Mercredi 17 mai 2023

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de Mmes Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l'Insee, Emmanuelle Cambois et M. Laurent Toulemon, directeurs de recherche à l'Ined, sur les grandes évolutions démographiques en France et leurs conséquences sur le système de protection sociale

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous commençons nos travaux de ce jour par une audition conjointe consacrée aux grandes évolutions démographiques en France et à leurs conséquences sur le système de protection sociale.

Il s'agit d'un sujet d'intérêt majeur pour notre commission et d'une occasion d'essayer d'anticiper les grandes tendances et les besoins qu'entraîneront les évolutions démographiques en matière sociale.

L'examen de la récente réforme des retraites nous a montré à la fois comment la démographie ne peut être esquivée par le législateur et comment les pouvoirs publics ont tendance à n'agir que lorsqu'ils se trouvent au pied d'un mur.

Or de grandes mutations sont à l'oeuvre et pourraient percuter notre système social dans toutes ses facettes. Nous voyons notamment que l'indice de fécondité diminue, que la population continue de vieillir, que néanmoins l'espérance de vie semble stagner, voire diminuer, depuis quelques années et que l'arrivée de populations immigrées, elles-mêmes diverses, a des conséquences en termes économiques et en termes de cohésion nationale.

Pour nous éclairer sur ces sujets, nous recevons : Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l'Insee (Institut national de la statique et des études économiques), et Mme Emmanuelle Cambois et M. Laurent Toulemon, tous deux directeurs de recherche à l'Ined (Institut national d'études démographiques).

Je vous invite à nous brosser, dans un propos liminaire, un tableau des grandes évolutions démographiques de la population française et des principaux éléments que nous devrions avoir à l'esprit en tant que législateur en matière sociale.

Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l'Insee. - Je commencerai par revenir sur les grandes tendances démographiques, puis mes collègues de l'Ined évoqueront plus précisément les questions de fécondité et de vieillissement de la population.

La population française atteint 68 millions d'habitants en janvier 2023 ; elle continue de croître, mais à un rythme plus lent que par le passé, avec une hausse de 0,3 % en 2022, un taux inférieur à celui constaté avant 2020.

Le solde naturel, l'excédent des naissances sur les décès, est à son plus bas niveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous l'effet de deux facteurs : une baisse des naissances depuis 2015, excepté un petit rebond en 2021, et une hausse des décès depuis le milieu des années 2010. La hausse des décès résulte d'abord de l'arrivée des générations nombreuses du baby-boom à des âges de plus forte mortalité. En outre, les années 2020 et 2021 ont été marquées par un excédent particulier de mortalité lié à l'épidémie de covid-19, tandis que l'année 2022 a vu la poursuite de la pandémie en début d'année, des épisodes de canicule et une grippe tardive en fin d'année. L'espérance de vie en 2022 reste ainsi inférieure à son niveau de 2019 du fait de ces événements particuliers. Pendant la décennie 2010-2019, l'espérance de vie avait toutefois continué d'augmenter, mais moins que pendant la décennie précédente.

Le solde migratoire, solde des entrées et des sorties du territoire, est estimé à 160 000 en 2022. Il était d'un peu moins de 100 000 en moyenne par an sur les dix dernières années, avec de fortes fluctuations d'une année sur l'autre ; il aurait tendance à remonter depuis 2017, plutôt du fait d'un ralentissement des sorties que d'une accélération des entrées.

Une dernière tendance importante à mentionner est le vieillissement de la population. Au 1er janvier 2023, 21 % des habitants étaient âgés de 65 ans ou plus, et 10 % de 75 ans et plus. Ce phénomène de vieillissement s'observe depuis une trentaine d'années. Il résulte de l'augmentation de l'espérance de vie et s'accélère, depuis les années 2010, avec l'arrivée aux âges de 65 ans et plus des premières générations du baby-boom.

Sur la base de ces tendances récentes et d'hypothèses quant à leur prolongation ou non, l'Insee a établi en 2021 des projections de population jusqu'en 2070, comme nous le faisons tous les cinq ans. Différents scénarios ont été établis, en fonction d'hypothèses sur la fécondité, la mortalité et le solde migratoire. Selon notre scénario central, le solde naturel resterait positif jusqu'en 2035, malgré la forte hausse du nombre de décès. Ce solde naturel positif combiné à un solde migratoire positif fait que la population augmenterait, moins toutefois que par le passé. À partir de 2035, le nombre de décès dépasserait celui des naissances ; la population continuerait de croître, plus lentement, jusqu'en 2044, uniquement du fait du solde migratoire. Après cette date, le solde migratoire ne suffirait plus à combler l'excédent de décès sur les naissances et la population diminuerait très légèrement.

Le vieillissement de la population devrait se poursuivre. Selon le scénario central, le nombre d'habitants en 2070 serait assez proche de celui de 2021, mais la structure par âges serait très différente. Le nombre d'habitants de 75 ans ou plus devrait croître de 5,7 millions sur cette période, tandis que celui des moins de 60 ans diminuerait de 5 millions. La pyramide des âges en 2070 serait ainsi bien plus large en haut, aux âges élevés, et beaucoup plus rétrécie en bas, aux âges jeunes, qu'aujourd'hui. La part des 65 ans et plus dans la population qui était passée de 16 % à 21 % entre 2002 et 2021 gagnerait encore 5 points pour atteindre 26 % en 2040, puis 29 % en 2070. La part des 80 ans et plus augmenterait également, de façon accélérée par rapport aux vingt dernières années. Quels que soient les scénarios, ce vieillissement est inéluctable jusqu'en 2040 : le rapport de dépendance démographique, qui mesure le nombre de personnes de 65 ans et plus pour 100 personnes de 20 à 64 ans, passerait ainsi entre 2021 et 2040 de 37 à 51 dans le scénario central, ou à 48 ou 53 dans les autres scénarios, ce qui ne change pas grand-chose. Ensuite, au-delà de 2040, le vieillissement projeté pourrait varier en fonction de la fécondité, du solde migratoire, de l'espérance de vie, etc. Ce vieillissement est un enjeu majeur pour les politiques sociales dans les prochaines années, que ce soit en matière de retraites, de prise en charge de la dépendance, ou bien encore de politique du logement - au regard de questions comme, d'une part, le maintien à domicile ou de la vie en Ehpad, ou, d'autre part, l'évolution à prévoir de la demande en logements, car le vieillissement conduit aussi à une baisse de la taille moyenne des ménages.

La structure de la population par âge et les évolutions démographiques varient selon les territoires. La population est plus âgée dans la majorité des départements d'un grand quart sud-ouest. À l'inverse, la population est nettement plus jeune dans les départements de la grande couronne de l'Île-de-France ainsi que dans le Nord, en Guyane et à Mayotte, tandis que la population est plus âgée en Guadeloupe et en Martinique.

Les évolutions de population sont contrastées : les départements en croissance démographique se situent en région parisienne, dans le couloir rhodanien ou sur la façade atlantique ; ceux en décroissance ou en faible croissance sont situés notamment dans le quart nord-est ou dans le Massif central.

On devrait atteindre un pic de population en 2044. Dans certains départements, ce pic a déjà été atteint, la population diminue et va continuer à diminuer, tandis que dans d'autres départements, la population va augmenter. Les situations sont assez contrastées. Le vieillissement devrait être plus marqué pour le quart sud-ouest, la Guadeloupe ou la Martinique. Donc les défis liés à la prise en charge du grand âge seront d'ampleur différente selon les territoires.

M. Laurent Toulemon, directeur de recherche à l'Ined. - Parmi les questions que vous nous avez posées, un certain nombre portent sur la fécondité. La baisse des naissances et la hausse des décès, qui paraissent symétriques sur les graphiques, correspondent en fait à deux phénomènes différents.

La hausse des décès est liée principalement à celle du nombre de personnes âgées.

Le nombre de naissances, lui, évolue depuis une cinquantaine d'années et la fin du baby-boom : il a augmenté pendant les années 1980, puis baissé au début des années 1990, avant d'augmenter à nouveau à partir du milieu des années 1990, puis de rebaisser depuis les années 2010, baisse qui s'est accentuée de manière spectaculaire depuis 2014, même si la crise du covid-19 a entraîné dans beaucoup de pays une interruption des tendances. Finalement, depuis cinquante ans, le nombre de naissances en France est à peu près constant.

Même si le nombre de naissances a baissé nettement au premier trimestre de l'année, il semble prématuré de parler d'une tendance longue de baisse. La crise économique de 2008 a entraîné dans beaucoup de pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) une baisse importante des naissances, et tous les pays où la fécondité était élevée ont vu leur fécondité baisser à partir de 2010. En France, cette baisse a été retardée et modérée. La fécondité est proche de 1,8 enfant par femme en 2022. La moyenne européenne est beaucoup plus faible, entre 1,5 et 1,6 enfant par femme ; des pays, notamment dans la partie sud de l'Europe, comme l'Italie ou l'Espagne, ont des niveaux de fécondité très bas, de l'ordre de 1,2 enfant par femme. Avec un taux de fécondité de 1,8 et un solde migratoire légèrement positif, il faut 150 ans pour que la population diminue de moitié, alors que, avec une fécondité de 1,2, la population diminue de moitié pratiquement tous les 50 ans ! Donc la fécondité reste assez élevée en France; selon les projections de l'Insee, la population devrait diminuer à horizon de 2070, mais relativement peu. Dans d'autres pays, les baisses seront beaucoup plus importantes.

À court terme, les situations sont très contrastées selon les pays. Les démographes utilisent le nombre de naissances par mois pour construire un indice mensuel de fécondité
- c'est-à-dire le nombre d'enfants par femme au cours de la vie si le niveau de la fécondité reste constant - désaisonnalisé, puisque dans beaucoup de pays, on observe un mouvement saisonnier des naissances.

En France, au début de 2021, on a observé une baisse importante de ce taux, comme dans beaucoup de pays, neuf mois après le premier confinement. L'épidémie de covid-19 s'est accompagnée en effet d'une hausse de la mortalité et d'une baisse du nombre des naissances dans beaucoup de pays, mais pas en Allemagne, par exemple, où la baisse avait été plus précoce. Cette baisse a été suivie d'une hausse dans les mois qui ont suivi : est-ce un effet de rattrapage ? Ou un effet « cocooning », du fait que les gens étaient bloqués chez eux ?

Ensuite, en 2022, le nombre des naissances a baissé fortement dans un certain nombre de pays, en Allemagne, en Suède, au Japon, etc. Les démographes n'arrivent pas à expliquer cette baisse par des facteurs socio-économiques. Ils évoquent les rappels de vaccination : dans beaucoup de pays a prévalu l'idée qu'il valait mieux pour les femmes être déjà vaccinées avant d'entamer une grossesse. Cela aurait entraîné un retard important des naissances, qui aurait donné lieu ensuite dans certains pays à un rattrapage. En France, même si certaines informations erronées sur les risques liés à la vaccination ont pu circuler, il n'y a pas eu de propagation significative d'un soi-disant lien entre grossesse et vaccination, à l'inverse d'autres pays, et on n'a pas observé de baisse de la fécondité en 2022.

La fécondité n'est donc pas si basse et elle ne diminue pas tellement, même si elle a baissé de 7 % par rapport à 2021. L'indice devrait s'établir à environ 1,7, mais nous ne sommes pas encore dans une situation de baisse marquée et durable des naissances en France. Mais le fait que la fécondité soit plus faible dans les autres pays et continue à baisser peut inciter à dire que l'exception française pourrait aussi prendre fin.

Quelles sont les explications possibles de cette baisse ? On peut évoquer les explications d'ordre économiques, liées à la précarité économique, ou encore le problème de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, avec la question du nombre de places d'accueil pour les jeunes enfants de moins de trois ans notamment, mais il s'agit plutôt de tendances longues qui n'expliquent pas les évolutions de très court terme.

Vous nous avez aussi interrogés sur l'infertilité. Je vous adresserai des éléments de réponse par écrit.

Concernant les politiques sociales et familiales, leurs effets sont difficiles à mesurer. Des changements dans les politiques d'allocations familiales sont intervenus depuis 2014, qui ont plutôt visé les personnes aux revenus les plus élevés. Pourtant, la fécondité a baissé pour tous les niveaux de revenus. On ne peut donc pas dire que la fécondité des gens les plus riches a baissé parce qu'ils ont été plus touchés par certaines mesures. Ce n'est pas une baisse des allocations qui fera renoncer les personnes aux revenus élevés à avoir des enfants. En revanche, peut jouer un effet de halo, selon lequel des personnes non visées par une mesure craignent d'être touchées à l'avenir par d'autres mesures ; mais ces craintes à long terme sont difficiles à mesurer, d'autant plus que les couples changent assez souvent d'avis quant au nombre d'enfants qu'ils veulent. La décision d'avoir un enfant se prend dans l'intimité des couples - il faut décider d'avoir des relations sexuelles, d'arrêter la contraception, etc. -, et on ne se demande guère à ce moment-là si la planète se réchauffe ou si l'on percevra des allocations ! L'explication la plus robuste que l'on peut avancer pour rendre compte du niveau relativement élevé de la fécondité en France, c'est l'existence d'une politique familiale solide et stable, qui permet aux couples d'avoir deux salaires, dans la mesure où la mère peut reprendre le travail assez rapidement après la naissance d'un enfant, sans que ses perspectives de carrière soient détériorées.

La fécondité suit une courbe en U en fonction des revenus: elle est plus élevée pour les couples situés en haut et en bas de la hiérarchie des revenus, et plus basse pour les revenus médians. C'est conforme à la théorie économique. Il existe en effet un coût d'opportunité : pour les personnes qui ont de bonnes perspectives de carrière avoir un enfant est « dangereux », car cela risque de réduire les opportunités professionnelles. Les femmes qui sont en bas de la hiérarchie des salaires ont, d'une certaine façon, peu à perdre à faire des enfants. Inversement, joue aussi un effet revenu, car élever des enfants a un coût, même si les contraintes en termes de logement ou d'éducation des enfants, qui sont très fortes dans beaucoup de pays, sont moins marquées en France. Cet effet revenu est important, et il a tendance à progresser dans beaucoup de pays d'Europe, où les aides de politique familiale et sociale sont moindres - dans ces pays, la fécondité se stabilise, notamment en haut de la hiérarchie des revenus En France, la baisse de la fécondité est relativement uniforme selon les milieux sociaux et l'on ne constate pas de différence sociale très marquée.

La courbe en U masque une hétérogénéité très forte. Si l'on affine la réflexion en fonction du pays de naissance, du niveau de diplôme et de revenu des parents, on observe des interactions très complexes. Parmi les gens qui ont des revenus élevés, on observe peu de différences selon le niveau de diplôme et le pays de naissance. En revanche, en bas de la hiérarchie des revenus, il y a de grandes différences entre les immigrés peu diplômés pauvres, qui ont une fécondité élevée, et les personnes nées en France qui ont des diplômes d'un niveau élevé et des revenus faibles, dont la fécondité est très basse. Cette situation est liée à des contraintes sociales : le nombre des familles monoparentales augmente, notamment en bas de la hiérarchie des diplômes. Les interactions sont compliquées entre le niveau de la fécondité et les positions dans la hiérarchie sociale, mais en France, globalement, les comportements sont relativement homogènes par rapport à d'autres pays.

Mme Emmanuelle Cambois, directrice de recherche à l'Ined. - L'Insee a défini un indicateur d'espérance de vie en bonne santé à 65 ans, qui est en fait plutôt un indicateur d'incapacité, car il repose sur une appréciation des limitations dans les activités quotidiennes dues à l'état de santé. L'espérance de vie à 65 ans fluctue. On observe globalement un ralentissement de la hausse de l'espérance de vie des femmes et un rattrapage pour les hommes. La mortalité fluctue selon les ans. Les personnes les plus âgées sont très vulnérables aux événements sanitaires : grippe, crise sanitaire, canicule, etc. C'est ce qui explique les fluctuations de la mortalité et de l'espérance de vie chaque année.

L'espérance de vie sans incapacité des femmes augmente tendanciellement, quelle que soit la fluctuation de l'espérance de vie : les années de vie sans limitation augmentent chez les femmes de plus de 65 ans, tandis que les années de vie avec limitation se réduisent ; les démographes parlent d'une « compression » des années en mauvaise santé chez les femmes. Chez les hommes, l'évolution est plus hachée. L'espérance de vie sans incapacité fluctue avec l'espérance de vie. Il n'y a pas de tendance nette à une compression des années en mauvaise santé. Les hommes subissent davantage les effets des évènements sanitaires. Chez les femmes, les événements sanitaires entraînent plutôt une baisse des années avec des incapacités, - c'est un effet de moisson, les crises sanitaires emportent des femmes qui ont déjà avec des incapacités.

Ces fluctuations rendent difficile la réalisation de projections pour évaluer le nombre de personnes dépendantes, qui auront besoin d'aide à leur grand âge, et le nombre de leurs années d'incapacité. Depuis les années 2000, le nombre d'années d'incapacité dans l'espérance de vie a eu tendance à augmenter dans la tranche d'âge des 50-65 ans, âge de fin d'activité professionnelle et de début de vieillesse. Ces incapacités liées au vieillissement résultent des difficultés accumulées au cours de la vie et à certains contextes socio-économiques : pour faire de la prévention, il faut donc non seulement prévenir les maladies neurodégénératives, comme les maladies d'Alzheimer ou de Parkinson, mais aussi prévenir les maladies cardio-vasculaires, musculo-squelettiques ou anxio-dépressives. La santé aux âges élevés est liée à un continuum d'expositions au cours de la vie et dépend des parcours de vie - familiaux, sociaux, professionnels. Les politiques du bien-vieillir sont donc transversales ; il faut porter une attention aux parcours de vie. Les politiques visant à faciliter la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale et à lutter contre la pauvreté sont des politiques de prévention pour un vieillissement en bonne santé.

M. Olivier Henno. - Je vous remercie pour cette présentation très claire. Étant rapporteur de la branche famille pour le projet de loi de financement de la sécurité sociale projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), je vous interrogerai sur la natalité et la branche famille. Notre pays a choisi de baisser les allocations familiales, qui sont passées de 1,5 % du PIB avant 2014 à 1,3 % aujourd'hui. Cette baisse a-t-elle eu un impact sur la natalité ?

On observe aussi un recul de l'âge de la mère au premier enfant, qui était de 29 ans dans les années 2000 et qui s'élève à 31 ans aujourd'hui. Le taux de fécondité chute : peu parmi les personnes avec des revenus faibles ou très élevés, mais sensiblement dans la tranche des personnes aux revenus intermédiaires. Le désir d'enfant se concrétise si le sacrifice économique et social est relatif, si la vie n'est pas bousculée par la naissance, si les parents ont le sentiment qu'ils pourront élever leur enfant dans de bonnes conditions, sans déclassement. Voilà qui justifie la politique familiale. Celle-ci n'est pas une politique sociale.

La Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la branche famille, en raison d'erreurs concernant 7,6 % des prestations. La question est de savoir si nous voulons assurer le renouvellement des générations, si l'on veut perpétuer notre modèle de civilisation, notre société.

Mme Laurence Rossignol. - On dit souvent que l'exception française tient à la combinaison d'un taux d'activité professionnelle des femmes et d'un taux de natalité élevés. On salue les modes d'accueil des enfants en France et la gratuité de l'école à l'âge de trois ans.

Votre démonstration montre que les familles aisées n'ont pas cessé de faire des enfants avec la baisse des allocations familiales, même si un effet de halo a pu jouer à la marge.

Comment expliquer le recul de l'âge des parents lors de la naissance du premier enfant ? Il me semble que cela tient à l'incertitude des femmes quant à leur situation professionnelle avant 30 ans. L'environnement professionnel n'est pas toujours favorable aux femmes enceintes et aux mères de famille. Le nombre de familles nombreuses diminue-t-il ? Est-ce lié à des politiques d'immigration restrictives ? Enfin, quel est l'impact de l'éco-anxiété chez les jeunes sur leurs projets de faire des enfants ? Il me semble toutefois que la première des politiques de natalité est d'assurer aux femmes l'égalité !

Mme Laurence Cohen. - Absolument !

M. René-Paul Savary. - Les courbes des naissances et des décès se croiseront en 2035. Le nombre de naissances baisse tandis que le nombre de décès augmente. Peut-on donc envisager que le système de retraite puisse s'équilibrer uniquement par la démographie ?

M. Daniel Chasseing. - Le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans va augmenter fortement après 2040. Quel sera le nombre d'actifs à cet horizon ? Quel sera le pourcentage des actifs par rapport aux retraités en 2040 et en 2070 ? L'Italie et en Espagne, qui ont une natalité plus basse, ont déjà dû augmenter l'âge de départ à la retraite.

Mme Christel Colin. - Le ratio entre le nombre de personnes de 65 ans et plus et le nombre de personnes de 20 à 64 ans s'établit à 40 ; il passera à 50 en 2040 dans tous les scénarios envisagés, mais ensuite l'évolution dépendra de évolutions de la mortalité et de la fécondité ; il se stabilisera ou se dégradera, mais restera loin de l'équilibre, dans tous les cas !

Il faut aussi tenir compte de l'évolution du solde migratoire : nous avons fait des projections de population active l'an dernier, en tenant compte de la démographie, mais aussi des comportements d'activité selon l'âge ou le sexe. Le nombre d'actifs, estimé aujourd'hui à 30 millions, devrait augmenter jusqu'en 2040 de 20 000 personnes par an, puis baisser à partir de 2040. Ces projections sont sensibles aux hypothèses sur le solde migratoire. Les politiques publiques peuvent donc infléchir certaines tendances : selon l'évolution du solde migratoire, on aboutit à un écart d'1,3 million d'actifs entre nos différents scénarios.

M. René-Paul Savary. - Le nombre d'actifs augmentera jusqu'en 2040, mais le nombre de retraités augmente aussi, et plus vite ! Le système ne se régule donc pas sur le plan démographique.

Mme Christel Colin. - C'est vrai. Je ne peux que renvoyer aux travaux du Conseil d'orientation des retraites (COR).

M. René-Paul Savary. - Le COR prend pour hypothèse un solde migratoire de 70 000 personnes. Vous retenez l'hypothèse d'un solde de 120 000.

Mme Christel Colin. - Cela dépend de nos scénarios. On retient un solde migratoire de 70 000 dans notre scénario central, et de 120 000 dans notre scénario haut.

La part des familles nombreuses - trois enfants et plus - est restée stable entre 2011 et 2021. Le nombre de familles monoparentales est par ailleurs en hausse.

Mme Laurence Rossignol. - Quelle est la taille moyenne des familles monoparentales ?

M. Laurent Toulemon. - 1,5 enfant par famille.

Mme Christel Colin. - Bien que plus marquée pour les familles au niveau de vie plus élevé, la baisse de la fécondité touche tous les niveaux de vie depuis 2014-2015. L'âge moyen au premier enfant a augmenté pour s'établir à 30,8 ans. Dans nos projections, nous continuons de le faire augmenter jusqu'à 33 ans.

M. Laurent Toulemon. - S'agissant du rapport de la Cour des comptes et du financement de la branche famille, je vous renvoie au rapport du Haut Conseil du financement de la protection sociale. Structurellement, la branche famille est excédentaire. Ce qu'il convient de faire de cet excédent dépasse mon domaine de compétences.

L'âge moyen au premier enfant s'élevait à 24 ans au début des années 1970. Il est aujourd'hui à 29 ans pour les premiers enfants et 31 ans tous rangs confondus. En conséquence, plus on a des enfants tard, plus on a de chances d'en avoir peu.

En Europe, les pays où l'on fait des enfants tard sont plutôt ceux où l'on fait beaucoup d'enfants. Quant à savoir si la baisse de la fécondité chez les jeunes est compensée par une fécondité aux âges élevés, c'est là qu'intervient la notion de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. En France, le fait de pouvoir déposer dès l'âge de trois ans les enfants à l'école du matin jusqu'à tard dans l'après-midi permet à des couples d'exercer deux emplois à temps plein et à des femmes élevant seules des enfants de travailler.

On observe empiriquement que les pays où la fécondité a été le plus retardée sont les pays où elle s'est le plus maintenue. Dans les pays d'Europe de l'Est, l'âge n'a pas beaucoup augmenté, mais la fécondité a beaucoup baissé. La fécondité des jeunes y a baissé comme partout, mais les conditions de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale étant extrêmement difficiles, la fécondité des moins jeunes n'a pas augmenté.

Si le recours à la procréation médicalement assistée (PMA) est en forte croissance, son impact sur le nombre total de naissances reste très faible. En effet, peu de couples y ont recours, souvent sans succès. À cela s'ajoute un potentiel effet négatif indirect : les couples s'illusionnent sur la possibilité d'avoir des enfants et retardent le moment.

Enfin, l'augmentation du nombre de naissances reste l'un des objectifs de la politique sociale et familiale en France, mais il n'est pas le seul. Aussi, mesurer la politique familiale uniquement à l'aune du nombre d'enfants qui naissent peut-il paraître réducteur.

Mme Emmanuelle Cambois. - On s'alarme souvent des conséquences de la baisse de la fécondité sur les aidants informels en cas de situation de dépendance. Les familles ayant moins d'enfants, la réserve d'aidants se tarirait. Or si les comportements ont tendance à se diversifier, la grande majorité des aidants non professionnels sont d'abord les conjoints. À ce stade, les projections démographiques montrent que, du fait de l'augmentation de l'espérance de vie des hommes, beaucoup plus de couples vieillissent ensemble qu'auparavant. Par ailleurs, des études ont montré que la taille des fratries n'était pas un élément déterminant. Enfin, les aidés des générations qui vieillissent aujourd'hui ont des aspirations changeantes : ils attendent davantage un accompagnement de leurs enfants pour les activités « sympathiques » de la vie quotidienne et font plutôt confiance à des professionnels pour s'occuper des soins personnels ou des courses. Dans ce cadre, il est donc plus important de projeter le besoin en aide professionnelle que de suivre le niveau des réserves d'aidants informels.

Mme Corinne Imbert. - Le vieillissement de la population s'impose aux autorités sanitaires ainsi qu'aux départements pour la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Pour autant, nous avons un ministère de la santé et de la prévention. Dans vos travaux, avez-vous imaginé une politique de prévention permettant d'améliorer l'espérance de vie en général et l'espérance de vie en bonne santé en particulier ?

Par ailleurs, échangez-vous avec vos collègues démographes qui travaillent au sein de la plateforme nationale de recherche sur la fin de vie ?

M. Alain Duffourg. - En comparaison avec les autres pays européens, comment se situent les prospectives de vieillissement de la population en France ?

Intégrez-vous les difficultés d'accès aux soins dans les paramètres d'évolution du vieillissement de la population en France ?

Mme Annick Jacquemet. - Dans le scénario central de projection de la population, vous dites tenir compte de la fécondité. Tenez-vous compte également du désir d'enfant ? Je suis frappée par ces jeunes couples qui, par anxiété notamment, ne souhaitent plus avoir d'enfants.

Par ailleurs, j'ai noté sur un de vos graphiques que l'Islande, l'Irlande, les États-Unis, l'Allemagne et l'Espagne voyaient leur natalité remonter de manière assez significative. Avez-vous pu corréler ce phénomène à certaines politiques que ces pays auraient mises en oeuvre en matière d'accompagnement de la famille ou des conditions de travail par exemple ?

Mme Emmanuelle Cambois. - On parle aujourd'hui de perte d'autonomie quand, selon un processus proposé par l'Organisation mondiale de la santé, des personnes atteintes de maladies chroniques invalidantes ont besoin d'aide pour des activités élémentaires : faire ses courses, faire sa toilette, se nourrir, etc. On pourrait d'ailleurs intégrer dans ces activités élémentaires indispensables les relations interpersonnelles, la sociabilité ou encore l'accès à la culture, dans une définition élargie de la perte d'autonomie.

La prévention et la prise en charge s'articulent à chaque étape. Ainsi, la prévention peut consister à éviter que des maladies invalidantes - notamment les maladies neurodégénératives telles Alzheimer - ne surviennent, la prise en charge intervenant dès lors que les personnes concernées sont atteintes.

L'ampleur des limitations fonctionnelles pour effectuer diverses activités dépend aussi de l'environnement - logement, accessibilité des services de soins, des espaces culturels et commerciaux, etc. - de la personne. Au-delà du volet médical, il existe donc en matière de prévention de la perte d'autonomie une marge d'intervention importante. Les personnes qui travaillent sur le vieillissement de la population insistent ainsi sur la nécessité d'adapter la société. Il ne s'agit pas de « lutter » contre le vieillissement, qui est inéluctable, mais plutôt de réorganiser l'espace de vie et les politiques publiques afin d'éviter l'âgisme et l'isolement social des personnes qui présentent des limitations fonctionnelles.

Mme Christel Colin. - Les tendances que j'ai présentées se retrouvent globalement à l'échelle de l'Union européenne. Comme en France, on constate un vieillissement de la population, avec une pyramide des âges qui s'élargit en haut et qui se rétrécit en bas, avec bien sûr des particularités selon les différents pays.

La question de l'indice conjoncturel de fécondité utilisé dans nos projections démographiques a fait l'objet de débats entre experts. Ce dernier rejoindra-t-il la moyenne européenne ou peut-il encore remonter ? Il est difficile de mesurer, par exemple, l'impact des craintes face à l'avenir que vous avez évoquées. Nous avons finalement retenu l'hypothèse majoritaire parmi les experts consistant à maintenir cet indice à 1,8 enfant par femme dans notre scénario central. Nous avons également présenté un scénario de fécondité basse à 1,6 enfant par femme et un scénario de fécondité haute avec un indice à 2.

M. Alain Milon. - Cette baisse de fécondité est inquiétante. Je m'étonne d'ailleurs qu'elle affecte l'Islande, un pays à forte natalité jusqu'à présent. Les constatations que vous faites pour l'Europe et les États-Unis sont-elles valables également pour l'Amérique latine, l'Afrique ou les pays asiatiques ?

Par ailleurs, avez-vous décelé dans vos études des problèmes de fertilité masculine ?

M. Laurent Toulemon. - Nous constatons en effet dans beaucoup de pays une baisse du nombre de spermatozoïdes, due très probablement à la pollution et aux perturbateurs endocriniens. En revanche, nous n'avons pas établi, pour l'heure, de lien empirique avec le niveau de fécondité. À l'échelle mondiale, l'état sanitaire de la population a plutôt tendance à s'améliorer, en même temps que la durée de vie s'allonge.

Dans les autres continents, la situation est très contrastée. À Taïwan ou en Corée, le taux de fécondité est inférieur à un enfant par femme, ce qui conduit à une division de la population par deux tous les trente ans et par huit en un siècle. Dans ces pays, les politiques familiales volontaristes n'ont souvent aucun effet, parce qu'elles s'ancrent dans un contexte très conservateur. J'y ai entendu de vieux hommes politiques reprocher à de jeunes femmes politiques de ne plus vouloir faire d'enfants. Ces dernières leur ont rétorqué que faire des enfants signifierait pour elles cesser d'être des êtres humains. Elles devraient alors s'occuper de leurs proches et obéir à leur mari. Sans enfants, à l'inverse, elles conserveraient leur place dans la société. Le problème est que si elles ne veulent pas d'enfants, elles ne doivent pas se marier et si elles ne veulent pas se marier, elles ne doivent pas vivre en couple. En effet, la pression sociale fait qu'il est très difficile d'être en couple sans être mariée et très difficile d'être mariée sans être en couple. La solution est donc de ne pas vivre en couple, lequel fait figure de piège.

Dans les pays développés, on constate que les pays où les systèmes familiaux sont les plus divers sont aussi ceux où la fécondité est la plus élevée. Je me souviens d'une discussion avec des représentants de l'Église catholique, qui s'étonnaient de constater que l'autorisation de se marier pour les couples de même sexe était plutôt favorable à la fécondité.

J'en viens aux questions de politique familiale. L'Allemagne et la Hongrie, où le nombre d'enfants par femme est inférieur à 1,4, présentent un risque de fécondité basse de long terme : les gens prennent l'habitude de ne plus avoir d'enfants, ce qui aboutit à un modèle avec beaucoup de personnes sans enfants et beaucoup de petites familles.

Depuis les années 2000, l'Allemagne mène une politique volontariste de création de places de crèches. Elle se heurte à la difficulté d'accueillir les enfants non seulement le matin, mais toute la journée, car cela implique de construire des cantines. Or quand vous avez des voisins qui refusent les nuisances, cet objectif est difficile à atteindre. Un des grands problèmes de la politique familiale en Allemagne est ainsi de permettre aux parents de travailler sans qu'ils aient à récupérer leurs enfants pour le déjeuner.

La Hongrie mène également une politique volontariste d'aide aux familles, dans une société assez autoritaire. En Italie ou en Espagne, il n'y a pas de politique familiale et la fécondité reste très basse. Enfin, dans les pays du Nord, le discours d'éco-anxiété que vous évoquez se diffuse : soit les jeunes veulent profiter de la vie, soit ils ont peur de l'avenir. Dans beaucoup de pays, la politique sociale s'est affaiblie. Ainsi, la Suède a vécu une sorte de catastrophe industrielle avec la privatisation de son éducation, qui a contribué à détruire l'école publique.

À l'inverse et en dépit des inégalités qui restent très fortes, il y a, en France, l'idée que c'est à l'État de prendre en charge les enfants. En Allemagne, il est considéré comme immoral d'avoir beaucoup d'enfants quand on a des moyens limités. En France, il ne viendrait à l'idée de personne de reprocher à quelqu'un de faire un troisième enfant alors que le deuxième ne part pas en vacances.

On le voit, la politique s'inscrit dans un contexte. Il faut se méfier des évolutions de court terme. En Islande, on est passé de 2,2 enfants par femme à 1,7. Quand il y a un changement massif, on observe souvent un léger rebond qu'il est difficile d'expliquer par un changement de politique familiale. De même, la baisse récente de la fécondité en Allemagne est parfois imputée aux politiques vaccinales, ce qui nous paraît un peu étrange.

Veillons donc à ne pas interpréter des changements immédiats dans les comportements de fécondité à l'aune des politiques qui sont menées. Quand on fait un enfant, on en prend pour vingt ans, voire plus : ce ne sont donc pas les politiques qui changent les comportements.

Enfin, si la part des personnes sans enfants augmente en France, elle reste beaucoup plus modérée que dans d'autres pays. L'idée que l'on peut être un adulte accompli sans avoir d'enfants n'y est pas largement répandue. Au contraire, quand un couple dure depuis cinq ou six ans et qu'il n'a pas d'enfant, on se demande s'il n'y a pas un problème médical ou une mésentente. La pression sociale reste donc très forte. Les générations qui se sont battues dans les années 1970 pour la maîtrise de la fécondité par la contraception et l'avortement n'ont pas choisi de rester sans enfants. Malgré la baisse de la natalité constatée depuis 2014, retenons globalement en France une certaine stabilité des comportements de fécondité.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions de cet échange, important pour suivre les évolutions démographiques.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Lise Alter, directrice générale de l'Agence de l'innovation en santé

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition - qui fait également l'objet d'une captation vidéo - de Mme Lise Alter, directrice générale de l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Il s'agit d'une jeune agence, lancée au mois de novembre dernier, dans le cadre du plan Innovation Santé 2030, et dont Mme Alter est la première directrice générale.

Vous savez toute l'importance que notre commission attache à ce sujet. Le Sénat avait d'ailleurs adopté en février 2022 une proposition de loi relative à l'innovation en santé qu'Annie Delmont-Koropoulis et moi-même avions cosignée.

Madame Alter, nous sommes donc particulièrement heureux de vous recevoir aujourd'hui. Je vous invite à vous exprimer dans un propos liminaire, lors duquel vous pourriez notamment présenter les conditions de mise en place de votre agence, votre feuille de route et les moyens dont vous disposez pour atteindre vos objectifs.

Actualité oblige, vous pourriez également commenter les annonces faites hier par le Président de la République en matière de lancement de nouveaux instituts hospitalo-universitaires (IHU) et de bioclusters. Même si le sujet est un peu éloigné, la Première ministre a lancé une mission interministérielle pour la régulation et le financement des produits de santé, qui incluent de nombreux médicaments innovants. Dans nos auditions et nos rencontres, beaucoup de questions sont posées à ce sujet, en particulier dans le domaine des thérapies géniques.

Mme Lise Alter, directrice de l'Agence de l'innovation en santé. - Je suis très heureuse de vous présenter les missions, les objectifs et le contexte de la création de l'Agence de l'innovation en santé, ainsi que le contenu de sa feuille de route. Je situerai également les travaux de l'agence dans le cadre de France 2030 et des annonces majeures faites hier pour le domaine de la recherche biomédicale.

La création de l'agence a été envisagée en octobre 2021, lors du lancement du plan innovation santé 2030 au sein du plan global France 2030. France 2030 concerne tous les domaines de l'innovation, bien au-delà de la santé ; il mobilise 54 milliards d'euros autour de dix verticales, afin d'investir dans l'ensemble des domaines de l'innovation, de la recherche fondamentale à l'industrialisation en passant par le transfert de technologies, avec un enjeu fort de décarbonation. Une part importante de financements est accordée à des acteurs émergents, startups et entreprises de taille intermédiaire (ETI).

Ce sont 7,5 milliards d'euros qui sont ainsi alloués au domaine de la santé, pour investir à la fois dans la recherche fondamentale, la recherche translationnelle, la recherche clinique, l'accès au marché, l'industrialisation et la production, et assurer un continuum afin que les innovations non seulement émergent de la recherche française, mais soient développées sur le territoire national pour bénéficier aux patients. Sur cette somme, environ 1,5 milliard d'euros sont liés à la recherche biomédicale, avec une politique de site extrêmement ambitieuse, et des bioclusters de dimension mondiale, prenant notamment exemple sur le cluster de Boston. Un premier biocluster avait été annoncé à Paris-Saclay pour le cancer ; d'autres ont été annoncés hier, notamment pour la bioproduction, les maladies infectieuses émergentes et les vaccins. La création de nouveaux instituts hospitalo-universitaires a également été annoncée hier. C'est par une politique de sites connectant les enjeux, les équipes de recherche, les entrepreneurs, les industriels et les équipes de soin que l'on pourra développer les innovations, réussir le transfert de technologies et accélérer le passage de la recherche aux partenariats pour faire vivre les innovations, les déployer en France et les faire arriver directement jusqu'aux patients.

Au-delà de ces sites, des investissements majeurs dans la recherche ont été accordés à la structuration de cohortes et aux biobanques, ainsi qu'à l'attractivité de la recherche clinique, avec la création d'une cinquantaine de chaires en santé, pour attirer les talents et fournir aux chercheurs les moyens de conduire leurs recherches en France.

D'autres investissements sont conduits par stratégies d'accélération : pour la première, 2,2 milliards d'euros sont dédiés pour les biomédicaments, qui représentent la majorité des innovations, et la bioproduction. Nous sommes extrêmement dépendants des importations en la matière ; moins d'une dizaine de biomédicaments sont produits sur le territoire national. À l'horizon de 2030, il est prévu d'en produire au moins une vingtaine afin de prévenir les dépendances. D'ici à 2025, au moins la moitié des cent médicaments les plus prescrits seront des biomédicaments.

Vous évoquiez les enjeux de la mission sur la régulation et le financement des produits de santé. Les enjeux relatifs liés aux médicaments de thérapies innovantes sont essentiels. M. Dinh-Phong Nguyen, présent à mes côtés, responsable prospective au sein de l'agence, assure l'une de nos missions essentielles, qui est de mettre en place un système de veille et de prospective pour anticiper l'arrivée des innovations sur le territoire, mieux préparer le système de santé à les intégrer sur le plan organisationnel et financier. Il faut connecter ces initiatives, pour ne plus subir les arrivées d'innovations, mais les anticiper, notamment pour le milieu hospitalier.

Une deuxième stratégie d'accélération, déployée autour des maladies infectieuses émergentes et des menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), tire son origine de la crise épidémique de covid-19. Notre système de santé doit être mieux préparé à la survenue de crises : il faut déterminer les pathogènes prioritaires pour développer des contre-mesures, rendre notre système organisationnel et réglementaire plus résilient et adapté face aux crises.

Une autre stratégie d'accélération concerne le numérique en santé, piloté par un coordinateur au sein de la délégation au numérique en santé (DNS), au ministère de la santé. Vous êtes sensibilisés à ces enjeux majeurs, tant pour les données de santé que l'organisation des soins, la télésurveillance, la téléexpertise et la téléconsultation. Le numérique irradie l'ensemble notre système et contribue aux innovations organisationnelles qui représentent une clé pour assurer l'accès aux soins.

Enfin, un plan sur les dispositifs médicaux innovants a été rajouté : ce domaine doit être investi, notamment avec les innovations mixtes embarquant de l'intelligence artificielle ; cela concernera le bloc opératoire de demain, mobilisant la réalité virtuelle, la robotique, mais également les prothèses. En Europe, mais particulièrement en France, il est difficile de disposer d'évaluations des organismes notifiés de manière rapide et efficace, pour trouver des débouchés à ces innovations qui souvent naissent de recherches françaises, mais trouvent des débouchés dans d'autres pays, notamment aux États-Unis, où les agréments de la Food and Drug Administration (FDA) sont bien plus rapides à obtenir que les agréments par les organismes notifiés et les marquages CE. Nous avons à cet égard un sujet d'inquiétude.

La mission prioritaire de l'agence est de suivre et de piloter les mesures et les crédits de France 2030 pour la verticale santé. Mais au-delà, reflétant la spécificité du secteur de la santé, extrêmement régulé et normé, et pour rendre soutenable notre système de solidarité nationale, l'Agence de l'innovation en santé a pour mission d'investir le champ de la prospective en santé pour avoir une vision globale et se préparer sur le plan financier et organisationnel à l'arrivée des innovations. Sur la base des besoins médicaux non couverts, l'agence doit aider les ministères à définir les priorités en matière de recherche - c'est aussi en regardant le pipeline de développement, en matière d'innovation et de rupture, qu'on peut comprendre quels cas d'usage peuvent survenir dans le domaine de la santé, et prendre les bonnes décisions d'investissement dans la recherche, en lien avec l'interministériel. Cela n'est pas contradictoire avec l'idée de soutenir des projets de recherche issus du terrain, et qui ne sont pas nécessairement conduits au niveau national : les deux approches doivent se compléter.

Les deuxième et troisième missions de l'agence se traduisent par des pôles en son sein. Elles concernent l'accélération et la transformation, et l'accompagnement des projets innovants. L'agence, qui a reçu sa lettre de mission de la Première ministre, est rattachée au secrétariat général pour l'investissement, et sa vocation interministérielle la singularise : l'idée est de connecter les enjeux de la recherche, du soin, de la santé et de l'industrie. C'est en ayant cette vision holistique que les innovations pourront émerger.

Le pôle d'accompagnement a pour mission, comme son nom l'indique, d'accompagner les projets innovants prioritaires. Lorsque l'agence a été envisagée, il était souhaité qu'elle puisse faire office de guichet unique, car il est très compliqué pour les porteurs de projets en France d'être certains de s'adresser au bon guichet, d'anticiper les étapes successives de leur plan de développement, et notamment les demandes faites ultérieurement par les autorités de santé. Néanmoins, nous sommes une petite structure d'une dizaine de personnes, et nous serons quinze au complet. L'agence, à ce stade, ne pourra donc pas faire office de guichet unique. Selon une logique de priorisation de projets innovants, nous avons ouvert en ligne une démarche simplifiée pour que les porteurs de projet se fassent connaître. Nous fonctionnons sur une logique partenariale, notamment avec l'ensemble des régions : il faut capitaliser sur les accompagnements régionaux existants, en travaillant avec les services de l'État en région, les pôles de compétitivité, les régions elles-mêmes comme avec les incubateurs et accélérateurs dans les territoires. Nous avons entrepris un tour de France de l'innovation en santé pour identifier nos interlocuteurs, amplifier notre dispositif d'accompagnement et nous assurer que les bons projets remontent de manière sélective.

Trois grands volets ont été mis en place dans ce dispositif d'accompagnement. Le premier volet est un accès prioritaire, pour négocier avec nos partenaires, et notamment avec les autorités de santé, des processus accélérés pour les projets innovants prioritaires labellisés par l'AIS, qui sont choisis en lien avec l'interministériel et les agences concernées. Cela concerne notamment les autorisations pour le lancement des essais cliniques. En France, même si beaucoup d'efforts ont été réalisés dans la recherche clinique ces dernières années, il demeure difficile de lancer les essais en phase précoce. Pour que les patients aient accès aux produits innovants, il est décisif que ces essais soient menés en France, pour se développer de manière harmonieuse et que les cliniciens puissent accéder à ces traitements. Pour les médicaments de thérapie innovante, il y a des enjeux organisationnels : les centres de production sont peu nombreux en Europe et les centres de traitement risquent de ne pas être plus nombreux.

Le deuxième volet du processus d'accompagnement est nommé « hors cadre » ; il s'agit de permettre aux innovations disruptives, qui ne peuvent pas rentrer dans le cadre existant, d'être accompagnées. Notre pôle accélération et accompagnement contribue, en lien avec les ministères et les institutions, à faire évoluer le cadre existant.

Enfin, un autre accompagnement, intitulé « passage à l'échelle », permet aux innovations de trouver les conditions les plus favorables pour se déployer, tant en France qu'à l'international. Sur un plan systémique et structurel, ce dernier pôle de l'agence contribue à l'accélération et à la transformation du cadre existant pour accélérer le développement des innovations.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je défendais l'idée de créer une nouvelle agence de l'innovation en santé, attendue par les chercheurs et les porteurs de projets pour fédérer et simplifier face aux difficultés rencontrées dans le fatras de l'innovation. Le rattachement interministériel semble justifié, en ce sens.

J'ai bien compris qu'avec quinze personnes, un guichet unique n'est pas possible. Annie Delmont-Koropoulis, co-auteur avec Véronique Guillotin d'un rapport sur l'écosystème de l'innovation en santé, a préparé davantage de questions, mais pourriez-vous préciser votre positionnement par rapport aux autres agences ?

Quant aux IHU, je croyais qu'après une première sélection des projets, des oraux de sélection auraient lieu. En définitive, il y a peut-être une sorte de saupoudrage : le nombre de futurs IHU est supérieur aux prévisions, et les financements sont donc moindres. Cela semble traduire la difficulté à prioriser les demandes, à choisir et à bien structurer.

Mme Annie Delmont-Koropoulis. - Nous avions beaucoup d'attentes par rapport à l'arrivée de l'agence de l'innovation en santé. Manifestement, vous n'êtes pas encore parvenus à votre rythme de croisière, et les compétences de l'agence s'enrichiront sûrement. Pensez-vous in fine arriver à un guichet unique ?

D'autre part, où en est le déploiement du plan innovation santé 2030, que l'agence de l'innovation en santé est chargée de suivre ?

L'agence de l'innovation en santé a été placée sous l'autorité de la Première ministre. Quels avantages ce positionnement apporte-t-il ? La compétence de l'agence nous semblait plutôt nationale. Quelle est votre autonomie, par rapport à ce rattachement ? Enfin, de quels moyens financiers et humains bénéficierez-vous en vitesse de croisière ?

Mme Lise Alter. - Les décisions sur les IHU annoncées hier sont fondées sur les décisions d'un jury indépendant, ayant insisté sur la très grande qualité scientifique de tous les projets lauréats. Félicitons-nous d'avoir autant de projets intéressants, portés par des équipes de grande qualité. La création de ces IHU envoie un très bon message.

Effectivement, certains projets moins mûrs nécessitent un accompagnement plus fort que d'autres...

Mme Catherine Deroche, présidente. - La répartition géographique n'est d'ailleurs pas que parisienne.

Mme Lise Alter. - Tout à fait. Des projets émergents sont soutenus dans les domaines du vieillissement, des maladies inflammatoires chroniques de l'intestin, ou des troubles du neurodéveloppement de l'enfant. Il s'agit de projets majeurs en matière de santé publique.

Concernant nos capacités à définir des lignes claires en matière de santé publique, l'idée de travailler sur la prospective en santé et sur des besoins médicaux non couverts nous aidera collectivement, en lien avec l'ensemble des ministères comme avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), à définir nos priorités en matière de recherche. Si nous faisons des appels à projets ou des appels à manifestation d'intérêt, il faudra être capable de bien cibler les priorités pour faire émerger les projets prioritaires. Encore une fois, devant les projets sélectionnés hier, je ne peux que me réjouir de leur diversité, tant thématique que géographique.

À titre personnel, je pense que faire office de guichet unique répondrait à un besoin majeur de l'écosystème. Il serait logique que l'agence remplisse cette mission de guide et d'éclaireur pour les porteurs de projets, publics ou privés. Je serais la première ravie si cela se concrétisait. Aujourd'hui, je récupère des équivalents temps plein (ETP) du secrétariat général pour l'investissement afin d'assurer le suivi du plan innovation santé 2030 de France 2030. Nos missions sont assez vastes : en plus de la prospective, quatre personnes sont en charge de l'accompagnement, trois pour l'accélération et la transformation. Il est impossible de faire un guichet unique avec quatre personnes : le risque serait de créer un goulot d'étranglement et d'être contre-productif. D'autres montages restent possibles : la question du guichet unique demeure un de nos projets.

Effectivement, l'agence est en charge du suivi du plan innovation santé 2030 de France 2030. Une grosse partie de ce plan concerne la recherche biomédicale. Nous l'avons vu hier, le plan avance : infrastructures de biologie et de santé, appels à projets lancés pour les chaires, IHU et bioclusters annoncés, avec lesquels nous travaillerons pour assurer leur lancement et leur déploiement. Sur l'ensemble des stratégies d'accélération, tous les appels à projets ont été lancés, et je pourrai vous en communiquer les résultats chiffrés au fil de l'eau. Pour vous donner un ordre de grandeur, cela représente autour de 13 milliards d'euros. Nous poursuivons les efforts, en particulier sur le plan d'action pour des dispositifs médicaux innovants qui a été lancé secondairement.

Même si à ce stade rien n'a été arbitré, nous menons au sein de l'agence une réflexion relative à la contribution de l'innovation à la mise en oeuvre d'une politique de prévention ambitieuse, conformément à notre lettre de mission. La prévention n'est pas suffisamment mise en exergue dans le plan santé France 2030 ; nous aimerions dès lors l'enrichir. En la matière, certains dispositifs actuels n'ont pas la capacité de se déployer parce qu'il manque un cadre d'évaluation ou de prise en charge.

L'agence est placée sous l'autorité de la Première ministre. Notre lettre de mission nous laisse de la latitude sur le devenir de l'agence et sur son statut juridique. À ce stade, elle n'a pas de statut propre : elle est un simple service du secrétariat général pour l'investissement (SGPI). En l'absence de texte législatif gravant dans le marbre ses missions, l'agence a été créée très rapidement. Néanmoins, son budget, à savoir 100 millions d'euros dans le cadre du plan France 2030, n'est pas mobilisable : il doit passer par un opérateur, le secrétariat général pour l'investissement ne pouvant disposer lui-même des fonds ce plan. Je n'ai donc pas, à ce stade, de budget propre. Il faudra mener des réflexions à ce sujet afin que l'agence ait la capacité de se développer et de mener à bien ses missions.

Sur le plan humain, l'agence emploie quinze personnes. Tout dépendra de l'ambition que l'on veut nous donner : envisage-t-on une Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority) à la française ? Veut-on défendre au niveau international l'enjeu de la résilience face aux crises en étant acteur de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, Hera (Health Emergency Preparedness and Response Authority) ? Il faudra y réfléchir en articulation avec les conclusions de différentes missions en cours au ministère de la santé.

Mme Annick Jacquemet. - Je suis membre de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française. En France, un peu plus de 3 000 médicaments sont en situation de pénurie, sans compter ceux en tension ; environ 37 % de la population manque de certains traitements. Le soutien à l'industrie pharmaceutique pour pallier ces pénuries est-il une de vos missions ?

La fuite des cerveaux touche 13 % de nos chercheurs. Comment les faire revenir en France ?

Pendant la pandémie du covid-19, nous avons attendu vainement un vaccin français. Comment comptez-vous travailler dans les années à venir à la mise en place d'une structure capable de répondre rapidement aux potentielles nouvelles maladies infectieuses ?

Mme Jocelyne Guidez. - Je suis toujours étonné du millefeuille : je ne vois pas vraiment ce qui vous différencie d'autres structures existantes. Poursuivez-vous des partenariats avec d'autres pays ? Si oui, lesquels ?

Mme Catherine Deroche, présidente. - La grande majorité des innovations proviennent des biotechs. Des médicaments de rupture peuvent présenter des effets thérapeutiques de long terme, à prix unique, or ces biotechs restent souvent fragiles économiquement. Peut-être faudrait-il mettre en place des mécanismes de tarification adaptés. Dans le cadre de la mission sur le sujet lancée par Élisabeth Borne, l'agence fera-t-elle des propositions afin de favoriser les biotechs et ainsi d'éviter leurs difficultés et leur départ ? Si oui, quels mécanismes envisagez-vous : création d'un label pour les biotechs ? Paiement majoré lors de la première administration du traitement ? Le problème de ces entreprises semble plutôt être celui de l'étalement des paiements.

M. Alain Milon. - Vous êtes à la tête d'une agence pour l'instant privée de statuts : en étant un peu provocateur, comment pouvez-vous donc justifier votre titre de directrice ?

Quel sera selon vous le positionnement de votre agence par rapport aux plans présidentiels contre Alzheimer et l'autisme, aux biotechs ou, entre autres, aux centres hospitaliers universitaires (CHU) ? Êtes-vous une agence qui finance ou qui réalise des recherches ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis. - Nous avons récemment eu une audition intéressante de la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé (HAS). Comment vous articulerez-vous par rapport à cet organisme ?

Mme Lise Alter. - D'autres agences de l'innovation existent : je ne crée pas de précédent. Je pense à l'agence de l'innovation de défense, qui a été très bénéfique à la direction générale de l'armement (DGA), favorisant les changements de l'intérieur, intégrant les enjeux de santé pendant la crise du covid-19. Cette petite structure a un statut juridique de service à compétence nationale ; elle relève donc de la DGA. Les agences de l'innovation n'ont pas vocation à devenir des monstres : le rapport de préfiguration de l'agence de l'innovation en santé tend à ce que cette dernière emploie quatre-vingts personnes.

Il faut déterminer quelles sont les missions de ces structures sans tomber dans l'écueil du millefeuille. Du fait de son rattachement ministériel, l'agence de l'innovation en santé a vocation à stimuler et à coordonner les efforts des uns et des autres, de sorte qu'ils aillent dans le même sens. Au moment de ma prise de fonction, je me suis aussi posée la question de l'éventuelle couche supplémentaire que représentait l'agence, mais, comme je le vois tous les jours, il faut parfois perdre un peu de temps pour en gagner. Les commandes de vaccin pendant la crise du covid-19, qui étaient un enjeu interministériel, ont prouvé qu'une structure en capacité de piloter et de coordonner aurait aidé à avancer ensemble, même si ce n'est pas simple.

À ce stade, l'agence n'a pas le statut juridique de service à compétence nationale, contrairement, par exemple, à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Néanmoins, il est clairement indiqué dans ma lettre de mission qu'il faudra mener des réflexions à ce sujet. Parmi les hypothèses présentes dans le rapport de préfiguration figurent le statut de groupement d'intérêt public (GIP) ou de service à compétence nationale. Les conséquences des hypothèses en cours d'élaboration touchent surtout au budget, car je n'attends pas d'avoir un statut juridique pour avancer : je dispose déjà d'une lettre de mission de la Première ministre.

L'agence n'a pas vocation à se substituer à celles existantes, comme la Haute Autorité de santé. En revanche, j'ai un rôle de coopération et de partenariat afin que les projets innovants prioritaires soient traités rapidement. Sur un petit pourcentage du flux de projets avec lesquels les agences sanitaires et nous sommes en phase, nous déployons nos efforts pour accélérer les innovations en raccourcissant les délais administratifs.

En effet, deux à trois mois peuvent suffire pour qu'une entreprise de biotech mette la clé sous la porte. Il faut qu'une structure les accompagne de bout en bout pour leur indiquer les bons guichets auxquels s'adresser, car ces derniers existent déjà, comme le guichet innovation et orientation (GIO) de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Parfois, les biotechs ne les connaissent même pas et personne ne vient vers elles.

Nous travaillons au quotidien avec les universités et avec les CHU, par exemple avec le Paris-Saclay Cancer Cluster (PSCC), dans une logique partenariale. Notre objectif, qui est une clé de l'innovation, est de faire office de catalyseur. Il faut savoir mettre les ingrédients les uns avec les autres pour qu'une réaction chimique ait lieu ! Les acteurs doivent discuter et travailler entre eux. Par exemple, un de nos objectifs est d'avancer sur la structuration des biobanques de nos cohortes. Cela concerne de nombreuses parties prenantes, mais, si elles ne communiquent pas, rien n'avance. L'innovation foisonne : incubateurs, accélérateurs, universités... Il faut une vision globale pour coordonner les acteurs.

M. Alain Milon. - La vision globale appartient au politique...

Mme Lise Alter. - Ce n'est pas incompatible. Le politique ne peut pas tout faire : il ne met pas directement les gens autour de la table. Notre structure est celle qui stimule, pilote et coordonne.

Ne figure pas dans la lettre de mission de l'agence une mission clairement affichée de gestion des pénuries de médicaments : nous ne sommes pas le ministère de l'industrie. Néanmoins, au travers des enjeux de réindustrialisation, notamment au sujet des bioprocédés et de la bioproduction, qui sont des thématiques importantes du plan France 2030 en matière de santé, nous favorisons des innovations en matière de procédés de production afin de rendre ces derniers soit plus vertueux, car décarbonés, soit plus favorables en matière de retour sur investissement. Même si ce n'est pas le coeur des missions de l'agence, nos financements en la matière permettront de façon indirecte que les projets, par effet de levier, conduisent à des relocalisations de molécules critiques.

Concernant la fuite des cerveaux, je citais l'appel à projets qui sera ouvert dans les jours qui viennent sur les cinquante chaires de recherche en biologie et santé annoncées par le Président de la République. Elles permettront d'attirer et de maintenir sur notre territoire des talents cruciaux en la matière. Dans le plan France 2030 figure l'enjeu clé de la formation au travers de l'appel à manifestation « Compétences et métiers d'avenir ». Parmi les importants facteurs limitants actuels, nous manquons de techniciens dans le domaine des bioprocédés, mais aussi de ressources humaines en affaires réglementaires pour faire face aux contrôles liés aux organismes notifiés, ce qui rend les évaluations mois rapides. Nous sommes mobilisés pour attirer ces profils et les maintenir en France. Les annonces sur la recherche permettront d'y contribuer.

Sur la nécessité d'avoir des vaccins français, nous avons une stratégie relative aux maladies infectieuses émergentes ; des appels à projets sont en cours pour avoir, en vaccinologie, une capacité d'innovation et de production en France. La création d'un biocluster d'importance nationale à Lyon autour des maladies infectieuses émergentes rendra plus visible l'investissement de la France en la matière et permettra de coordonner nos travaux dans ce domaine. Cette priorité de France 2030 est suivie par une de nos coordinatrices dédiée à cette tâche.

L'agence est intéressée par les partenariats avec d'autres pays, même si elle vient d'être mise en place et doit suivre un plan d'envergure. J'ai recruté une personne dans l'agence afin de créer du lien à l'international, notamment avec Hera afin de se préparer aux crises. La vision internationale est importante car, actuellement, l'évaluation des produits de santé, dont les délais sont critiques pour les produits innovants, se déroule à l'échelle européenne. Il est important de se pencher sur cet enjeu des délais avec les agences sanitaires et le secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Il existe des autorisations d'accès précoce en France ; nous n'aimerions certainement pas perdre ce dispositif unique du fait que les évaluations futures se feront à l'échelle européenne. Nous serons vigilants quant à leur maintien tout en espérant concrétiser nos partenariats avec d'autres pays et avec Hera.

Les biotechs et medtechs sont des structures particulières. Leur modèle économique n'est pas simple, le temps de développement de ces entreprises étant très long : il faut entre dix et vingt ans pour qu'une biotech passe au stade clinique et démontre ainsi la valeur de ses innovations. De plus, le contexte actuel fait que les fonds d'investissement sont particulièrement attentifs à leurs placements, les plus risqués n'étant pas privilégiés.

Il faut que les initiatives, comme Tibi, puissent se lancer dans ce contexte qui n'est pas simple. À ce titre, il est d'autant plus important de mettre en oeuvre un label Agence de l'innovation en santé pour donner de la visibilité en France et à l'international aux biotechs et ainsi attirer vers elles les financements privés. Le dispositif d'accompagnement de l'agence est déjà fonctionnel : nous aidons au déploiement des vingt premières starts-ups lauréates du programme Health20 de la French Tech. L'agence travaille aussi en lien avec Bpifrance, contributeur majeur des biotechs : elle est notre partenaire quotidien en tant qu'opérateur de France 2030.

Vous évoquiez une tarification adaptée au modèle économique des médicaments de thérapie innovante, ces traitements étant uniques et très chers ; malgré notre recul limité, leur effet semble se maintenir sur plusieurs années. Nous attendons avec impatience les recommandations de la mission sur la régulation et le financement des produits de santé. À ce stade, les réflexions de l'agence sont préliminaires.

Nous avons été auditionnés par la mission sur la régulation et le financement des produits de santé. Nous l'avons intéressée sur le volet prospective, qui est le nerf de la guerre. Pour anticiper l'arrivée des innovations et leur financement, la vision doit être pluriannuelle. Dans ce contexte, nous avons décidé en matière de prospective de lancer des travaux prioritaires sur les médicaments de thérapie innovante. Nous sommes en contact avec l'ensemble de nos interlocuteurs afin de rassembler les nombreuses initiatives existantes dans ce domaine. Nous les structurerons pour leur donner de la visibilité.

La prospective est notre priorité. Nous pourrions également réfléchir à des systèmes de fonds d'amorçage ou d'investissement disruptifs, afin de permettre aux entreprises de passer certains caps compliqués où des coûts majeurs doivent être absorbés, d'autant plus que les innovations surviennent dans des indications plus larges que les précédentes, qui étaient de niche, relatifs à des sous-groupes de population restreints.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions. Il était important pour nous de vous situer dans le paysage actuel.

Mme Lise Alter. - Je lance un appel : nous pouvons coconstruire la feuille de route de l'agence. Si vous estimez qu'il y a besoin d'ajustements, je préfère que nous y travaillions ensemble à présent plutôt que de me voir tenir rigueur dans dix ans d'être partie dans le mauvais sens. Je la coconstruis déjà avec les régions.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Vous pouvez compter sur nous pour vous faire part de nos remarques. L'innovation en matière de prévention présente un retour sur investissement non négligeable. Puisqu'il faudra trouver des marges de manoeuvre pour financer les médicaments innovants qui sont très chers, la prévention est à court terme une des plus importantes.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi visant à mettre en place un registre national des cancers - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Nadia Sollogoub rapporteure sur la proposition de loi visant à mettre en place un registre national des cancers, présentée par Mme Sonia de La Provôté et plusieurs de ses collègues (n° 546, 2022-2023).

La réunion est close à 12 heures.