Lundi 27 mars 2023

- Présidence de M. Mickaël Vallet, président -

La réunion est ouverte à 15 h 10.

Audition de M. Julien Nocetti, enseignant-chercheur à l'académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan

M. Mickaël Vallet, président. - Nous avons le plaisir d'auditionner cet après-midi M. Julien Nocetti, enseignant-chercheur à l'académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan et chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (IFRI). Pour rappel, l'académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan dispense une formation initiale pluridisciplinaire de haut niveau aux officiers de l'armée de terre. Vous êtes également directeur de la chaire Gouvernance du risque cyber au sein de l'école de management de Rennes, Rennes School of Business, et chercheur au centre de géopolitique de la Datasphère (GEODE) -- université Paris 8. Enfin, vous êtes docteur en sciences politiques.

Spécialiste en « géopolitique des technologies », vous avez tout particulièrement travaillé sur la cybersécurité et sur les stratégies numériques des États. Vous avez publié plusieurs articles sur la guerre technologique sino-américaine, en étudiant notamment le cas de l'affaire Huawei, que l'affaire TikTok aurait presque réussi à nous faire oublier !

L'application TikTok est donc aujourd'hui le nouvel objet de tensions dans la guerre numérique entre la Chine et les États-Unis. Auditionné pendant plus de cinq heures, le 23 mars dernier, par la Chambre des représentants américaine, le PDG de TikTok a de nouveau contesté les accusations de contrôle de la société ByteDance par Pékin. S'il a reconnu que des serveurs chinois détenaient encore des données d'utilisateurs américains, il a assuré que le projet Texas réglerait ce problème d'ici à « la fin de l'année ».

Votre regard d'expert nous aidera à mieux comprendre, d'une part, les menaces que font peser des outils numériques tels que TikTok en matière d'influence ou de collecte de données, et, d'autre part, ce qui se joue dans cet affrontement sino-américain autour de la plateforme, notamment en Europe. Par ailleurs, nous aimerions aussi vous entendre sur la stratégie européenne à l'égard de l'application. Est-ce qu'un front uni se dessine ; les Européens sont-ils, selon vous, capables de peser autant que les Américains ? Nous avons tous entendu les annonces qui ont été faites la semaine dernière par le ministre chargé de la transition numérique et des télécommunications et par celui qui est chargé de la fonction publique.

J'indique que cette audition est captée et retransmise en direct sur le site du Sénat.

Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, je vais procéder aux formalités d'usage pour les commissions d'enquête.

Je dois ainsi vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Julien Nocetti prête serment.

M. Julien Nocetti, enseignant-chercheur à l'académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. - La matière de cette audition étant très dense, je ne prétends à aucune exhaustivité, mais m'efforcerai de souligner des faits saillants méritant un approfondissement, notamment dans une perspective européenne. J'organiserai donc mon propos en trois temps. Premièrement, je propose de démêler les enjeux de TikTok : de quoi TikTok est-il le nom dans le cadre des rapports internationaux ? Deuxièmement, quels sont les acteurs en jeu dans ce phénomène TikTok ? Vous avez souligné les initiatives récentes des États-Unis, le positionnement de Washington est peut-être plus complexe qu'il ne paraît, ou du moins que l'audition récente du PDG de TikTok ne laisse paraître. La question du positionnement de la Chine, de l'Union européenne et des États membres se pose également. Troisièmement, je m'attarderai sur les risques et les menaces cognitives, un sujet qui a d'ailleurs notamment été souligné par la commission d'enquête. Il est difficile de voir ce qui relève du seul produit TikTok et ce qui relève du projet d'influence à plus ou moins long terme.

Vous avez souligné l'enjeu de Huawei qui a suscité il y a quelques années des débats plus ou moins passionnés en Europe et aux États-Unis. Mais lorsque l'on resitue ces débats dans les cinq années de sanctions technologiques et financières américaines contre les acteurs chinois, on observe que les questions de sécurité l'emportent sur l'idée du doux commerce. Cela constitue d'ailleurs une évolution majeure, engagée par l'administration de Donald Trump, puis poursuivie par Joe Biden. Ainsi, l'anxiété à l'égard de toute menace d'interférence étrangère, tantôt russe, tantôt chinoise, figure au premier rang des priorités de politiques nationales et étrangères.

Alors de quoi TikTok est-il le nom ? Il s'agit d'un objet géopolitique d'un genre particulier. Cet enjeu illustre un hiatus extrêmement fort entre la majorité des usages de l'application, que l'on pourrait qualifier de « futilité joyeuse » et le coup de projecteur géopolitique que TikTok subit depuis quelque temps, depuis 2019 en réalité, par le biais de Donald Trump lui-même, puis avec l'interdiction de l'application par les autorités indiennes en 2020 dans un contexte de rivalités plus ou moins sourdes avec Pékin.

Rappelons que la trajectoire ascendante de l'application est assez inédite de la part d'un réseau social chinois, puisque TikTok est devenu le premier réseau social mondial, cinq ans après son lancement. C'est l'application la plus téléchargée au monde depuis 2020, la période de confinement ayant pu favoriser son succès. Or ce succès confirme le poids du pouvoir des utilisateurs, puisque ceux-ci ont adopté l'outil sans prendre en compte son origine géographique. On ne peut donc pas balayer les utilisateurs d'un revers de main en se concentrant uniquement sur les capacités d'action et les réponses des États. TikTok est également le premier média social né en dehors des États-Unis, capable de rivaliser avec les réseaux sociaux de la Silicon Valley. Si Facebook et ses filiales, Instagram et Whatsapp paraissent inattaquables, les projets concurrents qui ont été lancés ont constitué des échecs, malgré les moyens engagés. Ces acteurs ont donc été bousculés en à peine cinq ans, ce qui renvoie au fait que le temps d'action de l'économie numérique ne concorde pas forcément avec celui du politique.

De plus, TikTok vient contester frontalement l'hégémonie des États-Unis dans le champ de l'économie numérique, tout en renvoyant l'image d'une puissance numérique qui réussit. Le réseau combine en effet deux modèles d'affaires : un réseau social et une application permettant de partager des vidéos, ce qui en fait jusqu'ici une plateforme inédite.

Par ailleurs, cette trajectoire ascendante vient éclairer en creux la politique chinoise de la part de l'administration américaine. Il s'agit de renforcer la sécurité, mais aussi de ralentir la conquête technologique de Pékin. Cette donnée est à identifier sur le long cours - sous la présidence de Barack Obama, on avait déjà identifié ces enjeux de conquête technologique, qui regroupent des questions de propriété intellectuelle, de cyberespionnage et de cyberdéfense. Depuis une dizaine d'années, l'impératif de l'innovation représente un enjeu plus flagrant que celui d'ordre stratégique ou militaire dans l'accroissement des tensions entre les États-Unis et la Chine. Ainsi, l'intelligence artificielle a constitué un épicentre des tensions entre les deux pays, comme la 5G, dont l'affaire Huawei a été le révélateur, et aujourd'hui TikTok vient agréger toutes ces inquiétudes américaines, ce qui fait monter d'un cran cette friction entre les deux pays.

TikTok est aussi une nouvelle illustration de l'instrumentalisation des interdépendances économiques et technologiques tissées entre les pays, et de la possibilité d'affaiblir l'adversaire par ce biais. Dans ce cadre, TikTok et sa maison mère ByteDance représentent de manière très aboutie ces interdépendances sino-californiennes qui ont fonctionné à plein régime depuis vingt ans : ByteDance est immatriculée aux îles Caïmans, le PDG de TikTok est singapourien. De plus, l'émergence de TikTok a eu lieu grâce à de grands acteurs, comme la banque japonaise SoftBanck ou l'américaine KKR. Le financement a été aussi permis par le rachat de Musical.ly qui incarnait très bien cette ligne droite entre Shanghai et Santa Monica.

Il existe finalement - sans céder à une lecture psychologisante - un effet miroir de TikTok pour les États-Unis. On constate le même procédé de monétisation massive des acteurs performants de l'économie numérique, un emprunt à la culture du « mème », ces contenus ayant une dimension virale à certains moments de la vie internationale.

Enfin, jamais les débats n'ont été aussi vifs au sujet des implications socioculturelles d'une plateforme numérique. L'audition menée la semaine dernière par le Sénat américain en constitue une preuve flagrante, ce qui inquiète le législateur américain va bien au-delà des risques en matière d'interférences classiques.

S'agissant des jeux internes des acteurs, je souhaite m'attarder sur la politique américaine, en rappelant que le marché américain est le plus important, avec 150 millions d'utilisateurs actifs. Par ailleurs, cette affaire vient finalement clore deux décennies de business as usual avec la Chine, pendant lesquelles les questions de géopolitique n'étaient pas totalement absentes, mais soumises aux flux humains et technologiques. Cela renvoie à ce doux commerce qui avait été l'apanage de l'essor de la mondialisation commerciale et technologique.

Une question se pose de manière assez nette, mais les contours devront être précisés dans les semaines à venir : la façon dont cette bataille entre les autorités américaines et TikTok va permettre de ressouder ou non les plateformes américaines, derrière le législateur américain. Je pense notamment au groupe Meta dont le PDG, Mark Zuckerberg, a subi des auditions musclées, ces dernières années, par le Congrès américain. Il a mis l'accent sur la nécessité de ne pas réguler ou démanteler Facebook sous peine de favoriser mécaniquement les exportateurs chinois. Mais la question se pose différemment pour d'autres acteurs américains : hier, Timothy Donald Cook, le PDG d'Apple, louait la relation « symbiotique » d'Apple avec la Chine. De même, l'entreprise Tesla dépend en partie des capacités de production se trouvant en Chine. Faut-il y lire une peur de contre-réponse de la part de Pékin ? C'est possible, mais il est certain que la frustration de ne plus pouvoir accéder au marché chinois pèsera certainement et déclenchera des jeux d'influence du côté des institutions américaines. Il s'agit, à mon sens, d'une donnée qu'il faudra suivre dans les prochaines semaines.

Une autre donnée majeure concerne la possibilité de la Maison Blanche à attaquer une application aussi populaire auprès de jeunes qui constituent son socle électoral, qui plus est dans un contexte de majorité fragile. L'équation pour le décideur américain est complexe. Des députés ou des sénateurs américains proposent de pas bannir TikTok, mais d'aborder la problématique dans sa globalité, en imposant une forme de régulation d'ensemble des réseaux sociaux. S'agissant de notre prisme européen, nous pourrions nous inspirer de cette démarche pour résoudre certains problèmes majeurs identifiés sur les réseaux sociaux, comme la désinformation ou la circulation des discours de haine.

Dans ce contexte américain, les mots prononcés dernièrement illustrent bien, à mon sens, ce découplage analysé depuis quelques années, dont TikTok peut être le symbole, et qui déclenchera probablement des contre-réponses de la part de Pékin. On peut penser à la dépendance occidentale aux cellules de batterie, aux éléments de panneaux solaires, aux approvisionnements en lithium raffiné, autant de produits dans lesquels les acteurs chinois ont des parts de marché très importantes.

Du côté des Chinois, le fait que l'application TikTok en Chine, Douyin, soit configurée différemment, de manière qu'elle ne soit pas utilisée à des fins contestataires, donne assez logiquement corps aux arguments selon lesquels il existerait une stratégie chinoise visant, pour le moins, à diviser, sinon abêtir l'Occident. Il ne faut pas considérer l'enjeu TikTok comme étant propre à la jeunesse occidentale : après l'Inde, l'application a été interdite en Jordanie, et des discussions ont actuellement cours en Égypte. Une lecture globale serait donc plus utile en termes d'action politique.

Lorsque Donald Trump faisait pression en 2020 pour imposer une vente des activités de TikTok aux États-Unis, la Chine ajoutait un nouveau catalogue de contrôle des exportations. Il s'agissait de répertorier de manière implicite les algorithmes comme des éléments contrôlés, dans le cadre d'une politique de rétention. Cet exemple montre que le décideur chinois peut anticiper les actions de Washington.

Sur un plan international, cette affaire TikTok pourrait paradoxalement jouer en faveur des intérêts chinois, car, pour Pékin, le raidissement américain vient confirmer l'existence de doubles standards américains en matière de libre circulation des données. Le fait d'interdire TikTok viendrait affaiblir ce magistère moral des Américains, qui avait déjà été écorné sous la présidence de Donald Trump, mettant ainsi les États-Unis en difficulté pour continuer à faire valoir cette position traditionnelle de garant de la libre circulation des informations. Or cet enjeu structure en bonne partie la diplomatie américaine sur la question du numérique et se voit retranscrit dans la plupart des grands textes américains. Cette donnée diplomatique est à prendre au sérieux, qui plus est dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Je souhaite revenir, avant de conclure, sur cette notion de menace cognitive, qui est un terme à la mode, en rappelant quelques constats.

Premièrement, le cas de TikTok, en termes d'accès aux données numériques, n'est pas isolé. En revanche, le vivier d'utilisateurs de la plateforme est particulier, avec 1,7 milliard d'utilisateurs.

Deuxièmement, TikTok est l'une des rares plateformes à ne pas recourir massivement à des publicités ciblées dans le cadre de son modèle économique.

Troisièmement, TikTok est bien plus qu'un simple forum, c'est aussi un éditeur de contenus, ce qui peut préoccuper les législateurs.

Plus largement, s'agissant de la menace cognitive, l'entremêlement et l'interdépendance de tout le réseau médiatique et numérique font de cette suprématie narrative, informationnelle un enjeu extrêmement éminent à l'échelle globale, mais aussi plus localisée : entre les États-Unis et la Chine ou entre l'Union européenne et la Chine ou la Russie par exemple. La grammaire stratégique de la subversion est remise au goût du jour par l'évolution des technologies. La preuve en est, l'intelligence artificielle a pris une importance nouvelle en personnalisant plus finement les manipulations d'informations pour atteindre un plus grand nombre d'individus. Cette interdépendance cognitive entre les sociétés a permis de développer un mercenariat d'influence numérique, dont les effets restent difficiles à contrer, car ces manipulations font très souvent intervenir des intermédiaires, des proxies, qui sont en réalité étatiques. Nous faisons donc face à des dénis de responsabilité ou à des actions dissimulées plus ou moins clandestines dans ce champ informationnel, dans lequel TikTok peut aussi servir de stratégie.

TikTok peut également tout simplement ne pas recommander un contenu grâce à son algorithme, ce qui façonnera en retour la consommation des utilisateurs de l'application ; ces évitements de contenus concernent notamment tous les sujets qui suscitent l'ire du parti État en Chine.

Il faut comprendre que les stratégies de subversion sont devenues la norme dans le cadre des relations internationales, plutôt que l'exception. Ce rapport de force dans le domaine cognitif vient finalement exploiter quelque chose d'assez ancien. Mais celui-ci est adapté à des contenus extrêmement personnalisés, et s'insère dans une démarche de répétition, qui, alliée à des contenus courts, permet de capter l'attention de l'utilisateur et de le rendre très dépendant des contenus qu'il consulte.

S'agissant de la ligne européenne, c'est une chose de prendre des mesures pour restreindre TikTok dans la communauté des fonctionnaires européens, cela en est une autre de décider d'interdire l'application au sein des États membres. Cette interdiction poserait d'évidents problèmes en matière de liberté d'expression. Malgré les précédents de RT ou Sputnik l'année dernière, il faut des raisons graves pour étayer une telle décision.

Un autre enjeu européen porte sur les resserrements des relations transatlantiques depuis février 2022. Les États-Unis réalisent en effet d'importants efforts diplomatiques pour renforcer les alliances européennes et asiatiques, avec le Japon, la Corée du Sud ou Taiwan. Ainsi, le forum de Davos, la conférence de Munich sur la sécurité en février, et le Mobile World Congress de Barcelone montrent que l'objectif des États-Unis était d'inciter les partenaires européens et asiatiques à rejoindre la position américaine au sujet de TikTok, et des acteurs technologiques chinois en général.

En conclusion, je dirais que les institutions européennes ne partent pas de zéro en ce qui concerne les menaces cognitives. Le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) a entrepris des réflexions depuis déjà quelques années, notamment sur le sujet de la sécurité cognitive, dans le cadre de la stratégie de réponse aux menaces informationnelles et d'interférence étrangère. Il conviendrait également de faire une étude approfondie de cette application, en y associant différentes formes d'expertises, afin d'analyser les effets potentiels sur différents types d'audience.

Enfin, il est important pour nous, Européens, d'élargir la focale, puisqu'il existe un lien entre la problématique technologique, la problématique énergétique et la problématique militaire. Un exemple récent a montré qu'un industriel de l'armement norvégien livrant notamment l'Ukraine, Nammo, ne pouvait pas agrandir une usine de production, parce que des datas centers utilisés par TikTok consommaient toute la production électrique de la région concernée. Le PDG de cette société a relevé que la croissance d'entreprise était entravée par le stockage de vidéos de chatons. Si l'allusion est triviale, elle montre que les intérêts européens reposent sur une équation à plusieurs données : le soutien à l'Ukraine, l'informatique énergétique, et les actions extra-européennes à mettre en place, porteuses de défis et de risques.

M. Claude Malhuret, rapporteur. - Je vous remercie pour votre exposé détaillé.

Que pensez-vous du projet Texas développé aux États-Unis, qui vise à répondre aux inquiétudes sur les transferts de données vers la Chine ? Ce projet permet-il réellement de contrôler totalement ces données sans qu'aucune fuite vers l'Asie ne puisse avoir lieu ?

En interdisant brusquement TikTok à tous les fonctionnaires, la Commission européenne a ouvert une boîte de Pandore. Quid du Parlement, de tous les gouvernements européens, et même des entreprises ? Pour autant, la Commission européenne n'a donné aucune raison explicite. Avez-vous des informations plus précises sur ce point ?

Selon vous, le Digital Services Act (DSA) permettra-t-il une véritable responsabilisation des plateformes ou en est-on encore loin ?

Les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft - sont interdits en Chine et en Russie et, parallèlement, on laisse la Chine et la Russie agir librement sur ces plateformes en termes de désinformation. Dans un contexte de confrontation géopolitique qui ne fera que se renforcer dans les années à venir, comment sortir de ces contradictions ?

M. Julien Nocetti. - Je prendrai comme point de départ votre dernière question, qui porte finalement sur les enjeux de réciprocité et d'interdépendance instrumentalisée de part et d'autre. J'aurais tendance à relier la question à des enjeux d'identité. Cherche-t-on à défendre l'enjeu des valeurs lorsque l'on cherche à défendre un modèle technologique ? Ou assume-t-on le fait que tous ces enjeux technologiques soient devenus des enjeux de sécurité nationale ?

L'enjeu de fragmentation technologique a été identifié il y a plus d'une décennie et la Chine en tient compte dans la structuration même de son propre cyberespace. Néanmoins, face à certaines actions occidentales, on peut avoir l'impression d'un détricotage des interdépendances et de ce qui fonde la nature, ouverte et interopérable, du réseau. Ce sont donc des choix politiques sur ce que l'on souhaite transmettre par le biais de la technologie, et c'est là une question épineuse. Vivre dans un contexte de réciprocité est assez tentant, d'ailleurs le terme de weaponization illustre bien le contexte, mais cela aurait aussi pour effet de créer des situations d'escalade. En effet, la Chine pourrait répliquer via un certain nombre de domaines économiques. Le sujet est donc très sensible.

L'appareil législatif est-il suffisant ? En considérant le règlement général sur la protection des données (RGPD), le DSA ou la capacité d'action des commissions de l'informatique européennes, on constate que l'appareillage européen est déjà assez important. Un foisonnement d'initiatives existe également en matière de cybersécurité depuis une année, ainsi qu'une volonté de lutte contre la désinformation qui est louable - nous pouvons nous en féliciter. Il faut donc que l'Union européenne puisse tirer profit de cette puissance normative et, comme elle l'a montré avec le bannissement de TikTok, qu'elle puisse agir rapidement.

S'agissant du manque de justification donnée à cette interdiction, je ferais un parallèle avec la « boîte à outils 5G », qui avait été annoncée au plus fort des tensions avec Huawei et qui avait déjà constitué un signe politique assez fort de la part de la Commission, même si elle n'avait fait alors que des propositions aux États membres. Ne faudrait-il pas voir si cela reflète une continuité entre ce qui a suscité l'intérêt du législateur européen à cette époque et aujourd'hui ?

Concernant la question du projet Texas et du projet Clover, qui est finalement une émanation de cette initiative, j'y vois avant tout le retour en force de l'enjeu de la relocalisation des données, dont nous avions pris conscience il y a dix ans avec l'affaire Snowden. Ce projet de relocalisation des données numériques avait été à l'époque vertement critiqué par les Américains, qui accusaient l'Europe de protectionnisme déguisé. Il est finalement assez cocasse de constater qu'ils se livreraient à des pratiques similaires, qui reviennent de facto à imposer un protectionnisme très marqué en matière de stockage des données. J'ignore si cela signifie que les Européens auraient les coudées franches en la matière, mais, d'un point de vue politique, il faut suivre ce sujet.

D'un point de vue technique, la relocalisation des données de TikTok aux États-Unis renvoie à la capacité de l'entreprise à pouvoir assurer cette scission des activités, sachant qu'une partie des équipes techniques se situe toujours en Chine et dépend donc de la loi chinoise. Si cette donnée est moins souvent évoquée dans le cadre du projet Texas, elle méritera une clarification de la part de TikTok et de la maison mère ByteDance.

M. Mickaël Vallet, président. -  Vous avez insisté sur la particularité de TikTok, à savoir le vivier d'utilisateurs - le nombre d'abonnés est énorme par rapport à d'autres réseaux arrivés à saturation -, l'absence de publicité ciblée et le fait que l'application soit éditrice de contenus.

Toutefois, vous n'évoquez pas de différence de nature avec d'autres réseaux sociaux. Simplement, TikTok ne recommande pas certains éléments. On peut trouver dans ce fait un parallélisme avec le fonctionnement de Cambridge Analytica, qui réussissait à dissuader de voter plutôt que d'inciter à voter pour un autre candidat.

Confirmez-vous qu'il existe une différence de nature liée au régime politique du pays dans lequel se trouve la maison-mère ?

Par ailleurs, ne peut-on établir un parallèle avec Huawei ? En effet, sans parler d'interdiction générale et absolue, ce qui soulèverait une difficulté en Occident en termes de libertés publiques, n'y aurait-il pas des freins ciblés à mettre en place ?

M. Cédric Perrin. - Quelles raisons motivent les pays non occidentaux, comme la Jordanie, l'Inde ou l'Égypte, à interdire TikTok ?

Par ailleurs, quelle analyse faites-vous des initiatives miroirs au projet Texas portées par l'Union européenne ?

Mme Annick Billon. - Monsieur Nocetti, vous avez dressé le tableau d'une application jeune et ludique, qui devient l'outil d'une guerre géopolitique, en donnant l'occasion à Pékin de dénoncer la censure occidentale. Ne pensez-vous pas que cette censure, qui intervient après des années d'utilisation d'autres réseaux sociaux, puisse affaiblir les démocraties occidentales ? En effet, l'accaparement des données n'est pas un fait nouveau. Qu'est-ce qui justifie, aujourd'hui, de telles inquiétudes ? N'auraient-elles pas dû naître voilà plusieurs années ?

S'agissant du RGPD ou du DSA, quelles sont les pistes ? Est-il encore possible d'encadrer un réseau comptant presque deux milliards d'utilisateurs ?

M. André Gattolin. - De quoi TikTok est-il le nom ? En la matière, je reste un peu sur ma faim, l'analyse et les propos me paraissant un peu flous.

S'agit-il d'une entreprise classique ? Si oui, quel est son business model actuel et quel est son devenir ? En effet, les résultats économiques de TikTok sont très inférieurs à ceux d'autres réseaux américains. Je pense notamment à Snapchat. On le sait, des centaines de milliers de millions de données personnelles sont l'objet d'une « évaporation ». Dans la mesure où la Chine développe un modèle d'intelligence artificielle fondée sur le nombre et le machine learning, pourquoi Pékin se priverait-il de l'utilisation de ces données ?

TikTok annonce que plus de la moitié de ses futurs bénéfices permettront de rémunérer les producteurs de contenus. Si je veux bien croire que le capitalisme chinois diffère singulièrement du capitalisme occidental, je ne peux m'empêcher d'y voir un dessin beaucoup plus obscur, en termes de captation de données, d'influence généralisée et de « dumping ». En effet, un réseau social sympa et sans publicité ciblée attire un grand nombre de personnes. Cela rappelle les méthodes utilisées par la Chine sur des matières premières rares ou des composants technologiques : il s'agit d'accaparer 100 % du marché et de casser la concurrence. Je voudrais donc savoir où est la production de valeur de TikTok.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Monsieur Nocetti, vous avez évoqué un « détricotage » de l'interdépendance. C'est la balkanisation de l'internet qui est en route. Pourriez-vous nous dire précisément ce qu'elle est susceptible d'entraîner ? Dans la guerre de l'internet, l'Europe est très clairement un enjeu.

S'agissant de la réglementation européenne, M. le rapporteur vous a interrogé précisément sur le DSA et le Digital Markets Act (DMA). Vous l'avez souligné, nous avons su nous doter d'un certain nombre d'outils de régulation. Toutefois, j'aimerais revenir sur le DSA, qui régulera les services et les contenus, donc TikTok. Croyez-vous que le texte qui sera adopté permettra d'aller mesurer sérieusement ce que sont ces algorithmes, véritables boîtes noires ? N'aurait-il pas fallu prendre d'autres mesures, telles que des expertises indépendantes plus régulières de ces plateformes, afin de disposer d'une régulation plus efficace ?

Enfin, vous avez parlé de l'enjeu de la relocalisation des données. Au-delà de cette relocalisation, la problématique du traitement de ces données subsiste.

Mme Toine Bourrat. - L'Union européenne, qui a suivi les États-Unis, a interdit à ses fonctionnaires d'utiliser TikTok. Selon vous, une telle décision est-elle de nature à limiter l'influence de l'application ? Une interdiction totale est-elle envisageable ? Sinon, une interdiction partielle nous prémunirait-elle contre les menaces les plus vives fragilisant la souveraineté nationale ? Peut-on craindre, via TikTok, une attaque géante aussi paralysante que les attaques venues de Russie contre l'Estonie en 2007 ?

M. Julien Nocetti. - J'ai effectivement indiqué tout à l'heure que l'Inde et la Jordanie avaient interdit TikTok. Dans le cas de l'Inde, il s'agissait de bannir une soixantaine d'applications chinoises. En 2019 et 2020, le discours indien mettait déjà l'accent sur les risques potentiels pour la jeunesse. Le même motif a justifié la décision des autorités jordaniennes d'interdire également TikTok. Alors que cette interdiction aurait dû être temporaire, elle s'est prolongée sans justification politique. Pour ce qui concerne l'Égypte, les discussions parlementaires évoquant l'influence de TikTok sur la jeunesse se poursuivent.

S'agissant de la question plus générale des campagnes d'influence pouvant être menées par TikTok sur le long terme, c'est-à-dire des campagnes non circonscrites à des périodes de crise, ce point n'a jamais été clairement démontré. L'application vise plutôt à dissuader, en amont, toute velléité contestatrice, y compris en anticipant, comme en Russie, les desiderata des législateurs. Convient-il de resituer cet épisode dans la relation bilatérale sino-russe, laquelle, sur les plans technologique et numérique, est assez nourrie ? Quoi qu'il en soit, il s'agit sans doute de lutter contre l'« hégémonie » des acteurs américains. Cette attitude est tout à fait convergente avec le discours russe, qui assimile les plateformes américaines à des « armées qui nous tirent dans le dos ». Il y a là une véritable militarisation du discours s'agissant des acteurs technologiques, qu'il s'agisse de TikTok ou des Gafam.

En mettant l'accent sur la jeunesse, TikTok vise, à long terme, l'affaiblissement des résistances. Les doctrines chinoises mettent l'accent sur la guerre « intelligentisée ». Il s'agit de détruire, sur plusieurs décennies, la force productive d'une société, via des actions directes sur la cognition de l'ennemi. C'est écrit noir sur blanc.

M. Mickaël Vallet, président. - Où est-ce écrit noir sur blanc ?

M. Julien Nocetti. - Dans les doctrines de sécurité militaire de la Chine ! Il y a des débats stratégiques extrêmement nourris en Chine sur ces questions. Sur le plan diplomatique, cela agit par effet miroir. Au fond, la Chine dit aux Américains qu'elle va renverser les dividendes de l'internet, tel qu'il a été conçu, en prenant appui sur la liberté d'expression permise par le réseau.

M. Mickaël Vallet, président. - C'est donc présenté comme quelque chose étant de bonne guerre ?

M. Julien Nocetti. - Tout à fait !

S'agissant de l'affaiblissement des démocraties libérales, votre institution a souligné depuis très longtemps les risques numériques liés à la Chine. Selon moi, nous sommes à un moment charnière, puisque l'ensemble des sociétés occidentales a pris la mesure du risque.

J'en reviens, dans la perspective européenne, à des enjeux plus juridiques et économiques. Les dispositions du texte DSA peuvent sembler satisfaisantes au premier regard. Toutefois, elles sont critiquées par une partie des acteurs américains, aux yeux desquels le texte favorisera les acteurs chinois. Je vous rejoins, madame la sénatrice, sur l'idée de décortiquer la boîte noire de l'algorithme de TikTok, qui est particulièrement opaque.

En matière d'effet d'échelle, vous avez évoqué les 2 milliards d'utilisateurs de TikTok. N'est-il pas trop tard ? Le temps politique joue-t-il en notre faveur ? Même si j'ai tendance à rester optimiste, le caractère transformiste de la société, qui a racheté différents acteurs avant son exportation internationale, mérite une certaine vigilance.

Pour ce qui concerne le projet Clover, peu d'éléments peuvent être relevés aujourd'hui, à l'exception des implantations de data centers en Irlande, pays qui s'est toujours démarqué de certains efforts de solidarité, en matière de fiscalité numérique et de respect des règles de concurrence, et en Norvège, qui n'appartient pas à l'Union européenne. Quelle est donc la stratégie de TikTok au regard de la politique communautaire ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez évoqué la classe politique américaine, en distinguant Démocrates et Républicains, ces derniers cherchant, par le biais du cas TikTok, à légiférer sur l'ensemble des plateformes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Mickaël Vallet, président. - Pouvez-vous également préciser votre réponse s'agissant de l'interrogation de M. André Gattolin sur le modèle économique de TikTok ?

M. Julien Nocetti. - Au cours des derniers mois, les propositions des Républicains et des Démocrates ont été nombreuses. Je pense notamment à celles des sénateurs Marco Rubio, Républicain, ou Mark Warner, Démocrate.

Les Démocrates sont favorables à une prise en compte de tous les effets délétères des plateformes numériques, sans focalisation sur un acteur particulier. Cette lecture globale est nouvelle aux États-Unis, et doit donc être soulignée. Elle est liée à des problématiques nationales, en particulier le rôle de certains de ces réseaux dans des affaires de tuerie de masse.

Pour ce qui concerne le modèle économique de l'application, la force principale de TikTok est la puissance de son algorithme et non pas son pari sur la publicité ciblée ou d'autres types d'avantages comparatifs. Dès le départ, TikTok s'est appuyée sur le monde de la musique et du sport. Des contrats ont été noués, notamment aux États-Unis, avec des célébrités du basket ou de la musique, ce qui a permis au réseau d'engranger massivement des utilisateurs. J'ai moins d'informations concernant le modèle économique de TikTok, modèle qui reste, encore aujourd'hui, relativement opaque.

J'ajoute que l'application a cherché à se débarrasser, sur le plan visuel, de tout rattachement à la République populaire de Chine.

M. Mickaël Vallet, président. - Je vous remercie, monsieur Nocetti, de vos éclairages.

La réunion est close à 16 heures 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.