Mardi 17 octobre 2023

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de S.E. M. Raphaël Morav, chargé d'affaires d'Israël en France

M. Cédric Perrin, président. - Monsieur l'Ambassadeur, je tiens à vous remercier d'avoir accepté, dans ces heures si difficiles, l'invitation de notre commission à nous éclairer sur les récentes attaques qui ont endeuillé Israël, et provoqué douleur et sidération en France. J'ai eu l'occasion d'adresser mes condoléances à mon homologue de la Knesset, ainsi qu'à son président ; je vous les présente aujourd'hui à nouveau, au nom de toute notre commission.

Nous qui avons vécu, dans un passé récent, des scènes semblables de terreur, d'horreur, découvrant avec effroi que la cruauté et l'ignominie pouvaient faire effraction au coeur même de nos démocraties, nous nous associons pleinement à votre peine, qui est aussi la nôtre. Rien ne justifie la barbarie du Hamas, rien ne justifie l'antisémitisme, rien ne justifie le terrorisme.

Nous avons donc la douleur en partage, mais aussi l'angoisse : des familles françaises sont toujours sans nouvelles de leurs proches, qui sont très probablement au nombre des 200 à 250 otages détenus par le Hamas.

Nous souhaitons vous entendre sur plusieurs points.

Vous le savez, notre commission est compétente tant pour les questions internationales que pour les questions de défense. Et bien sûr, nous nous demandons d'abord comment expliquer que le Hamas ait pu préparer une opération d'une telle ampleur sans que les services de sécurité israéliens ne s'en aperçoivent.

Une telle opération nécessite également un soutien financier et logistique externe. L'Iran a-t-il été, selon vous, associé à la préparation de cette attaque ? Faut-il y voir, comme l'ont suggéré certains observateurs, une opération visant à torpiller le rapprochement en cours entre Israël et l'Arabie saoudite ?

Israël organise sa riposte. Après des bombardements massifs sur la bande de Gaza, il a été demandé à la population d'évacuer la partie Nord. On s'attend à une opération terrestre de grande ampleur. Quelles sont les options militaires qui s'offrent à Israël, et quels seraient les buts d'une telle opération ? L'objectif est-il d'éradiquer le Hamas en tant qu'acteur politique et militaire, en éliminant ses dirigeants et une bonne partie de ses combattants ? Mais comment y parvenir sans causer d'innombrables victimes civiles dans la population de Gaza ?

Il y a en outre l'immense difficulté posée par les otages, parmi lesquels figurent des Français. Mia Shem, franco-israélienne de 21 ans, est apparue dans une vidéo diffusée hier par l'organisation terroriste. Nous déplorons d'oreset déjà 21 morts et 11 disparus à ce jour.

Je voudrais faire ici, mes chers collègues, faire un bref commentaire personnel. À toute l'horreur de l'attaque du Hamas, faite du meurtre d'enfants, parfois encore bébés, s'ajoute ce crime de la prise en otage. Tout ce mode opératoire confirme que le Hamas ne diffère en rien de Daesh. Comme Français, nous avons vu des terroristes mitrailler la jeunesse de France au Bataclan. Comment ne pas ressentir la même douleur et la même révolte en voyant des terroristes mitrailler la jeunesse d'Israël dans une fête, dans les maisons, dans les berceaux ? Ou encore hier soir des supporters suédois mitraillés en plein rue.

J'en reviens à la situation sur le terrain, car comme élus, nous ne devons pas perdre de vue la dimension terriblement concrète de cette tragédie.

Monsieur l'Ambassadeur, nous pensons que le risque d'un embrasement général de la région est réel. Les escarmouches ont commencé à la frontière Nord, et le Hezbollah, soutenu par l'Iran, a annoncé des représailles massives si l'armée israélienne pénétrait dans la bande de Gaza. Israël serait-il prêt à assumer un affrontement, direct ou indirect, avec l'Iran ?

Enfin, si l'idée d'une « paix » paraît plus loin que jamais dans ces heures sombres, il ne faut jamais renoncer à l'espérer. Monsieur l'Ambassadeur, votre hymne national s'intitule Hatikva, « l'Espoir ». Je crois que c'est honorer la mémoire des fondateurs de l'État d'Israël et de tous ceux qui en France, depuis 1948, ont soutenu le droit des Israéliens de vivre en paix sur la terre d'Israël, que de garder l'espoir qu'un jour la paix puisse advenir au Proche-Orient.

La France a constamment réaffirmé son attachement à la solution des deux États, qui nous a semblé la seule voie pour parvenir à une coexistence pacifique entre Israéliens et Palestiniens. C'est pourquoi nous observons avec préoccupation les préparatifs en cours. Nous reconnaissons bien sûr le plein droit d'Israël à riposter : pour ceux de nos compatriotes qui suivent cette audition, je rappelle que le nombre des morts tués par le Hamas équivaudrait, à l'échelle de la France, à plus de 10 000 morts. Si nous, Français, voyions 10 000 de nos compatriotes être massacrés dans ces conditions inhumaines, qui peut croire que notre réponse serait autre chose que la riposte la plus ferme ?

Monsieur l'Ambassadeur, nous comprenons la nécessité militaire pour Israël de détruire le Hamas. Comme responsables politiques et comme amis d'Israël, notre devoir est de vous demander : comment ? Et que va-t-il se passer ensuite, si Tsahal entre dans Gaza ? Nous savons que le Hamas ne reculera devant aucune lâcheté, et se servira de la population de Gaza comme bouclier humain. Comment Israël va-t-il éviter de tomber dans le piège que tendent le Hamas et tous ceux qui le soutiennent, le piège de la communication, souhaitant en fin de compte un affrontement global entre le monde arabe et Israël, voire entre le monde arabe et les pays occidentaux ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur d'Israël en France. - Je saisis l'occasion de cette importante réunion pour vous remercier du soutien et de la solidarité que vous nous avez témoignés à la suite de l'attaque terroriste la plus tragique de l'histoire d'Israël par l'ampleur de sa barbarie et par son bilan humain. Israël a également été très sensible à l'hommage fort que le président du Sénat, M. Gérard Larcher, a rendu en séance publique, mercredi dernier, aux victimes israéliennes.

Alors qu'Israël a progressivement repris le contrôle et sécurisé les zones frontalières avec la bande de Gaza, l'ampleur du massacre perpétré par le Hamas a été révélée. Il s'agit d'une attaque meurtrière et barbare rappelant le modus operandi de l'État islamique, qui a été lancée sans aucun prétexte légitime ni action provocatrice préalable de la part d'Israël. Cette attaque révèle, une fois de plus, le vrai visage de ces organisations terroristes dirigées par le Hamas, à savoir des groupes sanguinaires et incontrôlables, issus de la même branche que l'État islamique, dépourvus de toute inhibition morale, motivés par la haine et le désir de provoquer la destruction de l'État d'Israël.

Il faut rappeler que le Hamas ne se préoccupe pas de la sécurité ni du bien-être de sa population civile dans la bande de Gaza. Il ne considère celle-ci que comme un pion à exploiter dans ses efforts pour nuire aux citoyens israéliens. À ce jour, nous pleurons plus de 1 400 civils assassinés, parmi lesquels des bébés, des enfants, des femmes et des personnes âgées, et même des rescapés de la Shoah.

Les plans du Hamas retrouvés sur les corps des terroristes prouvent que l'organisation avait parfaitement planifié la mort et la prise d'otages de civils en ciblant intentionnellement les femmes et les enfants. Des familles entières ont été décimées dans leur maison. Environ 260 jeunes ont été abattus lors d'un festival de musique. Au moins 3 500 personnes ont été blessées et nombreuses sont celles qui oscillent encore entre la vie et la mort. On décompte 199 personnes kidnappées vers Gaza, de 43 nationalités différentes, dont on ne connaît pas le sort.

Alors que le bilan des victimes françaises tuées durant les attaques meurtrières du Hamas s'alourdit, avec 21 morts et 11 disparus selon le Quai d'Orsay, je tiens à présenter nos plus sincères condoléances aux familles françaises endeuillées et à exprimer toute notre compassion aux familles des otages français dans ce moment tragique.

Plus de 6 600 roquettes et missiles ont été tirés à ce jour et le Hamas continue de cibler notre population. Compte tenu de ces circonstances, Israël est en guerre contre les organisations terroristes de la bande de Gaza.

Le Hamas, qui exerce son pouvoir dans la bande de Gaza, où il contrôle tous les aspects de la vie depuis seize ans, est à l'origine de cette attaque et sera tenu pour responsable de ses conséquences. Les dirigeants du Hamas portent l'entière charge de la détérioration actuelle de la situation et des mesures qu'Israël doit prendre pour y répondre.

Israël fera tout ce qui est nécessaire pour protéger ses citoyens et son territoire. Il s'agit de faire tomber le Hamas, de détruire ses infrastructures militaires et d'éliminer la menace terroriste que la bande de Gaza fait peser sur ses citoyens. En même temps, Israël déploiera tous les efforts possibles pour protéger ses otages, ses frontières et ses citoyens.

On parle beaucoup de la situation humanitaire ces derniers jours. N'oublions pas que, à la suite des attaques terroristes et des tirs de roquettes qui continuent de s'abattre sur Israël, des dizaines de milliers d'Israéliens ont été déplacés de leurs maisons dans les localités entourant la bande de Gaza et dispersés dans divers abris à travers le pays.

En outre, en raison des attaques continues du Hezbollah sur la frontière Nord et du risque aigu d'escalade qu'elles représentent, des milliers de résidents des localités de la frontière Nord ont été déplacés et d'autres viennent s'y ajouter chaque jour, en nombre.

Enfin, n'oublions pas que les tirs de missiles et de roquettes sur la population israélienne continuent à l'heure où je vous parle.

Comme vous le savez, les organisations terroristes opèrent délibérément à partir de zones peuplées de civils et à proximité de bâtiments et d'institutions humanitaires qu'elles instrumentalisent. Néanmoins, l'armée israélienne prend toutes les mesures possibles, conformément au droit international, pour éviter des pertes civiles. Ainsi, lorsque c'est possible, elle lance des avertissements avant de mener des actions contre le Hamas, qui pourraient causer des dommages à des personnes non impliquées.

Par conséquent, les forces de défense israéliennes ont averti les habitants de la bande de Gaza et leur ont demandé de se rendre dans la zone située au sud de la ville de Gaza pour les protéger et les épargner de tout danger. Ces avertissements ont été diffusés en langue arabe par divers canaux médiatiques, notamment sur les réseaux sociaux, ainsi que par l'intermédiaire de la société civile et des organisations internationales.

Cependant, le Hamas s'est adressé aux habitants de Gaza pour leur interdire d'évacuer. Surtout, il les a appelés à se fondre dans la résistance. En agissant de la sorte, le Hamas peut continuer d'instrumentaliser les Gazaouis comme boucliers humains pour ses activités meurtrières.

En outre, des témoignages de plus en plus nombreux indiquent que le Hamas entrave, voire empêche par la force, le déplacement de la population civile vers la partie sud de la bande de Gaza.

Tandis qu'Israël fait tout le nécessaire pour protéger sa population, le Hamas fait tout pour éviter la protection de sa propre population et pour terroriser les civils en Israël. Il est le seul responsable de cette situation.

Je rappelle aussi que le Hamas détient au moins 199 otages dans de très mauvaises conditions humanitaires et sans aucun respect du droit international, qui interdit la prise d'otages civils dans un conflit armé. Israël considère le Hamas comme entièrement responsable de leur survie et du traitement qu'ils reçoivent.

À la frontière nord, des missiles antichars et des obus de mortier ont été tirés depuis le territoire libanais, avec l'approbation du Hezbollah, sur les positions de l'armée de défense israélienne, et ce alors que des terroristes tentaient de s'infiltrer en Israël. Les forces de défense israéliennes ont riposté en ciblant les sources des tirs et en contrecarrant l'infiltration des terroristes.

Ces derniers jours, le ministre israélien des affaires étrangères, Élie Cohen, a accueilli en Israël plusieurs de ses homologues venus témoigner leur solidarité, dont la ministre française des affaires étrangères, Mme Catherine Colonna. Le président des États-Unis est attendu demain pour une visite en Israël.

En ce qui concerne l'Iran, les organisations terroristes impliquées sont des branches du régime des ayatollahs, qui encouragent de manière proactive les activités terroristes en Israël et dans le monde entier. Le Hamas n'aurait pas été en mesure de mener cette attaque meurtrière sans le financement, le soutien logistique et les armes qu'il a reçus de l'Iran. La République islamique d'Iran porte la responsabilité directe des capacités du Hamas et, par conséquent, la responsabilité de l'utilisation que le Hamas a faite de ces moyens.

Quant au Hezbollah, qui constitue le bras long du régime iranien au Liban, il a annoncé être responsable de plus de dix attaques perpétrées à l'encontre d'Israël ces derniers jours, y compris de tirs de missiles et de tentatives d'infiltrations terroristes. Ces attaques sont menées sous la tutelle et avec le soutien de l'Iran. Elles mettent en danger le Liban et ses habitants.

M. Cédric Perrin, président. - Je tiens à saluer la présence du président du groupe interparlementaire d'amitié France-Israël, M. Roger Karoutchi, qui est membre de notre commission.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, je tiens à exprimer notre entière solidarité avec le peuple d'Israël, qui a été atrocement attaqué par le groupe terroriste du Hamas, ce qui a entraîné des milliers de morts innocents, ainsi que la mutilation de femmes, d'enfants et de bébés. Notre pensée va aussi aux otages pour la libération desquels tout doit être entrepris. Nous partageons la même angoisse que vous à leur sujet, car des ressortissants français en font partie.

Les actions du Hamas, que nous condamnons avec la plus grande fermeté et dont la seule intention est de détruire Israël, desservent aussi la cause palestinienne en l'islamisant et en prenant les populations palestiniennes en otage. C'est pourquoi l'attachement à la cause palestinienne d'une partie de la communauté internationale ne doit pas se confondre avec la justification des actes terroristes du Hamas. Israël a le droit de se défendre. Quant à la politique du Premier ministre, M. Netanyahou, il reviendra aux Israéliens d'en juger démocratiquement, le moment venu ; l'heure est à la solidarité avec Israël et uniquement à cela.

Tout d'abord, pensez-vous que l'attaque d'Israël par le Hamas aurait pu, ou aurait dû, être prévue par les services de renseignement ?

Ensuite, l'Autorité palestinienne peut-elle encore jouer un rôle d'interlocuteur et dans quelles conditions pourrait-elle le faire ?

Enfin, vous avez déclaré que la France pouvait avoir une influence dans le conflit : de quel ordre pourrait-elle être ? Comment interprétez-vous la visite de la ministre des affaires étrangères française en Israël ?

M. Pascal Allizard. - Je fais miens les propos de ma collègue Marie-Arlette Carlotti quant au soutien et à la solidarité envers Israël, que j'ai également eu l'occasion d'exprimer en tant que représentant spécial pour les affaires méditerranéennes de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Selon vous, existe-t-il encore un camp de la paix chez les Palestiniens ? Y a-t-il des Palestiniens avec lesquels vous pouvez dialoguer ? En tant que représentant spécial, j'ai eu l'occasion de faire travailler ensemble des parlementaires israéliens et des membres du Conseil national palestinien : c'était à Marrakech, il y a trois ans, et cela semble très lointain. De telles initiatives sont-elles encore envisageables ?

Des pays arabes qui s'étaient récemment rapprochés d'Israël ont fait désormais un pas en arrière. S'agit-il d'une posture durable, ou pourrait-on envisager de rouvrir une discussion ?

Quant à la Chine, qui entretient avec Israël des relations, notamment économiques, elle vient de rappeler son soutien à la « juste cause » du peuple palestinien. Pensez-vous qu'elle jouera un rôle diplomatique dans cette crise, alors que chacun sait qu'elle s'est récemment rapprochée de l'Iran et de l'Arabie saoudite ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - L'attaque n'a en effet pas été prévue, soit que les renseignements aient été déficients, soit qu'ils aient été mal analysés. Une enquête sera ouverte sur ce sujet, mais pour le moment il s'agit que l'armée gagne cette guerre. Il y a certainement eu une défaillance, dont le chef du renseignement militaire a dit prendre la responsabilité, tout comme le chef des services de sécurité. Toute la lumière sera faite.

Pour ce qui est de l'Autorité palestinienne, la légitimité de son président pose problème, car il n'y a pas eu d'élection présidentielle depuis plus de quinze ans. Or, pour relancer un processus politique, il faudrait un partenaire qui soit en mesure de prendre des engagements courageux, susceptibles d'aboutir à des décisions historiques.

En réalité, l'Autorité palestinienne se sert de l'aide internationale qu'elle reçoit pour verser des allocations aux familles des terroristes qui sont en prison en Israël. Cela a des conséquences graves, puisque les terroristes se trouvent ainsi encouragés à passer à l'action. Ce problème d'encouragement à la radicalisation n'est pas nouveau et les autorités françaises en sont conscientes.

La France a exprimé sa solidarité et son soutien à Israël et c'est très important. Nos deux pays sont proches et entretiennent des relations dans pratiquement tous les domaines. Au-delà d'un appui moral, il est également important que la France continue de soutenir le droit d'Israël à se défendre et à donner la réplique nécessaire pour éradiquer le terrorisme dans la bande de Gaza.

La France joue également un rôle pour éviter l'embrasement de la région. Elle est intervenue en ce sens auprès des États voisins et nous avons beaucoup apprécié ce geste. La visite de la ministre était avant tout une visite de solidarité avec le peuple d'Israël.

Un camp pour la paix est-il encore envisageable ? Personnellement, j'y crois, car c'est l'issue vers laquelle il faut tendre. La majorité des Israéliens veulent la paix et c'est aussi le cas des Palestiniens. Le moment que nous traversons est difficile pour tous ceux qui croient à la paix, mais vous l'avez dit, notre hymne national est celui de l'espoir et nous gardons cet espoir d'une paix possible.

La Chine ne joue pas vraiment de rôle diplomatique dans la région ; elle laisse cela aux États-Unis et aux puissances européennes. Certes, elle a servi d'intermédiaire entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, mais elle n'a pas de volonté diplomatique forte dans la région.

M. François Bonneau. - Notre groupe s'associe aux propos de soutien qui viennent d'être tenus : il est clair qu'attaquer Israël, c'est attaquer tout l'Occident, à travers les valeurs qui sont défendues La colonisation a connu une progression extrêmement importante ces vingt dernières années, il suffit de regarder la carte pour s'en convaincre ou d'aller sur place. Or la protection des colonies mobilise de nombreux soldats : n'a-t-elle pas fragilisé le système de défense israélien ? Y a-t-il un risque que certains des pays partie prenante aux accords d'Abraham ne les remettent désormais en cause ?

Mme Michelle Gréaume. - C'est un conflit terrible, barbare et inhumain qu'il faut condamner avec des mots forts. Oui, il faut que nous soyons tous aux côtés d'Israël pour éradiquer définitivement le Hamas, cette organisation islamiste terroriste. Parallèlement, nous devons trouver une solution à ce conflit, une solution pour que la paix revienne durablement : l'ONU et l'Union européenne doivent tout mettre en oeuvre pour qu'une solution pérenne aboutisse et qu'un cessez-le-feu intervienne rapidement. Comme dans tous les conflits, il y a des victimes civiles collatérales, celles et ceux qui n'ont rien demandé à part vivre dans la paix et la fraternité, que ce soit au sein du peuple israélien ou du peuple palestinien. Rappelons aussi qu'il faut respecter la quatrième convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. De plus, il faut faire libérer les otages du Hamas le plus rapidement possible. Ce samedi, la rapporteure spéciale des Nations unies, Francesca Albanese, a alerté l'ONU sur un risque de nettoyage ethnique à Gaza et les Nations Unies parlent d'une catastrophe humanitaire inédite.

Monsieur l'Ambassadeur, mon groupe politique s'est, à plusieurs reprises, prononcé pour une solution à deux États. Quelle est la position d'Israël sur ce point ? À votre avis, quels obstacles faut-il lever pour parvenir à une solution de paix pérenne et à ce que ces deux peuples coexistent ? Enfin, quelles mesures Israël prend-il pour éviter de nouvelles victimes civiles et pour la libération des otages ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - L'enquête aura probablement à établir quelle était la répartition des forces armées israéliennes au moment de l'attaque du Hamas, et elle devra également dire quels étaient les renseignements sur cette attaque - mais pour ce qui me concerne, je n'ai guère d'informations sur ces questions.

Je suis convaincu que les intérêts des signataires des accords d'Abraham sont suffisamment forts, sur le plan économique, pour leur prospérité, autant que sur le plan sécuritaire, face à la menace iranienne - je suis convaincu que ces intérêts communs sont suffisamment forts pour que le gel des accords d'Abraham ne soit que temporaire, et que le rapprochement reprenne son cours par la suite. L'Arabie Saoudite était, avant l'attaque, sur le point de normaliser ses relations avec Israël, tous les pays signataires de l'accord regardent le Hamas comme une menace pour leur propre État, les accords d'Abraham vont prospérer, c'est ma conviction.

À la fin du conflit, il faut parvenir à une solution politique. La solution à deux États est sur la table, il y en a peut-être d'autres, et je suis bien d'accord avec vous pour dire que l'issue ne peut être que politique. Cependant, il faut bien voir qu'une négociation n'est pas possible avec le Hamas, qui ne reconnait pas Israël et qui ne veut pas la paix avec Israël. C'est donc avec l'Autorité palestinienne qu'on peut encore espérer relancer un processus politique.

M. Guillaume Gontard. - Comme je l'ai fait en séance publique mercredi dernier, je tiens, au nom du groupe écologiste, à vous témoigner toute notre solidarité face à l'épreuve sans précédent qui afflige Israël et son peuple. Toutes nos pensées vont aux victimes et aux otages. Nous sommes profondément attachés à la sécurité d'Israël et du peuple juif, ébranlé le 7 octobre par les attaques terroristes conduites par le Hamas, et rien ne peut ni ne pourra justifier ces attaques abominables pour garantir cette sécurité.

Votre gouvernement a choisi une forme de réponse extrêmement forte qui a déjà fait plusieurs milliers de victimes et devrait conduire prochainement à une opération militaire terrestre dans la bande de Gaza. Le droit à la défense et à votre sécurité est incontestable. Cependant, nous nous inquiétons d'une réponse qui ne permettrait pas de respecter des vies de civils palestiniens, femmes, enfants, vieillards, par milliers, des vies de soldats israéliens et de réservistes dans des proportions qui dépendront de l'ampleur de vos objectifs.

Nous nous interrogeons aussi parce que nous sommes convaincus qu'une nouvelle guerre contre la terreur ne résoudra rien : l'histoire des dernières décennies nous a montré que les démocraties et les armées régulières ne peuvent pas gagner ces guerres, pas même la plus grande armée du monde. Depuis la prise du pouvoir du Hamas à Gaza, les opérations militaires se sont succédées : « Plomb durci » en 2008, « Pilier de défense » en 2014, et désormais « Glaive de fer » - sans succès puisque tel l'hydre, le Hamas temporairement affaibli en ressort plus fort et aguerri. La réponse n'est pas simple, elle est politique. Comment retrouver l'espoir ? Est-il possible de combattre à Gaza sans imposer une punition collective insoutenable au peuple palestinien ? Quelles précautions votre état-major prend-t-il pour épargner des civils qui ne peuvent pas quitter la bande de Gaza ?

Nous considérons également que seule une solution politique à deux États peut garantir la sécurité d'Israël. Le Gouvernement que vous représentez partage-t-il cette opinion ? Quelles sont les conditions, selon vous, pour espérer un cessez-le-feu ? Avec quel interlocuteur Israël peut-il construire la paix ?

Mme Nicole Duranton. - Le groupe RDPI condamne fermement les attaques du Hamas contre Israël et vous apporte toute sa solidarité.

L'attaque sans précédent du Hamas risque de saper les tentatives de normalisation entre Israël et l'Arabie Saoudite, poids lourd du Moyen-Orient. Ces négociations en cours, parrainées par les États-Unis, pourraient voir l'Arabie Saoudite reconnaître Israël en échange de garanties de sécurité américaines.

Le 20 septembre, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a fait état de progrès dans le rapprochement avec Israël, mais il a exigé des avancées sur la question palestinienne, considérée comme une priorité par son père le roi Salmane.

En ce sens, le timing de l'attaque du Hamas n'est pas anodin selon certains spécialistes. Aujourd'hui, qu'en est-il des échanges avec l'Arabie Saoudite ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - Israël respecte pleinement le droit international. Mon pays a même innové, en envoyant des tracts pour avertir la population civile de bombardements à venir, ce qui n'est pas requis par le droit international et ce qui n'a pas été fait, par exemple, lors des opérations à Mossoul contre Daesh, ni à Bagdad pendant la guerre du Golfe...

M. Pascal Allizard. - Les Alliés l'avaient fait en Normandie, en 1944...

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - Les opérations militaires ne règlent pas le fond des choses, nous en sommes bien d'accord. C'est pourquoi, après seize ans d'un modus operandi face au terrorisme où nous pensions que le fait de frapper le Hamas à sa tête, par des opérations ciblées contre ses dirigeants, pourrait le calmer et le faire devenir un acteur politique, cette attaque nous fait perdre toute illusion et nous convainc qu'il nous faut changer de paradigme. Il ne peut y avoir d'impunité pour les commanditaires de ces attaques meurtrières, car on sait très bien qu'en cas de cessez-le-feu, ils prépareraient une nouvelle attaque contre Israël, et il ne faut pas oublier que, pendant ce temps, les tirs de roquettes continuent contre notre territoire, depuis Gaza. On doit donc traiter ce problème, on ne peut accepter que la population continue d'être terrorisée. L'action militaire n'est bien sûr pas la solution à tous les problèmes, mais c'est la condition préalable à toute solution politique.

Le cessez-le-feu n'est pas à l'ordre du jour. Si les terroristes du Hamas relâchaient leurs otages et se rendaient, la question se poserait, mais ce n'est pas le cas.

Nous étions proches d'un accord de normalisation des relations diplomatiques avec l'Arabie Saoudite ; cela compte effectivement, me semble-t-il, dans le moment choisi par le Hamas pour attaquer. Cette attaque va retarder cette normalisation, mais je ne crois pas qu'elle va l'empêcher, les intérêts au rapprochement me paraissent trop forts pour que le processus s'arrête véritablement.

Mme Gisèle Jourda. - Quels signes avez-vous reçus de la Russie au lendemain de l'attaque du Hamas ? On peut penser que les Russes regardent cette situation dramatique comme un moyen de détourner le regard de ce qui se passe en Ukraine : qu'en pensez-vous ?

Mme Valérie Boyer. - À mon tour de vous dire toute notre solidarité, notre compassion pour les pogroms abominables que vous venez de vivre et qui ont saisi d'effroi le monde entier, en tout cas une partie du monde dont fait partie la France. Les Français sont nombreux à ressentir du désarroi, face à cette déclaration de guerre abominable et à ce qu'elle entraîne pour le territoire d'Israël. Nous le ressentons en tant qu'amis d'Israël, en tant que personnes qui avons de nombreux amis juifs - parce qu'il s'agit de cela, aussi, nous tremblons dès que nous allumons la télévision qui nous plonge dans une horreur que nous n'aurions pas imaginée il y a encore peu.

Vous nous dites qu'Israël innove en prévenant les populations civiles et en leur demandant d'évacuer, et qu'Israël ne s'en prend pas aux civils. Cependant, ces populations n'ont nulle part où aller, dès lors qu'elles sont retenues par le Hamas et qu'elles ne sont pas bienvenues dans les pays voisins. Aussi, quand bien même il s'agit de guerre, et que nous vous soutenons dans cette guerre, nous pensons à l'après, lequel dépend pour partie de la façon dont le Hamas va se servir de la population et des otages comme boucliers humains. Savez-vous si des pays seraient susceptibles d'accueillir des civils ? Quel rôle les Américains entendent-ils jouer auprès des civils ?

M. Cédric Perrin, président. - Hier, Radio J annonçait que le président ukrainien Volodymyr Zelensky aurait demandé à faire une visite en Israël, mais qu'il lui aurait été répondu que cela ne serait pas le bon moment. Les événements en cours ont-ils changé quelque chose dans la position d'Israël vis-à-vis de l'Ukraine, compte tenu des relations entre la Russie et l'Iran, en particulier les ventes d'armes de l'Iran à la Russie ? La position de prudence d'Israël vis-à-vis de la guerre en Ukraine, est-elle en train d'évoluer ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - Je ne suis pas expert des relations d'Israël avec la Russie. Cependant, je peux dire que nous avons des relations particulières avec la Russie, du fait de la présence des Russes à notre frontière, en Syrie, nous devons en tenir compte - les Russes contrôlent l'espace aérien de la Syrie, cela demande de se coordonner avec eux. Notre position est donc plus nuancée sur le conflit en Ukraine, même si, s'agissant des valeurs, il est facile de savoir de quel côté nous nous situons. Le moment n'est pas idéal pour une visite du président Zelensky, les conditions s'amélioreront avec un retour à la normale.

Je ne sais pas si des pays se sont dits prêts à accueillir des populations de Gaza. Il me semble que l'Union européenne a communiqué sur le sujet...

Mme Ronit Ben Dor, ministre plénipotentiaire près l'ambassade d'Israël à Paris. - Il y a une coordination depuis des années entre l'armée israélienne et les organisations internationales, elle continue aujourd'hui lorsque l'armée appelle les populations à se mettre à l'abri en évacuant vers le sud. Le secrétaire général des Nations-Unies dit que ce n'est pas une solution, mais quelle serait la bonne solution dès lors que les populations civiles sont utilisées comme boucliers humains ? On nous demande de la proportionnalité, c'est ce que nous faisons en faisant le nécessaire dans la situation très difficile qui est la nôtre, où nous subissons une attaque et où les terroristes prennent en otage la population civile.

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - J'ajoute que nous n'avons pas demandé à la population civile de quitter la bande de Gaza, mais de se déplacer 20 kilomètres plus au sud, soit la distance entre Paris et Versailles, pour éviter les pertes civiles.

M. Roger Karoutchi. - Si les Israéliens demandent cette évacuation vers le sud, c'est d'abord parce que les tunnels du Hamas sont sur Gaza City : c'est bien la zone des tunnels qui est visée.

Que peut-on faire pour sauver ce qui peut l'être des accords d'Abraham ? Je veux souligner que malgré les manifestations de la rue arabe, aucun des gouvernements concernés par ces accords n'a parlé d'annuler les engagements pris. Le prince Mohammed ben Salmane a parlé de suspendre ces accords, pas de les annuler, la nuance est de taille puisqu'elle laisse entendre que les accords pourraient reprendre. Dès lors, Monsieur l'Ambassadeur, que fait Israël en direction de ces États arabes soumis à la pression de leur opinion, pour sauver les accords d'Abraham ? Je vous le demande, parce que je suis convaincu que ces accords sont essentiels pour l'image d'Israël dans le monde...

M. Bruno Sido. - Vous dites que le Hamas continue de bombarder Israël. Comment ce mouvement fait-il pour avoir autant d'armes, alors que vous avez beaucoup investi pour l'encercler ?

Vous allez attaquer Gaza. Envisagez-vous, sachant l'importance de l'aspect médiatique des événements, de bloquer les communications sur le champ de bataille ?

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - S'agissant des accords d'Abraham, les canaux de communication restent ouverts, nous avons des ambassades dans les pays concernés et les États-Unis demandent à ces pays de maintenir, même discrètement, les relations établies. Je le répète : les intérêts à long terme me paraissent l'emporter, pour que la donne ne change pas.

Comment le Hamas a-t-il réussi à amasser tant d'armes ? En réalité, ce n'est pas si compliqué, étant donné la nature des armes qu'il utilise. Il ne faut pas imaginer que des roquettes ou des missiles arriveraient entiers sur la bande de Gaza ; des vidéos ont montré que des produits de la vie courante, comme des tuyaux d'irrigation, peuvent être transformés dans des ateliers sommaires en missiles - ces tuyaux d'irrigation, du reste, avaient été financés par de l'aide européenne...

Mme Ronit Ben Dor. - La question, en démocratie, n'est pas la même s'agissant de savoir si l'on peut, ou si l'on veut bloquer les communications. Israël est un État démocratique, ce qui rend politiquement peu tenable l'objectif qui consisterait à interdire toute communication.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je vous exprime à mon tour ma solidarité à la suite de cette attaque terroriste ignoble. Nous sommes dans le temps court des conséquences immédiates, mais nous n'oublions pas le plus long terme et, comme vous l'avez dit, il faudra trouver une solution politique. Vous dites que la solution à deux États est sur la table et qu'il y en a peut-être d'autres ; aussi, je m'interroge sur la volonté d'Israël de mettre fin, ou non, à une politique qui encourage les colonies à se développer, alors que les Nations Unies ont précisément désigné ces colonies comme un obstacle majeur à l'instauration d'une paix durable, celle que nous visons. Notre commission s'est rendue sur le terrain l'an passé, nous y avons constaté ce qui s'y passe. Il nous paraît certain que quand on veut sortir par le haut d'une situation de crise, tout le monde doit y mettre du sien. Qu'est-ce qu'Israël est prêt à faire pour une solution à deux États - une solution qui est largement soutenue par la communauté internationale ?

M. Christian Cambon. - Notre commission s'est effectivement rendue l'an passé en Israël et dans les territoires palestiniens, y compris à Gaza - nous resterons probablement l'une des dernières commissions parlementaires à s'y être rendue avant longtemps. Nous y avons constaté combien la situation y était difficile, ce que tout le monde sait, mais aussi l'importance de l'aide publique au développement (APD) que la France apporte à ces territoires : depuis 1999, la France y aurait contribué pour quelque 500 millions de dollars ; or, sur place, on perçoit mal ce que le Hamas a fait de cet argent, car mis à part le centre culturel français et une usine de traitement des eaux, nous n'avons pas eu l'occasion de voir à quels investissements l'APD française avait pu contribuer  - je ne parle pas de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) qui fait un travail très important, en particulier en matière éducative. Que pensez-vous de cette aide apportée aux territoires palestiniens ? Quelle vous paraît l'attitude que la France peut tenir, pour aider les populations civiles, mais sans donner au Hamas une occasion de détourner une partie de cette aide ? Vous dites qu'à Ramallah, l'Autorité palestinienne finance les familles des terroristes, cela donne à réfléchir, les Français s'interrogent sur l'usage précis de l'aide.

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - On entend souvent que les colonies feraient obstacle à la solution à deux États, mais la présence de colonies dans le Sinaï n'a guère empêché l'Égypte et Israël de parvenir à un accord, qui comportait le retrait de ces colonies du Sinaï. Israël a aussi retiré ses colonies de la bande de Gaza, en pensant que cela permettrait de vivre en bon voisinage. Or c'est le contraire qui s'est produit. La question des colonies devra être résolue dans le cadre d'un processus de paix. Israël a déjà prouvé qu'en échange d'une véritable paix durable, il pouvait évacuer des colonies.

L'Autorité palestinienne reçoit la plus importante aide publique au développement par habitant au monde, et cela depuis cinq décennies. On pourrait penser qu'un tel niveau d'aide engendrerait un miracle économique à la façon de Singapour ou de Hong-Kong ; s'il n'en n'est rien, c'est aussi parce qu'il y a un problème de gestion et de transparence de l'aide. En réalité, l'Autorité palestinienne n'organise aucun débat ni aucun contrôle de l'usage des fonds d'aide. Ce qu'il faut donc, tout d'abord, c'est au moins instaurer un contrôle de l'aide, ne serait-ce que pour en mesurer l'efficacité.

Mme Ronit Ben Dor. - Il faut regarder toute la chaîne de dépenses et voir précisément où elles vont. Nous avons protesté contre le fait qu'un livre publié par l'Unrwa contenait un appel à la haine envers Israël, mais nous n'avons pas été entendus, nous l'avons dit aux Européens mais sans qu'il y ait de changement.

M. Raphaël Morav, ambassadeur. - Il faut voir aussi qu'à côté de l'APD, arrive à Gaza un flux d'argent collecté par des associations dites caritatives et qui, en réalité, servent de couverture au Hamas. Des outils existent pour lutter contre le blanchiment d'argent et les organisations terroristes, mais ils ne sont pas déployés à Gaza. C'est un aspect à traiter.

M. Cédric Perrin, président. - Merci de vous être rendus disponibles. Vous avez constaté qu'ici, au Sénat, malgré le très large éventail d'opinions politiques représentées, il n'y a pas de voix dissonantes et que nous savons appeler les choses par leur nom, ce qui n'empêche nullement chacun d'avoir son point de vue. Trois messages vous ont été délivrés aujourd'hui : d'amitié, de soutien et d'espoir, autour de la paix et de solutions - vous pouvez compter sur nous dans la recherche d'une solution durable, à laquelle nous aspirons tous.

La réunion est close à 18 h 05.

Mercredi 18 octobre 2023

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Coordination des politiques de défense et sécurité nationale, de cybersécurité et de lutte contre les menaces hybrides - Audition de M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), du général de brigade aérienne Emmanuel Naëgelen, directeur adjoint de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI) et de M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum)

M. Cédric Perrin, président. - Monsieur le Secrétaire général, Mon Général, Monsieur le chef de service, mes chers collègues, dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, nous accueillons M. Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), pour l'entendre sur les crédits du programme 129 relatifs à la coordination des politiques de défense et sécurité nationale, de cybersécurité et de lutte contre les menaces hybrides. Je vous remercie de votre présence à un horaire qui est habituellement dédié aux réunions du Conseil de défense et de sécurité nationale dont vous assurez l'organisation ; vous étiez cependant aujourd'hui disponible car l'urgence de la menace terroriste a conduit à avancer le dernier conseil de défense.

Vous êtes accompagné du général de brigade aérienne Emmanuel Naëgelen, directeur adjoint de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI), et de M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Je souligne que depuis votre audition de l'année dernière l'état-major qui vous entoure a été entièrement renouvelé puisque M. Vincent Strubel, représenté aujourd'hui par le Général Naëgelen, a remplacé M. Guillaume Poupard à la tête de l'ANSSI en début d'année. Plus récemment, M. Brillant a pris la relève de M. Gabriel Ferriol.

S'agissant de Viginum, qui a été créé il y a seulement deux ans, l'occasion est propice à dresser un premier bilan de son action dans un domaine, celui de la lutte contre les ingérences étrangères en matière de manipulation de l'information, que le Président de la République a érigé en priorité stratégique dans la revue nationale stratégique et dont on voit aujourd'hui encore un peu plus combien elle a d'importance. Je ne cache pas que ce que vous pourrez nous dire de Viginum, dont le rôle reste relativement discret, peut-être à juste titre, m'intéressera particulièrement.

Vous nous direz également, Monsieur le Secrétaire général, comment vous entendez développer les missions de l'ANSSI pour faire face aux menaces de cybersécurité qui concernent notre sécurité nationale mais aussi chaque citoyen de notre pays. Des attaques très graves ont perturbé les services publics, collectivités territoriales et établissements de santé. Je pense que chacun d'entre nous a entendu parler dans sa circonscription d'attaques ou de dégâts intervenus dans ce domaine.

Je ne serai pas plus long car mes collègues auront certainement beaucoup de questions à vous poser et, en particulier, Olivier Cadic et Mickaël Vallet qui ont été reconduits dans leurs fonctions de rapporteur sur le programme 129.

Je rappelle que l'audition porte sur la cybersécurité et les menaces hybrides. Compte tenu du contexte sécuritaire, il y aura peut-être des questions en rapport avec la menace terroriste mais je vous laisserai juge d'y répondre au regard de vos attributions.

Avant de vous céder la parole, je rappelle à tous que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. - Je suis heureux de retrouver votre commission pour la quatrième fois, et de rencontrer à nouveau les sénateurs avec qui j'ai eu l'occasion de travailler tout au long de ma carrière. C'est à chaque fois un vrai plaisir de pouvoir vous informer de ce que nous faisons ou préparons, des moyens dont nous disposons et de la manière dont nous essayons de faire face aux crises auxquelles est confronté notre pays. Comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, ces crises sont nombreuses et se sont encore accrues ces derniers jours. Ainsi lors du dernier Conseil de défense qui s'est tenu exceptionnellement vendredi dernier, nous avons proposé à la Première ministre de passer en urgence attentat. Cette décision a été prolongée par un ensemble de mesures prises dans notre pays : je pourrai vous donner plus de détails à leur sujet.

Tout d'abord, je vais vous présenter succinctement notre projet de budget pour l'année 2024. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) représente plus du tiers du total des crédits de la mission Direction de l'action du Gouvernement. Le budget opérationnel de programme (BOP) SGDSN représente ainsi 40 % des allocations du programme, 36 % des crédits du titre 2 consacrés aux dépenses de personnel et 43% des crédits hors titre 2. Pour l'année 2024, nous vous proposons un budget de consolidation qui progressera, par rapport à 2023, de 4,8 % en autorisations d'engagement (AE) et de 11,8 % en crédits de paiement (CP). Ce budget opérationnel sera ainsi porté à 363,5 millions d'euros en AE et 362,9 millions d'euros en CP.

Comme d'habitude, environ un tiers de ce budget est constitué par des dépenses de rémunération tandis que les deux tiers restants correspondent à des dépenses de fonctionnement et d'investissement. On constate des augmentations de dépenses imputables à la hausse des factures d'électricité, un accroissement des dépenses de travaux interministériels et une augmentation des moyens de Viginum, pour accompagner sa montée en puissance, ainsi que de l'ANSSI, en particulier pour lui permettre de faire face à la préparation des jeux Olympiques de 2024. Notre schéma d'emploi triennal pour la période 2024-2027 est respecté, avec 56 ETP (Équivalents Temps Plein) supplémentaires prévus en 2024, dont 40 au profit de l'ANSSI et 10 pour l'opérateur des systèmes d'information interministériels classifiés (OSIIC). Ce dernier est confronté à une hausse de charges liée à l'ensemble du matériel destiné aux communications intergouvernementales ou entre administrations : ces dernières doivent être protégées contre des ingérences étrangères qui se multiplient. Par ailleurs, des emplois supplémentaires sont prévus pour le GIC (Groupement interministériel de contrôle) et Viginum récupérera 17 ETP par voie de transfert, dont 10 ETP provenant du ministère de l'Intérieur et 7 ETP provenant du ministère des Armées. Ces emplois, qui étaient auparavant pourvus par voie de mise à disposition, seront totalement intégrés dans le Service de vigilance, ce qui lui permettra de renouveler ses effectifs et de compléter ses moyens. Au total, ce sont 1 283 ETP, dont 350 militaires, qui vous sont proposés par ce budget au sein du SGDSN. Je signale que le poids des restes à payer demeure élevé malgré nos efforts de réduction. Cela s'explique par les opérations immobilières importantes que nous menons. Ainsi, l'immeuble de l'ANSSI à Rennes, qui sera inauguré dans les prochains jours, accueillera à terme 200 personnes. Nous avons également renouvelé le bail pour les locaux de Viginum - c'est-à-dire le bâtiment dit du Ponant, en face de l'Hôpital Georges Pompidou. De plus, des travaux de réaménagement à l'intérieur des locaux du SGDSN sont en cours pour réhabiliter d'anciens bâtiments et les rendre utilisables.

J'en viens aux sujets d'actualité que vous avez évoqués, Monsieur le Président. La guerre en Ukraine a occupé une grande partie de notre année 2023 et cette tâche se poursuit. Nous avons également dû faire face aux effets des sanctions économiques et aux préoccupations en matière de sécurité économique. De plus, le non-respect du droit international et l'attitude de la Russie ont désinhibé les États autoritaristes, ce qui a suscité des menaces liées à la prolifération nucléaire, bactériologique et chimique. J'ajoute que les conflits frontaliers se sont réveillés dans de nombreuses régions, soulevant des questions relatives au droit de la guerre. En Afrique, la Russie a étendu son influence par la manipulation de l'information, ce qui a mobilisé Viginum tout au long de l'année. Le terrorisme islamique n'a malheureusement pas disparu malgré nos victoires contre l'État islamique au Levant et il réapparaît dans notre pays ainsi que chez nos voisins. L'attaque terroriste du Hamas contre Israël, avec d'épouvantables massacres de civils, entraine d'ores et déjà des difficultés politiques, géopolitiques et humanitaires extrêmement graves. Nous sommes également attentifs à la l'influence croissante de puissances régionales comme l'Iran ou la Turquie et, bien entendu, la Chine nous préoccupe beaucoup, y compris en matière de cybersécurité et de désinformation.

Notre objectif est d'éviter de tomber dans le piège résumé par la formule « The West against the Rest » que certains veulent nous tendre, et qui vise à opposer l'alliance de l'OTAN, des États-Unis et des pays occidentaux au reste du monde. Cette tentative politique, qui est à l'évidence menée, est très dangereuse et nous souhaitons la contrecarrer fortement pour continuer à remplir notre rôle diplomatique de puissance d'équilibre dans l'ensemble du monde.

Par ailleurs, les enjeux climatiques commencent à avoir de fortes conséquences en termes de conflits et de migrations. Les sujets de démographie, que j'avais déjà évoqués devant vous ces dernières années, sont en train de monter en puissance : on le constate de facto avec les conséquences des guerres, mais aussi dans différents pays. Enfin, dans les 15 prochains mois, se profilent de nombreux calendriers électoraux qui seront une opportunité de rebattre les cartes, mais également l'occasion pour des adversaires d'essayer de nuire à la sincérité des scrutins. Je mentionne ici d'abord nos élections européennes. Tout le monde pense également aux élections américaines, britanniques - qui se dérouleront d'ici un an - aux élections sénégalaises, indiennes et russes, même si les résultats de ces dernières sont un peu moins incertains. Les enjeux de ces scrutins seront très importants et je rappelle que des élections viennent de se dérouler en Pologne.

Face à ces défis, nous devons renforcer nos protections. Je ne reviendrai pas ici sur la loi de programmation militaire que vous avez évoquée et que vous avez votée, pour laquelle nous avions préparé une revue nationale stratégique présentée en novembre 2022.

Je voudrais insister sur quelques menaces qui nous ont beaucoup occupés cette année. Avant de passer la parole à mes adjoints sur les thématiques de déstabilisation de l'information et de cybersécurité, j'aborderai les sujets de sécurité économique. Nous avons constaté des tentatives de prise de contrôle d'entreprises - après parfois leur déstabilisation - d'une ampleur extrêmement importante de la part de différents pays et dans différents endroits. Au moment où nous essayons de reconstruire notre industrie pour disposer d'une économie résiliente - la relocalisation industrielle et la reconstruction d'un tissu économique fort étant une nécessité dictée par l'évolution géopolitique - nous constatons l'existence de nombreuses activités visant à contrecarrer cette orientation, et, à tout le moins, à prendre le contrôle de nos entreprises. Je mentionne à cet égard l'espionnage industriel, le débauchage d'ingénieurs et de commerciaux mais aussi l'utilisation de ce que nous appelons l'extraterritorialité du droit ou « lawfare » (qui renvoie au warfare), la judiciarisation des relations commerciales et l'édiction de normes internationales au bénéfice d'un État. Toutes ces actions nuisent à la sécurité économique en mettant en danger notre patrimoine scientifique, technique et économique.

Nous tenons très régulièrement des réunions non seulement avec le ministère de l'Économie et des Finances, mais également avec tous les autres ministères, y compris ceux concernés par la base industrielle et technologique de défense (BITD), pour protéger nos entreprises, réagir en soutenant leur capital, en intervenant à un moment ou à un autre ou en bloquant les investissements étrangers potentiellement hostiles, de façon à préserver une bonne partie de nos entreprises stratégiques. Nous organisons également des réunions mensuelles sur ce sujet avec le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) au sein du comité de liaison en matière de sécurité économique (Colise), et nous en organisons encore une cet après-midi pour examiner le cas d'un certain nombre d'entreprises en difficulté.

Nous menons également des campagnes de sensibilisation auprès de ces entreprises pour les inciter à la prudence, que ce soit en matière de cybersécurité - car certaines d'entre elles font preuve d'une naïveté désarmante - ou en matière de manipulation de l'information. Nous constatons en effet que, surtout dans le cadre du conflit actuel, il peut y avoir des activités de déstabilisation et de lutte contre la réputation qui peuvent être extrêmement puissantes.

S'agissant des ingérences numériques étrangères, je laisserai Marc-Antoine Brillant détailler l'ensemble du sujet : je souligne ici qu'il a eu énormément de travail et que celui-ci a été très bien conduit, mais de ce fait, il y a encore énormément d'opérations dont le traitement nécessite de nous réorganiser. Cette année, nous allons donc essayer d'avancer sur des sujets de stratégie, en liaison avec le ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères ainsi que les autres ministères, pour élaborer une stratégie de lutte contre les manipulations de l'information. Il s'agit de développer non seulement notre capacité à réagir - je rappelle que, de même que l'ANSSI, Viginum a été conçue comme un bouclier et pas une épée - mais aussi de renforcer notre efficacité en coordonnant nos actions avec l'ensemble des acteurs susceptibles d'intervenir. Nous allons engager un travail sur ce sujet. L'ANSSI va également lancer une révision de la stratégie de lutte contre les cyberattaques : celle-ci a été adoptée en 2018 et nous souhaitons la mettre à jour pour tenir compte des évolutions en matière de cybercriminalité ou de cyberattaques et en particulier de l'arrivée de l'intelligence artificielle et du quantique. Tout cela va complètement bouleverser la donne et nous amènera à revoir notre position, encore une fois, en liaison avec les autres ministères, pour jouer un rôle plus offensif.

Vous avez évoqué, M. le Président, les évolutions de l'état-major et il est vrai que deux postes majeurs ont changé de titulaire cette année. Je précise qu'au sein du SGDSN, nous avons également une nouvelle directrice de la protection et de la sécurité de l'État (PSE) : il s'agit de Mme Muriel Nguyen qui était auparavant directrice du cabinet ministériel de M. Olivier Klein après avoir été préfète de la Meuse puis de la Somme. Demain, j'aurai également à choisir une nouvelle personne à la tête de la direction des affaires internationales, stratégiques et technologiques (AIST) : le poste est actuellement vacant car M. Charles Touboul a rejoint le cabinet du Garde des Sceaux. Ainsi avec le chef du service des affaires générales, c'est en fait tout l'état-major, sauf votre serviteur et son adjoint, qui auront changé en 2023.

M. le général de brigade aérienne Emmanuel Naëgelen, directeur adjoint de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI).- Dans le prolongement des propos du secrétaire général, je vous propose un premier tour d'horizon de la menace cyber, telle que nous l'observons, avant de vous présenter rapidement les deux principaux défis qui nous attendent dans les prochains mois.

En ce qui concerne la menace cyber, comme Guillaume Poupard l'avait mentionné l'année dernière, le niveau de menace est très élevé et il l'est resté en 2022. Plus encore, au premier semestre 2023, nous avons constaté une augmentation de 23 % du nombre d'événements traités par l'ANSSI par rapport au dernier semestre de 2022.

Nous continuons à faire face à trois types de menaces : une menace étatique ou stratégique, une menace de nature criminelle et une menace de type « hacktiviste ». La menace étatique ou stratégique, qui est le « fonds de commerce » de l'Agence depuis sa création en 2009, a pour principale finalité l'espionnage et elle se traduit également par du sabotage. Cette activité est celle qui occupe le plus les équipes de l'Agence. Je précise que sur les 19 opérations de cyberdéfense et incidents majeurs traités par l'ANSSI en 2022, neuf impliquaient des modes opératoires, c'est-à-dire des groupes, en source ouverte affiliés à la Chine.

Pour sa part, la menace d'origine criminelle est indiscriminée et massive. Elle s'est industrialisée en pratiquant ce qu'on appelle « la pêche au chalut », avec un fort impact sociétal comme en témoignent les attaques portées contre les hôpitaux. Cette criminalité a pour objectif l'extorsion de fonds en prenant en otage des données ou des systèmes d'information. Nous avons constaté une augmentation significative de cette menace au premier semestre 2023, avec une hausse de 50 % par rapport au dernier semestre de 2022. Les principales victimes sont les entreprises, notamment les TPE, les PME et les entreprises de taille intermédiaire, ainsi que les collectivités territoriales.

Enfin, la menace de nature revendicative est conduite par les « hacktivistes » qui cherchent à obtenir une couverture médiatique en menant des attaques pour rendre certains sites web indisponibles. On a constaté une véritable résurgence de cette menace avec le conflit en Ukraine et plus récemment au Proche-Orient. Cependant, depuis les attaques du Hamas du 7 octobre dernier, nous n'avons pas observé d'augmentation des assauts informatiques touchant la France alors que de nombreuses opérations d'activisme contre Israël ont été menées par des groupes pro-palestiniens, pro-russes ou pro-iraniens.

Je signale enfin que nous observons une véritable porosité entre les groupes cybercriminels et les groupes étatiques, avec des convergences en termes de techniques. Ces attaques sont souvent rendues possibles en exploitant trois catégories de vulnérabilités : la principale est, tout d'abord, logicielle, les victimes n'appliquant pas les correctifs préconisés par les éditeurs, permettant ainsi d'exploiter des failles notoires. La deuxième se rattache à des usages informatiques mal maîtrisés et, enfin, les sous-traitants disposant de faibles protections sont une troisième source de vulnérabilité informatique.

J'en viens aux défis qui nous attendent. Les chiffres que je viens de vous donner parlent d'eux-mêmes et force est de constater que nous ne sommes pas en mesure aujourd'hui de couvrir totalement cette menace grandissante. Or l'objectif qui nous a été fixé par le président de la République dans la revue nationale stratégique est de donner à la France une cyber résilience de premier ordre. Pour atteindre cet objectif, nous devons relever un défi qui est vraiment structurel pour l'agence : celui du passage à l'échelle. En effet, la multiplication de nos moyens par deux, cinq ou dix ne nous permettrait pas, en l'état actuel, de répondre à la menace. Il faut désormais passer d'une logique très ciblée sur les opérateurs critiques, comme cela a été le cas jusqu'à présent, à une stratégie beaucoup plus large qui nous permettra de couvrir les établissements publics, les collectivités et les entreprises, avec des niveaux de protection adaptés à ces diverses entités. Ce passage à l'échelle nous impose aussi de travailler de plus en plus en réseaux et d'animer ces derniers, notamment au sein des régions. Grâce à France Relance, nous avons ainsi pu contribuer à la création de centres cyber dans 12 régions ainsi que de centres cyber dédiés à certains secteurs d'activité comme la santé, l'aviation ou le secteur maritime. Je mentionne ici également l'acteur extrêmement important qui préexiste à cette évolution et accomplit un travail formidable, à savoir « Cybermalveillance.gouv.fr ». Prenant appui sur l'existence d'acteurs émergents ou préexistants, l'enjeu consiste désormais pour nous à les faire travailler en réseau pour élargir au maximum la couverture du territoire en intégrant également les prestataires privés qui montent en compétence et se développent de plus en plus.

Ce passage à l'échelle pour déployer une cybersécurité de masse est conforme à l'esprit de la directive NIS 2 (Network and Information Security) que nous avons soutenue lors de la présidence française de l'Union européenne et qui doit être transposée d'ici 2024. Pour vous donner un chiffre qui illustre bien ce passage à l'échelle, la directive NIS 2 va nous faire passer de 500 opérateurs aujourd'hui régulés par l'agence à environ 15 000, ce qui implique vraiment un changement de nos méthodes de travail. L'Agence va donc vivre une véritable révolution industrielle et, pour reprendre les mots de notre directeur général, il va nous falloir continuer à faire du sur-mesure, en particulier pour les opérateurs critiques ou les administrations les plus les plus régaliennes de l'État, mais aussi, désormais, du prêt à porter de qualité qui protège convenablement des attaques cyber.

Le deuxième grand défi auquel va être confrontée notre résilience nationale est évidemment celui des jeux Olympiques, avec une illustration très concrète du changement d'échelle que nous allons devoir mettre en oeuvre. Comme pour les précédentes olympiades, nous sommes absolument convaincus que les prochains jeux Olympiques qui se tiendront à Paris vont concentrer sur notre pays un niveau inédit d'attaques cyber de tous ordres. Quantitativement, pour l'ANSSI, ces jeux Olympiques représentent 350 entités, dont 80 sont critiques, en ce sens que si ces 80 dernières subissaient une attaque informatique d'ampleur, une épreuve sportive ou une grande partie des Jeux pourraient être annulée. Beaucoup de ces acteurs n'ont jamais été confrontés au niveau de menace que j'ai mentionné et nous devons donc mener avec eux un travail massif de sécurisation pour les aider à monter en compétence à l'égard de ces risques. Pour vous citer quelques chiffres, la stratégie que nous menons actuellement, comporte une soixantaine d'audits et autant de plans d'action qui devront être terminés très rapidement à la fin du premier trimestre de 2024. Il s'agit également d'un exercice massifié de gestion de crise : puisqu'il nous est impossible de fournir un entrainement personnalisé à chacun de ces trois cent cinquante acteurs, nous leur distribuons des kits d'entraînement et nous les accompagnons à la gestion de crise. Cette utilisation massive de nos services automatisés d'audit vise à aider ces acteurs à mettre en place des plans d'action solides. Au-delà de ces entités, nous avons, par exemple, recensé 210 établissements de santé qui seront à proximité des sites de compétition, et dont nous devons nous assurer qu'ils sont bien sécurisés dans le cadre des plans d'action menés par le ministère de la santé. Nous nous intéressons également aux Services Départementaux d'Incendie et de Secours (SDIS) et vous avez certainement en mémoire l'exemple du SDIS64 (Pyrénées-Atlantiques), qui a subi une attaque extrêmement importante. En parallèle, nous mettons en place toute une mécanique opérationnelle pour nous assurer que nous serons capables de communiquer très rapidement avec l'ensemble des centres d'opérations qui vont gérer les Jeux Olympiques.

Enfin, la principale difficulté est que ces Jeux se dérouleront en deux fois 15 jours, avec les Jeux Olympiques suivis des jeux Paralympiques ; or en deux semaines, on ne peut pas reconstruire un système d'information qui aurait été détruit par un rançongiciel. Cela impose, d'une part, de miser sur une détection la plus efficace possible des attaques pour pouvoir les enrayer le plus tôt possible et limiter leurs éventuels impacts. D'autre part, nous devrons mettre en place une sorte de médecine de guerre cyber, avec des plans de remédiation très rapides ainsi que des prestataires prêts à intervenir et réparer le plus vite possible les systèmes d'information qui auront été attaqués. Aujourd'hui, pour paraphraser une réplique d'une série TV des années quatre-vingts (consacrée à une Agence tous risques), notre « plan se déroule sans accroc » : mais nous nous situons aujourd'hui dans la partie la plus facile de notre plan d'action et ce qui nous attend à partir du printemps sera très certainement très différent.

M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). - Un rapide propos liminaire me permettra, tout d'abord, de replacer la mission du service Viginum dans un cadre plus global : celui d'un changement radical du contexte géopolitique, fondé sur un usage aujourd'hui décomplexé du rapport de force, avec pour instruments des actions de nature hybride dont la menace informationnelle est l'essence même.

Depuis une vingtaine d'années, nous assistons à un véritable durcissement des relations internationales qui les rapproche davantage d'une compétition stratégique désinhibée - c'est-à-dire d'une dialectique de puissance et entre puissances - avec pour caractéristique majeure le rapport de force. Nous sommes donc probablement entrés dans une ère géopolitique au sens réaliste du terme, c'est-à-dire une période d'affrontement indirect, de recherche de puissance pour imposer sa volonté par l'influence, l'intimidation, voire l'agression, parfois dans une logique opportuniste, et souvent de contournement.

Dans cette mêlée mondiale où tous les coups sont permis, les démocraties sont à la fois contestées et fragilisées face à des compétiteurs - qu'ils soient étatiques ou non - usant de tous leurs attributs, la technologie et les réseaux sociaux pouvant parfois jouer un rôle égalisateur. Les démocraties sont contestées dans leurs valeurs et leurs héritages - on le voit notamment sur le continent africain ; elles sont également fragilisées dans leur modèle, ce qui est en particulier le cas pour les démocraties libérales qui ont pour fondement l'ouverture et le respect des libertés.

C'est dans cette rivalité que naissent et s'épanouissent les menaces hybrides. Constituant un véritable défi pour la stabilité et la sécurité, la menace hybride se nourrit des périodes d'incertitude, entre guerre et paix, comme celle que nous vivons aujourd'hui. Cette menace estompe la frontière entre l'influence et l'ingérence en agissant par divers moyens et modes opératoires, souvent en-deçà du seuil de conflictualité, et en ciblant ou exploitant notre fonctionnement démocratique, notre cohésion sociale, notre économie ainsi que notre système normatif. De plus, ce que nous interprétons aujourd'hui comme nos forces sont en réalité des vulnérabilités du point de vue de l'adversaire et de nos compétiteurs.

Ce constat n'est pas nouveau puisqu'il a été parfaitement établi, comme vous l'avez opportunément mentionné, M. le Président, dans la revue nationale stratégique publiée l'année dernière par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Après avoir rappelé le contexte dans lequel se situe la menace informationnelle, permettez-moi à présent de vous en présenter un état actualisé.

De quoi parle-t-on ? Il s'agit d'un instrument qui est parfaitement intégré dans les stratégies hybrides de nos compétiteurs, sous forme de manipulations d'informations ou de manoeuvres informationnelles mises en oeuvre de manière délibérée et coordonnée. Elles visent - à l'aide de procédés techniques déloyaux comme des automates, qu'on appelle des bots, des trolls, ou des systèmes comme le copié-collé - à amplifier des contenus manifestement inexacts ou trompeurs dans notre débat public numérique.

Lorsqu'elles impliquent des acteurs étrangers, étatiques ou non, et qu'elles ciblent les intérêts fondamentaux de la nation, tels qu'ils sont définis par les articles 410 -1 du code pénal ou L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, ces manoeuvres sont des ingérences numériques étrangères. Cette menace informationnelle fait peser une menace réelle et sérieuse sur notre fonctionnement démocratique ainsi que notre cohésion, car elle vise avant tout à produire des effets dans la vie réelle. Même s'ils utilisent ces procédés à travers des plates-formes en ligne, et donc dans des débats virtuels, nos compétiteurs poursuivent des objectifs concrets : détourner le citoyen du vote ou orienter le suffrage, attiser la contestation - parfois avec de la violence physique dans la rue - ou encore perturber l'économie réelle, comme l'a évoqué le secrétaire général, par la promotion de campagnes de boycott qui peuvent viser nos grandes entreprises à l'étranger.

Les acteurs de la menace informationnelle appuient et s'appuient sur des fragilités existantes, comme la défiance croissante à l'égard des institutions, la fragmentation sociale, qui peut être liée aux difficultés économiques, et l'érosion progressive de l'esprit critique pour construire leur manoeuvre d'influence informationnelle. Ils exploitent certains faits marquants d'actualité ou de société pour attiser des sentiments puissants, comme la frustration, la victimisation ou l'exclusion et chercher in fine à polariser durablement les différentes composantes ou catégories de citoyens d'une même société.

Tendanciellement, ces manoeuvres sont de plus en plus diffuses dans notre débat public numérique. Concrètement, elles ne sont plus seulement circonscrites aux élections et touchent aujourd'hui tous les sujets de société. Elles sont de plus en plus élaborées dans leurs modes opératoires - à ce titre, l'intelligence artificielle générative est un sujet de préoccupation - et plus difficile à détecter du fait de l'usage d'intermédiaires ou de relais. La frontière entre une opinion et une information manipulée par un acteur étranger deviendra probablement de plus en plus mince et difficile à détecter. Enfin, à la faveur des conflits et des guerres, la menace informationnelle gagne en intensité, non seulement par une diffusion de plus en plus massive et rapide de contenus visant à saturer notre débat, mais aussi par la combinaison de campagnes correspondant à des natures et à des logiques différentes, avec des campagnes planifiées ou opportunistes.

En pratique, les modes opératoires auxquels on doit faire face aujourd'hui sont multiples. Ils peuvent concerner aussi bien la contrefaçon de contenus - ici encore l'intelligence artificielle permet d'y arriver avec beaucoup plus de facilité - en matière de désinformation électorale, de discrédit des institutions, voire d'usurpation d'identité, mais aussi d'amplification de narratifs, afin de ceinturer un débat. Certains d'entre eux combinent l'attaque informatique et la manipulation de l'information : je pense, en particulier, au fameux « hack and leak », c'est-à-dire le piratage des données suivi de leur diffusion / divulgation / révélation, parfois après en avoir manipulé le contenu.

Deux modes opératoires sont particulièrement suivis par la Viginum car ils semblent un peu plus difficiles à détecter. Le premier emprunte le canal de la sous-traitance, c'est-à-dire le recours à des structures privées ou à des réseaux informels, comme des communautés, pour conduire des manoeuvres. Le défi posé par ce mode opératoire est bien entendu celui de la détection, mais aussi de l'imputation à un acteur. Le second mode opératoire qui soulève aujourd'hui des difficultés particulières est le « micro-ciblage », c'est-à-dire le ciblage d'une audience restreinte mais disposant d'un fort pouvoir de mobilisation, y compris dans la vie réelle.

Je souligne que la manipulation de l'information n'est pas l'apanage des seuls États : nous observons aussi un véritable phénomène de marchandisation de la désinformation, avec des acteurs privés issus du marketing digital ou de la communication, qui proposent désormais des prestations de services combinant cyber espionnage et influence.

Je souhaite à présent vous présenter un rapide panorama des grands acteurs et de leurs modes opératoires ainsi que de leurs stratégies qui visent les intérêts de notre pays, en évoquant tout d'abord la menace russe ou pro-russe. La France est l'une des cibles privilégiées des manoeuvres menées par le dispositif informationnel russe, que ce soit sur le territoire national ou à l'étranger, en particulier sur le continent africain. Pour diffuser du contenu qui lui est favorable et discréditer ses adversaires, la Russie et ses « proxies », qui agissent par procuration, se basent aussi bien sur des acteurs étatiques - à l'instar de son réseau diplomatique ou de ses services de renseignement - que sur des relais et des prestataires. La Russie s'appuie ainsi sur plusieurs acteurs privés spécialisés dans le domaine de l'influence, comme par exemple l'entreprise « Structura » que nous avons dévoilée en juin dernier dans le cadre de la campagne « RRN » - du nom du site pro-russe RRN.world (Reliable Recent News) - menée avec le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. Bien entendu, je mentionne également dans cette même catégorie, la galaxie d'opérateurs de feu Evgueni Prigojine. La Russie a un large panel de modes d'action et utilise des avatars sur les réseaux sociaux pour diffuser du contenu de propagande. Les principaux narratifs utilisés aujourd'hui sont, d'une part, l'instrumentalisation du contexte politique et social sur notre territoire national et, d'autre part, la critique de notre passé colonial sur le continent africain.

Quelques mots, enfin, sur la menace pro-chinoise, avant d'aborder la mission de Viginum et ses principaux enjeux. Les stratégies d'influence informationnelle chinoise dans le débat public sont contrôlées et menées par l'État-parti et ses stratégies s'inscrivent dans le temps long. Elles ont pour principal objectif de défendre les intérêts de la France auprès d'une audience francophone et de diffuser une image positive de la puissance chinoise. La Chine affiche également une volonté de discréditer les États-Unis et l'OTAN, ainsi que de remettre en cause le modèle occidental.

Face à ce panorama, la France n'est pas restée inactive puisqu'elle a renforcé progressivement son dispositif national défensif, à travers, tout d'abord, en début d'année 2018, une première gouvernance interministérielle présidée par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale - regroupant les principaux ministères régaliens - qui vise à fluidifier le partage d'informations, mieux comprendre les phénomènes auxquels nous faisons face et proposer des options de réponse. De plus, à la fin de l'année, l'arsenal législatif a été perfectionné avec les deux lois du 22 décembre 2018 qui renforcent à la fois les pouvoirs de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et du juge des référés. À l'issue des attentats de Conflans-Sainte-Honorine en 2020 et de Nice, il a été également été décidé, en 2021, de doter le SGDSN d'un opérateur dédié et de modifier, dans le code de défense, les missions du SGDSN, avec à la fois une mission d'identification des opérations d'ingérence numérique étrangère et une mission d'animation de coordination des travaux de protection. Pour ce faire, le SGDSN dispose d'un opérateur dédié : Viginum.

Pour conclure, voici quelques mots sur les principaux enjeux pour Viginum dans les prochains mois. En plus de ce qu'a évoqué, s'agissant de l'ANSSI, le général Naëgelen sur les élections européennes et les JO, Viginum, sur la période 2023, a pour ambition d'asseoir et de consolider son rôle de référent national en matière de protection contre les campagnes numériques de manipulation de l'information, en élevant notre niveau d'expertise technique et en nous ouvrant de nouvelles perspectives en matière de partenariat stratégique. C'est pourquoi nous avons initié cette année un premier forum d'ouverture vers le monde académique et nous souhaitons aujourd'hui poursuivre cette démarche, non pas seulement pour mieux travailler des centres de recherche mais aussi parce que nous sommes résolument convaincus que cela contribuera à une meilleure information du grand public sur cette menace informationnelle.

Nous souhaitons aussi également mieux coordonner l'ensemble des acteurs issus des différentes sphères d'action, que ce soient les sphères d'action publique, privée et de la société civile pour, in fine, mieux renforcer la résilience de la société face à ces phénomènes. Enfin, nous nous attellerons à accroître la coopération avec nos partenaires étrangers et internationaux, afin d'avoir un meilleur partage d'informations et, peut-être, demain, de mieux anticiper la menace.

M. Stéphane Bouillon.- Juste un mot, si vous le permettez, pour dire que tout ceci nous amène à travailler sur les sujets de résilience, c'est-à-dire de résistance de notre pays, en anticipant sur ce type de crise cyber ou géopolitique. Nous sommes en train de mettre en place une stratégie nationale qui concerne non seulement l'État, mais aussi les collectivités locales. Nous sommes en train, avec les mairies, les départements et les régions, de regarder comment nous pouvons travailler ensemble, comme nous avons réussi à le faire lors de la crise du Covid en 2020 - certes, au début de cet épisode, on a un peu « patouillé » mais, par la suite, on a réussi à faire face à cette crise Covid en travaillant avec les collectivités locales. C'est ce que nous essayons à nouveau de faire aujourd'hui, en anticipant et en associant ensuite les citoyens afin que ceux-ci puissent jouer pleinement leur rôle auprès des maires, des départements et de l'État, pour être non seulement des consommateurs de sécurité mais aussi des acteurs de sécurité.

M. Cédric Perrin, président. - Je remercie les intervenants et voudrais rappeler à l'ensemble de nos collègues ainsi qu'à tous ceux qui nous écoutent le rôle majeur que jouent vos agences dans la guerre de haute intensité que le chef d'état-major avait théorisée mais qui, malheureusement, n'est plus une théorie : elle consiste d'abord à gagner la guerre avant la guerre, ce qui implique d'être prêt, ou en tout cas disponible et actif sur les questions de lutte cyber, informationnelle ou numérique. Vous êtes des acteurs majeurs dans ce domaine et c'est pourquoi il est très important de pouvoir vous écouter aujourd'hui. Le calendrier parlementaire nous impose aujourd'hui d'examiner les questions budgétaires mais au vu des enjeux majeurs que notre pays doit relever, nous aurons certainement l'occasion de vous entendre à nouveau sur ces questions de cybersécurité.

Je laisse à présent la parole d'abord à nos deux rapporteurs et ensuite à l'ensemble des commissaires.

M. Olivier Cadic. - Je remercie à mon tour nos trois intervenants pour la clarté de leur propos. Notre audition fait l'objet d'une diffusion publique, et pourtant vous n'avez pas hésité à appeler un chat, un chat et à caractériser les États qui ne nous veulent pas que du bien : il est intéressant que vous puissiez ainsi véhiculer une bonne information. De plus, cela fait maintenant plusieurs années que nous nous voyons et, au fil du temps, ces auditions nous donnent l'impression d'être écoutés et entendus : je voudrais donc vous remercier doublement.

J'en viens à ma première question : entre les quelque 831 intrusions répertoriées en 2022 par l'ANSSI dans sa publication annuelle du panorama de la cybermenace dont vous avez fait état, et les 170 000 demandes d'assistance reçues par le GIP ACYMA Cybermalveillance, une clarification mérite d'être apportée afin de bien comprendre la stratégie du SGDSN pour atteindre l'objectif de la revue nationale stratégique d'une résilience cyber de premier rang, aussi bien pour les opérateurs d'importance vitale (OIV) que les PME, les collectivités et les particuliers. Nous avons bien compris que, pour le haut du panier, l'application de la directive européenne dite NIS 2 devrait conduire l'ANSSI à décupler son champ de compétence : on part donc d'environ 700 OIV actuellement suivis par l'agence et, d'après les estimations, vous indiquez que 15 000 entreprises seraient concernées lorsque la directive sera transposée d'ici fin 2024. Nous souhaiterions savoir comment vous allez relever ce défi et réaliser ce passage à l'échelle industrielle de la cybersécurité. Avez-vous dressé un calendrier de transposition de cette directive, une liste des obligations nouvelles qui pèseront sur les entreprises, et une estimation du coût qu'elles devront supporter ? Quels services l'ANSSI leur apportera-t-elle ?

La semaine dernière, j'étais à Washington où l'ancien président de Paypal nous a indiqué que cette entreprise subissait trois à quatre millions d'attaques par jour, ce qui illustre le niveau de risque auquel les entreprises sont confrontées. À l'autre extrémité du spectre, il faut prendre en compte le grand public, les collectivités, les PME, les TPE et les associations ; or les moyens du GIP Cybermalveillance se limitent à une quinzaine de personnes avec un budget de seulement deux millions d'euros : tout cela nous semble dérisoire pour couvrir l'ensemble des besoins. Quels objectifs fixez-vous à ce groupement, notamment s'il est appelé à gérer le futur guichet unique 17 Cyber que le Sénat appelle de ses voeux depuis maintenant cinq ans, que nous attendons toujours, et dont je rappelle que le président de la République l'a aussi demandé il y a deux ans. Entre ces deux spectres, vous avez créé des centres régionaux de réponse cyber, encouragés et financés dans le cadre du plan de relance. Leur montée en puissance est lente et leurs services sont très inégaux, d'après les remontées de terrain. De plus, leur financement par l'État n'est pas pérenne et on comprend mieux pourquoi la région Auvergne-Rhône-Alpes n'est pas entrée dans le dispositif. Les autres régions, notamment la Nouvelle-Aquitaine, redoutent de devoir reprendre à leur charge des missions de sécurité qu'elles estiment régaliennes. Quelle réponse apportez-vous sur le financement et la coordination de ces centres régionaux ? Disposez-vous d'un bilan de leurs actions ?

Enfin, je voudrais partager avec vous une réflexion : j'étais il y a trois semaines à Taïwan et j'ai rencontré l'homologue du SGDSN. Je souligne que Taïwan est certainement aujourd'hui la première destination des attaques en provenance de la Chine, où l'influence et l'ingérence se combinent. Ce pays est un peu le laboratoire mondial des attaques cyber car une fois testées sur Taïwan, des attaques analogues se retrouvent après partout dans le monde. De ce fait, Taïwan organise des exercices internationaux cyber : je ne vais pas vous demander si vous y participez mais je voudrais savoir si vous prenez part à des exercices internationaux dans ce domaine.

M. Mickaël Vallet. - Vous avez évoqué au début de votre intervention la question des jeux Olympiques. Je voudrais que vous puissiez nous préciser plus en détail votre positionnement et votre rôle à l'égard des aspects de cybersécurité que nous allons devoir assurer dans le cadre de cet événement. L'actualité et les tensions actuelles rehaussent les risques et la sécurité des jeux, dans toutes ses dimensions y compris les punaises de lit, est un sujet pour l'opinion publique. Quel est votre rôle vis-à-vis du comité d'organisation et de la collectivité parisienne ? Quels sont les principaux prestataires vers lesquels vous êtes tourné et quels types de préparation doivent-ils assurer face à quels risques - si tant est que vous puissiez identifier lors d'une audition publique les menaces qui vous semblent les plus importantes, pour éviter de donner des idées à des personnes malveillantes ?

Je souhaite néanmoins vous interroger sur votre stratégie d'organisation pour les JO et je fais ici le lien avec ma question suivante : en effet, il nous a été expliqué au cours de précédentes auditions qu'au final, les scrutins les plus importants que nous avons connus récemment, comme l'élection présidentielle, n'ont pas donné lieu à des attaques ou à une volonté de manipulation aussi manifestes que dans d'autres démocraties. S'agissant du référendum en Nouvelle Calédonie, on nous a également indiqué que, finalement, les ingérences, qu'on aurait pu attendre de la part des acteurs que vous avez cités, en l'occurrence les Russes, n'ont pas eu lieu. Je pense par conséquent que les jeux Olympiques seront un moment important pour évaluer notre dispositif et j'aurais voulu pouvoir vous entendre sur l'aspect vraiment pratique de cet enjeu.

Je souhaite également prolonger la question de mon collègue Olivier Cadic sur la façon de s'organiser entre les différentes strates, à savoir l'État, les régions et le GIP Cyber malveillance : il s'agit de veiller à ce que les uns ne supposent pas à tort que les autres sont chargés d'une tâche et qu'au final plus personne ne s'y attèle ; il ne faut pas non plus oublier les cas dans lesquels, avec une petite dose de mauvaise foi, on espère que l'autre va financer une activité dont on n'est pas soi-même chargé... Finalement, votre enjeu principal - et je souhaite savoir comment vous y faites face - n'est-il pas de développer l'hygiène et la culture du numérique ? En effet, une chose est de consacrer des moyens et d'installer des pare-feux de façon ponctuelle, mais tant que nous n'aurons pas une conscience globale, depuis les acteurs étatiques jusqu'au citoyen lambda, on va en quelque sorte vider l'océan avec une petite cuillère. Comment, sur ce point, envisagez-vous une montée en puissance et je fais ainsi le lien avec les aspects budgétaires de votre action ?

Ma dernière question porte sur un point de vigilance signalé dans notre rapport de l'an dernier - dont nous ne doutons pas qu'il a retenu votre attention. Nous avions pointé la question des structures hospitalières outre-mer. Dans l'hexagone, en cas d'attaque cyber, il est parfois possible de basculer les cas les plus urgents d'un hôpital à l'autre - et je note au passage que même en l'absence de cyber attaque, la pénurie actuelle de médecins en province impose, certains week-ends, des transferts de patients d'un hôpital à l'autre. S'agissant des outre-mer, avez-vous pris en compte nos remarques : estimez-vous qu'elles étaient trop alarmistes ou pas et quelles suites y avez-vous apporté ?

M. Olivier Cadic.- J'ajoute que, depuis la création de Viginum en 2021, il nous semble que ce service s'est montré un peu discret sur sa montée en puissance et sur la communication de ses résultats. Mis à part une communication notable du ministère des Affaires étrangères sur une affaire que vous avez évoquée, et qui concernait des activités russes en Afrique, quels éléments pouvez-vous nous fournir pour justifier l'activité et le développement du service?

M. Stéphane Bouillon.- Je commencerai par votre dernière question : Viginum a effectivement été discrète, tout particulièrement pendant la campagne présidentielle. C'était très volontaire, puisque nous étions avant tout au service du juge de l'élection. Par conséquent, nous avons rendu compte de tout ce que nous avons vu et détecté au Conseil constitutionnel, à la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle et à l'Arcom. Ensuite, nous ne bougions plus une oreille, si je puis dire, en attendant que le juge de l'élection décide ou pas d'en parler ou d'intervenir. Nous n'avons révélé au grand public l'opération « Beth » qu'après les élections, avec l'accord du Conseil constitutionnel, pour permettre aux journaux de savoir ce qui s'était passé. Tout au long des investigations et des relevés concernant cette opération suspecte ou d'autres, nous avons chaque fois, et presque chaque soir, fait passer par motard au Palais Royal l'ensemble des éléments dont nous disposions.

Nous souhaitons maintenant que Viginum développe son travail académique avec les think tanks et les universités pour pouvoir exploiter l'ensemble des informations dont nous disposons et travailler sur l'aspect éducatif à l'égard du grand public. S'agissant de vos propos sur les aspects cyber et sur la manipulation de l'information, il est absolument indispensable que nos concitoyens comprennent ce qu'ils voient sur internet ou ailleurs. Pour nous, la question de fond n'est pas de dire ce qui est vrai ou faux : je ne suis pas légitime pour le faire, et vraisemblablement, si je me prononçais, les gens comprendraient ou voudraient croire le contraire. Il s'agit simplement d'expliquer à nos concitoyens que quand ils pensent parler avec leurs voisins de Valenciennes, de Carpentras ou de La Rochelle, ils sont parfois en train de discuter avec un agent des services de renseignements installé à Ankara, à Pékin, ou en Russie. De plus, lorsqu'il peut sembler que des dizaines ou des centaines de milliers de personnes sont d'accord avec telle ou telle opinion, il faut expliquer que ces centaines de milliers d'interventions sont parfois nées d'un clic expédié à un moment précis et qui a déclenché quelques centaines de milliers d'ordinateurs contrôlés à travers la planète. Ceci dit, si les gens veulent croire les informations qu'ils ont vues, c'est leur choix, et ce n'est pas notre rôle de dire si c'est vrai ou faux. Nous essayons simplement de démonter le mécanisme d'authenticité de l'information et c'est là-dessus que nous essayons également de travailler avec l'Éducation nationale. Nous allons également essayer de mettre en place avec le Centre national d'enseignement à distance une diffusion de tutoriels en s'inspirant de ce qui a été accompli en matière d'environnement en poussant fortement les feux sur ce sujet.

S'agissant des deux directives NIS 2 et « résilience des entités critiques » qui vont vous être présentées dans le courant de l'année 2024, nous avons d'ores et déjà engagé un travail interministériel sur les modalités de leur mise en oeuvre et je précise que tant les entreprises que les collectivités locales seront concernées. Nous sommes en train d'examiner avec les grandes associations de collectivités locales le niveau de protection adapté pour protéger les uns et les autres car on ne va évidemment pas demander à une commune de 350 ou de 1 000 habitants de se protéger de la même manière que Lyon, Marseille ou une grande région. Pour en avoir discuté avec Sébastien Martin, président d'Intercommunalités de France, on sait aussi que lorsqu'une intercommunalité est attaquée, ce qui devient de plus en plus fréquent, l'intrusion passe généralement par les points les plus faibles et en particulier les petites collectivités. Nous allons donc avancer sur ce sujet, y compris en examinant comment utiliser les mécanismes de soutien aux collectivités locales dans ce domaine.

S'agissant des aides, je mentionne également les allocations du plan France Relance ainsi que plusieurs dispositifs sur lesquels nous allons vous apporter des précisions. Cependant, je souligne l'analogie entre la cybersécurité et la protection du domicile : c'est à chacun d'entre nous de prévoir et d'engager l'installation de serrures à mettre sur les portes, de barreaux aux fenêtres ou de coffres forts. Il en va de même pour les attaques cyber qui font malheureusement partie des menaces dont il faut désormais se prémunir. Siphonner les données d'une collectivité locale, c'est non seulement la mettre en danger en essayant d'obtenir une rançon mais cela permet aussi de vendre ces données sur le dark web à des malfaiteurs, d'attaquer les possesseurs de ces données ou de les réutiliser pour casser des codes et pénétrer d'autres systèmes informatiques. Chacun doit donc pouvoir jouer son rôle : nous le faisons et avons prévu les moyens d'amplifier notre action mais je pense que les collectivités locales, les entreprises et les particuliers qui font en sorte que leurs maisons ne soient pas cambriolées doivent également se prémunir contre le cambriolage de leurs données et processus informatiques.

M. Emmanuel Naëgelen. - Tout d'abord, je rappelle que NIS 2 est un texte crucial que nous avons impulsé lors de la présidence française de l'Union européenne. Nous y avons beaucoup travaillé et sommes très satisfaits de son contenu. L'objectif qui nous est fixé est de l'avoir transposé impérativement d'ici le 17 octobre 2024 : le calendrier est donc assez tendu et nous vous soumettrons un texte au printemps 2024. D'ici là, nous allons engager plusieurs chantiers. Je fais d'abord observer que NIS 2 constitue une révolution à bien des égards et cela va nous obliger à dialoguer avec des PME, des ETI ainsi que des collectivités d'une taille que nous n'avions pas l'habitude de traiter. Or on ne communique pas avec un patron de PME ou avec un élu d'une petite commune comme on parle à un opérateur d'importance vitale ou à une grande administration. Ces acteurs ne disposent pas des mêmes moyens et nous devons donc trouver des solutions adaptées. Dans le courant du mois de novembre-décembre, nous allons engager une série de consultations pour partager plusieurs choses. La première est de définir la manière dont on va interagir avec tous ces nouveaux acteurs. Jusqu'à présent, nous avions une relation assez intime et des échanges réguliers avec les opérateurs critiques. Demain, avec 15 000 entités régulées, on ne pourra pas avoir ce même niveau de connaissance et de relation ; pour autant, il va bien falloir que ces entités se connaissent, sachent qu'elles sont désormais régulées et qu'elles ont des tâches à accomplir. Il faut donc adapter notre façon d'interagir avec ces nouveaux acteurs et nous allons lancer une consultation spécifique sur ce sujet. Une deuxième consultation va porter sur le périmètre : il s'agit de déterminer jusqu'où aller en termes de taille d'entreprise et de collectivités. Faut-il toutes les intégrer ou fixer un certain seuil ? C'est un sujet très important dont on va débattre et discuter avec les grandes associations et fédérations. Enfin, nous allons mener une consultation sur les règles applicables car, ici encore, on ne peut pas avoir le même niveau d'exigence pour un opérateur d'importance vitale et une PME. Il faut trouver des exigences efficaces mais atteignables compte tenu des moyens dont chacun dispose. Ces trois consultations visent à enclencher un débat constructif et à nous faire progresser sur ce sujet nouveau pour nous et sur lequel nous ne prétendons pas détenir a priori la vérité.

M. Stéphane Bouillon.- Juste un mot pour rappeler que la transposition des directives soulève régulièrement des difficultés analogues : les directives européennes sont conçues pour être prises en compte par des Länder, des grandes régions et quelques milliers de communes ou de départements, au grand maximum. Or en France, nous avons 36 000 communes et il faut donc que nous adaptions ces règles à notre manière de fonctionner, sans handicaper nos collectivités en leur imposant un fardeau excessif. Je ferai cependant observer que même si elles sont attaquables, d'une certaine manière, la petite taille des communes les protège : c'est un peu comme dans la jungle où on dit que quand on est poursuivi par un lion, le problème n'est pas tant de courir plus vite que le lion que de devancer son voisin. Sous cet angle, attaquer des petites collectivités représente un travail important mais ne rapporte pas grand-chose et il est peut-être plus rentable pour nos compétiteurs malveillants de s'attaquer à de plus grosses collectivités. Il faut donc mettre en place une protection minimale dotée d'une certaine efficacité mais qui ne soit évidemment pas trop coûteuse pour les uns et les autres et n'entrave pas le mode de fonctionnement de nos collectivités. C'est tout le travail que nous engageons avec les associations d'élus et bien entendu avec vous.

M. Emmanuel Naëgelen. - Pour compléter et illustrer concrètement ce propos, l'ANSSI développe actuellement un service en ligne dénommé "Mon Service Sécurisé". Celui-ci proposera demain à une mairie qui n'a aucune expertise en cybersécurité un parcours, qu'on va accompagner pendant une ou deux heures, permettant par exemple de s'assurer que le service en ligne d'aide sociale que la commune souhaite mettre à la disposition de ses administrés ne va pas faire fuiter des informations personnelles. C'est là un outil et une approche un peu nouvelle pour nous destinée à aider les administrations, établissements publics et collectivités de petite taille à se poser rapidement les bonnes questions et à trouver un certain nombre de réponses élémentaires qui rejoignent la notion d'hygiène de cybersécurité que vous avez évoquée.

Concernant le dispositif Cyber malveillance et les CSIRT (Computer Security Incident Response Team) régionaux ou sectoriels, je souligne que notre objectif est que chaque victime d'attaque cyber ait au moins un interlocuteur ou un intervenant à sa disposition. Nous sommes aujourd'hui très loin d'atteindre cet objectif de constitution d'un « jardin à la française » car nous n'avons n'a pas suffisamment d'acteurs locaux permettant effectivement d'apporter des réponses aux petites entités ou aux particuliers. À ce stade, l'enjeu est de faire pousser des arbres dans notre jardin ; quand on en aura suffisamment, nous pourrons veiller à ce qu'ils soient bien taillés, disposés en lignes droites et que chacun ait un périmètre bien défini. Pour l'instant, notre priorité est d'arriver à faire émerger le plus grand nombre d'acteurs possible. Vous avez indiqué que les CSIRT ne sont pas encore complètement opérationnels et nous en avons bien conscience mais nous nous situons dans une phase d'accompagnement de ces scénarios régionaux de protection cyber pour qu'ils deviennent très rapidement les plus opérationnels et efficaces possible dans leur ressort. À l'issue de cette montée en puissance, on pourra dans dix ans se poser des questions de périmètre extrêmement précises mais nous n'en sommes pas encore là.

M. Stéphane Bouillon.- J'ajoute que le ministère de l'Intérieur, avec la gendarmerie et la police, a mis en place un service à compétence nationale ainsi que toute une organisation destinée à aider les collectivités locales et les particuliers, en particulier dans la lutte contre la cyberdélinquance.

Je précise également que l'ANSSI a été désignée comme pilote de la lutte contre les cyberattaques lors des jeux Olympiques. Un dispositif est donc mis en place et il fonctionnera 24 heures sur 24 pendant les JO. D'ores et déjà, il est actif, avec un système d'astreinte pour répondre aux questions des uns et des autres. L'ANSSI s'occupe des 80 opérateurs très sensibles que nous avons évoqués : il s'agit principalement des stades - dont nous avons observé que certains nécessitent des correctifs - et des systèmes de transports. Ensuite, nous avons un deuxième cercle dans lequel l'ANSSI surveille des entreprises privées au service de ces opérateurs, pour les aider, les tester, les accompagner et évaluer la situation. Dans un troisième cercle, encore un peu plus éloigné, nous effectuerons des sondages pour vérifier que tout le monde a bien pris en compte les mesures requises, sachant qu'au cours du processus de contractualisation avec ces entreprises, il leur a été demandé d'être attentives à la cybersécurité. La question se posera, y compris en matière de marchés publics, de savoir si, dans le cahier des charges, on ne doit pas demander aux entrepreneurs de prévoir des mesures de sécurité permettant de ne pas paralyser les services publics voisins. On sait par exemple que, dans les hôpitaux, c'est parfois à travers des entreprises extérieures et des fournisseurs que la porte dérobée a été ouverte et, donc, que tel ou tel hôpital a été attaqué malgré toutes les précautions qu'il avait pu prendre. Il faudra réfléchir à ce sujet et c'est sans doute un des aspects sur lesquels le Parlement devra se prononcer.

M. Marc-Antoine Brillant. - En réponse à votre question sur les données justifiant l'activité de Viginum, je peux tout d'abord rappeler quelques chiffres issus du premier rapport public du service de vigilance, publié en fin d'année dernière. En 2022, nous avons travaillé sur environ 140 phénomènes que nous qualifions d' « inauthentiques », c'est-à-dire des comportements atypiques ou aberrants, des contenus trompeurs, ou des comptes et des profils présentant des caractéristiques d'inauthenticité. Sur ce total de 140, le service a caractérisé une douzaine d'ingérences numériques étrangères qui, par définition, visent à amplifier de manière artificielle et automatisée des contenus inexacts ou trompeurs avec la finalité d'atteindre les intérêts fondamentaux de la nation.

Le secrétaire général a également mentionné le phénomène Beth intervenu pendant l'élection présidentielle : nous avons pu le rendre public à travers un documentaire télévisé de Complément d'enquête. Plus récemment, pendant l'été 2023, vous avez pu prendre connaissance de la fameuse campagne que nous avons baptisée RNN qui visait, dans le cadre de la guerre Russie-Ukraine, à usurper l'identité de vrais médias et de sites officiels, comme celui du Quai d'Orsay, pour diffuser du contenu totalement faux. Par ce procédé, les internautes qui surfent sur les réseaux sociaux, tombent à un moment sur un site qui ressemble à s'y méprendre à un site institutionnel ou à un site de média officiel, sauf, évidemment, que le contenu n'est pas du tout le même. Telles sont les données assez précises que nous avons pu publier et qui justifient l'activité du service.

S'agissant de la discrétion de Viginum, et pour compléter les propos du secrétaire général, le service de vigilance vient de fêter son deuxième anniversaire : il est donc très récent. L'impératif qui nous était assigné et la directive qui m'a été donnée était, dans un premier temps, de créer une capacité opérationnelle crédible. Nous avions ainsi un devoir d'humilité pendant les deux premières années du fonctionnement du service car notre effort consistait à crédibiliser et à mettre cette nouvelle capacité opérationnelle à l'épreuve des élections ainsi que d'autres événements, ce qui justifie également la relative discrétion que nous avons observée jusqu'à présent.

M. Cédric Perrin, président. - Avant de laisser la parole aux autres commissaires, je voudrais revenir rapidement sur la question posée par Mickaël Vallet sur les JO et les moyens supplémentaires mis à votre disposition. Pouvez-vous nous indiquer si vous l'avez volontairement éludée : peut-être ne souhaitez-vous y répondre qu'à huis clos ?

M. Emmanuel Naëgelen. - Voici plusieurs précisions. Tout d'abord, dans le cadre de la loi 19 mai 2023 relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, 10 millions d'euros nous ont été alloués pour sécuriser les entités critiques précédemment évoquées. Concrètement, en ayant recours à des prestataires privés, nous avons réalisé un certain nombre d'audits qui nous ont permis de commencer à élaborer des plans d'action. Notre objectif est que d'ici la fin du premier trimestre 2024, ces plans d'action soient réalisés car nous serons alors très proches de l'échéance et il sera difficile de continuer à sécuriser.

M. Joël Guerriau. - On assiste à un tsunami de l'information et il est toujours difficile d'y détecter les fake news : bien souvent, les petits messages très courts qui sont aisément retenus par notre cerveau sont les plus efficaces. Nous avons bien mesuré, à travers les constats que vous nous avez présentés, la difficulté de lutter contre ce phénomène. Vous avez évoqué la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information : sur la base de vos constatations, avez-vous des suggestions de perfectionnements législatifs pour renforcer encore davantage notre sécurité cyber ?

Ce qui m'inquiète également beaucoup, ce sont les informations très agressives qui conduisent à passer de la violence virtuelle à la violence réelle tout en générant un phénomène de désensibilisation de nos populations à des actes de violence, en raison d'une accoutumance à des réseaux qui en portent énormément. Là encore, quelles sont à votre avis les possibilités d'évolution des normes pour renforcer nos chances de lutter contre ces phénomènes ?

M. François Bonneau. - Avant tout merci pour vos exposés. Je voudrais plus spécifiquement aborder le sujet de l'intelligence artificielle et de l'IA générative - qu'on peut aussi nommer automatisation numérique puisqu'il ne s'agit pas stricto sensu d'intelligence. Toujours est-il qu'aujourd'hui, l'IA n'en est qu'à ses débuts et il s'agit d'un défi redoutable lancé à nos États. Comment envisagez-vous de répondre à ce qui va devenir un véritable bouleversement ?

M. Ludovic Haye.- Je vous remercie à mon tour pour avoir dressé, dans un temps record, un panorama numérique très précis sur un sujet qui ne l'est pas forcément. J'aurais de nombreuses questions à vous poser mais je vais m'en tenir ici à l'aspect quantitatif de la donnée numérique.

Aujourd'hui, comme vous le savez, la quantité est bien souvent l'ennemi de la qualité et le numérique n'échappe pas à cette règle. Les chiffres parlent d'eux-mêmes et, sans vous abreuver de chiffres, je rappelle qu'il y a trois ans, nous avons atteint soixante zettabytes de données, c'est-à-dire 10 puissance 21 : c'est un saut considérable à l'ère où, dans certaines entreprises, on compte encore en gigas, c'est-à-dire en milliards ou 10 puissance 9. On a beau changer d'unités, l'explosion des données reste spectaculaire puisqu'on devrait atteindre 180 zettabytes l'année prochaine.

J'ajoute que la France n'échappe pas à une sorte de syndrome de Diogène numérique : concrètement, on ne vous reprochera jamais de produire ou de stocker de la donnée. En revanche, dans une entreprise ou une entité publique, le jour où vous supprimez une donnée cruciale, on ne manquera pas de vous retrouver et cette tendance participe à l'explosion des données.

Je rappelle également que le cycle de la donnée ne s'arrête pas à sa production ni à son stockage mais se poursuit normalement jusqu'à sa suppression, sauf si on peut justifier sa réutilisation, ce qui relève du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données). Je souhaite vous interroger sur le thème suivant : à l'ère du big data et du data lake, l'IA et le quantique l'informatique vont bien entendu nous permettre de traiter des données toujours plus importantes ; cependant ne serait-il pas opportun de « se mettre au régime » dès maintenant, si tant est que, dans vos fonctions respectives, il est toujours plus simple d'être efficace et précis en gérant des données maîtrisables que des données qu'on ne maîtrise pas. Comment, dans les fonctions qui sont les vôtres, pensez-vous pouvoir juguler cette fuite en avant, pour autant que ce soit possible ? Je suis bien conscient que, comme vous l'avez suggéré, cette explosion des données est liée à celle de la démographie et au fait que de plus en plus de personnes acquièrent chaque année des appareils connectés qui produisent des données.

M. Stéphane Bouillon.- S'agissant des aspects législatifs et réglementaires, j'ai constaté en relisant récemment la loi du 29 juillet 1881 sur la presse qu'à peu près tout est déjà dedans. En particulier elle impose d'identifier qui écrit, qui publie et qui édite. De plus, ce qui est écrit et publié doit respecter les lois en vigueur, et en tout cas ne pas nuire à la paix publique. Depuis, on s'est toujours conformé à cette logique et la loi que vous avez votée en 2018 va dans le même sens.

Ceci dit, il faut sans doute améliorer un certain nombre de choses et, en particulier, la capacité dont nous pouvons disposer à aller chercher des données et, le cas échéant, à pouvoir pénétrer dans ces données. Lorsque vous avez voté la LPM, nous vous avons proposé plusieurs dispositions permettant de placer des marqueurs dans certains serveurs, de pouvoir chercher certaines données afin de vérifier s'il n'y a pas des intrus et d'être en mesure de maîtriser des attaques ciblées. Grâce à vous, nous avons donc déjà pu renforcer un peu notre action et il faudra que nous puissions regarder si, compte tenu de l'évolution, notamment avec l'irruption de l'intelligence artificielle et du quantique, nous n'avons pas besoin de disposer d'autres outils très techniques : dans ce domaine, je suis un peu dépassé et je vais passer avec soulagement le relais à mes voisins pour préciser ce point.

Je souhaite simplement ajouter que l'intelligence artificielle et le quantique, constituent à la fois une menace, qui peut conduire à de sérieux dérèglements, mais aussi un atout car cela peut nous permettre de déceler plus facilement des fake news ou des attaques et faciliter nos interventions. Dans ce domaine, il faudra donc pouvoir établir des règles strictes, tout en utilisant ces outils afin de protéger la liberté d'opinion et la liberté d'expression.

M. Emmanuel Naëgelen. - L'intelligence artificielle soulève pour nous trois défis principaux. La première question est de savoir si l'intelligence artificielle pourrait demain permettre de mener plus facilement des attaques informatiques. Nous constatons aujourd'hui, que ce n'est pas encore le cas puisqu'on n'a pas encore observé d'attaque informatique générée par une intelligence artificielle mais je ne peux pas vous dire que ce ne sera pas le cas demain. Le deuxième défi porte sur les moyens de protéger ces intelligences artificielles et ces algorithmes : c'est une vraie question car il faut veiller à ce que ces IA continuent à fonctionner comme prévu et qu'elles ne produisent pas des résultats aberrants ou biaisés. C'est un sujet très difficile sur lequel nous n'avons pas encore les idées claires. Le troisième enjeu est d'utiliser l'intelligence artificielle pour mieux se protéger. C'est un outil précieux que nous utilisons déjà, car pour faire une bonne cybersécurité, il faut collecter des données techniques - qui ne sont pas identifiantes ni des données portant sur les contenus - mais des données techniques pour détecter des comportements anormaux qui seraient des signes précurseurs d'une attaque informatique. Nous avons ainsi besoin de collecter énormément de données et l'intelligence artificielle est un outil qui nous permettra de trouver une aiguille dans une botte de foin, pour identifier des débuts d'attaques cyber qui méritent d'être investiguées.

M. Marc-Antoine Brillant. - Juste quelques compléments portant sur la loi de 2018. Je mentionne d'abord que le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (SEREN), aujourd'hui en discussion, renforce un certain nombre d'obligations. Il faut également prendre en compte la mise en oeuvre future du Digital Services Act (DSA ou règlement européen sur les services numériques) qui introduit de nouvelles exigences notamment à l'égard des opérateurs de plateformes en ligne. L'enjeu pour nous est, dans un premier temps, d'examiner comment ces différents dispositifs vont s'articuler pour ensuite déterminer si d'autres modifications législatives pourraient être nécessaires. Je me félicite de la ligne directrice du DSA (Digital Services Act) et du projet de loi SEREN, selon lesquels ce qui est illégal dans la vie réelle doit l'être également dans la vie numérique.

En ce qui concerne l'intelligence artificielle, je partage totalement les propos des deux autres intervenants : certes, on observe l'émergence de nouvelles menaces par le biais de l'intelligence artificielle et en particulier des modèles génératifs. Cela se manifeste d'abord par l'animation de faux comptes et d'avatars de manière beaucoup plus fluide, ensuite dans la génération de contenus de qualité pouvant passer en dessous des seuils de détection des plateformes de détection, et enfin dans le potentiel de diffusion massive de données pour saturer un débat public. Cependant, l'intelligence artificielle nous est utile, en tant que bouclier, pour renforcer nos capacités de détection. Nous pouvons ainsi imaginer des projets, en collaboration avec certaines structures, pour développer des outils de détection de deepfakes, c'est-à-dire des vidéos fabriquées par l'intelligence artificielle. Au total, l'IA peut être utilisée autant comme un glaive que comme le bouclier que nous sommes. Nous avons d'ores et déjà engagé des travaux d'amélioration de nos capacités de détection.

M. Olivier Cadic. - Pour aller dans votre sens, je signale que, la semaine dernière, le cadre dirigeant en charge de l'intelligence artificielle chez Facebook devenu Meta a indiqué qu'en 2017, pendant la campagne présidentielle, 20 à 25 % des discours de haine ont été supprimés grâce à l'IA. Aujourd'hui cette proportion atteint 95,6 %, ce qui confirme vos propos.

M. Patrice Joly.- Ma question porte sur « la menace à la menace ». Je m'explique : vous avez évoqué le dispositif défensif que vous mettez en place et je souhaite savoir si vous avez également une mission offensive. Il s'agit de s'interroger sur notre façon d'agir, conformément aux valeurs que nous portons, pour soutenir les mouvements démocratiques des pays qui nous attaquent ainsi que pour informer les populations concernées en relevant et en dénonçant la manipulation et la maltraitance dont elles sont victimes.

M. Roger Karoutchi.- Monsieur le Secrétaire général, un de vos propos introductifs m'a interpellé lorsque vous avez évoqué la nécessité de ne pas tomber dans le « piège » qu'essaye de nous tendre les ennemis du bloc OTAN- Occident. Or j'ai plutôt cru comprendre que la Chine, la Russie, l'Iran, la Turquie entraient dans un bloc anti occident, ce qui constitue un nouveau rapport de force mais pas particulièrement un piège. Qu'entendez-vous par ce dernier terme ?

M. Stéphane Bouillon.- Tout d'abord, en réponse au sénateur Patrice Joly, je précise que la difficulté du combat contre la désinformation réside dans le fait que celle-ci constitue une menace totalement asymétrique. Par exemple, dans nos démocraties, si une attaque cyber frappe un transport en commun, le président de la RATP et le ministre sont immédiatement convoqués, interrogés, et on leur demande de rendre des comptes. En revanche, dans telle ou telle capitale que je ne citerai pas, on va considérer qu'une panne de métro, c'est normal et de toute façon, personne n'osera poser la question de savoir pourquoi elle s'est produite et quand elle sera réparée, parce qu'au final de tels incidents sont fréquents. Il en va de même en matière de manipulation de l'information c'est la même chose : il est absolument impossible de pouvoir communiquer dans ces différents États où il n'y a pas de liberté de presse. Nous essayons malgré tout de le faire puisque le dispositif France 24 ou RFI diffusent des informations par les ondes ou par internet et peuvent atteindre le grand public. Au-delà, je sors, si je puis dire, de mon domaine de compétence car le SGDSN a pour objectif de protéger : encore une fois nous sommes le bouclier mais pas l'épée. Nous sommes néanmoins en contact avec l'épée et peut-être pourrez-vous interroger la ministre Catherine Colonna que vous entendez cet après-midi sur notre potentiel offensif. En effet, la ministre a mis en place une stratégie d'influence, avec le ministère des Armées, qui vise à faire passer un certain nombre d'informations, non seulement sur la politique et les actions que nous menons, mais aussi pour essayer de majorer notre rôle d'épée. En tout état de cause, la menace demeure asymétrique entre la démocratie que nous sommes et certains pays qui ne le sont pas.

S'agissant du piège « the West against the Rest » sur lequel s'interroge le sénateur Karoutchi, je souligne que l'expression a été en quelque sorte inventée par un ou deux des pays que vous venez de citer. Cette formulation ne nous était pas venue à l'esprit et d'ailleurs quand nous travaillons avec nos partenaires - hier encore, j'étais à l'OTAN - nous estimons toujours avoir un rôle de soutien, de développement et de partage ou d'extension de nos valeurs. Cependant, certains autres pays essayent au contraire d'accréditer l'idée que ce schéma est complètement dépassé, que la démocratie n'est pas un bon système pour l'ensemble des nations de la planète et que les occidentaux sont des colonialistes avant tout soucieux de conserver leur pouvoir ou leur emprise, etc. Tel est le piège dans lequel nous devons éviter de tomber ; par conséquent, à travers les politiques et les actions que nous menons dans le cadre de l'OTAN, du G7 et sur le plan diplomatique, nous devons justement faire en sorte qu'un certain nombre de pays ne tombent pas dans ce traquenard et ne nous rangent pas dans une catégorie imaginaire inventée pour servir les intérêts de nos adversaires et certainement pas les nôtres.

M. Cédric Perrin, président. - Au terme des prises de parole de mes collègues, je m'étonne parfois aussi, comme notre collègue Mickaël Vallet, que, dans la perspective des jeux Olympiques, la question des punaises de lit - qu'il convient évidemment de ne pas négliger - prenne pour certains plus d'importance que notre capacité opérationnelle de lutte anti-drone, par exemple ; peut-être, aurons-nous l'occasion d'y revenir ultérieurement.

J'aurais également une petite question à formuler. Parmi mes principales inquiétudes, figure le projet de scission d'Atos qui soulève de très nombreuses interrogations, tant sur les conséquences pour notre souveraineté nationale d'une éventuelle vente à un investisseur étranger, que sur des enjeux cyber et stratégiques. Je rappelle qu'un certain nombre d'acteurs et de salariés d'Atos sont détenteurs d'habilitations au secret défense. Comme vous le savez, j'assure avec plusieurs de mes collègues, un suivi très attentif de cette opération et ce depuis bien avant le début du mois d'août dernier. Pouvez-vous, Monsieur le Secrétaire général, nous préciser votre rôle et les moyens d'action qui sont mis à votre disposition dans cette délicate affaire ? À titre personnel, il me semble qu'on a très peu entendu - publiquement en tous cas - les services concernés par cette opération qui a des retentissements sur la sécurité nationale, notre capacité de lutte cyber et les jeux Olympiques dans lesquels Atos s'est particulièrement impliquée - c'est le moins qu'on puisse dire. J'ajoute que l'interrogation de Mickaël Vallet sur les moyens mis à disposition de vos services pour les Jeux Olympiques appelle peut-être également des précisions sur les missions déléguées à Atos, avec des conséquences potentiellement critiques. Pouvez-vous nous dire un mot à ce sujet ? Bien entendu, d'autres questions peuvent être soulevées, comme celle des supercalculateurs mais l'essentiel ici pour nous porte sur la sécurité nationale dans laquelle Atos est partie prenante, avec les conséquences que cela peut avoir aujourd'hui.

M. Stéphane Bouillon.- Je vous avoue que j'aurai un peu de mal à répondre complètement à votre question, Monsieur le Président, mais je ne manquerai pas de la relayer auprès de l'ensemble des interlocuteurs avec qui je suis amené à avoir des réunions de travail sur ce sujet. Comme vous l'avez rappelé, Atos nous aide en matière de cybersécurité pour les JO, et l'ANSSI a eu un rôle non négligeable pour faire en sorte que le RGPD soit respecté par les prestataires des services informatiques pour les JO, ce qui a amené à choisir l'entreprise française plutôt que l'entité prévue par le Comité International Olympique (CIO); ATOS donc pas celui qui était prévu par le CIO.

M. Cédric Perrin, président. - Je rappelle qu'ATOS a également été un des acteurs majeurs pour les Jeux Olympiques de Tokyo.

M. Stéphane Bouillon.- Tout à fait. Par ailleurs, nous sommes évidemment très sensibles à la question des supercalculateurs qui sont indispensables pour notre dissuasion nucléaire, à quoi s'ajoutent bon nombre d'autres services informatiques.

Dans la situation actuelle, le rôle du SGDSN consiste donc à rappeler, un peu comme vous venez de le faire, nos intérêts fondamentaux et que la solution qui doit être trouvée pour l'avenir d'Atos doit nécessairement intégrer la capacité de celle-ci - ou de la nouvelle entreprise qui lui succédera - de préserver intégralement notre souveraineté, notre capacité d'innovation, d'intelligence ainsi que de production de systèmes informatiques et de calculateurs performants pour notre dissuasion. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous en dire plus sur ce thème, mais j'ai soigneusement pris le message.

M. Cédric Perrin, président. - Je pense que ce message circule depuis un certain temps et je rappelle, dans cette audition qui fait l'objet d'une diffusion publique, que nous réfléchissons très sérieusement - certes en fonction de la manière dont les choses se dérouleront et je note ici qu'elles viennent de bouger - à mettre en place une commission d'enquête sur ce sujet qui retient tout particulièrement notre attention.

Monsieur le Secrétaire général, mon général, Monsieur le chef de service, merci beaucoup pour vos interventions et surtout pour la sincérité d'un certain nombre de vos propos - je peux comprendre que ce soit compliqué sur des sujets comme celui d'ATOS. Je me félicite que vous ayez pu clairement décrire un certain nombre de menaces qui étaient jusqu'à présent connues mais peu caractérisées. Compte tenu des menaces et des enjeux mondiaux qui se manifestent quotidiennement, cette audition en appellera vraisemblablement d'autres. Vous avez beaucoup parlé de votre rôle de bouclier et un peu moins de celui de l'épée : ce sera peut-être l'occasion de vous entendre dans des conditions plus propices à nous donner davantage d'informations.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 30.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Panama relatif à l'exercice d'activités professionnelles rémunérées par les membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Jean-Noël Guérini, rapporteur. - Notre commission examine régulièrement ce type de projet de loi puisqu'elle a autorisé l'approbation de vingt accords similaires depuis 2018.

Pour rappel, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a entrepris une modernisation du cadre d'expatriation de ses agents afin de favoriser leur mobilité géographique. À ce titre, le ministère a tenu compte de la volonté croissante des conjoints de ses personnels d'occuper un emploi dans le pays d'affectation. En effet, la possibilité de poursuivre sa carrière professionnelle à l'étranger est devenue un critère essentiel dans la décision d'expatriation.

Des facilités existent au sein de l'Espace économique européen en vertu du principe de libre circulation des travailleurs ; en revanche, ce n'est pas le cas dans la plupart des pays situés hors des frontières de l'Union européenne. Le Quai d'Orsay a donc engagé, en 2015, des négociations visant à tripler le nombre d'accords bilatéraux permettant aux conjoints des agents diplomatiques et consulaires d'avoir accès au marché du travail local, sans préjudice de leur statut et de certaines immunités qui leur sont accordées à ce titre. L'activité professionnelle peut être exercée au sein d'une entreprise privée ou d'une structure française sous tutelle du ministère - par exemple une ambassade ou un établissement relevant de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE).

Au total, quelque 3 200 familles d'agents publics pourraient bénéficier de ce dispositif, majoritairement des conjoints d'agents du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, auxquels s'ajoutent les conjoints d'agents issus d'autres administrations telles que le ministère des armées.

Le présent accord a donc pour objet d'autoriser, sur la base de la réciprocité, les membres des familles des diplomates français et panaméens à occuper un emploi durant leur affectation sur le territoire de l'autre partie. Cela participera d'une meilleure conciliation de leurs vies personnelle et professionnelle.

L'accord s'appliquera en premier lieu au conjoint de l'agent ayant obtenu un titre de séjour spécial délivré par le protocole du pays d'accueil. Je souligne à cet égard que le Panama ne reconnaît ni le PACS ni le mariage entre personnes du même sexe. Les dispositions de l'accord s'appliqueront également aux enfants âgés de moins de 21 ans ou souffrant d'un handicap.

Les bénéficiaires d'une autorisation de travail devront naturellement se conformer à la législation de l'État d'accueil, notamment en matière fiscale et sociale. S'agissant de l'immunité de juridiction et d'exécution en matière civile et administrative, elle cessera de s'appliquer pour les personnes concernées dans le cadre de leur activité professionnelle, à la différence de l'immunité de juridiction pénale qui, en cas d'infraction grave, pourra toutefois faire l'objet d'une demande de renonciation écrite par l'État accréditaire. Ces immunités sont importantes puisqu'elles protègent nos diplomates de toute pression qui pourrait être exercée sur eux par l'intermédiaire de leur famille.

D'après le Quai d'Orsay, l'accord pourrait bénéficier à une quinzaine de conjoints français et à une dizaine de conjoints panaméens.

Au Panama, le marché du travail s'appuie en grande partie sur les activités liées à l'exploitation du Canal, sur les services tertiaires, ainsi que sur l'investissement étranger. Une trentaine de grandes entreprises françaises sont d'ailleurs présentes sur place, dans des secteurs très divers - industries pharmaceutique et technologique, construction, luxe, etc.

Bien que le nombre de personnes concernées soit modeste, ce type d'accords est important pour nos concitoyens expatriés dans la mesure où leurs conjoints - le plus souvent des femmes - interrompent leur vie professionnelle pour les accompagner à l'étranger. Ces instruments, juridiquement contraignants, leur permettent donc de poursuivre leur carrière et d'apporter de nouvelles compétences au pays qui les accueille ; il est donc essentiel d'élargir le tissu conventionnel à l'ensemble des États où notre diplomatie est présente.

À la lumière de ces éléments, je préconise l'adoption du projet de loi. Son examen en séance publique est prévu le jeudi 26 octobre, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Ce projet de loi paraît anodin mais il est très important pour la promotion de la mobilité géographique des agents diplomatiques et consulaires. Il permettra d'éviter les situations de célibat géographique qui peuvent durer plusieurs années. Je soutiens donc l'adoption de ce texte.

Le projet de loi est adopté, à l'unanimité, sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation du protocole entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Macédoine du Nord portant application de l'accord du 18 septembre 2007 concernant la réadmission des personnes en séjour irrégulier, signé à Skopje le 5 juillet 2021 - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Philippe Paul, président. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation du protocole entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine du Nord portant application de l'accord du 18 septembre 2007 concernant la réadmission des personnes en séjour irrégulier, signé à Skopje le 5 juillet 2021.

Je vais commencer par un bref rappel historique : la République de Macédoine du Nord est issue de la dissolution de la Fédération de Yougoslavie en 1991. Elle a rejoint les Nations Unies en 1993, sous le nom d' « Ancienne république yougoslave de Macédoine », la Grèce s'opposant à ce qu'elle se nomme « République de Macédoine », considérant que l'utilisation du terme de « Macédoine » renvoyait à l'un de ses territoires et appartenait à son héritage culturel et historique.

Ce n'est qu'en 2018 qu'un accord a été trouvé avec la Grèce pour la dénomination de « Macédoine du Nord ».

Cet État dit « multiethnique », comptant moins de 2 millions d'habitants, est considéré comme l'une des démocraties les plus abouties des Balkans occidentaux. Elle a mis en oeuvre des réformes remarquées en matière de fonctionnement de l'État de droit, même si des progrès peuvent encore être réalisés notamment en matière de respect de l'indépendance de la justice.

La Macédoine du Nord est membre depuis 2020 de l'OTAN et a rejoint son commandement intégré en décembre 2021.

Comme les autres États des Balkans occidentaux, elle est dans une dynamique de rapprochement avec l'Union européenne, formalisée lors du sommet de Zagreb, en novembre 2000. Elle a obtenu le statut de pays candidat en décembre 2005.

Les négociations n'ont toutefois été ouvertes formellement qu'en 2020 et une première conférence intergouvernementale s'est tenue en juillet 2022.

Il reste encore à la Macédoine du Nord à réviser sa Constitution pour reconnaître la minorité bulgare.

Comme la plupart des pays des Balkans occidentaux, la Macédoine du Nord adopte une attitude très coopérative avec l'Union européenne. Ainsi, un accord de coopération opérationnelle aux frontières avec FRONTEX est entré en vigueur en avril dernier, autorisant l'Agence à participer à la protection des frontières.

Concernant ses relations avec la France, si les échanges économiques progressent, ils restent modestes. Néanmoins, les deux États coopèrent dans de nombreux domaines, notamment en matière de sécurité intérieure, de tourisme, ou encore de défense, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune. Enfin, on peut aussi noter que la Macédoine du Nord est membre de l'Organisation internationale de la Francophonie.

Avec la stratégie française pour les Balkans occidentaux développée depuis 2019, les échanges politiques entre nos deux États se sont encore renforcés.

Le présent accord, dit « protocole de réadmission » vise à compléter le cadre juridique formalisé par l'accord européen de réadmission, conclu le 18 septembre 2007 entre l'Union européenne et la Macédoine du Nord, et entré en vigueur le 1er janvier 2008.

Cet accord européen, est du même type que ceux conclus avec d'autres États, comme par exemple avec l'Albanie en 2005 ou avec la Serbie en 2007. Il est d'ores et déjà mis en oeuvre par la France. La coopération avec la Macédoine du Nord en matière de retour est jugée très satisfaisante par le ministère de l'intérieur.

L'intérêt du présent protocole est de définir plus précisément les modalités concrètes de la mise en oeuvre de la réadmission afin de rendre les procédures plus fluides et plus efficaces. Y sont précisés : la détermination des autorités nationales compétentes, les points de passages frontaliers, la transmission des demandes par voie électronique, les langues de communication...

Il contient des clauses largement similaires aux accords de même type déjà conclus par la France, comme avec l'Albanie en 2013 ou la Serbie en 2009.

Ce protocole est donc un texte assez classique en matière de réadmission des personnes en séjour irrégulier. Sa seule particularité est liée au temps écoulé entre l'accord conclu au niveau européen (2007) et sa signature récente en 2021. Ce délai s'explique par le différend qui opposait la Grèce et la Macédoine du Nord concernant le nom officiel de cette dernière, obstacle dorénavant relevé.

Les flux migratoires visés par le présent protocole sont modestes et se divisent en deux catégories.

L'immigration macédonienne irrégulière, même facilitée par l'exemption de visas dont bénéficient les ressortissants macédoniens, reste de faible ampleur. L'immigration régulière est même en diminution. De motivation essentiellement économique, elle concerne moins de 3000 personnes en 2021.

La Macédoine est aussi un pays de transit pour des migrants de diverses nationalités, en raison de sa position stratégique à l'entrée des Balkans occidentaux. En 2022, les principales nationalités observées étaient syriennes, pakistanaises, marocaines, afghanes et indiennes.

Les mesures d'éloignement prononcées ont connu un pic en 2019, avec près de 900 mesures. Elles se situent aujourd'hui à moins de 400 mesures. On peut noter que le nombre de retours forcés reste modeste (59 en 2019, 12 en 2022), en raison de la politique française tendant à privilégier le renvoi des étrangers en situation irrégulière créant des troubles à l'ordre public.

La Macédoine du Nord n'a pas, à ce jour, fait part à la France de l'accomplissement de ses procédures de ratification internes. Il est probable qu'elle y procède une fois le protocole ratifié par la France.

Ce protocole, qui vise seulement à compléter le cadre juridique formalisé par l'accord européen de réadmission, avec un État qui garantit le respect des droits de l'homme et des minorités, ne pose donc pas de difficultés.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en deuxième. Son examen est prévu en séance publique le jeudi 26 octobre 2023, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Le projet de loi est adopté, à l'unanimité, sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part, de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part, et de l'accord sur le transport aérien entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'État du Qatar, d'autre part - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Alain Cazabonne rapporteur sur le projet de loi n° 594 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part, de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part, et de l'accord sur le transport aérien entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'État du Qatar, d'autre part.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg au protocole d'accord du 20 mars 2018 relatif au renforcement de la coopération en matière de transports transfrontaliers et à la convention du 23 octobre 2020 relative au financement d'aménagements visant à renforcer la desserte ferroviaire et favoriser les mobilités durables - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Ludovic Haye rapporteur sur le projet de loi n° 815 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'avenant entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg au protocole d'accord du 20 mars 2018 relatif au renforcement de la coopération en matière de transports transfrontaliers et à la convention du 23 octobre 2020 relative au financement d'aménagements visant à renforcer la desserte ferroviaire et favoriser les mobilités durables.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, l'Association internationale de développement, la Société financière internationale, l'Agence multilatérale de garantie des investissements et le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Jean-Marc Vayssouze-Faure rapporteur sur le projet de loi n° 937 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, l'Association internationale de développement, la Société financière internationale, l'Agence multilatérale de garantie des investissements et le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Chypre sur la coopération lors des opérations d'évacuation à partir de la région du Moyen-Orient via le territoire de la République de Chypre dans le cadre d'une situation de crise, signé à Paris le 9 septembre 2022 - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Sylvie Goy-Chavent rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Chypre sur la coopération lors des opérations d'évacuation à partir de la région du Moyen-Orient via le territoire de la République de Chypre dans le cadre d'une situation de crise, signé à Paris le 9 septembre 2022, sous réserve de son dépôt.

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Projet de loi de finances pour 2024 - Audition de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, pour évoquer les grandes orientations du projet de loi de finances pour 2024. Il est cependant difficile d'entrer dans le vif du sujet sans dire un mot du contexte international dans lequel ce budget sera discuté.

La situation au Proche-Orient évolue très rapidement. Vous revenez d'Israël, madame la ministre, vous nous direz quelles perspectives vous semblent se dégager pour un apaisement des tensions régionales, et la part que prend la France dans ces efforts. Nous avons appris, hélas, que le bilan des morts français continue à s'alourdir.

Sans doute nos collègues voudront-ils en outre en savoir davantage sur la situation en Ukraine, d'où l'attention médiatique s'est déportée depuis une semaine. Le soutien des États-Unis, qui a pu sembler menacé il y a quelques jours, a été réaffirmé avant-hier par la secrétaire au Trésor. Comment le soutien européen pourrait-il quant à lui être renforcé ?

Le sort des populations du Haut-Karabagh est un autre motif de préoccupation partagé sur nos bancs. En visite sur place il y a quinze jours, vous avez annoncé une aide militaire à l'Arménie et dénoncé une épuration ethnique. Depuis, le président Aliyev a boudé le sommet de Grenade du 5 octobre et l'Arménie craint toujours pour son intégrité territoriale. Que faut-il, selon vous, attendre des pourparlers qui auront lieu à la fin du mois à l'invitation du président du Conseil européen, Charles Michel ?

Sans doute nous en direz-vous davantage sur d'autres dossiers préoccupants du moment.

Dans ce contexte international pour le moins chaotique, nous nous réjouissons en premier lieu de la hausse des moyens alloués à notre diplomatie. Les crédits gérés par votre ministère augmenteront en effet, aux termes du projet de loi de finances, de près de 300 millions d'euros l'an prochain. La mission « Action extérieure de l'État », en particulier, affiche une augmentation de ses crédits de près de 9 % par rapport à 2023.

Pour ce qui concerne l'aide publique au développement (APD), les documents budgétaires laissent penser que la commission d'évaluation idoine, voulue par le législateur en août 2021 et dont le décret de fonctionnement est paru en mai 2022, pourra commencer ses travaux à la fin de l'année : il serait temps, mais cette échéance pourra-t-elle seulement être tenue ?

Les crédits de paiement de notre APD se stabilisent, mais, au-delà des chiffres, madame la ministre, comment concevez-vous l'aide publique au développement dans un contexte profondément renouvelé par l'actualité des derniers mois ? Je songe au retrait forcé de notre présence dans certains États d'Afrique de l'Ouest et à la concurrence que nous y font d'autres puissances, ainsi qu'aux annonces auxquelles ont donné lieu les récents événements au Proche-Orient.

Avant de donner la parole à nos rapporteurs pour avis et aux rapporteurs spéciaux de la commission des finances, je vous propose, madame la ministre, de nous exposer succinctement les récents éléments d'actualité que vous pouvez porter à notre connaissance.

Nous en viendrons ensuite aux questions budgétaires, en commençant par les différents programmes de la mission « Action extérieure de l'État », puis en abordant les programmes relatifs à l'aide publique au développement.

Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Monsieur le président, je vous félicite pour votre élection à ce poste.

La situation au Proche-Orient est grave. La France s'active pour éviter un engrenage dangereux, multipliant les contacts, jusqu'au niveau présidentiel, avec les pays régionaux, nos principaux partenaires européens, les États-Unis d'Amérique, le Royaume-Uni et d'autres. Un Conseil européen à distance s'est tenu hier et nos ambassades sont mobilisées pour transmettre les messages essentiels.

Pour ce qui concerne l'urgence, nous demandons un accès humanitaire à la bande de Gaza, la fourniture de biens de première nécessité et de médicaments pour les populations réfugiées dans le Sud, la protection des civils et le respect du droit international par Israël. Cet État a subi les attaques terroristes - leur horreur n'est plus à démontrer - du Hamas, une organisation terroriste et il a le droit et le devoir de protéger sa population, tout en respectant le droit. À Gaza, vous le savez, les besoins humanitaires sont urgents.

Un autre axe de notre diplomatie est de faire appel à la responsabilité de chacun pour éviter l'escalade et un embrasement régional qui pourrait atteindre d'autres pays, en tenter certains et emporter des répercussions chez nous. Face aux tensions existantes et à la grande volatilité de la situation, des précautions ont été prises sur le territoire national, incluant le déploiement de forces de sécurité, et des instructions spécifiques ont été adressées à nos institutions.

Les événements récents montrent toutefois que nos craintes pourraient se concrétiser. J'ai clairement fait part de nos préoccupations à mes interlocuteurs lors de mes récentes visites à Tel-Aviv, Jérusalem, Le Caire et Beyrouth. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté cet après-midi une résolution présentée par le Brésil, condamnant les actions terroristes du Hamas, appelant à la désescalade et rappelant les principes du droit humanitaire.

Nous devons enfin restaurer une perspective de paix, car seule la paix garantira la sécurité de tous. Cette paix devra prendre en compte le droit absolu d'Israël à la sécurité et le droit des Palestiniens à disposer d'un État. Notre conviction demeure qu'une solution à deux États est nécessaire pour que chacun puisse vivre en paix et en sécurité. Il est difficile de parler de paix dans ces moments, mais il est important de ne pas se laisser emporter par les événements.

Pour ce qui est du budget du ministère de l'Europe et des affaires étrangères pour 2024, le projet de loi de finances pour 2023 avait donné lieu à des avancées, mais le budget actuellement soumis au Parlement est offensif, pour mettre en oeuvre les priorités énoncées par le Président de la République en mars dernier, lors de la conclusion des États généraux de la diplomatie. Ce projet de loi de finances nous permettra d'affirmer nos principes, nos intérêts et notre solidarité.

Avant de le détailler, je souhaite aborder le contexte international actuel, au-delà de la situation au Proche-Orient, qui reflète l'intensification de la brutalité mondiale. Nous sommes ainsi témoins de la guerre persistante en Ukraine, des événements tragiques en Afrique, de l'effondrement au Sahel, des tensions croissantes en Asie et de situations préoccupantes au Caucase et au Soudan. Nous vivons dans un monde marqué par l'individualisme dans lequel les règles sont moins respectées, les cadres habituels remis en cause. Les divisions au sein du G20, la contestation de la gouvernance internationale et les difficultés à trouver des compromis, notamment sur le climat, en sont des illustrations. Les droits de l'homme reculent dans de nombreux pays, et ce monde est marqué par une propagande sans complexes et par la manipulation de l'information amplifiée par les réseaux sociaux. Il s'agit là d'une accélération de mouvements qui étaient déjà à l'oeuvre.

Face à ces défis, nous privilégions trois lignes d'action.

D'abord, nous continuons à jouer notre rôle, à être ce que le Président de la République a qualifié de « partenaire de confiance ». Nous cherchons à former des coalitions et à élargir nos partenariats, en traitant différents sujets avec divers groupes de pays. Nous intervenons activement pour résoudre les crises de sécurité, que ce soit dans le Caucase ou en Ukraine. Récemment, je me suis rendu dans ces régions, ainsi qu'au Proche-Orient.

Sur les enjeux globaux, nous souhaitons aussi être des partenaires de confiance, nous prenons des initiatives et nous nous mobilisons sur plusieurs fronts : climat, biodiversité et océans, en vue de la conférence des Nations unies sur les océans qui se tiendra à Nice en 2025, et finances internationales, notamment à la suite des conclusions du sommet pour un nouveau pacte financier mondial des 22 et 23 juin à Paris. Ces sujets continueront de dominer notre agenda. Nous mettons aussi l'accent sur les partenariats pour le développement rénovés grâce aux décisions du Conseil présidentiel du développement au printemps et du comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid) de juillet, en mettant fin aux critères géographiques au profit d'une concentration par objectifs pour mieux piloter politiquement l'aide publique au développement.

Ensuite, malgré le contexte actuel d'individualisme, nous défendons résolument nos intérêts, en matière de diplomatie économique, notamment grâce à l'action du ministre délégué Olivier Bechtel. Nous avons lancé un plan export, nous encourageons nos entreprises à conquérir des marchés et nous attirons des investisseurs. La France est, pour la quatrième année consécutive, le premier pays en Europe à attirer les investissements internationaux. Nous avons également développé des partenariats structurants, comme avec l'Inde lors de la visite du Premier ministre Modi le 14 juillet et avec la Mongolie, lors de la visite récente de son président à Paris.

Nous défendons également notre modèle économique, et singulièrement notre modèle énergétique. Nous avons obtenu de bons résultats sur ce dernier point, notamment en matière de nucléaire civil. Je me suis récemment rendue en Finlande pour l'inauguration du premier réacteur de type EPR en fonctionnement en Europe, qui fournit déjà 30 % de l'électricité du pays, lui conférant une autonomie énergétique. Nous avons également réussi à conclure récemment un accord européen en vue d'une réforme du marché de l'électricité.

Nous cherchons à mieux réguler et à mieux défendre nos intérêts, mais rien n'est possible à ce titre sans l'Europe, qui est notre levier de puissance le plus sûr. Nous poursuivons, au niveau européen, l'agenda de Versailles touchant à la souveraineté économique, à la défense, à l'énergie et aux migrations.

Enfin, le projet de loi de finances acte le réarmement de notre diplomatie, grâce à une augmentation inédite de ses moyens. Ainsi, après des décennies de baisse, nous prévoyons une hausse de 165 équivalents temps plein (ETP) et une augmentation de nos crédits de 4,5 % par rapport à 2023. D'ici à 2027, 700 équivalents temps plein supplémentaires sont planifiés dans le programme pluriannuel, ainsi qu'une hausse des crédits de 22 %.

En 2024, le budget du ministère atteindra 6,765 milliards d'euros en crédits de paiement hors pensions, soit une augmentation de 293 millions d'euros par rapport à cette année. La mission « Action extérieure de l'État » recevra 3,344 milliards d'euros, soit une hausse de 11 % par rapport à 2023, et le programme 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement », 3,42 milliards d'euros, tous deux hors pensions. Ces moyens supplémentaires serviront des priorités que je souhaite vous présenter.

La première porte sur les fonctions politiques, y compris sur les enjeux globaux.

Le programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde », englobant les crédits de fonctionnement de nos ambassades et consulats, connaîtra ainsi une augmentation de 13 % l'année prochaine. Ces crédits serviront à moderniser notre ministère en poursuivant nos investissements dans le numérique, notamment pour introduire des outils collaboratifs afin de moderniser le travail diplomatique et de développer nos capacités d'analyse et d'anticipation. Il s'agit également de renforcer l'efficacité énergétique et la sécurité de nos bâtiments et enfin de renforcer certains postes, comme les services de presse de nos ambassades ou la direction de la communication et de la presse du ministère, mais aussi le protocole, essentiel lors de nos sommets. La création de l'académie diplomatique est enfin en projet, ainsi qu'un renforcement de nos plus petites ambassades, nos postes de présence diplomatique (PPD). Ces ressources supplémentaires amélioreront le quotidien de nos agents et de leurs familles, en offrant une meilleure couverture des frais de scolarité à l'étranger et en renforçant le logement social.

Concernant le programme 209 « Solidarité avec les pays en développement », dédié à l'aide au développement et à la gestion des crises, il disposera d'un budget de plus de 3,2 milliards d'euros, nous permettant de tenir nos engagements et de rester le quatrième bailleur mondial en matière d'aide publique au développement.

Le caractère prioritaire de l'aide humanitaire a été réaffirmé par le Cicid de juillet dernier ; celle-ci s'élève à près de 900 millions d'euros et je compte sur votre approbation pour la maintenir à ce niveau en 2024. Ce programme comprend aussi la provision pour crise majeure qui atteint 270 millions d'euros, utilisée notamment pour le Soudan, le Caucase et récemment pour les réfugiés palestiniens. Je tiens à souligner l'importance de ce dispositif, qui nous a permis d'intervenir rapidement face à des crises humanitaires en Ukraine, en Turquie, en Libye, à Gaza et en Arménie, notamment pour les populations du Haut-Karabagh. Je veille personnellement à ce que cette provision soit utilisée conformément à son objet, pour des actions ciblées sur des besoins urgents. Un exemple concret est l'envoi d'aide médicale en Arménie en réponse à la situation des réfugiés du Haut-Karabagh. Le projet de loi de finances qui vous est présenté la reconduit.

Nous allouons également davantage pour l'Ukraine, en coordination avec les États membres de l'Union européenne. La facilité européenne pour la paix (FEP) deviendra ainsi bénéficiaire de notre plus grande contribution internationale en 2024, dans la perspective d'une installation dans la durée du conflit en Ukraine.

La coopération bilatérale augmentera de 5 % pour atteindre 209 millions d'euros, soit un total de plus de 2 milliards d'euros en crédits de paiement. Ce renforcement abondera les outils à disposition directe de nos ambassades. Par exemple, le fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI) verrait son budget augmenter de 20 millions d'euros, atteignant 100 millions d'euros. Il s'agit d'un dispositif efficace que nous souhaitons développer. J'ai décidé d'accroître le fonds Équipe France (FEF) pour favoriser une collaboration renforcée au sein de nos ambassades. Par ailleurs, le fonds d'appui à l'entrepreneuriat culturel (Faec), dont nous avons observé les résultats lors du forum Création Africa, bénéficiera d'une allocation de 77 millions d'euros. Je souhaite également souligner l'augmentation de 7 millions d'euros pour les ONG via l'Agence française de développement (AFD) afin de soutenir les organisations de la société civile.

En ce qui concerne la coopération multilatérale, les crédits seront légèrement réduits, à 796 millions d'euros en 2024. Avant d'entendre vos critiques à ce sujet, il est important de préciser que cette baisse est due à des dépenses exceptionnelles en 2023 qui ne seront pas renouvelées. Par exemple, nous avions déboursé 70 millions d'euros pour le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et cette somme ne sera pas nécessaire en 2024. De même, il n'est pas prévu d'allouer de nouveau 20 millions d'euros pour la facilité pour les réfugiés en Turquie.

Ces 796 millions d'euros permettront de financer de nouveaux engagements et de renforcer nos contributions sur des sujets clés tels que le climat, la santé, l'égalité entre les sexes ou l'éducation. Enfin, le Fonds européen de développement s'éteindra progressivement jusqu'en 2027, nous donnant la marge pour de nouveaux projets sur le programme 209 à budget constant.

Notre deuxième grande priorité est la diplomatie culturelle et d'influence, qui correspond au programme 185. En 2024, la dotation, hors dépenses de personnel, augmenterait de 50 millions d'euros par rapport à 2023, s'établissant ainsi à 721 millions d'euros, soit +8 %.

Cette diplomatie d'influence se structure autour de deux grands axes : le développement d'un nouveau partenariat culturel et solidaire avec le continent africain ; la consolidation de l'attractivité française dans les autres pays prioritaires, notamment en Indo-Pacifique.

Le renforcement du réseau culturel est engagé. Les dotations aux établissements à autonomie financière, notamment les instituts français et les instituts français de recherche à l'étranger, verraient leurs moyens augmenter de plus de 8 millions d'euros par rapport à l'année 2023. De même, les crédits octroyés aux alliances françaises augmenteraient de 1,5 million d'euros, soit +20 %, pour financer leur transformation numérique et leur sécurisation.

Nous augmenterons également les crédits d'intervention de 24 millions d'euros, soit +60 %, pour offrir de nouvelles capacités à notre réseau de coopération et d'action culturelle.

Dans un contexte de compétition internationale accrue, la politique d'attractivité étudiante doit faire l'objet d'un investissement continu pour que la France maintienne son rang. Les crédits alloués aux bourses versées aux étudiants étrangers en France seraient portés à 70 millions d'euros, soit +6 millions d'euros par rapport à cette année, notamment pour attirer des profils qualifiés dans les secteurs en tension. De même, nous augmenterons de 2 millions d'euros, soit +15 %, les échanges scientifiques, lesquels contribuent également à la politique d'attractivité de la France.

Nous renforcerons la place de la France dans le système multilatéral. Ainsi, nous verserons 6,5 millions d'euros supplémentaires à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) et 17 millions d'euros de plus aux différents organes des Nations unies.

Troisième priorité : la communication et la diplomatie publique. Les crédits de nos services de presse sont trop faibles. Aussi, nous avons prévu de les augmenter de 2,2 millions d'euros pour accroître le rôle du ministère dans le pilotage de la communication générale de la France à l'étranger, ainsi que les capacités de nos ambassades, en priorité celles qui sont en Afrique et en Indo-Pacifique. De plus, nous continuerons à renforcer les moyens de la direction de la communication et de la presse.

Plus généralement, nous cherchons à doter le ministère d'une culture de la communication stratégique. Aussi, nous souhaitons accentuer notre présence dans les médias et sur les réseaux sociaux : nous augmenterons nos productions audiovisuelles et nous travaillerons avec des influenceurs. De plus, nous renforcerons nos capacités pour lutter contre les manipulations, notamment en développant nos moyens de veille médiatique. Par ailleurs, nous avons mis en place un fonds d'innovation pour aider les projets les plus pertinents élaborés dans les postes.

Par ailleurs, dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques, une enveloppe de 6 millions d'euros a été dégagée pour financer un programme d'accompagnement spécifique de certains journalistes et pour déployer notre plan de communication en la matière.

Quatrième priorité : les Français de l'étranger, qui correspond au programme 151, « Français à l'étranger et affaires consulaires ». En 2024, ce programme verrait ses crédits, hors dépenses de personnel, croître de 24 millions d'euros, soit +17 % par rapport à 2023, pour un montant total de 165 millions d'euros.

Le coût de l'organisation par les services du ministère des élections européennes s'élèverait à 6 millions d'euros. À ce titre, le programme 151 bénéficierait d'une augmentation de plus de 1 million d'euros, laquelle sera complétée par un transfert du ministère de l'intérieur.

Les crédits consacrés à l'accès des élèves français au réseau scolaire de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) s'élèveraient à 120,5 millions d'euros, soit 15 millions d'euros en plus par rapport à l'année 2023. Cette enveloppe permettra de financer les bourses des élèves du réseau d'enseignement français à l'étranger. Nous avons fait un effort particulier pour les élèves en situation de handicap, en leur consacrant 1,5 million d'euros. Enfin, nous financerons l'instauration du Pass Éducation langue française à hauteur de 1 million d'euros.

Les crédits alloués au service public consulaire ainsi qu'à la modernisation de l'administration consulaire augmenteraient de 2,8 millions d'euros, notamment grâce à la poursuite du déploiement du service France consulaire, qui sera étendu à l'Europe d'ici à la fin de l'année. Nous poursuivrons également le déploiement du vote et du service d'état civil électroniques.

Ce deuxième budget du quinquennat reflète l'importance accordée par nos autorités à la diplomatie française, qu'il s'agit de réarmer. Au reste, je remercie les sénateurs qui nous ont aidés à redonner aux services du ministère les moyens d'accomplir leurs missions.

M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur pour avis du programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde ». - Je tiens tout d'abord à remercier les équipes du Quai d'Orsay, qui oeuvrent en ce moment même dans nombre de situations complexes, à Tel-Aviv, à Jérusalem ou encore à Erevan.

On a coutume de parler du continuum défense, diplomatie, développement, dont les piliers défense et développement ont été significativement renforcés au cours des dernières années. Il était toutefois important de réarmer également notre diplomatie, travail qui résulte des États généraux de la diplomatie, qui se sont tenus de septembre 2022 à mars 2023. Du reste, une telle dynamique était souhaitée par notre commission. Et nous en voyons les résultats dans le projet de loi de finances pour 2024, comme vous l'avez montré, madame la ministre.

Dans ces conditions, pourriez-vous tout d'abord nous préciser la manière dont seront fléchés les 146 nouveaux ETP prévus au titre du programme 105 ? Ensuite, qu'en est-il la mise en oeuvre la réforme de la haute fonction publique voulue par le chef de l'État ? Enfin, où en est la création d'une réserve diplomatique citoyenne, annoncée par le Président de la République en mars dernier ?

Au début des années 2000, la politique immobilière du ministère consistait à gager les investissements sur des cessions immobilières, ce qui n'était pas très heureux, car nous avons, par la suite, connu un sous-investissement chronique. Dans ce PLF, les investissements prévus sont non pas des produits de cessions, mais de véritables crédits budgétaires, et c'est heureux ! Quelles sont les orientations de votre politique immobilière, notamment en matière de sécurisation et de développement durable ?

Ce PLF acte l'augmentation de 24 millions d'euros des contributions volontaires de la France, alors que jusqu'à présent nous étions en retard à ce sujet. Aussi, pourriez-vous nous préciser vers quels domaines celles-ci seront fléchées ? Et quel gain d'influence pourra-t-il en résulter ? Nous savons qu'il y a une compétition féroce pour l'accès aux postes des organisations internationales.

Le 16 mars dernier, le Président de la République a appelé à « changer radicalement d'échelle » en matière de communication. Quid de nos actions de contre-influence face aux discours diffusés massivement ? En matière de communication, ne faudrait-il pas pratiquer le close combat, si je puis dire ? Par ailleurs, quelles actions le ministère compte-t-il entreprendre pour décrypter et expliquer à nos concitoyens les enjeux mondiaux ?

Mme Catherine Colonna, ministre. - Monsieur le sénateur, vous avez raison : dans le continuum défense, diplomatie, développement, le pilier de la diplomatie a bien été oublié, mais nous corrigeons cela !

La politique immobilière des années 2000 que vous avez évoquée n'a plus cours aujourd'hui. Aussi, nous devons trouver de nouveaux moyens de sécuriser et d'embellir notre patrimoine immobilier.

Le chantier de la réserve diplomatique a avancé, puisque nous avons nommé un préfigurateur, chargé d'étudier la meilleure façon de déployer un tel dispositif propre à notre ministère.

Pour dire les choses clairement, nos contributions volontaires ont subi un déclin, mais nous les avons rehaussées progressivement. Elles devraient s'élever à 61 millions d'euros en 2024, soit +2 millions par rapport à 2023. La France accède ainsi à la dixième place dans le classement des contributeurs volontaires des Nations unies, même si notre pays reste derrière l'Allemagne et le Royaume-Uni. La pente est favorable.

Ces efforts sont indispensables dans le cadre de la compétition accrue qui se déroule au sein des institutions internationales. Aussi faut-il soutenir les candidatures françaises, afin d'avoir un certain nombre de Français dans les postes internationaux. Au cours des dernières années, nous avons mis l'accent sur le programme des jeunes experts associés (JEA) pour élargir notre vivier et préparer les cadres de demain, plutôt que de compter sur un ou deux postes de direction.

En matière de politique de développement, le montant de nos contributions volontaires pour les organes de l'ONU augmente de 5 millions d'euros en 2024 pour atteindre 340 millions d'euros. Un tel montant, sans précédent, est indispensable si l'on veut peser sur les choix stratégiques de ces organisations, aussi bien dans le domaine de l'aide humanitaire, de la santé, des droits de l'homme que du développement.

En plus de nos contributions volontaires aux Nations unies, nous allons consacrer d'importants efforts à d'autres contributions multilatérales, à l'instar du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ou du Partenariat mondial pour l'éducation, qui s'élèveront à près de 362 millions d'euros.

En 2024, la politique humaine du ministère se traduira par une augmentation de 165 ETP. En 2023, plus de la moitié des emplois créés ont concerné les postes, et le reste l'administration centrale. En 2024, nous souhaitons renforcer les fonctions politiques et de communication dans les géographies prioritaires, c'est-à-dire l'Afrique et l'Indo-Pacifique. Nous souhaitons également renforcer notre réseau consulaire, qui connaît un afflux de demandes de visas depuis la fin de la pandémie, et prolonger le dispositif d'envoi d'agents en mission de longue durée depuis Paris, qui apporte davantage de souplesse.

La désinformation, qui devient un moyen redoutable d'influence et de guerre hybride, est désormais au coeur de l'action du ministère. Nous avons créé une nouvelle sous-direction - véritable révolution culturelle au Quai d'Orsay - et augmenté les moyens humains et techniques pour lutter contre la désinformation. Cela nous permet de riposter rapidement contre des opérations de déstabilisation, que nous rendons parfois publiques.

La presse doit également être plus attentive aux informations qu'elle diffuse, en vérifiant les faits et les sources et en croisant les informations. Pour cela, il faut des médias indépendants et viables ainsi que des journalistes bien formés. Aussi, nous poursuivons notre programme de formation avec CFI, l'Agence française de développement médias, et nous avons demandé à France Médias Monde de veiller davantage à la lutte contre la désinformation en langue vernaculaire. Nous agissons à visage découvert : notre métier n'est pas de créer ou d'entretenir de fermes à troll !

Enfin, nous voulons ouvrir la future Académie diplomatique, qui formera des diplomates français et étrangers, aux Français qui s'intéresseraient à la diplomatie, afin de développer la culture diplomatique au-delà du ministère, notamment dans nos régions.

M. Guillaume Gontard, rapporteur pour avis du programme 151 « Français à l'étranger et affaires consulaires ». - Comment absorber la hausse du nombre de demandes de visas ? Alors même que l'on parle d'une « crise des visas », on est passé de 818 ETP à 816 ETP pour les traiter. Ne faudrait-il pas dessiner une vision à long terme de notre politique des visas et des moyens qu'il faut lui accorder pour la mettre au service du rayonnement de notre pays ?

Lors de votre audition à l'Assemblée nationale, le 10 octobre dernier, vous avez déclaré : « En 2024 se tiendront les élections européennes, dont le coût de l'organisation à l'étranger est estimé à 6 millions d'euros. À ce titre, le programme 151 bénéficiera d'une augmentation de 1,1 million d'euros de son enveloppe, laquelle sera complétée par un transfert de 4,4 millions d'euros en provenance du ministère de l'intérieur et des outre-mer. » Cela fait, si je ne m'abuse, 5,5 millions d'euros... Où les 500 000 euros restants seront-ils prélevés ?

La suspension de la délivrance de visas aux ressortissants du Burkina Faso, du Niger et du Mali a été vécue comme une punition, notamment dans les milieux artistiques et culturels. Nous comprenons que, pour des raisons sécuritaires et pratiques, la délivrance de visas par les services consulaires est, pour le moment, impossible, mais quelles décisions seront prises pour revenir à une situation normale ?

Le dispositif France consulaire, plateforme téléphonique centralisée lancée à titre expérimental voici deux ans pour traiter les demandes les plus simples des Français de l'étranger et soulager ainsi les postes consulaires, a produit de premiers résultats très positifs. C'est un service apprécié de nos compatriotes, avec un taux de satisfaction de 90 % pour la réponse fournie et de 93 % pour le délai d'attente.

Malgré ce bilan, le déploiement du service en Europe et dans le monde a pris un certain retard par rapport aux objectifs annoncés. Le territoire européen est couvert depuis le mois de septembre 2023, et le dispositif sera étendu au monde entier en 2026.

Dans notre rapport sur le programme 151 du projet de loi de finances pour 2023, Bruno Sido et moi-même avions identifié un possible goulet d'étranglement dans les effectifs des agents de la direction des Français de l'étranger et de l'administration consulaire (DFAE) affectés à l'encadrement des téléconseillers. Leur nombre est passé de 8 à 14 en 2023, tandis que le budget global alloué à France consulaire a doublé, passant de 1,9 million d'euros à 3,8 millions d'euros en crédits de paiement. Cette augmentation se poursuivra-t-elle en 2024 pour accompagner la généralisation du dispositif ?

Mme Catherine Colonna, ministre. - Face à la reprise des demandes de visa, nous avons effectivement projeté, pour la durée de quelques mois, des agents supplémentaires sans revoir le plafond d'emploi de chaque poste. Dans certains pays, les délais d'instruction plus longs s'expliquent par des besoins de sécurité accrus.

En ce qui concerne les élections européennes, un budget d'un montant arrondi de 6 millions d'euros nous permettra de tenir ces élections le samedi 8 juin dans le continent américain et les Caraïbes, les territoires d'outre-mer de cette zone inclus, et le dimanche 9 juin en métropole et dans les territoires d'outre-mer restants.

Le service France consulaire, qui est cofinancé très largement par mon ministère, est l'un des chantiers prioritaires. Compte tenu du taux de satisfaction des usagers - autour de 90 %, ce qui est très élevé pour une administration -, nous continuons à investir pour développer ce service.

J'en viens à la situation au Mali, au Niger et au Burkina Faso, pays où les coups d'État se sont succédé et où des groupes terroristes armés sont actifs. Afin de protéger nos ambassades, nous avons placé ces pays en zone rouge, réduit les effectifs de nos ambassades, fermé temporairement les services de visa et suspendu une partie de nos coopérations, tout en maintenant notre aide humanitaire.

Si nous avons dû revoir à la baisse nos actions de coopération dans ces pays, cela ne signifie en rien que nous n'avons plus de coopération avec les ressortissants de ces pays, artistes ou non. Quelque 6 700 étudiants maliens, nigérians et burkinabés, dont certains bénéficient d'une bourse, sont accueillis aujourd'hui dans nos universités. Je le dis clairement : étudiants, artistes et chercheurs sont les bienvenus dans notre pays, et ni mon ministère ni moi-même n'avons jamais donné d'instruction qui aurait pu conduire à ce que le ministère de la culture envoie le courrier qu'il a, semble-t-il, envoyé.

Mme Catherine Dumas, rapporteure pour avis du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence ». - Les crédits consacrés à la diplomatie culturelle et d'influence progresseront de 50 millions d'euros en 2024.

Sur ce montant, 8 millions d'euros seront fléchés vers l'AEFE. Cette hausse permettra uniquement de compenser la moitié du surcoût lié à la réforme du statut des personnels détachés. Quid de l'autre moitié de ce surcoût, de l'inflation et de la hausse du point d'indice intervenue au 1er juillet 2023, qui représentera à elle seule un coût de près de 7 millions d'euros en 2024 ?

En tant qu'organisme divers d'administration centrale (Odac), l'AEFE ne peut pas recourir à l'emprunt pour le financement de l'immobilier de ses établissements en gestion directe (EGD). Un groupe de travail a été mis en place pour répondre à cette problématique. Pour autant, force est de constater qu'aucune solution pérenne n'a été apportée à ce jour. Pourriez-vous nous indiquer où en est l'état des réflexions ? Pourquoi ne pas avoir inscrit, par exemple, des crédits au titre d'une subvention pour charges d'investissement ?

M. Didier Marie, rapporteur pour avis du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence ». - Je me félicite que les crédits alloués aux Alliances françaises soient en augmentation. Font-ils l'objet d'une programmation dans la durée ? Envisagez-vous de permettre aux Alliances françaises de consolider les moyens dont elles disposent, en leur permettant par exemple de diversifier leurs sources de revenus au-delà des cours qu'elles dispensent ?

Dans un contexte de concurrence internationale accrue, il est indispensable de renforcer l'attractivité de notre pays pour les étudiants étrangers. En 2020, la France se situait à la sixième place mondiale en matière d'accueil des mobilités étudiantes, alors qu'elle occupait la quatrième place en 2015. Au-delà de l'effort de 6 millions d'euros en faveur des bourses d'études pour les étrangers en France, quelles mesures seront mises en oeuvre en 2024 par votre ministère pour renforcer l'attractivité de l'enseignement supérieur français auprès des étudiants étrangers ?

Le contrat d'objectifs et de performance 2023-2025 de Campus France prévoit de nouvelles modalités de gestion de la plateforme Études en France. Un transfert de cet outil à l'opérateur pourrait avoir du sens, sous réserve d'une augmentation de ses moyens humains et techniques. Pourriez-vous nous indiquer si une telle évolution est envisagée par votre ministère et si le présent projet de loi de finances prévoit des crédits à ce titre ?

Une dernière question, en marge du projet de loi de finances : quelle est la position du Gouvernement au regard de la décision de l'Algérie de mettre brusquement fin à l'enseignement du français dans les établissements privés ?

Mme Catherine Colonna, ministre. - Madame Dumas, en 2023, nous avons octroyé une subvention pour charges de service public d'un montant de 20 millions d'euros à l'AEFE. Cet effort considérable visait à compenser la revalorisation du point d'indice. Dans le cadre du budget pour 2024, nous avons demandé à l'AEFE d'intérioriser le surcoût restant, d'un montant d'environ 7 millions d'euros, au titre de la participation de l'ensemble des opérateurs à l'effort de redressement des comptes publics.

Par ailleurs, des travaux sont en cours avec la direction du budget pour sécuriser durablement la trésorerie de l'AEFE.

Les Alliances françaises disposent d'ores et déjà de différentes sources de recettes - organisation d'examens, programmation culturelle, etc. Je vous confirme par ailleurs que leur financement fait effectivement l'objet d'une programmation jusqu'en 2027.

L'augmentation des moyens alloués aux bourses a pour objectif de nous permettre d'attirer de meilleurs élèves, mais il faut également, même si cela ne relève pas de mon ministère, que nos universités continuent de s'adapter pour être plus attractives, notamment dans le cadre du label « Bienvenue en France », auquel ma collègue Sylvie Retailleau est très attachée.

En ce qui concerne l'interdiction d'enseigner le français dans les établissements privés algériens, je n'ai pas de commentaire particulier. Cette décision a été prise par l'Algérie, pays avec lequel nous avons de bonnes relations. J'ajoute qu'un certain nombre d'élèves résidents en Algérie sont inscrits au Centre national d'enseignement à distance (Cned).

M. Christian Cambon, rapporteur pour avis de la mission « Aide publique au développement ». - Ma première question porte sur la répartition de l'aide au développement, dont les crédits ont augmenté de 50 % depuis 2017. La loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales prévoit trois cibles pour notre aide publique au développement, en termes de part d'aide bilatérale, de part de dons et enfin de proportion de l'aide bénéficiant aux pays prioritaires. S'agissant de ce dernier point, il est prévu que « 25 % de l'aide pays programmable (APP) devra bénéficier à ces pays prioritaires ».

Or en juillet dernier, le Cicid a décidé de supprimer la liste des pays prioritaires de l'aide bilatérale, au profit d'une cible fixant le montant de l'aide aux pays les moins avancés (PMA) à 50 % de l'effort financier bilatéral de l'État. Par quel calcul parviendrez-vous à honorer le texte de la loi ? Quelles seront les conséquences de cette décision ?

Ma seconde question fait suite à l'interpellation adressée au cours de l'été par une centaine de sénateurs au Président de la République. En dépit du travail formidable accompli par nos militaires au Sahel, nos récentes déconvenues en Afrique de l'Ouest doivent nous conduire à revoir la politique dite des 3D - diplomatie, défense, développement. Comment envisagez-vous le redéploiement de notre politique en Afrique afin d'y maintenir notre influence et de remédier aux difficultés que nous rencontrons dans plusieurs pays ?

Quelles seront en particulier les conséquences de cette nouvelle donne sur l'action de l'AFD, qui a toujours conservé une autonomie très forte par rapport à ses ministères de tutelle ?

M. Patrice Joly, rapporteur pour avis de la mission « Aide publique au développement ». - La France a suspendu son aide publique au développement en direction du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Nous souhaiterions avoir des précisions sur les critères appliqués pour mettre en oeuvre ces décisions qui ont des conséquences importantes.

L'aide au développement à destination de la Guinée et du Soudan, eux aussi concernés par des putschs en 2021, a-t-elle également été suspendue ? Sinon, pourquoi ?

Par ailleurs, quel est le périmètre exact de ces suspensions ? Seuls les projets futurs sont-ils annulés, ou concernent-elles aussi les projets qui ont déjà commencé ? Enfin, les projets entièrement mis en oeuvre par des ONG ou par des collectivités locales sont-ils aussi supprimés ?

Bref, existe-t-il une doctrine précise qui nous permette de comprendre la situation et de répondre aux interrogations exprimées par des ONG, mais aussi par des collectivités locales ?

Dans le même ordre d'idées, concernant les territoires palestiniens, une grande partie de notre aide passe par l'Union européenne ou par les Nations unies. À la suite des terribles événements du 7 octobre dernier, la Commission européenne a d'abord annoncé la suspension, terme ensuite corrigé en « révision », de l'aide apportée aux Palestiniens. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le processus en cours ? Qu'en est-il par ailleurs du volet bilatéral de notre aide aux Palestiniens ?

Mme Catherine Colonna, ministre. - Monsieur Cambon, je vous remercie d'avoir salué l'effort considérable en matière d'aide au développement qui a été consenti depuis 2017 et qui nous a permis de nous hisser au quatrième rang des bailleurs internationaux.

Les critères d'attribution de l'aide au développement ont effectivement été revus. À une logique géographique, qui ciblait 19 pays dont les situations étaient très différentes et dont la liste était généralement reconduite, nous avons substitué une logique d'objectif. Le principal avantage de ce changement de dispositif est de permettre un pilotage plus politique.

J'en viens à notre influence en Afrique. Il faut se garder de penser que le Sahel représente toute l'Afrique. Bien avant les récents coups d'État, le Président de la République avait poursuivi la réorientation de nos grands axes, en mettant notamment l'accent sur les partenariats d'égal à égal avec les gouvernements et sur les actions ciblant les sociétés civiles, la jeunesse et les jeunes entrepreneurs, dans une logique d'investissement. Cela s'est accompagné d'une réduction de notre présence militaire au bénéfice d'actions de formation et de cessions de matériels. Les événements récents nous ont plutôt donné raison.

Nous maintenons l'aide humanitaire au Mali, au Burkina Faso et au Niger, même si certains pays, comme le Mali, entravent cette aide. En raison de la dégradation de la situation sécuritaire dans ces pays, nous avons par ailleurs suspendu l'ensemble des projets d'aide au développement, y compris lorsqu'ils étaient déjà engagés et que ces derniers soient menés par les États, des ONG ou des collectivités locales. Si ces pays devaient renouer avec un chemin démocratique, nous pourrions réviser notre positionnement.

Au Soudan et dans les pays avoisinants qui ont dû accueillir de nombreux réfugiés, notre action se borne à de l'aide humanitaire, mais nous y allouons beaucoup de moyens. En Guinée, l'attitude à l'égard de notre pays étant bien différente, nous avons pu maintenir quelques projets de coopération en sus de l'aide humanitaire que nous apportons.

Je souhaite enfin préciser que la décision de suspendre l'aide aux populations palestiniennes a été annoncée, non pas par la Commission européenne, mais par un commissaire qui n'en avait avisé aucun de ses collègues. Compte tenu de la situation, loin de prendre une telle décision, l'Union européenne a décidé d'accroître l'aide aux populations palestiniennes. Je précise que celle-ci passe le plus souvent par le canal de l'ONU ou de ses organisations spécialisées ou encore par celui de nos ONG.

M. Cédric Perrin, président. - Quelle est votre réaction à la suite du rejet par le Conseil de sécurité des Nations unies du projet de résolution brésilien relatif à la situation en Israël et à Gaza ? Sur quinze États membres du Conseil, douze, dont la France, ont voté pour, deux se sont abstenus, dont la Russie, mais les États-Unis ont exercé leur droit de veto.

Mme Catherine Colonna, ministre. - Les négociations conduites ces derniers jours avaient pourtant permis d'améliorer le texte. La France a voté en faveur de son adoption, comme onze autres États ; deux autres membres du Conseil de Sécurité se sont abstenus, mais les États-Unis d'Amérique ont utilisé leur droit de veto : il leur faudra l'expliquer, car ce texte visait à limiter l'escalade, tout en rappelant le droit d'Israël à se défendre. Il semblait suffisamment bon pour être voté. Nous aurions préféré un consensus.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Les bonnes nouvelles sont très rares en ce moment ; nous ne pouvons donc que nous réjouir de l'augmentation des budgets que vous venez d'annoncer. Je suis aussi ravie de constater que certains crédits supplémentaires que je demandais chaque année sous forme d'amendements seront débloqués : 1,5 million d'euros pour les Alliances françaises et 10 millions d'euros pour les bourses, par exemple.

Je vous ai interrogée en août dernier sur la suspension temporaire des délivrances de visas pour les bacheliers du lycée français Jean-de-La-Fontaine de Niamey qui avaient obtenu des places dans nos universités ou nos grandes écoles. Vous avez mentionné 7 000 étudiants boursiers des pays du Sahel, y compris du Niger, mais ces bacheliers ne sont pas boursiers. Une dérogation leur sera-t-elle accordée ? Les familles ont besoin de visibilité.

On constate par ailleurs une forte augmentation des inscriptions au lycée français Alexandre-Dumas d'Alger. La France a proposé aux autorités algériennes d'ouvrir un second lycée français à Alger. Où en sont les discussions sur ce sujet ? Là encore les familles ont besoin de visibilité.

M. Olivier Cadic. - Merci, madame la ministre, pour ce budget offensif.

Je voudrais vous interroger sur le Pass Éducation. Depuis que je suis élu, ma priorité, c'est de contribuer à faire en sorte que tous les enfants français nés à l'étranger parlent français. Or 50 % de ceux nés aux États-Unis d'Amérique, en Australie ou au Sénégal, deux tiers de ceux nés en Amérique latine, 80  % de ceux nés en Israël ne parlent pas français - on a d'ailleurs pu observer que les Français d'Israël s'expriment en anglais lorsqu'ils sont interviewés sur nos chaînes de télévision.

Chaque année je dépose un amendement pour créer un chèque éducation afin de favoriser l'apprentissage du français. Grâce au soutien de Jean-Baptiste Lemoyne, lorsqu'il était membre du Gouvernement, et de Christopher Weissberg, son collaborateur à l'époque, qui est devenu député depuis, le Président de la République a fait sien ce projet et cette disposition figure dans le budget cette année : 1 million d'euros sont prévus pour les écoles dites français langue maternelle (Flam), mais le dispositif ne semble pas concerner les cours de français proposés par les Alliances françaises et les instituts français à l'étranger.

Le Pass respecte-t-il les souhaits émis par le Président de la République ? Comme Frédéric Petit vous l'a dit la semaine dernière, nous espérons tous que ce système ne sera pas une usine à gaz : seriez-vous d'accord pour que les parlementaires et les conseillers de Français de l'étranger participent à son fonctionnement ?

M. Philippe Folliot. - Nous vivons dans un monde complexe et dangereux. La France a toujours eu la volonté d'être une puissance globale, mais elle est pourtant peu visible dans certaines parties du monde, notamment en Amérique du Sud, en dépit de la Guyane. Ainsi, au sommet pour l'Amazonie, la France était représentée par son ambassadrice au Brésil, alors que les autres pays participants l'étaient par leurs chefs d'État. Même si la France n'est pas membre de l'Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA) et n'était donc qu'invitée à ce sommet, cet écart dans la représentation pose problème. Avec Catherine Dumas notamment, nous plaidons pour un renforcement de notre présence dans cette région. Il est aussi dommage que la France, à la différence des autres membres du Conseil de sécurité des Nations unies, n'ait pas d'ambassade au Guyana. Ce pays va devenir l'un des plus riches du continent grâce aux dernières découvertes pétrolières.

M. Cédric Perrin, président. - Je souscris tout à fait à ces propos. Notre commission a publié un rapport sur ce sujet. Certains de nos collègues, dont Catherine Dumas et Philippe Folliot, se sont rendus sur place ; ils ont notamment souligné l'importance d'aller au Guyana et au Suriname : c'est maintenant qu'il faut être présents dans ces pays, avant qu'ils n'aient achevé leur décollage économique et que notre démarche ne donne l'impression d'être purement intéressée ! Beaucoup attendent que la France accroisse sa présence diplomatique sur place.

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

Mme Catherine Colonna, ministre. - La situation du lycée français de Niamey est largement dépendante de la situation qui prévaut au Niger. Nous nous efforçons de trouver en priorité des réponses pour les bacheliers du lycée français de Niamey qui relève du réseau de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger et pour les boursiers. Notre ambassade n'est pas fermée, mais elle est sous blocus, ce qui complique considérablement le fonctionnement de nos services. Nous cherchons toutefois à trouver des solutions au cas par cas pour ces élèves.

Nous avons le projet d'ouvrir un second lycée français à Alger. Nous en discutons avec les autorités algériennes.

Le dossier du Pass Éducation langue française progresse. Il s'agit d'un engagement du Président de la République. Une expérimentation sera menée grâce aux crédits de 1 million d'euros inscrits au programme 151, « Français à l'étranger et affaires consulaires ». Le but est de renforcer les compétences en langue française des enfants français vivant à l'étranger. En 2024, sera ainsi créé un dispositif d'apprentissage numérique qui s'adressera, dans un premier temps, aux élèves du primaire. Cette expérimentation sera lancée l'année prochaine, mais je ne sais pas quand exactement, car le projet est encore en cours de finalisation. Je souligne qu'il n'y aura pas d'effet d'éviction financière au détriment des autres actions du programme 151. Nous ne voulons pas non plus créer une usine à gaz. Enfin, en ce qui concerne la participation des parlementaires et des conseillers de Français de l'étranger, je ne peux que vous faire la même réponse ouverte que j'ai faite à Frédéric Petit.

Monsieur Folliot, le sommet de l'Amazonie se décomposait en une réunion des pays membres de l'OTCA, à laquelle la France n'a pas participé, car elle n'est pas membre de cette organisation, et en une conférence, à laquelle la France était invitée et a participé.

Nous sommes ouverts à tout projet de représentation diplomatique future. Peut-être en reparlerons-nous à l'occasion du projet de loi de finances pour 2025. Ces pays méritent notre attention. Notre priorité est pour le moment l'Afrique, où il y a beaucoup à faire, et l'Indo-Pacifique, où nous avons augmenté le nombre de postes diplomatiques et prévu d'ouvrir un petit poste diplomatique à Samoa en 2024. Nous n'excluons pas d'étendre notre présence ailleurs si notre situation budgétaire le permet.

M. Philippe Folliot. - Le Samoa, c'est très bien, mais, en ce qui concerne l'importance économique, il n'y a pas de comparaison possible avec le Guyana !

Mme Catherine Colonna, ministre. - Nous devons être présents dans l'Indo-Pacifique, zone aux enjeux géostratégiques importants.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie, madame la ministre. Notre commission se réjouit de la hausse des crédits pour la diplomatie et nous veillerons à ce que cette dynamique perdure.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.