Jeudi 11 mai 2023

- Présidence de M. Mickaël Vallet, président -

La réunion est ouverte à 10 heures 45.

Audition de M. Thomas Rohmer, directeur-fondateur de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open), de Mmes Angélique Gozlan, docteur en psychopathologie, psychologue clinicienne, et Milan Hung, psychologue clinicienne spécialisée dans les problématiques du numérique et des usages du jeu vidéo

M. Mickaël Vallet, président. - Nous avons le plaisir d'auditionner ce matin l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open), représenté par son directeur-fondateur, M. Thomas Rohmer, accompagné de Mmes Angélique Gozlan, docteure en psychopathologie, psychologue clinicienne, et Milan Hung, psychologue spécialisée dans les problématiques du numérique et des usages du jeu vidéo.

Grâce à son réseau d'experts, l'association Open dispense des formations à l'éducation numérique à destination des parents et des professionnels au contact d'enfants. Comme vous le rappelez, « entre naïveté quant à l'impact des applications et panique morale, être un parent ou un adulte au contact d'enfants ou d'adolescents demeure compliqué : où mettre le curseur, quel cadre, à partir de quel âge, quels risques, comment les accompagner ? ».

Ces questionnements s'appliquent tout particulièrement à TikTok, une application massivement plébiscitée par les adolescents. Je citerai trois chiffres particulièrement impressionnants : 70 % des utilisateurs de TikTok en France ont moins de 24 ans ; 40 % des 16-25 ans utilisent TikTok quotidiennement ; enfin, les 4-18 ans passent en moyenne près de deux heures par jour sur l'application. Ce succès chez les adolescents - et même chez les très jeunes enfants, puisqu'un tiers des 5-7 ans l'utilisent - pose de nombreuses questions. Nous nous interrogeons sur les conséquences de cette utilisation intensive sur la santé mentale, le développement cognitif ou encore la réussite scolaire des jeunes.

Au-delà des effets déjà connus des autres réseaux sociaux, nous souhaiterions savoir si TikTok amplifie ces effets et s'il y a bien une spécificité propre à cette application, liée d'une part à son algorithme, très efficace, mais aussi à l'utilisation intensive et à la jeunesse des utilisateurs. Outre le diagnostic, nous aimerions aussi connaître vos propositions afin, soit d'encadrer cet usage, soit de donner des clefs aux parents pour le faire, et ainsi limiter au maximum ses effets négatifs potentiels.

Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation et qu'elle est retransmise en direct sur le site du Sénat.

Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, je vais procéder aux formalités d'usage pour les commissions d'enquête.

Je dois ainsi vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Rohmer, Mme Angélique Gozlan et Mme Milan Hung prêtent serment.

M. Thomas Rohmer, directeur-fondateur de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open). - Merci beaucoup pour votre invitation.

Nous ne nous contentons pas de mener des études, nous allons également à la rencontre des parents et des professionnels pour les aider : nous tâcherons de vous apporter quelques éclairages sur les questions d'éducation, grâce à nos observations issues du terrain.

Mme Angélique Gozlan, docteure en psychopathologie, psychologue clinicienne. - Je vous remercie pour votre invitation.

Nous intervenons devant vous en tant qu'experts de l'Open, mais aussi en tant que psychologues cliniciens travaillant auprès d'enfants, d'adolescents et de familles. Nos propos s'appuient à la fois sur les observations réalisées sur le terrain et sur les études que nous menons dans nos recherches. Nous apportons un savoir expérienciel à teneur non pas quantitative, mais qualitative. Comme l'a souligné notre collègue Grégoire Borst lors de son audition, il n'existe pas d'étude scientifique sur les effets psychiques de TikTok sur les enfants et les adolescents.

Pour les adolescents, le réseau social est un objet culturel, qui ne peut se détacher du quotidien - famille, amis, école, loisirs... Les usages des réseaux sociaux numériques doivent être rattachés au fonctionnement global des adolescents et des familles. L'utilisation d'un réseau social - TikTok en est un - est le reflet d'une personne.

En 2023, nombre d'adolescents utilisent quotidiennement les réseaux sociaux, tels que Snapchat, YouTube, TikTok ou Instagram. En 2022, on remarque une forte augmentation de l'utilisation de TikTok, mais les jeunes utilisent aussi les autres réseaux sociaux. Les adolescents ont des usages pluriels et différenciés selon les plateformes. Ils utilisent Snapchat pour communiquer avec leur cercle d'amis proches, notamment par le biais de la messagerie instantanée. Ils se rendent sur Instagram pour suivre les influenceurs et pour travailler leur mise en image de soi. Enfin, ils privilégient TikTok pour le divertissement, mais aussi pour consommer de l'information, qui peut être facilement réutilisée à l'occasion d'un montage vidéo.

On ne peut se focaliser sur un seul réseau social numérique : nous devons prendre en compte un ensemble de pratiques numériques. C'est là un point essentiel.

Mme Milan Hung, psychologue clinicienne spécialisée dans les problématiques du numérique et des usages du jeu vidéo. - La question est de savoir si TikTok présente des spécificités par rapport aux autres réseaux sociaux. Ce réseau social est un flux continu de vidéos de format court. Il est impossible de faire un arrêt sur image, ce qui implique une lecture passive. L'application ne propose pas de page d'accueil et ne permet pas de communication directe pour les utilisateurs âgés de moins de 16 ans. Elle offre une connexion en mode famille et compte privé. Ce dernier s'applique par défaut aux comptes des jeunes de 13 à 15 ans.

Les enfants seraient plus nombreux sur TikTok, en comparaison avec les autres réseaux sociaux numériques. YouTube et Instagram partagent certaines de ces spécificités.

Conduite en août 2022, une étude du Pew Research Center intitulée Teens, social media and technology 2022, avait pour objectif d'analyser les pratiques de 1 502 adolescents de 13 à 17 ans sur les réseaux sociaux. Elle a conclu à un accroissement entre 2014 et 2022 de l'utilisation de certains d'entre eux, notamment Instagram et Snapchat. Quelque 67 % des jeunes sondés utilisent TikTok en 2022. Un cinquième des jeunes utilisent YouTube et TikTok très régulièrement, alors qu'ils délaissent Facebook. YouTube reste de loin le réseau social numérique le plus fréquenté par les adolescents aujourd'hui.

Selon Common Sense Media, TikTok est le deuxième réseau social le plus utilisé et le troisième dont les jeunes disent ne pas pouvoir se passer. Là encore, YouTube reste le réseau social le plus utilisé et le plus populaire.

Mme Angélique Gozlan. - L'utilisation des réseaux sociaux relève du pharmakon, qui peut aussi bien être toxique que curatif : le poison peut se transformer en remède, et vice versa. Les réseaux sociaux ou les jeux vidéo peuvent répondre aux attentes de l'adolescent, tout en créant de nouvelles attentes. C'est bien le dosage et la quantité qui peuvent transformer le remède en poison. L'utilisation des réseaux sociaux numériques présente des aspects positifs et négatifs : cela dépend de la fragilité de l'adolescent, de son environnement et de la qualité de sa communauté numérique. C'est bien l'ensemble de ces éléments qui doivent être pris en compte.

Premièrement, les réseaux sociaux répondent à un besoin fondamental de l'adolescence : la socialisation. Sur les plateformes, les jeunes retrouvent leurs amis de la « vraie » vie et s'en créent d'autres. Cela leur permet d'expérimenter le sentiment d'appartenance à un groupe de pairs et de vivre des expériences en dehors du milieu familial ; c'est très important à cet âge-là. Les réseaux sociaux sont des terrains numériques d'expérience. Les adolescents se retrouvent entre eux et partagent des activités et des langages communs : c'est un processus de séparation nécessaire vis-à-vis de leurs parents, qui leur permet de se construire. Ils peuvent expérimenter la relation à l'autre, que celle-ci soit amoureuse ou amicale. Utiliser TikTok revient à se sentir intégré à une sphère sociale.

Deuxièmement, les réseaux sociaux répondent au besoin de quête identitaire des adolescents. Par la mise en image de soi, l'appel du regard de l'autre, la réflexivité inhérente au retour que les autres ont sur le sujet adolescent, ils participent de leur quête identitaire. Ils fournissent des réponses aux questions existentielles et valident l'identité de l'adulte en devenir.

Bien évidemment, l'utilisation des réseaux sociaux numériques comporte des risques, liés à la vulnérabilité propre de l'adolescent et à son environnement, aux paramètres des comptes et à la qualité de son entourage. Ceux-ci sont nombreux : le cyberharcèlement, très présent dans les discours, mais qui n'est pas le cas le plus fréquent ; la radicalisation de la pensée, avec un mode de pensée unique au sein d'une communauté, renforcé par l'algorithme ; les conduites à risque, avec, par exemple, l'identification à certains influenceurs prônant le recours à la chirurgie esthétique ; les challenges, qui peuvent parfois pousser à une alcoolisation excessive, notamment lors des necknominations - expression issue de l'anglais neck your drink et signifiant vider son verre d'un trait ; le choc des images visualisées, pouvant induire une anxiété modérée, des troubles du sommeil et des complexes physiques, surtout avec les images pornographiques ; enfin, des mouvements dépressifs, associés à des troubles du comportement alimentaire et du cycle nycthéméral.

Toutefois, il n'existe pas toujours de causalité directe entre ces risques et les réseaux sociaux : la souffrance des jeunes intervient parfois préalablement à leur usage. Certains les utilisent d'ailleurs parce qu'ils ressentent un mal-être profond : les réseaux sociaux leur offrent une connexion directe et immédiate avec les autres ; c'est aussi une façon d'occuper son temps et son esprit. Ils deviennent alors un refuge.

Dans ce contexte d'impossible corrélation entre souffrance psychique et réseaux sociaux numériques, les adultes doivent prendre garde aux captations : temps disproportionné passé sur les réseaux, attention disproportionnée aux images retouchées, attente vitale des commentaires et des like, etc.

La façon dont un adolescent utilise un réseau social numérique est susceptible de révéler une souffrance psychique, qui doit toutefois toujours être recontextualisée. Un adolescent appartient à un contexte familial, social et psychologique. Pour paraphraser Donald Winnicott, selon qui « un bébé seul, ça n'existe pas », un adolescent seul, ça n'existe pas : l'adolescent reste un enfant de ses parents, même si cette période de construction est difficile.

Les pratiques des adolescents sur les réseaux sociaux ne peuvent se penser sans examiner celles des parents. Selon une étude de l'Open, 53 % des parents ont déjà publié une photo ou une vidéo de leur enfant sur les réseaux sociaux, parfois contre rémunération. Seuls 44 % des parents influenceurs ont demandé leur consentement à leurs enfants, qui sont donc présents parfois très tôt sur les réseaux sociaux numériques, par le biais des comptes des parents.

En l'absence d'étude scientifique et de recul sur ces pratiques, quelle sera l'attitude de ces enfants sur les réseaux sociaux, une fois devenus adultes, si leur image est exposée dès leur plus jeune âge sur les espaces numériques ?

Mme Milan Hung. - Dans ce contexte, l'éducation numérique est primordiale.

Les parents d'aujourd'hui sont les premiers à se confronter aux questions posées par l'utilisation des réseaux sociaux numériques. Ils sont nés avec les réseaux sociaux. Pourtant, il n'existe pas d'antériorité à une éducation numérique, contrairement à d'autres aspects de l'éducation.

L'utilisation des réseaux sociaux par les adolescents diffère de celle des adultes, qui apparaissent comme figure d'autorité en matière d'éducation numérique. Ces derniers auront tendance à plaquer leur propre perception sur ces usages. Les parents utilisent eux aussi les réseaux sociaux pour pallier ce manque d'éducation numérique.

Cette méconnaissance des parents relève de plusieurs facteurs : un manque d'information fiable pour se forger leur propre opinion ; le questionnement sur les pratiques et les comportements constatés sur les réseaux sociaux, comme la publication de photos de mineurs ; enfin, la difficulté de mobiliser notre esprit critique et de protéger notre vie intime sur les espaces numériques. Les adultes sont parfois démunis, car ils ne peuvent se reporter ni à une éducation transmise par une figure de référence ni à leur propre éducation.

Dans ces conditions, les jeunes se replient sur les réseaux sociaux numériques pour se faire leur propre éducation. Ceux-ci sont des espaces où les connaissances sont librement accessibles. TikTok devient une source d'information continue, sous le filtre algorithmique. Les réseaux sociaux deviennent des lieux d'émancipation identitaire, de richesse culturelle, mais aussi de risques. Laisser les jeunes seuls sur les réseaux sociaux, sans accompagnement, est dangereux, car l'adolescent n'a pas toujours la maturité nécessaire pour faire preuve d'esprit critique contre des influences néfastes. Dès lors, l'éducation numérique consiste à encourager l'autonomie, la responsabilisation et la sécurité des usages.

Il faut valoriser les compétences parentales. Certes, la jeunesse a toujours un coup d'avance, mais le monde adulte possède d'autres compétences essentielles dont les jeunes ont besoin : l'expérience, le recul, la nostalgie du passé, la capacité à résoudre des conflits, entre autres. Tout n'est pas binaire : il faut toujours introduire de la nuance sur ces sujets complexes.

Mme Angélique Gozlan. - Certes, TikTok présente quelques spécificités, notamment en raison de son algorithme et de certaines de ses fonctionnalités, mais, pour les adolescents, il n'est ni plus ni moins qu'un réseau social numérique. Il ne faut donc pas se concentrer uniquement sur l'objet numérique qu'est le réseau social TikTok, mais prendre en considération l'environnement familial, éducatif, social et politique du jeune. Il faut développer une vision multifocale des usages numériques. Ainsi, l'éducation numérique doit devenir une priorité nationale, tant pour les enfants que pour les parents, mais elle ne doit pas se résumer à la prévention des risques encourus sur les réseaux sociaux : elle doit être pensée comme un accompagnement et un soutien à la parentalité, en valorisant les compétences des adultes et des enfants, dès leur plus jeune âge, en vue de développer leur esprit critique.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - Merci pour cette présentation.

Selon vous, TikTok s'inscrit dans une pratique numérique multiple. Nous comprenons votre observation, mais notre commission d'enquête porte sur TikTok : nous cherchons à analyser ses spécificités par rapport aux autres réseaux sociaux.

Selon plusieurs psychologues et spécialistes de l'informatique, la première d'entre elles tiendrait au caractère addictif de son algorithme. Plusieurs adolescents alternent entre des phases de désinstallation de TikTok, lorsqu'ils estiment que cela leur prend trop de temps, puis réinstallent l'application. D'une certaine façon, cette pratique n'est pas sans rappeler le syndrome du fumeur. Il me semble que cet aspect est plus prégnant avec TikTok qu'avec les autres réseaux sociaux ; il ne s'agit pas simplement d'une question d'usage. Qu'en pensez-vous ?

Mme Milan Hung. - L'addiction comportementale se définit par son intensité, sa fréquence et sa durée, créant ainsi une espèce de tyrannie. Ces trois conditions doivent se cumuler. Lorsque l'on regarde une série à la télévision plusieurs heures d'affilée, une seule condition est réunie : en l'espèce, on ne peut pas parler d'addiction.

Généralement, la préoccupation se focalise sur la fréquence, mais la dimension la plus importante dans l'addiction comportementale est l'intensité, lorsque l'usage d'un objet domine les autres aspects de la vie de la personne, notamment ses besoins vitaux, mais aussi ses besoins scolaires ou familiaux. Une attention importante doit alors être accordée à la personne.

Évoquer le caractère addictif d'une application sous-entend que tout usage créerait des processus addictifs, ce qui n'est pas le cas : lorsque l'on utilise un objet présentant un caractère addictif, nous ne nous retrouvons pas forcément sous l'emprise d'une addiction. La personne victime d'une addiction pense y trouver son compte. Or ce n'est pas le comportement en soi qui présente un caractère addictif. Par exemple, la pratique sexuelle n'est pas en elle-même addictive, mais il existe bien sûr des cas d'addiction au sexe. Évoquer le caractère addictif d'un objet revient à vouloir le rapprocher des addictions aux substances : ainsi, en consommant des réseaux sociaux, on le tolérerait peu à peu avant d'en demander davantage. Je ne pense pas que l'on puisse aboutir à une telle conclusion.

Mme Angélique Gozlan. - Il n'existe pas de consensus scientifique sur le terme d'addiction en matière de jeux vidéo ou de réseaux sociaux numériques. Le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, connu par son acronyme anglais DSM-5, a fait l'objet d'une polémique lorsqu'un trouble aux jeux vidéo y a été introduit : un tel trouble n'existe pas. La notion d'addiction ne fait pas l'objet de consensus.

En revanche, votre question est intéressante : quand on lie la technique à une addiction, cela met en lumière un comportement ; plutôt que d'addiction, on pourrait parler d'abrutissement des images et du flux vidéo, qui nous empêche parfois de voir ce qui nous entoure. Il ne faut pas psychiatriser l'usage d'un réseau social.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - L'auteur de La Fabrique du crétin digital n'a pas les mêmes scrupules que vous ! Dans son ouvrage, il écrit : « Le message de la littérature scientifique disponible est cohérent et indiscutable : plus les élèves, lycéens, collégiens et étudiants consacrent de temps à leurs joujoux numériques et plus leur niveau scolaire baisse. Jamais sans doute dans l'histoire de l'humanité une telle expérience de décérébration n'avait été conduite à aussi grande échelle. » Ces propos vous paraissent-ils exagérés ?

M. Thomas Rohmer. - Sans vouloir présager du parti pris qui pourrait être celui de l'auteur cité, Michel Desmurget, sur l'usage des outils numériques par les enfants, je rappelle qu'il est également l'auteur d'un ouvrage intitulé TV Lobotomie.

De fait, des scientifiques ont souligné que l'analyse de M. Desmurget présentait un certain nombre de biais. Un effet de corrélation n'est pas un effet de causalité, et ne peut à ce titre être considéré comme une preuve scientifique.

Par ailleurs, les recherches de M. Desmurget s'appuient principalement sur des études relatives aux impacts de la télévision. En effet, le rapport du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) indique clairement que, contrairement à ce que l'on entend souvent, la recherche scientifique n'étudie l'impact négatif des écrans que depuis 2018.

Mme Milan Hung. - Je souhaite à mon tour souligner l'importance de ne pas confondre effet de corrélation et effet de causalité. Un effet de causalité ne peut pas être établi sur le fondement d'une observation comme le fait M. Desmurget, a fortiori en l'absence de méta-étude.

Aux États-Unis, l'utilisation des réseaux sociaux, en particulier de TikTok, par les populations les plus pauvres, notamment les populations noires et hispaniques, est entre 10 % et 15 % supérieure à celle de la population générale. Pour autant, établir un lien de causalité entre la pauvreté et l'utilisation de TikTok relèverait d'une erreur scientifique, car ces habitudes peuvent aussi s'expliquer par des facteurs environnementaux, sociaux ou culturels.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - Quelles sont vos recommandations en matière d'éducation à destination des parents et des enfants pour lutter contre tous les effets négatifs de ce pharmakon ?

M. Thomas Rohmer. - Une partie de la réponse est dans votre question !

Dans tous les milieux sociaux, la plupart des enfants sont équipés d'un smartphone en fin de CM1. Dans la très grande majorité des cas, les parents les équipent pour se rassurer. Cette angoisse parentale a d'ailleurs pour effet de resserrer le champ d'investigation des enfants, qui était autrefois de plusieurs kilomètres autour du domicile, à un périmètre de quelques centaines de mètres.

Ce besoin de réassurance pousse même certains parents à des comportements radicaux. Dans quatre familles françaises sur dix, un logiciel espion est installé sur le téléphone des enfants, et certains enseignants m'ont rapporté que des parents, parfois dès la fin de la maternelle, équipent leurs enfants de montres connectées, non seulement pour les géolocaliser, mais aussi pour écouter ce que dit l'enseignant à distance.

Nous sommes donc au coeur d'une énorme contradiction sociétale et éducative. Nous nous définissons comme une association de protection de l'enfance, mais aussi de soutien à la parentalité, et nous avons fait le choix de nous adresser, non pas aux enfants, mais aux adultes, parents et professionnels. Nous préconisons notamment d'apprendre aux enfants à bien utiliser les outils dont ils disposent sans se focaliser sur ce qui est interdit.

La logique d'évitement des risques mérite d'être questionnée. Les parents semblent vouloir jouer le rôle de super-héros capables d'empêcher que rien n'arrive à leur enfant. Il me semble que l'éducation ne peut pas être que cela, et que l'autonomisation des enfants est souvent sacrifiée sur l'autel de l'évitement des risques auxquels les enfants sont exposés dans les espaces numériques, qui, du reste, n'est pas un franc succès, puisqu'il n'y a par exemple jamais eu autant de cyberharcèlement.

Cela devrait à mes yeux nous amener à redéfinir complètement ce qu'est une éducation au numérique en 2023.

Mme Angélique Gozlan. - Lors d'une étude menée avec le ministère de la justice sur l'impact des images trash à l'adolescence, plusieurs jeunes adolescents d'un établissement pénitentiaire pour mineurs m'ont indiqué que, selon eux, c'était auprès des parents qu'il fallait intervenir pour aider les jeunes à se prémunir contre les risques sur les réseaux sociaux et internet.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - Observez-vous des effets négatifs de l'usage des réseaux sociaux pour les adolescentes, notamment en matière d'incidence de la dysmorphophobie ou des troubles alimentaires ?

En février 2022, TikTok a indiqué que ses règles communautaires avaient été mises à jour et que les contenus encourageant des troubles de l'alimentation seraient désormais supprimés. Avez-vous constaté un changement depuis cette date ?

Mme Angélique Gozlan. - Je ne dispose pas d'éléments cliniques permettant de l'indiquer.

Du reste, les patients souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA) ne sont pas plus nombreux du fait des réseaux sociaux. Les blogs de Skyrock avaient été pointés du doigt car ils constituaient des espaces d'expression pour les pro-ana (pro-anorexia). S'il y a toujours eu des communautés pro-ana sur les réseaux sociaux, le risque est celui d'une radicalisation de la pensée chez des jeunes qui s'enferment dans une communauté. Pour autant, le TCA n'est pas induit par l'usage des réseaux sociaux : il résulte de difficultés sous-jacentes qui s'y déploient.

Encore une fois, j'alerte sur la tentation de psychiatrisation de l'usage des réseaux sociaux, qui doit nous interroger. Les enfants de moins de 18 mois constituent toutefois une exception, car leur exposition aux smartphones peut induire des troubles à caractère autistique, on le voit très bien.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. -Vous avez indiqué qu'il n'y avait pas d'étude scientifique française sur les effets de TikTok. De telles études ont-elles été menées ailleurs dans le monde, et spécifiquement sur TikTok ?

Vous avez souligné que selon les études disponibles, YouTube était de loin le réseau le plus investi, puisque 64 % des jeunes l'utilisent et que 38 % ne pourraient pas s'en passer. Qu'adviendrait-il s'ils devaient s'en passer ? Selon vous, il n'y a pas de troubles addictifs liés aux réseaux, mais est-ce vrai du téléphone portable ?

Vous avez évoqué le sentiment d'appartenance, essentiel pour l'adolescent. S'agit-il d'une vraie ou d'une fausse appartenance ? Le contrôle parental s'oppose au besoin qu'a l'adolescent de s'extraire de la sphère familiale. Comment dépasser cette difficulté ?

Mme Valérie Boyer. - Cette semaine, le Sénat a examiné une proposition de loi visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux et une proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants. La semaine prochaine, nous examinerons une proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne. Nous avons également adopté une proposition de loi de notre collègue Catherine Morin-Desailly visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans.

Nous avons tous indiqué hier au ministre que nous regrettions l'absence d'un texte global qui permettrait une coordination et aurait des répercussions sur l'information des parents.

Estimez-vous qu'il serait opportun de réactualiser le carnet de santé, ce qui n'a pas été fait depuis 2018, en ajoutant des recommandations sur l'utilisation des réseaux sociaux et sur le temps d'exposition aux écrans, mais aussi sur la protection de la vie privée ?

Que pensez-vous de l'idée d'un programme scolaire de santé publique qui permettrait d'informer sur les bonnes pratiques et sur les dangers du numérique sur l'alimentation, le sommeil, le harcèlement, etc. ?

Enfin, vous paraitrait-il opportun qu'un nouveau livre soit ajouté au code de la santé publique sur l'usage du numérique et l'abrutissement ou l'addiction qui peut en résulter pour les enfants, mais aussi pour les adultes ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vos études s'appuient-elles sur des échanges avec d'autres spécialistes comme les orthophonistes, les pédiatres et les pédopsychiatres ?

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'affirmation selon laquelle les études scientifiques sur les réseaux sociaux sont récentes. Le psychanalyste Serge Tisseron, par exemple, a depuis longtemps théorisé l'approche des écrans et leur introduction dans la vie des enfants. Avez-vous eu des contacts avec lui ou avec d'autres experts ?

J'estime comme vous que les parents doivent prendre leurs responsabilités, mais que l'éducation nationale doit elle aussi jouer son rôle. En 2013, le Sénat a fait inscrire dans le code de l'éducation l'obligation d'une sensibilisation des enfants aux risques et aux potentialités d'internet. Plus récemment, dans la loi pour une école de la confiance, le Sénat a introduit des dispositions relatives à la formation des formateurs sur les écrans. Nous interrogeons chaque année le ministre de l'éducation sur la mise en oeuvre de ces dispositions, sans succès. Avez-vous des indicateurs à partager avec nous ?

Mme Laurence Rossignol. - Vous avez indiqué que les comptes des enfants de moins de 15 ans étaient considérés par TikTok comme des comptes privés. Comment TikTok vérifie-t-il l'âge des détenteurs de compte ?

En matière d'éducation, nous ne partons pas de zéro. Les Promeneurs du net, par exemple, est un dispositif qui fonctionne plutôt bien. Je m'interroge toutefois sur la possibilité de lutter contre la puissance de l'image. Qu'en pensez-vous ?

Par ailleurs, renvoyer la question des usages à celle de l'éducation, n'est-ce pas prendre le risque d'accroître les inégalités sociales et culturelles ? Les CSP+ et les classes les plus diplômés n'exposent pas un enfant de moins de 3 ans à un écran. De fait, l'éducation est liée aux conditions réelles de vie des gens. Il est sans doute plus compliqué pour une mère de famille monoparentale épuisée de ne jamais donner son téléphone à son enfant que pour une mère qui n'est pas dans cette situation. Ne faut-il pas plutôt en passer par des mesures coercitives, voire prohibitives pour éviter de creuser les inégalités ?

Enfin, si je partage votre souci de distinguer entre effet de corrélation et effet de causalité, j'estime que certaines corrélations méritent d'être prises au sérieux. L'augmentation du taux de suicide chez les adolescentes et la demande croissante des mêmes jeunes filles de recours à la chirurgie sont par exemple corrélées avec l'usage d'Instagram. Il me semble que cela doit nous préoccuper.

Mme Marie Mercier. - La manière de qualifier la dépendance diffère un peu de l'addiction, que vous avez décrite par le triptyque intensité, durée, fréquence. Une personne dépendante va augmenter la dose et, surtout, sa dépendance ne pourra être diagnostiquée qu'à l'arrêt de la pratique, en l'occurrence l'exposition à TikTok. Y a-t-il addiction ou dépendance aux réseaux ?

Mme Angélique Gozlan. - Sur la question des préconisations concrètes, qui me semble liée à celles qui portent sur l'éducation nationale, il faut effectivement agir au niveau des programmes scolaires. La recherche que j'ai menée avec la sociologue Sophie Jehel a montré que la formation des professeurs des écoles et des professeurs du secondaire comprenait 24 heures d'enseignement - c'est très peu - sur les pratiques numériques, et on leur demande, en plus, de partir de leurs propres connaissances !

Sur le terrain, les éducateurs sont assez démunis face à l'ampleur des sujets et du travail à accomplir. En effet, il ne s'agit pas seulement de repérer les enfants ou les adolescents concernés ; il faut aussi les évaluer et, le cas échéant, les former à la vie sociale. C'est beaucoup !

Ce que je préconise, c'est de prévoir dès l'entrée en maternelle, dès l'accès au livre et aux images, un programme scolaire d'éducation aux médias et à l'image, qui conduirait les enseignants à développer l'esprit critique des enfants à partir de trois ans. Si l'on parvient à mettre un tel programme en place, on aura donné certaines armes à nos enfants pour aborder ce contenu exponentiel des réseaux sociaux, contenu que l'on ne pourra pas limiter.

C'est une très bonne idée de partir du carnet de santé. Mais sur le terrain, hélas, tous les parents ne lisent pas les pages du carnet de santé, en tout cas dans les populations les plus précaires.

J'ai également corédigé, avec le ministère de la culture et de la communication, un rapport portant sur les effets des actions de médiation culturelle sur les enfants et les adolescents. Il y a là une autre approche possible, qui consisterait à déployer au sein de l'éducation nationale des approches culturelles et artistiques permettant aux adolescents de prendre de la distance avec les objets culturels que sont les réseaux sociaux.

Mme Milan Hung. - L'expression « ne pas pouvoir s'en passer » que j'ai utilisée en lien avec Youtube se rapportait à la question d'une étude, ainsi formulée : s'il fallait choisir une application de réseau social auquel on ne voudrait pas renoncer, quelle serait-elle ?

Je suis parfaitement d'accord sur la nécessité d'une investigation autour des effets de corrélation. Mais il faut, d'une part, qu'il y ait une reconnaissance publique de ces effets de corrélation et, d'autre part, que l'on consacre des moyens à la poursuite des recherches et la multiplication des actions éducatives.

L'identification des enfants de moins de quinze ans se fait de manière assez simple sur TikTok : il faut indiquer sa date de naissance à l'inscription. Cela ne signifie évidemment pas que les jeunes vont répondre fidèlement...

Je suis également en accord avec la remarque concernant la hausse des inégalités socioéconomiques. Cela accroît l'urgence à accompagner les familles les plus en difficultés, qui, statistiquement, peuvent avoir plus recours à des réseaux sociaux numériques.

M. Thomas Rohmer. - S'agissant du contrôle parental, nous constatons qu'il est insuffisamment utilisé en France : un peu moins de 4 familles sur dix installent un logiciel de contrôle parental. Mais on a aussi fait de fausses promesses aux parents lors des précédentes campagnes de déploiement de ces outils, en leur faisant croire qu'ils disposaient là d'une solution miracle. Il n'en est rien car, aujourd'hui, grâce aux tutoriels disponibles, il est extrêmement facile pour les enfants de désactiver le contrôle parental. Pour notre part, nous avons adopté un principe de réalité et expliquons aux parents que, dès lors que les enfants atteignent l'âge de 10 ou 11 ans, l'efficience du contrôle parental devient une sorte de mythe.

Nous connaissons évidemment très bien Serge Tisseron et travaillons avec lui. Pour autant, nous constatons sur le terrain que de nombreux parents rencontrent des difficultés dans l'application de la règle « 3-6-9-12 », qui fait encore référence et est largement déployée sur le territoire. Ils se sentent enfermés dans des balises et des règles, ne correspondant pas à leur vie quotidienne.

Vous avez raison, madame Rossignol, d'évoquer l'accompagnement des familles monoparentales, qui sont de plus en plus nombreuses. Il ne s'agit absolument pas de les culpabiliser - elles ont déjà beaucoup à porter - ; nous cherchons plutôt à trouver des solutions répondant à leurs besoins, sans extraire les écrans, mais en proposant des usages adéquats. Par exemple, nous allons conseiller d'enlever les images et d'utiliser le smartphone pour écouter des comptines. C'est ce que nous essayons de porter : une approche pragmatique, tenant compte des pratiques familiales, mais sans nier les questionnements que posent ces outils - en particulier, comme l'a redit Milan Hung, il faut engager des recherches sur les effets de corrélation.

Cela étant, on observe aussi, dans le débat public, que certaines personnes s'improvisant experts de ces sujets, et qui cherchent parfois à vendre des livres ou des conférences, entretiennent une sorte de panique morale sans apporter de solution à ces familles. Or, cela a été dit, il y a énormément de biais socioéconomiques sur ces questions, comme le démontre la cohorte Elfe de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

À ce propos, j'insiste sur le fait qu'il faut vraiment soutenir la recherche sur ces questions. Il y a ainsi un décalage de 7 à 8 ans entre les données publiées pour cette cohorte Elfe et le moment où celles-ci ont été collectées. Comment voulez-vous mettre en place des politiques publiques dignes de ce nom avec un délai aussi abyssal à l'échelle de l'écosystème du numérique ?

Il est donc essentiel de donner des moyens aux chercheurs pour pouvoir coller à la réalité des familles et, ainsi, éviter les supputations qui, le plus souvent, n'engendrent que de la panique morale sans apporter de solutions.

Mme Angélique Gozlan. - J'ajoute que les familles vont elles-mêmes chercher des informations sur les réseaux sociaux pour savoir comment être parents aujourd'hui. Or on y trouve des débats très houleux autour des modes de parentalité, qui tendent en outre à culpabiliser les parents.

M. Thomas Rohmer. - Bien sûr, il faut repenser certaines choses à l'éducation nationale, et ce sans montrer du doigt les enseignants. Le dispositif des Promeneurs du net est intéressant, malgré une application très hétérogène selon les endroits.

De manière générale, il faut renforcer les compétences des professionnels et des parents sur ces sujets. Les formations auprès des professionnels montrent que certaines personnes maîtrisent les outils techniques sans avoir les compétences psychosociales et d'autres ont les compétences psychosociales sans maîtriser les outils. L'urgence est donc de lier ces deux champs, afin que les adultes soient suffisamment équipés pour accompagner enfants et adolescents sur ces sujets.

M. Mickaël Vallet, président. - Je vous remercie pour ces réponses et profite de cette intervention pour confirmer l'explosion du nombre de « coachs en parentalité ». Les éléments que vous donnez conduisent à s'interroger sur une intervention des services publics et le bon moment pour le faire. Même si tout le monde n'est peut-être pas formé pour cela dans les centres de protection maternelle et infantile (PMI), l'idée qu'une information sur le sujet puisse y être délivrée, de manière obligatoire ou systématique, avant la naissance de l'enfant me semble une piste intéressante.

Mme Angélique Gozlan. - Ayant accouché voilà quatre mois, j'ai fait ce parcours de la maternité à la PMI : alors même que l'on délivre des cours de préparation à l'accouchement et au retour à la maison, strictement rien n'est prévu pour le domaine qui nous intéresse. Or, il serait possible d'intervenir sur ces questions dans ce cadre.

M. Thomas Rohmer. - On voit même l'inverse, c'est-à-dire des enfants sortant de la maternité sans avoir croisé le regard de leur maman - ils n'ont vu que la lentille du smartphone car il fallait alimenter le WhatsApp familial. Le besoin de sensibilisation se fait donc sentir, y compris dans des lieux comme les maternités, non pas, encore une fois, pour culpabiliser les parents, mais pour les amener à repenser leur pratique.

M. Mickaël Vallet, président. - Je vous remercie enfin d'avoir mis en exergue cette pratique consistant à venir donner des leçons et des recommandations sur le sujet en se faisant payer très cher. Le tri est probablement facile à opérer car nous connaissons tous de nombreux spécialistes acceptant de faire de l'éducation populaire de manière tout à fait désintéressée.

La réunion est close à 12 h 15.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.