Jeudi 11 mai 2023

- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de M. Jean-David Zeitoun sur la production de maladies par les activités humaines

M. Mathieu Darnaud, président. - Nous avons le plaisir de recevoir ce matin le Dr Jean-David Zeitoun, médecin gastro-entérologue et épidémiologiste, auteur de deux essais remarqués sur l'évolution de la santé humaine. Un plaisir, Docteur, qui tient davantage à la qualité de votre diagnostic qu'à l'optimisme de votre pronostic, puisque votre dernier ouvrage s'intitule tout simplement : Le suicide de l'espèce. Ou comment l'humanité, après avoir connu au cours des deux derniers siècles une formidable amélioration de son état de santé général - cette « grande extension » permise par le progrès médical, à laquelle vous aviez consacré votre ouvrage précédent - est maintenant en train de ruiner ses efforts et de se détruire à petit feu, à force de manger des aliments ultra-transformés, de respirer un air pollué, d'habiter un environnement contaminé, de consommer de l'alcool, du tabac ou encore des réseaux sociaux.

La liste est longue, et chaque problème est différent, avec ses propres causes et ses propres solutions. C'est vrai, mais en rester là est aussi un piège, car tout cela forme aussi un ensemble, un système, et même un marché, au sens de la théorie économique, où se rencontrent l'offre et la demande de risques sanitaires - les risques que produisent les activités économiques, et ceux qu'achètent ou acceptent les populations, avec à la clé une épidémie de maladies chroniques et une menace pour l'humanité dans son ensemble.

Mais alors, que faire ? Si votre approche pluridisciplinaire permet de prendre de la hauteur et de distinguer les grands mécanismes à l'oeuvre, que nous dit-elle des solutions en termes de politiques publiques, sinon qu'elles doivent elles aussi être globales, et sans doute bien plus fortes qu'aujourd'hui ? C'est là, je crois, qu'on peut ressentir un certain vertige, qui me conduit à une première question : faudra-t-il, un jour, choisir entre la santé, l'économie, mais aussi la démocratie ?

M. Jean-David Zeitoun. - Pour répondre directement à votre question, il est établi que la santé est meilleure dans les États démocratiques que dans les États autocratiques. Sur le plan théorique, il existe des raisons à cela : les leaders politiques peuvent être interpelés par les populations, ils ont intérêt à ce que la santé soit bonne, c'est-à-dire à privilégier l'intérêt général par rapport aux intérêts particuliers. En pratique, cela a été vérifié par une étude publiée il y a quelques années dans le Lancet, qui repose non pas sur une simple dichotomie entre démocraties et autocraties mais sur un score beaucoup plus détaillé, appelé le « stock démocratique », où l'on constate qu'à chaque fois que l'on gagne un peu plus de démocratie, on gagne un peu plus de santé. Voilà pour le lien entre santé et démocratie.

Pour le lien entre santé et économie, en revanche, c'est plus compliqué. Une chose est sûre : la santé est toujours bonne pour l'économie, car une population en bonne santé, c'est une population productive. L'économie est-elle bonne pour la santé ? Cela dépend. À court terme, il est souvent arrivé dans l'histoire que la croissance économique soit mauvaise pour la santé. On sait par exemple que lors de la Révolution industrielle, la santé s'est dégradée à court terme, comme ce fut le cas en Angleterre dans les quelques premières décennies qui ont suivi la première révolution industrielle, avec une augmentation de la mortalité et de la mortalité infantile, tout ceci étant lié à l'urbanisation, à la concentration d'une population dans des conditions pauvres et sales. Mais à long terme, historiquement, la croissance économique a été bonne pour la santé, puisqu'elle a permis d'améliorer les standards de vie, et donc la propreté, la non-pauvreté, etc.

Aujourd'hui, il est très difficile de répondre, et je pense que personne ne peut avoir de certitude. Ce qu'explique le livre, toutefois, c'est que beaucoup des risques sanitaires produits par la société moderne sont liés à la croissance économique, et qu'il est donc possible que la croissance économique soit aujourd'hui devenue dans l'ensemble trop mauvaise pour la santé, même si elle a toujours été à la fois bonne et mauvaise. Le chapitre d'exposition du livre en rappelle les principaux facteurs : la pollution, qui est liée à la croissance économique - bien que cela ne soit pas inévitable -, représente 9 millions de morts par an dans le monde (sachant qu'il y a 58 millions de décès dans le monde chaque année), dont 50 000 en France ; le tabac, qui est un secteur économique, cause entre 7 et 8 millions de morts par an ; l'obésité, qui est liée à une partie de l'industrie agroalimentaire, environ 5 millions ; l'alcool, entre 2 et 3 millions. L'impact est donc très significatif, et plus généralement de très nombreux décès chaque année sont liés à des secteurs d'activités industrielles.

M. Mathieu Darnaud, président. - En tant que parlementaires, nous sommes régulièrement interpelés sur la question du rôle des influenceurs dans la publicité, dont nous débattions encore cette semaine. Quel est selon vous le bon équilibre ? D'un côté, on ne peut pas être dans l'interdiction totale, à moins que l'on interdise purement et simplement des produits comme le tabac ou certaines formes d'alcool. D'un autre côté, le développement des placements de produits sur les réseaux sociaux, qui touchent en particulier les plus jeunes, toutes ces nouvelles formes de publicité ainsi que le positionnement agressif de certaines industries posent une difficulté importante au législateur, qui doit chaque année, dans chaque projet de loi de finances, tenter de trouver la juste mesure - je pense par exemple à la taxation des sodas, ou encore des alcools forts dans les outre-mer. Y a-t-il selon vous des raisons d'espérer qu'on puisse, demain, trouver le bon équilibre en termes de politiques publiques et de mesures à prendre ?

M. Jean-David Zeitoun. - C'est une question largement abordée dans le livre, car il y a des risques qui ont été réprimés dans l'histoire. Le tabac est ainsi un risque en voie de régression dans le monde : même si la quantité totale de cigarettes fumées augmente par effet démographique, le taux de tabagisme, c'est-à-dire le pourcentage de la population qui fume, est en baisse à l'échelle mondiale, notamment dans les pays démocratiques. La pollution de l'air est en baisse dans les pays riches, la pollution au plomb a baissé considérablement dans le monde en général depuis les années 1970, et dans les démocraties en particulier. Ce sont les États-Unis qui ont lancé cela, grâce au Clean Air Act, ou loi sur l'air propre, de 1970. Cette loi a tout simplement interdit le plomb dans la peinture et le carburant, soit les deux sources majeures de cette pollution. La plombémie des enfants américains a baissé, leur quotient intellectuel a augmenté, la violence a baissé, puisque le plomb rend violent. L'alcool est en baisse dans les pays - riches et démocratiques - qui ont pris des mesures.

En bref, à chaque fois que ces quatre gros risques - le tabac, l'alcool dans certains pays, le plomb et la qualité de l'air - ont été réprimés, ils l'ont été par une intervention légale et par une intervention économique. À chaque fois, juste avant, les gens disaient ce que vous venez de dire : on ne sait pas trop ce qu'il faut faire, il faut laisser des libertés, il ne faut pas de mesures agressives, etc. Et à chaque fois, quelques années après, tout le monde trouvait cela parfait. Il faut donc un mélange d'intervention par la loi et d'intervention par l'économie, c'est-à-dire par effet de marché, pour que les mauvais produits soient chers et que les bons soient peu chers. Les risques pour lesquels cela n'a pas été fait sont précisément les risques qui sont hors de contrôle aujourd'hui : le risque alimentaire, qui n'est ni régulé ni taxé, est un risque que l'on ne maîtrise pas, puisque l'obésité et les maladies métaboliques ne diminuent dans aucun pays du monde, et sont en augmentation en France. Donc oui, la loi peut faire des choses - c'est votre travail -, car tout ne peut pas reposer sur les seuls individus pris dans un système qui est fait pour les exposer à des risques.

M. Mathieu Darnaud, président. - Un sujet en particulier, celui du sucre, revient avec insistance dans les débats sur l'alimentation. La consommation est en hausse, et ses effets nocifs sur la santé sont connus. Selon vous, dans quelle mesure cette consommation est-elle corrélée au prix ? Une hausse des prix pourrait-elle permettre de réduire la consommation abusive de certains produits ?

M. Jean-David Zeitoun. - Le sucre est effectivement l'un des composants négatifs du système alimentaire mondial, même si ce n'est pas le seul, car il y a aussi le gras, quoique probablement un peu moins au final, ainsi que le fait de trop transformer les aliments, ou le fait que ceux-ci soient recouverts de produits chimiques correspondant fréquemment à des pesticides. Il y a donc beaucoup d'ennemis dans le système alimentaire mondial, et le sucre est un ennemi majeur. En consomme-t-on plus qu'avant ? Oui : lorsque la population mondiale a doublé, sa consommation a triplé. Le sucre est ajouté par les industriels pour augmenter le caractère attractif des produits, et maintenant leur caractère addictif - puisque le sucre est addictif, comme cela a été systématiquement montré par les études réalisées chez l'homme comme chez l'animal, y compris à l'échelle épidémiologique ou macroéconomique. De ce point de vue, le sucre est très toxique, en particulier certains sucres qui sont artificiellement ajoutés dans l'alimentation, comme le fructose. Ils sont très mauvais pour la santé, soit parce qu'ils rendent obèse, soit parce qu'ils provoquent des maladies métaboliques sans nécessairement passer par le stade de l'obésité. Certes, il y a du fructose dans les fruits, mais dans l'ensemble celui-ci n'est pas mauvais pour la santé car il est beaucoup moins concentré et associé aux fibres. En revanche, le fructose artificiellement ajouté est très mauvais.

S'agissant de l'aspect économique, le sucre est principalement consommé via des produits industriels ultra-transformés, or ceux-ci sont en moyenne moins chers que les produits frais. L'effet de marché est donc complètement défavorable, avec une désincitation à manger frais, car cela peut coûter plusieurs fois plus cher qu'une alimentation industrielle. C'est d'ailleurs l'un des déterminants de ce qu'on appelle le gradient social de santé : les gens qui ont moins de capital social et économique sont aussi ceux qui sont en moins bonne santé.

À cela s'ajoute le caractère addictif du sucre, qui fait que si on augmente un peu le prix de certains produits sucrés, les gens en consomment quand même - bien que les données manquent à ce sujet puisqu'il n'y a pas eu d'expérimentation d'une taxation des produits sucrés comme cela a été fait pour le tabac. On pense malgré tout que cela pourrait être une part importante de la solution : mettre en place une taxe très importante afin de rendre certains produits trop mauvais pour la santé inabordables, ou en tout cas dissuader les gens ou certaines personnes d'en acheter. A titre personnel, je pense toutefois qu'une telle mesure ne pourra pas être acceptée si elle n'est pas associée à une détaxe voire à des prix négatifs pour que l'équation économique soit au final neutre pour les gens. Si l'on veut mettre un effet de marché dans l'alimentation, et je pense que c'est une partie majeure de la solution, il faut qu'à la fin les gens s'en sortent de façon identique par rapport à la situation précédant l'intervention économique. Il faut que les gens, ou au moins les quelque 10 millions de Français qui sont à 50 ou 100 euros près à la fin du mois, dépensent la même somme d'argent, mais avec des produits frais à la place des produits industriels.

M. Mathieu Darnaud, président. - Peut-être y a-t-il aussi un sujet lié au territoire où l'on habite : dans un grand centre urbain, il peut être plus difficile d'accéder à certains produits frais, d'utiliser des circuits plus courts, de se tourner vers une alimentation davantage issue d'une agriculture raisonnée de proximité.

A ce sujet, d'ailleurs, on a souvent tendance à stigmatiser notre agriculture, car malheureusement nous sommes dans une situation où l'accès aux produits frais et aux produits issus d'une agriculture raisonnée et biologique est difficile. Peut-être faudrait-il aussi revisiter notre modèle agricole et repenser ses rapports avec l'alimentation, en profitant des travaux à venir sur la « ferme France ». C'est en tout cas un sujet important pour notre délégation à la prospective, qui se doit d'éclairer l'avenir. Quelles seraient selon vous les mesures nécessaires à cet égard ?

M. Jean-David Zeitoun. - Sans être un spécialiste de l'agriculture, je sais que de nombreux rapports, faits par des ONG notamment, insistent sur la nécessité d'une transition de notre modèle agricole. Il n'y a aucun doute sur cela. La bonne nouvelle, c'est que la transition du modèle agricole, pour des raisons environnementales, et la transition dont nous parlons ce matin, pour des raisons épidémiologiques, vont dans le même sens : il s'agit d'aller vers des produits plus frais, moins chimiques, plus abordables, etc. Des spécialistes ont essayé de proposer des modèles sérieux pour cette transition, je pense notamment au rapport Afterres2050 de l'association Solagro, ou encore au Plan de transformation de l'économie française du Shift Project. L'objectif est d'aboutir à un système moins défaillant, et quand il y a une faille de marché, c'est au législateur d'intervenir.

M. François Bonneau, sénateur. - Erik Orsenna, qui intervenait ici même il y a peu, allait tout à fait dans votre sens en disant que tout ce qui bouscule la chaîne du vivant entraîne des conséquences sanitaires pour nous. C'est pourquoi je souhaiterais vous interroger sur les zoonoses et autres épidémies comme la grippe aviaire que nous subissons de manière récurrente : quelles seraient selon vous les mesures à prendre, notamment au niveau de la chaîne alimentaire, pour limiter les impacts sur la santé ?

M. Jean-David Zeitoun. - L'émergence de nouveaux pathogènes est un phénomène en croissance linéaire depuis les années 1960, c'est-à-dire depuis qu'il existe des mesures. Au 21ème siècle, il y a eu quatre pandémies en onze ans, ce qui n'a jamais existé de toute l'histoire de l'humanité. Ce phénomène est là encore causé par un modèle de la société, à l'échelle mondiale en l'occurrence, et il est très lié à la pression exercée sur les espèces animales et à la destruction de leurs habitats. En effet, au départ d'une pandémie, il y a souvent un virus - les pathogènes émergents sont rarement des bactéries - hébergé par une espèce menacée qui, pour continuer à se reproduire, « saute » sur une autre espèce. C'est comme ça qu'ont commencé les épidémies de Zika, d'Ebola ou du Covid-19, même si dans ce dernier cas il reste une incertitude sur l'hôte animal d'origine. A chaque fois, c'est le même type de modèle industriel et agricole qui est en cause : cela signifie que la solution à tous nos problèmes passe par le même type de transition, mais aussi qu'il s'agit d'un changement de modèle tellement énorme qu'aujourd'hui, il n'a pas été entrepris, et que nous n'en prenons même pas le chemin.

M. Bernard Fialaire, sénateur. - Avez-vous également mené vos analyses sur les inégalités de santé à une échelle plus « micro », par exemple au niveau de certains quartiers à l'intérieur des métropoles où l'espérance de vie est plus courte, le taux d'obésité et le diabète plus importants ? Est-ce parce qu'on trouve sur ces territoires certains types de publicités qu'on ne voit pas ailleurs, ou alors certaines habitudes de consommation, des problèmes de rythme de vie spécifiques, etc. ? Se rendre au marché bio en milieu de journée demande par exemple une certaine disponibilité qu'on n'a pas forcément...

Par ailleurs, les critères permettant de mesurer les inégalités de santé sont-ils les mêmes en Europe, ou y a-t-il des différences importantes entre Europe du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest ?

M. Jean-David Zeitoun. - Les disparités de santé se retrouvent à tous les niveaux, que ce soit entre pays, entre régions ou même entre quartiers. Il est en revanche difficile de répondre à votre première question, car les facteurs qui influent sur l'état de santé sont très nombreux et entremêlés, et les risques évoluent en clusters au sein d'une population donnée - pour le dire autrement, les gens très pauvres sont aussi ceux qui habitent dans des quartiers très dégradés, donc dans un environnement insalubre, et qui ne font pas attention à leur santé parce qu'ils ont d'autres préoccupations et parce qu'ils n'en ont pas les moyens, mais qui trouvent tout de même un petit peu de moyens pour fumer, etc. C'est un feedback positif, au sens négatif du terme : les risques provoquent les risques, et la question n'est pas de savoir si c'est plutôt la pauvreté, plutôt la publicité ou plutôt la proximité avec un supermarché sans produits frais qui cause le problème, mais plutôt dans quelle proportion joue chaque facteur.

Mme Cécile Cukierman, sénatrice. - Sans vouloir inviter au fatalisme, ne peut-on pas considérer que même si l'on changeait radicalement de système de production dans tous les secteurs, même si l'on repensait toute notre alimentation, y compris avec l'intervention du législateur, il y aurait toujours demain, inévitablement, d'autres épidémies, d'autres maux, tout simplement parce que l'espèce humaine comme la nature s'adaptent continuellement ? En fin de compte, ne vaudrait-il pas mieux admettre que c'est le propre de toute société que d'avoir le souci permanent de la santé de ses individus, plutôt que de laisser croire - je ne dis pas que c'est votre propos - qu'il existerait un modèle de développement qui permettrait de protéger a priori de toute épidémie et de toute maladie ?

Par ailleurs, vous avez insisté sur les conséquences sanitaires d'une société post-industrielle à bout de souffle, qui est devenue une société de consommation. C'est une réalité, mais paradoxalement, si l'on considère les choses à l'échelle de l'histoire de l'humanité, on vit aujourd'hui plus longtemps qu'il y a trois ou quatre siècles. Dès lors, comment placer le curseur ? Jusqu'où l'intervention humaine dans l'objectif de préserver la santé des populations est-elle pertinente et efficace ?

M. Jean-David Zeitoun. - En réponse à votre première question, il serait tout à fait possible pour la société de produire moins de risques. Le tabac, l'alcool, ce sont des risques qui n'apportent franchement pas grand-chose à la société, quelques points de PIB tout au plus, et rien d'autre. Les zones de culture du tabac pourraient être affectées à d'autres cultures moins nocives. Il est donc clair que l'on produit aujourd'hui trop de risques - non pas du fait d'une intention supérieure, mais juste parce que la société mondiale est mal faite - et que l'on pourrait faire mieux, à la fois pour l'environnement, pour la santé et pour le bien-être.

En réponse à votre deuxième question, on vit aujourd'hui moins longtemps en France qu'il y a quelques années. Aux États-Unis, l'espérance de vie a atteint un pic en 2014, et elle baisse depuis cette date. Au Royaume-Uni, elle stagne voire baisse dans certains segments de la population. En France, la mortalité infantile augmente depuis 2012 - ce qui ne signifie pas que la prise en charge des bébés est moins bonne, mais que l'état de santé des mamans, des femmes entre 25 et 40 ans, régresse d'une manière générale. C'est vrai, nous vivons aujourd'hui plus longtemps qu'il y a 300 ans ou même 100 ans, mais sur beaucoup d'indicateurs, l'état de santé s'est nettement dégradé depuis 20 ou 30 ans.

M. Stéphane Sautarel, sénateur. - Ma question porte sur l'équilibre entre libertés individuelles et cadres collectifs contraignants. Vous avez évoqué un enjeu à la fois de qualité de l'alimentation et de coût de l'alimentation. Il me semble que cette approche est quelque peu réductrice, dans la mesure où le budget consacré par les ménages à l'alimentation est égal à la moitié de ce qu'il était il y a 30 ou 35 ans, soit environ 12-13 % aujourd'hui contre 26-27 % dans les années 1970. Une approche uniquement par la contrainte ou l'encadrement aurait donc un effet limité, alors qu'une partie du problème est liée à des choix individuels dans le budget des ménages, qui font qu'on préfère aujourd'hui avoir trois téléphones et deux abonnements à Netflix plutôt que de manger correctement. Cela pose d'autres questions, et implique d'aborder le sujet de l'alimentation de façon un peu plus globale, avec peut-être des décisions à prendre dans le domaine législatif, mais aussi une réflexion plus large à mener sur la responsabilité individuelle.

Par ailleurs, il me semble avoir entendu que, dans le contexte d'inflation actuel, les produits industriels et les plat préparés reviennent aujourd'hui plus cher que des aliments de base à cuisiner soi-même, ce qui ne correspond pas à ce que vous avez dit.

M. Jean-David Zeitoun. - Votre première question portait sur la liberté individuelle : aujourd'hui, beaucoup de gens de sont pas libres d'acheter ce qu'ils veulent manger, parce qu'ils n'ont pas assez d'argent, ou parce que les aliments ultra-transformés sont ubiquitaires et que cette omniprésence incite à acheter, ou encore parce qu'il y a une addiction et que la dépendance, c'est l'inverse de la liberté. Et ainsi de suite. Il n'y a donc pas une seule forme de liberté qui serait bonne pour tout le monde.

En réponse à votre deuxième question, c'est le prix moyen des produits ultra-transformés qui est inférieur à celui des produits frais, mais il y a des contre-exemples - les fast-food, en particulier, où un repas coûte aujourd'hui facilement dix ou quinze euros.

De façon générale, ce qu'essaie de montrer le livre, c'est qu'en matière de risques sanitaires, c'est l'offre qui sculpte la demande, et non l'inverse. La demande des gens est contrainte par l'offre de risques, et celle-ci est si ubiquitaire, si peu chère, si tentante et même parfois addictive qu'elle influence massivement les comportements. Or justement, depuis cinquante ans, nous avons eu cette approche individualiste, qui considère que les gens sont responsables d'eux-mêmes, qu'il ne faut pas toucher à l'offre, qu'il faut laisser les industriels faire ce qu'ils veulent en termes de publicité, de prix, de place dans les rayons des supermarchés, etc., tout en disant aux gens qu'il faut éviter de faire ceci ou de manger cela. Bref, on dit « ne le faites pas » ou « ne le faites pas trop », et en même temps, c'est moins cher, c'est valorisé socialement, y compris chez les influenceurs. Ce n'est pas un jugement moral, mais juste un constat : responsabiliser les individus, cela ne marche pas, sinon nous n'en serions pas là, avec une croissance de l'obésité dans la quasi-totalité des pays du monde.

Les risques que l'on a le mieux réussi à maîtriser, ce sont ceux pour lesquels on a agi sur l'offre, en disant qu'il est interdit de fumer avant un certain âge ou dans certains endroits, de faire de la publicité pour des cigarettes, etc. Toutes ces mesures, qui ont effectivement une relation compliquée avec la liberté, sont des mesures qui ont fonctionné, et aujourd'hui plus personne, je crois, ne s'en plaint. Cela n'a pas été fait pour l'alimentation, et on a le droit de vendre des aliments très mauvais pour la santé en face des écoles, de faire de la publicité ou de les mettre en avant dans les supermarchés.

M. Mathieu Darnaud, président. - La dégradation générale de l'état de santé de l'espèce humaine pourrait-elle aussi être liée à une dégradation de son patrimoine génétique, à plus long terme ?

Beaucoup de spécialistes ont évoqué une dégradation de la santé mentale de la population au sortir de la crise sanitaire : quel est votre avis sur la question ? Est-ce un effet post-Covid ou observait-on déjà ce phénomène auparavant ? La santé mentale est une part importante de la santé, parfois un peu oubliée mais avec un impact assez fort pour beaucoup de nos concitoyens

M. Jean-David Zeitoun. - En réponse à votre première question, l'état de santé de la population n'y a pas d'effet détectable, ni même, ce que l'on pourrait soupçonner, sur le patrimoine génétique.

La santé mentale est, depuis trente ans et de façon assez stable, le premier fardeau épidémiologique au monde, si l'on additionne les années de vie perdues et les années de vie malade. Il faut ici distinguer entre ce dont les gens meurent - dans l'ordre, les maladies cardiovasculaires, le cancer, les maladies respiratoires et le diabète - et ce dont les gens souffrent - les maladies articulaires, les maladies mentales, les addictions et les pertes sensorielles, c'est-à-dire d'audition et de vision. La santé mentale, c'est un fardeau énorme, qui ne tue pas beaucoup mais qui fait énormément souffrir. C'est complètement stable depuis trente ans, et si le Covid a pu accentuer les choses, cela reste encore difficile à mesurer. Y a-t-il un problème de santé mentale dans le monde ? Oui, bien sûr. Est-il traité correctement ? Non. Y a-t-il un problème de santé mentale en France ? Oui. A-t-il tendance à s'accentuer sous l'effet des nouveaux risques comme l'alimentation ultratransformée et les réseaux sociaux ? Oui.

M. Stéphane Sautarel. - Qu'en est-il plus spécifiquement de la santé mentale des jeunes et des adolescents ? La crise sanitaire a sans doute eu un impact particulier sur ce public, en aggravant certaines addictions alimentaires et la dépendance aux réseaux sociaux. Dans les années qui viennent, cela pourrait déboucher sur un risque pour notre société dans son ensemble.

M. Jean-David Zeitoun. - Tout à fait, il s'agit bien sûr d'un public très exposé à ces risques, non seulement de façon quantitative, mais aussi parce qu'il est plus vulnérable. Il est plus facile de résister à des tentations pour nous que pour des gens qui ont entre 15 et 30 ans. Le livre n'aborde pas le sujet des réseaux sociaux car il y a beaucoup moins de recul et de données disponibles que sur les autres risques, mais il y en a déjà suffisamment pour suggérer que c'est très mauvais pour la santé mentale, parce que c'est addictif, et que cela augmente le risque d'obésité. Et là encore, il s'agit d'une offre qui n'est ni régulée, ni taxée - or vous avez sans doute entendu parler de cette lanceuse d'alerte, ancienne employée de Facebook auditionnée notamment par le Sénat américain, qui expliquait que la stratégie de son entreprise envers les adolescents avait été élaborée selon le même type d'approche que celle de l'industrie du tabac. Cela a conduit aux États-Unis à une certaine prise de conscience de l'ampleur du problème, notamment en ce qui concerne les jeunes, et pourtant, le secteur n'est toujours pas régulé, et toujours pas taxé.

M. Bernard Fialaire. - Vous avez dit que l'espérance de vie commençait à baisser : avez-vous des précisions ? Auparavant, on gagnait environ un an d'espérance de vie tous les quatre ans, et même un an chaque année pour les personnes handicapées. L'espérance de vie en bonne santé augmentait aussi. Où en est-on aujourd'hui ?

Par ailleurs, avez-vous quelques précisions sur le facteur sédentarité ? On sait qu'elle joue un rôle dans l'obésité, elle est aussi un effet secondaire des réseaux sociaux puisque les gens passent davantage de temps devant leur écran. A-t-on des éléments sur ce qui a pu être fait pour inciter les gens à bouger davantage ?

M. Jean-David Zeitoun. - En réponse à votre première question, l'Insee a rendu un rapport en janvier dernier sur l'évolution de l'espérance de vie en France entre 2019 et novembre 2022, qui montre que celle-ci a soit stagné, soit baissé - selon la catégorie de population étudiée - par rapport à 2019, soit la dernière année de référence avant la pandémie. On retrouve cela aux États-Unis, et plus encore au Royaume-Uni. Il y a naturellement des disparités régionales : aux États-Unis, si l'espérance de vie baisse depuis 2015, elle continue d'augmenter à new York et en Californie, mais entre les deux côtes, et à l'exception du Texas, les chiffres ne sont pas bons du tout. A Paris aussi, je pense que l'espérance de vie n'augmente pas de la même façon dans tous les arrondissements, et il y a des régions et des villes où elle baisse, mais pour mesurer cela, il faut une analyse fine.

Vous avez raison sur la sédentarité : c'est un fait avéré, on bouge moins qu'il y a vingt, trente, quarante ou cinquante ans. Je n'ai pas la solution à ce problème qui tient à une multitude de facteurs, du modèle de société au manque de temps, en passant par les écrans et la conception des villes. En tout cas, la sédentarité est l'un des trois facteurs qui expliquent la pandémie d'obésité mondiale, les deux autres étant la quantité d'alimentation et la qualité de l'alimentation.

M. Mathieu Darnaud, président. - Pour prolonger la réflexion sur les politiques publiques en matière d'alimentation, on sait aujourd'hui que pour beaucoup d'enfants, notamment dans les familles le moins aisées, la cantine scolaire offre parfois le seul repas équilibré de la journée. Des études l'ont montré, et c'est aussi ce que font remonter beaucoup de municipalités et de collectivités. On voit ici le rôle important que jouent les écoles et les établissements d'enseignement en matière d'alimentation. Cela vaut aussi pour les actions de prévention ou pour le sport et le problème de la sédentarité, comme le montrent les rapports du groupe d'études sur la place du sport à l'école.

M. Jean-David Zeitoun. - Vous avez raison, même si je n'ai pas d'idée lumineuse à proposer sur ce point, dont je ne suis pas spécialiste. Il me semble en tout cas que l'alimentation à l'école est élaborée pour correspondre à certains standards de nutrition, c'est donc une bonne chose. Il en va de même pour le sport.

Je souhaiterais revenir sur le choix entre les mesures de taxation ou d'interdiction et les simples incitations ou invitations. Il ne faut pas opposer ces types de mesures, et des encouragements sont toujours possibles, notamment sur le plan économique. J'évoquais tout à l'heure des mesures incitatives passant par des détaxations, ou même des subventions ou des prix négatifs. Si par exemple on vous donne un euro pour sortir du supermarché avec un fruit, je pense que plein de gens le feront - au pire ils le jetteront et cela fera du compost, et au mieux ils le mangeront et commenceront à prendre plaisir à consommer autre chose que des produits industriels. Cela coûte de l'argent, mais rembourser des médicaments antidiabétiques ou des interventions chirurgicales contre l'obésité aussi.

Si vous me le permettez, j'aimerais aussi évoquer un sujet majeur sur lequel je suis à chaque fois interrogé : le Nutri-score. Il s'agit d'un score développé par une équipe française qui classe les produits alimentaires en cinq catégories, de très bon à très mauvais, en fonction de la valeur nutritionnelle et calorique - des évolutions sont en cours afin d'intégrer des éléments liés à la transformation, afin que le score reflète de façon plus complète le caractère bon ou mauvais de l'aliment. Et cela fonctionne. D'abord, on sait que cela influence directement le comportement d'achat des gens. S'y ajoute un deuxième effet : sans le dire, les industriels ont réagi en modifiant des centaines, peut-être des milliers de recettes, pour que leurs produits passent dans une catégorie plus favorable. Le Nutri-score marche, et c'est d'ailleurs pour cela que les industriels n'en voulaient pas. Il reste que ce système n'est toujours pas obligatoire, et qu'il n'est associé à aucun soutien économique : la responsabilité repose toujours sur les individus, et même s'ils savent qu'un produit classé « vert » est meilleur qu'un produit « rouge », s'il est aussi deux fois plus cher, cela ne résoudra pas le problème...

Aujourd'hui, 60 % des produits affichent le Nutri-score, et des discussions sont en cours à l'échelle européenne pour que cela puisse devenir plus ou moins obligatoire. Personnellement, je pense que le coup est parti et que cela va continuer à se développer. C'est la preuve qu'on peut éclairer un peu les gens sur ces sujets-là, même si l'absence d'obligation ou de régulation limite la portée du dispositif. On pourrait très bien imaginer, par exemple, que les produits ayant un mauvais score soient interdits de publicité, que l'emballage ne puisse pas être attractif, ou encore qu'il ne soit pas possible de les vendre dans certains endroits comme les enceintes sportives ou à proximité des écoles. C'est vrai, cela porterait atteinte à certaines libertés, mais je peux vous assurer que lorsqu'on est malade, on n'est pas très libre non plus : c'est donc une liberté contre une autre, et toutes ces pistes, qui ne me paraissent pas très violentes, pourraient avoir un effet d'échelle massif, parce que tout le monde se nourrit.

M. François Bonneau. - Vous avez évoqué la recrudescence très forte de l'obésité, des problèmes cardiovasculaires et des cancers. S'agissant de ces derniers, que voyez-vous apparaître en particulier ?

M. Jean-David Zeitoun. - En effet le phénomène général est très net. Tout d'abord, l'obésité est associée à un surrisque de treize cancers : l'augmentation de l'obésité augmente donc le risque de cancer. Ensuite, certains cancers sont en baisse, par exemple celui de l'estomac, lorsque d'autres sont en hausse, comme le cancer du testicule, probablement à cause des perturbateurs endocriniens, ou encore le cancer colorectal, qui est très lié à l'alimentation ultratransformée - vous en avez sans doute entendu parler puisque l'un de vos collègues parlementaires a récemment tenté, sans succès, de faire adopter une proposition de loi sur la régulation des nitrites. Je suis gastro-entérologue, et on voit aujourd'hui des cancers colorectaux chez des gens beaucoup plus jeunes qu'avant, c'est-à-dire entre 35 et 50 ans, alors que la moyenne d'âge était de 63 ans et qu'on n'en voyait quasiment pas avant 50 ans. En outre, les malades plus jeunes échappent au dispositif de dépistage populationnel, et arrivent donc souvent avec un diagnostic plus tardif. Le cancer du pancréas est aussi en hausse, et il deviendra bientôt aux États-Unis et dans de nombreux pays riches la deuxième cause de mortalité par cancer. En conclusion, oui, les cancers augmentent, et en si peu de temps, cela ne peut pas s'expliquer par des raisons génétiques. Les causes sont donc alimentaires et environnementales, ajoutant une couche supplémentaire au fardeau que fait peser sur notre société une industrie qui n'évolue pas dans ses pratiques.

M. Mathieu Darnaud, président. - Une dernière précision : pourquoi le cancer de l'estomac est-il en baisse ?

M. Jean-David Zeitoun. - Ce cancer est très lié à la bactérie Helicobacter pylori, dont la découverte dans les années 1980 a été récompensée par le prix Nobel de médecine. Aujourd'hui, cette bactérie est presque systématiquement éliminée avec un traitement antibiotique lorsqu'elle est diagnostiquée, ce qui explique largement la baisse des cancers de l'estomac. Ce n'est pas le cas de nombreux autres cancers.

M. Mathieu Darnaud, président. - Merci encore pour votre propos, en espérant que tous ces éléments puissent éclairer nos travaux à venir.

La réunion est close à 9 h 20.