Jeudi 1er juin 2023

- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Examen du rapport sur l'exploitation des ressources spatiales (Christine Lavarde et Vanina Paoli-Gagin, rapporteures)

M. Mathieu Darnaud, président. - Le 3 novembre dernier, nous organisions une table ronde sur les enjeux de l'exploitation des ressources de la Lune, où l'humanité - mais qui ? - sera de retour avant la fin de la décennie. La semaine dernière, nous entendions le Général Michel Friedling, ancien commandant de l'espace, aujourd'hui à la tête de la start-up Look Up Space, qui nous parlait de toutes les nouvelles opportunités commerciales, mais aussi de tous les défis à relever, et de toutes les menaces qui pèsent sur l'avenir.

Ces deux auditions marquent en quelque sorte le début et la fin des travaux de nos collègues Christine Lavarde et Vanina Paoli-Gagin. Elles ont, pour leur part, mené une véritable mission spatiale, une mission d'information certes, mais une mission de longue durée quand même. Je leur cède dès maintenant la parole pour nous en présenter les résultats.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je voudrais commencer par dire que ce rapport est, en six ans de mandat au Sénat, celui qui m'a appris le plus de choses - et je pense que Vanina Paoli-Gagin sera d'accord. J'ai énormément appris sur l'écosystème au sens économique, celui des rapports entre grandes entreprises et start-up, mais aussi sur l'écosystème au sens biologique, et même sur la physique et la chimie en général. Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme : c'est vrai partout, mais dans l'espace, cela prend tout son sens.

Toutes ces nouvelles connaissances, nous les devons à plus d'un an de travaux, avec une cinquantaine d'auditions et un déplacement au Luxembourg. Nous espérons aussi que ce rapport pourra contribuer à donner une autre image du Sénat - je n'ose pas dire « moderniser » - et de nos travaux. Lors des auditions, nos interlocuteurs nous ont souvent fait part de leur surprise, dans le bon sens du terme, de voir le Sénat s'intéresser à de tels sujets. Au Luxembourg, notre visite a surpris aussi : non seulement la France s'intéresse au sujet, mais en plus, cela vient du Parlement ! Nous espérons donc contribuer à une prise de conscience. Et il faut bien cela, car oui, le sujet peut sembler « lunaire », sans mauvais jeu de mots. Et pourtant, il est très sérieux.

Le premier problème, quand on parle des ressources spatiales, c'est donc de faire le tri entre ce qui relève de la science-fiction et ce qui relève de la réalité. Après tout, c'est bien le rôle d'une délégation à la prospective. Dans la littérature, au cinéma, on trouve quantité d'exemples de planètes et autres astéroïdes exploités pour leurs richesses naturelles. Et généralement, c'est la spécialité des méchants : pensez au vaisseau dans Alien, qui transporte du minerai pour une compagnie assez peu regardante sur le droit du travail interstellaire, à Dune, où deux clans s'affrontent pour le contrôle de l'Épice, tout ça pour enrichir des marchands, ou à Avatar, qui raconte l'histoire d'un peuple vivant en harmonie avec la nature, attaqué par des humains assoiffés de ressources - mais quand même sauvés par un gentil marine américain.

Pourtant, en soi, l'idée n'a rien d'absurde : on ne parle pas de se téléporter dans une galaxie lointaine ou de voyager plus vite que la lumière en violant toutes les lois de la physique. L'exploitation des ressources spatiales est théoriquement possible, et pourrait devenir économiquement rationnelle. Prenez par exemple Psyché, un astéroïde de la ceinture principale du Système solaire, située entre Mars et Jupiter : il contiendrait assez d'or, de fer et de nickel pour couvrir les besoins de l'humanité pendant des millions d'années. Et je ne vous parle même pas des métaux précieux comme l'iridium ou le platine, qui sont indispensables à nos composants électroniques et dont la disponibilité sur Terre est extrêmement limitée. Des ingénieurs réfléchissent depuis longtemps à des solutions techniques. Par exemple, on pourrait « capturer » un astéroïde avec une sorte de câble et le placer en orbite terrestre pour l'exploiter. Dans les années 2010, des sociétés comme Planetary Resources ou Deep Space Industries ont même réussi à convaincre des investisseurs de la viabilité de leurs projets, mais l'aventure a tourné court et n'a jamais dépassé le stade de la bulle spéculative.

Et puis, soudain, tout a changé. D'ici 2030, autant dire demain, les États-Unis seront retournés sur la Lune, avec l'objectif d'y établir une base permanente - et la Chine a bien l'intention d'être déjà là pour les accueillir. Or la grande différence entre le programme Artemis et les missions Apollo, c'est que cette fois-ci, il ne s'agit pas juste de prendre des photos, de planter un drapeau et de repartir après quelques heures, mais bien de rester sur place, d'apprendre et de préparer la suite - c'est-à-dire le voyage vers Mars.

Pour tenir dans la durée, il faudra que l'équipage puisse respirer, s'alimenter, se soigner, se déplacer et se protéger des conditions extrêmes qui règnent à la surface, avec des nuits lunaires de 14 jours, une amplitude thermique de -150°C à +150°C et des radiations solaires. Tout cela demande des ressources, beaucoup de ressources, et les faire venir depuis la Terre serait à la fois trop coûteux et trop risqué. La bonne nouvelle, c'est qu'on peut utiliser les ressources locales : c'est tout l'enjeu de l'ISRU, pour In Situ Resource Utilization.

La principale, c'est évidemment l'eau : il y en a sur la Lune, mais les réserves se trouvent pour l'essentiel sous forme de glace, au fond des cratères du pôle Sud. L'eau, on peut la boire, mais on peut aussi, par simple électrolyse, la séparer en oxygène et en hydrogène. Et quand vous mélangez les deux, cela donne... du carburant pour la fusée, utilisable pour le retour.

L'autre grande ressource de la Lune, c'est le régolithe, la couche de poussière qui recouvre sa surface. Ce n'est pas vraiment un cadeau : il est extrêmement abrasif, il s'infiltre partout et il est cancérigène. Mais on peut aussi en tirer de l'oxygène, des métaux et d'autres éléments utiles. Et il peut servir de matériau de construction, notamment par impression 3D.

L'ISRU ouvre un vaste ensemble de perspectives, pour l'exploration lointaine mais aussi beaucoup plus près de nous. En raison de la faible gravité, il faut bien moins de carburant pour rejoindre l'orbite terrestre depuis la Lune que depuis la Terre. Les ergols produits sur la Lune pourraient servir à alimenter des dépôts orbitaux, et à partir de ces « stations-service », on pourrait réapprovisionner les satellites, les stations et les vaisseaux, ce qui ouvre la voie à toute une nouvelle gamme de services commerciaux. Cela permettrait notamment de prolonger la durée de vie des satellites, qui aujourd'hui sont « jetables » : une fois leur carburant épuisé, ils viennent s'ajouter aux millions de débris qui encombrent déjà l'orbite terrestre, et doivent être remplacés, avec de nouveaux lancements très polluants, et de nouveaux débris à la fin.

Ces dépôts de carburant permettraient aussi de « faire le plein » avant de partir vers Mars. Et là, en termes de ressources, la Lune fait pâle figure. L'eau ne coule certes plus à l'état liquide, mais elle est présente en abondance sous forme de glace à faible profondeur - de quoi recouvrir toute la planète sur 35 mètres d'épaisseur. Le sol martien permet de fabriquer de l'acier, du verre, de la céramique et du plastique, et figurez-vous qu'il contient déjà tous les nutriments nécessaires à l'agriculture : on pourrait littéralement cultiver, en pleine terre, des salades, des tomates, et des pommes de terre - d'ailleurs, les scientifiques l'ont déjà fait (avec un régolithe de synthèse), et cela marche très bien. De quoi d'autre les plantes ont-elles besoin ? D'eau, d'un peu d'azote (pour l'engrais) et de CO2 (pour la photosynthèse). Et on trouve tout sur place.

Mars dispose en effet d'une atmosphère, composée à 95 % de CO2. Or avec le CO2, on peut fabriquer de l'oxygène, mais aussi et surtout du méthane, qui constitue un excellent carburant pour les fusées. Ce n'est pas pour rien que les moteurs Raptor du Spaceship de SpaceX fonctionnent au méthane... En envoyant une unité de production autonome en amont de la mission habitée, on pourrait produire assez d'ergols pour redécoller et revenir sur Terre.

Voilà pour les perspectives techniques. Si j'ai été un peu longue, c'est parce que le sujet demande beaucoup de pédagogie. Tout ceci est très sérieux, et nous n'en avons clairement pas assez pris conscience.

Ce qui nous amène directement aux aspects géopolitiques - car les États-Unis et la Chine, eux, ont bien compris que l'accès aux ressources était la clé de leurs ambitions spatiales, sur la Lune, sur Mars et autour de la Terre. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que la Chine se donne les moyens de ses ambitions : pour rappel, elle est à ce jour le seul pays à s'être posé sur la face cachée de la Lune, le seul à y disposer pour l'instant d'un rover, et le premier à en avoir rapporté des échantillons depuis les années 1970.

Dans ces conditions, la course vers le pôle Sud a bel et bien commencé. Or tous les points d'intérêt se trouvent dans une zone qui fait à peine la taille du Grand Paris. Il suffit de jeter un oeil à la carte en page 4 de la synthèse pour comprendre qu'il n'y aura pas de place pour tout le monde, et que ce sera « premier arrivé, premier servi ».

Sur le plan juridique, il devient urgent de répondre à une question longtemps restée purement théorique : peut-on s'approprier les ressources spatiales ? Sur ce point, le traité de l'espace de 1967 laisse un vide juridique : s'il pose un principe de non-appropriation des corps célestes, il ne dit rien, en revanche, des ressources qui pourraient en être tirées. Le traité sur la Lune de 1979 interdit pour sa part explicitement toute appropriation des ressources, mais il n'engage que les puissances spatiales qui l'ont ratifié, c'est-à-dire aucune. Le COPUOS, l'organe de l'ONU compétent en matière spatiale, vient tout juste de se saisir de la question - mais les négociations n'ont à peu près aucune chance d'aboutir à court terme.

Il y a trois façons de résoudre ce problème. La première est celle des États-Unis : c'est la voie unilatérale. Avec le SPACE Act de 2015, ils autorisent tout citoyen américain à se lancer dans l'exploitation commerciale des ressources spatiales, et donc à se les approprier. À partir de 2020, les accords Artemis, signés à ce jour par 24 pays, étendent cette interprétation et y ajoutent la possibilité, pour un État, de définir une « zone de sécurité » pour protéger ses activités de toute « interférence nuisible ». Si ce n'est pas une appropriation de facto, je ne sais pas ce que c'est. Peut-être une militarisation ?

La deuxième stratégie consiste à... ne rien dire. C'est celle de la Chine, qui a bien compris qu'il était dans son intérêt de laisser faire les États-Unis.

Enfin, il y a les pays qui continuent à appeler à un accord multilatéral. C'est toujours la position officielle de la France, et elle est selon nous à la fois naïve, hypocrite, et surtout contre-productive. Naïve, car l'opposition de la Russie, entre autres, rend tout accord illusoire. Hypocrite, car en signant les accords Artemis, la France a en réalité déjà souscrit à la vision américaine. Et surtout contre-productive, car l'exploitation va de toute façon avoir lieu, parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, et parce que la norme internationale est de facto déjà définie, du seul fait de l'initiative américaine.

Dans ces conditions, tout ce que nous faisons, c'est perdre du temps - et ce n'est un service rendu ni à nos intérêts, ni à nos entreprises. Je laisse Vanina Paoli-Gagin vous en parler.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - En effet, l'exploitation des ressources spatiales n'est pas seulement un enjeu politique : c'est aussi une formidable opportunité économique, dans un contexte d'ouverture du secteur spatial à de nouveaux acteurs et modèles commerciaux. Christine Lavarde a déjà parlé des dépôts de carburant, mais il ne se passe pas une semaine sans qu'un nouveau service soit annoncé : fabrication et réparation en orbite, logistique cislunaire, etc. Tous sont directement ou indirectement liés aux ressources spatiales.

Le Luxembourg a même décidé d'en faire un élément-clé de son attractivité, et mène une politique volontariste dont l'objectif est de devenir le « hub européen de l'exploitation des ressources spatiales ». La loi a été modifiée dès 2017 pour permettre l'appropriation et l'exploitation commerciale, sur la base d'un agrément réservé aux entreprises établies dans le pays. Et cela fonctionne, grâce à l'action de l'agence spatiale nationale et au soutien apporté à l'écosystème, notamment via l'ESRIC, une structure hybride qui est à la fois centre de recherche mutualisé et incubateur de start-up. Nous nous y sommes rendues, et nous avons aussi rencontré la société ispace, avec son rover lunaire privé, ou encore Maana Electric et ses panneaux solaires en régolithe. Pourtant, avec les ressources spatiales, on ne pensait pas vraiment avoir choisi le sujet offrant les destinations les plus accessibles...

Bien sûr, il ne faut pas se faire d'illusions : l'émergence de nouveaux acteurs et de modèles économiques viables dépend d'abord et avant tout du soutien apporté par la commande publique, et donc, en pratique, par les États-Unis. C'est une question de moyens, mais pas seulement : la politique spatiale américaine, c'est aussi une vision à long terme, une commande publique fiable et ouverte au risque, et une préférence nationale assumée. C'est également le cas de la politique spatiale chinoise.

Et nous, dans tout ça ? Et la France, et l'Europe ? Je ne vous apprendrai rien : dans un monde de plus en plus dominé par la Chine et les États-Unis, nous ne pesons plus grand-chose, ni politiquement, ni du point de vue des nouveaux marchés à conquérir. Bien sûr, on peut toujours rêver, mais la vérité, c'est que nous n'avons plus les moyens de nos ambitions.

Alors bien sûr, nous n'allons pas vous dire qu'avec les ressources spatiales, nous avons trouvé la solution miracle. Le problème est bien plus large, et il concerne d'abord les lanceurs - car sans lanceurs, pas d'accès autonome à l'espace, donc pas d'indépendance stratégique, et pas de vraie souveraineté économique. Et la situation est critique, entre les problèmes d'Ariane 6 et de Vega C, la mésentente franco-allemande qui paralyse les discussions, et bien sûr la concurrence de SpaceX, qui promet de diviser par dix le coût d'accès à l'espace... et a déjà fait la moitié du chemin. Hier, nous entendions Cédric O, qui faisait partie du groupe d'experts de haut niveau mandatés par l'ESA pour réfléchir aux ambitions de l'Europe en matière d'exploration spatiale. On ne peut que partager son constat : en l'absence d'un sursaut, nos champions industriels vont tout simplement disparaître - et nos ambitions avec.

Sauf que les lanceurs, c'est à la fois l'enjeu le plus important et le plus difficile à faire bouger, précisément parce que tout est bloqué au niveau politique, et que personne n'est prêt à prendre le risque de déstabiliser encore davantage ArianeGroup et tout le tissu industriel qui en dépend. Bref, si l'Europe veut montrer qu'elle est elle aussi capable d'innover, de se réinventer, de faire émerger de nouveaux acteurs et de nouveaux services en jouant sur une saine concurrence, peut-être devrions nous commencer par le montrer dans un domaine « vierge », où tout reste à faire, où les enjeux sont moindres pour l'ego et le budget des États, et où nous partons avec des avantages.

Et l'exploitation des ressources spatiales est le candidat parfait. D'abord, nous avons des acteurs établis dans les domaines-clés de l'ISRU, et de la logistique lunaire et orbitale plus généralement. C'est par exemple Airbus qui a développé la première technologie permettant de transformer le régolithe en oxygène et en métaux avec son projet ROXIE, mais on peut aussi citer Air Liquide - ces deux entreprises étant d'ailleurs très investies dans le groupe « Objectif Lune » de l'ANRT, et présentes au Luxembourg.

Historiquement, l'Europe spatiale a fait le choix de privilégier les programmes scientifiques, l'observation de la Terre et les télécommunications, ceci au détriment de l'exploration : avec l'ISRU, ce qui était un handicap devient un avantage, car ces applications sont cruciales pour la prospection et l'opération des rovers autonomes. Par ailleurs, l'ISRU a besoin du savoir-faire d'acteurs non-issus du secteur spatial : l'industrie minière et pétrolière, la chimie, la mobilité, la logistique, la valorisation des déchets, la production d'énergie avec notamment la filière hydrogène vert. Nous ne manquons ni d'idées, ni de champions, et les synergies avec les activités terrestres sont nombreuses. Enfin, c'est un domaine où de nouveaux acteurs innovants pourraient se faire une place. Nous avons un écosystème dynamique, avec des start-up comme Spartan Space (habitat gonflable) ou The Exploration Company : nous avons su leur apporter un premier soutien - je pense notamment à France 2030 -, mais il leur faut maintenant des marchés, des commandes, de la visibilité.

Si l'Europe se positionnait sur le sujet, elle apporterait une contribution-clé au programme Artemis, avec des bénéfices en termes de poids politique, d'influence sur le cadre juridique et de retombées économiques. C'est ce que nous proposons dans le rapport, qui identifie deux priorités.

Premièrement, faire de l'exploitation des ressources spatiales une priorité stratégique, ce qui implique d'abord de le dire, et ensuite de s'y tenir. L'occasion se présentera bientôt, avec le sommet de l'espace prévu à Séville en novembre.

Deuxièmement, adapter rapidement le cadre juridique français et européen. Le véritable enjeu n'est pas celui de l'appropriation, qui aura lieu, mais de ses modalités (faut-il des quotas ? quel régime fiscal ?, etc.) et c'est là que nous avons une vision à défendre. Ne perdons pas de temps. L'idéal serait d'agir au niveau européen, mais rien n'interdit de montrer la voie au niveau national. Nous l'avons déjà fait en 2008 avec la loi sur les opérations spatiales (LOS), qui concerne les lanceurs et les satellites, et devrait être bientôt révisée : pourquoi ne pas saisir l'occasion ?

Quelques mots de conclusion, si vous me le permettez. Avec les ressources spatiales, l'Europe et la France disposent d'une précieuse carte à jouer. Et pourtant, le sujet est totalement absent du discours politique, et ne figure dans aucun document stratégique. Pourquoi ?

Est-ce par méconnaissance ? Pour le grand public, de toute évidence, mais les décideurs politiques, eux, peuvent difficilement ignorer ce qui se passe aux États-Unis, les études publiées, les projets lancés, les contrats signés. Au fond, si le sujet est si difficile à assumer, c'est peut-être parce qu'il touche à nos tabous politiques, comme le retour géographique ou le protectionnisme. Les États-Unis, comme leur nom l'indique, n'ont pas ce problème.

Peut-être craint-on aussi de toucher à des valeurs morales, tant le terme même d'« exploitation des ressources spatiales » renvoie, presque de façon réflexe, à un imaginaire négatif. Et pourtant, il y a là beaucoup de préjugés et de transpositions un peu trop rapides. Il n'y a pas de vie sur la Lune, le sol est radioactif et l'atmosphère martienne n'a pas peur du CO2. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas se soucier de l'environnement - les enjeux sont majeurs -, mais juste qu'on ne peut pas transposer tels quels des concepts comme la « nature », la « pollution » ou la « biodiversité ». Et il n'y a pas non plus de peuples à « exploiter », de pays à « coloniser », de richesses à « piller ». Il faut savoir raison garder. Le sujet mérite un débat apaisé, et un débat apaisé, c'est un débat informé. Nous espérons que ce rapport pourra y contribuer.

M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour vos explications et pour la qualité de votre travail, sur un sujet original qui porte l'image de notre délégation et du Sénat auprès de nouveaux interlocuteurs. Lors de l'audition de la semaine dernière, le Général Michel Frielding pointait un paradoxe : alors que les solutions à la plupart des problèmes que nous aurons à résoudre demain, ici sur Terre, se trouvent dans l'espace, le sujet est pourtant peu présent dans le débat public. Pourquoi ? Quelles solutions pourrait-on imaginer, par exemple en matière de lutte contre le changement climatique ? Ma deuxième question concerne l'horizon temporel : entre la prise de conscience et les décisions concrètes, le chemin est très long. Voyez-vous de possibles mesures à court terme, y compris dans le domaine législatif, que nous pourrions proposer ?

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je suis cette année auditrice à l'IHEDN, dans la spécialité « sécurité et défense économique ». Dans toutes nos conférences, dont le fil rouge était la souveraineté, l'espace était présent en filigrane, mais jamais comme un thème en soi. Par exemple, lors d'une conférence sur la criticité des métaux, les intervenants ont évoqué les tensions liées à l'approvisionnement, les solutions envisageables comme la réouverture d'anciennes mines, ainsi que les questions d'acceptabilité sociale, mais jamais il n'a été dit, même sous forme d'ouverture, que ces ressources pouvaient aussi exister ailleurs que sur Terre, dans l'espace.

Certes, l'horizon n'est pas le même : les besoins sur Terre sont à court terme, et les enjeux des ressources spatiales sont à moyen terme. Mais pour la Lune, c'est aussi du court terme, car nous y serons d'ici 2030 - je dis « nous », mais ce sera les États-Unis et la Chine, et vous pouvez ici oublier les Européens. Nous n'avons même pas de lanceur, et notre filière industrielle ne va pas se transformer du jour au lendemain pour se mettre à fonctionner « à l'américaine ». Cela prendra des années.

Une fois que nous serons sur la Lune, il sera plus simple d'aller sur Mars. Quant aux astéroïdes, à défaut de pouvoir les exploiter, nous savons déjà y aller : je vous rappelle le succès de l'ESA avec la mission de Rosetta et Philae.

S'agissant des évolutions juridiques, ce que nous retenons de notre déplacement au Luxembourg, c'est le pragmatisme de leur initiative : le gouvernement cherchait à diversifier l'économie, il avait identifié les ressources spatiales comme un sujet d'avenir, et personne d'autre en Europe ne s'était encore positionné sur le sujet. C'est ce qui a conduit à la loi adoptée en 2017, qui dispose que les ressources spatiales sont susceptibles d'appropriation par toute entreprise engagée dans une activité d'exploitation commerciale. À ce jour, le Luxembourg n'a été suivi par aucun autre pays européen, mais d'autres pays dans le monde, comme le Japon et les Émirats arabes unis, ont adopté des lois similaires.

Pour l'instant, la France se contente d'en appeler à un traité international, mais nous pensons que nous n'avons plus le temps d'attendre, car l'espace est un enjeu géostratégique vital, pour nos télécommunications, pour notre sécurité. Il ne faut pas passer à côté des évolutions actuelles.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le paradoxe que vous évoquez, c'est-à-dire le relatif désintérêt que l'espace suscite dans le débat public, me semble aussi pouvoir s'expliquer par la chute drastique de la culture générale scientifique dans la population. Nous avons les yeux rivés sur nos téléphones mais nous ne réalisons pas à quel point toutes les technologies dont nous bénéficions sur ces appareils dépendent de l'espace. Pour améliorer la culture scientifique, il y a des mesures à prendre dès l'école.

Une autre explication à ce paradoxe, c'est notre incapacité à comprendre et à agir vite. Le Luxembourg est un petit pays, mais il a tout de suite compris que c'est dans l'espace que se trouvaient les actifs valorisables de demain. Ce n'est pas un hasard si les acteurs qui bouleversent aujourd'hui le secteur spatial, comme SpaceX ou Blue Origin, ont été créés par des entrepreneurs du numérique : ils comprennent bien toute la valeur du big data, tout ce qu'on pourra faire demain grâce aux données - je pense par exemple à l'agriculture ou à la viticulture. Ils pratiquent aussi le test and learn, ils acceptent l'échec, ils apprennent et ils avancent. Nous en sommes incapables. Résultat : cette année, SpaceX fera décoller 100 fusées, et nous ne sommes mêmes pas sûrs qu'Ariane 6 puisse effectuer un seul vol.

Sur la question des évolutions juridiques, je suis sûr que si nous parvenons à faire du sujet un « objet politique », nous trouverons sans peine un véhicule législatif.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Sur ce sujet, une révision de la loi de 2008 sur les opérations spatiales est en préparation. Le Gouvernement a ses propres priorités, et les ressources spatiales n'en font pas partie. Ceci dit, si le Parlement se saisissait du sujet, le Gouvernement pourrait tout à fait se montrer ouvert. Cela pourrait par exemple prendre la forme d'une proposition de loi.

M. Mathieu Darnaud, président. - Se pose aussi la question de l'harmonisation juridique. Mais une chose est sûre : si on ne fabrique pas le droit ici, on devra se conformer au droit fabriqué par ceux qui auront pris l'initiative.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il en va du cadre légal comme des normes techniques et de tout le reste : les premiers arrivés fixeront les règles du jeu.

M. René-Paul Savary. - Tout cela me semble relever, au final, d'une absence de vision. Je suis membre d'une mission d'information sur les biocarburants : les échéances sont comparables, pas avant 2050 nous dit-on, les sujets se rejoignent - produire de l'électricité avec de l'eau, de l'hydrogène, de la biomasse, etc. N'y aurait-il pas un lien à faire ? Transformer les ressources de la Terre nous coûtera très cher : ne pourrait-on pas aller en trouver ailleurs ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison sur le principe, mais ensuite se pose la question de la rentabilité économique et de la faisabilité technique : en l'état actuel des technologies, rapatrier sur Terre des ressources spatiales en grandes quantités aurait un coût astronomique - sans mauvais jeu de mots - et donc rédhibitoire. En revanche, sur d'autres sujets, l'horizon est beaucoup plus court. C'est notamment le cas de la production en microgravité : le rapport évoque par exemple du vin produit à partir de plants de vigne qui avaient été envoyés à bord de l'ISS pour augmenter leur résistance. Beaucoup de choses peuvent se faire dans ce domaine, en médecine, production de matériaux, etc.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La comparaison avec l'horizon temporel de la transition énergétique est également pertinente car, en effet, les technologies sont parfois les mêmes. À plus long terme encore, il y a la possibilité d'utiliser l'hélium-3 lunaire pour la fusion nucléaire sur Terre, mais cela reste extrêmement hypothétique. Une chose est sûre : pour les lancements, il faut renoncer à l'idée de la propulsion électrique, qui ne fournira jamais assez de puissance. On retrouve d'ailleurs le même problème pour le transport routier sur Terre : les constructeurs ont bien compris que pour les plus gros véhicules, la solution n'était pas dans l'électricité, mais plutôt dans le GPL ou l'hydrogène.

Les pieds de vigne envoyés pendant plus d'un an à bord de l'ISS ont développé naturellement une plus grande résistance à de nombreux facteurs, y compris des maladies. Pourquoi ? Parce qu'avec la microgravité, ils ont été soumis à un stress encore plus important, et se sont adaptés. La microgravité permet aussi de fabriquer des médicaments, de mener des expériences impossibles sur Terre, etc.

M. François Bonneau. - Merci pour ce rapport qui nous permet de prendre de la hauteur et de prendre la mesure d'un nouveau potentiel. Cependant, on agrège ici beaucoup de choses techniquement faisables, mais à quelles conditions et dans quel délai ? Il y a certes des ressources sur la Lune et sur Mars, mais les conditions y sont très hostiles pour un équipage.

M. Bernard Fialaire. - Dans cette nouvelle conquête de l'Ouest, le problème qui va bientôt se poser est celui de la patrimonialité : les premiers arrivés vont-ils s'approprier les ressources ? Ne pourrait-on pas promouvoir une approche différente, fondée sur l'idée d'un patrimoine commun ? Nous pourrions ici trouver des alliés parmi les pays émergents, notamment en Afrique. Il faut faire de la diplomatie.

M. Daniel Gueret. - Le problème fondamental, c'est celui de la volonté politique. Le sommet de l'espace de novembre 2023 serait pour l'Europe l'occasion d'affirmer au moins une direction, de lancer un signal. Au niveau national, je comprends de vos propos qu'il ne faut pas attendre d'initiative de la part du Gouvernement. Va-t-on attendre que le droit nous soit imposé par d'autres, comme la Chine ?

Mme Cécile Cukierman. - Bravo pour la synthèse de votre rapport qui permet de se plonger avec attention dans un sujet qui, sinon, pourrait ne pas être simple. S'agissant des coûts d'accès à l'espace, quel est le blocage aujourd'hui ? Est-ce le prix du carburant, qu'on pourrait alors fabriquer dans l'espace pour faire des économies ? Est-ce le manque de volonté politique en France et en Europe, qui a abouti à ce que nous soyons aujourd'hui privés d'un lanceur ? Et est-ce qu'il n'est pas trop tard ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - S'agissant de la diplomatie internationale, nous pourrions en effet trouver des alliés parmi les pays émergents, en Afrique, en Amérique du Sud et ailleurs. Mais avancer dans le cadre des Nations Unies sera difficile, dès lors que d'autres grandes puissances spatiales ont décidé de faire cavalier seul.

Ce sera d'autant plus difficile que nous ne sommes même pas capables de nous mettre d'accord au niveau européen. En faisant ce rapport, j'ai pris la mesure du blocage franco-allemand au sujet des lanceurs, et cela m'effraie énormément, car tout le reste en dépend. Nous avons tellement peur que nos acteurs historiques s'écroulent que nous en sommes paralysés. De fait, ceux-ci sont très dépendants des programmes publics, et le contraste est frappant avec les nouveaux acteurs américains : l'agilité, la rapidité, la jeunesse de leurs ingénieurs, le droit du travail aussi. C'est l'histoire de la révolution numérique qui se répète.

Alors, comment fait-on pour revenir dans la course ? Combien cela coûtera-t-il ? Eh bien cela coûtera cher, et le retour sur investissement est purement hypothétique. Mais cela correspond à un modèle - celui des pays qui ont confiance en eux, comme la Chine et les États-Unis. Il faut y aller, il faut tester, il faut avancer - et à un moment, le retour sur investissement est là, et entre-temps, vous aurez réussi à abaisser les coûts. C'est une sorte de prophétie auto-réalisatrice. Mais en Europe, nos sociétés historiques, souvent issues d'entreprises publiques, ne sont pas adaptées à cette manière de penser.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Une petite lueur d'espoir, tout de même : on nous dit souvent que l'espace coûte cher, mais en réalité, les sommes en jeu ne sont pas si importantes. Aujourd'hui, le budget de l'exploration spatiale en Europe, c'est un milliard d'euros par an, à comparer avec les 40 milliards d'euros de R&D de l'industrie pharmaceutique, et les 60 milliards d'euros de la R&D de l'industrie automobile. Les États-Unis, eux, dépensent 14 milliards d'euros par an pour l'exploration spatiale.

Si nous ne dépensions ne serait-ce qu'un milliard d'euros supplémentaire chaque années, nous pourrions doubler notre budget en matière d'exploration spatiale. Et avec le peu que nous dépensons aujourd'hui pour notre politique spatiale, nous sommes déjà capables de faire énormément de choses, par exemple en matière d'observation de la Terre : c'est très encourageant.

Ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'un sursaut : il faut décider de faire de ce sujet un enjeu de compétitivité, y mettre un tout petit peu de moyens, y aller vraiment. Nous avons tout le reste, et notamment des talents, à qui il manque seulement un environnement qui leur permette d'oser.

M. Mathieu Darnaud, président. - Vous avez su faire preuve de pédagogie sur un sujet dont tout le monde conviendra qu'il est à la fois technique et complexe. Nous serons très attentifs aux suites qui pourront être données à votre rapport, notamment sur le plan législatif.

Le rapport est adopté à l'unanimité.

La réunion est close à 10 h 10.