Jeudi 16 mars 2023

- Présidence de Mme Victoire Jasmin, vice-présidente de la délégation aux outre-mer, puis de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes -

Parentalité dans les outre-mer - Table ronde relative à la situation à Mayotte

Mme Victoire Jasmin, présidente, co-rapporteure. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer, menés en commun par deux délégations : la délégation aux outre-mer, présidée par Stéphane Artano, et la délégation aux droits des femmes, présidée par Annick Billon. Celle-ci va nous rejoindre dans quelques minutes car elle est retenue en séance publique.

Outre les présidents des deux délégations, sont également rapporteures sur cette thématique Elsa Schalck et moi-même. Je vous prie d'excuser le président Stéphane Artano car il ne peut être présent ce matin.

Si certains constats sont communs aux différents territoires ultramarins, chacun présente évidemment ses spécificités. Nous aurons donc, au cours des prochaines semaines, des tables rondes régionales consacrées à chaque territoire.

Nous nous intéressons ce matin à la situation très particulière de Mayotte, qui est à la fois le plus jeune et le plus pauvre des départements français.

C'est d'abord le plus jeune des départements, ce qui justifie son importance pour nos travaux. La moitié de la population a moins de 18 ans. En outre, du fait d'une fécondité élevée, la moitié des familles de Mayotte compte au moins trois enfants mineurs.

Mayotte est aussi le plus pauvre des départements français. Les données de l'Insee - qui a notamment publié en juillet 2022 un panorama sur la situation des femmes à Mayotte - sont éclairantes :

- 77 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté national, soit cinq fois plus qu'en métropole ;

- avec des flux migratoires importants, venus à 95 % des Comores, la moitié des habitants est de nationalité étrangère et vit dans des conditions très précaires (sans le confort sanitaire de base voire sans électricité), sans être éligible aux prestations sociales ;

- enfin, un quart des femmes de 20 à 54 ans sont des mères isolées, dont 90 % vivent dans une grande précarité.

Un rapport de six inspections générales, révélé la semaine dernière par Mediapart, et dont nous avons demandé communication à la Première ministre, complète ces constats alarmants en évoquant la situation de milliers d'enfants mineurs, vivant pour certains sans leurs parents, en risque de désocialisation et en situation de précarité sanitaire et alimentaire.

Nous sommes très heureux d'entendre ce matin une grande diversité d'acteurs impliqués dans le soutien aux familles, qui pourront compléter ces constats et nous livrer leur analyse des spécificités de la situation mahoraise et des outils les plus appropriés pour répondre au mieux aux besoins considérables des familles et enfants de Mayotte.

Nous entendrons, par visioconférence :

- pour la Caisse de sécurité sociale de Mayotte (CSSM) : MM. Philippe Fery, directeur général, Rémy Posteau, directeur des prestations, et Mme Moissoukari Madi, responsable du secteur action sociale ;

- pour l'Union départementale des associations familiales (Udaf) de Mayotte : M. Nizary Ali, président, Mmes Enrafati Djihadi, directrice, et Ambouharia Abdou, administratrice ;

- pour l'Union départementale de la confédération syndicale des familles (UDCSF) de Mayotte : Mme Rafza Youssouf Ali, présidente, et M. Ali Souf, délégué des parents d'élèves ;

- pour les Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Ceméa) de Mayotte : Mme Zaïnaba Ahmed Haroussi, directrice territoriale ;

- et enfin, pour l'association Espoir et réussite : MM. Tony Mohamed, président, et Idam Ahmed, directeur général.

Je laisse en premier lieu la parole aux représentants de la Caisse de sécurité sociale de Mayotte.

M. Philippe Fery, directeur de la CSSM. - La question de la parentalité est traitée par les Caisses d'allocations familiales (Caf) en partenariat avec l'État, le Conseil général, les associations comme l'Udaf et les collectivités locales. Les orientations de la branche famille de la CSSM sont définies par des conventions d'objectifs et de gestion. Les moyens sont donnés à travers l'action sociale et familiale. Toutefois, l'action de la Caf de Mayotte est limitée aux familles en situation régulière. Vous avez évoqué le cas des enfants sans parents : l'esprit même du dispositif complique le traitement de leurs demandes. Néanmoins, nous pouvons parfois conduire des actions d'envergure à destination des enfants dans leur globalité. Je viens de Guyane, où il existe des problématiques similaires. Selon les territoires, la Caisse nationale des allocations familiales peut donner l'autorisation de prendre tous les enfants d'une école en charge.

Mme Victoire Jasmin, présidente, co-rapporteure. - Je propose que les différents intervenants prennent la parole, puis nous passerons aux questions. Je donne la parole à Mme Enrafati Djihadi pour l'Udaf.

Mme Enrafati Djihadi, directrice de l'Udaf. - Tout d'abord, il existe autant d'Udaf que de départements. La nôtre a été créée en 2014. Elle est effective depuis 2015. Nous gérons différents services aux familles, notamment la médiation familiale avec le soutien de financeurs comme la CSSM, le Conseil départemental ou le ministère de la justice via la cour d'appel de La Réunion. Nous avons également mis en place un projet d'espace de rencontres en cours d'habilitation et menons différentes actions à destination des familles. Avec le soutien de la CSSM, nous assurons la coordination du Réseaux d'écoute, d'appui et d'accompagnement des parents (Reaap). Sa mission consiste à coordonner les nombreux acteurs qui interviennent sur la question.

Nous assurons également la coordination du schéma départemental de service aux familles grâce au soutien de la CSSM et de la préfecture. Nous menons des actions liées à la parentalité numérique, notamment l'accès aux droits et l'éducation à un usage responsable.

L'Udaf est un réseau de 31 associations familiales. Nous intervenons sur la question de la parentalité notamment au travers de la fédération Familles rurales qui fait partie de notre réseau.

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes -

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je remercie Victoire Jasmin de m'avoir remplacée. Nous poursuivons la table ronde avec la déclaration des représentants de l'UDCSF.

Mme Rafza Youssouf Ali, présidente de l'UDCSF. - Notre association intervient dans tous les domaines : santé, éducation, environnement, habitat et loisirs. Nous intervenons auprès de toutes les familles, sans distinction de situation, depuis la mobilisation de 2015. Nous voulons faire face aux défis éducatifs et à l'insécurité qui touchent les établissements scolaires et leur environnement. Nous luttons contre les classes surchargées, les rotations d'effectifs, le rythme scolaire, le manque de personnel, l'absence de réfectoire et l'inadaptation des collations aux besoins nutritionnels. Malgré des avancées, les défis restent entiers.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - La connexion est malheureusement très mauvaise. Nous allons donner la parole à la directrice territoriale des Ceméa de Mayotte en attendant que les problèmes soient résolus.

Mme Zaïnaba Ahmed Haroussi, directrice territoriale des Ceméa. - Les Ceméa sont une association « loi 1901 » d'éducation populaire, créée le 8 mars 1992. Nous sommes présents dans tous les départements français. Nous proposons notamment des formations volontaires comme le Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (Bafa), le Brevet d'aptitude aux fonctions de directeur (BAFD), mais aussi professionnelles comme le Certificat de qualification professionnelle (CQP), le Brevet professionnel de la jeunesse, de l'éducation populaire et du sport (BPJEPS) et bientôt le Diplôme d'État de la jeunesse, de l'éducation populaire et du sport (DEJEPS). Nous menons plusieurs actions envers la jeunesse et la population de Mayotte telles que le point « accueil écoute jeunes ». Nous accompagnons les Jeunes ambassadeurs des droits auprès de l'enfant (Jade) afin de sensibiliser les plus jeunes. Nous organisons également des festivals de jeux. Depuis 2008, nous travaillons autour de la parentalité, question majeure nécessitant une animation à destination des adultes. Tout adulte souhaitant participer à des ateliers sur la parentalité nous trouvera présents sur le territoire mahorais.

Mme Rafza Youssouf Ali. - L'UDCSF intervient notamment dans les établissements scolaires. Nous faisons face à une croissance exponentielle de la population, à la rupture du mode de vie mahorais et à une insécurité quotidienne. Nous impulsons dans ce cadre des actions dans les domaines de l'éducation, du logement, de la consommation, de la santé, de l'environnement, etc. Nous disposons, en outre, d'une convention signée par le rectorat de Mayotte et sommes en relation avec la préfecture et la CSSM, via l'Udaf qui nous y représente. Nous menons également des actions sur la parentalité avec certaines communes.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - La parole est à l'association Espoir et réussite.

M. Tony Mohamed, président de l'association Espoir et réussite. - J'évoquerai la notion de parentalité, puis notre directeur M. Amely Dan vous présentera l'association.

La parentalité à Mayotte s'articule autour de trois facteurs : les limites du relationnel dans la parentalité, les rapports entre les adultes et les enfants et les évolutions de la parentalité.

Auparavant, l'enfant mahorais était éduqué dans un espace très large : il était l'enfant de tous. Certaines particularités de dénomination des membres de la famille éclairent les relations familiales à Mayotte. Par exemple, le concept de cousinage n'existe pas : le cousin a le même nom que le frère ou la soeur. Les oncles et tantes, ainsi que leurs époux respectifs, disposent d'un titre particulier. L'oncle maternel joue un rôle éducatif primordial : il peut être un ami, un confident, un modèle masculin et un exemple. De plus, il représente la mère de l'enfant lors des grandes occasions : circoncision des garçons, puberté pour les filles, mariage, divorce, etc.

Concernant les relations familiales, le fils aîné était envoyé chez les grands-parents. Ainsi, il bénéficiait du même modèle éducatif que ses parents ; il devenait responsable très tôt et donnait l'exemple à ses frères et soeurs en jouant le rôle du « grand frère ». L'aide à la parentalité était permanente et continue entre les parents et les grands-parents.

En outre, l'évolution démographique et migratoire de Mayotte a fortement affecté la parentalité. L'immigration fait souvent l'objet d'interrogations dans le champ politico-médiatique. Les femmes de 15 à 34 ans, c'est-à-dire en âge de procréer, représentent plus de 34 % des immigrés de Mayotte. Ces femmes sont souvent enceintes ou élèvent un enfant en bas âge. Elles laissent leur famille derrière elles. Devenues mères isolées, elles vivent dans des conditions indignes.

Par ailleurs, le Mahorais adopte aujourd'hui le modèle européen : il perd ses valeurs historiques et devient individualiste. L'espace familial se réduit fortement, passant d'un village entier à deux parents, voire à un seul. Depuis les années 1990-2000, Mayotte est frappée par un phénomène important d'acculturation.

En outre, être parent à Mayotte s'avère bien plus difficile qu'en métropole. Le parent mahorais subit les conséquences du manque de développement du territoire dans de nombreux domaines :

- au niveau économique, Mayotte compte 30 % de chômage, et jusqu'à 70 % chez les femmes ; 70 % des demandeurs d'emploi sont dépourvus de diplôme ; 10 000 enfants naissent chaque année, soit vingt à trente par jour, ce qui représente le taux de fécondité le plus élevé d'Europe. Le taux d'illettrisme atteint 58 % de la population. De plus, 68 % de la population a moins de 26 ans et 58 % est étrangère ;

- au niveau social, plusieurs prestations n'existent pas à Mayotte et le RSA est fixé à 50 % du taux métropolitain ;

- au niveau sanitaire, le manque d'hôpitaux et d'investissements fait de Mayotte le plus grand désert médical d'Europe ;

- au niveau éducatif, l'île manque d'établissements scolaires et d'enseignants. Ses collèges et lycées sont les plus occupés d'Europe. À Mamoudzou, 5 000 enfants attendent encore d'être scolarisés ;

- au niveau des infrastructures, les routes et l'éclairage public sont insuffisants ; les transports en commun sont inexistants. Il existe des problèmes d'eau et d'assainissement. Les services essentiels ne sont pas assurés ;

- au niveau de l'insécurité, le cadre de vie ne permet pas aux Mahorais de s'épanouir.

Nonobstant ce contexte, les parents n'hésitent pas à suivre des formations. Une centaine d'entre eux s'adresse chaque année à notre association pour s'inscrire à nos écoles de parents. Ce dispositif leur permet d'apprendre les savoirs de base : lire, écrire et compter. Il contribue également à la réussite éducative de leurs enfants. Les parents participent à un parcours de six mois à raison de deux heures par jour, du lundi au vendredi.

Mayotte subit ainsi une forte acculturation nourrie par l'importation du modèle européen et par l'immigration qui nous fait perdre nos valeurs historiques basées sur l'entraide familiale. Il est plus qu'urgent de donner au département les moyens de se développer rapidement afin de régler les problèmes les plus urgents - eau, électricité, routes - qui dégradent chaque jour le moral des parents mahorais.

Enfin, nous considérons qu'entre prévention et répression, la notion d'accompagnement doit être développée. Nos politiques publiques devraient mettre en contact les acteurs de la prévention et ceux de la répression. L'accompagnement doit tenir compte des potentialités et des faiblesses de la parentalité telle qu'elle se conçoit localement. Je vous remercie.

M. Idam Ahmed, directeur général de l'association Espoir et réussite. - L'association Espoir et réussite oeuvre depuis 2014 au développement social de M'tsapéré, un village de Mamoudzou. Notre action se base sur la concertation des politiques publiques, la sensibilisation des habitants et la création de méthodes de coopération. Parmi elles figure la création d'équipements de la vie sociale et de centres sociaux afin de mener une reconquête culturelle, pas seulement foncière ou juridique. Nous aidons nos bénéficiaires à prendre en main leur environnement et leur cadre de vie, en luttant notamment contre l'illettrisme, afin qu'ils puissent s'intégrer.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je vous remercie de la précision des éléments apportés. Je suis entourée par les rapporteures Victoire Jasmin et Elsa Schalck à qui je donne la parole. Je salue également les collègues ici présents et notamment Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte.

Mme Elsa Schalck, co-rapporteure. - À mon tour de vous remercier pour ces propos introductifs nous permettant de plonger directement dans la réalité de Mayotte. Cette table ronde spécifique à Mayotte est un élément essentiel des missions que nous menons sur la parentalité en outre-mer.

Vous avez évoqué la création d'une école de parents ; les Ceméa ont également mené des Assises de la Parentalité en mai 2022. Quels besoins avez-vous identifiés lors de la mise en place de ces outils ? Comment les politiques publiques peuvent-elles soutenir, renforcer et encourager les parents ? Faut-il les augmenter ou mettre en place une éducation structurée à la parentalité ? Si oui, selon quelles modalités ?

Nous avons également pris connaissance de l'article de Mediapart sur la hausse alarmante de la délinquance juvénile. Est-elle liée aux failles de la parentalité ? Au regard de votre expérience et des témoignages qui vous sont livrés, quelles solutions préconisez-vous ?

Mme Ambouharia Abdou, administratrice de l'Udaf. - À Mayotte, les parents jonglent entre le système éducatif traditionnel basé sur les coutumes religieuses et locales et le système métropolitain basé sur la laïcité. Cette évolution d'un système à l'autre est notamment freinée par le manque d'accès au numérique. Les parents possèdent des smartphones, mais il n'existe aucune éducation au numérique. Les actions telles que l'école des parents ont été quelque peu délaissées. Elles méritent pourtant d'être développées tant le besoin est prégnant.

La maîtrise du français doit également être approfondie chez les adultes comme chez les plus jeunes. Ces derniers ne maîtrisent ni le français, ni les langues locales. Ils prennent pour repère certaines des valeurs occidentales, rarement les meilleures, et s'éduquent via la télévision. Les parents doivent leur expliquer que les valeurs locales sont tout aussi importantes, voire meilleures. Il faudrait aussi valoriser les langues locales.

En outre, les bibliothèques et établissements de loisirs sont trop peu nombreux. L'insécurité les rend difficilement accessibles. Leur développement permettrait l'épanouissement de la coéducation autour d'outils de proximité culturels.

Mme Zaïnaba Ahmed Haroussi. - Par ailleurs, l'alphabétisation contribue indéniablement à l'autonomisation et au développement socio-structurel de l'homme. La maîtrise de l'écriture et de la lecture améliore considérablement les conditions de vie et de travail.

Mme Enrafati Djihadi. - Je souhaiterais rappeler l'importance d'accompagner les parents pour les responsabiliser. Quand le droit est intervenu dans la sphère privée, beaucoup de parents se sont sentis perdus face à ce qu'il est coutume d'appeler « les enfants du juge ». La notion d'autorité parentale a fait des dégâts. Toute structure d'accompagnement de l'enfant ou des parents doit prendre en compte la coparentalité et co-responsabiliser les parents. La coexistence des deux systèmes est primordiale. Les parents qui se rendent aux médiations familiales ne savent plus comment éduquer leurs enfants. Plusieurs structures les pensent démissionnaires, mais la majorité d'entre eux est simplement démunie. Nous leur rappelons que l'enfant n'appartient pas à un juge et qu'ils doivent pouvoir l'accompagner. Les parents doivent comprendre qu'ils détiennent l'autorité parentale tant que celle-ci ne leur a pas été retirée.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Vous avez parlé de l'accès à la culture, mais l'accès général aux services publics semble déficitaire. Connaissez-vous le pourcentage des prestations sociales non demandées ? Celles-ci devraient-elles être alignées sur les prestations métropolitaines ou différenciées pour être adaptées ?

M. Rémy Posteau, directeur des prestations de la CSSM. - Je voudrais revenir sur les modalités de la parentalité. Les dispositifs métropolitains de soutien à la parentalité n'ont pas tous été déployés à Mayotte. Le taux de couverture des crèches avoisine les 4 %, contre 50 % en métropole. Le complément de libre choix du mode de garde (CMG) dans le cadre d'un emploi direct n'est pas déployé alors que le mode de garde individuel permet de sociabiliser les enfants. Le secteur périscolaire rencontre de vraies difficultés pour les mêmes raisons, empêchant d'organiser les temps d'accueil de loisirs sans hébergement (ALSH). Comme l'école est assurée en rotation, l'enfant est souvent livré à lui-même. De même, beaucoup de prestations de soutien à la parentalité ne sont pas déployées. Seuls un ou deux lieux d'accueils enfants-parents sont ouverts. Les centres sociaux et espaces de vie sociale sont en cours de structuration.

Deuxièmement, nous ne pouvons pas accompagner tous les enfants, l'attribution des aides sociales étant plus sévèrement conditionnée qu'en métropole. L'obtention du RSA, par exemple, nécessite quinze années de résidence consécutives sur le territoire. Ainsi, une partie de la population ne bénéficie pas des prestations.

Concernant la concordance entre les droits métropolitain et mahorais, la moitié de la population touche le RSA et la prime d'activité. Pour une personne isolée sans enfants, le RSA s'élève à 293 euros par mois. Or en outre-mer, le coût de la vie est plus élevé qu'en métropole. Ces montants posent des difficultés pour pouvoir vivre.

M. Philippe Fery. - Par ailleurs, la CSSM est relativement inopérante face aux enfants isolés. Souvent, ces derniers quittent le système scolaire. Ils n'ont pas forcément d'avenir ici ni de possibilité de quitter le territoire. Soit ces enfants ne doivent pas se trouver à Mayotte, soit s'ils y restent, il faut leur proposer un avenir, sans quoi ils basculent rapidement dans la délinquance.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je laisse la parole à nos collègues Victoire Jasmin, puis Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte.

Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Je souhaiterais revenir sur le cri d'alarme lancé par Mme Estelle Youssouffa députée de Mayotte, lors du dernier Congrès des maires en novembre 2022. Son propos concernait les enfants en errance qui deviennent de plus en plus violents et la multiplication des attaques de bus et de transports scolaires. Cette hausse alarmante de la délinquance juvénile a-t-elle un lien avec les failles de l'accompagnement à la parentalité ? Avez-vous des préconisations à faire en ce sens ?

Ma deuxième question porte sur la structure familiale. Les enfants en errance n'ont pas forcément de parents à Mayotte mais, pour ceux qui en ont, constatez-vous un lien entre délinquance et éducation ? Par ailleurs, qu'en est-il des familles monoparentales ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je souhaiterais saluer nos invités. Je n'ai pas forcément de questions car je connais la situation de Mayotte. J'insisterai plutôt sur l'importance de ce moment pour nos invités : deux délégations du Sénat se réunissent aujourd'hui. C'est l'occasion de transmettre votre connaissance des particularités de Mayotte, telle que la difficulté de basculer d'une parentalité traditionnelle fonctionnelle à une parentalité occidentale importée. Les systèmes de solidarité institutionnels importés de métropole diffèrent des traditions sociales mahoraises. À ceci s'ajoute un poids démographique et migratoire important.

Ce moment est trop limité pour faire le tour de la question. Cependant, il est important que vous répondiez précisément au questionnaire qui vous a été envoyé afin que le rapport du Sénat se traduise par des préconisations spécifiques. En effet, la situation de Mayotte n'est pas celle des autres territoires d'outre-mer.

Je voudrais tout de même poser une question sur un point que mes collègues n'oseront peut-être pas aborder. Ceux qui s'opposent à l'augmentation des prestations sociales à Mayotte considèrent généralement qu'une telle mesure créerait un appel d'air migratoire. Que pensez-vous de cette réflexion ?

Mme Ambouharia Abdou. - L'insécurité est très prégnante. Pas une journée ne se déroule sans attaque. Un professeur a reçu un jet de pierre au lycée de Dzoumogné et des attaques ont eu lieu à Kahani et à Tsoundzou, soit au nord de Mayotte, au centre et dans la capitale. L'insécurité est aussi liée à la faiblesse du réseau routier : faute de trajet alternatif, il est impossible d'échapper aux attaques commises à toute heure de la journée. Les personnes physiques sont également visées, pas seulement les bus. Ces attaques impactent toute la population, notamment ceux qui vont travailler à Mamoudzou, qu'ils habitent au sud ou au nord de l'île.

Pour ma part, j'estime que nous devrions en effet aligner les prestations sociales. Les acteurs du territoire en font régulièrement la demande. Nous sommes confrontés à une méconnaissance de nos réalités. Les autorités prennent seulement en compte la situation dans les grandes villes, oubliant les territoires reculés. L'article de Mediapart, par exemple, concerne essentiellement les zones urbaines. Les politiques publiques devraient tenir compte de l'ensemble du département, sans quoi une grande partie de la population se sent délaissée par des discours qui ne semblent focalisés que sur l'immigration.

Mme Enrafati Djihadi. - Les attaques sont en effet aujourd'hui quotidiennes. Comme acteurs économiques et comme familles, nous subissons tous la délinquance juvénile.

Il est très difficile de recruter puisque les médias ne montrent de Mayotte que son insécurité. Les candidats résidant hors de l'île craignent de s'y rendre.

Comme toute l'activité est concentrée à Mamoudzou, nous nous levons chaque matin à 4h30 pour aller travailler alors que nos enfants dorment. Nous sommes responsables de leur éducation, or il nous faut deux heures pour parcourir trente kilomètres. De plus, à chaque passage, nous craignons pour notre vie. Chaque carrefour peut donner lieu à un barrage ou à un caillassage. Nos biens sont détruits. La délinquance vise à déstabiliser le territoire.

Une fois arrivés au travail, nous nous inquiétons pour nos enfants car les établissements scolaires sont caillassés. On assassine nos enfants dans les lieux mêmes de l'éducation républicaine. Voilà la réalité. Jusqu'à quand les parents mahorais devront-ils la subir cela ?

Nous voyons à l'oeuvre des actes radicaux. Les pouvoirs publics sont impuissants. Face aux barrages, les militaires ne font rien, car les attaquants sont cagoulés, ils repoussent juste les « jeunes ». En un an, les trois structures de l'Udaf ont été cambriolées. Nos véhicules ont été vandalisés, nos ordinateurs volés. Sur les photos que nous avons transmises à la police apparaissaient des « jeunes » cagoulés. Les responsables ne seront jamais retrouvés.

Il faudrait décentraliser la vie économique pour pouvoir rapprocher notre lieu de travail de notre lieu de vie. De plus, lorsque des actes de vandalisme surviennent, la continuité de l'activité doit pouvoir être assurée.

Concernant l'alignement des prestations, Mayotte est le territoire le plus pauvre de France. Nous avons les mêmes besoins qu'à Paris mais nous accusons plus de cinquante ans de retard. Le code de la sécurité sociale ne s'applique pas encore à Mayotte. Nous ne pouvons pas accompagner certaines familles. Certaines personnes vivant ici depuis plus de trente ans n'ont jamais régularisé leur situation administrative, car cette culture-là n'existait pas auparavant. Malheureusement, ils n'ont pas le droit aux prestations, car ils ne peuvent justifier des quinze ans de présence continue requis.

Par ailleurs, un alignement des prestations sociales ne provoquerait pas d'appel d'air. Nous savons tous qu'il existe des conditions d'éligibilité. Les personnes en situation de handicap ou dans la très grande précarité ont besoin d'être soutenues. Elles n'auront pas le même type d'aide qu'une famille vivant au RSA avec des enfants en bas âge. L'alignement des prestations aiderait beaucoup de familles.

De plus, certaines familles mahoraises n'ont pas le droit au RSA parce qu'elles sont mariées selon le droit local et non le droit commun. Par exemple, le conjoint vit avec une très faible retraite mais ne contribue pas aux charges de sa famille. Cette difficulté affecte le bien-être des familles mahoraises.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci pour la clarté de votre réponse. Je poursuis avec une série de questions plus générales. L'organisation entre les associations et les services de l'État est-elle fluide ? Les associations bénéficient-elles de moyens financiers et humains suffisants et pérennes pour mener à bien leurs missions ? Par ailleurs, les prestations de la CSSM devraient-elles être alignées sur la métropole ou différenciées ? Vous avez en effet précisé que la vie à Mayotte est spécifique, que ce soit le coût de la vie ou les difficultés pour bénéficier de services publics qui n'existent qu'en métropole.

M. Rémy Posteau. - Les prestations de service au plan national ne sont pas déployées à Mayotte, empêchant la structuration et la pérennisation des financements. En effet, l'organisation repose sur des appels à projets permanents.

M. Philippe Fery. - Les moyens de la Sécurité sociale sont calculés sur la base de la population résidant régulièrement sur le territoire. Nos échanges, qui valent pour les territoires ultramarins soumis à une forte immigration, montrent que l'absence d'alignement des prestations constitue un handicap majeur.

Cependant, nous sommes également, avec la Guyane, dans un territoire en rattrapage. Alors que, dans les années 1950, la métropole laissait à la Sécurité sociale une marge d'intervention, elle nous oblige désormais à appliquer les modes d'intervention métropolitains, que ce soit en matière de santé, d'action sociale ou de financement de la Sécurité sociale. Or, nous avons besoin de moyens adaptés, car tout ne fonctionne pas ici comme en métropole.

Nos conventions d'objectifs et de gestion votées par le Parlement sont calquées sur les règles et moyens appliqués à l'Hexagone. Or à Mayotte, toute la population locale ne parle pas français. Il est plus difficile de faire comprendre à ces personnes nos traditions administratives, alors même qu'elles ont grandement besoin de la Sécurité sociale.

Nous parlions des centres sociaux : leur développement à Mayotte nécessite plus de moyens qu'à Lille où ils existent depuis trente ou quarante ans. Les organismes d'outre-mer doivent donc répondre à des objectifs de convergence de droits, à des objectifs de rattrapage mais aussi à certains défis hors-norme.

Mme Moissoukari Madi, responsable du secteur action sociale de la CSSM. - Je voudrais revenir sur l'évolution de la structure familiale à Mayotte. L'émergence des familles monoparentales fait peser la responsabilité familiale sur la femme mahoraise. Certaines familles sont composées de personnes âgées et de jeunes femmes. Ce décalage d'âge rend difficile l'éducation des enfants et des adolescents.

Vous avez également parlé de coordination. La CSSM repose sur un document-socle : le schéma départemental de service aux familles. Nous devons travailler avec différents acteurs, dont l'État, les collectivités territoriales et les communes. Les structures associatives ont toutes leur place pour faire remonter les difficultés territoriales ayant trait aux différents axes du schéma départemental, dont la parentalité. L'enjeu majeur réside dans la coordination des acteurs sous l'égide de l'État. La CSSM joue un rôle central.

Je confirme les difficultés de moyens. Il faut distinguer les moyens financiers des ressources humaines. Aujourd'hui, la CSSM contribue à plus de 60 % des besoins d'action sociale du territoire, cependant les communes et les départements rencontrent des difficultés de cofinancement. Les collègues pourront le confirmer : malgré les moyens de la CSSM, certaines actions ne peuvent être réalisées faute de cofinancement.

Il faudrait également traiter la question de la professionnalisation, puisqu'aujourd'hui, un important turnover empêche nos structures de pérenniser l'accompagnement des familles.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je vous remercie pour ces réponses. Je donne la parole à l'association Espoir et réussite.

M. Idam Ahmed, directeur général de l'association Espoir et réussite. - Je souhaiterais évoquer l'évolution de la structure parentale, l'état des prestations sociales et les moyens alloués aux associations.

La famille mahoraise repose sur la matrilocalité : le foyer conjugal est placé sous l'autorité de la mère. Ce matriarcat de fait peut étonner. En effet, la majorité de la population mahoraise est musulmane, or l'islam est une religion patriarcale. Néanmoins, dans l'économie familiale mahoraise, la femme élève les enfants seule. L'absence du père « passif » n'a jamais posé de problème dans notre société. En effet, la mère était soutenue à la fois par sa famille, du fait de la matrilocalité, et par les institutions communautaires comme les écoles coraniques, qui s'occupaient de l'éducation des enfants. À Mayotte, les grandes décisions sont souvent prises par des femmes, comme en témoigne le mouvement des chatouilleuses visant à rattacher l'île à la France.

Aujourd'hui, un couple sur deux est mixte : l'un des deux conjoints n'est pas né sur le territoire mahorais. Ces couples mixtes doivent trouver des moyens modernes d'éduquer leurs enfants. Or l'équilibre éducatif est souvent très difficile à trouver.

En outre, l'immigration massive de femmes enceintes ou ayant des enfants en bas âge ne permet pas l'existence d'une structure familiale équilibrée. Le père est souvent absent, de même que les soutiens familiaux traditionnels comme les grands-parents. Il en résulte un éclatement familial.

Dans le même temps, la culture occidentale mine la culture locale, qui compensait l'absence du père. Si les pratiques culturelles locales de solidarité éducative avaient été valorisées, je suis convaincu que le choc démographique et culturel aurait pu être encaissé. Aujourd'hui, les politiques publiques métropolitaines prônent, via les associations notamment, un retour à des formes de solidarité déjà présentes dans la culture traditionnelle mahoraise. Il faut donner aux associations locales les moyens d'effectuer leur travail.

Notre association, par exemple, compte sept salariés en CDI et quatre en CDD longue durée. Cependant, nous ne disposons d'aucune convention pluriannuelle signée avec nos partenaires. Malgré le soutien de l'État, de la CSSM et des collectivités locales avec qui nous travaillons depuis plus de sept ans, le fonctionnement à l'année, sans visibilité, nous empêche d'adopter une perspective de développement à moyen terme.

Quant à la question des prestations sociales, nous souhaiterions que toutes les prestations soient appliquées sur le territoire. Mayotte a l'avantage de ne posséder qu'un seul organisme multibranche de sécurité sociale. Il serait ainsi possible de créer une prestation sociale unique regroupant toutes les prestations actuelles, afin de faciliter la communication à son propos. Les relais locaux dont nous disposons pourraient ensuite accompagner sa mise en place.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je vous remercie et je passe la parole à l'UDCFS pour une dernière réponse.

Mme Rafza Youssouf Ali. - Je voudrais montrer comment nous travaillons avec les moyens qui nous sont alloués. Tout d'abord, la question de la sécurité nous préoccupe. Nous travaillons devant les établissements scolaires. Nous avons donc mis en place le projet Habitat en action qui vise à identifier les fauteurs de trouble et effectuer des actions de prévention à la parentalité. Nous travaillons en partenariat avec les services de l'État et certaines communes. Notre action couvre notamment les cités du nord, mais aussi Kahani, Tsingoni et Sada.

Nous avons reçu quelques contrats de la préfecture. Cependant, certaines communes ne nous accompagnent pas encore. Notre fonctionnement dépend avant tout des appels à projets. Or, après chaque candidature, il nous faut attendre trois à quatre mois pour obtenir une réponse qui ne sera pas forcément positive. Nous avons besoin de ratifier de véritables conventions, qui s'étendraient sur deux ou trois ans, car aujourd'hui, nous « bricolons » nos actions.

Par ailleurs, l'insécurité est l'affaire de tous. Toutes les associations s'impliquent pour régler ce problème. Merci de nous avoir associés à cette audition, Monsieur le Sénateur de Mayotte. Nous demandons justement à être accompagnés. Nous sommes confrontés tous les jours à de nouveaux arrivants sur le territoire. Je ne blâme personne, c'est ainsi : Mayotte est la seule île française située à côté des Comores. Cependant, face à cette situation, la France doit aider les associations qui effectuent un travail très difficile.

Je vous donne l'exemple d'un quartier à l'entrée de la commune de Mamoudzou, où tous les jours ont lieu des violences et des caillassages de bus. Nous avons demandé à ceux qui caillassaient leurs motivations et nous avons constaté qu'ils menaient ces actions par jalousie : ils détruisaient les biens des personnes parce qu'ils auraient voulu être à leur place. Nous avons engagé, depuis 2021, des actions de prévention qui ont mis fin aux caillassages. Or nous n'avons pas été assez accompagnés.

Nous aimerions, je le répète, être accompagnés par les services de l'État, par les communes, par les élus également, pour que nous puissions avancer ensemble. Un système de coopération régionale de justice pourrait être mis en place. En effet, notre infrastructure unique ne permet pas d'accueillir tout le monde.

En réalité, nous ne dormons pas. En tant que responsables associatifs, nous sommes affectés psychologiquement par la situation. Vous avez parlé des trajets ; je parle de l'absence de vie familiale. Nous sommes des éléments ciblés, car nous sommes les premiers à affronter les situations de délinquance. Nous devons chercher des moyens financiers et gérer des conflits en permanence, au détriment de nos propres vies.

Compte tenu du nombre de naissances et des flux d'immigration massifs, je demande, au nom de l'UDCFS, de trouver des solutions d'urgence, pour améliorer la situation à court, moyen et long terme. Si le système est maintenu en l'état, il deviendra ingérable et produira des conséquences irréversibles.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci beaucoup de nous avoir fait comprendre la situation de Mayotte. Vous avez tous reçu lors de votre invitation un questionnaire auquel nous vous invitons à répondre, afin de compléter vos interventions de ce matin. Ces réponses seront ajoutées à vos réflexions et utilisées.

J'estime que notre table ronde était importante et vos témoignages extrêmement intéressants. Je remercie les rapporteures pour leur présence et Victoire Jasmin d'avoir assumé la présidence avant mon arrivée. Je remercie le sénateur de Mayotte Thani Mohamed Soilihi pour sa présence. Je vous encourage, Mesdames et Messieurs, à lui faire part de vos expériences de terrain de la même manière qu'aux deux délégations.

Nous avons compris l'urgence qui est la vôtre : certains témoignages sont des cris d'alarme. Vos réponses sont importantes, car elles éclairent certains éléments qui, sans bien connaître le territoire, peuvent être pris pour argent comptant, comme la théorie de l'appel d'air. Sur ce sujet, vos réponses étaient très claires. Je vous remercie également au nom du président de la délégation aux outre-mer Stéphane Artano, qui rejoint actuellement Saint-Pierre-et-Miquelon et prendra bien entendu connaissance de cette table ronde.