Mardi 17 octobre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de Mme Mickaëlle Paty

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Il y a quatre jours au lycée Gambetta d'Arras, Dominique Bernard, professeur de lettres, a été assassiné. Un professeur d'éducation physique et sportive, un agent d'entretien et le chef de l'équipe technique de l'établissement ont également été blessés. Tous tentaient de protéger leurs collègues et leurs élèves contre un assaillant dont les motivations islamistes ne font plus de doute. Il semble que cet attentat devait prolonger celui ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty voilà trois ans. Il montre cruellement l'actualité de la mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes, créée sur l'initiative commune de la commission des lois et de la commission de la culture.

Je remercie Mme Mickaëlle Paty, soeur de Samuel Paty, d'avoir bien voulu accepter notre invitation. Cette audition, prévue de longue date, est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et ouverte à la presse.

Je l'ai déjà précisé à plusieurs reprises, cette mission d'information ne peut se pencher sur des faits qui font l'objet d'une enquête en cours. Elle se concentre sur les mécanismes devant permettre de prévenir de tels drames à l'avenir, notamment l'évaluation et le traitement des menaces. C'est pourquoi votre témoignage, madame Paty, est essentiel.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Comme vient de le souligner François-Noël Buffet, cette audition s'inscrit dans un contexte pesant. Le drame qui s'est déroulé dans l'enceinte du lycée Gambetta d'Arras nous a rappelé la menace que font planer l'obscurantisme et le fanatisme sur nos sociétés. Il nous rappelle également que les écoles, lieux de transmission des savoirs et de formation à la citoyenneté, sont devenues des cibles pour les intégristes islamistes. .

Avant de débuter cette audition, nous avons bien entendu une pensée pour Dominique Bernard, lâchement assassiné, pour sa famille, pour ses proches ainsi que pour les personnels de l'éducation nationale blessés vendredi dernier à Arras.

Nous tenons aussi à vous remercier, madame Paty, d'avoir accepté de venir témoigner devant nos commissions au moment où cet assassinat ravive des souvenirs douloureux pour vous-même et pour l'ensemble de la communauté éducative.

Vos différentes prises de paroles ont été scrutées et commentées depuis l'assassinat de votre frère. Vous interveniez hier, trois ans jour pour jour après le drame, au sein du collège Françoise-Giroud à Vincennes et sur la scène du théâtre de l'OEuvre ; vous avez prononcé à cette occasion des mots particulièrement poignants.

Certains de vos propos se sont avérés tristement prémonitoires, comme lorsque vous déclariez, il y a quinze jours, dans Marianne, que « nous n'étions pas dans l'après-Samuel Paty, mais dans le pendant ».

D'autres résonnent avec une acuité toute particulière, comme lorsque vous indiquiez, à l'occasion de la remise d'un prix créé en l'honneur de votre frère, qu'« enseigner, c'est expliquer et non se taire ! ».Aujourd'hui, un enseignant sur deux déclare dans notre pays s'autocensurer par peur des contestations d'enseignements.

C'est dans ce contexte que nous conduisons cette mission commune de contrôle, destinée non pas à juger des faits - cette tâche relève des procédures judiciaires en cours -, mais à les comprendre, à les mettre en perspective et à apprécier si la situation a évolué depuis trois ans afin de formuler des propositions visant à améliorer la réactivité et l'efficacité des services publics concernés, qu'il s'agisse de la police, de la justice ou de l'éducation nationale.

Nous essayons, à notre tour et dans notre rôle, « d'expliquer et de ne pas nous taire » pour prévenir non plus l'occurrence, mais la multiplication des drames.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Au préalable, madame Paty, je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mickaëlle Paty prête serment.

Mme Mickaëlle Paty. - Je dédie mon intervention à Dominique Bernard, professeur assassiné le 13 octobre dernier lors d'une attaque terroriste islamiste durant laquelle ont été exécutés les ordres de ceux qui veulent détruire notre école pour détruire notre démocratie. Oui, je la dédie à celui qu'on n'a pas sauvé : Dominique Bernard.

Je vous remercie pour l'ouverture de cette mission de contrôle parlementaire dotée des pouvoirs de commissions d'enquête afin de comprendre les failles administratives et politiques ayant pu concourir à l'assassinat de Samuel Paty, d'analyser les mesures correctives qui ont suivi et d'en tirer des recommandations.

En voulant vous écrire ces quelques mots, je me suis retrouvée face à l'angoisse de la page blanche. En fait, j'ai compris que cette angoisse venait non pas de la peur de n'avoir rien à dire, mais, au contraire, de celle d'avoir trop à dire. Je me suis ensuite perdue dans les méandres du politiquement correct : à trop mettre les formes, on en oublie le fond. Il m'a fallu revenir à l'essentiel : le simple fait qu'un professeur ait pu être décapité pour blasphème en France en 2020 montre bien que des failles existent.

Je vous demande de mener cette enquête au nom de mon frère : il faut partir du singulier pour comprendre ce qui nous concerne tous, car partir d'un ensemble ne permettra jamais de comprendre le destin tragique d'un homme, d'un professeur, mon frère, Samuel Paty.

Je vous demande d'enquêter bien au-delà du cercle d'imputabilité défini par la justice. La justice traite le crime en fonction du champ des possibles, mais la vérité judiciaire ne condamne que ce qui est pénalement répréhensible et néglige la responsabilité politique, celle qui prône le respect des droits fondamentaux, de l'ordre républicain et de l'intérêt commun. Cette vérité est mise entre guillemets et minimisée par tous ceux qui se retrouveraient face à leurs responsabilités s'ils devaient l'affronter sans fard. Ce comportement d'irresponsabilité illimitée est légitimé par une meute de courtisans prêts à toutes les compromissions, notamment lorsque ceux-ci délivrent des certificats de probité sans examen de conscience. Il est également encouragé par l'attribution de promotions et de décorations, même en cas d'échec ou de fiasco : ceux qui les reçoivent ont le sentiment d'avoir fait ce qui devait être fait et cela procure une immunité de fait à ceux qui les distribuent. Les inconséquences qui en découlent renforcent la méfiance et la défiance d'un peuple qui ne croit plus en ses représentants.

Ce renoncement à l'intégrité, qui ne s'explique pas par une quelconque incapacité intellectuelle, ne permet plus de mettre en harmonie la parole et les actes. Seule subsiste cette probité de façade qui laisse ouvertes des brèches immenses permettant la réalisation des actes les plus odieux. C'est bien dans ce contexte que l'absurde est devenu réalité : mon frère a été décapité le 16 octobre 2020.

Trois ans plus tard, il est temps de prendre conscience que la fameuse phrase de Jean-Michel Blanquer - « il y aura un avant et un aprèsSamuel Paty » - n'aura pas eu les effets attendus. Cet après laisse régner la violence et bloque tout débat : cela revient à imposer le respect des croyances et non plus des croyants. Nous basculons ainsi d'une démocratie laïque à une théocratie. La parole est définitivement bâillonnée lorsque le mot laïcité est objectivé afin d'en dénaturer le sens et de le transformer en une injonction à l'athéisme.

Si la référence n'est plus la loi, mais le fait de ne pas offenser certains musulmans, qui mettent leur créateur au-dessus de tout, cela n'entraînera que censure et immanquablement une application différenciée des règles en fonction de l'appartenance religieuse : tel est le véritable ferment de la discorde et du séparatisme.

Prôner la tolérance et invoquer toujours plus de bienveillance revient à sous-entendre que le professeur est un être malveillant par nature : cela ouvre la voie à des dérives incontrôlables et cela renforce les extrêmes. Peut-être faut-il cesser de dire que c'est le résultat qui est erroné, mais plutôt de reconnaître que c'est la méthode qui est mauvaise.

Je vous invite à essayer de mettre le mot empathie à la place de bienveillance et d'adopter la perspective d'autrui. La culture de l'empathie favorise la lutte contre le harcèlement - Gabriel Attal l'a souligné le mois dernier. Mais l'empathie ne se résume pas à cela : cette attitude favorise également un climat scolaire propice aux apprentissages, conforte le respect de la pluralité des opinions et permet de se prémunir contre des pensées dogmatiques. L'empathie émotionnelle, celle utilisée par mon frère dans son cours, est la seule capable d'induire un comportement moral et de favoriser l'acquisition de la notion du bien et du mal. La responsabilité morale, qui manque cruellement, consiste à reconnaître émotionnellement les préjudices ou la douleur causés. Le Danemark l'a bien compris, depuis 1993, les cours d'empathie y sont obligatoires ; les jeunes de six à seize ans bénéficient d'une heure de cours d'empathie par semaine. Sans empathie, il est impossible de comprendre les principes de la laïcité, les valeurs de la République ou la liberté d'expression. Sans empathie, on n'accorde aucun crédit à la vie de l'autre, qui est alors relégué au rang d'ennemi. C'est non pas le contenu des réseaux sociaux qui pose problème, mais bien la culture de la tête baissée : celle-ci nous ferme au monde par le biais d'un repli narcissique et elle nous empêche de dépasser la peur de l'inconnu.

L'empathie identifie qui est la victime et qui est le bourreau : grâce à elle, nous n'avons pas à nous confronter à des bourreaux prétendument victimes, sinon c'est ainsi que l'on finit avec des crimes sans coupables, voire avec des victimes un peu responsables.

L'éducation à l'empathie restaure le sens du mot fraternité : Omar Zanna, docteur en sociologie et en psychologie, professeur des universités en sciences de l'éducation au Mans, rappelle que l'empathie s'éduque. Certes, elle est inhérente à l'espèce humaine, mais si elle n'est pas éduquée, elle ne se développe pas. J'estime que les parents et l'ensemble du personnel des établissements scolaires devraient aussi en bénéficier.

Qu'est-ce qu'on devient après ça ? C'est cette question que je me suis posé le lendemain de la mort de mon frère, lorsqu'il a bien fallu que je fasse quelque chose de ce  « ça » - un « ça » sans nom, juste un visuel. À l'institut médicolégal, ma première réaction a été de dire : « ce n'est pas lui »  ; je ne voulais pas que ce corps meurtri soit celui de mon frère. Ce « ça » innommable ne prendrait sens que lorsque j'aurai eu toutes les vérités - même celles dont je n'aurais pas voulu qu'elles soient vraies. En règle générale, nous choisissons nos vérités. Dans certains cas, on observe toutefois que ce n'est pas nous qui choisissons nos vérités, mais ce sont les vérités qui nous choisissent : c'est ce qui se passe quand certains veulent nous imposer leurs vérités, celles qui sont agréables et rassurantes - peut-être pour eux, mais pas pour moi.

Tel est le sentiment que j'ai ressenti à la lecture du rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche. Celui-ci s'intitule - avec une sobriété forcée et anonyme - : « Enquête sur les événements survenus au collège du Bois d'Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l'attentat du 16 octobre 2020». Ce titre retire à mon frère la plus simple dignité ; celle que cette enquête soit menée en son nom. On y évoque la gestion d'un trouble, dont le cours de mon frère sur la liberté d'expression serait à l'origine. La formulation choisie trahit l'intention véritable de ce travail : il s'agit non de faire la lumière sur les responsabilités et les éventuelles erreurs des uns et des autres, mais avant tout de dédouaner l'institution de toute responsabilité éventuelle.

Je m'interroge sur la conception très particulière du dialogue de cette mission d'inspection avec les acteurs du terrain : seuls trois professeurs sur cinquante et un ont été entendus, contre quatre représentants des parents d'élèves. Ainsi, le rapport de force est inversé. Comment ne pas s'interroger également sur la rapidité avec laquelle le rapport a été rédigé ? Celui-ci a été bouclé - ou bâclé - en quinze jours.

Je tiens également à souligner la volonté constante de l'éducation nationale de faire totalement abstraction d'une quelconque notion de péril grave et imminent - comme ce fut le cas la semaine précédant l'attentat - et de continuer de transformer une campagne islamique en problème pédagogique. Cette procédure a sans doute été utilisée pour empêcher tout exercice du droit de retrait. Celui qui oserait se retirer en de telles circonstances commettrait alors un abandon de poste et serait sous le coup d'une menace de radiation. Quid des non-dits de l'éducation nationale ? On parle d'élèves et de familles compliquées, jamais difficiles, ou tout simplement impossibles à gérer et refusant de s'insérer dans la société française. Pourtant, l'administration juge que les professeurs sont en difficulté et que les chefs d'établissement sont insuffisants.

On a demandé à Samuel de formuler des excuses auprès de ses élèves. Ce comportement donne tout pouvoir aux parents d'élèves qui ont un compte à régler avec l'institution : on se retrouve avec des élèves victimes et s'ils n'y avaient pas encore pensé, on les désigne obligeamment comme tels. Le professeur devient coupable aux yeux de tous - même auprès de certains de ses collègues. L'un d'eux, faisant du zèle pour l'accabler, se mettra en scène devant ses élèves de classe de troisième ce qui aura certainement motivé ceux-ci à se retrouver à 17 heures le 16 octobre 2020 pour livrer mon frère à son bourreau. Ce petit professeur, meurtri d'avoir perdu son titre de coordinateur de matière au profit de mon frère, adoptera à son tour une posture victimaire au retour des vacances de la Toussaint, sans doute victime de ses collègues, spectateurs complices, qui se sont inventé une conscience post-attentat. Pourtant, ils ne trouvaient rien à redire à son comportement avant le drame, au moment où il aurait fallu resserrer les rangs. Comble de l'ironie, ce professeur bénéficiera ensuite de la procédure de mise en retrait de l'éducation nationale, peu après la rentrée du 2 novembre 2020. Même lorsque la vérité éclatera le 9 octobre 2020 - c'est-à-dire l'absence de la petite menteuse dans le cours incriminé -, tout le monde sans exception continuera à propager la calomnie et traitera mon frère en coupable : l'imaginaire s'est donc substitué au réel.

Je souhaite revenir maintenant sur le comptage des atteintes mensuelles à la laïcité - sans doute un terme pudique pour ne pas parler d'offensive islamique. L'ancien ministre de l'éducation nationale, Pap Ndiaye, préférait parler de la culture du signalement afin de minimiser la gravité du phénomène. Il indique tout de même deux pics annuels : l'un au moment du Ramadan, l'autre en octobre, à la date anniversaire de l'attentat contre mon frère - confirmant ainsi qu'il s'agit bien de revendications identitaires de la mouvance islamiste. Selon lui, il s'agit de phénomènes inéluctables, auxquels il faudra bien s'habituer, tout en se refusant d'admettre que le nombre réel d'atteintes à la laïcité est sous-évalué, que nombre de faits ne sont pas signalés et que l'on assiste à une recrudescence de ces actes depuis l'assassinat de mon frère. À quoi cela sert-il de jouer le jeu de la transparence sans même reconnaître que l'on navigue en eaux troubles ?

Les signalements des atteintes à la laïcité relèvent de la responsabilité des chefs d'établissement. Ceux-ci sont rédigés sur une fiche « Fait établissement », relevant du niveau 3, c'est-à-dire un fait d'une extrême gravité entraînant obligatoirement une réaction de l'institution. Contrairement aux propos tenus par Pap Ndiaye lors de son audition par vos commissions le 4 juillet dernier, tous les faits de niveau 1 à 3 remontent au ministère ; le niveau 4 relève du national et ne peut donc être traité au niveau académique. Pour les niveaux 2 et 3, sont alertés l'inspecteur d'académie- directeur académique des services de l'éducation nationale (IA - Dasen), le recteur, le référent justice et l'équipe mobile de sécurité. Pour le cas spécifique du niveau 3, les chefs d'établissement doivent, au préalable, prendre attache téléphonique auprès du Dasen ou de son adjoint, le cas échéant, avant toute retranscription de l'événement. Sur la fiche « Fait établissement », les chefs d'établissement doivent effectuer une courte narration des faits, préciser si l'événement est susceptible d'avoir un retentissement médiatique - je vous demanderais de noter ce paramètre - et remplir deux cases :« victime » et « coupable présumé ».

Comment retire-t-on l'octroi de la protection fonctionnelle ? C'est assez simple : il suffit de noter « groupe d'élèves » à côté de la case « victime », et « personnel de l'établissement » à côté de la case « coupable » ; ainsi, la faute est imputée à l'agent, faisant obstacle à l'octroi de la protection fonctionnelle, et ce même si elle est demandée par l'agent. Même cette protection dérisoire aura été refusée à mon frère.

Le 9 décembre 2022, alors que je m'exprimais à l'occasion de la Journée de la laïcité, je posais la question suivante : pourquoi laisse-t-on encore le soin aux chefs d'établissement de décider si une tenue est ostensiblement religieuse ? Cela n'a qu'un seul effet : renvoyer dos à dos les « gentils »- ceux qui les tolèrent -, et les « méchants » - ceux qui s'y opposent.

Les abayas, les qamis et même le voile affichent ostensiblement l'appartenance religieuse islamique de ceux qui les portent. Il n'y a pas besoin de savoir si ces tenues vestimentaires s'accompagnent de discours ou d'attitudes qui contestent la laïcité et s'il s'agit d'un comportement prosélyte ou communautariste. Le simple fait de les porter est un acte de défiance à l'égard de la règle commune. Il s'agit ni plus ni moins d'un appel à la désobéissance civile ; sans règle commune, sans structure, la société s'écroule. Je félicite Gabriel Attal de rejoindre mes convictions et d'avoir renoncé à la pratique du cas par cas : il faut arrêter de croire que ceux qui ne respectent pas la laïcité ne comprennent pas le sens de leurs actes. Ils le comprennent trop bien : c'est pour cela qu'ils veulent la détruire.

Il est inutile de parler de chantier, comme l'a fait le président Macron le 24 juillet dernier : les travaux coûteux de rénovation négligent les vices cachés. Il faut préciser s'il s'agit d'un chantier de construction ou de démolition.

Depuis l'attentat dont mon frère a été victime, les enseignants quittent massivement le navire de l'éducation nationale. Un rapport de votre commission des finances indique que, entre 2020 et 2022, le nombre de démissions est passé de 30 959 à 39 270, soit une augmentation de 26 %. À cela s'ajoutent les quelque 20 000 départs à la retraite chaque année qui ne sont pas remplacés intégralement par le recrutement sur concours. Pour l'année scolaire 2023-2024, 16 % des postes offerts au concours sont restés vacants, soit 3 100 postes non pourvus supplémentaires. Conséquence immédiate : le ministère doit faire appel à des contractuels non formés. On ne peut que s'interroger sur les modalités de recrutement, alors que M. Sefrioui, fiché S et mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle dans l'assassinat de mon frère, a été maître auxiliaire en informatique pour l'éducation nationale pendant quinze ans à Paris.

Les enseignants restants se retrouvent avec des classes surchargées et ne sont plus en mesure de dispenser un enseignement de qualité. Pour pallier ce problème, le ministère demande aux enseignants de multiplier les astreintes dans le cadre du pacte enseignant ou aux assistants d'éducation d'assurer le cours grâce à un support numérique. Chacun connaît l'expression « qui peut le plus peut le moins ». En procédure dégradée, c'est « qui peut le moins fait ce qu'il peut ». Ce ne sont plus la pédagogie ni la qualité de l'enseignement qui sont attendues, mais le simple fait de fournir un service minimum. En procédure dégradée, il y a une tolérance sur les pertes.

Selon l'enquête menée par l'Institut français d'opinion publique (Ifop) en décembre 2022, plus d'un professeur sur deux avoue s'être déjà censuré. Or l'ancien ministre estimait qu'il ne saurait y avoir d'omerta dans l'éducation nationale et qu'il serait intraitable à ce sujet. Que voulait-il dire concrètement ? Qu'il ne sanctionnerait pas le professeur qui n'appliquerait pas tout le programme ? Mais quel soutien le ministère apporte-t-il au professeur qui relève le défi d'enseigner tout le programme ? Il faut bien reconnaître que le fait de défendre les valeurs républicaines est bel et bien une prise de risque ; la menace de se prendre « une Samuel Paty » est devenue l'arme de toute censure islamique.

La circulaire du ministère de l'éducation nationale « Plan laïcité dans les écoles et établissements scolaires » du 9 novembre 2022 tente d' apporter une réponse. Le premier volet consiste à sanctionner systématiquement et de façon graduée les élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu'ils persistent dans leur comportement après une phase de dialogue. Or c'est mal connaître ces jeunes que de penser qu'un rappel à l'ordre sert à quelque chose. Ce qui est perçu comme une sanction pour l'éducation nationale est perçu tout au plus comme une humiliation aux yeux de cette jeunesse, qui n'accorde aucun crédit à l'autorité. Ces sanctions, qui ne débouchent sur rien, développent un sentiment d'impunité et entraînent des actes de récidive ou de vengeance. On traite les symptômes sans traiter le mal. Le problème est l'absence générale d'autorité envers cette jeunesse, qui n'a plus de limites et qui ne peut ni ne veut faire société. Or l'école ne peut pallier la carence de figures représentant l'autorité auprès de ces jeunes, mais il faut lui rendre celle qui lui est propre.

Il faut que l'institution endosse les rôles qui lui incombent, c'est-à-dire sa capacité à prendre sous sa responsabilité les sujets les plus fragiles. Il faut également qu'elle réponde des erreurs commises dans le dossier de mon frère, sinon pourquoi les enseignants prendraient-ils le risque de défendre les valeurs républicaines s'ils ne sont pas assurés d'être protégés ? En restaurant une République ferme sur ses principes, exemplaire et responsable, on pourra alors parler d'autorité légitime et ainsi obtenir l'adhésion par respect et non par soumission en infantilisant ou en manipulant nos sentiments de peur. Perdre l'école, ce n'est pas perdre une bataille ni offrir une prise de guerre à l'adversaire, c'est perdre la guerre.

Il convient maintenant de se pencher sur l'action du ministère de l'intérieur. La plateforme Pharos est censée effectuer une veille sur les réseaux sociaux, en s'appuyant notamment sur les signalements des citoyens. Quelques mois après l'assassinat de mon frère, Laurent Nunez, alors coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, se félicitait d'avoir triplé les effectifs de Pharos, pour atteindre un peu plus de 90 policiers et gendarmes. Mais les signalements ont eux aussi triplé entre 2020 et 2021 : mathématiquement, cela revient au même. Je m'interroge également sur les capacités et les modalités d'analyse des données et sur le traitement qui en découle.

Que dire également des réseaux sociaux, qui semblent être devenus le lieu privilégié de la calomnie et de toutes les propagandes ? La modération de ces médias est très limitée, et ses critères en sont incertains. Il m'a fallu trois mois, assistée de mon avocate, pour obtenir la suppression par Facebook France d'une vidéo de Brahim Chnina, mis en examen pour complicité d'assassinat terroriste. Étrangement, Pharos, qui avait pourtant reçu de nombreux signalements à cet égard, n'a pas agi pour la supprimer ou n'a pas été en capacité de le faire.

J'ai voudrais vous faire part de quatre articles de presse. Le premier est un article paru dans Libération le 17 octobre 2020 intitulé : « Conflans : une note de renseignement retrace la chronologie des jours précédant l'attentat ». Le deuxième est un article publié dans Marianne le 28 octobre 2020 intitulé : « Dans les Yvelines, la grande compromission d'élus avec l'islam radical ». Le troisième est un article du Parisien, paru le 30 octobre 2020, intitulé : « Après l'attentat de Conflans, le Conseil des instances musulmanes des Yvelines (Cimy) dans la tourmente ». Enfin, un article de la Gazette en Yvelines du 13 novembre 2020 est intitulé : « Mis en cause, le CIMY répond à ses détracteurs ». J'ai extrait des éléments factuels de ces articles. Les renseignements territoriaux des Yvelines - ou RT 78 - dépendent de la direction centrale du renseignement intérieur. Leur note du 12 octobre 2020 indique que « la communication a vivement permis d'apaiser les tensions. Pour l'heure, les responsables de la communauté musulmane locale ne se sont pas manifestés ». Pourtant, du propre aveu des RT, le Conseil des institutions musulmanes des Yvelines avait eu connaissance de l'affaire des caricatures, les RT rappelant que «  des démarches amiables avaient eu lieu et [que] la situation s'était apaisée. » Ces propos ont été tenus avant le 16 octobre 2020. Le Cimy s'attribue un rôle de médiateur entre la communauté musulmane et l'État. Abdelaziz El Jaouhari, ancien secrétaire du Cimy, a déploré que « nos instances avaient failli avant l'attentat, car elles n'avaient pas permis d'éteindre la polémique et d'intervenir auprès de ce père de famille ». Il mentionnera également avoir reçu la vidéo du père, Brahim Chnina, le 12 octobre 2020, par l'un des membres du Cimy. Le Conseil ne démentira pas ce partage de vidéo, mais parlera d'une « pure erreur matérielle » et condamnera cet acte a posteriori. Le Cimy a estimé avoir rempli sa part du contrat en effectuant des « démarches amiables » et en constatant que la situation était apaisée.

Quelle était donc la nature du contrat ? Quels ont été les critères objectifs pour affirmer que la situation était « apaisée » ? Ce terme et cette analyse fallacieuse se retrouvent dans la note des RT 78 mentionnée ainsi que dans le rapport du référent laïcité, également daté du 12 octobre 2020.

Je m'interroge sur le rôle de médiateur et l'impartialité d'une organisation musulmane pour mener une négociation entre deux parties adverses, ce qui sous-entend la légitimité des revendications religieuses d'un côté, et républicaines de l'autre. Les parties prenantes doivent alors effectuer des compromis pour trouver un accord. Est-ce pourtant le rôle de l'État ou de ses représentants, étant donné leur obligation de neutralité, de composer avec des revendications islamistes ?

Je vais tenter de vous montrer la fausseté de l'ensemble et comment un groupe confessionnel a réussi ce coup de maître en dupant l'État. Si l'on se fonde sur la note des RT 78, la situation a été évaluée en fonction du seul paramètre suivant  : que les responsables de la communauté musulmane locale se manifestent avec une probable médiatisation de l'affaire, à savoir « une menace de sit-in ou de manifestation »

Pour rappel, ce risque de médiatisation est également important pour l'éducation nationale. Les menaces de troubles à l'ordre public sont devenues le cheval de Troie d'intégristes musulmans prétendument offensés. Chaque offense se traduira par des manifestations bruyantes, voire violentes. C'est ainsi que l'on vide le délit de blasphème de tout caractère religieux ; le blasphème trouve ainsi sa traduction séculière La préservation de l'ordre public fait partie des prérogatives d'un État de droit, si bien qu'au nom de la préservation de l'ordre public, on finit par prôner le concept de préservation de la paix religieuse en demandant des avis, des conseils et des actions aux représentants de la communauté musulmane. Ce faisant, on réhabilite inévitablement le délit de blasphème et la condamnation par décapitation qui en découle. La neutralité de l'État en France aurait dû pourtant nous en prémunir.

Je reviens maintenant sur les propos tenus par M. Gérald Darmanin le 7 avril 2022 sur BFMTV. Celui-ci a souhaité faire écho à notre dépôt de plainte contre son ministère. Il a précisé que nul ne pouvait prévoir le passage à l'acte d'Abdoullakh Anzorov, qui habitait à plus de 80 kilomètres du collège où enseignait mon frère, qualifiant ainsi l'événement de fatalité, ajoutant que son ministère n'aurait pas à en rougir. Il indiquera également que « l'État n'a rien à cacher. L'État était au rendez-vous, il a protégé et il continue de protéger ».

Or je rappelle que les forces de police sont soumises à l'obligation de moyens, obligation en vertu de laquelle celles-ci doivent déployer tous les efforts pour atteindre l'objectif visé. Il y a eu manifestement un défaut de moyens, à moins que l'objectif visé ne fût pas de sauver mon frère.

Dans son livre intitulé Notre Solitude, Yannick Haenel, chroniqueur à Charlie Hebdo depuis 2015, évoque sa couverture du procès de janvier 2015 durant deux mois et demi. À la lecture de ce livre, je me suis sentie tantôt comme lui, dans son désarroi d'être narrateur, tantôt comme les victimes de l'attentat contre Charlie qui sont victimes sans accepter de l'être, ce que je suis aussi. Il y aura toujours un lien qui ne sera pas à la limite de la raison, mais au-delà. C'est ce qui me permet, non sans une certaine révolte, de prendre la hauteur nécessaire pour comprendre et que dans nos nuits sans sommeil, on se retrouve dans notre solitude. 

Je vous lis les pages 132 à 134. « Le téléphone sonna (...) j'ai décroché. C'était Julien, il me dit qu'il avait une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle.

« La mauvaise, c'était que depuis la republication des caricatures, suite aux menaces qui ne cessaient de s'amplifier, le niveau de tension était monté si haut que le ministère de l'intérieur avait décidé de nous donner, à [François] Boucq et à moi, une protection.

« Je ne comprenais pas : quelle protection ? Julien précisa : « Une protection policière. Vous aurez chacun un officier de sécurité. » (...)

« Il n'y avait pas de menace précise à l'encontre de Boucq et moi, me dit-il, le risque n'était que diffus, mais la tension internationale était à son comble, le président Erdogan et son gouvernement déchaînaient le monde musulman contre la France, et comme le président Macron lui avait résisté en défendant la laïcité à la française, nous étions entrés dans une période d'affrontement : sur les réseaux sociaux, les appels au meurtre se multipliaient, Charlie Hebdo était en première ligne, et le fait que se tienne en ce moment un procès contre le terrorisme islamiste exacerbait les passions négatives.(...)

« [Le 24 septembre] je suis allé place Beauvau, où le commissaire François B. m'a reçu pour me faire signer une lettre officielle de prise en charge par le [service de la protection] SDLP (...) ».

Les deux chroniqueurs qui ont retracé le procès de l'attentat de Charlie Hebdo ont bénéficié d'une mesure de protection par le SDLP le 24 septembre 2020, alors qu'il n'existait pas de menace précise à leur encontre. Le 25 septembre 2020, un projet d'attentat avorté contre Charlie a eu lieu à leur ancienne adresse. Deux personnes de l'agence de presse Premières Lignes ont été blessées avec une feuille de boucher.

Le mois d'octobre suivant a également été sanglant - je pense à Vincent, Simone et Nadine, assassinés dans la basilique de Nice le 29 octobre.

Si je résume, le contexte était-il différent les jours précédant le 16 octobre, jour de la mise à mort de mon frère ? La réponse est non.

Samuel avait-il reçu des menaces précises par des individus proches de la mouvance islamiste ? La réponse est oui.

Est-ce qu'il y avait rupture d'anonymat ? La réponse est encore oui.

Était-il question de caricatures de Charlie Hebdo ? La réponse est encore et encore oui.

Alors qu'avait-il de moins ou qu'avait-il de plus ? Une personne anonyme ne court-elle pas les mêmes risques qu'un sujet connu ? Une personne anonyme n'est-elle pas traitée avec autant d'égard qu'un sujet connu ? S'il y a une différence de traitement entre les individus, que devient la notion d'égalité ?

Je vous propose de vous pencher maintenant sur les propos tenus par M. Éric Dupond-Moretti, actuel ministre de justice, dans l'hémicycle du Sénat le 2 avril 2021 : « c'est toujours difficile de réécrire l'Histoire, mais nous nous sommes dit : qu'est-ce qui aurait permis d'éviter ça ? Si je vous dis « rien », c'est désespérant, mais c'est la réalité. C'est la raison pour laquelle nous avons conçu l'article 18. »

L'article 18 du projet de loi confortant le respect des principes de la République, devenu l'article 223-1-1 du code pénal, sanctionne le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Les peines encourues sont de 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Je m'interroge bien évidemment sur les informations détenues par M. Dupond-Moretti à cette date pour tenir de tels propos. Certes, un témoignage ne fait pas enquête, mais dire que rien n'aurait pu éviter le drame, c'est déjà un grand exercice de réécriture des faits. Le ministre, avocat au Barreau de Paris, ne peut nier l'existence d'un puissant arsenal juridique qui aurait pu protéger mon frère s'il avait été mis en oeuvre. Certes, le code pénal est perfectible, mais cela ne sert à rien de l'étoffer si la force de la loi n'est pas restaurée pour lutter contre la loi de la force. Sans doute le consensus politique manquait-il pour que les services de sécurité intérieure soient autorisés à intervenir. Ce consensus ne semble exister que lorsque l'état d'urgence est déclaré, soit après chaque attentat, et non avant.

J'invite le Président de la République à honorer les propos tenus sur Brut le 8 avril 2022, lorsqu'il affirmait : « On va tout mettre à plat et regarder». Sur BFMTV, le 7 avril 2022, M. Darmanin disait quant à lui : « Il faudra que l'État dise tout ce qu'il a pu faire. C'est normal dans un État de droit ». Eh bien, j'attends.

Je ne peux conclure : il y aurait encore tant à dire.

Oui, j'en veux bien évidemment à ceux qui croyaient accomplir un travail, alors qu'ils avaient un métier, laissant de côté leur savoir-faire, lui préférant un « savoir se taire », et, au besoin, un « savoir faire taire ». La décence était de le reconnaître et de faire amende honorable. C'est la base du savoir-être. Mais ce n'est plus le cas en ce monde : on a substitué le paraître à l'être.

Oui, j'en veux également à ceux qui choisissent une vérité alternative, défendue par quelques courtisans cherchant carrière. Cette vérité erronée est rassurante pour eux et les maintient dans l'entre soi. On n'éprouve jamais de la honte face à soi-même. Lorsque certains craignent le regard des autres, le jugement, c'est bien que celui-ci les renvoie à leur propre culpabilité. Dans ce monde, on détourne le regard de l'autre, ou bien on ferme carrément les yeux.

Oui, j'en veux à ces éternels adeptes de l'idéologie du « pas-de-vaguisme », ceux qui sont les premiers à se mettre à genoux et à regarder tomber ceux qui sont restés debout. Ils se murmurent à l'oreille : « tu vois, on a bien fait de se coucher. » Dans cette partie géante de « 1, 2, 3, Soleil », le maître mot est « T'as bougé, tu dégages ». Cette pathologie paralysante et tétanisante semble avoir atteint par contagion l'État tout entier.

C'est la culture du « pas de vague », de l'alibi et de la soumission - termes injurieux mais surtout inavouables : pour être capables et coupables du pire, il faut bien se trouver des raisons.

Dans ce monde, on valorise le sujet obéissant, passif, parfois lâche, mais on dénigre le sujet rebelle en le qualifiant de traître, alors que celui-ci a pourtant agi comme il convient au sens de la morale. Au sein d'une société fortement hiérarchisée, agir comme il convient, c'est d'abord, au contraire, faire ce que l'autorité exige, de sorte que quiconque s'oppose à elle s'expose à la réprobation générale.

Loin d'être considéré comme un héros - un terme que le président Emmanuel Macron a pourtant utilisé pour qualifier mon frère lors de l'hommage national tenu à la Sorbonne le 21 octobre 2020 -, le sujet résistant est considéré comme un paria, tenu à l'isolement et livré à la vindicte populaire. Ainsi, Samuel a été livré seul en pâture à la mouvance islamiste.

=Mon frère a été reconnu par certains, et à tort, coupable de déloyauté. Il a payé cette désobéissance en finissant seul : l'État n'honorera pas sa part du contrat social en lui assurant sa protection.

Le dernier condamné à mort pour blasphème en France n'est plus François-Jean Lefebvre de la Barre, exécuté en 1766 à Abbeville. C'est désormais Samuel Paty, exécuté en 2020 à Conflans-Sainte-Honorine.

Combien de temps vous faudra-t-il pour comprendre que la culture de l'alibi, soit religieuse, soit ethnique, est utilisée pour commettre les pires exactions ? Finalement, à vouloir éviter discrimination et stigmatisation, cette attitude amalgame et réduit au silence ceux qui, comme mon frère, pensent que « la vie de l'homme est le droit le plus sacré ».

Qu'ont-ils appris après ça ? Si je vous dis : rien, c'est désespérant, mais c'est la réalité.

Est-ce qu'il n'y a que l'horreur de ce vendredi 13 octobre qui va me donner raison ?

M. Henri Leroy. - Nous avons été très attentifs au courrier que vous avez envoyé au président du Sénat et au président de la commission des lois. Celui-ci a suscité la création de cette mission d'information dotée des prérogatives d'une commission d'enquête.

Merci pour votre témoignage d'une émouvante dignité.

Votre famille a-t-elle été informée, associée ou consultée dans les discussions concernant la sécurité de Samuel après qu'il a été menacé ?

Votre dramatique expérience vous permet-elle aujourd'hui de suggérer des mesures préventives vous paraissant indispensables à la protection et à l'accompagnement des enseignants qui vivraient actuellement la même situation que votre frère avant son assassinat ?

M. Jacques Grosperrin. - Il est difficile de réagir après des propos aussi poignants, courageux et qui incitent au respect.

Vous avez parlé de faillite politique et administrative. Vous avez indiqué vouloir vous affranchir du politiquement correct. Qu'est-ce qui vous met le plus en colère trois ans après l'assassinat de votre frère et quelques jours après celui de Dominique Bernard ? Votre frère a été attaqué à l'extérieur de l'établissement scolaire ; Dominique Bernard, aux portes de celui-ci ; il est malheureusement à craindre qu'un jour, un drame similaire survienne dans la classe.

Que pensez-vous des mesures prises depuis l'assassinat de votre frère pour éviter qu'un tel drame ne se reproduise ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Merci pour vos propos : il faut savoir dénoncer l'horreur avec les bons mots  alors même que nous avons tendance, depuis longtemps dans notre pays, à ne pas employer les bons mots.

Je connais votre souffrance ainsi que celle de votre famille. Je sais que témoigner aujourd'hui devant nous tous était une manière pour vous de dire : « mon frère a donné sa vie parce que la République ne l'a pas défendu ».

Nous ne sommes pas suffisamment nombreux à dénoncer ce qui met en péril notre démocratie et notre liberté. A travers l'assassinat de votre frère, tel est pourtant également l'enjeu. Merci pour les mots très forts que vous avez prononcés aujourd'hui. Vous avez mon entière admiration.

Vous vous engagez pour protéger l'école. Hier soir, vous vous êtes exprimée admirablement à ce sujet à Paris. Pensez-vous que les enseignants qui prennent aujourd'hui leur poste sont conscients des menaces pesant sur eux et l'école ? Sont-ils suffisamment armés pour défendre la laïcité et l'école de la République ? L'école devrait être le lieu où les enfants se construisent dans la liberté, et où il est possible de s'exprimer et de critiquer sans être menacé. Quelle analyse faites-vous de l'école d'aujourd'hui, où certains enseignants se censurent, ou encore refuseraient de travailler dans une école ou un collège qui porterait le nom de votre frère ? Cela vous inquiète-t-il ? Quelle est votre position sur cette vague d'offensives islamiques que subit notre école ?

Mme Marie-Pierre Monier. - Je salue votre courage et votre abnégation dans le combat que vous menez depuis trois ans. Dans le contexte actuel, nous sommes menacés par l'impuissance ; face à l'ampleur de la tâche, il faut savoir entendre les électrochocs tels que votre voix

L'obscurantisme s'attaque à la seule institution capable de former des adultes qui aimeront la différence, le dialogue, la complexité et qui chercheront l'intérêt général. Comment lutter contre cet obscurantisme pour que nos enfants deviennent des citoyens éclairés ?

Comment redonner corps à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » pour qu'elle soit une réalité pour tous ? Voilà d'immenses défis qu'il nous faut relever au-delà des clivages partisans.

Êtes-vous toujours en contact avec des membres de la communauté enseignante, que ce soit celle qui travaillait avec votre frère ou d'autres personnes ? Font-ils appel à vous ? Au-delà de l'approche sécuritaire, quelle réponse faut-il, selon vous, apporter aux maux de l'école républicaine ?

Au coeur de l'attentat contre votre frère, se pose la question de la laïcité. Les enseignants se sentent-ils suffisamment armés pour transmettre la laïcité d'un point de vu pédagogique ? Comment réduire les incompréhensions entourant cette notion dans l'espace public ?

Mme Mickaëlle Paty. - Notre famille n'a jamais été informée des menaces pesant sur mon frère ; lui-même ne nous en avait pas fait part, se pensant protégé Dans un mail qu'il avait adressé à la principale de son collège, il disait croire à la justice. Malheureusement, il est mort avant que les propos calomnieux de MM. Chnina et Sefrioui n'aient été jugés.

Le risque encouru par les enseignants est aujourd'hui malheureusement avéré. En conséquence, il faut que l'éducation nationale propose d'emblée une mise en retrait aux enseignants menacés, sans multiplier les formulaires à remplir. Du reste, le droit de retrait a été accordé à d'autres enseignants, qui n'encouraient pourtant pas les mêmes risques que mon frère. Le SDLP peut intervenir dans un deuxième temps, pour accorder une protection.

J'en viens aux actions menées depuis l'assassinat de mon frère. De nombreuses circulaires ont été publiées par le ministère de l'éducation nationale ; la dernière en date est certes très bien faite. Mais elle n'apporte rien de plus. Elle prévoit des actions réflexes, telles que prévenir la police, contacter le rectorat, mais cela existait déjà auparavant. Je n'ai pas vu d'amélioration. Pire, certaines procédures sont très complexes : cet aspect fastidieux empêche des réactions efficaces, et je le déplore.

Je pense que les jeunes professeurs ont conscience des difficultés. Certains sont très motivés, mais nombre d'entre eux ont une conception ouverte, à l'anglo-saxonne, de la laïcité : ils ne comprennent pas la loi de 2004. Les jeunes professeurs font figure de gentils, et les moins jeunes, de méchants :l'école d'aujourd'hui est fracturée entre les générations.

Dans les jours ayant suivi la mort de mon frère, il m'avait été dit qu'un collège porterait son nom. Rapidement, certaines personnes s'y sont opposées, notamment le personnel sur place. On ne peut certes aller contre la volonté des gens. Il me semble pourtant que c'était un beau symbole - à l'heure où nous manquons précisément de symboles en France. ... Initialement, on avait mis en avant la nécessité d'attendre que l'ensemble des élèves ayant connu mon frère aient achevé leurs années de collège et quitté l'établissement, ce qui sera effectif à la fin de l'année scolaire 2023-2024. J'ai néanmoins appris par voie de presse que le maire de Conflans-Sainte-Honorine aurait trouvé un square - non encore construit - auquel donner le nom de mon frère, ce qui permettra de dire qu'il est inutile de donner le nom de Samuel Paty à un collège.

Un an après l'assassinat de Samuel, une partie de ma famille s'est rendue dans son collège, dans le cadre du travail organisé par des membres de la communauté éducative avec les élèves. En ce qui me concerne, une fracture a eu lieu lors de l'enquête pénale. L'inspecteur chargé de l'enquête m'a demandé trois noms de professeurs du collège qui pourraient témoigner ; les enseignants en question m'ont répondu qu'ils ne voulaient pas y aller J'ai vécu leur refus comme ce qu'a vécu mon frère lorsqu'il a été lâché par ses collègues. Je leur ai précisé que s'ils recevaient une convocation pour témoigner, ils seraient obligés de se présenter. Je ne m'attendais pas à une telle réponse de la part de personnes qui avaient, depuis le mois d'octobre 2020, tenu des propos auxquels qui étaient très bien J'ai alors ressenti cette grande solitude que mon frère avait vécue lui aussi.

J'ai rencontré de très nombreux enseignants lors de mes interventions, que ce soit à l'occasion de la journée de la laïcité ou sur d'autres sujets comme les fake news ; certains sont des gens formidables. Ma présence leur fait beaucoup de bien, car nombre d'entre eux se sentent terriblement seuls.

Sur la laïcité, on leur en demande trop. Certaines interventions doivent être menées à deux. La venue d'intervenants extérieurs, en renfort des professeurs, est une bonne chose. Il me semble que c'était là le principe de la réserve citoyenne, créée en 2015 ; l'objectif était de faire appel à des acteurs de la vie civile. Or, on ne le fait pas suffisamment. Àtitre d'anecdote, je travaille avec des sages-femmes qui souhaiteraient parler aux élèves d'éducation à la contraception, mais cela leur est impossible.

M. Hussein Bourgi. - Je salue la mémoire de votre frère, un homme qui avait choisi son métier et qui était un enseignant épanoui.

J'ai été profondément marqué par vos propos graves et forts qui ont résonné chez moi comme un réquisitoire, totalement justifié contre une institution qui me fait penser à la « Grande Muette », enfermée dans un splendide corporatisme, et qui ne sait pas être à la hauteur quand l'un des siens est en danger.

Avez-vous le sentiment que la mort de votre frère a servi à quelque chose ?

Mes collègues vous ont interrogée sur les mesures utiles pour venir en aide aux enseignants. Mais que pourrait-on faire pour prendre en charge un élève ou un parent d'élève qui se serait opposé à un professeur, en proférant des menaces voire en attentant à sa vie ? Protéger l'enseignant en lui permettant, le cas échéant, de faire usage de son droit de retrait ne règle pas tout le problème. Je conclurai mon propos en vous disant qu'une école Samuel-Paty a été inaugurée à Montpellier en septembre 2022. C'est un honneur et nous en sommes très fiers.

M. Max Brisson. - En tant que professeur d'histoire, je suis particulièrement sensible à votre témoignage. J'ai du mal à trouver les mots après votre intervention empreinte de colère et de dignité.

Selon vous, avant l'assassinat de votre frère, l'institution a nié la menace islamique et invoqué des problèmes d'ordre pédagogique. Cela renvoie à la terrible injonction du « pas de vague » que nous dénonçons mais que l'institution continue de nier.

Vous mettez également en avant un problème de formation des professeurs au principe de laïcité que promeut notre République et sur lequel celle-ci s'est fondée. Comme le montrent de nombreux rapports, dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), c'est souvent une version de la laïcité à l'anglo-saxonne plus relative, plus ouverte, qui est enseignée. Or, cette conception de la laïcité ne correspond pas à notre Histoire.

Ce qui s'est passé, et se passe encore actuellement, n'est-il pas le signe de la faillite, de la part de l'université, de la formation des professeurs du primaire et du secondaire ? N'est-il pas temps, à l'heure où le ministre Gabriel Attal évoque une Ecole normale du XXIe siècle, que l'Éducation nationale reprenne en main la formation des professeurs ?  ?

Mme Colombe Brossel. - Madame, c'est le coeur lourd que je me permets de vous interroger. L'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG) a créé en 2021 un prix Samuel-Paty pour rendre hommage à votre frère - vous participez, je crois, aux travaux de son comité de pilotage. Ce prix vise à récompenser des travaux collectifs sur la laïcité menés par des collégiens. Quel est votre regard sur ce type d'action ?

M. Pierre Ouzoulias. - Je dois vous avouer mon émotion, mais aussi ma honte, devant la force et la dignité de votre discours. Vous parlez de votre frère avec une humilité qui force le respect.

Je suis d'accord avec la comparaison avec le chevalier de La Barre : votre frère est un martyr de la laïcité républicaine. Pour Ferdinand Buisson, l'école de la République devait former des Républicains. Or aujourd'hui, nous manquons d'une morale républicaine.

Depuis plusieurs mois, je porte, mais en vain, l'idée d'accorder de droit à chaque enseignant la protection fonctionnelle, quitte à la lui retirer si elle ne se justifie en fait pas.. Ce serait à mon sens une marque de confiance importante pour les professeurs.

Je partage votre sentiment s'agissant des périls qui menacent la laïcité. Comme déjà souligné, nous sommes menacés par l'idéologie islamiste, qui s'attaque à ce qui fait le coeur de notre République, c'est-à-dire l'esprit critique et la raison. Mais nous sommes également menacés par les institutions européennes, qui promeuvent actuellement la neutralité religieuse. Mais ce n'est pas la laïcité !

Il serait donc temps, dans un grand mouvement national, que nous puissions débattre de façon souveraine de ces questions. La solution ne passerait-elle pas par la constitutionnalisation de la loi de 1905, ce qui permettrait à la Nation de se réapproprier la laïcité à la française ?

Mme Mickaëlle Paty. - La mort de Samuel a-t-elle servi à quelque chose ? Si tel avait été le cas, peut-être M. Dominique Bernard serait-il encore là.. Aucune véritable analyse de l'attentat contre mon frère n'a été faite.

Certes, on peut pointer diverses responsabilités ; mais il faut surtout comprendre l'ampleur de l'entrisme islamiste dans nos écoles. Après les menaces de décapitation, à quand les menaces de bombe ? La société est devenue un chaos.

Face aux revendications exprimées par certains élèves et leurs parents, il faut également mener un véritable combat idéologique. Exclure un élève ou le changer d'établissement ; convoquer le parent, le juger et le condamner, souvent à des peines négligeables ... Aucune de ces mesures correctives ne suffit. Elles ne peuvent qu'entraîner récidive. On se contente de déplacer les problèmes, de la même façon qu'en appuyant sur une tumeur cancéreuse, on dissémine des cellules cancéreuses partout.

L'islamisme est en pleine offensive. Le combat contre lui doit être mené par tous. J'ai pu constater que certains formateurs des Inspé se fourvoient dans une laïcité ouverte, qu'ils transmettent en conséquence aux nouveaux enseignants

Pour ma part, je ne comprends pas que l'enseignement supérieur et l'éducation nationale soient séparés entre deux ministères. La loi de 2004 ne s'applique pas à l'université, ce qui pose un problème de cohérence et de continuité notamment dans l'appréhension de la laïcité.

M. Brisson a évoqué le « pas de vagues » dans l'éducation nationale. Il y a une véritable peur de la médiatisation de la part du ministère de l'intérieur comme de celui de l'éducation nationale, conduisant minimiser les incidents par peur de réactions de la mouvance islamique Au final, on dessert la cause.

Concernant le prix Samuel-Paty dès le mois de décembre 2020, la secrétaire générale de l'APHG m'a demandé mon accord pour sa création. J'ai accepté et j'ai été très présente lors de la première année, même si, n'étant pas enseignante, je ne me considère pas assez légitime pour évaluer les travaux. La deuxième année, la participation a été ouverte aux lycées généraux et professionnels ; ma soeur et mes parents ont pris le relais auprès de l'APHG.

Il y a, à l'évidence, un intérêt à faire réfléchir les enfants, ce que leur défend l'islam politique. Le sujet abordé cette année portait sur les fake news. Les enfants endoctrinés doivent être sauvés ! Ils ont besoin d'entendre un contre-discours qui soit différent de celui entendu chez eux et dans leur entourage. Le rôle de l'école est de leur donner la chance d'avoir une autre vie.

Ce prix Samuel-Paty a du sens. Il renforce également la cohésion entre les professeurs en leur permettant de se retrouver : cette année, ils étaient près d'une centaine. Ce faisant, ils se sentent moins seuls. À défaut d'avoir le soutien de l'institution, ils ont le sentiment d'avoir le soutien de certains de leurs collègues qui partagent leur point de vue.

S'agissant de la protection fonctionnelle, elle est en fait accordée de façon systématique, à condition qu'aucune faute personnelle ne soit imputable à l'agent. À partir du moment où mon frère a été considéré comme coupable, il ne pouvait pas l'obtenir.

Mme Françoise Gatel. - Je salue votre témoignage et votre dignité avec beaucoup de respect et d'émotion.

Perdre l'école, c'est perdre la guerre, avez-vous dit. Hier, j'ai assisté à l'hommage rendu à Dominique Bernard dans le lycée Émile-Zola de Rennes. Le recteur nous a rappelé cette phrase d'Émile Zola :  « La société sera demain ce que sera l'école ».

Vous avez parlé d'autocensure, qui est aussi celle de la société tout entière. Elle nous conduit à nous bâillonner et à nous faire penser qu'en taisant les choses, nous les effaçons. Albert Camus disait : « Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur au monde ».

On demande aux enseignants de transmettre nos valeurs sacrées dans ce sanctuaire qu'est l'école. Or, la communauté éducative, par peur, fonctionne plus par procédure que par affirmation de nos valeurs.

J'ai l'impression que le discours que nous tenons aujourd'hui n'est pas partagé par les jeunes générations. La défense de la laïcité à la française est ressentie par elles comme une atteinte à la liberté d'autrui. Hier, j'ai pu mesurer que certains élèves, tout en sachant qu'un homme venait d'être assassiné, trois ans après l'assassinat de votre frère, ne comprenaient pas qu'il s'agissait d'une attaque massive pour écraser notre société et nos valeurs.

Au-delà de l'école, toute la société ne devrait-elle pas porter avec force l'affirmation de nos valeurs, cesser d'être timide et d'avancer, comme vous le disiez Madame, tête baissée ? Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Nous ressentons bien évidemment une émotion particulière cet après-midi.

Pour ma part, je regrette que certains élus renoncent à rebaptiser des établissements scolaires du nom de votre frère, alors même que nous devrions en faire un exemple, comme nous l'avons faitdans les Alpes-Maritimes. Vous étiez d'ailleurs présente lorsque nous avons baptisé une école maternelle à Cap-d'Ail.

À la suite du drame, l'État vous a-t-il proposé un accompagnement pour votre santé mentale et votre sécurité ?

Selon vous, l'État est-il au rendez-vous des enjeux ? Vous écoute-t-il suffisamment ? Tient-il assez compte de vos propositions pour réussir l'après Samuel Paty, et désormais, l'après Dominique Bernard ?

Mme Monique de Marco. - Je salue votre courage. Merci de ne pas lâcher. Vous avez évoqué le manque de soutien envers votre frère de la part de ses collègues et de l'administration, Vous avez également rappelé que ses collègues avaient refusé de témoigner. Selon vous, pour quelles raisons ? Ont-ils eu peur de représailles, peur d'être menacés eux aussi ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - En janvier 2022, le Conseil des sages de la laïcité avait souhaité l'organisation d'une journée de commémoration de la mort de votre frère chaque année, la semaine du 16 octobre. À ma connaissance, il n'en a rien été. Par ailleurs, selon le sondage de l'Ifop paru en novembre 2022 que vous évoquiez, 40 % des enseignants interrogés disaient qu'aucun temps d'hommage n'avait été organisé en octobre 2022, soit deux ans après l'assassinat de votre frère. Ce chiffre ne traduit-il pas une difficulté, du côté des établissements mais également de l'éducation nationale, à parler de l'assassinat de Samuel Paty ? Mme Mickaëlle Paty. - La grande majorité des enseignants qui s'autocensurent le font par peur. Mais il y a également un manque de courage, ainsi qu'un manque de connaissances. Il me semble que les nouveaux professeurs reçoivent une formation succincte sur la laïcité. Souvent, on les jette dans la fosse en leur demandant de se débrouiller par eux-mêmes. Parfois, ces jeunes professeurs peuvent trouver appui, dans leur établissement, auprès de collègues ; des formations ponctuelles existent aussi, mais elles sont assurées par des formateurs de l'Inspé qui privilégient une conception ouverte de la laïcité. Pour moi, la conception historique française de la laïcité doit être réaffirmée et approfondie.

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Pour cela, il faut, comme je l'ai déjà dit, reprendre la main sur l'enseignement supérieur, pour pouvoir contrôler les formations données aux futurs enseignants.

Pour ce qui est de mon accompagnement, je n'ai pas bénéficié de mise sous protection, n'ayant pas reçu de menace.

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La sécurité sociale m'offre pendant trois ans, je crois, un suivi psychiatrique ou psychologique régulier. Les frais de consultation sont entièrement pris en charge, mais le montant correspondant est déduit du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, ce qui me semble étonnant.

Un an après l'assassinat de mon frère, dans le cadre de l'enquête, le juge d'instruction Richard Foltzer m'a demandé si j'étais suivie ; je lui ai répondu : « j'ai essayé ». J'avais bien d'autres combats à mener que de consulter.

J'attends un « après » qui ressemble à quelque chose. Je ne suis pas venue aujourd'hui devant vous par plaisir, mais contrainte et forcée, parce que j'ai besoin de vous, Mesdames, Messieurs les sénateurs.

Beaucoup des enseignants qui ont refusé d'aller témoigner ont refusé par peur - non pas par peur du terrorisme, mais par peur de l'éducation nationale ! Le respect du devoir de réserve a été invoqué : ces enseignants craignaient, s'ils témoignaient, de subir des pressions de la part de l'éducation nationale. Ils craignaient des représailles, comme des mutations forcées.

J'ai rencontré les membres du Conseil des sages de la laïcité, qui voulaient effectivement organiser une journée d'hommage par an consacrée à la mémoire de Samuel Paty, à la laïcité et à la liberté d'expression, Mais Pap Ndiaye est passé par là et a repris la main sur cette instance, ce dont je me suis d'ailleurs émue par voie de presse. La capacité autonome d'agir de façon autonome a été retirée au Conseil, qui ne peut désormais agir que sur ordre du ministre. Leur indépendance me semblait pourtant pertinente.

Parmi les raisons aux difficultés à organiser les journées d'hommage, citons la peur, mais aussi et surtout des difficultés à mettre en oeuvre des consignes arrivées tardivement.

En 2021 et 2022, les consignes du rectorat ont été émises une semaine avant la date anniversaire ; cette année, elles ont été envoyées par mail jeudi dernier à 20h02, soit trois jours avant la date à laquelle les recteurs étaient censés organiser l'hommage. Je vous laisse juges de cette situation rocambolesque...

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Madame, merci de votre témoignage sans concession. Nous avons auditionné hier des enseignants, et nous avons été frappés par le sentiment de solitude dont ils ont fait part. A été également souligné le fait queles jeunes générations de professeurs n'ont pas le même rapport à la laïcité que les générations plus anciennes. Nous devons réfléchir au fait que la conception de la laïcité que la France a défendue jusqu'à présent est en train de vaciller.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.

Mercredi 18 octobre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Vingtième anniversaire de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco - Audition

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, les édifices historiques et les objets mobiliers ne sont pas les seuls éléments de notre patrimoine à la préservation desquels notre commission est chargée de veiller. Les questions liées à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI) relèvent aussi de notre champ de compétences.

En mai 2021, nos collègues Marie-Pierre Monier et Catherine Dumas avaient réalisé, au nom de notre commission, un rapport sur la mise en oeuvre de la convention de l'Unesco de 2003 pour la sauvegarde du PCI. Nous nous étions alors engagés à assurer le suivi de leurs travaux cette année, qui coïncide avec les vingt ans de la signature de la convention.

La matinée du mercredi étant réservée aux réunions de nos commissions, ce n'est pas le jour de la date anniversaire de la signature de la convention que se tient notre table ronde, mais le lendemain de celle-ci. J'espère que le choix de cette date au plus proche de l'événement manifestera une nouvelle fois tout l'intérêt que notre commission accorde à la question du PCI.

Pour nous éclairer sur les enjeux internationaux, nationaux et locaux associés à ce patrimoine et nous faire part des progrès accomplis depuis deux ans, nous avons le plaisir d'accueillir parmi nous ce matin :

- Mme Fumiko Ohinata, cheffe de l'Unité de mise en oeuvre de la convention de 2003 à l'Unesco ;

- M. Pierre Sanner, président de l'association France PCI, directeur de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires, à l'origine de l'inscription en 2010 du repas gastronomique des Français sur la liste de l'Unesco ;

- Mme Lily Martinet et M. Thomas Mouzard, chargés de mission ethnologie et PCI à la délégation à l'inspection, à la recherche et à l'innovation (DIRI) du ministère de la culture ;

- M. Cédric Taurisson, directeur de la maison des cultures du monde - Centre français du PCI, qui est l'organisme qui a été désigné compétent pour la sauvegarde du PCI sur le territoire national ;

- M. Jean-Pierre Leleux, ancien sénateur, ancien membre éminent de notre commission, ancien maire de Grasse, qui a beaucoup oeuvré pour l'inscription des savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse, obtenue en 2018.

Mesdames, messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Avant de vous laisser vous exprimer, je cède la parole à Marie-Pierre Monier afin qu'elle revienne succinctement sur les principales recommandations de son rapport.

Mme Marie-Pierre Monier. - Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir pris l'initiative d'organiser cette table ronde afin que notre commission puisse participer aux célébrations de cette année marquante pour la sauvegarde du PCI. C'était un voeu qui nous était très cher, à Catherine Dumas comme à moi, après les travaux que nous avons conduits sur ce sujet en 2021. Je vous prie d'excuser Catherine Dumas, qui n'a pu être présente ce matin.

Même si la convention parle de patrimoine culturel immatériel, Catherine Dumas et moi-même préférons la notion de « patrimoine vivant », qui nous semble beaucoup plus parlante. En effet, ce qui caractérise le mieux tous les savoirs, savoir-faire, traditions et pratiques qui composent cette forme de patrimoine et la distingue du patrimoine matériel, c'est ce caractère à la fois vivant et dynamique. Il en résulte trois conséquences.

D'abord, sa sauvegarde est un enjeu public majeur pour nos territoires parce que, peut-être plus encore que le patrimoine matériel, il est un marqueur d'identité et un facteur de cohésion et de lien social.

Ensuite, c'est une forme de patrimoine extrêmement vulnérable, parce que les éléments risquent à tout moment de disparaître s'ils cessent d'être pratiqués.

Enfin, la sauvegarde du PCI ne passe pas par sa conservation comme pour le patrimoine matériel, mais par sa transmission, d'où l'importance de la sensibilisation, de la formation.

L'une des difficultés, c'est que le PCI souffre, en comparaison du patrimoine matériel, d'un fort déficit de visibilité. C'est une forme de patrimoine qui reste encore très largement méconnue et promue, ce qui nuit à sa sauvegarde. On ne peut donc se féliciter que des outils, comme la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité ou l'inventaire du PCI en France, aient été mis en place dans les années récentes afin de contribuer à sa meilleure reconnaissance.

Reste maintenant à se les approprier correctement. L'inscription sur la liste de l'Unesco est évidemment perçue comme un Graal, mais nous sommes convaincus que l'inventaire national peut jouer un rôle décisif, qui justifie qu'il soit davantage valorisé. Nous pensons aussi que les collectivités territoriales ont un rôle considérable à jouer pour accompagner les détenteurs d'éléments de PCI dans leur ambition de sauvegarde, tant celle-ci constitue un enjeu public majeur pour les territoires. J'espère que Jean-Pierre Leleux, que je salue, en sa qualité d'élu local, pourra nous faire part du véritable projet de territoire qu'a constitué l'inscription des savoir-faire liés aux parfums de Grasse sur la liste représentative de l'Unesco.

Avec Catherine Dumas, nous avions formulé 25 propositions dans le but d'accroître la visibilité du PCI, mieux y sensibiliser, renforcer les moyens dédiés à sa sauvegarde, améliorer l'attractivité de l'inventaire national et muscler l'action de l'Unesco en matière de PCI.

Je me réjouis de constater que plusieurs d'entre elles ont d'ores et déjà été mises en oeuvre, et j'espère que chacun de nos interlocuteurs pourra évoquer à la fois les progrès accomplis au cours des deux dernières années et les chantiers qui s'annoncent pour les années à venir.

Mme Fumiko Ohinata, cheffe de l'Unité de mise en oeuvre de la convention de 2003 à l'Unesco. - Je fais partie du secrétariat de la convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Je dirige une unité chargée de la mise en oeuvre de la convention au sein des États parties et des mécanismes de coopération internationale mis en place au titre de cette convention.

Permettez-moi de remercier les organisateurs de cette table ronde d'avoir invité l'Unesco. C'est un plaisir de participer à cette table ronde aux côtés des principaux acteurs français de la convention de 2003.

Cette réunion fait suite à l'adoption d'un rapport adopté par la commission de la culture du Sénat en 2021. Au nom de l'Unesco, je voudrais saluer l'attention portée par le Sénat à cette convention.

La famille du patrimoine vivant célèbre cette année le vingtième anniversaire de la convention adoptée le 17 octobre 2003, soit il y a vingt ans quasiment jour pour jour. À cette occasion, le secrétariat de l'Unesco a mis en ligne un site web pour recenser les activités entreprises par les États parties, les institutions culturelles, les ONG et les communautés du monde entier afin de célébrer ensemble cet anniversaire. Cette initiative s'est avérée être une réussite, avec plus d'une centaine d'activités déjà présentées sur notre site. Bien entendu, plusieurs événements organisés en France y figurent. Cela rejoint d'ailleurs la recommandation du rapport de la commission de la culture, qui a préconisé de faire de l'année 2023 l'année du patrimoine vivant en France. Que célèbre-t-on au juste ? Quelles sont les réalisations majeures de la convention ? Je voudrais prendre ici quelques minutes pour esquisser les principaux impacts qu'elle a pu avoir au cours des vingt dernières années, tout en évoquant les perspectives futures.

Tout d'abord, la convention de 2003 peut être considérée comme un succès en raison de sa portée universelle. Le rythme de ratification a été très rapide et nous comptons désormais 181 États parties couvrant toutes les régions du monde. Plusieurs autres pays s'apprêtent à rejoindre notre famille. Le secrétariat s'intéresse de près aux actions entreprises par les institutions en France, comme la maison des cultures du monde, pour comprendre et soutenir les efforts de sauvegarde menés dans les pays qui n'ont pas encore ratifié la convention de 2003.

Une autre réussite majeure de la convention est d'avoir permis d'élargir la notion même de patrimoine pour y inclure le PCI. Aujourd'hui, cela peut sembler aller de soi, mais rappelons-nous qu'il y a vingt ans, seule une poignée de pays reconnaissait le concept de patrimoine vivant.

La convention a donc joué un rôle décisif pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel au niveau international et est devenue une référence clé pour ces États parties dans l'élaboration des politiques publiques et des lois nécessaires à cette sauvegarde.

Selon des informations recueillies en 2021 pour la préparation du rapport périodique d'application de notre convention, 98 % des pays européens ont déclaré disposer de politiques ou de dispositions législatives ou réglementaires dans le secteur culturel qui intègrent la sauvegarde du patrimoine vivant. Près de 80 % d'entre eux ont également déclaré disposer de politiques ou de dispositions législatives ou réglementaires dans le secteur de l'éducation, qui permettent de reconnaitre le PCI et l'importance de sa transmission. Il s'agit là d'une immense réussite de la convention.

Le secrétariat estime que la sensibilisation au patrimoine vivant dans les différents États s'est considérablement accrue au cours des vingt dernières années, notamment grâce à l'inscription d'éléments sur les listes de la convention. 76 éléments sont inscrits sur la liste des éléments nécessitant une sauvegarde, 567 sur la liste représentative, 33 sur le registre des bonnes pratiques de sauvegarde. Il y a en tout 676 éléments reconnus par nos listes, qui correspondent à autant d'histoires de communautés pratiquant chacune l'un de ces éléments.

À titre personnel, j'ai eu la chance de visiter la ville de Grasse il y a quelques années. J'attends moi aussi avec impatience d'entendre Jean-Pierre Leleux parler de l'expérience des communautés suite à l'inscription des savoir-faire liés au parfum des pays de Grasse. Ces communautés ont-elles le sentiment que la reconnaissance de l'Unesco les a aidées à mieux transmettre leurs connaissances ou ont-elles subi des effets indésirables de l'inscription, telle qu'une commercialisation excessive ou une appropriation illicite ?

Le système d'inscription de la convention a également réussi à mettre en valeur l'incroyable diversité et richesse du patrimoine vivant. Les listes comprennent des hommes et des aliments, des sports et des jeux traditionnels, des connaissances médicinales locales, des espaces culturels entiers, etc. La France est championne en matière de PCI avec vingt-six éléments inscrits. Ces éléments nous émerveillent quant à la créativité humaine dont ils témoignent et, par sa pluralité, la liste de la convention interroge notre conception même de la notion de patrimoine vivant. J'aimerais connaître l'avis d'un expert comme M. Pierre Sanner, président de l'association France PCI, sur ce point.

On observe un nombre croissant de candidatures dites multinationales. Il s'agit d'un mécanisme très important pour la coopération internationale. Il existe actuellement 74 éléments multinationaux inscrits, qui concernent 61 pays. Avec 11 éléments multinationaux inscrits sur 26, la France compte le plus grand nombre d'éléments multinationaux sur nos listes. Viennent ensuite des pays comme les Émirats arabes unis, l'Iran, la Turquie, Oman, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, etc.

Il serait très intéressant d'entendre les représentants du ministre de la culture partager avec nous la manière dont ils préparent les dossiers de candidature et dont ils appuient la mise en oeuvre des mesures de sauvegarde de ces éléments, une fois ceux-ci inscrits.

Bien qu'il y ait tant d'autres réalisations et jalons que je voudrais mentionner, je concentrerai mon propos sur notre approche en matière d'assistance internationale et de renforcement des capacités, qui a connu un succès considérable.

Grâce aux fonds associés à la convention de 2003, plus de 10 millions de dollars d'aide ont été accordés pour financer une centaine de projets dans soixante pays depuis 2008.

En matière de renforcement des capacités, le secrétariat de la convention a mené des actions dans plus de 138 pays en s'appuyant sur le réseau des 200 facilitateurs dont nous disposons à travers le monde. La France a beaucoup contribué à notre action, non seulement financièrement, mais aussi par l'expertise qu'elle nous a apportée.

Le vingtième anniversaire offre l'occasion de réfléchir aux orientations auxquelles la convention de 2003 peut répondre dans l'avenir.

Point culminant de nos célébrations, l'UNESCO a tenu une grande réunion en juillet dernier à Séoul où nous avons tous pu débattre de notre vision de la convention et, plus concrètement, de la manière dont le patrimoine vivant pourrait améliorer les conditions de vie des communautés et dont il pourrait contribuer à créer une relation plus harmonieuse avec la nature et la planète. Comment le patrimoine vivant pourrait-il contribuer à faire émerger un système éducatif plus émancipateur et de qualité ? Comment le patrimoine vivant pourrait-il promouvoir la diversité et le dialogue dans l'environnement numérique dans toutes les régions du monde ? Les enseignements de cette réunion ont été résumés dans un document intitulé « Vision de Séoul ».

L'Unesco va s'atteler aux différents chantiers identités dans le cadre de cette vision. Notre secrétariat a déjà commencé à travailler à plusieurs initiatives concrètes qui mettront évidemment au premier plan la voix des communautés, principe fondamental de la convention.

L'Unesco continuera de renforcer la participation de la société civile, notamment des jeunes et des peuples autochtones. Nous réfléchissons actuellement à la meilleure manière d'enrichir le partage de bonnes pratiques, notamment via une plateforme en ligne.

Le secrétariat de la convention a lancé aussi trois initiatives thématiques pour explorer les moyens de répondre aux problèmes mondiaux urgents. Ils concernent la dimension économique de la sauvegarde du PCI, le patrimoine culturel immatériel et le changement climatique, ainsi que la sauvegarde du PCI dans des contextes urbains. Dans un premier temps, notre objectif est d'élaborer des documents d'orientation pour mieux comprendre les implications dans le domaine du PCI face à ces trois enjeux.

L'Unesco continue aussi de rechercher des synergies entre ses six conventions applicables dans le domaine culturel. Nous pensons que davantage de liens pourraient être établis entre la convention de 2003 et la convention sur le patrimoine mondial de 1972. Nous réfléchissons à la manière dont nous pourrions promouvoir des politiques intégrées pour la protection et la sauvegarde du patrimoine culturel matériel et immatériel, dont nous pourrions traiter et évaluer les candidatures connexes soumises par les États parties aux deux conventions, ou dont nous pourrions accroître la participation des communautés autochtones locales à la sauvegarde conjointe du patrimoine bâti et des pratiques associées du patrimoine vivant ?

Les questions ne manquent pas. Je constate que votre rapport avait déjà évoqué des initiatives ou des recommandations qui sont directement transposables à notre propre réflexion.

Pour terminer, j'aimerais encore une fois souligner l'importance de travailler tous ensemble pour oeuvrer à l'approfondissement de la mise en oeuvre de la convention de 2003, qui dépend largement de l'investissement des États parties, des institutions culturelles, ainsi que des ONG et même des associations plus locales, puisque ce sont elles qui sont les plus proches des communautés, elles-mêmes au coeur du processus de la mise en oeuvre de la convention.

M. Pierre Sanner, président de l'association France PCI, directeur de la mission française du patrimoine et des cultures alimentaires. - Les deux premières interventions ont bien montré l'importance de la convention de 2003 comme outil. Il faut bien reconnaitre que, nous autres, Français - cela avait été souligné dans le rapport de Mmes Dumas et Monier -, sommes bien peu familiers avec ces notions, même si les choses semblent à présent être entrées dans les mentalités.

Dans le cadre des célébrations du vingtième anniversaire de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, France PCI organise à deux pas d'ici, dans les locaux de la société de géographie, boulevard Saint-Germain, le 24 novembre, un colloque ayant pour thème le patrimoine vivant au coeur de nos territoires. C'est dire combien cette créativité humaine s'exprime et s'illustre sur l'ensemble de nos territoires, métropolitains comme ultramarins. C'est aussi une des spécificités des inscriptions françaises.

Celles-ci ressemblent un peu à un inventaire à la Prévert, extrêmement riche et enthousiasmante. On découvre des tas de pratiques, des tas d'expressions, des histoires à raconter. Ce sont ces histoires que nous essayons de réunir au sein de l'association France PCI pour leur donner un peu de chair et les faire partager au plus grand nombre. Nous sommes, nous, Français, un peu comme M. Jourdain : on fait du PCI ou du patrimoine vivant sans même le savoir.

Cela étant, je pense qu'un des points qui sera à travailler par votre commission et par nous-mêmes est le lien entre la convention de 1972 et celle de 2003 et, à travers cela, les liens qui existent entre le patrimoine mondial construit et les pratiques, les savoir-faire et les connaissances. On l'a vu avec le chantier de Notre-Dame, où la reconstruction de ce patrimoine mondial, connu, reconnu et apprécié de tous, se poursuit grâce à l'ensemble des métiers.

L'association France PCI a été créée en partie à l'initiative des pouvoirs publics. Il faut en remercier les services du ministère de la culture qui, dès 2012, ont réuni l'ensemble des représentants des éléments français inscrits sur l'une des listes du patrimoine culturel immatériel. La France s'est emparée très tôt de cet outil merveilleux. Je le sais d'autant plus que j'ai pu faire partie de cette équipe qui, dès 2010, a permis la reconnaissance du repas gastronomique des Français, au lendemain de la mise en oeuvre de la convention.

Notre association réunit aujourd'hui la quasi-totalité des membres de cette liste. Les 25 éléments inscrits sont, à quelques exceptions près, membres de l'association France PCI. La première réunion a eu lieu en 2012. Elle existe depuis 2013, avec la volonté de valoriser nos inscriptions et leur diversité, prendre part aux réflexions politiques sur le patrimoine culturel immatériel en France, faire en sorte de dialoguer avec les services du secrétariat en charge de la convention au sein de l'Unesco.

Je suis pour ma part président de France PCI depuis l'assemblée générale de Pézenas de 2017. Avec des moyens limités, mais soutenus par le ministère de la culture, nous avons essayé de faire en sorte que chaque assemblée générale soit nomade et ne se tienne pas toujours à Paris ou dans un même endroit. Nous étions à Pézenas, Alençon, Aubusson, et avons pu présenter le rapport du Sénat lors de l'assemblée générale, à Grasse, en 2021. Catherine Dumas nous avait fait l'amitié de venir sur place.

Ces assemblées générales sont également l'opportunité de partager des expertises, des expériences, visiter des endroits comme la cité internationale d'Aubusson, lieu de transmission des savoir-faire extrêmement important, de rencontrer l'ensemble de celles et ceux qui permettent au parfum de Grasse d'avoir cette réputation et cette renommée, ou de mesurer la fragilité des pratiques à Alençon, où il reste peu de dentellières. Pourtant, ce sont des savoirs et des connaissances extrêmement importants.

Les missions de notre association sont de contribuer à une meilleure connaissance de l'esprit de la convention, de faciliter les échanges et les partages d'informations, de connaissances et d'expériences, d'encourager la collaboration à l'échelle nationale et internationale, de faire des propositions de réflexions, d'être une sorte d'outil au service des différentes politiques publiques, et principalement auprès du ministère de la culture, d'intervenir sur les sujets du patrimoine et d'insister pour que le patrimoine vivant, terme bien plus approprié et parlant, puisse être présent dans toutes les grandes célébrations nationales. À cet égard, je suis convaincu que les journées européennes du patrimoine devraient, à chaque édition, mettre en valeur le patrimoine vivant. Nous avons créé une exposition itinérante des 25 éléments inscrits sur l'une des listes du patrimoine culturel immatériel qui méritera d'être en partie repensée et mise à la disposition, en France, de l'ensemble des acteurs culturels ou associatifs. Cette exposition est présente dans différents lieux et sera à Grasse dans quelques semaines à l'occasion d'un évènement dont Jean-Pierre Leleux nous dira sans doute un mot.

Cette exposition se veut être un outil à la disposition de tous. On s'est rendu compte qu'elle avait un impact en matière de pédagogie et d'accompagnement en direction des jeunes publics et des scolaires. Elle participe d'une meilleure connaissance et appréhension de ce patrimoine vivant français.

Nous avons également publié un ouvrage aux éditions Dakota, où le lien est fait entre le patrimoine mondial et le patrimoine immatériel.

Enfin, nous travaillons à une collection d'ouvrages de bandes dessinées sur l'ensemble des éléments du patrimoine culturel immatériel, la bande dessinée étant l'un des outils médiatiques les plus populaires. On espère ainsi apporter notre contribution à toutes ces réflexions.

Mme Lily Martinet, chargée de mission ethnologie et PCI à la délégation à l'inspection, à la recherche et à l'innovation (DIRI) du ministère de la culture. - Nous sommes ravis, Thomas Mouzard et moi, d'être présents aujourd'hui. Je profite de cette opportunité pour vous remercier pour votre rapport. C'est en quelque sorte pour nous une feuille de route, avec des recommandations et des objectifs. C'est un document de référence dans la mise en oeuvre de la convention et dans les projets futurs.

Je pense important de rappeler que nous sommes, au sein du ministère de la culture, deux chargés de mission pour le patrimoine culturel immatériel.

En préparant notre intervention, nous avons essayé de faire le point sur toutes les recommandations, sur ce qui a été mis en oeuvre et ce qu'il reste à faire. Si vous en êtes d'accord, nous pouvons balayer très rapidement les recommandations à deux voix.

S'agissant des questions liées à la visibilité du patrimoine culturel immatériel, nous disposons à présent d'un département au sein de la DIRI qui comporte le nom de patrimoine culturel immatériel. Il s'agit du département de la recherche, de la valorisation et du patrimoine culturel immatériel. Le PCI est donc visible dans l'organigramme du ministère de la culture.

En 2023, énormément d'activités ont eu lieu, notamment autour des journées européennes du patrimoine, qui ont eu pour thème le patrimoine vivant. Un colloque a été organisé par France PCI. Nous avons également organisé une réunion de mise en réseau des ONG accréditées, qui jouent un rôle important dans la mise en oeuvre de la convention. Nous avons également créé un agenda participatif sur lequel les communautés peuvent inscrire des événements. Un événement festif aura lieu le 8 novembre autour du fest-noz. Il s'agira d'une soirée de célébration en immersion dans le patrimoine culturel immatériel.

Chaque année, le Centre français du patrimoine culturel immatériel organise une journée du patrimoine culturel immatériel. L'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) a initié cette année une journée du patrimoine culturel immatériel qui devrait se répéter les prochaines années. Des journées du patrimoine culturel immatériel ont également lieu en Antilles-Guyane.

Les communautés mettent de plus en plus en place des panneaux d'information. Lorsque nous sommes en mission, nous pouvons voir des emblèmes, comme lors du salon de l'agriculture, en lien avec la transhumance ou le jeu de boule de fort.

M. Thomas Mouzard, chargé de mission ethnologie et PCI à la délégation à l'inspection, à la recherche et à l'innovation (DIRI) du ministère de la culture. - Une partie de votre rapport de 2021 visait à mieux sensibiliser au PCI. Le rapport le souligne, cet instrument commence à être connu, mais il est encore sous-utilisé voire mal utilisé et mal compris dans certains cas.

Il est donc important de mieux faire comprendre ce qu'est le PCI et ce qu'il n'est pas. Par exemple, il ne s'agit pas d'un label posé sur une pratique, délivré par l'Unesco ou par l'État avec l'inventaire national, mais d'un outil de démocratie culturelle qui a des effets intergénérationnels et qui vise à décloisonner les politiques culturelles, mais pas seulement. On le voit très bien fonctionner aux échelles territoriales, même depuis Paris.

Pour mieux sensibiliser au PCI, une des mesures proposée était d'éveiller les jeunes au patrimoine culturel immatériel. C'est aussi un axe prioritaire de l'Unesco. Nous avons organisé cette année, avec Lily Martinet, des rencontres professionnelles sur l'éducation artistique et culturelle. On s'est rendu compte, avec nos collègues des ministères de la culture, de l'agriculture, de l'alimentation, de l'éducation nationale, qu'on avait tout à faire ensemble pour développer cette éducation artistique et culturelle dans le domaine du patrimoine vivant.

Il était question également de sensibiliser les élus locaux aux enjeux liés à la sauvegarde du PCI, notamment par des formations. Il existe quatre formations permanentes ouvertes à tous, y compris aux élus et aux agents techniques des collectivités territoriales, dispensées par des ethnopôles. C'est un vrai label qu'administre aussi le département de la recherche, de la valorisation et du PCI.

Nous travaillons aussi avec l'Institut national du patrimoine et les conservateurs stagiaires, professionnels du patrimoine, et avons mis en oeuvre cette année une formation annuelle pour les agents du ministère de la culture, où le concept de patrimoine culturel immatériel, au sens de la convention Unesco, n'est pas toujours bien saisi.

Afin de donner plus de moyens à la sauvegarde du PCI, il est question de nommer des référents dans les services déconcentrés. La désignation d'un conseiller référent est encore en cours pour quelques directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Peu de moyens sont pour l'instant consacrés à cette politique publique par rapport aux demandes de la société civile et des élus, qui sont de plus en plus importantes. Nous allons organiser une première réunion de tous les conseillers des DRAC l'année prochaine avant que cela ne devienne récurrent.

En tout, nous mettons en oeuvre 21 mesures. Nous avançons du mieux que nous pouvons, avec les moyens qui sont à notre disposition.

M. Laurent Lafon, président. - On y reviendra sûrement. Merci d'avoir souligné la qualité du travail réalisé par Marie-Pierre Monier et Catherine Dumas et indiqué qu'il s'agit d'une feuille de route pour un service du ministère. C'est pour nous un élément intéressant pour l'avenir.

M. Cédric Taurisson, directeur de la maison des cultures du monde - Centre français du PCI. - La maison des cultures du monde a été désignée à partir de 2011 comme Centre français du patrimoine culturel immatériel. Elle a été créée en 1982, avec le soutien du ministère de la culture et du réseau des alliances françaises.

L'alliance française de Paris, à l'époque, était la tête de pont du réseau des alliances françaises mondiales. Le président Mitterrand, en 1982, a imposé sa volonté de créer à Paris une maison des cultures du monde pour favoriser le dialogue entre les peuples. En 1984, la maison des cultures du monde crée une première revue, L'internationale de l'imaginaire, qui regroupe 30 publications environ dont quatre commenceront à traiter du patrimoine culturel immatériel avant la ratification par la France en 2006 de la convention Unesco. Ce sujet irriguait déjà les réflexions au sein de la maison des cultures du monde. Cette revue était à l'époque dirigée par Jean Duvignaud, anthropologue, dramaturge, qui fut par ailleurs directeur d'un laboratoire de sociologie de l'imaginaire à Paris VII.

En 1985, la maison crée le label Inédit. Aujourd'hui, il représente 136 références de musique, de tradition orale et d'essence patrimoniale du monde entier, qui couvrent à peu près la totalité des continents, ce qui nous assure un lien avec la coopération internationale, notamment les ambassades présentes à Paris, qui nous sollicitent de temps en temps pour retrouver des musiques enregistrées dans ce label, comme les musiques de la communauté aborigène Bounouns de Taïwan.

En 1994, L'internationale de l'imaginaire est refondue et coéditée par Babel, chez Actes Sud. Elle s'arrêtera malheureusement dix ans plus tard, mais certains ouvrages sont encore disponibles en ligne.

En 1995, un colloque fonde l'ethnoscénologie, une discipline intéressante en termes de patrimoine immatériel, puisqu'elle interroge à la fois des réflexions autour de l'anthropologie culturelle et des arts de la scène, la question étant de savoir comment accueillir en France dans des dispositifs artistiques, culturels, des théâtres, pensés par notre société, des cultures du monde entier, qui eux ont une autre représentation spatiale.

En 1997 est créé le Festival de l'imaginaire, dédié aux formes spectaculaires du monde entier qui relèvent du patrimoine vivant. L'entrée des maisons des cultures du monde dans le patrimoine culturel immatériel s'est donc faite au départ autour des arts de la scène et du spectacle.

En 2004 s'ouvre à Vitré le Centre de documentation sur les spectacles du monde, toutes ces archives collectées sur le terrain étant très difficilement stockables à Paris.

En 2011, ce lieu sera désigné comme le Centre français du patrimoine culturel immatériel, lorsque la France aura ratifié la convention en 2006 et désigné un organisme compétent pour la sauvegarde du PCI sur son territoire.

En 2013, la création d'une revue en ligne assure la continuité de l'ancienne Revue internationale de l'imaginaire, Les cahiers du CFPCI.

À partir de 2024, nous allons les renommer Les cahiers du patrimoine vivant, nouvelle revue de la maison des cultures du monde qui traitera entièrement de ce thème du patrimoine culturel immatériel sous le prisme du patrimoine vivant.

Nous avons reçu en 2016 le label Ethnopôle du ministère de la culture, pôle national de recherche et de ressources en ethnologie pour des structures qui mènent à la fois des réflexions dans ce domaine, mais aussi des actions artistiques et culturelles.

Et 2017, toute l'équipe de la maison des cultures du monde quitte Paris et s'installe à Vitré en Bretagne, dans le Centre français du patrimoine culturel immatériel. La maison des cultures du monde, d'un point de vue opérationnel, compte huit équivalents temps plein (ETP), dont deux et demi à peu près dédiés à la question du PCI.

La convention triennale devrait être rediscutée cette année et être opérante à partir de 2024 jusqu'à 2027. Nos missions portent sut la sensibilisation des publics à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, l'appui à la structuration de réseaux d'information sur le patrimoine culturel immatériel en France, en lien avec les réseaux étrangers internationaux et les éléments français inscrits sur les listes de l'Unesco, y compris les ONG accréditées auprès de l'Unesco sur notre territoire et des chercheurs et des institutions en France et en Europe. Ces missions concernent également l'enrichissement d'une documentation et d'une base de données contribuant à la connaissance et à la promotion en France du patrimoine culturel immatériel, la contribution à la production des connaissances sur le patrimoine culturel immatériel et à la réflexion sur la sauvegarde et les politiques du patrimoine immatériel au niveau local, national et international, et enfin la contribution à l'expertise entre professionnels.

Différents moyens sont mis en oeuvre pour cela, comme des actions de valorisation, de médiation du patrimoine culturel immatériel, avec des expositions, des ateliers, des résidences, des activités pédagogiques, des rencontres, des formations que nous mettons en place, en lien avec les partenaires universitaires et institutionnels, mais aussi la numérisation d'archives. Dès la création de la maison des cultures du monde, l'idée a été de conserver, de filmer, de sauvegarder toutes ces archives, qui sont une sorte de témoignage en matière de transmission du patrimoine vivant.

Nous organisons chaque année un colloque international annuel, des séminaires, éditions des publications, notamment en ligne dans les cahiers du patrimoine culturel immatériel.

Durant cette année 2023, nous avons organisé cinq interventions dans les universités de Rennes-II, Sorbonne Nouvelle, Toulouse, qui proposent un master d'expertise ethnologique en patrimoine immatériel, Sciences Po Aix-en-Provence, qui dispense un master 2 en coopération culturelle internationale et l'université de Franche-Comté, où l'on peut suivre un master sur les arts du spectacle.

Quant à la journée du patrimoine immatériel, elle s'organise chaque année dans le cadre du festival de l'imaginaire, à Paris, avec, cette année, un thème « Danse en résistance », à la cité internationale des arts. Une partie des journées européennes du patrimoine étaient dédiées cette année au patrimoine immatériel. Nous avons donc oeuvré pour ouvrir nos portes et accueillir les gens dans nos locaux à Vitré afin de leur faire une présentation détaillée de ce qu'est le patrimoine culturel immatériel.

Nous organisons chaque année un séminaire en anthropologie de la danse, des formations sur le PCI, avec des étudiants de l'université Rennes 2 et Bretagne occidentale.

Je tiens également à citer quatre représentations dans des séminaires, neuf participations à des tables rondes, quatre projets de sensibilisation en éducation artistique et culturelle, dont deux dans un lycée agricole. Ce sont des choses très intéressantes à développer en matière d'éducation artistique et culturelle (EAC) dans les établissements agricoles. C'est le cas du lycée Saint-Exupéry à Vitré et d'un à Livry-Gargan, avec 75 heures d'EAC soutenues par le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, avec un thème consacré aux danses polynésiennes, en écho à l'accueil en France de la coupe du monde de rugby.

Je précise que l'institut national du patrimoine (INP) viendra nous appuyer dans cette démarche avec les lycées agricoles.

Enfin, nous avons réalisé deux publications, l'une sur les premières journées du patrimoine culturel immatériel en Antilles-Guyane dans les cahiers du CFPCI n° 9, l'autre sur le patrimoine culturel immatériel et les musées, qui devrait sortir en fin d'année.

M. Jean-Pierre Leleux, ancien sénateur, ancien maire de Grasse. - C'est avec bonheur que je me retrouve dans cette salle Médicis, que j'ai fréquentée jadis. Je remercie Laurent Lafon, président de la commission de la culture, Marie-Pierre Monier et toute l'équipe de la commission de la culture de m'avoir demandé d'apporter mon témoignage sur une expérience parmi mille autres, car les différents éléments qui figurent sur la liste représentative sont extrêmement variés et chacun a sa spécificité.

C'est un cas d'école, un cas particulier que je suis venu présenter. J'ai lancé cette démarche en 2008, alors que j'étais encore sénateur et maire de Grasse. Je l'ai poursuivie après mon départ volontaire de la mairie, lorsque j'étais à la présidence de l'association Patrimoine vivant du pays de Grasse.

Les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits sur la liste représentative de l'Unesco le 28 novembre 2018, lors d'un comité intergouvernemental réuni à l'île Maurice. Je rappelle que la liste représentative compte en France 21 membres, 26 membres étant inscrits dans toutes les catégories.

Inutile de rappeler qu'il existe deux filières, la filière de la convention de 2003, et celle de 1972, qui concerne le patrimoine culturel matériel, plus visible parce que souvent monumental, le patrimoine immatériel étant beaucoup plus complexe à faire connaître et partager.

Il s'agissait dans mon esprit de rendre un hommage particulier à ceux que j'ai appelé les « dos courbés », c'est-à-dire ces générations qui se sont succédé dans cette activité depuis plus de quatre siècles, et qui se sont transmis de multiples savoir-faire particuliers, tant dans la culture des plantes à parfum, domaine agricole particulièrement menacé, que dans la connaissance et l'expertise des matières premières en parfumerie et les méthodes de transformation en essence, qui sont des éléments très complexes, objets d'un savoir-faire extrêmement précis, ou dans l'art de composer le parfum, qui existe également bien entendu à Paris et dans le monde entier, bien que le territoire du pays de Grasse soit le seul où les trois éléments de cette filière de la fleur au flacon se rassemblent.

La démarche est longue lorsqu'on l'aborde. Il ne faut pas que cela décourage. Elle nécessite une implication et une volonté politique très forte et continue. Pour nous, elle a duré dix ans, mais, a posteriori, cela ne doit pas faire peur. Au contraire, c'est extrêmement positif, car cela permet d'appréhender l'esprit qui anime l'Unesco et les qualités exigées pour être reconnu. L'état d'esprit a évolué pendant ces dix années de travail, de contacts, de rencontres, pour arriver à un dossier qui mérite réellement d'être reconnu.

Nous avons opéré en trois phases, une phase d'étude et de faisabilité, des rencontres avec le ministère, quelques représentants de l'Unesco, l'ambassadeur Philippe Lalliot, puis une démarche d'inscription à l'inventaire national - car on ne peut postuler à une reconnaissance à l'Unesco sans être accompagné par l'État membre -, avec le soutien de la ministre de la culture de l'époque, Audrey Azoulay.

Ce furent dix ans d'animation permanente du territoire pour sensibiliser les communautés, c'est-à-dire les personnes quotidiennement impliquées dans ce sujet avec leurs familles. Nous organisions deux colloques par an, en mai, saison des roses, et en octobre, pour célébrer l'anniversaire de la convention de 2003. De nombreuses rencontres ont eu lieu avec la direction du patrimoine, au ministère de la culture. J'ai connu huit ministres de la culture en douze ans. Cela signifie qu'il faut à chaque fois reprendre les contacts à zéro, de même que pour les ambassadeurs à l'Unesco, qui sont mutés tous les trois à quatre ans, et dont il faut faire le siège armé de nos convictions.

De nombreux contacts ont eu lieu avec la diplomatie onusienne, débouchant sur la constitution, en 2013, de l'association porteuse de la démarche rassemblant l'ensemble des praticiens et les communautés de la filière, un comité scientifique, des historiens, des anthropologues, des sociologues, afin de solidifier le fond de notre démarche, avec le soutien de tous les maires des petites communes du pays de Grasse, qui ont toutes été concernées par notre histoire.

Quelles difficultés avons-nous pu rencontrer ? Tout d'abord, la porte d'entrée à l'Unesco est très étroite. Sur plus de 500 éléments inscrits sur la liste représentative, il n'en reste au final que 21. Depuis quelques années, l'Unesco n'accepte qu'une candidature ne soit présentée qu'une fois tous les deux ans.

Certes, on rencontre des soutiens précieux dans les démarches, mais il existe parfois des vents contraires tout à fait légitimes, des doutes dans la population, qui considère parfois que ce dont on parle constitue une sorte de rêve qui ne sera jamais atteint, et parfois même des obstacles institutionnels. Convaincre le ministère de la culture de l'époque n'a pas été facile. Je le comprends, car, dans le domaine qui était le nôtre, le risque d'un flirt avec des intérêts économiques et commerciaux pouvait exister.

Il m'appartenait de faire comprendre à nos interlocuteurs que notre objectif ne résidait pas dans le marketing commercial et d'expliquer ce qui se passait au travers du flacon de parfum, avec les plantes, les cueillettes, les greffages, l'expertise des matières premières, etc.

Une autre difficulté réside dans les exigences de forme et de fond de l'Unesco. Le dossier et la fiche d'inventaire nécessitent une grande rigueur, à laquelle il faut soustraire tout élément affectif. Il n'est pas question de mettre de l'affectivité, mais uniquement de l'objectivité dans l'ensemble des dossiers, afin que la fiche d'inventaire soit bien comprise par les multiples langues utilisées à l'Unesco. Il faut que le discours soit très cadré - dimension des textes, nombre de mots par question, etc.

Une difficulté vient du fait que le patrimoine culturel immatériel ou patrimoine vivant sont des notions qui n'ont pas encore pénétré les populations. Il faut donc expliquer des choses. Il est plus facile de communiquer sur un bâtiment, sur la basilique d'Albi, sur le château de Versailles, sur le Mont-Saint-Michel que sur un patrimoine immatériel, pour lequel les mots manquent un peu.

Quels ont été les effets de la démarche ? J'en dénombrerai trois : les effets sur la population, le territoire et l'économie locale.

L'effet sur la population est le plus beau résultat et provoque une formidable émulation. Toutes les familles, dans nos territoires, ont touché ou travaillé de près ou de loin à ce domaine. La démarche, alors même que chacun travaillait de son côté, a réveillé la fibre patrimoniale. Les praticiens, qui travaillaient parfois un peu « en silos », ont été très heureux, la population retrouvant au bout du compte sa fierté. C'est un élément social, qui rassemble, qui réunit et qui a été très apprécié.

Bien sûr, cela provoque un effet médiatique autour du territoire. La presse, dans les mois qui suivent, en parle dans le monde entier et cela promeut la dynamique sociale.

L'effet sur l'économie locale est un sujet plus délicat, mais, malgré tout, cette image qualitative, à un moment où cette activité séculaire était menacée par l'uniformisation, a suscité le retour de grandes marques, qui sont venues s'installer sur le territoire grassois. Je pense à Christian Dior, LVMH, Lancôme, Vuitton.

Le développement du flux touristique a été assez notoire, même si l'on devine que la promotion d'un patrimoine immatériel est plus complexe. Cette reconnaissance de l'Unesco a bien entendu attiré l'attention.

Quel suivi adopter ? Nous savons que l'obtention de l'inscription n'était pas une fin en soi, mais le début d'un processus et que notre rôle était de pérenniser, de faire connaître, de partager, d'amplifier cette image de marque et ce savoir-faire avec la population. Nous avons mis en place un comité de suivi avec six pôles, un pôle animation-médiation, un pôle soutien à la filière agricole, un pôle développement du fonds documentaire, un pôle attractivité du territoire, un pôle transmission des savoirs et un pôle communication. Nous avons également mis en place une commission d'octroi, pour ne pas utiliser l'emblème de l'Unesco, dont les possibilités d'utilisation obéissent à des règles très strictes, en recourant à un emblème local qui fédère l'ensemble de ces sujets.

Nous allons, dans quelques jours, célébrer notre cinquième anniversaire en rassemblant durant une semaine toutes les communautés dans la joie et la communication, avec d'anciens films, d'anciennes conférences, d'anciennes images, etc.

Ma stratégie, en tant que président de l'association, qui a compté jusqu'à 400 soutiens au départ, est de transférer tous les leviers à la collectivité territoriale. On sait que les associations ne durent que lorsqu'on trouve des animateurs volontaires. Nous avons pensé qu'il fallait peu à peu transférer tous les éléments des pôles du comité de suivi à l'administration, sous l'autorité du maire, du président de la communauté d'agglomération, en partenariat avec l'association Patrimoine vivant.

J'ai proposé au maire d'être coprésident de l'association et à son adjoint au patrimoine d'être le président délégué, avec la volonté de transférer et d'assurer la pérennité du suivi des opérations.

Compte tenu de la difficulté de déposer désormais une candidature à l'Unesco, il me semble qu'il faudra mieux labelliser, critériser et valoriser les éléments du patrimoine immatériel inscrits à l'inventaire national. L'Unesco compte beaucoup d'appelés et peu d'élus. Aujourd'hui, l'inventaire national est une liste qui ne valorise pas tellement le territoire ou la communauté. Or je pense qu'il faudrait labelliser les meilleurs.

Par ailleurs, comment gérer les effets économiques incontournables, alors que l'Unesco ne tient qu'à la valeur culturelle ? Nous interdisons bien entendu aux marques d'utiliser ce label, mais la frontière est parfois un peu délicate.

L'association France PCI, que je salue, rassemble l'ensemble des éléments. On y constate une extrême diversité, et nous tâchons d'instaurer des passerelles dans la liste représentative en fonction des éventuelles complémentarités.

Nous travaillons actuellement sur le thème de la construction des murs en pierres sèches, reconnus au patrimoine culturel sur la liste représentative la même année que nous. Il y a évidemment une complémentarité entre les exploitations florales du sud de la France, les restanques et ces malheureux murs qui ont été démolis ou se sont altérés avec le temps.

M. Laurent Lafon, président. - La parole est aux commissaires.

Mme Sonia de La Provôté. - Il me semble que le grand public ne mesure pas les questions de patrimoine immatériel, alors qu'il s'agit d'un sujet qui concerne le vivre ensemble, notre histoire commune et ce que l'on se transmet de génération en génération.

Je me pose en premier lieu la question de l'impact territorial du label. La question de l'équilibre territorial n'apparait pas entrer en ligne de compte dans les choix qui sont faits. Doit-elle l'être ? Peut-être pas. Il n'empêche qu'il existe des concentrations et que certains territoires sont moins à l'affût, moins conseillés ou moins soutenus que les autres par les DRAC. Cette cartographie me semble donc un vrai sujet.

En second lieu, le patrimoine immatériel au niveau européen est-il un vrai sujet ? Notre histoire commune fait qu'on retrouve des éléments de patrimoine d'un pays à l'autre. C'est le gage d'une meilleure préservation des savoir-faire. Ce travail est-il vraiment engagé et valorisé ?

Enfin, ma dernière question porte sur la stratégie qui pourrait être développée en matière de formation, lorsque c'est nécessaire, afin de maintenir ces fameux savoir-faire, dont on sait que la fragilité tient à la disparition des compétences et des expertises. Existe-t-il une vraie stratégie autour de ces métiers et des formations adossées au label de l'Unesco ?

Mme Sabine Drexler. - La convention qui définit le PCI offre une définition large qui a beaucoup d'avantages, notamment celui de ne pas figer des savoirs et des savoir-faire, et de permettre leur évolution tout en reconnaissant des pratiques à la fois traditionnelles et innovantes.

J'ai beaucoup travaillé sur le patrimoine bâti, le petit patrimoine non protégé, qui fait l'identité de nos régions. J'ai rencontré de nombreux propriétaires de patrimoine classé ou inscrit. Tous sont confrontés au manque d'artisans d'art pour rénover et restaurer ces biens précieux. En cela, le PCI est un outil important et pourrait être un levier de mise en valeur de ces filières qui peinent à recruter et qui risquent de perdre leur savoir-faire.

Tout comme vous, je regrette que le PCI soit encore trop peu connu et trop peu valorisé auprès du grand public et des jeunes en matière de formation. Quels sont les efforts de promotion des métiers d'art et de restauration du patrimoine qui devraient être entrepris pour inciter les jeunes à se tourner vers ces filières d'excellence et à en assurer la transmission ?

M. Jean Hingray. - Jean-Pierre Leleux nous a présenté les différentes étapes qui ont conduit à l'obtention du label de l'Unesco, mais existe-t-il un guide pratique pour ces dossiers pour les collectivités territoriales qui souhaitent porter un projet ? Le guide à destination des détenteurs des savoir-faire est en effet souvent compliqué à appréhender en termes d'attendus scientifiques. Alors que les candidatures sont souvent liées à un territoire, la participation active des collectivités à l'élaboration du dossier n'existe pas toujours. Comment mieux les associer à l'avenir ?

Par ailleurs, comme l'a dit Sonia de La Provôté, certains territoires participent plus que d'autres à la chasse aux IGP et au classement de l'Unesco, alors que d'autres sont totalement dépourvus de label. Quel est le volume des candidatures que vous suivez annuellement ? Combien se présentent et combien intègrent l'inventaire ? Le nombre de candidatures qui ne vont pas jusqu'au bout semble être en croissance : quelle est votre ambition pour celles qui s'arrêtent en chemin ?

Par ailleurs, j'aimerais connaître votre avis sur les quotas et les recours aux candidatures portées par plusieurs États européens.

Vous avez cité différents masters dans le domaine du patrimoine culturel immatériel. Quels sont les débouchés et les taux d'insertion professionnelle ?

Enfin, j'en profite pour dire ici que je souhaite proposer à l'Unesco une labellisation de la lutherie de Mirecourt et de l'archèterie dans mon territoire. C'est un beau projet que l'on porte avec le maire de Mirecourt et la présidente de la région, ainsi que toutes les communautés. Nous défendrons avec force et vigueur ce projet, en espérant fêter tous ensemble l'obtention de ce label.

M. Jean-Jacques Lozach. - J'ai été président fondateur de la Cité internationale de la tapisserie d'Aubusson. Cette réalisation a été la conséquence directe du classement au PCI, qui remonte à 2009, l'un des premiers en France. Le chemin n'a toutefois pas été si tranquille qu'on peut le penser, l'inauguration n'ayant eu lieu qu'en 2016.

Je suis cependant intimement convaincu que, sans ce classement, la fondation Hermès ou la fondation Bettencourt-Schueller ne seraient pas intervenues dans ce type d'investissement.

On a dit que ce classement était un véritable outil de démocratie culturelle. C'est aussi un formidable outil de développement économique et de promotion touristique, Aubusson comptant 3 200 habitants.

Ma question concerne le suivi. Que se passe-t-il après ? Y a-t-il eu des conventionnements et des partenariats entre des collectivités territoriales et l'association France PCI ? Je pense en effet qu'il est très important de ne pas laisser ces territoires dans l'isolement et la solitude.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Mes chers collègues, avant d'entrer dans le vif du sujet, il m'est impossible de ne pas saluer mon ami Jean-Pierre Leleux, ancien sénateur des Alpes-Maritimes, membre de cette commission, ancien maire de Grasse. Merci, Jean-Pierre, pour ton implication et ta détermination sans faille en faveur de notre patrimoine culturel immatériel. Je rappelle que c'est grâce à toi que notre territoire azuréen rayonne, l'art de composer le parfum en pays de Grasse étant depuis 2018 reconnu par l'Unesco comme un savoir-faire. D'ailleurs, ce rayonnement ne se limite pas à Grasse, puisque plus de 500 hectares de la ville de Nice, dont la promenade des Anglais et le Mont Boron, ont aussi été intégrés, cette fois-ci, à la liste du patrimoine mondial en 2021.

Jamais deux sans trois ! Comme Jean Hingray, je tenais en effet à vous alerter sur la candidature cannoise pour l'inscription au patrimoine mondial de l'archipel de Lérins, où la communauté monastique est présente depuis le XVIe siècle. Le ministère de la culture a inscrit l'île Saint-Honorat sur la liste indicative nationale, qui dresse l'inventaire des biens que chaque État partie a l'intention de proposer pour inscription. Il a fallu six ans pour obtenir cette intégration à l'inventaire. Il en faudra vraisemblablement encore six pour que l'île soit inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco. Même si nous faisons partie, avec Jean Hingray, des benjamins du Sénat, chacun de nous espère célébrer une reconnaissance auprès de l'Unesco.

Je souhaitais, par ces mots, vous dire l'intérêt de suivre ce site et de classer cette candidature au nom du patrimoine exceptionnel de notre pays. Merci.

M. Adel Ziane. - Je rejoins ce que disait M. Sanner à propos des élus du territoire : nous sommes les promoteurs du patrimoine culturel immatériel à notre corps défendant. Il y a une mauvaise compréhension du sujet par le grand public. Je l'explique par la force que le classement de l'Unesco porte en termes de patrimoine matériel.

On connaît le classement du Taj Mahal, de l'Alhambra et de divers autres sites qui sont de vrais vecteurs d'attractivité pour les territoires. Aujourd'hui, il est nécessaire de travailler sur ce patrimoine culturel immatériel, le rendre vivant, palpable. Or je pense qu'il existe des pistes dans le rapport qui sont de vrais vecteurs d'avancée de ce point de vue.

J'insiste sur le rôle majeur des collectivités territoriales, des villes, des élus. Je pense qu'il faut en particulier sensibiliser les élus municipaux. On a vraiment, à travers ce patrimoine culturel immatériel, de vrais outils de cohésion sociale, de transmission intergénérationnelle, d'appropriation, une capacité de redonner une attractivité au territoire, en interaction aussi avec les atouts et les attraits économiques, mais également l'élargissement de l'offre culturelle. Dans des territoires qui apparaissent parfois comme des déserts culturels, ce peut être un vrai outil de revivification.

Je reste cependant sur ma faim - mais j'ai été élu récemment - en matière de diversité culturelle s'agissant du titre du rapport. Une notion manque un peu selon moi, celle de mondialisation. On avance progressivement vers une société globale mondialisée. On en discute régulièrement avec mon collègue Yan Chantrel à propos des questions de francophonie. La société globale mondialisée va vers une homogénéisation des goûts, de la pratique architecturale, des pratiques culturelles, de la vision du monde. Le patrimoine culturel immatériel doit jouer un rôle déterminant dans la préservation de ces spécificités et de cette diversité culturelle.

Peut-être ne le voit-on pas assez dans le rapport. Les maisons des cultures du monde jouent un peu ce rôle de préservation dans un environnement de plus en plus homogénéisé du point de vue des pratiques culturelles et de la culture au sens large - sans parler des réseaux sociaux.

J'ai regardé avec beaucoup d'intérêt la carte qui se trouve à la page 11 du rapport sur les éléments communs à plusieurs États. On parlait de capacité à ne pas se focaliser seulement sur des régions ou des départements, mais également sur des éléments communs du patrimoine culturel immatériel de l'humanité à cheval sur des frontières, qui permettraient ce travail de sensibilisation à une échelle plus large.

Les recommandations 3 et 4 font écho à ce que je disais en introduction s'agissant de cette force que constitue le patrimoine culturel matériel dans l'imaginaire commun des citoyennes et des citoyens. Peut-être faut-il s'appuyer sur les journées européennes du patrimoine pour donner une visibilité plus forte au patrimoine culturel immatériel et à ses différents éléments...

La recommandation n° 10 va avec ce que M. Sanner disait tout à l'heure à propos d'une interaction plus forte avec les DRAC et les directions des affaires culturelles des communes, afin de s'appuyer sur des propositions émergeant des territoires.

J'en profite enfin pour dire que le marché aux puces de Saint-Ouen, dans sa vision de la préservation des savoir-faire puciers, antiquaires, brocanteurs, chineurs, etc., s'apprête à proposer sa candidature. Je vous remercie de l'étudier avec bienveillance. Nous aurons l'occasion d'en discuter à de nombreuses reprises.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Avec ma collègue Else Joseph, nous avons le plaisir de terminer un rapport sur l'expertise patrimoniale française à l'étranger. Nous avons été particulièrement intéressées lorsque Mme Ohinata a indiqué que la France était le pays qui avait le plus d'éléments inscrits dans le cadre des candidatures transnationales. On pourrait citer la fauconnerie, l'alpinisme, les techniques des ateliers des cathédrales en Europe, l'art de la construction de la pierre sèche, ou encore les savoir-faire en mécanique d'horlogerie.

Ma question est simple : quel est l'intérêt des inscriptions transnationales en termes de coopération de long terme ? Comment celles-ci se traduisent-elles, se matérialisent-elles, et avec quelles retombées pour notre pays ?

Par ailleurs, on parle beaucoup de la transmission des savoir-faire, de leur valorisation, de la promotion du patrimoine immatériel. Quid des menaces qui sont susceptibles de faire disparaître des pans entiers de certains artisanats d'art ? Je pense à des sujets sur lesquels nous nous sommes battus au Sénat l'année passée, comme l'art du vitrail et la facture d'orgue, menacés par la suppression du plomb. Qu'en serait-il si cet élément venait à être inscrit sur la liste des produits chimiques interdits au niveau européen ?

Jean Hingray défend l'archèterie et la lutherie : le bois de pernambouc a fait aussi l'objet d'une menace d'interdiction. Or il permet la réalisation des archets, mais pas seulement. Comment vous mobilisez-vous à propos de ces menaces ? Comment peut-on être efficace pour démontrer le danger qu'il y aurait à se voir interdire un certain nombre de produits indispensables à la perpétuation de ces savoir-faire ?

Mme Laure Darcos. - Je reviens sur ce qu'a dit Sabine Drexler concernant les formations professionnelles. Pour que ce patrimoine culturel immatériel survive, il faut que nos jeunes générations y soient sensibilisées. Des maires prennent l'initiative d'emmener les écoliers dans de petites églises de campagne pour qu'ils puissent voir les compagnons du devoir travailler sur place la pierre et le bois.

Ne pourrait-on faire en sorte qu'il existe des formations professionnelles en lien avec les classements dans chaque territoire pour que ces jeunes puissent continuer à perpétuer ce patrimoine dans les territoires ? C'est un peu plus compliqué pour l'alimentation, mais en Périgord, par exemple, où la culture gourmande est très importante, on compte beaucoup d'écoles en rapport avec ce patrimoine.

M. Thomas Mouzard. - J'ai dit dans ma présentation qu'il ne s'agissait pas d'un label, dans le sens où il ne s'agit pas d'une distinction qui serait apportée à une pratique meilleure qu'une autre. Ce n'est pas dans l'esprit de la convention, bien au contraire.

C'est une démarche ascendante des communautés, qui vont chercher une reconnaissance soit au niveau de l'État, soit au niveau de l'Unesco, mais on n'évoque pas à proprement parler un label.

Il faut aussi remarquer que cette convention n'associe pas des pratiques à un territoire, mais bien à une communauté patrimoniale, c'est-à-dire l'ensemble des gens qui font vivre cette pratique. Il s'agit de partager une pratique culturelle et d'inviter tout un chacun à s'en emparer, à la réinventer. C'est un principe important de la convention.

Vous faisiez allusion aux savoir-faire menacés parce que les ressources qu'ils utilisent sont elles-mêmes devenues rares ou interdites, comme le bois de pernambouc. Il faut rappeler en l'espèce que le noisetier était utilisé avant le pernambouc. Il est impératif de se réinventer écologiquement et d'utiliser d'autres ressources. Cela s'est déjà vu par le passé. Peut-être ne faut-il pas s'inquiéter plus que cela.

Je renvoie à la stratégie nationale sur les métiers d'art. C'est une des réponses qui a pu être apportée à la disparition de certains savoir-faire présents sur le territoire national liés à l'artisanat. On est tout à fait conscients qu'il faut réagir, et certains se tournent vers le patrimoine culturel immatériel pour développer des plans de sauvegarde. Plus qu'un label, c'est une invitation à se mobiliser collectivement, à se responsabiliser et à anticiper les risques. C'est l'outil qui est proposé à travers l'inventaire national, tant il est vrai que les candidatures à l'Unesco sont de plus en plus difficiles à obtenir.

Ces quotas ont même introduit un effet de compétition délétère, il ne faut pas le nier, entre ces communautés, alors que la convention défend au contraire la diversité culturelle et le dialogue constructif entre communautés au sens large.

La diversité culturelle est un instrument qui a été développé après la déclaration de 2001, non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi à l'échelle nationale. C'est ce que met en évidence l'inventaire national, avec l'inclusion d'éléments et de pratiques qu'on pourrait qualifier de diasporiques, qui sont sur le territoire national depuis quelques décennies, notamment en Île-de-France.

Mme Fumiko Ohinata. - M. Leleux a dit que la porte de l'Unesco est assez étroite en ce qui concerne l'inscription. C'est vrai. Ce sont 60 dossiers par an que le secrétariat est appelé à traiter, avec la possibilité pour chaque État partie de soumettre un même dossier au maximum tous les deux ans.

Le traitement des dossiers est complexe, parce qu'il y a un système de priorités. Notre équipe met au moins six semaines pour établir la liste des candidatures pour un cycle complet. Il faut écrire aux États pour déterminer les dossiers prioritaires, etc.

Si le PCI n'est pas figé, le système d'inscription ne l'est pas davantage. La convention de 2003 est complétée par des directives opérationnelles de mise en oeuvre de la convention, complétées et révisées tous les deux ans. C'est une occasion pour les État parties de se prononcer sur le système d'inscription. Jusqu'ici, ils ont confirmé leur souhait de continuer à utiliser le système actuel basé sur les critères d'inscription que vous connaissez. Nous avions proposé une option alternative permettant d'accueillir tout le monde au sein de la liste, mais chacun a préféré continuer à utiliser le système défini jusqu'ici en l'ajustant un peu.

Nous avons établi un processus dit de dialogue pendant l'évaluation de la candidature qui permet des échanges entre l'organe d'évaluation de l'État soumissionnaire afin de ne pas retarder le processus inutilement. Je crois que le système continue à s'améliorer grâce à la simplification du formulaire et au vidéoclip.

Quel est l'intérêt des candidatures multinationales ? Elles permettent tout simplement une meilleure coopération entre les pays impliqués. Le représentant du ministère est mieux placé que moi pour parler des expériences concrètes. Le processus demande non seulement un accord entre les pays, mais également un travail communautaire et associatif dans chaque pays pour monter des actions conjointes.

J'ai travaillé personnellement sur la candidature conjointe entre la République populaire démocratique de Corée et la République de Corée, qui ont réussi à s'accorder en 2018, l'année où Grasse a été inscrite. C'était un moment très fort pour la convention, vous l'imaginez bien. C'est donc un mécanisme très important.

M. Cédric Taurisson. - En matière de formation, on est souvent sollicité par les universités pour venir y présenter le PCI, son cadre, ses enjeux, ses méthodes, son intérêt. On sent un engouement croissant de la part des universités à propos des questions de patrimoine culturel immatériel, que ce soit l'Institut national du patrimoine ou Sciences Po. Aix-en-Provence et Toulouse ont même un master. Cela signifie que la société civile, les collectivités et les universités se saisissent de cette question, forment des étudiants qui, eux-mêmes, irrigueront plus tard les questions de patrimoine immatériel.

Quels sont les débouchés ? À ce jour, il est difficile d'en trouver, mais on mise sur l'avenir. Vraisemblablement, ce patrimoine vivant aura de plus en plus de place. La maison des cultures du monde, en tant qu'ethnopôle, met en place des cycles de formation à destination des élus locaux, des collectivités territoriales et des agents pour les sensibiliser aux questions du patrimoine culturel immatériel. Il existe deux cycles de formation, l'un de 12 heures et l'autre de 21 heures. Vous pouvez fort bien faire appel à nos services pour dispenser ce type de formation au sein des collectivités territoriales.

Enfin, nous avons, dans le cadre des vingt ans de la convention 2003, mis en place au sein de la maison des cultures du monde, en partenariat avec l'université Paris Lumières et l'université de Nanterre, une étude qui a démarré en septembre 2023 et qui courra jusqu'en août 2024. Elle répondra à bon nombre des questions qui se sont posées ce matin.

Cinq thématiques seront abordées dans le cadre de cette enquête : travail d'inscription sur la liste de l'Unesco avec analyse du processus, vie des communautés de lieux, d'intérêt ou de pratiques, transmission de la pratique, vie après l'inscription sur la liste de l'Unesco et enfin écriture numérique du PCI à travers le web, les réseaux sociaux, mais aussi des réseaux plus sécurisés, comme Discord ou Telegram, où l'on peut discuter à propos du patrimoine vivant de manière un peu moins publique.

C'est aussi une manière de faire vivre autrement les communautés du PCI. Cette étude-là sera consacrée aux 26 éléments français inscrits sur les listes de l'Unesco.

M. Laurent Lafon, président. - Certaines questions s'adressaient au ministère de la culture. Elles portaient sur les chiffres, le nombre de demandes et le lien avec les DRAC. Les interlocuteurs sont-ils identifiés au sein des DRAC pour accompagner les collectivités ?

Mme Marie-Pierre Monier. - Vous avez parlé de formations à disposition. L'une de nos recommandations était de mettre en place un vade-mecum. Qu'en est-il ?

Mme Lily Martinet. - Entre quinze et vingt éléments par an sont inclus dans l'inventaire national, ce qui est important. Certaines fiches reviennent plusieurs fois : elles passent devant le comité du patrimoine ethnologique immatériel, organe consultatif pour la mise en oeuvre en France de la convention au sein de la direction générale des patrimoines et de l'architecture. Les experts vont se prononcer, et il va falloir retravailler la fiche.

Pour ce qui est des refus, notre rôle est d'accompagner les porteurs. Notre objectif est que les fiches soient incluses dans l'inventaire national. Parfois, cela ne réussit pas. Les refus sont très marginaux, environ quatre par an maximum. Si l'on voit qu'il n'y a aucune chance qu'une demande prospère, nous cherchons à l'arrêter dès le début pour éviter un investissement des porteurs en temps et en moyens.

Certaines personnes se découragent. Les procédures tant nationales qu'internationales exigent un certain degré de technicité, d'expertise et de connaissances qui n'est pas à la portée de toutes les communautés. Lorsque nous en avons les moyens, nous mettons les porteurs en relation avec des chercheurs, mais nous n'avons pas les moyens suffisants pour le faire pour chaque communauté.

Les DRAC disposent de référents en patrimoine culturel immatériel. Certaines difficultés sont dues aux changements de poste. Parfois, tous les référents ne sont pas remplacés. Dans certaines zones, on a encore besoin d'identifier des référents en matière de patrimoine culturel immatériel. Ce sont souvent des personnes qui cumulent des responsabilités. Elles sont déjà référentes en matière de musée, par exemple. Cela pose question.

Cette année, une première formation sur le patrimoine culturel immatériel a eu lieu au ministère de la culture. Plusieurs référents DRAC s'y sont inscrits. Le patrimoine vivant n'étant pas suffisamment connu, les personnels des DRAC ne se sentent pas prêts à traiter des dossiers. C'est à nous de réussir à les former et à les accompagner. C'est un travail de longue haleine.

Les candidatures multinationales sont toutes très intéressantes. Le patrimoine culturel immatériel étant lié à des communautés qui dépassent parfois les territoires des États, on voit naître des relations qui créent des synergies et des échanges de bonnes pratiques. Je pense notamment à la pierre sèche, pour laquelle il existe tout un réseau qui met en place des projets européens.

L'Union européenne est sollicitée par les porteurs pour mettre en place des projets transnationaux européens. Cela peut être des financements FEDER ou Interreg. Parfois, ces financements sont à l'origine de candidatures. Je pense notamment à une candidature en cours en lien avec le patrimoine alimentaire alpin, qui est née d'un projet de recherche financé par l'Union européenne. Il est en train de se transformer en une reconnaissance patrimoniale.

On n'a pas parlé des droits culturels, mais la convention est véritablement ancrée dans ce sujet. Tout ce qui concerne la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel contribue à la préservation des droits culturels. Je crois que c'est une des responsabilités des collectivités territoriales de les mettre en oeuvre.

Beaucoup des questions qui ont été posées ont abordé la transmission formelle et la formation. Il ne faut pas oublier que le patrimoine vivant passe aussi par une transmission informelle, qui peut intervenir au sein de la famille ou d'autres unités. Le patrimoine culturel immatériel va bien au-delà des savoir-faire. Il inclut tous les événements festifs, les expressions orales, les arts du spectacle, les connaissances liées à la nature et à l'univers. Les problématiques de savoir-faire sont très importantes, mais tous les autres domaines du patrimoine culturel immatériel le sont aussi.

Par exemple, pour les événements festifs, certains enjeux sont liés à la sécurité. Le Covid a présenté de grandes difficultés. Certaines fêtes qui avaient lieu depuis des centaines d'années n'ont pu se dérouler.

Les questions liées à la sécurité et aux attentats sont un autre enjeu. La complexité de la mise en oeuvre de la convention vient de cette grande diversité d'éléments, avec des besoins très différents. Aucun modèle ne s'applique à tout. On doit à chaque fois adapter les choses.

M. Pierre Sanner. - Je précise que le vice-président de l'association France PCI, Emmanuel Gérard, est également directeur de la cité de la tapisserie d'Aubusson. Il oeuvre beaucoup pour une meilleure connaissance du patrimoine culturel immatériel. Je pense que certains ont pu voir les oeuvres de tapisserie récentes qui participent de cette recréation permanente autour de Miyazaki ou de Tolkien.

Pour ce qui est du suivi, il existe deux niveaux. Le premier est formel. D'ailleurs, cela me surprend que la question n'ait pas été posée : l'inscription et la reconnaissance de l'Unesco sont-elles permanentes ou sous le joug de sanctions éventuelles ? Fort heureusement, à ce jour, je ne crois pas que des éléments aient pu être retirés d'une liste, mais France PCI et les services de l'État accompagnent la rédaction des rapports, qu'il s'agit de rendre régulièrement, tous les six ans.

Je revêts à présent ma casquette de représentant de la mission française du patrimoine et des cultures alimentaires : l'essentiel d'une candidature, qu'elle soit au niveau de l'inventaire national ou d'une candidature à l'Unesco, consiste à travailler sur les mesures dites de sauvegarde et à mettre en place des politiques publiques qui favorisent une meilleure connaissance de l'élément concerné.

On est en train de créer le réseau des cités de la gastronomie lié au repas gastronomique des Français. Ce sont des espaces de formation, de promotion, de valorisation qui participent de l'attractivité des territoires. D'ailleurs, favoriser le tourisme à la faveur d'une reconnaissance de l'Unesco n'est pas un gros mot. C'est la raison pour laquelle on peut pleinement s'en emparer et faire du tourisme intelligent. Cela participe à la valorisation des territoires.

Une précision sur les communautés. Les communautés ne sont pas exclusivement de petites communautés. Preuve en est qu'un certain nombre d'éléments, dont le repas gastronomique des Français, ont été inscrits au titre de la communauté nationale. On peut donc envisager des candidatures de cet ordre, avec des répercussions sur l'ensemble des territoires pour ce qui est des cultures alimentaires.

Peut-être serait-il utile - c'est la recommandation n° 10 de votre rapport - de prévoir un vade-mecum ? Nous nous sommes inspirés d'une boîte à outils réalisée par la ville de Québec, qui comportait tous les éléments en direction des représentants des communautés territoriales de différents niveaux afin qu'ils s'emparent de ce processus et engagent une démarche en direction de l'inventaire national, puis déposent une éventuelle candidature.

Le plus important est de mettre en place des politiques publiques de transmission pour la suite. Les mesures de sauvegarde sont donc au coeur de cette démarche du patrimoine vivant.

M. Jean-Pierre Leleux. - Un des éléments importants est la formation et la transmission. Dans notre cas, elle a été familiale pendant des lustres et continue de l'être. Des dynasties se sont constituées au fil des décennies, voire des siècles. Dans les familles, les enfants succèdent aux parents. On transmet aussi dans les ateliers, où on commence comme apprenti, avant de devenir expert, mais aussi en matière de création des parfums.

Cela n'empêche pas que les institutions plus officielles se lancent dans des structures de formation. Notre démarche avec l'Unesco a accompagné un certain nombre d'outils dans tous les segments de la filière. Je pense à l'école supérieure du parfum, qui est venue s'installer sur le territoire. Je pense également et surtout à l'Aromatic FabLab, qui a été créée par l'association Les fleurs d'exception du pays de Grasse, qui forme les agriculteurs spécifiquement pour les plantes à parfum. Dieu sait si ce sont des techniques délicates. Ils fabriquent maintenant de petits plants pour permettre de développer cette culture. La municipalité, dans le cadre des mesures de sauvegarde, a ouvert 70 hectares de terres agricoles pour permettre à des exploitants de venir s'installer.

Il est difficile de mettre un guide pratique en place, compte tenu de la diversité des démarches, en fonction de l'élément concerné. Le premier point porte sur le respect des critères du cahier des charges, aussi bien du ministère de la culture que de l'Unesco.

En deuxième lieu, élaborer son guide pratique individuel, tout en prenant en compte les causes générales et en étudiant l'ensemble des dossiers d'inscription, donnera une idée au demandeur pour organiser son guide pratique. Le meilleur conseil est de consulter le ministère de la culture, de manière à voir si c'est une idée folle ou qui mérite d'être construite. Il est très important d'être accompagné par le ministère de la culture.

Enfin, j'insiste sur un dernier point : des menaces pèsent sur beaucoup d'éléments inscrits au patrimoine culturel immatériel, comme la multiplication des normes et des règles, qu'elles soient nationales, gouvernementales, préfectorales ou internationales - européennes notamment -, celles-ci bridant l'émergence des histoires anciennes.

J'ai évoqué ce sujet avec les alpinistes, qui ont été reconnus il y a peu. Ils admettent que leur discipline présente des risques et qu'il est légitime pour les pouvoirs publics d'interdire l'escalade la nuit, par exemple, ou d'empêcher de bivouaquer n'importe où.

Le parfum est largement menacé par des directives européennes qui interdisent ou contingentent un certain nombre de substances au profit de démarches plutôt nord européennes qui, faute de matières premières naturelles, préconisent le synthétique.

Actuellement, les lavandes sont menacées par des restrictions - que l'on peut comprendre - du fait du caractère allergène de certaines essences, mais je ne suis pas certain que les experts de la Commission européenne soient les mieux placés pour distinguer ce qui relève d'un produit naturel, d'un produit dangereux ou d'un produit non dangereux. Ce n'est pas parce qu'un consommateur sur 10 000 fait une crise d'urticaire en mangeant des fraises qu'il faut interdire les fraises ! On en est là actuellement avec la Commission européenne.

Le vitrail, cité par Mme Morin-Desailly, en est un exemple. Ces menaces sont multiples. Or la convention de 2003 a été créée pour que ces savoir-faire subsistent dans un contexte d'uniformisation du monde, alors même que de plus en plus de règles sont édictées à l'encontre de cette préservation. C'est un paradoxe que je ne critique pas, car on peut le comprendre, mais il mérite une certaine vigilance.

Mme Marie-Pierre Monier. - Une éclaircie s'annonce à propos du règlement européen sur les huiles essentielles, mais il faut être très vigilant.

Je suis très heureuse que ce débat ait eu lieu. Le Sénat montre qu'il sait travailler. Nous avons été précurseurs avec ce rapport. Je dis souvent que le patrimoine vivant est l'ADN de nos territoires. Toutes celles et ceux qui sont au coeur de ce patrimoine culturel immatériel se sont saisis du rapport et de nos recommandations, mais on comprend aussi que la marche est encore haute. Les parlementaires ont un rôle à jouer pour continuer à rendre ce sujet visible et vous donner les moyens de continuer vos missions.

On ne sait si les paysages de lavandes relèvent de l'olfactif ou du PCI. Je suis moi aussi au coeur d'un dossier passionnant qui nous touche toutes et tous.

M. Laurent Lafon, président. - Merci. Notre commission est très attentive à la question du patrimoine vivant. Nous ne manquerons pas de travailler de nouveau avec vous pour prolonger cette dynamique initiée par l'Unesco en 2003.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 heures 35.