Mardi 11 juillet 2023

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Avenir du fret ferroviaire - Audition de M. Raphaël Doutrebente, président de l'alliance Fret Ferroviaire Français du Futur (4F)

M. Jean-François Longeot, président. - Je suis heureux de lancer un nouveau cycle d'auditions consacré à l'avenir du fret ferroviaire, un sujet qui intéresse au plus haut point notre commission. Il y a deux ans, nous avions confié à Nicole Bonnefoy et Rémy Pointerau le soin de conduire une mission d'information sur le transport de marchandises face aux impératifs environnementaux, avec l'idée que le fret ferroviaire constitue une partie de la réponse pour décarboner le secteur des transports, et nous avions réuni, en décembre 2020, une table ronde consacrée à l'avenir du transport ferroviaire de marchandises, avec l'Alliance Fret ferroviaire français du futur (4F), le gestionnaire d'infrastructure SNCF Réseau, ainsi que la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM).

Deux ans plus tard, il nous semblait nécessaire de faire un point de situation sur le fret ferroviaire français. Depuis cette table ronde, plusieurs évolutions sont intervenues dans ce secteur et nous sommes ravis d'accueillir M. Raphaël Doutrebente, président de l'Alliance 4F, qui représente tous les acteurs de la filière en France, pour les évoquer et pour réaliser un point d'étape sur la situation du transport ferroviaire de marchandises. Vous êtes accompagné de Mme Florence Rodet, secrétaire générale de l'Alliance 4F.

Avant toute chose, nous souhaitons prendre le pouls du secteur du transport de marchandises par le rail et de son développement, que nous appelons de nos voeux depuis des années - je rappelle qu'à l'initiative du rapporteur Philippe Tabarot, nous avons inséré dans la loi « Climat et résilience » d'août 2021, l'objectif de doubler la part modale du fret ferroviaire d'ici à 2030. Cet objectif vous parait-il toujours atteignable ? Voyez-vous des évolutions législatives ou réglementaires nécessaires pour y parvenir ? D'après le ministère de la transition écologique, la part modale du fret ferroviaire dans le transport intérieur de marchandises s'établissait en 2021 à 11 %, contre 9,6 % en 2020, après avoir été en diminution depuis 2015. La poursuite de cette tendance haussière vous paraît-elle envisageable dans le contexte actuel ?

Nous nous inquiétons de ce que l'enquête conduite par la Commission européenne sur la régularité de plusieurs mesures de soutien à Fret SNCF - qui représente la moitié du trafic de fret français - ne conduise non seulement à bouleverser la situation de Fret SNCF, mais également à déséquilibrer le secteur du fret dans son ensemble. Si Fret SNCF est membre de l'Alliance 4F, nous avons bien conscience que 4F n'a pas vocation à s'exprimer pour un seul de ses membres - et nous entendrons d'ailleurs sans doute Fret SNCF à la rentrée -, mais cette procédure, de fait, concerne l'ensemble du secteur, c'est pourquoi nous souhaiterions vous entendre sur la manière dont vous envisagez les conséquences de cette procédure pour la filière.

Par ailleurs, plusieurs documents ont été publiés et ont vocation, de manière plus ou moins ambitieuse, à donner des perspectives au fret ferroviaire. Je pense à la publication de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, en septembre 2021, composée de 72 mesures, ou encore au contrat de performance entre l'État et SNCF Réseau, signé en avril 2022. À cet égard, nous avons conduit un cycle d'auditions au printemps dernier sur le projet de contrat, et tiré la sonnette d'alarme sur son manque d'ambition pour le fret ferroviaire français. Où en est la mise en oeuvre de ces deux documents ?

Enfin, j'en viens aux moyens alloués au secteur du fret ferroviaire. Depuis les mesures d'aides de l'été 2020, le secteur a bénéficié de diminutions des coûts des péages, mais aussi de soutien à l'investissement en matière d'installations terminales, de voies de service et installations de tri de wagons, ou encore de modernisation des lignes capillaires fret. Lors de la remise du dernier rapport du Conseil d'orientation des infrastructures (COI), la Première ministre a annoncé un investissement de 100 milliards d'euros à horizon 2040 dans le ferroviaire. Le Gouvernement a également annoncé, en mai dernier, un plan de soutien de 4 milliards d'euros pour le fret ferroviaire d'ici 2032. Les moyens sont-ils à la hauteur de l'ambition ? Qu'attendez-vous de la traduction concrète de ces annonces ? Avez-vous éventuellement d'autres attentes de la filière à partager avec nous ?

Enfin, quel regard portez-vous sur les dernières annonces du Gouvernement, mais aussi des collectivités concernées, relatives au financement de la liaison Lyon-Turin ?

M. Raphaël Doutrebente, président de l'alliance Fret ferroviaire français du futur. - Merci pour votre invitation ; je suis venu avec Mme Florence Rodet, la déléguée générale de l'alliance 4F. Après la loi d'orientation des mobilités (LOM) et la loi « Climat et résilience » - où le Sénat a introduit l'objectif de doubler la part du fret ferroviaire d'ici 2030 -, l'État a initié des mesures qui ont eu un premier effet positif, nous plaçant sur la trajectoire du doublement. Entre 2020 et 2021, la part modale du fret ferroviaire est passée de 9,6 % à 10,7 %. Au 1er semestre 2022, nous avons également enregistré une très forte activité. Mais depuis juillet 2022, alors que la demande des clients est là, la profession est confrontée à des difficultés inédites qui ruinent beaucoup de nos efforts, en raison du coût de l'énergie et de l'impact dramatique des grèves. La baisse du trafic est significative : 19,6 % de fret conventionnel et 23,5 % de transport combiné en moins. Pendant ce temps, le transport ferroviaire de marchandises poursuit sa croissance chez nos voisins européens : il gagne 22 % en Italie par rapport à 2019, 10 % en Allemagne, 2 % en Suisse... Pour mémoire, le soutien public au rail représente 45 euros par habitant en France, c'est treize fois moins qu'aux Pays-Bas, neuf fois moins qu'en Suisse, trois fois moins qu'en Autriche, deux fois moins qu'en Allemagne et en Italie. Nous sommes donc un peu les parents pauvres de l'investissement public dans l'infrastructure. Nous n'avons cessé d'alerter les pouvoirs publics, mais nous nous sommes heurtés à un mur du silence.

Les tarifs de l'énergie ont quadruplé depuis 2021 pour l'ensemble des opérateurs et la filière n'a pas eu de soutien adapté à ses spécificités - alors que si le fret ferroviaire n'avait pas fonctionné pendant la crise sanitaire, l'économie aurait été stoppée, on l'oublie trop souvent. Résultat des difficultés : le report modal s'est « inversé », ce qui se traduit par les chiffres de l'Autorité de régulation des transports du second semestre 2022 : la route a repris sa progression à partir du second semestre 2022 et les chiffres du premier semestre 2023 sont encore plus mauvais.

Au-delà de l'année 2022, l'enjeu énergétique va probablement s'installer de manière pérenne, et pose la question de sa prise en compte pour le fret ferroviaire. C'est un paradoxe, car le fret ferroviaire est une solution immédiatement disponible pour répondre aux enjeux de transition de notre économie : il est six fois plus sobre sur le plan énergétique que la route. Il est aberrant de se retrouver dans un système qui pénalise un mode vertueux.

La filière appelle à la prise en compte de ses spécificités dans le cadre de la future loi de programmation énergie climat. Il faut encourager le report modal, car c'est bon pour la sobriété énergétique, et il faut donc un coût de l'énergie correct qui mette le secteur à l'abri des coups fatals.

J'en viens aux grèves de 2023. Le manque d'anticipation de ces grèves, l'absence d'information, le service minimum par le gestionnaire de réseau, ont gravement nui au bon déroulement de l'activité de la filière. Nous nous sommes régulièrement et durablement retrouvés sans solution et sans information à donner à nos clients chargeurs. À titre d'exemple, le transport combiné rail-route estime avoir perdu 35 % de chiffre d'affaires au premier trimestre de cette année par rapport aux prévisions, soit plus de 45 millions d'euros. Nous avons demandé à SNCF Réseau la mise en place d'un plan de mesures correctives pour mieux anticiper et garantir un service minimum.

Tous ces éléments sont concomitants avec l'annonce de la procédure de la Commission à propos de l'opérateur historique Fret SNCF. Sur ce point, la filière a rappelé qu'elle a toujours défendu le principe d'une saine concurrence sur le marché et une coopération pour atteindre l'objectif de doubler la part modale en 2030. Fret SNCF représentant près de la moitié du fret, nous faisons tout pour que le secteur sorte renforcé de ces bouleversements structurels. Pour nous, outre la mobilisation des acteurs du marché, cela passe par un plan d'investissement et un réseau à la hauteur des enjeux industriels du secteur, pour donner de la visibilité au secteur et surtout redonner confiance à nos clients.

Dans la foulée du rapport du COI, le ministre a annoncé une prolongation et une augmentation des aides à l'exploitation, qui passent de 170 millions d'euros à 200 millions, les 30 millions d'euros supplémentaires étant essentiellement destinés au wagon isolé avec une vigilance particulière afin que cela profite à toutes les entreprises de fret ferroviaire faisant du wagon isolé. Prévue jusqu'en 2027, cette aide sera prolongée jusqu'en 2030.

Le Gouvernement a également annoncé un plan d'investissement de 4 milliards d'euros jusqu'en 2032, avec 2 milliards entre 2023 et 2027, dont 900 millions pour l'État en faveur du fret ferroviaire - la moitié passant par les contrats de plan État-région. L'enjeu sur ce plan d'investissement porte sur la sécurisation des financements, dont la répartition entre les différents acteurs est plus que floue : nous n'avons à ce jour pas de visibilité sur ces financements. L'alliance 4F demande donc une loi de programmation de ces investissements.

Mais, par-dessus tout, nous avons besoin d'un gestionnaire d'infrastructure en ordre de marche pour délivrer l'outil industriel dont nous avons besoin. Il faut insister sur la forte disponibilité des équipes Réseau. Mais nous regrettons parfois une désorganisation, un traitement différent des entreprises ferroviaires en fonction notamment des marchés. Nous notons toutefois une capacité d'écoute de la direction de SNCF Réseau, en particulier de son président, Matthieu Chabanel, mais nous demandons rapidement des actions concrètes de la part de SNCF Réseau. Est-il bien normal que sur l'axe Forbach-Bayonne, la vitesse commerciale prévue pour un train à 120 km/h tombe en fait à 64 km/h ? Comment se fait-il que sur le parcours Bettembourg-Le Boulou, SNCF propose non pas un sillon, mais 40 tracés horaires différents tous les 9 jours ?

L'Alliance 4 F a obtenu du ministre que le mandat du président de SNCF Réseau comprenne un volet fret. Nous demandons une véritable stratégie capacitaire dédiée au fret ferroviaire avec de la transparence sur la méthode, des engagements et des objectifs chiffrés sur l'attribution des sillons, traduisant une trajectoire en amélioration sur différents indicateurs clefs et des règles d'arbitrage. Concernant les travaux, 4F demande qu'ils soient mieux anticipés dans les plans d'exploitation de référence, et que l'ensemble du volet fret progresse parallèlement au volet voyageurs, plutôt que de devoir toujours s'y ajuster.

Le marché du fret ferroviaire devrait donc progresser ; il y a de la demande, nous savons que le rail est plus sobre en énergie que la route, qu'il émet moins de CO2. Les infrastructures existent, même si elles doivent être mises à niveau pour certaines, et elles permettent déjà la neutralité carbone à l'horizon 2030 sans gros investissements supplémentaires. Le rail et la route sont complémentaires, chacun dans sa zone de pertinence - je crois personnellement que le rail est plus pertinent dans la longue distance. Cependant, des projets actuels comme les mégatrucks ou les « autoroutes électriques » visent la massification de la route, clairement en concurrence avec le fret ferroviaire. Or ils ne sont pas encore disponibles et vont nécessiter une infrastructure lourde et coûteuse. Nous considérons ces projets irréalistes, alors que le rail est moins polluant et bien moins cher en termes de coût de possession. Les infrastructures existantes permettent déjà la neutralité carbone de la filière à horizon 2030 sans gros investissement supplémentaire. Nos infrastructures sont électrifiées à 70 %, il est également possible d'utiliser des biocarburants de deuxième, voire de troisième génération. De plus, le fret ferroviaire permet de tracter une charge 45 fois plus lourde que le fret routier. Cependant, l'Europe envisage de faire baisser le prix du péage pour les camions électriques, alors qu'ils dégraderont tout autant les infrastructures routières que les camions thermiques...

Pour répondre aux attentes du marché et délivrer une qualité de service qui soutienne la comparaison avec la route, nous avons donc besoin d'un réseau à niveau et d'un prix de l'énergie qui convienne aux opérateurs et au marché, ainsi que d'un modèle économique qui nous place dans une situation de saine concurrence à armes égales sur le plan des externalités.

M. Bruno Belin. - Il faut doubler la part modale du fret ferroviaire, c'est l'objectif, mais comment faire ? En augmentant les cadencements ? En aménageant de nouveaux tracés ? En investissant massivement ? Faut-il réhabiliter des lignes, lesquelles en premier ? Nous manquons de vision d'ensemble de nos installations et de la façon dont on pourrait les mobiliser pour faire davantage : avez-vous une telle vision stratégique à nous donner ?

M. Stéphane Demilly. - Comme sénateur de la Somme, je suis très intéressé par le projet du barreau ferroviaire Roissy-Picardie, qui demande l'aménagement de 6,5 kilomètres de voie entre Vémars et Marly-la-Ville, dans le Val d'Oise, pour que la LGV de Roissy soit reliée à la ligne classique Paris-Amiens. Or le projet n'est pas financé, après l'annonce négative faite le 22 juin dernier par l'Union européenne ; les collectivités territoriales se trouvent démunies face à ce projet vital dont le coût est passé de 350 millions d'euros en 2017 à 570 millions d'euros aujourd'hui. Cet équipement concerne surtout le trafic voyageurs, mais donne un exemple d'aléas très forts qui peuvent peser sur les projets. Pour ce qui est du fret, pouvez-vous compter sur des financements européens ?

M. Gérard Lahellec. - Il est bien que notre commission s'empare de nouveau de ce sujet ; il faut savoir où nous en sommes, surtout au moment où des décisions européennes entrainent certaines turbulences. Mon objectif dans ces investigations, par mes questions, est bien de repérer ce qui se fait de bien et de moins bien - et ce qu'il reste à faire. Les tendances positives qu'il faut souligner donnent raison au mode ferroviaire. Quand la tendance va dans le bon sens, on peut penser que n'est pas le moment de la contrarier.

Je considère que la responsabilité de l'État est engagée depuis 2005 au moins, s'agissant de la définition d'objectifs pour le fret ferroviaire. Si les objectifs avaient été définis clairement et de manière transparente, la Commission européenne n'aurait peut-être pas eu à prendre la décision qu'elle a prise, et les opérateurs auraient pu se positionner. Il me semble donc utile de pointer pour partie la responsabilité de l'État dans la turbulence actuelle : qu'en pensez-vous ?

Ensuite, l'utilité globale du fret ferroviaire n'est pas bien évaluée, ni bien valorisée. Pour éviter le report modal « inversé », il faudrait peut-être de nouvelles ambitions de financement : qu'en pensez-vous ?

Enfin, ce que je crains le plus, c'est ce report modal inversé, donc une reprise de la part de la route. L'augmentation des coûts de l'énergie pourrait d'ailleurs conduire certains opérateurs à préférer le train fonctionnant au diesel au train électrique - ce qui serait une aberration dans le contexte actuel. Quel est donc, selon vous, la bonne méthode à suivre, dans le tournant que nous devons prendre ?

M. Raphaël Doutrebente. - Notre pays dispose-t-il des infrastructures pour développer le fret ferroviaire ? Oui, elles existent, certaines peuvent être utilisées en l'état, d'autres ont besoin d'être rénovées - et nous savons où se situent les besoins de travaux, ce sont d'abord les infrastructures que nos clients nous demandent d'utiliser. C'est bien pourquoi nous demandons que SNCF Réseau nous consulte en amont de la définition de ses programmes de travaux, et nous demandons une meilleure coordination avec les entreprises ferroviaires, qui connaissent directement les besoins des utilisateurs, des clients. SNCF Réseau nous demande nos besoins à l'horizon 2030, c'est une chose, mais nous avons besoin de connaitre les sillons disponibles à l'horizon de deux ans. Il a été dit que nous serions contre les travaux, c'est tout à fait inexact - ce que nous disons, c'est qu'ils doivent être mieux articulés aux besoins, et que mettre 600 millions d'euros pour la gare de Monaco, par exemple, ce n'est pas à notre sens la priorité pour le fret ferroviaire... Le personnel de SNCF Réseau donne beaucoup de son temps, chacun fait de son mieux, mais je crois qu'il y a besoin de plus de coordination.

Le report modal est déjà inversé, le rail a perdu en part modale cette année, à cause du coût de l'énergie et à cause des grèves, on a vu que le trafic passager a la priorité sur le fret et que les choses ne sont pas suffisamment anticipées.

Il y a un fort besoin d'investissements publics, le Gouvernement a apporté une réponse avec les annonces du 23 mai, reste à savoir comment elles vont être financées. Je crois qu'il faut faire une place aux investisseurs, avec des systèmes novateurs de concessions, comme cela se pratique en Allemagne ou en Espagne par exemple, avec des fonds d'infrastructure dédiés. Je me bats aussi pour l'équipement en locomotives moins polluantes, l'Espagne parvient à faire financer 2 millions d'euros par locomotive, plus du tiers du coût total, alors qu'en France, nous en sommes toujours à négocier avec l'État pour savoir dans quelle case faire entrer un tel soutien : est-ce bien un problème administratif, ou bien plutôt de volonté politique ? Des promesses ont été faites, il faut maintenant les mettre en oeuvre.

Mme Florence Rodet, secrétaire générale de l'Alliance 4F. - Le plan d'investissement présenté par le ministre des transports prévoit des cofinancements, sans en préciser l'origine. Nous avons compris qu'il y avait bien sûr une part régionale, et on peut s'interroger sur des cofinancements européens. Ils n'ont pas été mobilisés sur la relance du fret ferroviaire, sauf pour la partie innovation, par exemple pour l'accrochage automatique des wagons. Nous avons interrogé le ministère sur le détail des financements, sans réponse à ce jour.

M. Philippe Tabarot. - Merci pour ce débat, le fret ferroviaire est un sujet de première importance, nous l'avons encore vérifié ce matin au cours de notre déplacement au marché de Rungis, premier marché alimentaire au monde. Je regrette que le Gouvernement n'ait pas voulu ouvrir aux infrastructures et à l'industrie ferroviaires le champ du projet de loi relatif à l'industrie verte, alors que la loi « Climat et résilience » a fixé l'objectif de doubler la part modale du fret ferroviaire, c'est une occasion manquée.

Je remercie les adversaires du Lyon-Turin pour les arguments qu'ils ont fournis en toute mauvaise foi, car ils ont souligné que le tunnel va, en réalité, mettre 1 million de camions sur le train.

Vous avez fait des propositions au Gouvernement pour que le plan de relance fasse une place au fret ferroviaire : avez-vous été entendu ? D'après vous, quelles mesures du plan de relance sont à consolider dans le temps pour atteindre l'objectif d'un fret ferroviaire à 18 % et pourquoi pas à 20 % de part modale ?

M. Guillaume Chevrollier. - Notre commission soutient le fret ferroviaire et la mise en place, en particulier, de plateformes combinées - je le dis en particulier pour mon département, la Mayenne. Vous dites qu'en France, le soutien public est moindre que chez nos voisins : est-ce à dire que le modèle économique du fret ferroviaire ne saurait se passer structurellement d'argent public ? Ensuite, comment mieux concilier la gestion des sillons, sachant que nous avons pour objectif d'augmenter à la fois le fret ferroviaire et le transport ferroviaire de voyageurs ?

Mme Évelyne Perrot. - Je suis inquiète de ce que dans mon département, l'Aube, SNCF Réseau annonce plusieurs jours de fermeture de la ligne Paris-Troyes pour travaux, alors que nous sommes en pleine période de moissons et que les trains de fret sont indispensables - et chacun représente 53 camions... N'y a-t-il pas là un gros souci, et comment l'expliquez-vous ?

M. Jacques Fernique. - Le rapport du Conseil d'orientation des infrastructures a été suivi d'annonces d'investissements pour s'inscrire dans le scénario dit de planification écologique, il faut donc maintenant passer aux choses concrètes, mais nous manquons de visibilité. Nous sommes favorables à une loi de programmation, mais il y a aussi bien des choses à faire du côté de l'organisation territoriale du réseau, du côté aussi de l'évolution des péages - auxquels le contrat de performance fait la part belle. Qu'attendez-vous du Parlement et du Gouvernement pour tenir l'objectif de doubler la part modale du fret ferroviaire ?

Enfin, cher Philippe Tabarot, je me réjouis à mon tour de votre soutien au fait de mettre des camions sur des trains sur le Lyon-Turin : c'est tout le projet d'optimisation de la voie existante...

M. Raphaël Doutrebente. - En nous consultant sur le projet de loi relatif à l'industrie verte, le ministère de l'économie et des finances nous a indiqué que si la logistique n'avait pas été incluse dans le texte initial, des mesures pourraient être prises par voie d'amendements - aussi avons-nous été surpris de voir ensuite le Gouvernement repousser vos propositions en la matière.

Le fret ferroviaire peut-il se passer de subventions ? Oui, c'est un secteur viable si les clients paient le prix. Nous subissons cependant des biais, parce que « les marchandises ne votent pas » et qu'en conséquence, le fret est moins prioritaire sur l'agenda politique que le trafic de passagers - on donne donc trop souvent la priorité aux passagers, alors que les deux trafics peuvent tout à fait coexister, à condition de se coordonner et de penser client. Je préside une entreprise ferroviaire que j'ai eu l'honneur de redresser, je suis donc à même de vous parler de prix et de rentabilité dans le fret ferroviaire - et je m'étonne qu'à SNCF Réseau, on me dise que plus les trains circulent, plus cela coûte à l'entreprise : quand les choses sont bien organisées, c'est plutôt l'inverse, et plus il y a de trafic, plus cela rapporte pour l'entreprise... Ce qu'il faut faire, c'est donc penser client et investir là où c'est le plus utile, d'abord là où il y a de la demande, pour y répondre et nourrir la dynamique du fret ferroviaire. Ensuite, il y a des questions de coordination, je le maintiens : quand une ligne ferme temporairement pour travaux alors qu'on est en pleine moisson, ce n'est pas une question d'investissement, mais d'organisation, le moment n'est pas bien choisi.

Mme Florence Rodet. - Le redémarrage du fret ferroviaire est directement lié aux mesures du plan de relance, qui a mobilisé 170 millions d'euros d'aide à l'exploitation, avec des premiers investissements pour moderniser et développer le réseau, à quoi s'est ajoutée une enveloppe de 210 millions d'euros pour aménager des plages travaux de capacité pour le fret ferroviaire. On regarde désormais vers l'objectif que le Parlement a fixé, de doubler la part modale du fret ferroviaire d'ici 2030, il y a le plan d'investissement de 4 milliards d'euros, qu'il faut sécuriser avec une loi de programmation et pour lequel il faut choisir les bonnes priorités au bon moment. Nous avons beaucoup travaillé avec SNCF Réseau pour prioriser les investissements et nous devrions parvenir à une liste de nos priorités pour la fin du mois, nous verrons alors quels sont les points de discussion avec SNCF Réseau.

M. Daniel Guéret. - L'Alliance 4F coordonne les acteurs du fret ferroviaire, c'est une très bonne chose. Reste que l'objectif fixé pour 2030 pose un problème, il ne faut pas se voiler la face. Nous savons bien que vous travaillez avec SNCF Réseau, mais nous sommes face à un problème bien plus large, qui touche à la priorisation commune des projets, à leur articulation dans le temps, et aussi à un facteur très important, celui de la confiance que les entreprises de la logistique ont dans l'outil ferroviaire - et sur ce point, la situation en France est très différente de ce qui se passe en Suisse ou en Espagne, nous avons un problème de ce côté-là. Il faut prendre en compte le temps long des travaux. J'ai porté la réouverture au trafic voyageurs d'un segment de 27 kilomètres sur le tracé Rouen-Orléans : entre les déclarations d'intention et l'ouverture effective au public, il s'est passé un quart de siècle ! Même chose pour les sillons, on ne les change pas en un jour - j'ai piloté un projet de 300 millions d'euros pour une plateforme multimodale, il nous a fallu vingt ans pour le finaliser, c'est très long et je sais qu'en matière d'infrastructures ferroviaires, il faut apprendre à faire avec le temps long. C'est vrai aussi pour les sillons, il faut réserver à l'avance même si l'on n'est pas certain d'utiliser son tour parce que, sinon, il n'y a plus de place... Enfin, je crois que si l'on n'ouvre pas le recours à des fonds d'investissement privé, nous ne parviendrons pas à atteindre nos objectifs et nous devrons nous contenter d'une clause de revoyure... Donc nous sommes tous d'accord sur l'objectif, et des moyens sont annoncés ; il faut savoir maintenant comment on va procéder et s'il ne faudrait pas, peut-être, investir massivement sur quelques projets bien ciblés, qui montrent l'exemple, pour renouer la confiance dans le fret ferroviaire : qu'en pensez-vous ?

M. Raphaël Doutrebente. - Il y a certainement un sujet de synchronisation des travaux, de coordination avec SNCF Réseau, c'est un travail difficile, surtout que les entreprises ferroviaires sont pressantes, car pressées par leurs clients. Il en va, je crois, du modèle d'organisation, et finalement d'une volonté d'aller plus loin dans la réforme, pour avancer. Je suis également d'accord avec vous pour dire que la venue d'investisseurs privés dépend directement de la fréquence et de la fiabilité des trains. En réalité, tout ceci n'est pas très compliqué, mais demande d'aller plus loin dans la réforme de l'organisation. Le Gouvernement annonce des moyens substantiels, c'est une bonne nouvelle - mais il reste à savoir quel en sera le financement ; nous avons des propositions en la matière, nous voulons arriver à des résultats, dans l'intérêt de nos clients, qui demandent à utiliser le fret ferroviaire.

M. Hervé Gillé. - Quand on cherche à y voir plus clair dans les priorités, on bute sur le manque de document précis : où en est l'application du schéma national stratégique, quelles sont les priorités ? En Nouvelle Aquitaine, la nouvelle LGV entre Bordeaux et Paris était censée dégager des sillons pour le fret, mais on voit qu'il ne s'est pas passé grand-chose ; pire, une nouvelle base logistique a été construite à Cognac, mais elle n'est pas utilisée : c'est incompréhensible ! Cela nous pose même la question du contrôle parlementaire des dépenses publiques, qui est très compliqué. Alain Rousset, le président de la région Nouvelle Aquitaine, fait remarquer qu'une fois répartis sur le territoire national, les 4 milliards d'euros annoncés risquent bien de ne pas changer la donne, surtout s'ils ne vont pas à des priorités claires et utiles : qu'en pensez-vous ?

M. Raphaël Doutrebente. - Nous réclamons que SNCF Réseau ait une stratégie capacitaire pour le fret, c'est de cette façon qu'on parviendra à développer le fret. Les nouvelles plateformes logistiques construites ne resteraient pas fermées si elles avaient été construites, non pas à Cognac ou à Niort, mais là où il y a des besoins, de la demande des clients, c'est aussi simple que cela - et c'est ce que nous demandons : qu'on équipe en infrastructures d'abord là où il y a de la demande de fret ferroviaire, il faut d'abord se poser la question du retour sur investissement. C'est en pensant business qu'on sera attractif pour les entreprises. Je pense à un exemple très concret où nous avions besoin d'un deuxième train au départ d'une usine ; on nous le refusait parce qu'il manquait un agent d'exploitation, je suis remonté très haut dans la hiérarchie pour l'obtenir et nous l'avons emporté, c'était une condition pour que l'activité soit confiée au rail plutôt qu'à la route. Il faut commencer par demander aux acteurs économiques de quoi ils ont besoin, puis voir combien l'investissement représente et ce qu'il va faire gagner, c'est comme cela que les entreprises fonctionnent et que les plateformes peuvent être rentables, c'est donc comme cela qu'on pourra développer le trafic.

Mme Marie-Claude Varaillas. - La Commission européenne a dans son viseur les opérations financières que la SNCF a conduites de 2007 à 2019, depuis que la SNCF a créé sa filiale de fret tout en étant forcée d'abandonner une partie de son activité fret pour la laisser à la concurrence. Cette libéralisation était censée faire merveille pour le fret ferroviaire, l'inverse s'est produit puisque les effectifs de cheminots de fret sont passés de 14 200 à 5 300 salariés fin 2022, et que le trafic s'est effondré, laissant la route gagner toujours plus de part modale... Le fret ferroviaire s'est un peu repris, dopé par le transport combiné, et pour la première fois depuis 2009, on prévoyait des embauches dans ce secteur, avec 300 emplois nouveaux. Dans ces conditions, pourquoi la Commission européenne s'en prend-t-elle à l'entreprise historique ? Nous sommes en « Absurdie », puisque c'est quand le fret ferroviaire reprend, alors que nous savons tous combien il est nécessaire à la décarbonation des transports, que la Commission européenne attaque l'entreprise publique : au nom de la concurrence libre et non faussée, la Commission européenne s'autorise ce scandale écologique consistant à remettre un million de camions sur les routes, sans exiger en rien que les immenses plateformes logistiques routières se connectent au réseau ferré... Il y a urgence à reprendre en main le transport ferroviaire grâce à un véritable service public ferroviaire et sortir le fret de la concurrence : pensez-vous pouvoir organiser une sorte d'opposition, voire de résistance, aux orientations libérales imposées par l'Union européenne ? Quel avenir pour le fret ferroviaire ?

Mme Évelyne Perrot. - Vous dites que le manque de coordination expliquerait le mauvais calendrier des travaux sur la ligne entre Troyes et Paris, mais des réunions ont bien eu lieu, les agriculteurs ont largement prévenu SNCF Réseau - et ils n'ont pas été entendus, c'est incompréhensible.

M. Raphaël Doutrebente. - Les travaux sont prévus deux ans à l'avance, les entreprises ferroviaires en sont informées. Dans le cas que vous citez, je ne doute pas que SNCF Réseau ait été prévenue, le résultat est inadmissible, effectivement. Je crois, cependant, que c'est un problème de coordination ; il y a des lourdeurs à l'intérieur même de l'entreprise, entre la partie « sillons » et la partie « travaux » - les problèmes d'une entreprise de 55 000 salariés ne sont pas les même que ceux d'une petite entreprise, mais on peut les résoudre, c'est aussi une question d'organisation et de volonté de réforme.

Mme Évelyne Perrot. - Je suis intervenue sur ce dossier, et ma collègue de la Nièvre également.

M. Raphaël Doutrebente. - Le bon sens est loin d'être toujours entendu...

Je ne saurais guère répondre ici aux questions relatives à Fret SNCF, qui fait partie de l'alliance 4F. La Commission européenne fait son enquête, des solutions sont recherchées avec l'objectif premier qu'il n'y ait pas de discontinuité de service, elles passent aussi par de la sous-traitance.

L'ouverture à la concurrence a eu un effet sur le service ferroviaire dans son ensemble, le marché s'est stabilisé, de nouveaux acteurs y sont entrés, il y a eu des créations d'emplois et cette ouverture a aussi aidé à la réforme - et je le dis sans esprit de polémique, mais les problèmes de réseau et de service existent depuis bien avant cette ouverture à la concurrence.

M. Frédéric Marchand. - Le site de Somain, dans le Nord, fait-il partie des sites stratégiques que vous évoquez ? Il a représenté 3 000 wagons de fret par jour, il y a la promesse du canal Seine-Nord à proximité, mais les acteurs locaux s'inquiètent du manque d'investissements...

M. Raphaël Doutrebente. - Oui, le site de Somain est très important pour le trafic vers la Belgique, mais il faut le rénover, il faut organiser les travaux en lien avec les besoins des clients avec, par exemple, des hubs et des possibilités de transferts de wagons - il faut partir des besoins des clients, pour développer les lignes de fret.

M. Frédéric Marchand. - On a vu une ligne se mettre en place directement avec la Chine...

M. Raphaël Doutrebente. - Oui, mais c'est un cas très particulier : une région chinoise l'a financée, elle est très lente puisqu'elle comporte une dizaine d'écartements différents, je dirais que cette ligne répond plutôt à une volonté de communication...

Je redis que la loi relative à l'énergie verte est muette sur le raccordement des plateformes logistiques au rail, nous l'avons déploré à maintes reprises ; le ministère nous avait parlé de la possibilité d'un dépôt d'amendements, mais ils ont été repoussés. C'est incompréhensible parce qu'une fois encore, on ne peut pas parler de concurrence quand les camions ne paient pas l'infrastructure routière, alors que le fret ferroviaire paie le rail, ce n'est pas équitable, tout simplement.

M. Jean-François Longeot, président. - Il faut une volonté pour aboutir, chacun aura compris qu'il doit se mobiliser pour tenir les échéances que nous avons fixées. Merci pour toutes ces réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation disponible sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 15 h 45.