Jeudi 25 mai 2023

- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Audition du général Michel Friedling

M. Mathieu Darnaud, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir le général Michel Friedling, qui est à la fois ancien commandant de l'espace et cofondateur de la société Look Up Space spécialisée dans les données de surveillance de l'espace. Nos collègues Christine Lavarde et Vanina Paoli-Gagin travaillent depuis près d'un an sur un rapport consacré à l'exploitation des ressources spatiales qu'elles présenteront la semaine prochaine. Je veux les remercier car je sais qu'elles ont beaucoup travaillé sur ce sujet.

Peut-être avez-vous l'impression qu'il relève de la science-fiction, mais il n'en est rien. Avant d'aller chercher du lithium sur des astéroïdes ou de construire des usines sur Mars, nous irons sur la Lune. Si nous voulons y rester plus de quelques heures, nous devrons forcément utiliser les ressources disponibles sur place, à commencer par l'eau glacée située au fond des cratères pour fabriquer de l'oxygène et du carburant. De telles actions sont envisagées pour 2030, autrement dit pour demain.

En revanche, tandis que les Etats-Unis et la Chine font la course en tête, nos entreprises voient les opportunités leur échapper. Le sujet des ressources spatiales n'est qu'une nouvelle illustration de deux tendances : d'une part, la militarisation de l'espace, terrain d'affrontement stratégique ; d'autre part, la place croissante des acteurs privés avec l'émergence du New Space.

Mon général, vous avez été le premier commandant de la Space Force à la française créée en 2019. Si vous êtes aujourd'hui retraité, votre expérience n'en est pas moins précieuse pour prendre la mesure des nouveaux défis et menaces que représente l'espace. Avec Look Up Space, vous êtes désormais du côté des entreprises. Quel est votre marché ? À quels besoins répondez-vous ? Le soutien public en France et en Europe est-il à la hauteur de son équivalent américain ? Comment ne pas passer à côté des futures opportunités économiques qui sont autant de leviers d'importance stratégique pour notre pays ?

L'un des points communs entre ces deux univers réside dans l'importance cruciale de la maîtrise des données. Je vous laisse la parole pour nous parler de ce sujet et d'autres.

Général Michel Friedling, ancien commandant de l'Espace, cofondateur de Look Up Space - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Le sujet est vaste et son intitulé m'a beaucoup donné à réfléchir. J'ai décidé de commencer par planter le décor et de terminer par Look Up Space et les enjeux de surveillance de l'espace, tout en ouvrant la porte sur d'autres sujets.

Je commencerai par rappeler un événement historique. En mai 1960, au-dessus de l'URSS, un U-2 américain a été abattu par les Russes et son pilote, Gary Powers, fait prisonnier. Au paroxysme de la Guerre froide, l'enjeu consistait pour les deux protagonistes à connaître le territoire ennemi, ses dispositifs, l'emplacement des sites de lancement des missiles balistiques, etc. Le renseignement était fait grâce aux avions.

Cependant, les Américains ont arrêté de survoler le territoire soviétique aussitôt après l'arrestation de Powers. En contrepartie, ils ont accéléré leur programme spatial. Le programme Corona a ainsi donné lieu peu après au premier lancement de satellite de reconnaissance américain, le Discover 14. En quelques heures de mission, celui-ci a rapporté des photographies de quatre millions de km2 de territoire soviétique, surface qu'un avion U-2 aurait couverte en 24 missions. Les analystes américains ont ainsi pu reconnaître 64 aérodromes militaires et identifier 26 sites de missiles sol-air. Le programme Corona a donné lieu, en une dizaine d'années, à plus de 145 missions ayant couvert plus de 88 fois le territoire soviétique. Celles-ci ont permis d'élaborer une cartographie exhaustive, de localiser tous les sites de missiles balistiques soviétiques, les sites antimissiles, les bases navales et sous-marines ainsi que des sites militaro-industriels ignorés jusqu'alors.

Cette anecdote montre combien, dès l'origine, le spatial et la donnée ont été intrinsèquement mêlés. Tous ces renseignements sont en effet fondés sur des téraoctets de données.

Aujourd'hui, que ce soit pour des applications militaires ou civiles, l'espace offre des infrastructures démocratisées, de plus en plus mises en oeuvre par des acteurs privés à des fins commerciales. Celles-ci fournissent des quantités extraordinaires de données utilisées à des fins institutionnelles, gouvernementales, commerciales, dans tous les domaines.

Ce phénomène s'accélère, comme en témoigne le dernier rapport consacré au marché aval d'observation de la Terre et au GNSS (géolocalisation et navigation par un système de satellites), c'est-à-dire au système de navigation, de positionnement et de synchronisation par satellite donné par GPS (Global Positioning System), Galileo, Glonass et Beidou. Ce rapport de l'Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (EUPSA) montre que le marché des dispositifs GNSS passera de 6 milliards d'unités en 2021 à 11 milliards en 2031. Les recettes du marché aval devraient passer de 200 à 500 milliards d'euros et les livraisons de récepteurs GNSS de 2 à 2,5 milliards d'unités annuelles sur la même période.

Le marché d'observation de la Terre comporte deux volets : les données et les services élaborés à partir de la donnée. Ce marché présente une croissance régulière et devrait doubler durant la prochaine décennie sous l'impulsion de différents facteurs :

- les évolutions politiques européennes et mondiales en matière de climat (Green Deal, Accord de Paris) ;

- les besoins croissants dans tous les domaines ;

- le recours de plus en plus large aux opérateurs privés et commerciaux par des acteurs institutionnels, notamment en matière de défense ;

- les avancées technologiques, notamment le développement très rapide du cloud computing, du storage, du machine learning et de l'intelligence artificielle.

Le spatial est devenu l'élément central de la digitalisation du monde via ses infrastructures de plus en plus accessibles mais aussi grâce aux ruptures permises par le cloud computing et la connectivité.

L'usage du cloud computing est un fait majeur : les fonctions de servitude, comprenant le stockage des données et les logiciels, sont séparées des fonctions d'exécution. Les grands acteurs américains ont une position ultra dominante dans ce domaine. Ils déploient de grandes infrastructures de cloud computing nécessitant une connectivité mondiale. Aujourd'hui, celle-ci repose essentiellement sur des câbles sous-marins où transitent 99 % des échanges intercontinentaux.

Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) possèdent, en pleine propriété ou en copropriété 37 des câbles continentaux sous-marins existants ou en projet. Alphabet et Meta ont fait le choix des câbles sous-marins. Alphabet en possède 21, tandis que Meta en possède 17. À l'inverse, Amazon et Microsoft ne disposent que de 6 et de 5 câbles sous-marins respectivement, dont aucun en propriété exclusive, puisqu'ils ont fait le choix des infrastructures spatiales.

Ainsi, nous assistons à une alliance entre SpaceX, avec Starlink, et Microsoft, deuxième acteur mondial du cloud computing. Celle-ci bénéficie du très fort soutien du Département de la Défense américain, qui a signé un contrat Joint Enterprise Defense Infrastructure (JEDI) de dix milliards d'euros pour la réfection des systèmes d'information basés sur les infrastructures spatiales. Elle est fondée sur une vision commune : le développement technologique et numérique spatial, qui forme le pivot du projet Joint All-Domain Command and Control (JADC2) alliant la connectivité à l'échelle mondiale et des besoins de traitement, de stockage et de dissémination en masse.

Microsoft a également développé Azure Orbital, une offre de services à destination du secteur spatial qui, avec la santé, constitue le plus gros fournisseur de donnés mondial.

De son côté, Amazon déploie également une infrastructure avec le projet Kuiper, qui accuse un peu de retard sur celui d'Elon Musk. Amazon est le leader mondial du cloud computing avec 33 % de parts de marché et déploie une constellation de 3 000 satellites, tout en développant AWS Space, une offre de cloud computing assez semblable à celle d'Azure Orbital.

Ces deux acteurs sont en passe d'acquérir une position très dominante dans ce domaine et présentent leurs offres dans tous les salons spatiaux.

Le nombre de satellites actifs en orbite connaît par ailleurs une croissance quasiment exponentielle. Le dernier rapport de l'Agence spatiale européenne (ESA) sur l'environnement orbital de la Terre est assez effrayant : nous sommes passés en quelques années de moins de 2 000 à environ 8 000 satellites actifs. À la fin de la décennie, plusieurs dizaines de milliers de satellites seront actifs dans la même zone orbitale, soit entre 400 et 1 200 km, ce qui pose des problèmes de congestion du trafic spatial.

De plus, Iris2, le projet souverain européen de connectivité poussé par le Commissaire Thierry Breton, doit encore être mis en oeuvre. La Chine mise sur un projet équivalent, Guo Wang, qui devrait compter 13 000 satellites. Absente de ce segment jusqu'à maintenant, la Russie lance également un projet de connectivité à l'échelle mondiale. Ces projets se situent dans les orbites basses afin de bénéficier de temps de latence très faibles entre les stations au sol et les satellites. À l'inverse, les satellites géostationnaires que nous connaissions se situent à 36 000 km de la Terre.

Les perspectives sont donc importantes. Les technologies de communication optique, entre satellites, permettent désormais de se passer de structures au sol. Un basculement s'initie des infrastructures terrestres, vulnérables et coûteuses, vers des infrastructures spatiales.

Les satellites chinois développent actuellement des capacités de vol en orbite. Le deuxième vol expérimental longue durée de l'avion spatial chinois vient de se terminer. Dernièrement, une situation conflictuelle a eu lieu entre des satellites russes et américains. Elle a duré quelques mois. Depuis fin 2022, une nouvelle situation de ce type est apparue. Cependant, le rapprochement orbital est une technologie maîtrisée de longue date. Elle avait été un peu délaissée, mais revient aujourd'hui avec des applications militaires importantes.

J'en viens à présent à Look Up Space, société que j'ai cofondée avec l'ancien chef du service de surveillance du CNES, Juan Carlos Dolado Pérez. Celui-ci était chargé du suivi des objets en orbite basse et des calculs de conjonction de collision possibles entre ces objets à des fins civiles. Il fournissait un service d'anticollision, qui a été incorporé dans le European Space Surveillance and Tracking (EUSST), un service de la Commission européenne.

Juan Carlos est un expert international de la question des débris. En effet, depuis le début de l'activité spatiale humaine, les débris spatiaux se sont multipliés. Ainsi, lorsque Spoutnik 1 est lancé dans l'espace en 1957, la capsule, la coiffe et le dernier étage de la fusée ayant lancé le satellite sont restés dans l'espace, soit trois objets.

En orbite basse circulent des milliers d'objets de grande taille, souvent d'anciens satellites morts, non désorbités, ou des étages de fusée, mais également des objets de taille inférieure, de quelques millimètres seulement. Ces objets se déplacent à 28 000 km/h. Un débris métallique d'un centimètre possède ainsi la même énergie cinétique qu'une boule de bowling lancée à 100 km/h.

En orbite sont présents plus de 36 000 débris de plus de dix centimètres, dont 22 000 seulement sont répertoriés et suivis, plus d'un million d'objets de plus d'un centimètre et environ cent millions d'objets de moins d'un centimètre selon les évaluations statistiques. Nous savons protéger les infrastructures spatiales contre ces derniers grâce à des blindages. Nous savons également détecter les objets de plus de dix centimètres et manoeuvrer pour les éviter. Cependant, nous ne savons ni détecter ni arrêter les objets entre un et dix centimètres.

Les débris résultent soit de l'activité humaine classique, soit d'incidents comme les collisions entre satellites, soit de tirs de missiles comme ceux effectués par la Chine en 2007 ou par la Russie en 2021.

Nous avons décidé de contribuer à résoudre ce problème. Look Up Space est une société engagée en faveur de la pérennité des activités spatiales en orbite, compte tenu de leur importance pour notre activité économique et notre avenir terrestre. En effet, l'avenir de la Terre se joue dans l'espace et l'avenir de l'espace se joue sur Terre, notamment pour contribuer à comprendre les enjeux climatiques.

Notre solution consiste dans le développement d'un radar dédié à la surveillance de l'espace. Celui-ci sera capable de détecter les objets de taille centimétrique, ce qui n'est pas encore possible en Europe.

Ensuite, nous développerons un réseau de radars en bénéficiant de l'avantage stratégique de nos territoires d'outre-mer. Ce réseau permettra de détecter l'ensemble des objets en orbite. Ainsi, il collectera des quantités phénoménales de données que nous devrons rapatrier, sécuriser et traiter pour en tirer de l'information.

Nous avons ainsi constitué un consortium avec deux acteurs industriels et neuf sous-traitants qui regroupent des PME, des ETI et des centres de recherches français pour développer la partie radar. Concernant la partie digitale, nous développons une plateforme numérique assez innovante, avec la capacité à traiter des données massivement. Nous n'utilisons pas les buzzwords « machine learning » et « intelligence artificielle » mais nous disposons d'algorithmes propriétaires pour calculer en temps réel des conjonctions de collisions possibles et pour détecter et caractériser les comportements inhabituels dans l'espace. Ces besoins relèvent plutôt de la défense.

Nous souhaitons devenir un des leaders mondiaux de la surveillance de l'espace et de la sécurité des activités spatiales en orbite. Le marché n'est pas encore structuré. Nous terminons actuellement notre levée de fonds, qui s'adresse à des fonds français et européens exclusivement, pour des raisons de souveraineté. Le seul acteur aujourd'hui capable de réaliser ces activités est une start-up américaine créée en 2017, qui a déjà levé 82 millions de dollars. Notre levée de fonds est beaucoup plus modeste, mais nous sommes soutenus par l'État français : nous attendons la décision finale de France 2030 pour la subvention du projet. En effet, le ministère des Armées est fortement intéressé par Look Up Space.

Lors de la levée de fonds, nous avons été confrontés à deux difficultés. D'abord, la souveraineté n'est pas un atout du point de vue des fonds d'investissement, contrairement à ce que nous pensions au départ. Au contraire, elle constitue un handicap car elle empêche la revente à des acteurs étrangers. Ensuite, l'existence même d'un marché suscite de fortes inquiétudes, celui-ci restant relativement réduit. Néanmoins, d'année en année, les études rehaussent son montant global à l'horizon 2030 : en deux ans, il est passé de 600 millions à 2 milliards de dollars. Ces chiffres restent cependant faibles : à titre de comparaison, le marché du jeu vidéo en France représente 5 milliards d'euros.

Nous avons la conviction que le marché, néanmoins, se constituera, du fait des besoins très forts qui se font déjà sentir. De nombreux acteurs se soucient peu de ce qui se déroule dans l'espace. Pour le moment, certains acceptent de perdre des plateformes et de les remplacer. Néanmoins, un besoin de régulation se fera sentir, en raison de la pollution de l'espace et des pertes engendrées par les débris.

De plus, plusieurs entreprises américaines souhaitent développer des stations spatiales orbitales privées qui coûteront des dizaines de milliards de dollars. Ces entreprises ne pourront pas se permettre de perdre leurs infrastructures et auront besoin d'acteurs comme Look Up Space pour assurer leur sécurité.

Le marché d'observation de la Terre a suivi la même dynamique. Ce marché n'existait pas : l'observation était faite par des satellites de renseignement gouvernementaux et institutionnels. Petit à petit, des acteurs privés se sont installés. Aujourd'hui, ce marché brasse des sommes considérables et soutient régulièrement les acteurs publics, comme nous l'avons vu récemment en Ukraine.

Des débats sont en cours concernant la structuration du marché. Je reviens de Bruxelles, où j'assistais à une séance de travail entre la Commission européenne et les acteurs industriels de la surveillance de l'espace. Au même moment, un communiqué de la réunion des ministres de l'Espace à Bruxelles affirmait l'importance du space traffic management qui couvre la partie surveillance et régulation. Il présage sans doute l'arrivée de fonds de financement européens pour soutenir l'émergence d'un écosystème privé dont Look Up Space fera partie.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteure. - Nous avons déjà perdu la bataille des données personnelles en Europe. Vos propos laissent penser que nous allons perdre celle des données professionnelles. Je m'inquiète que nous en soyons encore au stade de la réflexion, sachant que la basse orbite constitue un espace limité. Les first movers vont occuper le terrain, laissant peu d'espace aux acteurs européens.

Par ailleurs, j'aimerais savoir si des sociétés comme SpaceAble, qui déploient des logiciels de régulation du trafic en basse orbite, et tout l'écosystème New Space français sont suffisamment financés. Ne faudrait-il pas structurer des fonds européens de première importance pour répondre au manque de capitaux empêchant l'émergence d'acteurs français et européens ? Le nouveau marché européen devrait selon moi aider à trouver des financements. Qu'en pensez-vous ?

Général Michel Friedling. - Les orbites basses sont en effet des espaces convoités et contestés. J'avais l'habitude de parler de foncier spectro-orbital. Une course de vitesse est engagée : le premier arrivé sera le premier servi. Je salue l'énergie que le Commissaire Thierry Breton a mise dans le déploiement d'une constellation de connectivité européenne souveraine, qui répond à la fois à des besoins civils, institutionnels et militaires. Une partie peut rentrer dans le programme de communication satellitaire gouvernementale, mais il s'agit aussi d'un instrument de soft power. L'Europe pourra ainsi offrir de l'Internet haut débit à des zones reculées partout dans le monde et concurrencer les États-Unis et la Chine.

Néanmoins, la question est aussi celle des infrastructures numériques. Déployer une constellation ne suffit pas : l'infrastructure numérique doit permettre de stocker les données et de faire des calculs au sein du cloud. Les consortiums en cours de constitution dans le cadre d'Iris2 devraient intégrer les grands acteurs du numérique, et pas seulement des acteurs du spatial et de la télécommunication. Il faut faire émerger des équivalents de Microsoft et de Google.

J'ai un peu abordé cette question lorsque j'ai parlé de l'offre et de la demande : nous avons rencontré des difficultés à convaincre certains fonds d'investissement qu'un nouveau marché se constituera. En Europe, nous pensons que la demande génère l'offre, alors qu'aux États-Unis, l'offre crée la demande. Les Américains prennent donc plus de risques, alors qu'en Europe, les fonds d'investissement refusent de suivre les projets qu'ils jugent trop prospectifs.

J'ai participé, il y a deux ou trois ans, aux débats concernant la nécessité de créer une constellation de connectivité européenne. J'ai défendu ce projet, tandis que ses détracteurs pointaient l'absence de marché, de modèle économique, les coûts, etc. Je ne pense pas que ce soit de bons arguments. L'enjeu de souveraineté et l'enjeu technologique l'emportaient.

Le débat européen concernant le vol habité et l'exploration spatiale suit la même pente. Nous étions très fiers d'avoir ajouté une caméra sur un rover américain, alors qu'une telle action n'inspire pas les citoyens, contrairement au vol habité ou aux stations spatiales. À l'échelle européenne, il n'est pas impensable de promouvoir de tels projets. Il faut convaincre de leur utilité.

Je prends souvent l'exemple des grandes découvertes. Quand le roi Henri du Portugal lance des vaisseaux, il prend un risque. Or, ce risque a fait du Portugal une grande nation pendant deux siècles. Il faut prendre à notre tour un risque, sans toujours savoir objectiver ce que nos actions nous rapporteront. Les pays absents, en tout cas, prendront un retard colossal.

Concernant les fonds d'investissement, j'ai pu constater en recherchant des investisseurs que la Deep Tech, en France, est très compliquée à financer en cas de développement d'infrastructures demandant des investissements lourds. Le développement du réseau de Look Up Space nécessite 100 millions d'euros. Les fonds d'investissement Deep Tech français préfèrent les projets de « SaS », software as service, qui reposent sur une équipe de développeurs, sans investissements lourds ni infrastructure. Beaucoup de fonds d'investissement nous proposaient de revenir lors de la deuxième levée de fonds, une fois les premiers risques amortis.

Par ailleurs, beaucoup de fonds d'investissement sont mal à l'aise avec les idées de défense et de souveraineté.

En outre, nous manquons en Europe de fonds d'investissement ayant des capacités équivalentes aux fonds américains, britanniques ou moyen-orientaux. La recherche de développements rapides et d'investissements puissants nécessite d'aller dans ces pays.

Néanmoins, la volonté politique est très forte et des mécanismes ont été mis en place. Le Commandement de l'espace a été créé en France. La Commission européenne fait preuve d'un fort intérêt pour l'espace et le directeur de l'ESA fait preuve d'ambition. Une dynamique a été créée. Néanmoins, les outils et les courroies de transmission manquent encore, en termes d'organisation de la gouvernance comme en termes de financement.

Ensuite, nous pourrions aller plus loin. France 2030 est un outil formidable. Nous allons bénéficier de 60 % de subvention pour développer nos démonstrateurs. Mais, pour obtenir un euro de subvention, il faut lever un euro de fonds propres. Or, dans d'autres pays, ces conditions de fonds propres n'existent pas, tant que le projet est jugé crédible.

Aux États-Unis, la commande publique, qui ressemble à des subventions déguisées, finance généreusement les projets. Ainsi, en quelques années, des géants peuvent naître. Outre SpaceX, Axiom, Voyager et Sierra Space développent des programmes de stations spatiales financés par le Département de la Défense américain ou par la NASA sans conditions particulières, ce qui leur permet de lever des fonds par la suite. De même, des géants de l'imagerie satellitaire comme Maxar ou Planet ont bénéficié de contrats très importants du Département de la Défense pour l'achat d'imagerie. Ce principe est vertueux car il est réversible et permet aux entreprises de se développer et d'innover, engendrant des retours sur investissement pour le client institutionnel.

Ainsi, lors de la discussion que nous avons eue hier à Bruxelles avec la Commission, nous avons exprimé notre crainte que le service public proposé par l'Europe en matière de surveillance de l'espace soit trop ambitieux. En effet, nous partageons la volonté parfaitement légitime de développer la souveraineté européenne dans ce domaine tout en fournissant une forme de service public d'anticollision. Cependant, la volonté de la Commission d'acheter des données issues des capteurs que nous déploierons à des prix assez modestes pour un service de très haut niveau, non limité aux États membres de l'Union européenne, empêchera de faire émerger un réel écosystème privé. Un tel fonctionnement tuerait les acteurs émergents sur lesquels la Commission compte pourtant.

Il existe en France de nombreux acteurs privés. Certains sont des industriels installés comme Safran ou Ariane, d'autres des acteurs émergents comme SpaceAble, Share My Space ou Look Up Space. Comme dans le domaine du lancement, les acteurs sont trop nombreux : d'une manière ou d'une autre, le marché se consolidera.

Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Vous avez évoqué la réunion qui s'est tenue lundi au niveau européen. Outre les acteurs privés, pourriez-vous revenir sur le rôle des acteurs institutionnels et étatiques en matière d'espace. Quelle place la France occupe-t-elle parmi eux ? Sommes-nous en retrait, absents, ou au contraire chefs de file sur certains secteurs spécifiques ?

Général Michel Friedling. - J'ai publié avant-hier une tribune avec Jean-Baptiste Djebbari sur ce sujet, dans laquelle nous poussons la France vers plus d'ambition. Comme disait Churchill, « Visez la Lune, vous finirez dans les étoiles ».

La France est une grande nation spatiale : elle est même la troisième nation spatiale. En 1965, elle maîtrisait l'accès à l'espace avec ses fusées Diamant et Véronique et elle a mis en orbite le satellite Astérix. La France continue d'avoir des atouts considérables. Nous possédons deux des plus grands industriels mondiaux en matière de satellites, de télécommunication et d'observation, à savoir Airbus et Thales Alenia Space. Nous possédons une volonté politique forte, un écosystème, dit New Space, d'acteurs émergents et une agence spatiale qui concentre des compétences techniques extrêmement fortes.

Néanmoins, nous nous sommes un peu endormis sur nos lauriers. Ce constat a été fait dès 2016 dans le rapport de Geneviève Fioraso. Nous devons prendre exemple sur les Américains : la NASA est passée à une logique de « faire faire » en favorisant l'émergence d'acteurs privés aujourd'hui en pointe. Ainsi, SpaceX a prévu pour 2023 et 2024 environ 200 lancements, alors que l'Europe n'en réalise que cinq cette année.

Tout n'est pas perdu. Néanmoins, comme nous l'avons écrit dans notre tribune, nous sommes en situation de disparition gravitaire.

France 2030 prévoit 1,5 milliard d'euros à destination de l'espace, dont 1 milliard pour des acteurs émergents. Cependant, l'organisation de la gouvernance en France pourrait être améliorée. Par ailleurs, la France ne peut pas porter seule des projets de station spatiale, contrairement à des pays comme les Émirats arabes unis. La question est donc celle de l'ambition européenne et de la place qu'y occupe la France. Nous devons résoudre la question de la gouvernance et de l'organisation au niveau européen, c'est-à-dire articuler les agences nationales et les États membres avec la Commission et l'ESA. Si nous parvenons à avancer sur ces sujets-là, l'Europe peut avoir une véritable ambition spatiale et la France jouer un rôle prépondérant dans ce domaine.

Par ailleurs, la France a été précurseur en matière de surveillance de l'espace et reste leader incontesté en Europe. La France joue un rôle central au sein de l'EUSST, consortium constitué vers 2017 fournissant des services d'anticollision, de rentrée à risque, de fragmentation en orbite. C'est elle qui fournit le plus de données grâce au radar GRAVES développé par le ministère des Armées et que le Commandement de l'espace met en oeuvre. De plus, les calculs de conjonction de collision sont effectués par le CNES.

Ce dispositif évolue. Il se structurera pour monter en gamme et fournir de nouveaux services. Il faut cependant que la France reste leader au sein de l'EUSST. Celui-ci constitue le pendant d'une capacité américaine qui existe déjà au travers du catalogue Space Track et des messages de conjonction de collision fournis gratuitement par les Américains. Dans le secteur commercial, ces derniers détiennent le monopole avec des acteurs comme LeoLabs, ExoAnalytics, SpOC, etc. L'enjeu de compétitivité cache donc un enjeu plus profond de souveraineté.

M. René-Paul Savary. - Vous avez comparé l'exploration spatiale aux grandes découvertes. Une comparaison identique peut-elle être faite entre les infrastructures terrestres et spatiales, entre le cuivre et la fibre ? Les câbles sous-marins disparaîtront-ils à terme ? Les pays sont-ils propriétaires de certains d'entre eux ou dépendons-nous essentiellement des GAFAM ?

Général Michel Friedling. - Je ne suis pas spécialiste des câbles sous-marins. J'imagine qu'il existe des câbles gouvernementaux. Néanmoins, alors que les câbles étaient essentiellement déployés par les opérateurs des télécommunications, ces derniers ont été remplacés par les acteurs du numérique, les GAFAM.

De plus, la constellation Starlink d'Elon Musk compte déjà 1,5 million d'abonnés. Starlink voulait répondre à un appel d'offres du Gouvernement américain pour équiper des zones reculées des États-Unis en accès Internet haut débit, mais n'a pas été autorisé à le faire. Suite à une action en justice, Starlink a remporté une partie de l'appel d'offres. Cet exemple pose la question du remplacement des infrastructures terrestres par des infrastructures spatiales.

J'ai moi-même une modeste propriété en Normandie. Des poteaux en bois qui amenaient le téléphone jusqu'aux zones les plus reculées subsistent encore aujourd'hui, mais ne servent plus. Cependant, des relais 5G sont disponibles un peu partout. La 5G sera bientôt disponible par satellite. Ce changement pose d'autres questions, notamment concernant la soutenabilité de ces infrastructures. À titre personnel, je m'équiperai sans doute d'un terminal Starlink afin d'avoir accès à Internet.

Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Nous aimerions recueillir votre réaction sur certains propos que nous avons pu entendre au cours des auditions que nous avons menées.

La gouvernance française de l'espace est passée d'une tutelle du ministère de la Recherche à une tutelle du ministère de l'Économie en 2019. De plus, le ministère des Armées s'est vu adjoindre la terminologie « Espace ». Qu'en est-il de la lutte d'influence entre les différents pans de l'action gouvernementale ?

Par ailleurs, les questions de contrôle européen et de respect des réglementations sur les aides d'État, dans un secteur qui est bien plus européen que français, brideraient certaines initiatives. Qu'en est-il selon vous ?

Ensuite, que pensez-vous de la règle non écrite du retour géographique dans les discussions entre États membres pour financer des projets ? Certains États ont mis en place un droit particulier sur l'exploitation des ressources lunaires. Nous avons conscience que le premier arrivé bénéficiera de conditions d'implantation très favorables. Des zones militarisées seront-elles créées sur la Lune pour faire respecter le droit de propriété, alors même qu'il subsiste une incertitude juridique sur le cadre qui entoure l'espace lunaire ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteure. - À un niveau plus philosophique, ces sujets sont conditionnés par l'acceptabilité sociale des nouvelles générations. Sentez-vous émerger des forces de résistance ou le sujet est-il encore si particulier pour le grand public que personne ne s'en soucie pour le moment ? N'allons-nous pas nous fracasser sur des forces qui souhaiteraient laisser ces espaces vierges et ne pas reproduire dans l'espace les comportements qui ont généré le dérèglement climatique sur Terre ?

Général Michel Friedling. - Concernant la gouvernance, je pense que nous pouvons toujours faire mieux, comme le soutient notre tribune publiée avec Jean-Baptiste Djebbari. Notre ambition doit être revue à la hausse. Le ministère de l'Économie est devenu le ministère de l'Espace : ce n'est ni une bonne ni une mauvaise chose.

L'espace peut être abordé sous trois angles : scientifique, militaire et économique. Ce dernier concerne le développement du marché aval, le downstream market : il est parfaitement logique. La logique n'est pas de faire mais de « faire faire » en aidant des acteurs émergents à développer ces secteurs économiques. Ces trois tropismes perdurent, sans se rejoindre totalement. Il est difficile en tout cas d'en faire une synthèse.

Le ministère de l'Économie est aujourd'hui responsable de la « politique Espace de la France ». En réalité, le fonctionnement est plus complexe. Il manque en France un organisme interministériel capable de proposer une politique spatiale nationale articulée avec nos partenaires européens et d'en faciliter la mise en oeuvre dans une perspective de co-construction. Il ne s'agit pas d'organiser, comme disait le Général de Gaulle, un comité Théodule, mais de créer une structure fonctionnelle.

Cette structure pourrait s'appeler le Conseil national de l'espace ou le Secrétariat général pour l'espace. Certains pays comme les États-Unis se sont dotés d'une telle structure dès le début de l'aventure spatiale. Le Conseil national de l'espace américain a toujours été présidé par le Vice-Président des États-Unis. Le film L'Étoffe des Héros montre ainsi Lyndon B. Johnson chapeautant les programmes Gemini et Mercury. Ce Conseil national de l'espace a été mis en sommeil puis ravivé tour à tour par Reagan et par Trump. Il a été maintenu par Biden. Il réunit autour de la table tous les ministères concernés : éducation, transports, défense, industrie, économie et commerce. Il s'appuie sur un groupe d'experts associant les industries et les astronautes et produisant des recommandations. Sa structure permanente, très légère, est pilotée par un Secrétaire général, qui est le bras droit du Vice-Président américain. Il en coordonne les travaux et organise ses réunions.

Depuis sa recréation par Trump, le Conseil national de l'espace a émis six ou sept space policy directives qui traitent de sujets aussi divers que la cybersécurité des systèmes spatiaux, la création de la space force américaine, le retour sur la Lune, l'intégration des partenaires commerciaux, la politique de propulsion nucléaire dans l'espace, etc. Il donne des directives qui doivent ensuite être mises en oeuvre par les acteurs institutionnels et privés.

Nous manquons aujourd'hui d'un organisme de ce type qui serait capable, sous l'autorité du Président de la République ou du Premier ministre, d'avoir un rôle équivalent de stimulation du secteur. En effet, nous sommes très forts pour faire des commissions de régulation, moins pour créer des commissions de libération. La création d'un Conseil national de l'énergie et non d'une Commission de régulation de l'énergie aurait sans doute permis d'éviter certaines difficultés actuelles. Néanmoins, mon propos ne vise pas à jeter la pierre aux différents acteurs qui réalisent un travail formidable.

Je ne suis pas certain d'avoir saisi le sens de la question concernant les réglementations. Certains domaines nécessitent évidemment de la régulation, notamment celui du trafic spatial. Il s'agit moins de faire du contrôle spatial, comme le soulignent les débats entre space trafic management et space trafic coordination, que d'imposer un certain nombre de normes. Aujourd'hui, rien n'oblige un opérateur spatial à souscrire à un service d'informations qui contribuera pourtant à sauver ses satellites, et ainsi à la soutenabilité de l'espace futur. Un travail doit être effectué entre les institutions, les assureurs et les opérateurs spatiaux afin de faire émerger des normes de soutenabilité. Il s'agit d'une des conditions d'émergence du secteur privé de surveillance de l'espace.

Concernant la militarisation de la Lune, le traité de l'espace de 1967 l'interdit en principe. Les accords Artemis définissent plusieurs principes. Ils ont été rejoints par un certain nombre de pays, dont la France, et établissent des règles de cohabitation pacifique comparables à celles qui existent en Antarctique, où les bases scientifiques russes, américaines et européennes cohabitent pacifiquement. La question de la militarisation se posera peut-être le jour où l'exploitation des ressources créera des tensions.

La question de l'acceptabilité est suspendue au manque de connaissance du grand public sur le rôle que joue l'espace dans divers domaines comme l'aide au développement, la vie quotidienne ou la lutte contre le réchauffement climatique. Notre tribune avec Jean-Baptiste Djebbari a suscité un certain nombre de commentaires affirmant, en substance, que nous ferions mieux de nous occuper de ce qui se passe sur Terre. Or, la situation sur Terre dépend de celle de l'espace, beaucoup plus que les gens ne le pensent.

Il faut faire de la pédagogie auprès du grand public. J'essaierai d'y contribuer modestement à travers un livre qui doit paraître en octobre et qui expliquera notamment à quoi sert l'espace.

Même si l'espace fait de nouveau rêver grâce à Thomas Pesquet et à Elon Musk, un manque de compréhension des enjeux demeure, même au niveau parlementaire ou au niveau médiatique. Par exemple, un seul journaliste était présent à la conférence de presse ayant suivi la réunion des ministres de l'Espace à Bruxelles hier. La plupart des gens ignorent que le GPS est donné par des systèmes spatiaux, que la synchronisation des transactions bancaires mondiales est faite par satellite ou encore que des horloges atomiques se trouvent à bord des satellites GPS ou Galileo.

M. Mathieu Darnaud, président. - Merci beaucoup, Général. Nous essaierons de faire oeuvre de pédagogie afin de médiatiser ce sujet passionnant. Votre contribution a éclairé les travaux de cette délégation. Je vous remercie de votre présence.

La réunion est close à 9h50.