législative de la Commission à ce sujet ?

M. Frédéric Soblet, auditeur confirmé à la chambre III compétente pour l'action extérieure, la sécurité et la justice. - La proposition de règlement sur la « cybersolidarité », sous l'égide de M. Thierry Breton, a été publiée en avril 2023. Nous avons été consultés par le Parlement européen ainsi que par le Conseil pour émettre un avis : en effet, une des bases juridiques sur lesquelles ce texte s'appuie nécessite notre consultation. Cette proposition de règlement est d'apparence assez modeste en termes budgétaires car elle propose essentiellement des mécanismes volontaires ; toutefois elle pourrait être la base d'un véritable changement de paradigme en matière de cybersécurité qui, pour l'instant, reste un univers assez fragmenté au niveau européen. Ainsi, chaque État membre et chaque organisation privée essaie de faire de son mieux ; cependant, le partage d'informations et la coopération étant au coeur de la guerre en matière de cyberdéfense - dans la sphère militaire ou civile -, la Commission a fait une proposition ambitieuse en essayant de favoriser une coopération transfrontalière beaucoup plus avancée.

Je voudrais vous résumer les deux principaux mécanismes de ce texte. Le premier est la création d'un « cyberbouclier » européen qui sera un réseau transfrontière de centres de sécurité établis dans chaque État membre souhaitant participer à ce bouclier. L'objectif principal est d'instaurer une capacité beaucoup plus avancée et précoce de détection des cybermenaces avec, espérons-le, un partage d'informations plus automatique et rapide entre les États membres : il est ici nécessaire de créer des rapports de confiance permettant de surmonter les réticences actuelles à ce partage de données.

La proposition de règlement propose également d'établir un mécanisme d'urgence dans le domaine de la cybersécurité. Pour simplifier, il s'agira d'une réserve de prestataires de services experts en cybersécurité pouvant être déployée dans les États membres qui en feront la demande en cas de cyberattaque de grande ampleur. L'objectif est de les aider à résoudre les problèmes induits, par exemple de restaurer les serveurs de manière très rapide. Cette capacité opérationnelle pourra être financée par l'Union et déployée à la demande des participants à ce mécanisme.

Dans notre avis, nous accueillons plutôt positivement les objectifs de ce règlement. Toutefois, nous nous interrogeons sur le fait que la Commission n'a pas fait réaliser d'étude d'impact de ce dispositif et n'en chiffre pas le coût de façon très claire. Elle situe le montant maximal qui serait à la charge du budget européen aux alentours de 800 millions d'euros d'ici 2027 mais aucune précision n'est donnée au législateur - qui devra pourtant décider assez rapidement d'adopter ou non cette proposition de règlement - sur le coût de ce bouclier ainsi que de cette réserve d'urgence pour les États membres et le budget de l'UE. Nous soulignons que des estimations transparentes sont nécessaires pour permettre au colégislateur de prendre une décision informée.

Le deuxième point que nous avons mis en avant dans notre avis est que le monde de la cybersécurité en Europe est déjà extrêmement fragmenté et complexe avec une pléthore d'agences, de programmes, de projets en matière civile, de défense ou de coopération policière. Le « cyberbouclier » et la réserve de cybersécurité proposés par le texte européen semblent se surajouter à cette complexité sans que le règlement présente à notre avis de manière très claire les structures de gouvernance et de responsabilité. Nous invitons donc le législateur à réfléchir à cette question en clarifiant - le cas échéant - le futur règlement ou, à tout le moins, en s'assurant à travers des propositions d'amendement que ces sujets seront clarifiéss avant de dépenser les fonds et de se lancer dans ce processus : il s'agit d'éviter de créer une structure supplémentaire qui, de façon opérationnelle, ne permettrait pas la détection plus rapide des menaces et resterait une tentative de progression assez onéreuse.

Voilà pour l'essentiel les deux points évoqués dans notre rapport : le reste se résume à des considérations plus techniques d'amélioration et de clarification du règlement que nous avons suggérées au législateur.

M. Alain Cadec, président. - Merci beaucoup pour votre synthèse.

Mme Florence Blatrix ContatJe souhaite vous interroger sur ce règlement de « cybersolidarité » au nom de ma collègue Catherine Morin-Desailly qui a dû nous quitter. Vous avez répondu par la négative à sa première question qui vous demandait si vous aviez obtenu des informations plus précises de la Commission sur les estimations de coûts du dispositif.

Vous vous inquiétez également dans votre rapport de la structure du financement du « cyberbouclier » : comment expliquer, selon vous, la différence de taux de cofinancement européen entre les plateformes de supervision de sécurité nationales et transfrontières ?

Par ailleurs, les précédentes réformes sur la cybersécurité SRI 2 (directive sur la sécurité des réseaux et des systèmes d'information) et NIS 2 (Network and Information Security) étant entrées en vigueur en décembre dernier, est-il à votre avis vraiment utile d'ajouter un échelon supplémentaire - en instaurant notamment les centres d'opérations de sécurité nationaux (SOC) et transfrontières (Cross-border SOC) sans avoir, au préalable, pris le temps de savoir si l'architecture actuelle fonctionnait ?

Vous avez également évoqué dans votre propos le partage d'informations et vous vous félicitez que celui-ci soit rendu plus attractif grâce à une incitation financière. Cependant, ici au Sénat, nous nous demandons systématiquement si le partage d'informations est souhaitable dans tous les domaines. En particulier, ne pensez-vous pas que partager des informations relatives à la sécurité de l'État ou à la défense nationale risque d'affaiblir les États et leurs intérêts fondamentaux ?

Enfin, vous préconisez que le rapport post-incidents de cybersécurité soit remis dans un délai déterminé pour être vraiment utile. Quel serait ce délai, selon vous ? L'Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité (ENISA) est-elle en mesure de faire face à cette tâche à effectif constant ou cela nécessite-t-il de revoir son organisation ?

M. Frédéric Soblet. - En ce qui concerne les estimations de coûts, nous nous sommes effectivement montrés assez critiques dans notre avis. En réalité, ces estimations existent mais la Commission a fait le choix de ne pas les publier car, d'un point de vue légal, elle estime qu'il ne relève pas de sa compétence de décider quels seront exactement les moyens alloués à un tel mécanisme ; ce chiffrage incombe plutôt à un centre de compétence établi à Bucarest en 2023 qui dispose de ses propres structures de gouvernance. La Cour des comptes estime néanmoins qu'on ne peut pas raisonnablement demander au législateur d'approuver cette proposition de règlement sans publier au moins ces estimations, même si elles restent indicatives.

En ce qui concerne la différence des taux de cofinancement entre les SOC nationaux et les SOC transfrontières sur laquelle la Cour s'est interrogée, la Commission nous a répondu qu'il s'agit simplement de montrer aux États membres l'engagement de l'Union visant à créer un véritable élan en faveur des SOC transfrontières, s'efforçant ainsi de privilégier la coopération transfrontière plutôt que de renforcer les dispositifs nationaux.

Votre troisième question porte sur l'opportunité de cette proposition de règlement alors, en effet, que le règlement NIS 2 sur la cybersécurité a été mis à jour en 2022. Il est vrai que certains objectifs assignés aux structures mises en place par la directive NIS 2 sont similaires à ceux de la nouvelle proposition de règlement et c'est pourquoi notre avis évoque un risque de duplication. Il convient cependant de nuancer ce propos car la directive NIS 2 de 2022 constitue la mise à jour d'un dispositif qui existait déjà depuis 2016 dans la directive NIS 1 : la nouvelle mouture sanctuarise de nombreux dispositifs qui existaient déjà de manière officieuse ou sous forme de projet pilote. Par conséquent, en termes de timing, je pense qu'il faut surtout garder en tête la vulnérabilité de l'Union européenne face aux cyberattaques, les risques d'attaques hybrides et le contexte politique qui accroît l'urgence de la situation. De notre point de vue, le problème ne réside pas dans le calendrier mais dans la nécessité de clarifier la gouvernance et d'éviter la duplication des dispositifs.

S'agissant du risque d'affaiblir l'Europe ou les États membres en matière de défense, par exemple, à travers le partage de données, je souhaite tout de suite vous rassurer : la proposition de règlement est un dispositif civil sans lien avec la sphère militaire. J'ajoute que, bien entendu, les dispositions du Traité s'appliquent : toute information qui serait de nature à mettre en péril la sécurité nationale ne doit pas être partagée ; le règlement est très clair à ce sujet et prévoit explicitement qu'il n'y a aucune obligation de partage d'informations de cette nature avec les autres États membres ou avec les institutions de l'Union.

En ce qui concerne notre recommandation relative à l'émission de rapports post-incidents, la Cour des comptes estime qu'il ne lui revient pas d'émettre des propositions précises à ce sujet : elle attire simplement l'attention sur le fait que des délais ne sont pas prévus et il ne faudrait pas que ces rapports soient finalisés trop tardivement, six mois ou un an après les incidents, car il faut être très réactif pour tirer les leçons de ces derniers. Ce travail peut-il être réalisé à effectif constant par l'ENISA ? La direction de cette agence répondra sans doute par la négative et il faut reconnaître que les incidents ainsi que les menaces sont en augmentation. La proposition de règlement, si elle n'impose pas nécessairement une nouvelle tâche à l'ENISA, en dehors de l'élaboration de ces rapports, renforce tout de même son rôle dans de nombreux domaines : ce sera donc à l'autorité budgétaire de s'emparer de cette difficulté mais l'Agence a indiqué de façon très transparente qu'il lui fallait des ressources supplémentaires pour pouvoir assumer ces nouvelles responsabilités.

M. Alain Cadec, président. - Nous arrivons à la fin de notre audition et je voudrais remercier très sincèrement nos intervenants en présentiel ou à distance. Nous rendons hommage à l'important travail qu'accomplit la Cour des comptes européenne.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 heures.