Mercredi 24 mai 2023

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 13 h 40.

Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique, sur la sobriété énergétique

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous avons l'honneur d'accueillir Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique. Madame la Ministre, votre présence devant l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) atteste de votre engagement sans faille en faveur de la sobriété énergétique. Souvent noyé dans un flot de malentendus, ce sujet a surgi au grand jour ces derniers mois.

L'annonce faite au coeur de l'été dernier de la préparation d'un ambitieux plan de sobriété a d'abord été accueillie par une vague de scepticisme. Cependant, face aux difficultés de notre approvisionnement électrique, notre nation a réussi à naviguer habilement dans les eaux tumultueuses de l'hiver, évitant ainsi les coupures et les délestages. Vous avez ainsi prouvé que la sobriété peut être une arme puissante et efficace pour atteindre les objectifs de réduction de la consommation énergétique et reprendre le contrôle de notre destin énergétique.

Le temps de cette audition étant limité, je passe immédiatement la parole à nos deux collègues rapporteurs de l'étude que l'Office a engagée sur la sobriété énergétique pour un bref propos introductif.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Madame la Ministre, nous sommes très honorés de vous accueillir aujourd'hui pour cette audition qui s'inscrit dans le cadre des travaux que je mène avec Olga Givernet depuis l'automne dernier au nom de l'Office. La commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale a en effet saisi l'OPECST d'une étude sur « les implications en matière de recherche et d'innovation technologique de l'objectif de sobriété énergétique ».

Nous avons d'ores et déjà entendu plus d'une cinquantaine d'acteurs venant du monde industriel, des start-up, de la recherche, de l'université, du milieu associatif et des différentes structures qui réfléchissent à cette notion de sobriété aux contours parfois flous.

Le Gouvernement a mené dans ce domaine une action résolue, concrétisée par la présentation, le 6 octobre dernier, du plan de sobriété énergétique, à l'issue d'une phase de concertation avec les acteurs économiques, les représentants du monde associatif, des énergéticiens, des experts et des élus.

Il s'agissait avant tout de faire face à l'urgence de la crise énergétique européenne provoquée en particulier par l'agression russe en Ukraine et aggravée, dans notre pays, par la découverte du phénomène de corrosion sous contrainte dans certains de nos réacteurs, ayant nécessité leur arrêt. Ces problèmes de corrosion ont donné lieu à une audition publique de l'Office le 27 octobre dernier.

Récemment, le Gouvernement a annoncé une nouvelle phase du plan de sobriété énergétique. Par ailleurs, l'examen de la future loi de programmation de l'énergie et du climat (LPEC), à l'automne prochain sans doute, donnera l'occasion aux parlementaires de débattre de la sobriété énergétique et surtout d'envisager les voies et moyens d'y parvenir.

En effet, à côté de la transition vers les énergies décarbonées, renouvelables ou nucléaires, et de l'efficacité énergétique visant à limiter la consommation énergétique pour un service rendu identique, la sobriété apparaît comme un troisième pilier indispensable à la réussite de la transition énergétique et à l'atteinte de nos ambitieux objectifs climatiques. Il ne s'agit plus seulement de faire face à une situation d'urgence comme lors des différents chocs pétroliers des années 1970, mais de prendre en compte la sobriété dans une dimension de long terme.

Avant de passer la parole à Olga Givernet, je rappelle que cette audition est filmée, diffusée en direct et qu'elle sera disponible sur le site internet du Sénat.

Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Madame la Ministre, nous sommes honorés de vous entendre sur ce sujet fondamental pour la transition énergétique française et la lutte contre le réchauffement climatique. La sobriété n'est ni la décroissance, ni l'écologie punitive, mais constitue de toute évidence un pilier fondamental de notre stratégie de sortie des énergies fossiles et d'efficacité énergétique, comme l'a souligné le Président de la République dans son discours de Belfort.

Ce constat n'allait pourtant pas de soi il y a quelques mois, lorsque le Gouvernement a présenté son plan de sobriété énergétique. Celui-ci visait à éviter les pénuries de gaz et les coupures d'électricité cet hiver. Il a fallu réduire volontairement tous les postes de consommation : chauffage, éclairage, déplacements ou utilisation du numérique. L'objectif est de réduire notre consommation d'énergie de 10 % d'ici à 2024. Vous aurez l'occasion, Madame la Ministre, de nous présenter un retour d'expérience sur ce sujet.

Malgré les nombreuses critiques formulées à l'époque, les uns jugeant ce plan superflu, les autres insuffisant, tous les scénarios de prospective font de la sobriété un levier fondamental pour atteindre la neutralité carbone. Plusieurs études récentes publiées par l'Agence internationale de l'énergie, l'ADEME (Agence de la transition écologique), RTE (Réseau de transport d'électricité) et France Stratégie montrent qu'elle permettra de limiter la pression, notamment sur les métaux critiques nécessaires à la production de panneaux solaires et de batteries.

La sobriété sera tout aussi indispensable pour bénéficier pleinement de l'amélioration de l'efficacité énergétique. En effet, elle permet d'éviter les effets rebonds qui se produisent lorsqu'un gain d'efficacité dans l'utilisation des ressources entraîne une augmentation de la consommation de celles-ci.

Il est ainsi essentiel que la sobriété énergétique trouve toute sa place dans les débats sur la stratégie énergétique et climatique française, en particulier à l'occasion de l'examen de la future LPEC. Je suis donc particulièrement honorée d'en piloter le groupe de travail.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique. - Merci beaucoup Monsieur le président, chère Olga Givernet, cher Stéphane Piednoir. Mesdames et Messieurs les membres de l'Office, je vous remercie de l'organisation de cette audition consacrée à la sobriété énergétique, qui est l'un des quatre piliers de notre politique énergétique.

La sobriété repose sur des changements de comportement et non sur des paris technologiques. C'est probablement le levier le plus rapide et le moins coûteux à mettre en oeuvre. Néanmoins, la sobriété reposant sur les comportements et sur la culture, elle pose d'autres questions que l'efficacité énergétique ou le déploiement des énergies renouvelables. L'enjeu est de savoir comment nous pouvons inciter à une évolution des modes de consommation des entreprises, des collectivités et des individus.

Avant de vous exposer notre stratégie et notre action en la matière, je souhaiterais les replacer dans leur contexte climatique. 2022 a été une année de bascule. Au niveau énergétique, la guerre en Ukraine a mis à jour la dépendance de notre pays et de notre continent aux énergies fossiles. Au niveau climatique, je n'ai pas besoin de recenser les épisodes de sécheresse, de canicule, de « méga feux » et l'ensemble des éléments visibles du dérèglement climatique.

Dans ce contexte, j'ai décidé, à l'été 2022, d'élaborer un plan de sobriété énergétique. Ce plan était conçu pour faciliter le passage de l'hiver, mais il ne s'y limitait pas. Il constitue la première marche vers l'objectif de réduction de 40 à 50 % de notre consommation d'énergie, conformément au scénario défini par les experts de RTE, afin d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050.

Réduire la consommation énergétique ne se décrète pas, comme ont dû le confirmer vos travaux. Le plan de sobriété énergétique est donc fondé sur trois principes.

Tout d'abord, l'État doit être exemplaire, sans quoi les acteurs économiques, les collectivités locales et les Français ne consentiraient pas à faire évoluer leurs comportements.

Ensuite, nous demandons aux grands acteurs, que ce soient des collectivités territoriales, des administrations ou des entreprises, de faire les plus grands efforts de réduction de consommation. Cette approche vise l'exemplarité, mais aussi l'efficacité. En effet, ces acteurs suscitent le plus grand nombre de déplacements sur le territoire, à l'occasion des déplacements domicile-travail comme du fait de leurs activités, et occupent la plus grande surface habitable.

Enfin, nous partons du terrain et de la réalité des usages. Notre approche fait le choix de l'incitation, de la responsabilisation et de la transparence, plutôt que d'une coercition indéterminée, consistant à faire une loi générale sans penser à son adaptation. En effet, la loi seule ne suffit pas, a fortiori en matière de comportements et de culture. Ainsi, l'obligation de baisser le chauffage en hiver à 19 degrés Celsius, qui figure pourtant dans notre arsenal législatif depuis 1978, n'a jamais été appliquée.

Notre méthode est celle d'une co-construction autour de dix groupes de travail sectoriels réunissant plus de 300 fédérations professionnelles, des experts, des associations environnementales et des élus locaux. Elle permet de couvrir les principaux enjeux de la sobriété énergétique pour l'administration, les collectivités territoriales et les grandes entreprises, dans le secteur du bâtiment, du sport et de la culture.

Après plusieurs mois de concertation, j'ai présenté le 6 octobre 2022, aux côtés de la Première ministre, un plan de sobriété dans l'objectif de baisser de plus de 10 % notre consommation énergétique d'ici fin 2024. Ce plan a été accueilli avec beaucoup de circonspection, notamment à l'égard de son positionnement et de ses objectifs.

Outre les nombreux engagements volontaires des différents secteurs, il a cependant conduit à l'adoption de plusieurs mesures réglementaires, notamment pour mettre fin au gaspillage énergétique et favoriser un engagement identique de tous les acteurs. En effet, lorsque certains ne jouent pas le jeu, au détriment d'autres, il est nécessaire de définir des règles communes.

Parmi ces mesures j'en citerai cinq.

Les deux décrets du 5 octobre 2022 imposent la fermeture des portes des locaux climatisés ou chauffés, afin d'éviter la déperdition énergétique, et l'extinction nocturne des publicités lumineuses. Par ailleurs, le décret du 18 octobre 2022 impose l'extinction des publicités lumineuses en cas de pic de consommation d'électricité, c'est-à-dire en cas de signal EcoWatt rouge. De plus, le décret dit « BACS » impose des systèmes de pilotage technique des bâtiments. Enfin, un décret publié le mois dernier permet une suspension temporaire de l'obligation de l'eau chaude sanitaire dans les bâtiments tertiaires.

Nous avons également mis en place des mesures de soutien pour accompagner les Français. La sobriété ne supposant pas d'investissements, la frontière avec l'efficacité énergétique peut être poreuse. Néanmoins, les accompagnements en matière d'ingénierie et de construction de programmes sont utiles.

Nous avons ainsi accompagné les collectivités locales en lançant le programme ACTEE+ (action des collectivités territoriales pour l'efficacité énergétique). Doté de 220 millions d'euros, il permet de réaliser des diagnostics sur l'éclairage ou la gestion des piscines. Pour les TPE-PME, nous avons lancé, avec CCI France, CMA France et La Poste, le programme « Baisse tes Watts », doté de 26 millions d'euros. Pour accompagner les particuliers, nous avons revalorisé certains certificats d'économie d'énergie, afin de mieux soutenir les changements de modes de chauffage au fuel ou le fait de mieux piloter le chauffage domestique. Nous avons également lancé un plan covoiturage et un plan vélo, assortis de certificats d'économie d'énergie, pour inciter au passage vers une économie plus durable. Nous avons enfin accentué le soutien à la rénovation énergétique au travers du dispositif MaPrimeRénov'.

Grâce à ces mesures et à la communication gouvernementale, les résultats ont été exceptionnels : partout en France des efforts ont été accomplis pour baisser le chauffage, limiter les éclairages et revoir les habitudes de transport et de consommation.

Notre consommation d'électricité globale a baissé de 8 % et notre consommation de gaz de 16 %, après correction des effets météo.

Par ailleurs, nous avons baissé notre consommation combinée de gaz et d'électricité de près de 12 % l'hiver dernier. Nous n'avons pas de trace de trajectoires équivalentes dans les cinquante dernières années.

Nos émissions de gaz à effet de serre ont baissé de 8,5 % au quatrième trimestre. Elles étaient étales durant les trois premiers, alors que nous avions eu recours à plus de gaz dans le contexte de la crise climatique. En particulier, les émissions ont baissé de 15 % dans le secteur des bâtiments sur toute l'année. Ce résultat est intéressant car il dépend très peu de l'activité économique.

Selon le rapport de RTE sur le passage de l'hiver, la mobilisation des Français en faveur de la sobriété a permis d'éviter huit signaux EcoWatt orange et douze signaux EcoWatt rouge. Or, le signal EcoWatt rouge entraîne des mesures de restriction de l'électricité et de baisse de tension pouvant déboucher sur des délestages.

Mieux encore, le 12 décembre 2022, soit durant le pic hivernal théorique de consommation énergétique, l'équivalent de la production de sept réacteurs nucléaires a été économisé. Pour rappel, le programme de relance du nucléaire porte sur six réacteurs, certes plus puissants.

En somme, nous avons su faire en trois mois ce que notre pays n'a pas su faire en trente ans.

Je citerai quelques exemples d'application du plan de sobriété énergétique.

Tout d'abord, les consignes de température ont été très largement respectées dans les logements et le secteur tertiaire. La baisse drastique des consommations résulte principalement de cette mesure. Ainsi, 92 % des collectivités territoriales ont baissé leur chauffage, 76 % ont réduit la période de chauffe et 86 % des gestionnaires d'infrastructures sportives ont diminué la température de chauffage.

Ensuite, des efforts importants ont été faits concernant l'éclairage. Les éclairages ornementaux des bâtiments publics sont désormais, sauf exception, éteints entre 22 heures et 6 heures.

Enfin, les premiers efforts ont été engagés pour limiter la consommation de carburant et promouvoir le télétravail organisé et concerté. La circulaire signée par la Première ministre début août demandait aux agents en fonction de rouler à 110 km/h sur autoroute, hors mission d'intervention d'urgence.

Afin de montrer l'exemple et d'en mesurer l'utilité, j'ai mené au sein de mon ministère une expérimentation concernant le télétravail, visant à mesurer la baisse de la consommation énergétique des bâtiments lorsqu'ils sont totalement mis à l'arrêt lors de week-ends prolongés. En regard, nous avons mesuré l'effet rebond potentiel chez les agents publics qui acceptaient de communiquer leurs données de consommation.

Les premiers résultats de cette étude menée par l'Institut français pour la performance du bâtiment (IFPEB) et l'ADEME sont très positifs. Nous avons ainsi fermé des bâtiments à Paris et en province, en examinant aussi différentes situations liées aux transports en commun. L'étude nous a renseignés sur les bonnes pratiques à adopter pour que le télétravail puisse entraîner une baisse de la consommation énergétique.

Grâce à ce plan, nous avons engagé la France sur une trajectoire de baisse de la consommation et contribué à rendre acceptable le terme « sobriété » au sein des politiques de transition énergétique et écologique. Mon collègue Christophe Béchu a mis en place, de son côté, un plan de sobriété sur l'eau. Nous aurons besoin de sobriété pour les matières premières, les intrants consommés, mais aussi le foncier, comme le préconise déjà l'objectif Zéro artificialisation nette (ZAN).

Une baisse cruciale de la consommation est nécessaire pour atteindre nos objectifs climatiques, comme nous l'a encore montré cette semaine le rapport de la mission de Jean Pisani-Ferry sur les incidences économiques de l'action pour le climat. Celui-ci énonce que, d'ici 2030, « la transformation reposera principalement sur la substitution de capital aux énergies fossiles : la sobriété contribuera à la réduction des émissions », mais pour 15 % environ, en tout cas pour moins de 20 %. Nous faisons nôtre cet objectif. Il nous faut adopter l'approche la plus scientifique et la plus expérimentale possible pour avancer.

Le rapport précise aussi que « la sobriété n'est pas nécessairement synonyme de décroissance et peut de plus être source de bien-être ». Nous devons donc approfondir les mesures de sobriété pour les inscrire dans le temps. C'est pourquoi, lors du Conseil de planification écologique de janvier 2023, le Président de la République a annoncé la préparation d'un deuxième plan de sobriété.

Ce plan a été engagé dès mars par une large concertation avec les collectivités territoriales, les corps intermédiaires, les experts, les acteurs économiques, les associations environnementales et les administrations. Les différents groupes de travail sectoriels ont été réunis plusieurs fois.

La consommation énergétique a continué de baisser depuis le début de l'année, y compris pour les consommateurs protégés par le bouclier énergétique, qui ne sont pas soumis à la volatilité des prix. En revanche, deux frustrations subsistent.

Le numérique reste un angle mort de notre politique de sobriété. En effet, il est très difficile d'évaluer la consommation liée au numérique et l'impact énergétique que peut avoir la conception d'applications au sein des grandes entreprises (ERP).

La baisse de la consommation de carburant n'a pas été au rendez-vous. En effet, l'attention s'est plutôt portée sur l'électricité et le gaz. Cet élément doit être abordé et renforcé.

La sobriété doit contribuer à l'atteinte de l'objectif de réduction de 30 % de consommation d'énergie finale en 2030 par rapport à 2012. Cet objectif est fixé par la directive européenne sur l'efficacité énergétique, en cours de finalisation.

La deuxième étape du plan de sobriété sera dévoilée mi-juin. Elle vaudra pour 2023-2024, mais n'a pas prétention à aller au-delà. Elle mettra l'accent sur deux sujets.

D'une part, l'intégration d'un volet sobriété estivale, insistant sur les bons gestes à adopter pour réduire sa consommation pendant l'été.

D'autre part, l'approfondissement de l'implication des grands acteurs, notamment les grandes entreprises. Je leur ai demandé d'adopter en conseil d'administration des objectifs chiffrés de baisse de leur consommation, puis de les présenter si possible en comité social et économique (CSE), afin de leur donner une plus grande force juridique, ainsi que de les publier sur internet pour les rendre opposables, au moins d'un point de vue réputationnel. Par ailleurs, les entreprises doivent développer le télétravail et examiner la possibilité de faire de la question de la vitesse des salariés sur les routes un élément de dialogue social.

À moyen terme, nous devons travailler sur les co-bénéfices de la sobriété sur la santé ou sur la biodiversité. Ce sera l'objet de la LPEC et ce sera au coeur des activités du groupe de travail « sobriété ». Il faut rendre la sobriété désirable. Je citerai deux exemples.

Tout d'abord, 40 % des trajets en ville s'effectuent sur moins de cinq kilomètres. Or, les médecins indiquent qu'il faudrait faire une demi-heure d'activité sportive légèrement soutenue par jour. Ainsi, il est possible d'abandonner la voiture pour marcher ou faire du vélo. Cependant, il faut créer une habitude et rendre ces comportements désirables. Il faut également mettre en place les infrastructures adéquates, par exemple pour garantir la sécurité des trajets cyclistes.

Ensuite, l'éclairage public nocturne nuit fortement à la biodiversité. Dans un certain nombre de communes rurales ou périphériques, cette nuisance est directement mesurable. Si certains enjeux relatifs à la biodiversité sont planétaires et multifactoriels, le bénéfice d'une réduction des éclairages publics est directement visible.

Par ailleurs, l'écoconception des politiques publiques doit être renforcée. Chaque fois que nous construisons une nouvelle école, nous devons réfléchir à ses implications énergétiques ou à sa desserte par les transports en commun. L'écoconception des politiques publiques est d'abord un sujet national relevant du législateur, mais sa dimension est également locale.

Aussi, la gouvernance locale doit pouvoir être adaptée en fonction des situations. Au sein des groupes de travail locaux consacrés à la sobriété, un élu de l'association France urbaine avait par exemple souhaité étaler les horaires d'ouverture des écoles, des usines ou des bureaux, afin de favoriser la sobriété des transports et éviter les pics de voyageurs.

La question est très judicieuse, mais la réponse très complexe à mettre en oeuvre. Les élus locaux n'ont la main ni sur l'Éducation nationale, ni sur les horaires d'ouverture des entreprises. Il ne suffit pas d'étaler les horaires d'ouverture entre 8 et 9 heures du matin. Sur un tel sujet, nous sommes confrontés à la granularité du réel.

A minima, cela pose la question de la gouvernance locale et de la contractualisation. Ainsi, nous entrons dans une planification de la sobriété bien plus ambitieuse.

Mesdames et Messieurs, vous aurez compris qu'après le sprint du premier plan de sobriété, nous nous engageons désormais dans un marathon. Celui-ci est crucial pour faire face au défi climatique.

Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Madame la Ministre, vous avez évoqué un certain nombre de points que nous avons relevés lors de nos auditions. Vous soulignez à juste titre le besoin d'organisation et de coordination de nos systèmes. Le besoin d'information est également primordial : des plateformes numériques peuvent aider à prendre des décisions, s'agissant du covoiturage ou du réglage de la ventilation dans les bâtiments par exemple. Les questions d'écoconception et de low tech ont également été évoquées. Prendre en compte l'énergie grise permet, par exemple, de fabriquer des équipements sans gaspillage.

Vous avez parlé de court, de moyen et de long terme. Pourriez-vous évoquer le calendrier, les horaires, la saisonnalité, autant de facteurs qui affectent la production agricole ?

Par ailleurs, la baisse actuelle du prix de l'énergie pourrait occasionner des formes de relâchement sur l'attention portée à la sobriété. Comment pouvons-nous davantage inciter à la sobriété, sachant que les actions menées en France sont relativement inédites au niveau international ? Je tiens à saluer les initiatives du Gouvernement sur ce sujet.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - En effet, la notion de sobriété portée par la France est assez spécifique. Si beaucoup de pays ont pris des mesures de sobriété cet hiver, celles-ci sont restées ponctuelles. Au contraire, la France a fait de la sobriété un aspect essentiel de la transition énergétique.

Cette orientation est également partagée par l'Inde, qui présidera la prochaine réunion du G20 au mois de juillet. Nous avons essayé de porter ensemble cette conception de la sobriété dans la déclaration commune du G7, où l'Inde était invitée, afin d'attirer l'attention de nos partenaires sur l'importance de la maîtrise de la consommation d'énergie. Si l'usage de la technologie pour faire baisser la consommation d'énergie est largement admis, l'idée d'interroger nos modèles de consommation ne fait pas l'unanimité au sein du G7. Nous allons donc essayer de porter ce sujet aux niveaux européen et international.

L'effet prix est effectivement important. Ce sujet sera examiné en vue des futures recommandations de politique publique qui seront inscrites dans la LPEC. Il comprend l'examen des niches fiscales brutes, mais aussi du signal prix. Nous devons suivre une ligne de crête entre, d'une part, la préservation du pouvoir d'achat de ceux qui n'ont pas les moyens de sortir facilement des énergies fossiles, et d'autre part l'envoi d'un signal prix qui permette d'inciter à des comportements moins énergivores.

La démarche adoptée par « Fit for 55 » acte qu'aucun secteur ne doit échapper à la prise en compte de son empreinte carbone, y compris le transport maritime international ou l'aviation, secteurs qui ont longtemps été laissés de côté. Tous les secteurs payent-ils le prix réel correspondant à leurs émissions ? Cette question mérite d'être étudiée. De plus, il faut trouver les moyens de faire payer le prix du CO2 à ceux qui en ont les moyens.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Merci, Madame la Ministre, pour vos propos. Nous voyons bien que beaucoup reste à faire. Nous parlons de « la » sobriété alors que celle-ci revêt plusieurs dimensions : structurelle avec l'organisation de l'espace qui relève plutôt des politiques publiques, dimensionnelle avec la question de la communication à destination des usagers, sans parler de la sobriété d'usage et des questions de déplacement.

Vos estimations concernant les baisses de CO2 concordent avec celles de négaWatt. La baisse de 8 % enregistrée l'hiver dernier est similaire à celle observée durant le confinement. Ce résultat est remarquable.

Par ailleurs, je pense que l'acceptabilité des co-bénéfices est extrêmement importante pour le passage à l'acte de l'opinion publique et pour rendre plus pérennes les usages et les comportements. Concernant l'exemplarité de l'État, la gestion technique des bâtiments publics, qui est une obligation légale, n'est absolument pas appliquée. Par exemple, l'extinction du chauffage la nuit n'est jamais programmée, alors qu'il s'agit d'un réflexe dans le secteur privé.

Si la mesure des 19 degrés a bien été respectée, il ne faudrait pas occulter l'impact de l'effet prix. Les ménages ont d'abord pensé en termes de contraintes budgétaires. Par ailleurs, la limitation de la vitesse pourrait provoquer un effet report sur les routes départementales. Le résultat en termes de réduction des émissions pourrait ainsi ne pas être si spectaculaire.

Nous sommes attachés au terme « juste assez », celui de « sobriété » étant assez mal défini et celui de « suffisance » étant trop négativement connoté.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je partage un grand nombre de vos propos.

Outre l'exemplarité, le développement de la gestion technique des bâtiments publics permet un retour rapide sur investissement. Sa réalisation est en cours au niveau de l'État et devra être déclinée par les collectivités territoriales. Nous nous préoccupons également de l'ingénierie d'accompagnement de ces dernières, afin qu'elles connaissent les coûts et les bénéfices des opérations de rénovation.

Par ailleurs, entre le début et la fin de l'année, nous observons une amélioration massive de l'économie d'énergie réalisée sur des contrats dont les montants sont restés strictement identiques, les prix de l'électricité et du gaz étant couverts par le bouclier énergétique. La consommation d'électricité diminuait de 2 % en début d'année et de 8 à 9 % en fin d'année. Ces chiffres sont plus nets encore pour le gaz.

La communication autour de l'envolée des prix a pu avoir un impact sur l'anticipation du risque d'augmentation de la facture par les ménages. L'effet prix était peut-être psychologique, mais les consommations entre le début et la fin de l'année présentent une véritable différence. L'effet prix est en revanche très net, sur le gaz notamment, dans le monde de l'entreprise, et particulièrement dans le secteur industriel où la baisse de consommation avoisine les 20 %.

Concernant la vitesse sur la route, il faut en effet éviter les effets de report. Néanmoins, nous souhaitons provoquer des changements d'habitudes dans des cadres professionnels accoutumés aux négociations sociales. Cette préoccupation peut entrer en résonance avec la diminution de la consommation de carburant. La réduction de la vitesse permet par exemple à l'employeur de payer moins de carburant. Elle diminue la fatigue des conducteurs et augmente la sécurité au travail. Nous souhaitons que chaque employeur s'interroge sur les meilleures façons d'économiser du carburant en prenant en compte la qualité de vie au travail. Les négociations intégreront aussi d'autres éléments, comme le télétravail, l'organisation des réunions et des déplacements, en fonction des besoins particuliers de l'entreprise.

Je refuse en effet d'imposer une vision parisienne et centralisée de ce qui est bon pour les entreprises. En revanche, nous pouvons poser un cadre de discussion et de négociations et proposer aux employeurs des trajectoires de réduction de leurs empreintes en Scope 1 et 2.

Par ailleurs, concernant la valeur de l'exemplarité, l'État a créé le concours CUBE (Concours usages bâtiment efficace) qui invite une catégorie d'acteurs, écoles, bâtiments publics ou entreprises, à diminuer leur consommation d'énergie à travers le seul prisme de la sobriété. Ces concours ont un fort impact, en entraînant une baisse de 11 % de la consommation d'énergie en moyenne, et jusqu'à 30 % pour les acteurs les plus engagés.

Dans les collèges et lycées, on constate que le taux d'adhésion aux mesures coconstruites autour de l'établissement scolaire dépasse 80 % chez les élèves, qui les répliquent chez eux, et chez les parents d'élèves. Ces démarches montrent que la sobriété peut également servir de catalyseur pour l'élaboration de narratifs et de projets communs au sein d'une organisation. Nous continuerons donc à soutenir ces concours en multipliant les angles et les catégories (TPE, PME, etc.).

Enfin, nous disposons d'une grande masse de données sur la consommation énergétique. Enedis est reconnu comme le meilleur réseau digital au monde, notamment par des experts de Singapour. Un certain nombre d'équipements consommant de l'énergie pourraient faire l'objet d'offres de contrats d'électricité valorisant la sobriété. L'hiver dernier, nous avons modifié le moment de déclenchement automatique des chauffe-eau, ce qui a permis de ne pas devoir appeler une puissance de 2,5 gigawatts. Ce raisonnement peut être étendu au chauffage, aux box internet, etc.

M. Alexandre Sabatou, député. - Madame la Ministre, je n'ai pas très bien saisi votre réponse concernant la baisse de la consommation d'électricité et de gaz. La baisse de la consommation de gaz ayant été deux fois plus importante que celle de l'électricité, il apparaît probable que l'explosion des prix a eu plus d'impact que les recommandations gouvernementales. Quels éléments vous font penser l'inverse ?

Le rapport Pisani-Ferry recommande entre 25 et 34 milliards d'euros d'investissement d'ici 2030. Comment comptez-vous concrétiser ce plan, si vous souhaitez le faire, et quelles seront vos priorités d'investissement ?

Mme Agnès Pannier-Runacher. - D'abord, le gaz est beaucoup plus utilisé pour le chauffage que l'électricité, mais beaucoup moins pour d'autres usages. Cet élément explique la baisse plus importante de consommation du gaz chez les acteurs résidentiels par rapport à l'électricité. Je répète que pour les particuliers, le coût du gaz comme celui de l'électricité est resté identique du début à la fin de l'année. Or, en février 2022, les diminutions de consommation combinées avoisinaient 2 %, contre 12 % en décembre. L'effet prix n'est donc pas l'élément d'explication directe de la baisse de consommation des ménages.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - Je voudrais vous faire part de quelques remarques concrètes qui m'ont été faites dans ma circonscription.

Tout d'abord, dans la région lyonnaise, les halls des concessionnaires automobiles sont constamment éclairés. Ne faudrait-il pas prendre une mesure claire sur ce sujet ?

Par ailleurs, les consignes de température ne sont pas les mêmes en Italie et en France. L'alliance européenne constituée autour du nucléaire pourrait-elle trouver un équivalent concernant la sobriété, afin que la France bénéficie de l'expérience d'autres pays ?

Lorsque j'étais vice-président d'université, j'ai eu l'honneur de recevoir Stéphane Diagana, qui travaille sur la conception de bâtiments et sur la circulation en leur sein. Or, dans beaucoup de bâtiments, l'ascenseur est directement visible en entrant, contrairement à l'escalier, plus caché. C'est notamment le cas à l'Assemblée nationale. Cet élément pose problème et ignore les co-bénéfices sur la santé.

Vous nous avez parlé de sprint et de marathon pour différencier le premier plan sobriété du second, deux pratiques qui demandent un entraînement complètement différent. Par conséquent, quel retour d'expérience faites-vous sur ce sprint ? Comment faire de la sobriété un mode de vie, de pensée et de conception ? Les sociologues sont-ils associés à la conception de ce deuxième plan de sobriété ? Je vous remercie pour votre action sur ce sujet.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - Concernant les halls de concessionnaires, je partage votre avis. Il est indispensable qu'un décret fournisse une règle commune, sur cette question comme sur d'autres. En effet, il ne faut pas que les bons élèves en matière de sobriété soient moins attractifs que leurs concurrents. La question se joue au niveau des filières. Nous avons appliqué ce raisonnement à la grande distribution, afin de recréer un fonctionnement commun moins énergivore. Ainsi, le maintien de mauvaises pratiques sera sanctionné en termes de réputation, d'attractivité, ou plus simplement via des sanctions administratives et financières.

Concernant la question du plan européen de sobriété, je souhaite pousser cette idée, comme lors du G7. Différentes accroches existent dans les textes et la question suscite l'intérêt de la Commission européenne. Néanmoins, aucune politique concrète n'est encore définie. Nous y travaillons avec l'Agence internationale de l'énergie, son directeur général Fatih Birol souhaitant faire de la sobriété l'un des thèmes de sa réunion ministérielle de janvier ou février 2024.

La question de l'écoconception des politiques publiques et des bâtiments rejoint celle du nudge. Il faut rendre la sobriété accessible et facile à appréhender. Par exemple, le déclenchement automatique des vidéos en ligne consomme de l'énergie. La sobriété est la somme d'une multitude de petites actions. Je travaille avec la French Tech Corporate Community, qui réunit les directeurs des services informatiques et technologiques de la plupart des grandes entreprises, pour qu'ils réfléchissent au déploiement des habitudes de sobriété numérique. Nous étudions à la fois l'usage des smartphones ou des ordinateurs et des sujets plus techniques comme la conception des serveurs.

Nous avons besoin en effet de nous appuyer sur des travaux académiques en matière de sobriété. Si quelques associations et personnalités s'intéressent à ce sujet, nous ne disposons pas encore d'un corpus très établi. Si le corpus philosophique est abondant, il faut passer à une approche sociologique visant à rendre désirable une conception plus durable de la vie, en privilégiant par exemple la qualité à la quantité. Ces éléments sont encore peu explorés. Que deviendront le marketing et la publicité dans un monde durable ? Je suis éblouie par les grandes écoles qui s'inscrivent dans la transition écologique et énergétique. Néanmoins, il faut que l'enseignement change en conséquence, par exemple sur le marketing et la publicité.

M. Gérard Leseul, député, vice-président de l'Office. - À l'automne, la Première ministre déclarait que la sobriété et le rationnement étaient de puissants outils de justice sociale. Beaucoup en doutent encore. De plus, comme le montre la science politique, une définition rabotée de la sobriété, résumée à des petits gestes, risque de créer un conflit de cadrage.

Dès lors, comment assurer la conciliation entre sobriété et justice sociale ? Je pense notamment à la mise en place des zones à faibles émissions, qui touchent les citoyens au quotidien de manière très différenciée.

Les incitations à la sobriété énergétique n'ont de chance d'être suivies que si elles s'inscrivent dans un plan d'ensemble de réduction des consommations d'énergie. Comment inciter chacun à fournir des efforts sans vouloir, par exemple, réguler les jets privés ? De même, les publicités pour les avions ou les voitures pourraient être retirées de l'espace public, la vitesse sur l'autoroute réduite. Quid des exonérations fiscales, qui coûtent cher au contribuable et augmentent notre consommation énergétique ? L'exonération totale du kérosène aérien sur les vols domestiques représente 1,3 milliard d'euros de manque à gagner, et celle sur le transport routier 300 à 500 millions d'euros. Nous faisons face à un problème de cohérence entre les discours et les décisions publiques.

Par ailleurs, la gestion thermique des bâtiments est défectueuse, sans parler des installations d'énergie renouvelable. L'État doit donner des signaux forts de son implication dans la transition énergétique.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - Sur ce dernier point, l'État a strictement respecté la température de consigne, accéléré son équipement en gestion technique des bâtiments et explore l'installation d'énergies renouvelables, comme la géothermie, pour l'Élysée par exemple. Néanmoins, ces changements prennent un certain temps et relèvent plus de l'efficacité énergétique et de l'utilisation des énergies renouvelables que de la sobriété. Lorsque le plan de sobriété énergétique a été annoncé, beaucoup pensaient qu'il serait peu respecté dans les ministères. Au contraire, il a été strictement appliqué.

Le plan de sobriété énergétique n'est pas une somme d'écogestes. Il passe d'abord par la mobilisation des grandes entreprises, collectivités locales et administrations, avec un reporting et une collecte de données sectorisées, dans le sport par exemple. Ainsi, en Ligue 1, dix-huit ou vingt clubs respectent les consignes d'éclairage du plan. La question du transport des joueurs n'est pas encore résolue, le sujet comportant des enjeux multiples. Cette question qui paraissait anecdotique il y a quelques années est devenue primordiale. De la même manière, dans la culture, les grands spectacles utilisent désormais Enedis, au lieu de générateurs électriques au fuel.

Je partage vos considérations concernant l'équité sociale, qui fait l'objet de plusieurs mesures. « Fit for 55 » ne laisse plus de côté les secteurs aéronautique et maritime : au niveau européen, tous les secteurs payent d'une manière ou d'une autre, et les exigences augmentent chaque année. Je rappelle que « Fit for 55 » représente 3 500 pages de législation. Ce texte est le plus ambitieux et exigeant au monde en matière de transition énergétique et climatique, au point que son applicabilité et son acceptabilité sont contestées par certains. Il faut d'abord le déployer en tenant compte des différences territoriales de consommation d'énergie et de capacité à sortir des énergies fossiles.

Le malus au poids est déjà inclus dans les critères de soutien public. Les exonérations fiscales sur le transport routier donnent lieu à des discussions animées depuis des années. Nous devons tenir compte de l'impact qu'aurait la fin de cette niche fiscale sur les transporteurs. Ces derniers sont loin d'être les personnes profitant le plus de la situation et constituent un maillon assez indispensable de notre approvisionnement énergétique. Il faut les accompagner pour qu'ils diminuent progressivement leur consommation de carburant.

Nous devons penser aux alternatives. Or, nous ne disposons pas aujourd'hui d'une offre pléthorique de transports routiers décarbonés. Nous subventionnons leur émergence, sachant qu'ils coûtent deux à trois fois plus cher que les poids lourds classiques, et tentons d'accompagner la transition énergétique des transporteurs.

Prenons garde à la tentation collective d'adopter des mesures fortes pour avoir les mains propres, tout en déplaçant les problèmes ailleurs dans le monde. Au fond, nous avons exporté la pollution. Cette pseudo-solution est à la fois terriblement hypocrite, destructrice du tissu économique et défavorable aux personnes les plus précaires.

Dans le bassin minier, nous avons perdu des dizaines de milliers d'emplois à la suite de la fermeture des mines ainsi que des restructurations successives de l'industrie lourde et de l'industrie automobile. Ces stigmates se répercutent aujourd'hui sur le nombre de personnes au RSA, sur l'absence de perspective pour les jeunes et sur la dépolitisation.

M. Gérard Leseul, député, vice-président de l'Office. - Certes, mais ce sujet n'a pas grand-chose à voir avec la question initiale.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - Nous pouvons, par exemple, choisir de fermer les usines de SUV, mais celles-ci seront reconstruites de l'autre côté de la frontière et des milliers d'emplois de techniciens seront supprimés par cette décision.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-président de l'Office. - Comment avez-vous travaillé sur l'impact du numérique ? Nous lisons souvent qu'il consomme énormément d'électricité. Avez-vous prévu de lancer une étude sur cette question ?

Vous avez également parlé de communication, en lien avec la biodiversité et la santé. Cependant, il faut également continuer à parler du coût. En effet, je ne pense pas que la communication ait eu l'impact que vous lui prêtez sur la baisse des consommations d'énergie cet hiver.

Enfin, concernant l'exemplarité de l'État, dans les écoles la règle des 19 degrés ne passe ni auprès des enfants, ni auprès des enseignants. En établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou en maternelle, cette mesure est-elle adaptée ?

M. Pierre Ouzoulias, sénateur. - Le petit-fils de paysans corréziens que je suis est ravi de voir que la sobriété millénaire des campagnes est importée dans les villes. Pour une fois que la Haute Corrèze est en avance sur son temps, j'en suis très satisfait ! Pline raconte que l'empereur Tibère a mis à mort un artisan verrier lui ayant proposé du verre incassable, car cette innovation aurait mis les autres ouvriers au chômage.

Ces deux exemples montrent que le rapport au progrès et à la technologie a beaucoup changé. Nous avons donc besoin de la science, des connaissances et des sciences humaines. Vous nous avez dit que vous pouvez solliciter des compétences individuelles. Mais votre ministère ne devrait-il pas passer des programmes et des contrats d'objectifs avec les grands opérateurs de la recherche, notamment le CNRS ? Nous avons besoin d'une programmation de la recherche.

Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le numérique représente 2 % de nos émissions de gaz à effet de serre, avec une projection de multiplication par trois d'ici 2050, et 10 % de notre consommation d'électricité avec, comme principale source de consommation, les outils et non les usages.

Ces chiffres montrent l'importance du reconditionnement et de la lutte contre l'obsolescence programmée. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) mène un important travail à ce sujet. Nous devons aller plus loin et inciter les citoyens à réparer les outils numériques plutôt que de les changer.

En 2019, un programme d'évaluation de l'empreinte carbone du numérique a été lancé avec le ministère de la Transition écologique et suivi d'un plan visant à la stabiliser d'ici 2025. En utilisant notamment le levier technologique que constitue la 5 G, ce plan visait à absorber l'augmentation des usages des données.

De plus, un travail est mené concernant l'écoconception des applications numériques. Par exemple, certaines applications professionnelles n'ont pas besoin d'être rafraîchies toutes les deux heures. Cédric O et Jean-Noël Barrot ont repris les objectifs de décarbonation du numérique avec des plans d'action assez précis.

Le prix constitue, en effet, un élément primordial de gestion de la consommation d'énergie. La potentielle suppression des niches fiscales, déjà mentionnée, est un moyen de réduire la consommation d'énergie, de même que la gestion du tarif du bouclier énergétique, ou du prix du gaz par rapport à l'électricité, celle-ci étant décarbonée à 90 %. Des propositions seront sans doute faites sur ces questions.

La règle des 19 degrés, quant à elle, est inscrite depuis longtemps dans la loi. Cette température est assez communément partagée, notamment par l'expertise médicale. Elle a été adoptée par la plupart des pays européens ayant mis en place des plans de sobriété. En revanche, les crèches, les maternelles et les Ehpad ne sont pas soumis à cette règle. Le véritable problème concerne les passoires thermiques, qui nécessitent d'importantes rénovations. C'est l'enjeu du plan école lancé par Christophe Béchu, dont les retombées sont importantes : les émissions de gaz à effet de serre baissent, la consommation d'énergie également et les enfants comme les professeurs travaillent dans de meilleures conditions, été comme hiver.

Enfin, nous n'avons pas encore réfléchi à l'établissement de contrats d'objectifs avec de grands opérateurs. Il pourrait s'agir de l'une des recommandations du groupe « sobriété » travaillant sur la loi de programmation sur l'énergie et le climat. J'en parlerai à ma collègue Sylvie Retailleau.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je voudrais vous remercier, Madame la Ministre, d'être venue nous parler de la sobriété, vertu exemplaire dont l'État prend en charge la diffusion au risque d'aboutir à des paradoxes. En effet, l'État, dans sa complexité, n'est pas le plus à même de parler de cette notion et risque le ridicule.

Vous êtes née en 1974. J'étais alors jeune sous-préfet : le ministère de l'Intérieur avait envoyé, à la suite du deuxième choc pétrolier, une circulaire relative à l'extinction des vitrines des commerces à 22 heures. Celle-ci a suscité une forte émotion, mais elle a été appliquée, de manière très inégale, et est vite devenue obsolète. Je ne pense pas que l'État doive trop entrer dans le détail de la sobriété.

En revanche, le patrimoine de CO2 que les Français peuvent mobiliser dans leur vie quotidienne devrait peut-être faire l'objet d'un suivi individualisé, afin que chacun sache où il en est et puisse avoir les bons gestes. À cet égard, l'effet prix me paraît particulièrement important. Les factures de chauffage au gaz ont tout de même doublé dans la plupart des cas : j'ai du mal à comprendre les effets du bouclier énergétique.

Pour répondre à la question des jets privés, la plupart sont utilisés par des entreprises pour des besoins professionnels. Les entreprises pourraient disposer d'un patrimoine de CO2, avec des dépenses, des économies et des émissions plafonnées. Ce système permettrait de responsabiliser les acteurs. L'Office devrait travailler sur les systèmes de contrôle et de mesure en la matière, de la même manière que, pour l'électricité comme pour le gaz, les compteurs connectés ont constitué une véritable révolution.

J'ajoute qu'avec le passage du patrimoine français d'énergie électrique de 450 TW/h à 300 TW/h, toutes nos « petites économies » sont balayées par une seule décision, si pertinente et légitime soit-elle. Les systèmes centralisés, s'ils ne sont pas maîtrisés, découragent les gestes individuels dont l'addition totale représente en général une part très minoritaire des grands acteurs. La décarbonation des processus industriels et de l'énergie est un devoir absolu. Le rôle de l'OPECST consiste plutôt à examiner la relation entre coûts et rendements de telle ou telle mesure. Néanmoins, je partage l'orientation générale de la sobriété.

La réunion est close à 15 h 10.

Jeudi 25 mai 2023

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 13 h 40.

Traité international sur la pollution plastique - examen des conclusions de l'audition publique sur les enjeux du projet de traité international sur la pollution plastique (Philippe Bolo, député, et Angèle Préville, sénatrice, rapporteurs)

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous remercie du travail réalisé afin de présenter en un temps record les conclusions de l'audition publique sur les enjeux du projet de traité international sur la pollution plastique.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Le 11 mai dernier, l'Office a organisé une audition publique sur les enjeux scientifiques du traité international visant à mettre un terme à la pollution plastique.

Je rappelle que l'Assemblée des Nations unies pour l'environnement a adopté en mars 2022 une résolution historique visant à mettre en place un instrument international juridiquement contraignant pour mettre fin à la pollution plastique. Elle a prévu cinq sessions de négociations, dont une aura lieu ces prochains jours à Paris.

Le principe d'un traité international faisait partie des recommandations adoptées par l'Office en décembre 2020. Philippe Bolo et moi-même avions rédigé un projet de résolution visant à promouvoir un tel traité qui, déposé à l'Assemblée nationale et au Sénat à l'été 2021, a été adopté à l'unanimité par l'Assemblée nationale, en novembre 2021.

L'audition publique organisée par l'Office s'est tenue sous la forme de deux tables rondes. La première a évoqué les arguments scientifiques en faveur de l'élaboration d'un tel traité. J'en résumerai les éléments de présentation et les résultats. Philippe Bolo fera la synthèse de la seconde, consacrée aux enjeux scientifiques des propositions en discussion.

La première table ronde a souligné le caractère global, incontrôlable et particulièrement nocif de la pollution plastique pour l'environnement et la santé humaine.

D'ici à 2060, la production de plastique devrait tripler pour atteindre 1,2 milliard de tonnes. Cette croissance est tirée par l'explosion du nombre des emballages à usage unique, qui représentent 40 % des usages du plastique. Pourtant, le consommateur ne choisit pas d'acheter du plastique. Comme l'a souligné Hervé Corvellec, ce matériau a été imposé par un système de production, de distribution et de consommation basé sur l'abondance et la mobilité, dans lequel le plastique est un accompagnateur quasiment discret, en raison de ses qualités de protection sanitaire, de légèreté et de commodité. La jetabilité de l'emballage plastique à usage unique apparaît comme un atout dans la mesure où ni le producteur, ni le distributeur, ni le consommateur n'a besoin de le prendre en charge après usage. En ce sens, le plastique participe à la normalisation du déchet. Ainsi, le marché des eaux en bouteille ne se justifie-t-il que parce qu'il est considéré comme normal de jeter ces bouteilles après en avoir bu le contenu.

Néanmoins ces déchets plastiques post-consommation s'accumulent au point de former une pollution incontrôlable. Sur les 8,3 milliards de tonnes de plastique produites depuis 1950, dont la moitié depuis seulement 2000, seuls 30 % continuent d'être en utilisation. Le reste, soit 5,8 milliards de tonnes, est devenu des déchets, soit mis en décharge, soit rejetés directement dans l'environnement. Au total, 4,9 milliards de tonnes de déchets plastiques sont donc présentes dans l'environnement, héritées des modes de gestion des déchets à l'échelle planétaire.

En outre, le processus de fragmentation et de dispersion dans l'environnement, dans l'air, les fleuves, les mers, les océans et dans le milieu terrestre naturel n'en est qu'à son début. Jeroen Sonke a démontré que 97 % des plastiques se trouvent encore dans le milieu terrestre anthropisé, c'est-à-dire les décharges, les milieux urbains ou industriels et les sols agricoles. Par conséquent, en retenant une hypothèse de cinétique de fragmentation des plastiques de 3 % par an et un scénario d'arrêt de la production en 2040, non encore prévisible puisque la production reste exponentielle, le pic de la pollution plastique dans les sols naturels ne devrait pas intervenir avant 2400 et celui dans les sédiments des grands fonds marins plus tard encore.

L'effet d'accumulation des microplastiques dans les sols, les océans et les sédiments marins durera des siècles, et cette pollution a de graves effets sur l'environnement et la santé humaine. Comme l'a souligné Andrès Del Castillo, parmi les six limites planétaires déjà dépassées en 2022 figure la pollution par les nouvelles substances chimiques introduites dans l'environnement due, en particulier, à l'explosion de la production des plastiques, polymères auxquels sont ajoutés des additifs. Il a rappelé que 13 000 produits chimiques sont utilisés dans la production des plastiques. Les données n'existent que sur un peu plus de la moitié de ces produits, soit environ 7 000, dont près de 3 200 identifiés par les scientifiques comme des substances chimiques préoccupantes. Or seuls 130 produits chimiques préoccupants sont réglementés par des conventions internationales.

La pollution plastique contribue également au réchauffement climatique. Selon Jeroen Sonke, 12 % du pétrole sont convertis chaque année en polymères, en majorité pour des emballages à usage unique. Andrès Del Castillo a souligné qu'un rapport récent montre que d'ici à 2050, les émissions de gaz à effet de serre résultant de la fabrication du plastique pourraient atteindre plus de 56 gigatonnes, soit 10 à 13 % de l'ensemble du budget carbone à la disposition de la communauté internationale pour respecter l'accord de Paris.

Xavier Cousin a rappelé que la pollution plastique, notamment par les microplastiques, n'épargnait aucun des maillons de la chaîne trophique en milieu marin, provoquant des perturbations de la croissance et de la reproduction. Si les microplastiques ne s'accumulent pas dans le tube digestif et ne semblent pas franchir les tissus, l'exposition aux microplastiques est permanente dans la mesure où les êtres vivants en ingèrent en continu.

Bien que l'évaluation du risque reste difficile, la pollution plastique a une incidence certaine sur la santé humaine. Le risque se définit par l'association d'un danger et d'une exposition, laquelle est difficile à mesurer. Muriel Mercier Bonnin a rappelé l'impact médiatique de l'information selon laquelle un être humain consommerait cinq grammes de plastique par semaine, soit l'équivalent d'une carte de crédit. En réalité, l'étude citée fixait une fourchette beaucoup plus large, entre 0,1 et 5 grammes par semaine, qui a été contredite par des études ultérieures concluant à une ingestion comprise entre 4,1 microgrammes et 130 à 310 microgrammes par semaine.

Toutefois, la pollution plastique a un effet certain sur la santé humaine au travers des produits chimiques. Véronique Gayrard a évoqué le bisphénol A, considéré dans le règlement REACH comme une substance très préoccupante en raison de ses propriétés toxiques en matière de reproduction et en tant que perturbateur endocrinien, alors même que nous en absorbons cent fois plus que la dose journalière tolérable fixée par l'Autorité européenne de sécurité des aliments.

Des études récentes sur l'exposition du microbiote intestinal aux microplastiques mettent en avant plusieurs points de vigilance qui révéleraient l'impact négatif des microplastiques. Néanmoins, de nombreux verrous cognitifs et méthodologiques restent à lever pour réellement évaluer le risque d'une exposition quotidienne aux micro et nanoplastiques, qu'il s'agisse de la mesure des effets toxicologiques ou de la difficulté à les détecter dans les fluides biologiques, sans parler des problèmes de contamination des préparations par les plastiques présents dans l'environnement des laboratoires.

M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Je remercie à nouveau le président d'avoir accepté la tenue de cette audition publique car, et je me flatte de le répéter, la France a l'honneur d'accueillir les délégations de 175 pays pour une session de négociation d'un traité international. Sur les cinq sessions prévues, deux se tiendront au Kenya. Seuls quatre pays de la planète vont les accueillir : le Kenya, le Canada, la France et la Corée du Sud. Il était important que nos assemblées s'emparent de ce moment historique. Merci de nous avoir offert l'occasion de cette audition réalisée sous l'angle scientifique.

La seconde table ronde a dressé un état des lieux de la négociation, de la position des différents pays et un historique de la proposition de traité. Si l'OPECST n'est pas à l'origine de ce traité, celui-ci figurait déjà dans les quarante-neuf préconisations du rapport fait avec Angèle Préville au nom de l'Office et adopté en décembre 2020. Cela s'est concrétisé par une résolution que nous avons rédigée et déposée dans nos assemblées respectives. À l'Assemblée nationale, signée par plus de 400 collègues et votée à l'unanimité le 29 novembre 2021, elle formait le voeu que la France soutienne toutes les initiatives internationales allant dans le sens de la réduction de la pollution plastique. Nous avons ajouté notre petite pierre à l'édifice, sous l'angle scientifique.

Le négociateur européen a signalé un autre moment historique. L'adoption, lors de la cinquième session de l'Assemblée des Nations Unies pour l'environnement, tenue en mars 2022 à Nairobi, de la Résolution 5/14 du PNUE qui a ouvert la négociation aboutissant au traité dont nous voyons à Paris la concrétisation.

Il a indiqué les trois principes sur lesquels repose cette négociation visant à appréhender le sujet en globalité. Le premier est de ne pas limiter le champ de la pollution plastique aux océans, tous les milieux étant concernés. Le deuxième est de considérer que la pollution se situe à tous les stades du cycle de vie du plastique, du prélèvement du pétrole à la gestion des objets placés dans notre poubelle jaune. Le troisième principe, c'est de ne pas se contenter de traiter la pollution plastique en aval par la gestion de la poubelle, donc de ne pas tout fonder sur le recyclage.

Le négociateur européen a indiqué que les positions des différents pays se répartissaient en trois blocs. Le premier est formé par la coalition des pays de haute ambition qui souhaitent un traité contraignant incluant les principes que je viens d'énoncer. Le deuxième bloc de pays entend traiter le sujet sous le seul angle du recyclage et de la gestion des déchets. Le troisième bloc regroupe les États producteurs de plastique, un peu plus réservés sur le contenu du traité. Tout cela donnera lieu à des négociations, la semaine prochaine, à Paris, qu'il sera intéressant de suivre.

Quant aux enseignements à tirer, ils sont de deux ordres : les pièges à éviter, au nombre de trois, et les obstacles à surmonter.

Le premier piège est de considérer que les solutions passent exclusivement par les consommateurs ou les usagers de plastique, dans la mesure où certains ne sont pas au courant qu'ils consomment du plastique et où, même s'ils l'étaient, ignoreraient que cela pose des problèmes sanitaires et environnementaux. Il faut donc aller au-delà. Même pour les consommateurs informés, existe-t-il des alternatives et y ont-ils accès ? L'incitation peut-elle être financière, eu égard à l'effort demandé ? Tous les sociologues assimilent l'appétence au plastique à une appétence à la réduction des efforts. Disposer d'un objet en plastique, c'est faire disparaître un effort. La séquence à l'Assemblée nationale a montré la nécessité du renforcement du rôle des entreprises et des pouvoirs publics en la matière.

Le deuxième piège est de tout miser sur le recyclage. Les plastiques sont des polymères aux caractéristiques physiques et chimiques liées à la longueur de la chaîne. Tout recyclage consistant à casser la chaîne, à modifier les possibilités et les propriétés, ce n'est pas la solution. En outre, tous les polymères ne sont pas recyclables, à cause des additifs et des substances héritées. Nous reviendrons sur le recyclage chimique dans la note de synthèse que nous sommes en train de rédiger.

Le troisième piège est celui du financement. Plus facile pour certains pays que pour d'autres, il faut éviter des systèmes de financements non équitables. Certains pays producteurs de plastique sont très concernés par les pollutions visuelles et d'autre moins. Les situations sont diverses. Il ne faut pas oublier non plus les pays destinataires d'exportation de déchets que nous ne gérons pas nous-mêmes, très touchés par cette pollution. Tous ces éléments doivent être pris en compte dans l'équation financière. Lors de la précédente séquence de négociation, en décembre dernier, à Punta del Este, en Uruguay, un premier travail a été réalisé qui servira de base pour la suite.

Le premier obstacle à surmonter, c'est l'empreinte plastique, expression de plus en plus utilisée, apparue lors de l'audition des rapporteurs du Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui ont remis leurs recommandations récemment. Elle vient du fait que nous disposons de l'analyse du cycle de vie (ACV), outil méthodologique suffisamment précis et fin pour mesurer les impacts environnementaux et comparer les alternatives entre elles. Mais, appliqué au plastique, il présente deux inconvénients : ne pas prendre en compte la dimension sanitaire des additifs présents dans les polymères et surtout ignorer ce qui se passe lorsqu'un objet en plastique perdu dans la nature se fragmente et se réduit en micro et nanoparticules. Par conséquent, quand on compare une alternative « verte » et une alternative plastique, on le fait sur la base du CO2 et non sur la base de la fin de vie.

Le second obstacle est la réglementation des produits chimiques. Quelque 13 000 molécules chimiques sont utilisées comme additif pour le plastique, dont 7 000 sont renseignées, 3 000 identifiées comme toxiques et seulement 130 réglementées. Nous avons appris que les logiques de la réglementation REACH n'étaient pas exactement les mêmes que celles de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et je viens d'apprendre que celles de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) était encore différente. Une harmonisation doit être trouvée. Et encore n'ai-je parlé que de l'Union européenne et de la France, et non des États-Unis, et encore moins des produits chimiques qui, ajoutés en Chine, arrivent chez nous, sans être conformes à la réglementation REACH.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous en venons maintenant aux recommandations.

La première recommandation, conformément aux quatre « R », est réduire. Hervé Corvellec a rappelé que lorsque la baignoire déborde, on doit fermer le robinet avant d'éponger à la serpillière. C'est l'attitude que nous devons adopter face à l'usage du plastique. Nous devons revoir leur qualité, eu égard à la toxicité des additifs, être sensibles à leur évitabilité, certains usages n'ayant d'autre intérêt que leur fonction marketing, et à leur durée de vie, certains plastiques n'étant utilisés que quelques minutes avant de devenir des déchets. Nous devons aussi être attentifs aux risques de fuite dans l'environnement, le mode de consommation de certains plastiques augmentant fortement la probabilité de les retrouver dans l'environnement, et envisager des possibilités de substitution et de remplacement par d'autres matériaux aux impacts environnementaux moindres.

M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Deuxième recommandation, améliorer l'analyse du cycle de vie pour prendre en compte l'empreinte plastique. Ce que nous disons est la synthèse de ce que nous avons entendu. Nous conseillons d'intégrer au traité ces recommandations, à la lumière de nos précédents travaux de 2019 et 2020, enrichis des éléments nouveaux obtenus grâce à ces auditions.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - La troisième recommandation vise à réduire le risque toxicologique en interdisant comme additifs toutes les substances de même famille qu'une substance interdite. Il convient ainsi de faciliter l'interdiction de produits dangereux en regroupant leur évaluation et leur contrôle par grandes familles. Il faut interdire certains polymères et produits chimiques dont la liste serait fixée dans une annexe élaborée à partir de critères tels que leur dangerosité pour la santé humaine et l'environnement, leur non-recyclabilité ou encore leur capacité à perturber le recyclage. Il faut aussi imposer la transparence des substances chimiques utilisées afin de garantir leur traçabilité, ce qui n'est pas du tout le cas actuellement, à cause du secret industriel. Nous avons découvert par ailleurs que dans certains procédés industriels sont ajoutés par le biais de « recettes » utilisées depuis très longtemps des additifs pour améliorer les « qualités » du plastique.

M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Notre quatrième recommandation est liée à l'importante distinction à établir entre le stock et le flux. Le stock, c'est la quantité de plastiques produits depuis les années 1950, mais dont une proportion est toujours en circulation dans des objets, des maisons, des bâtiments, et dont la plus grande partie se retrouve dans la nature, soit enfouie dans le sol, soit perdue dans l'environnement, soit déjà fragmentée. Ma collègue Angèle Préville invite à réduire le flux, mais que faire du stock dont nous héritons ? Dans notre rapport de 2020, nous soulignions la difficulté à trouver la solution ultime par le nettoyage des océans. Il n'existe pas de continents plastiques mais des « soupes » de plastiques, c'est-à-dire des endroits où les concentrations en macro, micro et nanoparticules sont particulièrement fortes, mais on ne peut pas nettoyer l'océan. Des chercheurs relèvent néanmoins que tout ce qu'on peut retirer d'une opération de nettoyage sur le continent, c'est toujours cela de moins qui viendra se fragmenter ailleurs. Il faut encourager toutes les opérations de nettoyage de la nature, à cette nuance près que les déchets récupérés ne doivent pas être remis dans une décharge ou revalorisés différemment, car on n'aurait rien résolu. Comment éliminer ce stock récupéré dans la nature ?

La recommandation suivante vise à réduire, voire annuler, les exportations de déchets. En effet, le producteur de déchets doit les gérer et non les envoyer chez d'autres pour les traiter, d'autant moins en gardant ceux ayant de la valeur et en envoyant les autres ailleurs. On connaît les désastres produits dans les pays destinataires. La Chine, après avoir conçu une part de sa capacité à produire des plastiques à partir des déchets importés et ouvert les vannes en investissant dans des unités de traitement et de recyclage, a jugé insuffisante la qualité obtenue par ce moyen et a fermé les barrières pour produire massivement avec d'autres intrants. On sait les difficultés provoquées par le traitement des déchets importés en matière de droits de l'homme ou de qualité de vie. J'ai été stupéfait de voir qu'on envoie en Afrique des déchets textiles non pour les utiliser, mais pour qu'ils se retrouvent dans la nature. Au Ghana, tout part vers la mer. Le traité doit commencer par appliquer les réglementations existantes, notamment la convention de Bâle, pour gérer les déchets au lieu de les envoyer chez les autres, surtout quand ces derniers n'ont pas la capacité de les traiter.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - La sixième recommandation vise à encourager de nouveaux modes de consommation. La lutte contre la pollution est l'affaire de tous et le maître mot est « réduire ». Mais nul n'est capable d'assumer seul ces changements de comportement. Nous avons besoin du contrôle des pouvoirs publics et de l'implication des industriels, qui ont un rôle primordial à jouer dans l'orientation vers de nouveaux modes de consommation.

Certaines mesures préconisées ciblent tous les pays : réduction des objets à usage unique par l'interdiction de certains plastiques, objectifs chiffrés de réduction des emballages plastiques, taxe sur le plastique vierge pour encourager l'utilisation de plastique recyclé. Pour les pays développés, il convient, à court terme, de favoriser le réemploi, d'ouvrir et d'afficher systématiquement en magasin la possibilité pour le consommateur d'apporter son propre contenant et de laisser les emballages en caisse. En France, cela figure déjà dans la loi. L'accès à l'eau potable dans les espaces publics, figurant aussi dans la loi dans certains cas, pourrait être généralisé afin de réduire l'utilisation phénoménale des bouteilles et permettre à tout le monde de recharger sa gourde, comme on le voit aux États-Unis, notamment à l'université de Rhode Island. Il faut informer le consommateur des risques liés au mésusage des plastiques, nombre de consommateurs réutilisant leurs bouteilles d'eau. Il faut imposer pour tous les produits et biens comportant du plastique un étiquetage indiquant le pourcentage de matières plastiques recyclées, y compris quand il y en a 0 %, interdire les cigarettes électroniques à usage unique et la construction de terrains de sport en matière synthétique. Dans les pays en développement, il faut aider la construction d'infrastructures d'eau potable et de gestion des déchets. Comme l'a dit Philippe Bolo, nous avons une part de responsabilité dans la pollution massive par les textiles en permettant une surconsommation de vêtements qui finissent rapidement en Afrique. Il faut encourager la pérennité de toutes les alternatives locales aux emballages plastiques et encourager leur développement.

M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - La dernière recommandation n'est pas la moins utile. En écoutant les nombreux scientifiques que nous avons eu la chance de croiser, nous avons constaté que chacun a dû se spécialiser dans un domaine, car les recherches sur les sujets de micro et nanoparticules sont complexes et coûteuses. Ils sont capables de fournir des conclusions sur des sujets très précis. En matière de biodiversité, ils peuvent étudier l'impact du plastique sur des poissons, mais pas sur les mêmes espèces et pas en les exposant aux mêmes polymères ni durant les mêmes durées ou avec les mêmes additifs aux polymères, de sorte que leurs conclusions, sur la fertilité et la croissance par exemple, sont valables pour une catégorie spécifique d'exposition. Nous le disions déjà en 2020, à l'image du GIEC du climat, il faut tendre vers la création d'un « GIEC du plastique ». Tous les chercheurs de la communauté scientifique internationale doivent pouvoir croiser leurs résultats, les mettre en parallèle, afin d'aller plus vite et de résoudre la question suivante : étant conscients des effets de la pollution plastique, des dispositions législatives et réglementaires sont prises mais, face à nous, des industriels critiquent une instabilité réglementaire qui ne favorise pas les investissements et les retours sur investissement. La recherche avance vite, mais si elle avançait encore plus rapidement et stabilisait ses résultats, on pourrait prendre des mesures réglementaires et législatives plus pérennes et les industriels pourraient investir plus sereinement. L'inertie industrielle peut être due au manque de capacité à fédérer la recherche et à acquérir des connaissances plus fines à même de lever plus rapidement les incertitudes afin d'agir plus rapidement.

M. Alexandre Sabatou, député. - J'avais été choqué d'apprendre que nous ingurgitions chaque semaine plusieurs milligrammes de plastique. Si mes collègues en avaient conscience, nous serions sans doute plus nombreux dans cette salle. Je m'associerai naturellement à vos démarches.

Où la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins ? J'ai l'intuition qu'elle est en retard. Vous avez dit que la solution ne se trouvait pas uniquement du côté du consommateur mais en Allemagne, depuis plus de dix ans, on a mis en place des machines pour recycler les bouteilles et un système de consigne.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous fonctionnons un peu différemment. Les Allemands avaient depuis longtemps instauré la consigne du verre avant de passer directement à la consigne plastique. Nos collectivités territoriales ont mis en place la gestion du ramassage et du tri par des syndicats. L'extension des consignes de tri n'est pas achevée. Le ramassage des bouteilles n'est peut-être pas au meilleur niveau, parce qu'il a été mis en place de façon très différente à travers le territoire. Mais en Allemagne, le nombre des bouteilles en plastique a fortement augmenté.

M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - L'appréciation dépend du critère retenu. Du point de vue législatif, nous sommes en avance. Peu de pays ont une loi telle que la loi « antigaspillage pour une économie circulaire » (Agec). La semaine dernière, invités à un colloque international de chercheurs, nous avons rencontré un sénateur américain et nous avons pu mesurer notre avance sur beaucoup de sujets. Au cours des discussions, personne n'a évoqué la réduction des déchets, alors qu'en France, l'idée revient au moindre colloque. Sur certains points, nous sommes très en avance et en retard sur d'autres. Je retiens aussi que des industriels nous disent d'arrêter de réglementer tandis que des ONG nous reprochent de ne pas aller assez loin.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous sommes en avance en ce qui concerne les contenants à apporter. La loi Agec a créé de nombreux dispositifs dont la mise en oeuvre se poursuit. Nous avons prévu des interdictions qui prendront effet dans le temps et mis en place des procédés qui vont continuer d'agir durant de longues années. Mais nous pouvons évidemment faire encore mieux.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Vous alertez sur les exportations. Qu'en est-il de la traçabilité quand des pays développés se défaussent sur des pays tiers ? Vous citez l'exemple du Ghana, de la Malaisie, du Vietnam et d'autres pays. Peut-être faudrait-il responsabiliser les pays exportateurs sur le suivi du recyclage afin que les déchets ne finissent pas dans l'environnement, ce qui engendre les pollutions annexes que vous décrivez ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - La question des textiles est particulière. Ils sont exportés dans un but de réemploi mais la matière est de si piètre qualité que les femmes africaines qui achètent des ballots ne peuvent rien en faire, bien qu'ils ne soient pas envoyés comme déchets.

M. Philippe Bollo, député, rapporteur. - Monsieur le président, vous avez raison de mentionner l'enjeu de la traçabilité. Nous aurons l'occasion d'y revenir lors de l'examen de l'article 4 du projet de loi « Industrie verte », attendu d'abord au Sénat, qui traite de l'exportation des déchets.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous comptons sur vous deux et sur tous nos collègues pour y porter attention.

Comment voyez-vous la mutualisation des travaux scientifiques et des chercheurs, à la fois d'un point de vue disciplinaire et d'un point de vue géographique ? La communauté scientifique est-elle prête à s'organiser ? Est-il besoin d'un soutien politique, de cohérence, d'alerte auprès de l'Agence nationale de la recherche et des instituts de recherche pour impulser la coopération mondiale ? Comment parvenir à une compréhension scientifique globale ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - À l'image du GIEC pour le climat, le « GIEC du plastique » serait une compilation, un important travail de synthèse qui fait encore défaut, même si les chercheurs se rencontrent, organisent des colloques, s'invitent les uns les autres. Nous avons récemment participé, au Mans, au colloque sur la pollution des océans par les plastiques auquel participaient des chercheurs américains, puis, l'année dernière, à New York, à un colloque sur le même sujet. Mais tout cela n'est pas officiel. Il existe déjà des coopérations mais il faudrait les officialiser à une échelle internationale.

M. Philippe Bollo, député, rapporteur. - Je signalerai les rencontres du GDR polymères et océans. Nous avons la chance en France d'avoir ce groupement de recherche qui réunit de nombreux chercheurs travaillant de concert sur ce sujet.

Dans le cadre de l'examen du traité, nous conduirons, dans les jours qui viennent, une réflexion pour impulser la création d'un « GIEC du plastique ». Au niveau international, une autre initiative est conduite pour faire un « GIEC de la chimie » dont le champ d'étude irait bien au-delà des polymères pour s'intéresser à tous les additifs, comme les PFAS, sujet qui monte en puissance. Le sujet des plastiques sera alors dilué. Au regard de l'ampleur du problème, de la contamination systématique de tous les milieux terrestres et de tous les organismes par les microplastiques, commençons par le « GIEC du plastique ».

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Cette coopération internationale est d'autant plus nécessaire que les enjeux de santé, environnementaux, de changement de comportement et de situation concernent toutes les disciplines. Il s'agit de balayer l'ensemble des champs disciplinaires scientifiques, des sciences humaines aux sciences dures. Nous comptons sur vous pour soutenir ce discours, notamment dans le cadre du traité international, afin qu'il puisse figurer à la fois dans les intentions et dans leur concrétisation.

Vous êtes devenus des experts parlementaires, et même au-delà, de la pollution plastique, et nous savons pouvoir attendre de vous un suivi de ces questions. Nous serons ravis d'avoir un retour sur les enjeux et les conclusions du traité international et sur les mesures d'application et évaluations qui seront prises en France, en Europe et partout dans le monde.

Mes chers collègues, je vous propose de valider le rapport sans changement.

Le rapport est adopté à l'unanimité.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous remercie du travail réalisé afin de présenter en un temps record les conclusions de l'audition publique sur les enjeux du projet de traité international sur la pollution plastique.

La réunion est close à 10 h 30.

Audition de l'Autorité de sûreté nucléaire sur son rapport annuel pour 2022

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 10 h 32.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je souhaite la bienvenue et remercie de leur présence le président de l'Autorité de sûreté nucléaire, M. Bernard Doroszczuk, ainsi que ses collègues commissaires, Mmes Sylvie Cadet-Mercier, Géraldine Pina Jomir et Laure Tourjansky, et M. Jean-Luc Lachaume. Je salue également le directeur général de l'ASN, M. Olivier Gupta, et l'ensemble de ses collaborateurs.

Conformément à la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, nous entendons pour la seizième année consécutive l'Autorité de sûreté nucléaire pour la présentation de son rapport annuel sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France.

Vous le mentionnez dans votre rapport, l'année 2022 a été une année hors norme, d'abord en raison du phénomène inattendu de corrosion sous contrainte, qui a fait l'objet d'une audition spécifique de l'Office, le 27 octobre dernier. L'été 2022 a été marqué par une canicule et une sécheresse exceptionnelles, qui n'ont pas eu d'incidence sur la sûreté nucléaire mais ont rendu indispensables certaines dérogations aux prescriptions de rejets thermiques. D'autres événements ont marqué l'actualité du nucléaire : la guerre en Ukraine, la perspective de mise en service de l'EPR qui reste conditionnée au franchissement de dernières étapes, les projets de petits réacteurs innovants, dits « SMR », qui soulèvent de nouvelles questions de sûreté, ou encore une étape importante du projet Cigéo avec l'ouverture d'une période d'instruction durant laquelle la concertation va se poursuivre.

Mes chers collègues, je suis certain que vous avez à l'esprit un autre sujet, l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, qui a mobilisé l'Office en février dernier et a donné lieu à une audition en marge du projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires. Nos collègues Jean-Luc Fugit et Stéphane Piednoir, ici présents, ont été désignés rapporteurs d'une étude sur ce sujet, engagée à la suite d'une saisine de la commission des affaires économiques du Sénat. Aussi, n'y a-t-il pas lieu d'y revenir aujourd'hui, par respect pour leur implication dans ce travail. Nous aurons prochainement l'occasion de reprendre nos débats sur cette question et nous avons déjà beaucoup à dire sur l'état des lieux de la sûreté nucléaire et de la radioprotection à l'occasion de la présentation du rapport annuel de l'ASN pour 2022.

M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire. - Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, merci de nous accueillir pour vous présenter le rapport de l'Autorité de sûreté nucléaire pour l'année 2022 et le début de l'année 2023. C'est toujours un honneur pour l'ASN de présenter son rapport annuel, comme le prévoit la loi. Je suis accompagné de membres du collège, du comité exécutif et de représentants des services de l'ASN.

Mon propos liminaire comportera une appréciation générale et trois points d'attention. J'évoquerai ensuite les principaux constats par exploitant et par grand domaine d'activité qui ressortent de l'année 2022. Olivier Gupta parlera des échanges et des positions prises au sein de l'association WENRA (Western European Nuclear Regulators Association), qui réunit des responsables d'autorités de sûreté nucléaire en Europe et qu'il préside actuellement.

Concernant l'appréciation générale de l'ASN, notre rapport souligne qu'en 2022, la sûreté des installations nucléaires, ainsi que la radioprotection dans les secteurs industriel, médical et du transport des matières nucléaires et substances radioactives se sont maintenues à un niveau satisfaisant. Même si cela ne constitue pas en soi un indicateur absolu et s'il faut rester prudent, on peut noter que le nombre d'événements significatifs de niveaux 1 et 2 classés sur l'échelle INES (échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques) pour les installations nucléaires est en baisse depuis quatre ans avec 97 événements en 2022, contre 115 en 2019. Aucun événement de niveau 2 n'a été déclaré en 2022, contre un l'année précédente.

Les événements significatifs dans les domaines médicaux et du transport des matières radioactives restent très faibles au regard du nombre d'actes et de transports réalisés.

Les réexamens de sûreté conduits tous les dix ans sont menés de manière globalement satisfaisante par tous les exploitants, ce qui permet de faire progresser le niveau de sûreté et de radioprotection des installations.

Ces premiers constats sont donc positifs dans un contexte marqué par plusieurs aléas et par des fragilités persistantes. J'en viens ainsi aux trois points d'attention.

D'abord, l'année 2022 a été marquée par des aléas sur les installations nucléaires jamais rencontrés. Ces événements, qui peuvent être illustrés par le nombre et la durée, sans précédents, des arrêts de réacteurs d'EDF durant l'hiver 2022-2023, et par les fragilités persistantes dans les installations du cycle du combustible, confirment l'importance de disposer de marges pour la sûreté et d'anticiper les enjeux, dans un système nucléaire interdépendant où les aléas sur certaines installations peuvent avoir des conséquences sur le fonctionnement des autres et où un aléa générique est toujours possible.

Dans ce contexte, l'ASN estime qu'un travail de sécurisation industrielle pour les quinze à vingt ans à venir, sur une partie significative des installations actuelles, non seulement les réacteurs de puissance mais aussi les installations du cycle du combustible, doit être anticipé dans le cadre de la programmation annuelle de l'énergie (PPE) pour éviter le risque d'impasse au sein de l'ensemble du système nucléaire.

Ensuite, l'été 2022 a été marqué par une canicule et une sécheresse d'une rare intensité, qui ont conduit l'ASN, pour la première fois depuis 2003, à prendre des décisions exceptionnelles permettant de déroger aux prescriptions de rejets thermiques et de maintenir en fonctionnement cinq réacteurs. Cette situation n'a pas eu de conséquence sur la sûreté nucléaire. La surveillance de l'environnement par l'exploitant a été spécifiquement renforcée pour être en mesure de détecter au plus tôt une éventuelle dégradation du milieu. Pour l'ASN, la gestion des conséquences de ce type d'épisode extrême, dont la fréquence pourrait augmenter dans les années à venir, nécessite une consolidation des connaissances scientifiques sur l'impact environnemental cumulé des rejets, ainsi qu'une réflexion sur les évolutions technologiques à intégrer aux installations, ainsi que sur les capacités d'adaptation des installations à prévoir pour le nouveau nucléaire, dans le cadre d'une approche globale et de long terme. Cette approche devra être menée avec l'ensemble des parties prenantes au niveau des territoires et des bassins-versants.

Enfin, les résultats des contrôles réalisés par l'ASN en 2022 montrent que les capacités techniques de la chaîne d'approvisionnement nucléaire restent un point de vigilance. Ces dernières années, l'ASN a appelé l'attention, à plusieurs reprises, sur la nécessité de renforcer les capacités d'investissement, les compétences, la rigueur professionnelle et la qualité au sein de la filière industrielle. Depuis deux ans, pour aller au-delà des missions traditionnelles d'inspection des exploitants et des fabricants et dans la perspective du développement d'un nouveau programme nucléaire, l'ASN a réalisé des contrôles par sondage dans l'ensemble de la chaîne de sous-traitance nucléaire et sur la gestion de projets des exploitants.

Le retour d'expérience de l'année 2022 montre que des efforts importants restent à réaliser pour définir clairement les exigences à respecter, assurer la qualité et la rigueur dans la chaîne d'approvisionnement, évaluer les capacités techniques des prestataires, ainsi que prévenir, détecter et traiter les irrégularités dans la chaîne de sous-traitance. Dans ce contexte, l'ASN souhaite que les donneurs d'ordre de la filière renforcent significativement leur vigilance sur les « capacités à faire » de la chaîne d'approvisionnement, au regard de l'ampleur des nouveaux projets et des installations en service.

J'en viens aux principaux constats, par exploitant et par grand domaine d'activité.

Chez EDF, la qualité d'exploitation des centrales nucléaires s'est maintenue à un niveau satisfaisant en 2022. Toutefois, son amélioration pour les centrales qui étaient en retrait par rapport aux autres se révèle souvent plus longue qu'estimé. Cela a été le cas en 2022 pour les centrales de Golfech et de Gravelines, et c'est le cas, début 2023, pour la centrale de Dampierre.

En 2022, l'exploitation du parc de réacteurs d'EDF a été marquée par les conséquences de la découverte d'un phénomène de corrosion sous contrainte sur les circuits raccordés aux circuits primaires. Les actions engagées par EDF pour y faire face ont été satisfaisantes sur le plan de la sûreté. Elles ont permis d'établir un diagnostic des installations concernées, de donner des premières explications du phénomène, d'identifier les parties de circuits et les soudures les plus sensibles et d'établir une stratégie priorisée de contrôle et de réparation qui a été jugée appropriée par l'ASN. Cette stratégie a été récemment adaptée au vu des derniers constats faits sur des soudures réparées au moment de la construction initiale avec de fortes énergies de soudage.

L'ASN reste très vigilante sur ce sujet. Elle s'est impliquée particulièrement dans le partage d'expériences sur ces phénomènes de corrosion avec ses homologues étrangers.

En 2022, EDF a poursuivi les travaux en vue de la mise en service de l'EPR de Flamanville, notamment la requalification de l'installation après les modifications et les réparations effectuées. Un travail important reste à faire en amont de la mise en service pour réaliser la dernière campagne d'essais sur site et pour certifier la conformité de certains équipements sous pression nucléaire, ainsi que pour justifier la conception ou la performance de certains équipements ou de systèmes importants pour la sûreté. À la demande de l'ASN, EDF a réalisé des analyses approfondies afin d'identifier les causes des anomalies affectant le combustible et le coeur constatées sur les EPR à l'étranger, notamment à Taishan, et en a tiré les enseignements pour la mise en service de l'EPR de Flamanville.

Concernant les projets d'EDF dans le domaine des petits réacteurs modulaires, ou Small Modular Reactor (SMR), l'année 2022 a été marquée par les travaux préliminaires d'évaluation de sûreté du réacteur Nuward. À l'initiative de l'ASN, les autorités de sûreté française, finlandaise et tchèque ont engagé de manière conjointe l'examen préliminaire des principales options de sûreté de ce projet. Ce travail débouchera cet été sur une déclaration commune. Pour l'ASN, ce type d'initiative concrète de coopération multilatérale sur des conceptions de réacteurs à maturité suffisante constitue une étape indispensable pour une meilleure convergence internationale des exigences de sûreté applicables aux SMR.

L'ASN a poursuivi en 2022 ses échanges avec plusieurs entreprises françaises ou étrangères développant des projets de différentes technologies. À l'instar de ses homologues, le travail réalisé tant au niveau national qu'international exige un renforcement substantiel des moyens de l'ASN. Le développement des SMR conduira à une plus grande diversité des acteurs et des technologies à maîtriser.

L'ASN considère que le niveau de sûreté des installations d'Orano a été globalement satisfaisant en 2022, dans la continuité des années précédentes. Plusieurs projets industriels importants pour la sûreté et la radioprotection ont été menés à leur terme, comme la construction de nouveaux évaporateurs dans l'usine de La Hague et la mise en place de nouvelles capacités d'entreposage de matières et de déchets à La Hague ou au Tricastin.

S'agissant de l'usine Melox, l'ASN considère que le niveau de sûreté est satisfaisant mais elle reste particulièrement vigilante sur la radioprotection du fait de l'augmentation des interventions de maintenance, nécessaires pour accroître la disponibilité de l'installation et sécuriser le cycle du combustible.

Malgré des avancées en 2022, l'ASN considère que le fonctionnement du cycle du combustible, qui repose sur un ensemble d'installations dont chacune est souvent le maillon unique d'une chaîne de traitement, présente toujours très peu de marge. L'ASN insiste une nouvelle fois sur la nécessité de renforcer les démarches d'anticipation, ainsi que la qualité des études, afin de pouvoir mettre en oeuvre dans les temps les dispositions nécessaires pour prévenir les risques de situations bloquantes pour le cycle du combustible et pour la production d'électricité nucléaire. C'est le cas pour les projets de nouvelles capacités d'entreposage de matières plutonifères et des parades à mettre en place en vue de pallier le retard constaté sur le projet de piscine d'entreposage centralisé des combustibles usés promu par EDF.

De manière générale, l'ASN considère qu'Orano doit approfondir le travail de revue des enjeux associés au vieillissement de l'ensemble des installations sur le site de La Hague qu'il a démarré, afin de dresser un état général du site et de conforter les perspectives d'exploitation de ses différents ateliers dans des conditions sûres jusqu'à l'horizon 2040, actuellement envisagé dans la PPE.

Les installations nucléaires exploitées par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) sont en grande majorité concernées par des opérations de démantèlement et de gestion des matières et des déchets radioactifs. L'ASN considère que la sûreté reste maîtrisée, notamment grâce à la mise en oeuvre des grands engagements de sûreté pris au plus haut niveau du CEA.

Sur la période 2019-2022, l'ASN constate que la stratégie priorisée de démantèlement et de gestion des matières et des déchets, définie par le CEA, approuvée par l'ASN en 2019, produit des résultats positifs. Néanmoins l'ASN identifie une forte vulnérabilité de certains projets importants, en raison de deux principaux facteurs : la gestion des contrats, marquée par des difficultés contractuelles sur des opérations prioritaires pour la sûreté, et le caractère unique de quelques installations clés d'entreposage ou de gestion des effluents, dont dépendent plus ou moins tous les projets.

De manière transversale et pour les deux exploitants que sont le CEA et Orano, l'ASN estime que les opérations stratégiques de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets anciens exigent une meilleure lisibilité et un meilleur suivi de la maturité des phases de projet qui les concernent. Ces opérations sont complexes et s'étendent en général sur plusieurs décennies.

Dans son rapport pour 2022, l'ASN présente, pour la première fois, un observatoire des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets pour les projets prioritaires. Ces projets feront désormais l'objet d'une démarche spécifique et transparente de suivi, par phase ou par jalon de projet.

Concernant l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), dont les installations sont exploitées de manière satisfaisante en matière de sûreté, de radioprotection et de protection de l'environnement, le fait marquant est le dépôt en 2023 de la demande d'autorisation de création de Cigéo. Les modalités d'instruction de cette demande, qui s'étalera sur une durée d'au moins trois ans, ont été définies en 2022, en liaison avec l'ensemble des parties prenantes et le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Elles permettront de prendre en compte toutes les questions techniques qui suscitent des attentes à chacune des étapes du processus d'instruction.

Je termine mon propos liminaire par les principales appréciations de l'ASN sur les activités nucléaires dans les domaines médical, industriel et du transport des matières radioactives.

Dans ces domaines, le niveau de sûreté et de radioprotection est resté satisfaisant en 2022. Dans le domaine médical, la forte tension, en particulier sur les moyens humains, a conduit à mettre en place de nouvelles organisations de travail, notamment multisites ou faisant appel à des intervenants extérieurs. En 2022, l'ASN a été particulièrement vigilante à ce que ces nouvelles organisations n'engendrent pas un recul de la radioprotection. Les observations tirées des inspections de l'ASN, ces dernières années, montrent que la culture de la radioprotection reste perfectible dans le domaine des pratiques interventionnelles radioguidées, pour lesquelles la formation des personnels à la radioprotection des patients et des travailleurs peine à progresser.

Les événements significatifs de radioprotection restent dans la continuité des années précédentes, c'est-à-dire très faibles en volume comparé au nombre d'actes réalisés. Toutefois la répétition de certains événements montre que le retour d'expérience d'événements anciens est parfois oublié. Ainsi, des erreurs d'étalonnage en radiothérapie externe ont été de nouveau relevées en 2022, bien que des événements antérieurs similaires aient fait l'objet de fiches de retour d'expérience de l'ASN, qui avaient été partagées au sein de la profession.

Un même constat peut être fait dans d'autres domaines, comme celui de la gammagraphie industrielle, où ont été de nouveau constatées de mauvaises pratiques dans la gestion de situations de blocage de sources. Ces événements nous rappellent que la culture de radioprotection n'est jamais acquise et doit être entretenue.

De manière générale, l'ASN promeut toutes les actions susceptibles de concourir à la mise en oeuvre des principes de justification et d'optimisation. À ce titre, dans le domaine médical, l'ASN insiste sur l'importance et la plus-value des audits cliniques externes par les pairs et soutient leur mise en place, en particulier en radiothérapie et scannographie. La part importante des traitements par radiothérapie en oncologie et l'amélioration de la survie des patients, rendent d'autant plus nécessaire l'évaluation des effets radio-induits à long terme. L'ASN rappelle ainsi dans son rapport la nécessité de mettre en place des registres de suivi des patients ayant bénéficié de traitements par radiothérapie pour permettre une meilleure évaluation de leurs effets radio-induits à long terme, en particulier pour les nouvelles pratiques comme l'hypofractionnement ou la « flash thérapie ».

Enfin, dans le domaine du transport des substances radioactives, l'ASN estime que le niveau de sûreté et de radioprotection est resté globalement satisfaisant. Si des incidents, en particulier routiers, ont affecté quelques transports, ils sont en nombre très faible - un pour dix mille -, au regard des 770 000 transports réalisés chaque année.

M. Olivier Gupta, directeur général de l'ASN. - J'évoquerai les conséquences sur la sûreté nucléaire et son contrôle des événements que nous avons vécus depuis un peu plus d'un an, c'est-à-dire une crise énergétique à l'échelle européenne, une accélération des programmes nucléaires dans plusieurs pays et la guerre en Ukraine qui questionne la sûreté des installations nucléaires en cas de conflit.

La crise énergétique en Europe appelle, selon nous, une vigilance collective en matière de sûreté nucléaire, parce qu'elle conduit les pays à revoir, parfois substantiellement, leur politique énergétique. Ceci se traduit, dans le domaine nucléaire, par des projets nouveaux ainsi que par un accroissement fort et assez peu anticipé de la charge de travail. Ceci s'accompagne également du souhait que tous ces projets avancent vite. Le nucléaire étant plutôt le domaine du temps long, cette situation pourrait mettre en tension les industriels et les autorités de contrôle au détriment de la qualité de réalisation des projets et de la sûreté, d'où cette nécessité de vigilance - vigilance collective puisque, pour reprendre une expression utilisée par un ancien président de l'ASN, la sûreté nucléaire est un bien commun.

Nous avons évoqué le sujet au sein de l'association des responsables d'autorité de sûreté des pays d'Europe de l'Ouest (WENRA) et nous avons, dans une déclaration commune, émis plusieurs recommandations pour limiter ce risque de mise en tension.

Première recommandation : les décisions de politique énergétique doivent tenir compte des délais de réalisation des projets industriels, donc être prises avec suffisamment d'anticipation. Elles doivent aussi être stables dans le temps. Ces deux éléments sont importants, parce que l'absence de visibilité et l'absence de stabilité sont préjudiciables à la sûreté.

La deuxième recommandation appelle à respecter la responsabilité première des exploitants en matière de conduite des projets et de sûreté. En particulier, c'est à eux de gérer leur planning en tenant compte du temps nécessaire pour bâtir des démonstrations de sûreté de bonne qualité et en tenant compte du temps nécessaire à leur instruction.

La troisième recommandation s'adresse à nous-mêmes, autorités de sûreté : travailler de façon efficace, proportionnée aux enjeux et rendre nos décisions dans les délais.

En fait, nous ne faisons que rappeler le rôle de chacun au bénéfice de la sûreté. Il importe que chacun assume jusqu'au bout ses responsabilités.

Avec nos homologues, nous devons réfléchir à la manière d'aborder cette ère nouvelle d'accélération des programmes nucléaires. Le sujet est posé en France, mais aussi dans beaucoup d'autres pays. Nos méthodes de contrôle sont-elles adaptées à une charge de travail en croissance rapide ? Comment nous préparons-nous à l'examen de technologies innovantes ? Nos exigences sont-elles proportionnées aux enjeux ?

Fait-on trop ou trop peu en matière de sûreté ? Cette question légitime revient régulièrement. Pour fixer notre niveau d'exigence, nous cherchons à dégager un juste équilibre dans nos décisions par un dialogue technique approfondi avec les industriels, au cours duquel nous examinons les possibilités d'amélioration de la sûreté en tenant compte de l'état de l'art, c'est-à-dire de ce qui se fait couramment dans le domaine considéré, y compris en regardant ce qui se fait à l'étranger et ce qu'ont décidé nos homologues dans des cas similaires. Le dialogue porte non seulement sur les questions de sûreté, de radioprotection et de protection de l'environnement, mais aussi sur la faisabilité technique et industrielle, ainsi que sur les délais de mise en oeuvre. C'est à l'issue de ce dialogue que nous définissons et objectivons ce qui est raisonnablement possible.

J'ajoute que sur les sujets les plus importants, nous ne travaillons pas seuls. Nous prenons l'avis de nos groupes permanents d'experts, avis rendu public, et nous organisons des consultations publiques sur nos projets de décision pour que toutes les personnes qui veulent s'exprimer puissent le faire.

Sommes-nous prêts à faire face à ce nouveau contexte ? Je donnerai deux exemples d'évolutions que nous mettons en place afin de nous adapter à la relance du nucléaire, qui n'est pas seulement quantitative, avec des réacteurs identiques à ceux que l'on connaît, exploités par le seul EDF, mais aussi qualitative avec l'émergence de nouvelles technologies, de nouveaux industriels et des compétences à reconstituer.

Premier exemple, nous sommes en train de monter une équipe chargée du contrôle des petits réacteurs modulaires avancés et nous mettons en place des méthodes de travail adaptées à la nature de ces projets et aux spécificités des porteurs de projet, pour l'essentiel des start-up qui n'ont pas l'habitude de travailler avec nous. À l'évidence, cela nécessite d'adapter ce que nous faisions avec les gros industriels que nous contrôlions jusqu'à présent.

Deuxième exemple, nous montons en capacité et en expérience sur le contrôle et l'inspection du tissu industriel de fournisseurs, compte tenu de leur rôle dans la qualité des fabrications. C'est sur la base des conclusions de ces nouvelles inspections que Bernard Doroszcuk a pu s'exprimer sur ce point.

En résumé, dans le contexte de relance du nucléaire, il est essentiel de disposer d'un contrôle indépendant, reposant sur un personnel compétent, fondé sur le dialogue technique et sachant s'adapter aux nouveaux enjeux.

Je termine mon propos sur les conséquences de la guerre en Ukraine en matière de sûreté nucléaire. Certes, il faudra attendre la fin du conflit pour en tirer toutes les leçons, mais on peut déjà retenir trois enseignements.

D'abord, les combats qui ont eu lieu autour de la centrale de Zaporijia ont montré tout l'intérêt des améliorations de sûreté décidées à l'échelle européenne à la suite de l'accident de Fukushima. Je pense aux groupes électrogènes diesel supplémentaires qui ont placé cette centrale en bien meilleure situation pour faire face aux pertes répétées d'alimentation électrique externe qu'elle a subie, encore ces jours derniers.

Ensuite, la guerre n'a pas seulement pour conséquences des dégâts matériels sur les installations, elle provoque aussi des perturbations de la logistique, et surtout une désorganisation des équipes, un stress permanent pour les opérateurs, tous sujets regroupés sous l'expression « facteurs humains et organisationnels ». Après la prise de contrôle par les Russes de la centrale de Zaporijia, il y a plusieurs mois, ces aspects restent un facteur de fragilisation de la sûreté.

Enfin, dans une telle situation, il est essentiel que les autorités de sûreté travaillent ensemble à l'échelle européenne. C'est ce que nous avons fait. Nous avons partagé nos évaluations, comparé nos simulations en cas d'accident nucléaire en Ukraine. Sur ces bases, l'association WENRA a publié plusieurs analyses sur lesquelles chacun d'entre nous a pu s'appuyer pour délivrer à ses médias nationaux une information cohérente à l'échelle européenne. Par exemple, au début du conflit, alors que dans beaucoup de pays, une partie de la population cherchait à se procurer des comprimés d'iode, nous avons rappelé qu'en cas d'accident, y compris avec fusion du coeur, l'ordre de grandeur des rayons de prise d'iode pouvait, selon le scénario, aller jusqu'à vingt kilomètres, voire cent kilomètres, mais guère au-delà. Le dire sur la base d'un consensus européen a été très utile. Nous aurons naturellement à coeur de continuer de nous coordonner entre autorités de sûreté européennes chaque fois que nécessaire.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour la présentation du rapport annuel et des enjeux de l'année 2022. Je me réjouis de la rigueur avec laquelle l'Autorité de sûreté nucléaire assure ses missions auprès des parlementaires et de l'ensemble des acteurs de la filière nucléaire.

Nous en venons aux questions des parlementaires.

M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Si la présentation du rapport annuel de l'ASN est un rendez-vous que nous attendons, elle revêt cette année un caractère particulier compte tenu de l'accent mis sur l'industrie nucléaire et son organisation à l'intérieur de notre pays.

Cet accent est d'abord motivé par les intentions du Gouvernement, qui ont évolué et qui réouvrent la question du développement du nucléaire en France. Il est aussi motivé, plus largement, par la relance du nucléaire en Europe, puisque certains pays européens se posent à nouveau ou pour la première fois la question.

Il est aussi alimenté par les difficultés provoquées par la canicule durant l'année 2022. Il ne s'agit pas de se demander s'il faut être pro ou anti-nucléaire mais si, compte tenu des événements majeurs que nous avons connus, non seulement la sécheresse, mais aussi des phénomènes de corrosion sous contrainte, toutes les conditions sont réunies pour une exploitation optimale de nos cinquante-six réacteurs. Après l'avoir tenu pendant des décennies, la France a un rôle leader à jouer, avec la ministre Agnès Pannier-Runacher. Nous allons être très attentifs à ces tendances et nous pouvons nous féliciter qu'une autorité indépendante comme l'ASN puisse effectuer des contrôles et prendre des décisions collégiales, ne dépendant pas d'un seul homme mais de cinq personnes, dont les avis - je le suppose - peuvent être contradictoires.

Les événements majeurs survenus l'année dernière ont-ils des conséquences sur la doctrine d'examen des installations de l'ASN ? La découverte presque par hasard d'un phénomène de corrosion sous contrainte, totalement inattendu, se traduira-t-elle par une demande de moyens supplémentaires ? En tant que parlementaires, nous examinerons à l'automne le projet de budget. S'agissant des nouvelles technologies, dont les SMR, quelles seraient les conséquences de leur implantation dans différents sites du territoire ? Êtes-vous favorable ou réticent à une dispersion de la technologie nucléaire ?

Pour avoir mené un programme d'étude sur l'arrêt du projet Astrid, je suis attaché aux perspectives du cycle du combustible. La loi de 2006, qui a créé l'ASN, prévoit un cycle fermé comprenant, puisque c'est la seule issue, les réacteurs à neutrons rapides. Depuis bientôt quatre ans, l'État a décidé de mettre en sommeil, voire en arrêt total, le projet Astrid qui avait vocation à concevoir un nouveau modèle de réacteur à neutrons rapides à l'horizon 2040.

En 2022, le nombre d'incidents de niveau 1 relevés sur les installations nucléaires de base est inférieur à celui de 2017 et aucun incident de niveau 2 n'a été observé. Pourtant, à l'instar d'une croyance populaire selon laquelle la « fumée » s'échappant des centrales nucléaires est du CO2 et non de la vapeur d'eau, le moindre incident agite l'opinion publique. L'ASN prévoit-elle des actions de communication plus larges afin de rassurer la population ?

Mme Christine Arrighi, députée. - Au regard de l'ensemble des alertes que vous appelez « points d'attention », de l'état des connaissances et des évolutions dont il vient d'être fait état, je comprends de moins en moins qu'il soit possible de s'engager à nouveau dans une telle aventure. Les difficultés à venir sont décrites dans votre document : problèmes de sûreté, instabilités politiques complexifiant l'accès à la ressource, réparation de corrosions, opérations de démantèlement toujours pas maîtrisées, retraitement des déchets - vous en avez peu parlé mais cela figure dans votre rapport -, sans oublier le dérèglement climatique.

Alors qu'on invite à se préparer à une hausse de température de 4 degrés et qu'elle atteint déjà presque 1,5 degré, je lis dans votre rapport : « Après examen des enjeux liés à la protection de l'environnement, l'ASN a adopté successivement quatre décisions fixant des prescriptions temporaires relatives aux rejets thermiques des centrales nucléaires de Golfech, Bugey, Saint-Alban, Blayais et Tricastin, pour la période du 15 juillet au 11 septembre ». Alors qu'en ce début du printemps, certaines régions sont déjà en état de sécheresse, avez-vous prévu des modélisations permettant de traiter ces phénomènes s'ils se renouvelaient ? Si oui, pourriez-vous nous les communiquer ? Si l'exceptionnel devenait conjoncturel, quelles mesures seriez-vous contraints de prendre pour que les centrales soient correctement refroidies ?

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - En 2035, vingt-six de nos cinquante-six réacteurs atteindront un âge d'environ cinquante ans. Comment anticipez-vous leur suivi renforcé ?

L'apparition de microgénérateurs nucléaires utilisant des déchets de très longue vie fait partie des sujets émergents que doit suivre l'ASN, ce qui pose la question des ressources humaines en termes de quantité et de formation. L'ASN est-elle suffisamment attractive pour réaliser les recrutements nécessaires et qu'en est-il de la formation continue ?

Vous avez annoncé la mise en place d'un observatoire des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets radioactifs. Quelles sont ses perspectives de déploiement ? Le démantèlement nécessite un suivi et il doit être mieux compris par la population.

Vous avez évoqué les relations européennes et internationales au travers de l'association WENRA. Face à la montée en puissance du nucléaire en Europe, on voit poindre une alliance de seize pays désireux de maintenir, renforcer ou s'ouvrir l'accès à l'une des trois formes majeures d'énergie, à côté des énergies fossiles et des énergies renouvelables ; ce mouvement est motivé par la nécessité de mettre en commun les expertises et les connaissances, et la France en serait chef de file. Indépendamment des positions politiques, le recours au nucléaire pour sortir progressivement des énergies fossiles doit être considéré avec attention. Comment l'ASN et les institutions équivalentes des autres pays s'organisent-elles pour faire face à tous ces sujets émergents ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous pouvons tous vous être reconnaissants de l'absence d'accident nucléaire en France.

Vous indiquez dans le rapport : « Le site de La Hague doit également renforcer sa vigilance en ce qui concerne la réalisation des contrôles périodiques et la gestion des écarts. Enfin, les mesures destinées à lutter contre les effets du vieillissement des équipements des installations, dont certaines approchent une durée d'exploitation de quarante ans, ou leur remplacement par de nouveaux équipements constituent toujours un enjeu majeur pour la poursuite de leur fonctionnement sûr. » Quelles sont les conséquences de ce vieillissement ? Quels sont les coûts des installations nécessaires ?

En médecine nucléaire, vous mentionnez que « des améliorations sont nécessaires, notamment concernant la gestion des effluents pour maîtriser les rejets dans les réseaux d'assainissement ». En quoi cela consiste-t-il ?

Vous ajoutez : « De même, l'organisation de la physique médicale a été jugée insuffisante dans 20 % des services inspectés en 2022, notamment au regard des enjeux de radioprotection associée aux traitements thérapeutiques. » Y a-t-il eu des réactions immédiates ? Comment y remédier alors que le milieu médical est en tension ?

M. Bernard Doroszczuk. - Les événements exceptionnels que nous avons soulignés nous ont-ils conduits à faire évoluer notre approche du contrôle, nos méthodes et nos compétences ? De fait, nous sommes confrontés à des enjeux entièrement nouveaux, notamment en volume de construction d'installations nouvelles, si elles sont décidées, et en termes d'évolution de la structuration des acteurs dans le domaine nucléaire.

Nous n'avons pas changé fondamentalement notre doctrine. Nous entretenons toujours avec les exploitants et les fabricants une relation fondée sur un dialogue technique approfondi en vue d'organiser l'instruction et le contrôle. Nous le poussons jusqu'au bout pour bien comprendre les sujets et proportionner nos décisions aux enjeux. J'insiste sur la proportionnalité, car un grand nombre d'événements déclarés peuvent correspondre à de très faibles enjeux. Un dialogue technique approfondi permet de challenger nos interlocuteurs et de mettre nos décisions en regard des enjeux de sûreté et de radioprotection.

Si l'approche qui est la nôtre depuis l'origine n'a pas changé, en revanche, le champ dans lequel nous la mettons en oeuvre a évolué, à la lumière du retour d'expérience de ces dernières années. Sur les grands projets, nous nous sommes aperçus que le fait d'avoir l'exploitant comme unique interlocuteur était insuffisant pour avoir une bonne idée de la qualité de réalisation des équipements à installer. Nous avons voulu aller au-delà de l'exploitant et regarder en amont, dans la chaîne de fabrication, si les sous-traitants maîtrisaient les exigences nécessaires pour assurer la qualité requise. Sur la base des constats faits sur un champ d'investigation plus large, nous tirons la sonnette d'alarme en appelant à être attentifs aux donneurs d'ordres, car la chaîne d'approvisionnement montre des fragilités.

De même, nous nous sommes aperçus que les conditions dans lesquelles sont gérés les projets de démantèlement ou de reprise et de conditionnement des déchets anciens, c'est-à-dire les déchets datant des premiers temps du nucléaire, entreposés dans les conditions de l'époque, n'étaient pas satisfaisantes. Dans l'attente d'une solution de stockage définitive, il faut les reconditionner pour les placer dans un état plus sûr.

Nous avons prescrit ces opérations, mais nous avons perçu la complexité de ces projets. Il arrive que des phénomènes inattendus lors de la conception apparaissent plus tard. Plutôt que de réaliser le contrôle et d'avoir une visibilité uniquement à la fin du projet, nous avons souhaité intervenir dans sa gestion même, afin de nous assurer que l'opérateur gère correctement la remise en état ou le démantèlement des installations. Nous avons élargi le champ en conservant notre philosophie d'intervention, ce qui suppose de nouveaux moyens de contrôle et d'investigation.

Pour les nouvelles technologies, nous faisons face au défi de la numérisation pour assurer la continuité digitale avec les acteurs qui nous fournissent des éléments dans le cadre des processus d'instruction. Ces échanges de données informatiques, indispensables, offrent une plus grande fiabilité et une meilleure traçabilité des opérations de contrôle, qui peuvent parfois donner lieu à des falsifications. De plus, la mise en place par les exploitants de jumeaux numériques leur offre une meilleure visibilité, d'abord dans la conception, puis dans les interventions en répétant des gestes à travers des visions 3D avant de réaliser sur site les opérations. Enfin, le développement de l'intelligence artificielle pour les opérations de maintenance conduit à nous interroger sur nos moyens de contrôle des algorithmes. Cette évolution technologique considérable va demander de nouvelles compétences et ouvrir de nouveaux champs d'investigation. C'est par là que nous devrons développer la compétence et l'expérience, dans les années à venir.

Nous avons émis un avis sur les options de sûreté du projet Astrid mais nous n'avons pas été impliqués dans le choix de la mise à l'arrêt de ce projet de réacteur expérimental. En revanche, nous avons pris position sur la fragilité globale du cycle du combustible qui, notamment sur l'installation Melox et certaines installations de La Hague, présente des fragilités pouvant conduire à son interruption momentanée. En pareil cas, les combustibles usés ne peuvent plus être évacués des centrales, ce qui fragilise le système nucléaire dans son ensemble. Nous sommes donc très vigilants sur les fragilités des installations du cycle du combustible qui, en anticipation des enjeux à 50 ans et plus, vont nécessiter des rénovations, une sorte de « grand carénage » des installations de La Hague, comme cela a été fait sur les installations d'EDF, pour poursuivre l'exploitation. Quant aux décisions politiques sur la fermeture du cycle, voire sur la poursuite du retraitement des combustibles usés au-delà de 2040, ce n'est pas un sujet pour l'ASN.

Concernant la communication sur des incidents ou des événements significatifs, il ne faut pas se tromper. Nous vivons nous-mêmes les réactions que peuvent générer la publication et la diffusion de constats d'événements de niveau 1 ou de niveau 2, les premiers ne représentant pas toujours des enjeux de sûreté. Nous devons la transparence à la population, qui l'apprécie. Cela permet aussi à l'exploitant d'expliquer ce qui s'est passé, notamment dans les commissions locales d'information auxquelles nous contribuons, ce qui conforte la culture de sûreté. Il y a toujours des faits montés en épingle mais ce travail d'explication est indispensable.

Le nombre d'événements significatifs n'est pas un indicateur absolu. Une augmentation ne signifie pas qu'il y a davantage de problèmes de sûreté. Il vaut mieux qu'une pression indue ne soit pas exercée sur la déclaration. Déclarer, c'est être transparent et se donner les moyens de progresser, et l'évolution du nombre global peut être un signe de meilleure maîtrise de la sûreté ou de la radioprotection.

Les évolutions des conditions climatiques sont systématiquement intégrées, tous les dix ans, dans le réexamen de sûreté des installations. Tous les dix ans, nous nous interrogeons sur les évolutions climatiques à prendre en compte par l'exploitant pour renforcer la sûreté de son installation. Celui-ci doit intégrer les dernières données du GIEC, dans ses scénarios pessimistes, pour les prévisions à trente ans et en tirer les conséquences en matière de sûreté. Le processus est établi et fonctionne bien.

Le réchauffement climatique et l'élévation de la température de l'air, de l'eau ou les étiages sévères peuvent avoir des incidences en termes de sûreté et d'environnement. Des dispositions existent. Si nécessaire, des dérogations peuvent être octroyées de manière ponctuelle et dans des conditions très encadrées de suivi de l'impact sur l'environnement, comme nous l'avons fait en 2022.

Face à ce phénomène destiné à se reproduire, voire à s'amplifier, nous souhaitons agir à trois niveaux de temporalité.

À court terme, nous entendons tirer les leçons de l'événement de 2022 en matière d'impact environnemental puisqu'il a été mesuré, et nous avons demandé à EDF d'anticiper les étés de 2023 et 2024. Il faut le faire très rapidement afin de réduire au minimum ce type de situation pour les étés à venir.

À moyen terme, il faut améliorer les installations en service. EDF a annoncé qu'il envisageait d'augmenter les capacités d'entreposage d'effluents pour ne pas les rejeter dans le milieu environnant lorsque celui-ci ne peut pas suffisamment les diluer. Il convient surtout de renforcer les connaissances scientifiques en matière de réaction du milieu aux rejets thermiques afin de recadrer, si cela est nécessaire et justifié, les conditions d'autorisation des rejets. Cela demandera du temps, parce que les études sur lesquelles nous nous sommes appuyés pour encadrer les rejets des installations datent de plusieurs années et qu'il faudra les reprendre.

À long terme, la réflexion doit être élargie aux évolutions technologiques. Il y a des installations nucléaires dans des déserts, d'autres qui emploient des technologies de refroidissement différentes des nôtres. Il faut donc se demander si ces technologies peuvent être mises en oeuvre en France sur les installations actuelles ou futures. En outre, des intégrations doivent être prévues dans la conception des nouveaux réacteurs EPR2 qui pourraient entrer en fonctionnement à la fin de ce siècle, alors que les conditions climatiques auront changé. Ces évolutions ne sont pas immédiatement nécessaires, mais elles le deviendront au fil du temps et il faut avoir la capacité de les intégrer. Par exemple, le contrôle de la température à l'intérieur du bâtiment réacteur est un facteur important de bon fonctionnement des dispositifs de sûreté. En période de canicule, il faut refroidir l'air au sein du bâtiment réacteur. Les EPR2 sont-ils conçus pour être équipés de moyens de réfrigération supplémentaires au fil du temps ? Il faut prévoir de l'espace pour ce faire. L'anticipation est nécessaire pour faire face à de tels événements.

Tous ces sujets doivent faire l'objet d'une réflexion large impliquant tous les acteurs, notamment les acteurs territoriaux et ceux des bassins versants. La ressource en eau est partagée et le sujet n'est pas uniquement l'affaire d'EDF, qui en a bien conscience. C'est ce que nous avons demandé, en distinguant nettement ces trois phases.

Les cinquante ans à venir - et au-delà - sont pour nous un sujet crucial. Nous ne faisons que répéter, d'année en année, le besoin urgent d'anticipation. Il y a, selon nous, trois temporalités d'anticipation.

Comme je l'évoquais en introduction, le premier horizon est celui de 2040, c'est-à-dire ce qui va se passer dans les quinze à vingt ans. Au vu des fragilités de certaines installations, comme celles relatives au cycle du combustible, il faut se préoccuper dès à présent de la sécurisation industrielle au regard du vieillissement. À La Hague, par exemple, quelles évolutions faut-il réaliser pour consolider le fonctionnement des installations et réduire les points de faiblesse ? Le poste de déchargement doit être rénové et il faudra intervenir à l'usine Melox. D'ici 2040, nous sommes en train de nous positionner sur les points de faiblesse particuliers qui pourraient exister sur le parc nucléaire en service.

En 2040, le parc nucléaire aura 60 ans. Or 2040 est l'échéance prévue dans la PPE pour le fonctionnement du retraitement. Au-delà de 2040, des décisions de fond sont à prendre. Doit-on allonger la durée de vie des réacteurs nucléaires au-delà de soixante ans ? Doit-on envisager la poursuite du retraitement ? Cela nécessite quinze ans d'anticipation. Si le retraitement n'est pas poursuivi, il faut se préoccuper dès à présent de la manière d'entreposer les combustibles usés et de l'incidence sur le stockage des déchets.

Enfin, à plus long terme, à horizon 2050 et au-delà, les réacteurs les plus anciens auraient alors soixante-dix à quatre-vingts ans. On peut envisager de poursuivre leur exploitation si la sûreté est assurée mais leur durée de vie ne sera pas infinie. Compte tenu de la puissance installée que représente ce parc, il faut anticiper la manière de faire face à l'effet falaise qui pourrait se produire au-delà de 2050.

M. Olivier Gupta. - Une grande partie de notre travail consiste à orienter le contrôle vers les sujets pertinents, en fonction du contexte. Nous avons vécu une décennie post-Fukushima où tous les acteurs étaient polarisés sur le retour d'expérience de cet accident, dont André-Claude Lacoste avait dit qu'il prendrait dix ans. Dans le contexte de relance du nucléaire, des questions nouvelles se posent, comme le contrôle de la chaîne d'approvisionnement et de fournisseurs ou des petits réacteurs modulaires avancés, qui doivent nous conduire à cibler le contrôle autrement. La doctrine reste la même, mais les inspections, les dossiers et les analyses doivent être adaptés au contexte nouveau.

Pour le contrôle des fraudes au Creusot, nous avons dédié une équipe de plusieurs personnes ; il en a été de même pour le contrôle des fournisseurs. Nous avons dû consacrer cinq équivalents temps plein à la corrosion sous contrainte, sujet qui s'est invité il y a un an et demi et pour lequel les moyens n'avaient pas été anticipés. En 2022, nous avons réalisé une quarantaine d'inspections sur les réparations de soudures, les découpes de tuyauteries et les contrôles non destructifs. Ces éléments sont pris en compte dans l'estimation des besoins.

Parmi les gros sujets présents et à venir, nous avons reçu, en début d'année, l'énorme dossier Cigéo, relatif à l'installation destinée au stockage profond de déchets de haute activité à vie longue. Nous avons de longue date commencé à l'instruire avec l'Andra, mais nous allons devoir consacrer une partie de nos équipes au dossier d'autorisation de création en tant que tel. Nous attendons, dans le courant du mois de juin, le dépôt d'un premier dossier d'EPR2, à Penly, auquel il faudra dédier plusieurs équivalents temps plein, sachant que nous avons lancé des fabrications tests sur les gros composants pour commencer à qualifier les méthodes de fabrication. J'évoquais la constitution d'une équipe pour les nouveaux réacteurs. Au total, nous avons évalué nos besoins pour l'année prochaine à douze ETP et, sur les quatre ans qui viennent, à une trentaine. Nous recalons l'estimation des besoins au fil des plannings des industriels. Nous aurions espéré réaffecter à d'autres projets des moyens aujourd'hui consacrés au contrôle de Flamanville 3 dont on attend la mise en service.

Concernant la formation, nous recrutons déjà à un bon niveau : ingénieur, bac plus cinq ou équivalent. Dans le domaine médical, nous avons des médecins, des pharmaciens, auxquels s'ajoutent quelques universitaires. Mais nous avons mis en place un dispositif de formation interne très poussé. La première année, les arrivants suivent des stages durant l'équivalent de plusieurs mois, et un dispositif de compagnonnage leur permet de se former à l'inspection, à l'instruction des dossiers techniques, à toutes les activités des inspecteurs et chargés d'affaires de l'ASN, afin de gagner en autonomie, car nous traitons des sujets complexes nécessitant un investissement important. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons que nos personnels valorisent cet investissement en restant en notre sein un temps suffisamment long.

Si nous ne rencontrons pas de difficulté majeure de recrutement, dans la mesure où ce sont des corps de fonctionnaires qui constituent notre vivier principal, nous relevons cependant des signaux d'alerte. De façon générale, les corps de la fonction publique sont devenus moins attractifs et nous subissons les conséquences d'une tension du marché du travail dans les domaines scientifiques. La disposition introduite dans la loi sur le nucléaire autorisant la signature de contrats de droit privé est bienvenue, car elle va nous permettre d'offrir des conditions plus attractives aux non-fonctionnaires souhaitant rejoindre l'ASN. Il était nécessaire d'avoir cette source nouvelle de recrutement dans un contexte de tension, en particulier dans le domaine nucléaire.

L'association WENRA a été créée à l'initiative d'André-Claude Lacoste en 1999 pour répondre à un besoin, la Commission européenne n'ayant ni compétence technique ni expérience du contrôle des installations nucléaires et les citoyens étant en attente d'une certaine cohérence à l'échelle européenne. En vingt ans, les autorités de sûreté nationales ont construit « de bas en haut » un niveau de sûreté harmonisé sur la base d'exigences quasi réglementaires que les responsables d'autorités de sûreté se sont engagés à transcrire dans leurs réglementations nationales. Cela a conduit à des réglementations de sûreté nucléaire ayant des niveaux d'exigence similaires dans l'ensemble des pays européens. Mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Ainsi, la plupart des pays se demandent comment prolonger l'exploitation des réacteurs nucléaires les plus anciens avec les mêmes niveaux d'exigence ou des niveaux d'exigence suffisamment voisins.

Concernant les petits réacteurs modulaires, nous répondons aux porteurs de projets frappant à la porte des différentes autorités en Europe, voire au-delà, en mettant en place des processus d'examen conjoints. De même, le changement climatique concerne nombre d'entre nous de la même manière. Les compétences font également l'objet de discussions, parce que nous sommes confrontés aux mêmes sujets. La question des soudeurs, souvent évoquée en France, se pose de la même manière dans les autres pays européens, et ceci est vrai de l'ensemble des compétences en matière nucléaire. Ce sont des exemples de sujets que nous traiterons dans les années à venir dans le cadre de l'association WENRA et plus largement dans les discussions avec nos homologues européens et au-delà.

Mme Géraldine Pina Jomir, membre du collège de l'ASN. - Les résultats des inspections de contrôle de l'ASN sur le terrain déterminent l'état de la radioprotection dans le domaine médical. L'ordre de priorité des contrôles est défini en fonction des enjeux.

En médecine nucléaire, la radiothérapie interne vectorisée a pour principal enjeu les doses qui peuvent être administrées aux patients. Comme on injecte ou on fait ingérer aux patients des radionucléides que l'on retrouve dans les urines, la gestion des effluents spécifiques à la médecine nucléaire fait partie des points de contrôle importants de l'ASN. La fréquence des contrôles varie de trois à cinq ans : cinq ans pour les services effectuant des activités de diagnostic et trois ans pour les services pratiquant de la radiothérapie interne vectorisée engageant des doses importantes pour les patients et pour lesquels les enjeux de radioprotection sont les plus importants.

Il y a bien sûr un suivi et un contrôle des rejets dans l'environnement au travers du réseau d'assainissement, généralement par l'intermédiaire d'un stockage dans des cuves de décroissance avant leur rejet dans le réseau. Celui-ci est encadré par une décision de 2008, complétée par une circulaire à la suite de l'arrivée de nouveaux produits radiopharmaceutiques, en particulier le lutécium.

Les rejets dans l'environnement sont très faibles et encadrés. Une étude de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a permis de vérifier le fonctionnement des logiciels conçus pour évaluer les conséquences sanitaires de ces rejets. Elles peuvent être importantes pour les personnes réalisant de la maintenance in situ, dans les établissements : ce sont celles qui sont les plus exposées, dans le respect des limites autorisées, aux effluents encore présents dans les installations. Pour autant, les doses reçues sont très inférieures à 1 mSv, y compris pour les personnels amenés à faire de la maintenance, les plus exposés.

Il convient d'observer les effluents et les déchets en médecine nucléaire, notamment pour se préparer à l'arrivée de produits nouveaux. Ce fut le cas de produits radiopharmaceutiques comme le lutécium, qui ont accru le nombre de patients à traiter. Comment adapter la réglementation à l'arrivée de nouveaux radionucléides afin que les rejets restent conformes aux normes sans empêcher leur utilisation ?

Les réflexions au sujet des effluents et des déchets spécifiques à la médecine nucléaire vont continuer de nous occuper dans les années qui viennent. Il va falloir adapter la décision de 2008 aux avancées et innovations thérapeutiques et à l'arrivée de nouveaux médicaments radiopharmaceutiques. Des discussions sont en cours avec la Société française de médecine nucléaire afin d'anticiper l'arrivée de ces nouveaux produits et la gestion des effluents et des déchets consécutifs à leur utilisation.

Un guide méthodologique a été édité par la Société française de physique médicale pour aider les établissements de santé à rédiger le document décrivant l'organisation et le fonctionnement de la physique médicale en leur sein. Ceci permet d'évaluer les pratiques et d'aider à optimiser les doses délivrées. En 2022, cette organisation a été jugée satisfaisante dans plus de 80 % des cas, et une forte évolution positive a été constatée depuis 2018. Cela ne fait pas partie des alertes adressées à la profession, alors qu'elles sont maintenues pour la gestion des déchets et des effluents.

M. Pierre Bois, directeur général adjoint de l'ASN. - L'observatoire des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets radioactifs est un élément nouveau de notre rapport annuel. Fruit d'un important travail, il revêt la forme d'un tableau figurant à la page 350 du rapport. Il présente, pour les principaux projets, les enjeux à court terme et le point où nous nous trouvons. Il montre les étapes majeures à franchir dans les années à venir pour faire avancer des projets dont l'échéance est parfois lointaine. Ce tableau synthétique est une clé de lecture des autres sections du rapport qui décrivent en détail des objets qui y figurent.

Le tableau a pour vocation de donner du sens au contrôle des autorités et à l'action des exploitants qui font face à des projets s'étalant sur plusieurs décennies, et dont certains sont à horizon 2070, voire au-delà de 2100 ! Au regard d'échéances aussi lointaines, il convient de montrer notre capacité à faire dès à présent les premiers pas nécessaires et de donner du sens aux personnes qui travaillent, quand bien même elles ne pourraient en devenir des témoins. En outre, il s'agit de donner de la visibilité au public en lui disant que ce n'est pas parce que les échéances sont lointaines qu'il n'y a pas dès maintenant des étapes importantes, premiers pas de projets complexes.

La genèse de l'outil procède du constat que les projets de démantèlement et de récupération, de reprise et de conditionnement des déchets sont nombreux - beaucoup d'installations liées au nucléaire historique doivent être démantelées et assainies - et complexes, en raison d'enjeux radiologiques importants ou parce que les substances ne sont pas toujours complètement caractérisées ou se présentent sous des formes physiques difficiles à approcher. Parfois, les technologies nécessaires à la récupération ces objets doivent être définies. Certaines filières de gestion des déchets ne sont pas encore en place.

Compte tenu de leur nombre et de leur complexité, ces projets s'inscrivent dans un temps long ou très long, à échéance de plusieurs décennies, voire séculaire. C'est pourquoi nous avons demandé aux principaux exploitants et responsables des opérations de démantèlement et de récupération des déchets de mettre en place des « stratégies démantèlement déchets ». Évaluées par l'ASN, le cas échéant avec l'appui d'expertises de l'IRSN, elles ont conduit à des prises de position publiques de l'ASN qui permettent, au vu du nombre et de la complexité des projets, de désigner ceux qui doivent être traités en priorité et, pour ceux-ci, les jalons à franchir dans les années qui viennent. La mise en place de cet observatoire repose sur un travail de fond. Confrontés à des projets nombreux et complexes, nous avons d'abord identifié les principaux enjeux et les principaux jalons à franchir à court et moyen terme.

Cela s'est traduit par une évolution de notre logique de contrôle. Notre attention était jusqu'ici focalisée sur les échéances à prescrire pour la finalisation des opérations à conduire par les exploitants ; nous sommes passés à une logique de prescription des obligations auxquelles ils doivent répondre pour s'assurer que les échéances de long terme seront sécurisées. Nous savons qu'il va se passer des choses entre aujourd'hui et 2070, mais ce n'est pas une raison pour ne pas prioriser, réaliser et contrôler ce qui se passera dans les quelques années qui viennent. Nous avons donc fait évoluer notre dispositif de prescription vers une approche plus dynamique permettant de rendre opposables aux exploitants les premières étapes de leurs chantiers complexes et nous donnant les moyens et les outils pour contrôler l'exécution de ces premières étapes. Nous avons introduit des prescriptions identifiant certaines échéances proches et nous nous gardons le droit de les faire évoluer régulièrement afin que les exploitants soient aussi soumis à des obligations de court terme matérialisant l'avancement de leurs efforts vers les échéances de plus long terme.

Nous avons développé des compétences internes pour le contrôle de la maîtrise des projets complexes par les exploitants, afin de contrôler non seulement leurs réalisations mais aussi la manière dont ils s'organisent pour être robustes dans l'engagement de ces projets. Nous avons fait évoluer notre positionnement depuis longtemps pour faire face aux caractères particuliers des enjeux de très long terme.

Je conclus par un message important. L'ASN considère que les projets nucléaires ne seront durablement acceptables que sous la réserve impérieuse que la filière démontre sa capacité à résorber au fil du temps les différents passifs issus du nucléaire historique, le démantèlement des installations construites aux débuts du nucléaire, encore en exploitation ou déjà arrêtées, et la capacité à récupérer, conditionner et stocker de manière conforme aux enjeux de sûreté les déchets provenant du nucléaire historique. Le président et le directeur général l'ont souligné : alors que nous sommes confrontés à de nombreux projets de relance de la filière par le nouveau nucléaire, il est indispensable d'inclure dans notre vision globale l'obligation de récupérer et résorber les différents passifs du nucléaire historique et du nucléaire existant. Cet observatoire des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets radioactifs contribue à cet objectif commun, bénéfique pour la sûreté et nécessaire du point de vue de l'ASN.

M. Philippe Bolo, député. - Le réacteur Jules Horowitz (RJH) en construction au centre CEA de Cadarache va doter la France de capacités de recherche uniques au niveau mondial. Fruit de coopérations dépassant nos frontières, il permettra d'étudier le vieillissement des centrales et de prolonger leur durée de vie en attendant la mise en service des nouvelles capacités de production. Il est donc très utile pour le passage du nucléaire ancien au nouveau nucléaire. Des efforts financiers restent cependant à produire. Dans votre rapport, vous en faites l'analyse au travers des contrôles du chantier et tout va bien. Serait-il utile à l'ASN de disposer rapidement de cet outil pour le suivi de la sûreté nucléaire ?

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous prie d'excuser mon arrivée tardive due au fait que le Président Larcher m'avait demandé de m'exprimer en son nom lors du colloque « Déchets nucléaires : incinération et transmutation » qui se tient aujourd'hui au Sénat. Dans la loi de 1991, les trois pistes de recherche pour la gestion des déchets étaient l'entreposage, le stockage en couches géologiques profondes et la transmutation.

Le renouveau du nucléaire rend votre fonction passionnante. Les procédures d'évaluation de la sûreté nucléaire sont-elles différentes pour des projets promus par des exploitants installés depuis des décennies, qui revendiquent à juste titre leur expérience d'années de fonctionnement de réacteurs, et pour des créations nouvelles qui s'appuient souvent sur des maquettes numériques et n'ont pas d'expérience de fonctionnement ou de démonstrateur industriel ? Vous avez la responsabilité d'orienter et de certifier ces projets, qui sont généralement de plus petite taille et ont vocation à être industrialisés et exportés, au moins en Europe.

L'exploitation flexible des réacteurs nucléaires peut-elle avoir des conséquences sur leur sûreté en comparaison de réacteurs gérés en base d'une façon constante ?

Pour l'EPR de Flamanville, vous vous dites prêts à accepter qu'il soit mis en service avec le couvercle actuel, sauf retard. Quelle peut être la nature de ce retard et quelle peut être sa durée ?

En Chine, un réacteur de Taishan a connu des difficultés avec des gaines de crayons de combustible. Avez-vous des retours d'EDF qui a établi un dossier d'analyse sur ces anomalies ? La centrale de Flamanville, qui connaît bien des vicissitudes, comme tous les projets pilotes, peut-elle être concernée par les dysfonctionnements constatés en Chine ?

Dans quel délai l'ASN pourrait-elle s'exprimer sur la demande d'autorisation de création (DAC) de Cigéo ?

Quel est votre regard sur l'intérêt que porte la justice au fonctionnement des centrales nucléaires quand la cour d'appel de Bordeaux condamne EDF pour faute civile, alors qu'en en tant qu'autorité de sûreté, vous avez considéré que l'incident relevait du degré zéro, c'est-à-dire d'une exploitation normale, sans prise de risque ni faute reconnue de l'exploitant ? Je me demande quelle est la compétence des magistrats sur le sujet. La cour d'appel vous a-t-elle sollicités ? Y a-t-il un lien avec le fait que l'École nationale de la magistrature soit à Bordeaux ? Y a-t-il des magistrats formés, capables, avec une autorité intellectuelle et morale, de dire qui est responsable et qui ne l'est pas en matière de sûreté nucléaire ?

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Vous le savez, l'Office est toujours ouvert à l'ensemble de nos concitoyens. Nous avons reçu des questions de personnes qui ont suivi l'audition en direct, dont celle-ci : « Compte tenu de l'importance du facteur humain, ne faudrait-il pas une convention collective unique pour le nucléaire, sous-traitants inclus ? ». Des agents de la filière doivent nous regarder. C'est tout à leur honneur et nous les en remercions. L'audition a aussi pour objectif d'éclairer l'ensemble de nos concitoyens sur la sûreté nucléaire et la radioprotection, en particulier celle de l'ensemble des personnels qui interviennent dans les installations.

Une autre question porte sur le bilan de la plateforme d'alerte de l'ASN. Quelles avancées et quelles conclusions pouvez-vous en tirer, à ce stade ?

M. Bernard Doroszczuk. - Ce n'est ni la responsabilité ni la mission de l'Autorité de sûreté nucléaire de se positionner sur l'opportunité, l'intérêt ou les avantages présentés par la mise en place du réacteur Jules Horowitz. Il fait partie des projets lancés il y a quelques années, qui ont rencontré des difficultés de gestion, et nous avons encore des points à régler avec l'exploitant et constructeur CEA pour parvenir au terme des procédures engagées en vue de sa mise en service. C'est un réacteur complexe aux fonctionnalités ambitieuses. Vouloir en faire un réacteur à plusieurs fins a redoutablement complexifié sa conception et sa réalisation. S'il y avait un retour d'expérience à tirer de ce réacteur, qui répond à des besoins indiscutables, ce serait de veiller à éviter la complexité qui résulte d'une ambition « enveloppe » des finalités données aux outils.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - C'est un peu un couteau suisse !

M. Bernard Doroszczuk. - On peut faire un parallèle avec les réacteurs de puissance de nouvelle génération, pour lesque on a tendance, en France à vouloir faire des conceptions « enveloppes », de haute technologie, parfois compliquées, tandis que l'approche est un peu différente à l'étranger. Sans remettre en question son utilité, le réacteur Jules Horowitz est difficile à construire et à mettre en service ; il a été conçu dans une vision « enveloppe » de fonctionnalités qui explique en partie ces difficultés.

Nous avons effectivement vécu dans un monde d'unicité, avec un seul exploitant doté d'une ingénierie solide bénéficiant de milliers d'années de retour d'expérience des réacteurs. Il est très différent de dialoguer avec des start-up aux idées certes innovantes mais qui avancent des projets dont la maturité n'est pas suffisante. Certaines, n'ayant pas encore fait la preuve de la faisabilité du concept, ont besoin de s'adosser à des travaux de recherche et de développement sur des composants essentiels à leur procédé et viennent nous demander comment ils doivent se préparer à présenter un dossier d'options de sûreté puis une demande d'autorisation de création. Nous devons les aider, sans que ce soit un sujet pour l'ASN qui, in fine, devra se prononcer sur les dossiers qui lui seront présentés. Nous devons réfléchir à la façon d'orienter les porteurs de projet vers des choix technologiques convenables et les aider à faire mûrir leur projet. Ceci nécessite des tiers ayant de l'expérience dans les technologies les plus avancées et capables de jouer un rôle de « grand frère ». Nous devons toujours donner de la visibilité sur les processus d'instruction et sur les concepts de base de la sûreté sur lesquels nous seront très vigilants, mais la maturité n'est pas la même. Nous avons affaire à deux catégories d'acteurs différentes. Nous le voyons dans les multiples contacts que nous avons avec les porteurs de projet : ils sont nombreux, très ambitieux, et veulent aller très vite.

En outre, eu égard à ce besoin de maturité des projets, notamment ceux relevant des SMR et des AMR, nous avons face à nous des concepteurs, des vendeurs qui ne se projettent pas forcément dans le rôle d'exploitant.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Ce sont des équipementiers qui savent surtout vendre des projets.

M. Bernard Doroszczuk. - Ils savent vendre des projets à tout niveau à des personnes prêtes à investir.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - C'est le propre d'une start-up !

M. Bernard Doroszczuk. - Ils sont prêts à définir un système d'aide pour des projets qui n'ont pas toujours la maturité technologique suffisante. Tous n'arriveront pas à terme. Ces projets ne considèrent pas le sujet globalement, en l'inscrivant dans la mise en place concrète d'un réacteur nucléaire. Par exemple, nos interlocuteurs ont rarement en tête l'amont du cycle du combustible qui entoure leur projet de réacteur. Ils nous présentent souvent des projets employant des combustibles pour lesquels il n'y a pas encore d'usine de fabrication et dont le niveau d'enrichissement très élevé pourrait poser un problème de prolifération. Ils ne se préoccupent pas davantage de l'aval du cycle et du traitement des déchets.

Il en est de même pour la sécurité des installations. Vous avez évoqué le développement d'installations décentralisées : elles pourraient ne pas être entourées de barbelés et placées sous la surveillance permanente d'agents de sécurité. Comment prendre alors en compte le risque d'actes de malveillance pour ces réacteurs très innovants ? Au-delà d'une différence d'approche ou de maturité, ces personnes ont besoin de faire un chemin et d'être aidées à avoir une vision globale des projets. Nous devons les éclairer au maximum sans jamais franchir la ligne du conseil. Nous faisons passer aux pouvoirs publics un message : il faut renforcer l'aide que pourraient procurer des « grands frères » pour donner une large visibilité aux projets et contribuer à leur maturité technologique.

M. Olivier Gupta. - Ces petits réacteurs recourent souvent à des concepts de sûreté passive, c'est-à-dire ne mettant pas en oeuvre de pompes ou de systèmes nécessitant de l'électricité. La performance de ces systèmes basés sur des lois de la physique nécessite d'être démontrée, non seulement par des simulations - dont on sait les limites - mais aussi par des expériences. En tant qu'autorité de sûreté, nous sommes friands de prévisions basées sur des expérimentations concrètes.

De même, les procédés de fabrication additive ne correspondent pas à des technologies sur lesquelles nous avons un retour d'expérience approfondi dans le domaine nucléaire. Il convient donc de les qualifier pour démontrer que les performances souhaitées sont effectivement atteintes. Cela nécessite un travail d'autant plus approfondi que les technologies sont en rupture avec celles connues dans le domaine nucléaire ou industriel en général.

Dès lors que le suivi de charge est pris en compte explicitement à la conception et que les paramètres de fonctionnement de l'installation sont prévus à cet effet, il n'a pas de conséquences négatives sur la sûreté. Beaucoup de réacteurs d'EDF fonctionnent en suivi de charge, ce qui ne pose pas de difficultés particulières. La limitation du suivi de charge peut être demandée dans des circonstances particulières, en cas d'anomalie - nous l'avons fait dans le cas de la corrosion sous contrainte -, pour stabiliser la puissance, éviter des variations de température ou de pression dans un circuit afin de préserver un équipement présentant un défaut. Mais en tant que tel, le suivi de charge n'est pas un mode d'exploitation posant des problèmes de sûreté.

M. Bernard Doroszczuk. - Les installations sont prévues et adaptées à cet effet. La gestion en suivi de charge reste dans l'épure prévue dans un contexte de production nucléaire où plusieurs installations de production d'électricité étaient en service, y compris des installations carbonées. Le suivi de la demande d'électricité pouvait être réparti sur des moyens divers. À moyen et long terme, dès lors que les moyens de production carbonée ont vocation à disparaître et que la priorité sera donnée aux moyens de production renouvelables, le suivi de charge peut prendre plus d'importance. Il faudra peut-être étudier la capacité du parc nucléaire à faire face à des suivis de charge plus rapides, plus fréquents que ce n'est aujourd'hui le cas. Cela pourrait être un sujet de réflexion pour la poursuite d'exploitation à long terme. Il peut en résulter des phénomènes de fatigue particulière pouvant conduire à ajuster la poursuite d'exploitation à long terme, c'est-à-dire au-delà de soixante ans, compte tenu de l'état de sollicitation de l'installation. D'ailleurs, les installations nucléaires dont le niveau de sûreté est un peu inférieur aux autres sont protégées. On peut décider de ne pas leur faire faire de suivi de charge.

M. Julien Collet, directeur général adjoint de l'ASN. - En 2018, l'ASN a pris une première décision sur l'utilisation du couvercle de la cuve de l'EPR de Flamanville. Cette décision indiquait clairement que ce couvercle ne posait pas de problème de sûreté à court terme. Compte tenu de la date de mise en service du réacteur, envisagée à l'époque, on estimait sa durée d'utilisation à quatre à cinq ans. Mais depuis, le projet a pris du retard. La demande qu'EDF nous a présentée récemment conduit à n'utiliser le couvercle que pour un cycle de fonctionnement, soit quinze à dix-huit mois. En termes de sûreté, la situation actuelle est donc très largement couverte par les considérations développées à l'époque.

Un considérant de la décision prise récemment par l'ASN indique que l'utilisation du couvercle est acceptable pour un cycle. Toutefois, si le calendrier du projet continue de glisser, EDF devra se demander s'il n'est pas plus pertinent de changer le couvercle avant le démarrage du réacteur. Ceci présenterait un double intérêt : en termes de radioprotection, EDF éviterait de remplacer un couvercle devenu une pièce radioactive ; EDF éviterait aussi de générer un déchet radioactif.

Le décret d'autorisation de l'EPR de Flamanville mentionne comme date limite de mise en service avril 2024, et nous avons pris la décision relative à l'utilisation du couvercle au regard de ce contexte. Le considérant mentionné vise à inviter EDF, s'il était amené à demander au gouvernement le report de la date limite de mise en service, à reconsidérer à cette occasion la question du couvercle.

Le retour d'expérience sur le combustible du réacteur de Taishan a mis en évidence des phénomènes multiples. D'abord, on a constaté dès les premiers essais en puissance du réacteur une différence entre la modélisation de la répartition de puissance dans le coeur et la répartition réelle. Ensuite, les dégradations du combustible ayant conduit à l'arrêt du réacteur, il y a quelques mois, montrent qu'une corrosion et une dégradation des lames retenant les crayons de combustible ont conduit au percement des gaines, qui sont la première barrière de confinement. De plus, des oscillations d'ensemble du coeur du réacteur ont conduit à un frottement des assemblages et à une usure de la structure du combustible.

Nous avons demandé à EDF de prendre en compte ce retour d'expérience en vue de la mise en service de l'EPR de Flamanville, sur laquelle nous aurons à nous prononcer d'ici la fin de cette année ou le début de l'année prochaine.

EDF a fait des propositions pour expliquer l'origine de la différence entre la répartition de puissance modélisée et la répartition mesurée. Elle l'a prise en compte dans le système de surveillance du coeur. En tout état de cause, ces éléments seront vérifiés au cours des essais de démarrage de Flamanville 3.

Pour les autres phénomènes, EDF a proposé un renforcement des assemblages à charger dans la cuve du réacteur. Il a notamment, dès le premier chargement, approvisionné des assemblages renforcés qui seront positionnés en périphérie du coeur et qui préviendront le risque de percement des gaines.

Enfin, l'oscillation du combustible à l'intérieur du coeur devra être traitée à moyen terme. Liée à l'hydraulique de la cuve, elle nécessitera des adaptations du mélangeur situé au fond de la cuve, qui assure la bonne distribution de l'eau. La qualification nécessite des développements et des essais sur maquette, pour mise en oeuvre d'ici quelques années et supprimer à la source le phénomène d'usure des assemblages.

M. Bernard Doroszczuk. - J'en viens aux deux questions des internautes.

Je pense même reconnaître l'auteur de la première. Cette question m'étant adressée de façon récurrente, j'y répondrai de façon récurrente. L'évolution de la convention collective des salariés du nucléaire, à l'exclusion des sous-traitants, ne relève pas de la responsabilité de l'ASN. Néanmoins, bien que non impliqués dans la convention collective, nous veillons à ce que les facteurs humains soient intégrés par l'ensemble de la filière et des sous-traitants. L'interlocuteur qui a posé cette question le sait très bien, puisqu'il est membre de notre comité sur ce sujet. Mais je redis que ce n'est pas lié à la convention collective.

Concernant la plateforme de signalement mise en place par l'ASN à la mi-2018, à la suite de la découverte d'irrégularités commises au Creusot, nous avons mis en place un dispositif permettant à chacun, de manière discrète, de faire un signalement. Nous garantissons la confidentialité des déclarations, qui sont traitées pas une équipe à part, tenue par de strictes obligations de confidentialité. À la fin 2022, au total, 200 signalements ont été faits à l'ASN, certains par écrit, dont 60 % sont traités par des actions de l'ASN. Les 40 % restants ne relèvent pas de notre responsabilité ou ne correspondent pas à des sujets sur lesquels nous avons des moyens d'action. Dans 25 % des cas, nous réalisons des inspections. Nous vérifions discrètement sur le terrain ce qui nous a été dit. Nous faisons en sorte que l'exploitant contrôlé ne connaisse pas la source d'information. Nous mettons cette inspection dans un ensemble de sujets afin de rendre le signalement discret. Après investigation, nous constatons 10 % de sujets sérieux, qui font parfois l'objet de déclarations à la justice, en cas de fautes graves. D'autres questions sérieuses sont traitées avec les exploitants.

L'essentiel des constats d'irrégularité est lié à des contrôles déclarés mais non faits ou à des usurpations d'identité. L'accès en zone étant très contrôlé, on utilise le badge d'une autre personne ou on déclare avoir été en zone alors qu'on n'y était pas. C'est la raison pour laquelle, notamment pour la partie contrôle, nous souhaitons engager, à l'occasion de la mobilisation de la filière dans le nouveau nucléaire, une réflexion approfondie sur la numérisation, afin de renforcer la traçabilité des contrôles et de compliquer la falsification des résultats. Face aux enjeux du nouveau nucléaire, il faut être très vigilant sur ce sujet. J'ai écrit récemment aux donneurs d'ordres pour attirer leur attention sur ce point.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous vous remercions pour votre présentation de l'état de la sûreté nucléaire en France pour l'année 2022, pour les réponses apportées à nos questions ainsi que pour la vigilance et l'indépendance dont vous faites constamment preuve. Cette audition a permis d'éclairer nos collègues et nos concitoyens sur ces questions majeures. L'Office remplit ici sa mission, tout comme l'ASN le fait en permanence.

La réunion est close à 12 h 59.