Jeudi 2 mars 2023

- Présidence de M. Stéphane Artano, président -

Foncier agricole dans les outre-mer - Audition de la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer)

M. Stéphane Artano, président. - Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs, chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé d'inscrire à son programme de travail de 2023 une étude sur le foncier agricole dans les outre-mer. Selon le principe de parité que nous appliquons au sein de cette délégation, un binôme de rapporteurs a été nommé. Je tiens à remercier Vivette Lopez, sénateur du Gard, et Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, de s'être portés candidats pour approfondir cette problématique peu connue et pourtant essentielle.

Notre délégation s'est intéressée de longue date à la thématique foncière et a produit trois rapports remarqués sur différents aspects de ce sujet. Au cours des dernières années, certains territoires ont été particulièrement touchés par une perte de terres agricoles et une tendance générale à la diminution du nombre d'exploitations, sauf en Guyane. Nous aurons un focus particulier sur ce territoire totalement atypique de ce point de vue. Cette situation est très préoccupante compte tenu des enjeux d'autosuffisance alimentaire et de transformation écologique qui sont devant nous. Le Salon international de l'agriculture, qui se tient actuellement Porte de Versailles, s'en fait largement l'écho. Je remercie Victoire Jasmin d'avoir suggéré ce thème d'étude.

Nous engageons donc ce matin une série d'auditions consacrées plus particulièrement au foncier agricole outre-mer pour nous aider à prendre la mesure des difficultés auxquelles nos territoires sont confrontés.

Pour nous aider à évaluer le phénomène, nous avons fait appel à la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer), dont les responsables sont fortement mobilisés sur ces questions. Nous les remercions de leur disponibilité.

Nous accueillons donc ce matin : M. Emmanuel Hyest, président, accompagné de Mme Sabine Agofroy, chargée de relations publiques et internationales, MM. Rodrigue Trèfle, président de la Safer de Guadeloupe et Robert Catherine, directeur de la Safer de Martinique.

Vous allez avoir la parole à tour de rôle et dans l'ordre que je viens d'énoncer pour une dizaine de minutes chacun, afin de présenter vos observations.

Ensuite, je laisserai la parole aux rapporteurs sur la base d'une trame qui vous a été adressée. Nous sommes preneurs de supports écrits et de toute contribution. Ils permettront d'alimenter les travaux des rapporteurs.

Ceux-ci interviendront pour vous demander certaines précisions, puis ce sera le tour de nos autres collègues.

M. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer. - Bonjour Mesdames et Messieurs. Nous sommes très heureux de participer à cette audition.

Les Safer des outre-mer font partie intégrante des Safer du territoire national. La Fédération a ainsi modifié ses statuts de façon à prendre en charge l'ensemble de leurs coûts de déplacement. Rodrigue Trèfle, ici présent, est le président du groupe des Safer d'outre-mer. Il participe aux réunions de la FNSafer.

Les Safer des outre-mer représentent un enjeu pour nous. En effet, les territoires ultramarins présentent certaines spécificités, liées à leur insularité et à l'exiguïté de leur superficie. Pour autant, la pression foncière s'exerce partout, à l'échelle nationale, voire à celle de la planète. La protection et la meilleure valorisation des terres agricoles sont un enjeu de société. La population s'accroît et plus personne ne conteste la réalité du changement climatique.

Les agricultures ultramarines sont souvent les premières confrontées à ce changement. Leur adaptation devient nécessaire. Le nombre d'hectares diminue dans ces territoires et l'autonomie alimentaire s'y réduit en conséquence.

À l'occasion d'un récent conseil d'administration décentralisé aux Antilles, beaucoup de présidents de Safer ont découvert les spécificités de l'outre-mer. L'agriculture représente aussi un enjeu de développement économique. En effet, le tourisme est lié au dynamisme de l'agriculture et à la production alimentaire locale. De fait, beaucoup de nos concitoyens apprécient une agriculture de proximité.

Le renouvellement des générations se révèle également un sujet majeur. Le déséquilibre de la pyramide des âges est plus accentué dans les outre-mer que sur le reste du territoire. Le taux de chômage y est aussi plus élevé. Il est donc fondamental d'accompagner les jeunes formés dans les lycées agricoles, d'être capable de leur faire de la place pour entrer dans le métier d'agriculteur.

En Guyane, une Safer se met en place depuis deux ans, non sans difficulté. En effet, l'État était historiquement propriétaire de la quasi-totalité du territoire. Paradoxalement, celui-ci est très étendu, mais les surfaces agricoles s'avèrent aussi faibles que celles des autres territoires ultramarins. Elles se situent aux alentours de 30 à 40 000 hectares sur un total de 8 millions d'hectares. La Guyane présente un véritable enjeu d'autonomie alimentaire, mais aussi de sécurité publique. Les implantations illégales et les phénomènes d'accaparement s'y révèlent nombreux.

Pour conclure ce propos liminaire, l'exiguïté des territoires restreint les ressources des Safer d'outre-mer. Aujourd'hui, ces dernières ne bénéficient plus de soutien public, hormis une enveloppe spécifique limitée. Chaque année, elles doivent aller réclamer un financement auprès des collectivités territoriales afin de boucler leur budget. Cet apport demeure fragile car il est soumis à un vote. Or, sans ce financement, les Safer ne pourront mettre en oeuvre la politique publique de contrôle et de régulation sur le territoire.

Nous avons donc réfléchi à un mode de financement particulier pour les Safer des outre-mer. Nous pourrons les évoquer. En revanche, nous ne souhaitons aucune modification sur les Safer métropolitaines.

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer de Guadeloupe. - Bonjour à tous, je vous remercie pour cette invitation.

La crise sanitaire a révélé encore plus fortement la nécessité pour l'agriculture guadeloupéenne de subvenir aux besoins alimentaires de la population. Les Safer représentent à cet égard un outil capital.

Ainsi, la Safer de Guadeloupe a dû initier dans les quarante dernières années une politique publique d'État : la réforme foncière. Aujourd'hui, cette réforme concerne environ 8 000 hectares de terres, 700 agriculteurs installés et 25 % de la surface agricole utile (SAU) de Guadeloupe. Cela témoigne du poids d'une Safer d'outre-mer pour accompagner le développement économique.

Elle remplit aussi un rôle en matière d'aménagement du territoire, afin de permettre le développement d'autres activités économiques que l'agriculture.

La nécessité d'un avis conforme de la Commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) a permis de protéger environ 800 hectares de surface agricole en Guadeloupe. Cet outil essentiel permet le maintien de terres non mitées. En effet, une protection particulière est nécessaire car beaucoup de constructions parsèment les terres agricoles.

L'agriculture familiale est relativement jeune. Elle date de moins d'un siècle. Traditionnellement fondée sur la canne à sucre et la banane, l'agriculture était destinée à la métropole. La diversification et la création de filières pour répondre aux attentes des Guadeloupéens sont assez récentes.

La moyenne d'âge des exploitants agricoles est élevée. Elle se situe autour de 57 ans. Le défi consiste à permettre rapidement un accès des jeunes au foncier.

Malgré la préservation de la SAU au cours des dix dernières années, l'augmentation des coûts affecte les capacités de production. Le revenu dégagé s'amoindrit. Depuis un an, certaines parcelles sont abandonnées, mal cultivées ou laissées en friche. Il s'avère par conséquent nécessaire de conforter la protection du foncier agricole.

Or, le marché foncier des départements d'outre-mer en Guadeloupe se trouve confronté à un problème économique. Comme l'a indiqué le président Emmanuel Hyest, ce marché ne permet pas de générer suffisamment de ressources pour financer nos équipes. Nous sommes contraints de nous adresser aux collectivités. Un soutien de l'État serait bienvenu afin d'assurer une pérennité financière. En effet, l'autonomie alimentaire relève à mon sens de sa responsabilité. Il convient de mentionner ce point.

M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique. - Je ne reprendrai pas les propos des présidents Emmanuel Hyest et Rodrigue Trèfle. La Martinique connaît les mêmes problématiques, de manière encore accrue.

En effet, les superficies y sont plus réduites et les Safer ne peuvent intervenir que sur les notifications reçues. Or, moins de 500 hectares sont notifiés chaque année à la Martinique. À titre de comparaison, 23 000 hectares sont notifiés dans les Pays de Loire. Nous avons ainsi des difficultés pour équilibrer les comptes. De plus, nos capacités financières ne nous permettent pas de préempter ces terres dans leur intégralité. La Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAF) permet certes d'opérer une préemption partielle. Cependant, un propriétaire conserve la faculté de demander la vente de l'intégralité de son bien, y compris lorsque la Safer s'est mise d'accord au préalable avec le Conservatoire du littoral. Du coup, les Safer ne parviennent pas à intervenir.

Le vieillissement des agriculteurs affecte aussi la Martinique. De jeunes agriculteurs sont bien formés, à un coût élevé, mais leur formation demeure théorique. Ils ne bénéficient pas d'une expérience pratique acquise auprès des générations précédentes. Il conviendrait d'inventer un mécanisme d'apprentissage concret, sous forme de pépinières agricoles.

De plus, la population agricole dispose d'une très faible capacité financière. La Safer se trouve donc obligée de se garantir, tant en rétrocession qu'en location. Cela allonge les procédures. Nous mettons en place des mécanismes de portage avec le Crédit Agricole et nous avons passé des conventions avec les Établissements publics fonciers (EPF) pour permettre aux jeunes diplômés sans terre d'accéder au foncier agricole. La Collectivité a mis en place un autre mécanisme, appelé « banque de terres ». Cependant, ce dispositif présente une limite. À terme, l'agriculteur demeure locataire. Il convient donc de proposer un panel de solutions aux jeunes agriculteurs.

Certains outils, comme la CDPENAF, sont remarquables. Cependant, les élus locaux demandent sa suppression du fait de l'avis conforme qu'elles rendent. Cela constituerait un gros recul. Son handicap réside dans le caractère tranché de l'avis de conformité. Il ne peut être que positif ou négatif et empêche toute négociation. En Martinique, nous pratiquons donc des « pré-CDPENAF », afin de concilier les projets de développement de la commune et la préservation du foncier agricole. En effet, la Safer a pour mission de protéger le foncier agricole, mais aussi de favoriser le développement local.

Pour conclure, je voudrais attirer l'attention sur la diminution des superficies foncières. Aujourd'hui, la SAU représente 22 000 hectares, contre 80 000 en 1960. Pendant longtemps, la perte s'élevait à 1 000 hectares par an, pour un petit territoire de 1 100 kilomètres carrés. Grâce à la CDPENAF, elle se réduit, à hauteur de 700 ou 800 hectares par an. Cependant, la Martinique dispose d'environ 20 000 hectares de terres en friche anciennement agricoles. Leur qualification en « terres insuffisamment cultivées », prévue par la loi, pourrait constituer une option.

M. Emmanuel Hyest. - Je me permets d'ajouter un élément crucial. Le sujet s'est présenté en Martinique. En raison du climat, la végétation se développe très rapidement dans les terres laissées en friche. La situation s'est heurtée à une interprétation de l'Office national des forêts (ONF), qui s'oppose à une remise en culture dans ce type de cas. En l'occurrence, j'ai pu régler le problème à l'amiable avec l'ONF. Il conviendrait toutefois de se doter d'une doctrine permettant, après photo-interprétation, de remettre en culture des terres autrefois cultivées. Toutes les précautions environnementales devraient bien évidemment être prises. Ainsi, les ravines ne seraient pas défrichées. Cet enjeu, spécifique aux territoires d'outre-mer, est un peu moins prégnant en Guadeloupe, mais se retrouve aussi à La Réunion.

Il en va de même concernant les préemptions, notamment les préemptions partielles. Le prix du bâti est tel à La Réunion que la Safer ne peut pas courir le risque d'acquérir la totalité du bien. Il y a un vrai sujet de réflexion à avoir.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour vos remarques préliminaires. Je laisse maintenant la parole aux rapporteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Merci, Monsieur le président.

Je souhaiterais rebondir sur les propos concernant la Martinique. Quelles raisons profondes empêcheraient-elles l'ONF de remettre les friches en culture ?

Par ailleurs, les contraintes européennes sur les produits sanitaires freinent-elles l'installation des agriculteurs ?

Vous avez aussi signalé l'âge de nombreux exploitants agricoles. Cependant, les jeunes sont-ils vraiment demandeurs ?

Le besoin de logement ne prend-il pas le pas sur les terres agricoles ? J'ai cru comprendre que les maisons individuelles étaient préférées aux appartements.

Le Conservatoire du littoral met-il à disposition des terres destinées à l'agriculture ou les conserve-t-il, si bien qu'elles deviennent également des friches ?

Enfin, avez-vous constaté des évolutions significatives au cours des dernières années ? Quelles sont actuellement les caractéristiques principales du foncier agricole ultramarin : types d'exploitation, modes de production, valorisation, etc. ? Quels sont ses atouts et ses faiblesses ? Quelles sont les menaces les plus alarmantes ?

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Messieurs les présidents, Madame, Messieurs de la Fédération nationale des Safer, c'est vraiment un plaisir de vous rencontrer aujourd'hui. Merci beaucoup de votre présence. Elle nous permettra d'avancer dans notre réflexion.

Pour ma part, j'ai eu l'honneur et la joie de coordonner entre 2015 et 2017 les trois rapports généraux consacrés au foncier en outre-mer. Ces travaux ont étudié de façon transverse la situation de blocage et de tension du foncier ultramarin. L'examen du foncier agricole constitue donc une suite logique.

La crise sanitaire et la guerre en Ukraine soulignent encore davantage la nécessité de l'autosuffisance alimentaire pour nos collectivités. Nos territoires ne peuvent plus continuer à dépendre d'importations, à plus de 80 % dans certains cas. Cela est particulièrement vrai pour les produits alimentaires.

Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler la raison d'exister des Safer ? De fait, elles n'existent pas dans tous les départements d'outre-mer. Vous avez mis en place récemment une Safer en Guyane, mais il n'en existe pas à Mayotte.

Quels enseignements tirez-vous de l'expérience guyanaise ? En effet, Mayotte est confrontée aux mêmes contraintes. La pression démographique y est exceptionnelle. 300 000 habitants officiellement, 50 % supplémentaires en réalité, se concentrent sur une superficie très réduite de 374 km2. Les missions de la Safer y sont exercées par l'Établissement public foncier et d'aménagement. Or un Établissement public similaire existe en Guyane. Pourtant, la nécessité d'une Safer s'y est révélée.

Je salue le travail mené par l'Établissement public foncier de Mayotte. Pour autant, quelles raisons pourraient motiver la nécessité d'une Safer sur le territoire ? Cette nécessité s'applique-t-elle dans toutes les collectivités d'outre-mer ? Merci de bien vouloir nous éclairer sur votre organisation.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais commencer par la mission des Safer. Lors de leur création en 1960, elles ne remplissaient qu'un rôle agricole. Le législateur a rapidement élargi leurs attributions à l'accompagnement de l'aménagement du territoire. Cela concerne particulièrement les grands ouvrages. Depuis quarante ans, la Safer intervient ainsi dans tous les grands ouvrages linéaires...à l'exception de Notre Dame des Landes qui est un exemple emblématique pour lequel la Safer n'a pas été missionnée : 50 ans de projet et finalement une reculade pour aboutir à rien !

L'accompagnement des Safer permet un double résultat : aboutir à ce que les ouvrages se mettent en place à un coût moindre pour la collectivité nationale, puisque l'État est généralement le financeur et prise en compte l'intérêt des agriculteurs. En effet, les réserves foncières permettent de compenser les pertes de terres agricoles engendrées par les ouvrages.

À la différence des EPF, l'accompagnement des Safer s'opère toujours à travers un prisme agricole. Les enjeux pour l'agriculture sont systématiquement étudiés. La grande force des Safer réside dans la complémentarité. La présence des élus agricoles dans les Safer est une grande force. Les collectivités territoriales et locales, les associations de protection de l'environnement, en fait l'ensemble des usagers des territoires ruraux, siègent au sein des conseils d'administration et des comités techniques des Safer. Cela fait toute la différence.

La Safer de Guyane n'est pas encore opérationnelle. Je ne peux donc vous présenter de résultats. Nous avons été sollicités à plusieurs reprises concernant Mayotte. Nous nous y rendrons à l'occasion de notre prochain voyage à La Réunion, afin d'étudier les modalités d'un accompagnement éventuel. Dans un premier temps, nous pouvons imaginer un support de la part des équipes réunionnaises, en accompagnement bien entendu de l'EPF. En tout état de cause, la compréhension des problématiques impose de nous rendre sur place.

Le Conservatoire du littoral agit en vrai partenaire des Safer sur l'ensemble du territoire national. Une convention-cadre nationale a été renouvelée l'an dernier. Les relations sont aujourd'hui excellentes. En effet, la gouvernance et la réflexion scientifique du Conservatoire du littoral ont évolué en faveur de l'agriculture. Les Safer proposent les agriculteurs susceptibles d'exploiter les terrains du Conservatoire. Souvent, elles attribuent même au Conservatoire les terres dont elles sont propriétaires. La relation est donc très forte.

La raison d'être de la Safer réside dans la régulation du prix du foncier. Nous nous inscrivons dans le marché foncier, et nous le régulons. Notre rôle consiste à éviter l'emballement, les bulles spéculatives, etc. La Safer intervient au travers de son droit de préemption, sauf impossibilité (tel est le cas du marché sociétaire). J'y reviendrai. La loi Sempastous, votée en 2021, n'est entrée en application que ce 1er mars. Comme l'indiquait Robert Catherine, le poids de la propriété bâtie par rapport aux surfaces agricoles est parfois tel que nous ne pouvons intervenir. Toutefois, l'outil nous permet globalement d'intervenir tout en respectant la capacité à entreprendre et à se développer. Nous voyons notre rôle de régulation comme équilibré. Dans les faits, la Safer préempte souvent peu. Elle préempte moins de 1 % des 320 000 déclarations d'intention d'aliéner reçues chaque année. Ces préemptions représentent environ 10 % de notre activité. Le reste se réalise à l'amiable. Toutefois, les préemptions sont un peu plus nombreuses outre-mer.

L'autonomie alimentaire est un enjeu majeur. Les deux dernières crises ont encore davantage mis l'accent sur le sujet. Cette question se révèle particulièrement prégnante sur des territoires insulaires et exigus. Dernièrement, nous avons accompagné Malte sur la mise en place d'outils de régulation foncière.

Dans ces conditions, la réflexion sur le financement du service public des Safer sur un territoire ultramarin est absolument indispensable. En l'absence de Safer, l'intervention est beaucoup plus difficile. En Guyane, nous commencerons à agir dans un marché sans référence de prix. Les premières préemptions seront probablement contestées devant les tribunaux. Les Safer devront se montrer suffisamment solides pour supporter d'éventuelles condamnations. Ces considérations s'appliqueraient aussi à Mayotte. Là aussi, il conviendrait de prendre des références et des risques. De ce fait, nous souhaiterions une garantie de l'État sur certaines opérations à risque, notamment les préemptions partielles.

Enfin, le logement comme le tourisme sont régulièrement invoqués en opposition à la préservation des terres agricoles. Il est donc indispensable d'inscrire leur protection dans le marbre. C'est aujourd'hui un enjeu de société majeur, a fortiori sur des territoires contraints. L'alimentation et les réserves d'eau en dépendent.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Je rebondis sur vos propos. Je vous adresse une supplication : venez s'il vous plaît à Mayotte, avant de tirer la moindre conclusion. Mayotte et La Réunion ne sont pas confrontées aux mêmes enjeux ; leur niveau et leur rythme de développement sont différents.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais essayer de trouver le temps pour me rendre sur place.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Les Safer gèrent-elles du foncier agricole dans d'autres collectivités d'outre-mer, comme la Nouvelle-Calédonie ?

M. Emmanuel Hyest. - Nous travaillons avec la Nouvelle-Calédonie. Nous avons élaboré un rapport sur le foncier agricole à la demande du gouvernement calédonien. Il n'a jamais été rendu public. Nous avons travaillé sur un état des lieux et sur la sortie de la mission de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF). Cette structure avait été mise en place pour rééquilibrer les territoires entre peuples autochtones et terres privées. Nous avons émis des propositions destinées à rendre le foncier plus mobile. Les baux ruraux constituent à cet égard une solution envisageable. Depuis 1945, la loi sur le statut du fermage a apporté des garanties aux fermiers. En métropole, 70 % des agriculteurs relèvent de ce statut. Cela ne pose aucun problème. Il s'agit également d'un élément de réponse en Guadeloupe et à La Réunion, pour ceux qui n'ont pas la capacité d'acheter le foncier.

Par ailleurs, nous venons de signer avec la collectivité de Saint-Martin un accord d'accompagnement portant sur la protection des terres agricoles et les mutations.

Nous accompagnons aussi la mise en oeuvre de lois foncières en Afrique de l'Ouest.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Quelle est la situation du fermage dans les outre-mer ?

M. Rodrigue Trèfle. - Je reviens d'abord sur la raison d'exister des Safer. Les Safer sont un espace de concertation. Elles réunissent l'ensemble des acteurs du monde rural et politique.

Par ailleurs, je rebondis sur la question du mode d'exploitation. La Guadeloupe a connu trois réformes foncières. La première est intervenue entre 1960 et 1968, avant la création de la Safer. Les usiniers ont alors dû vendre du foncier. 2 800 hectares ont alors été vendus et urbanisés. Lors de la deuxième réforme, entre 1968 et 1978, 3 900 hectares ont été cédés. La moitié a été urbanisée. La troisième réforme, initiée en 1981 et toujours motivée par la crise sucrière, a tiré les enseignements des deux précédentes.

Le modèle a été modifié, puisque la rétrocession en pleine propriété avait conduit à l'urbanisation. Dans ce cadre, les agriculteurs concernés sont devenus fermiers d'un Groupement foncier agricole (GFA), dont ils détiennent environ 40 % des parts sociales. La Safer, le Crédit Agricole et le Département détiennent les 60 % restants. Plus de 700 personnes ont ainsi été installées sur 8 000 hectares. En quarante ans, pas 1 m2 de terres ont été déclassées. L'outil GFA permet donc de maintenir l'espace agricole pour les générations futures.

En Guadeloupe, les relations avec le Conservatoire du littoral sont assurées en bonne intelligence. Le Conservatoire permet la mise à disposition de certains espaces à un moindre coût. Ce partenaire majeur joue le jeu.

Enfin, l'agriculture guadeloupéenne est de type familial. Les exploitations restent de petite taille. La réforme foncière a permis d'augmenter la surface moyenne de 2,5 à 4,5 hectares. Toutefois, le coût devient élevé pour les entrants.

La recherche de l'autosuffisance alimentaire, invoquée depuis des décennies, est indispensable, d'autant plus que nous sommes très loin de la métropole. Nous sommes susceptibles d'être impactés plus fortement par les crises, notamment les guerres. 10 000 hectares de friches ont été identifiés en Guadeloupe. Ces terres doivent bénéficier au développement agricole. Le potentiel existe. Il faut le protéger et le conforter. Les Safer constituent à cet égard un lieu de régulation et de concertation avec tous les acteurs.

M. Emmanuel Hyest. - En complément, j'ajoute que l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) expérimente des solutions d'agriculture à la fois plus intensive et respectueuse de l'environnement. En effet, l'industrie cannière ne peut être totalement remplacée, les usines doivent rester approvisionnées. Or les besoins de protection de l'environnement sont plus importants outre-mer du fait du climat. Les réflexions de l'INRAE devraient ainsi permettre l'émergence de nouveaux modèles. Des complémentarités avec l'élevage sont notamment étudiées. Ces modèles favoriseraient l'installation de jeunes agriculteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Le changement climatique permet-il une autre agriculture ? De nouveaux produits peuvent-ils être cultivés ?

M. Rodrigue Trèfle. - En Guadeloupe, le retour à des productions abandonnées, comme la vanille ou le café, tend à se manifester, souvent sur la Côte-sous-le-vent. Il convient aujourd'hui de trouver un modèle de développement et d'optimiser la petite taille des exploitations. La Safer partage avec l'INRAE la volonté d'installer un maximum de jeunes sur de petites exploitations viables.

J'ai omis de préciser un élément concernant l'EPF. En Guadeloupe, la population vieillit et se réduit. La consommation d'espaces devrait diminuer en conséquence. L'EPF a choisi de racheter des habitations abandonnées dans les villes, (il y en a beaucoup) afin de construire et d'héberger la population. La Safer observe ces évolutions et peut ainsi se projeter.

M. Emmanuel Hyest. - Il convient aussi de mentionner la problématique de l'eau, qu'elle soit potable ou destinée à l'agriculture. À La Réunion, la Safer a ainsi accompagné le passage de l'eau de la Côte-sous-le-vent à la Côte-au-vent. L'irrigation permet ainsi de développer des terrains auparavant secs. De nouvelles méthodes d'irrigation permettent aujourd'hui d'économiser l'eau. Au demeurant, l'agriculture est souvent une composante de la réserve d'eau potable. Le raisonnement doit être global.

M. Stéphane Artano, président. - Merci de ces précisions. Avant de passer la parole à nos collègues, je souhaite vous demander les pistes de consolidation financière que vous envisagez pour les Safer en outre-mer. L'espace disponible et le volume d'échanges fonciers y sont visiblement très différents.

Mme Victoire Jasmin. - Merci aux différents intervenants ici présents. Je tiens à remercier le président Artano, mais aussi les collègues qui nous permettent de travailler sur ce sujet. Nous avons eu collectivement raison. En effet, le foncier est important. J'ai pu rencontrer à la fois la FNSafer, mais aussi différentes personnes ressources. Je me suis rendu compte de l'importance d'aborder cette problématique.

Je suis particulièrement satisfaite d'entendre votre point de vue sur la CDPENAF, car l'opinion des élus est différente généralement. Ainsi, vos propos permettent de recadrer le débat et de comprendre les raisons de votre action sur le foncier agricole. En tant qu'élus, nous avons été amenés à valider des Plans locaux d'urbanisme (PLU) sans toujours connaître l'avis de la Safer. Nous comprenons mieux également les contraintes budgétaires des Safer.

Nous avons la chance de disposer de lycées agricoles et de jeunes désireux de s'orienter vers l'agriculture. Malheureusement, le foncier manque. L'intérêt de ce travail est aussi de permettre aux jeunes qui veulent s'impliquer de bénéficier d'un accompagnement. J'ai entendu plusieurs propositions, comme celle de chantiers d'insertion permettant un transfert d'expérience. Le travail devra s'effectuer en coordination avec l'ensemble des partenaires du territoire.

Il est urgent d'agir concrètement en matière de souveraineté alimentaire.

Je vous remercie donc pour les réponses que vous nous avez déjà apportées. Je souhaiterais aussi évoquer rapidement l'aménagement du territoire.

En complément de vos propos, il convient de parler des écoquartiers.

Plusieurs textes récents, issus du Sénat, recommandent des mesures visant à ne pas artificialiser complètement les sols. Les événements naturels majeurs, comme la tempête Fiona, montrent comment l'eau reste en surface. Les contraintes liées à la chlordécone doivent également être prises en compte. Les cultures compatibles avec des sols contaminés doivent être valorisées et leur impact sur la santé étudié.

La tendance à l'extension urbaine me semble une erreur. Elle génère des surcoûts pour tous les réseaux : l'eau, l'assainissement, l'électricité, internet, etc. La recentralisation et les écoquartiers permettraient de maintenir le foncier agricole.

La situation est différente en Guyane, où le foncier appartient pour beaucoup à l'État. Celui-ci doit trouver les meilleures solutions possibles pour permettre à la Safer de remplir pleinement son rôle et de tendre vers l'autonomie alimentaire.

En complément des travaux coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, il convient de mettre l'agriculture au centre, tout en maintenant une certaine diversification, au-delà de la canne à sucre et de la banane.

Enfin, au regard des taux de chômage importants sur nos territoires, il importe de permettre aux jeunes de revenir travailler la terre. La situation est d'autant plus regrettable que la culture de la canne recourt actuellement à une main-d'oeuvre étrangère illégale. Ce modèle ne doit pas perdurer. Les réponses à apporter sont l'inclusion, mais aussi l'accompagnement des jeunes. Plusieurs pistes ont été évoquées avec Robert Catherine.

Je pense que nos travaux nous permettront d'inverser la tendance, afin de permettre à nos territoires de se développer sur le plan agricole et de viser la souveraineté alimentaire.

Mme Annick Petrus. - Nous avons tous compris l'importance du sujet dans nos travaux. Nos territoires ultramarins sont confrontés à une réelle problématique de disponibilité des surfaces agricoles et de survie alimentaire en cas de crise.

Je suis sénatrice de la collectivité territoriale de Saint-Martin, petit territoire de 53 km2 caractérisé par une double insularité. Je me réjouis de la convention signée en faveur de la protection des terres agricoles. Je n'ai pas encore pu en prendre connaissance dans le détail, d'où ma question. Cette convention prévoit-elle un accompagnement de la collectivité dans ses premiers pas vers l'agriculture ? Cet accompagnement peut être de tout ordre. L'agriculture est en effet extrêmement peu développée sur le territoire.

Mme Micheline Jacques. - Ma question sera d'ordre plus institutionnel. Sachant que dans les territoires régis par l'article 73 de la Constitution, les textes législatifs s'appliquent de plein droit, je souhaiterais savoir si les Safer sont consultées lors de l'élaboration ou des révisions de textes relatifs au foncier. Je pense par exemple à la loi Zéro artificialisation nette (ZAN) ou à la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). Ces lois sont-elles adaptées aux territoires ? Chaque territoire ultramarin devrait-il à l'inverse bénéficier de dispositions spécifiques ? Comment parvient-on à articuler l'objectif d'autosuffisance alimentaire, les problématiques de logement et la loi ZAN dans des territoires où l'espace est très contraint et les tensions exacerbées ?

Mme Viviane Artigalas. - Je retrouve dans vos propos certaines problématiques de mon territoire des Hautes-Pyrénées. Les questions de foncier et les conflits avec les usages touristiques y sont présents. Nous sommes parvenus à mettre en place quelques outils de gestion du foncier. Ils permettent à des agriculteurs de racheter des bâtiments agricoles alors qu'ils ne disposent pas des moyens suffisants. En effet, le tourisme fait augmenter les prix. Ce conflit entre tourisme et agriculture existe dans les territoires ultramarins mais dans ce cas, le tourisme l'emporte-t-il ?

Ma deuxième question porte sur le revenu des agriculteurs. Trois lois « Egalim » ont été votées pour améliorer leur revenu. Dans ces conditions, qu'en est-il des activités complémentaires telles que l'agritourisme ?

Par ailleurs, vous évoquez une activité plutôt familiale en Guadeloupe, mais encore tournée vers la canne à sucre et la banane. Dans ces conditions, les possibilités de diversification permettent-elles de maintenir le revenu des agriculteurs ?

Enfin, les GFA de Guadeloupe me semblent constituer une alternative aux tentatives d'accaparement du foncier par de grandes sociétés que nous constatons sur d'autres territoires. Qu'en est-il véritablement ?

M. Emmanuel Hyest. - Je répondrai sur les questions générales et laisserai mes collègues intervenir sur les autres points.

Concernant l'adaptation, une partie de la réponse réside dans la modification de la fiscalité locale. Souvent, les élus locaux n'ont comme seule ressource pour augmenter leur capacité financière que la construction de maisons pour avoir une fiscalité supplémentaire. Dans les communes rurales, si on veut réduire la pression sur les terres agricoles, il faut trouver une autre assise que la seule assise foncière. Cette modification permettrait de générer d'autres ressources. La pression des élus locaux sur la ZAN serait alors moins importante.

Ensuite, il est indispensable d'accompagner l'ingénierie dans les collectivités locales rurales. En effet, beaucoup de collectivités n'en disposent pas. Il s'avère pourtant nécessaire à un urbanisme de qualité. Le sujet suppose une réflexion, des financements croisés, etc. Il convient d'imaginer un nouveau modèle plus cohérent. À cet égard, les Schémas de cohérence territoriale (ScoT) sont un élément important. De fait, la protection du foncier agricole requiert une projection dans le temps long.

Enfin, pour répondre à la question concernant Saint-Martin, nous allons réaliser un diagnostic du territoire. Par la suite, nous proposerons des solutions en fonction des demandes de la Collectivité.

Les Safer réalisent des diagnostics sur le foncier. Elles travaillent en complémentarité avec les Chambres d'agriculture sur les sujets relatifs au développement agricole.

Je cède la parole à Rodrigue Trèfle. Robert Catherine vous présentera ensuite nos propositions de financement pour les Safer des territoires d'outre-mer.

M. Rodrigue Trèfle. - À Saint-Martin, l'état des lieux de toutes les parcelles commencera dans les prochains jours. L'examen détaillé portera sur leur valeur agronomique. La Collectivité pourra ainsi mieux se projeter sur les potentialités agricoles du territoire. Dans un second temps, nous chercherons le meilleur accompagnement possible. Il convient de saluer l'initiative de M. Louis Mussington, président de la Collectivité territoriale. En effet, un tel diagnostic n'avait jamais été réalisé dans le passé.

Pour répondre à la Sénatrice Viviane Artigalas, la Guadeloupe connaît très peu les conflits d'usage entre tourisme et agriculture. Les terrains agricoles se situent en effet à l'intérieur des terres. En matière d'agritourisme, la doctrine de la CDPENAF consiste à autoriser une construction si elle complète le revenu d'un agriculteur. Dans le cas contraire, s'il y a une consommation de terre agricole au profit d'un non agriculteur, la Commission tend à refuser.

Enfin, concernant les jeunes, c'est notre premier souci, nous cherchons en Guadeloupe à accompagner au mieux la transition entre générations. Les lycées agricoles forment de nombreux jeunes. Un peu moins de 400 jeunes diplômés susceptibles de gérer une exploitation ont été recensés il y a quelques années. Il convient de permettre à ces jeunes de s'insérer dans le tissu agricole tout en leur assurant un revenu. Plus qu'en métropole, l'appui de l'État s'avère indispensable.

M. Robert Catherine. - Je reviens sur le financement des Safer. Lors de leur création, les Safer bénéficiaient d'un financement important de l'État. Au cours des années, cette dotation publique s'est amenuisée. Les Safer d'outre-mer bénéficient encore d'un financement spécifique, mais il demeure insuffisant.

Par conséquent, nous avions formulé une proposition il y a cinq ou six ans. Elle consistait, sur le modèle des EPF, en une taxe affectée de deux euros par habitant. Cette proposition n'a malheureusement pas été validée.

Notre proposition est aujourd'hui assez proche. Elle consisterait à faire peser cette taxe, non sur les collectivités locales, mais sur le vendeur et/ou l'acquéreur. En effet, en Martinique, les 500 notifications annuelles représentent une valeur environ de 45 millions d'euros. Avec 1 à 2 % de ce montant, les Safer pourraient fonctionner sans peser sur les collectivités.

Actuellement, la Safer de Martinique bénéficie d'un financement annuel de 500 000 euros. Pour autant, elle ne sait jamais si ce financement sera reconduit ni quand il sera assuré. Ces incertitudes pèsent sur la gestion. Une modification du financement la rendrait plus indépendante, sans remettre en question le contrôle de l'État. En effet, deux commissaires du gouvernement siègent en son sein et disposent d'un droit de veto sur toutes les décisions.

Au risque de me répéter, notre proposition est la seule à ne pas reposer sur aucun financement public.

M. Emmanuel Hyest. - Je précise que cette solution est adaptée à la situation martiniquaise, compte tenu de la valeur des transactions. En revanche, tous les territoires ne se trouvent pas dans la même situation. La proposition du groupe des Safer consisterait à affecter aux besoins des Safer d'outre-mer une partie de l'enveloppe des EPF. Un plafond de deux euros répondrait aux besoins des Safer. Leur mission de service public devrait être financée comme telle.

M. Victorin Lurel. - Merci pour votre présence et vos précieuses informations. Pour la bonne forme, j'informe mes collègues que j'ai jadis été directeur de Chambre d'agriculture et que j'ai créé plusieurs des 38 GFA de Guadeloupe, dont le premier.

Mes questions seront franches. J'espère qu'elles ne vous heurteront pas.

La première porte sur l'utilité des Safer aujourd'hui face aux EPF. L'indépendance des Safer justifie-t-elle l'introduction d'une taxe de même nature que celle des EPF ? Comme vous l'avez dit, une dépendance des Safer à l'égard des collectivités locales s'est instaurée. On peut imaginer les conséquences en matière d'indépendance, de préemption, de notification, de moyens, etc.

Vous avez évoqué le rôle de régulation des Safer. Or, selon les chiffres que vous nous avez communiqués, seules 14 préemptions ont été proposées sur les 1 104 notifications de 2019. En 2018, le prix moyen à l'hectare s'élevait à 238 000 euros. Aujourd'hui, il s'est réduit à 141 642 euros sur un marché très restreint. Dans ce contexte, régulez-vous réellement les prix ? Quelles préemptions avez-vous effectivement réalisées ? Disposez-vous des moyens nécessaires pour les assumer ?

Je m'interroge ensuite sur la nature juridique des Safer. Combien de Safer disposent-elles de présidents ? Comment la gouvernance est-elle assurée ? Certains rapports ont remis en question la gestion de Safer, leur efficacité et leur coût. Ce type d'instrument est-il aujourd'hui nécessaire à la régulation du foncier ? Convient-il de leur donner des moyens supplémentaires ? Selon quelles modalités ?

Concernant vos perspectives, je pense que les cultures traditionnelles de la banane et de la canne à sucre disparaîtront à plus ou moins long terme, faute de compétitivité. Dans ce contexte, quel est aujourd'hui le bilan de la troisième réforme foncière ? Sur les 12 000 hectares achetés par l'État dans le cadre du Plan Mauroy, 7 500 à 8 000 hectares ont été distribués. Que fait-on des 1 700 hectares restants aujourd'hui sur le solde de 4 000 à 4 500 ? Certaines solutions innovantes sont certes mises en oeuvre. Certains terrains sont vendus, apparemment pour l'artificialisation, mais à quel prix ? La possession d'un stock vous permettrait peut-être de réguler à la fois le prix du foncier et celui de l'urbanisable.

Par ailleurs, quelle est l'articulation entre la loi SRU et la CDPENAF ? La loi SRU contraint les collectivités à disposer de logements sociaux. Elles sont pénalisées financièrement lorsqu'elles n'atteignent pas les objectifs fixés en la matière. Or, elles disposent par ailleurs d'une « surface agricole utile » qu'elles ne peuvent plus déclasser. En effet, un avis conforme de la CDPENAF est exigé, alors que seul un avis simple est demandé en métropole. Comment vivez-vous cette contradiction entre les obligations de mettre des terrains à disposition pour construire des logements sociaux et les objectifs de préservation d'un foncier agricole de bonne qualité ?

Concernant la réforme foncière elle-même, quelle est la situation aujourd'hui alors que 60 % des parts sont détenues par la société d'épargne foncière agricole de la Guadeloupe (SEFAG) et 40 % par les GFA ? Tout d'abord, près de 10 millions d'euros de créances sont impayés. Ensuite, la mise en propriété collective de 8 000 hectares via les GFA partait d'une bonne idée. La surface moyenne des exploitations se situait entre dix et quinze hectares. Elle devait être consacrée à la canne à sucre à hauteur de 60 %, le reste à la diversification, végétale et animale. Or, aujourd'hui, beaucoup d'agriculteurs ne paient pas leur loyer, n'exploitent plus et sous-louent à des travailleurs étrangers, généralement haïtiens. Aussi, ne faut-il pas repenser cette réforme foncière ? Les Safer en ont-elles les moyens ? À mon sens, une mise à plat se révèle nécessaire. Les mêmes considérations s'appliquent à l'EPF. Tôt ou tard, il sera confronté à des difficultés financières. En effet, les collectivités ne peuvent pas rembourser. Les EPF sont victimes de leur succès et d'un manque d'anticipation.

J'aurais bien d'autres questions sur l'orientation agricole, les PLU et l'absence d'agence d'urbanisme dans les collectivités, le temps nécessaire pour modifier ou geler le foncier, etc. Par ailleurs, le réalisme conduit à viser une certaine autonomie alimentaire plutôt que l'autosuffisance. L'État a fixé pour 2030 des objectifs inatteignables en matière de ZAN. Une réflexion pragmatique s'impose. Les outils doivent être revus, tout comme la CDPENAF. En effet, les demandes de déclassement émanent des agriculteurs eux-mêmes, d'autant plus que le principe de non-compensation, imposé par le Conseil d'État, s'avère impraticable.

Je m'arrête là. Nous pourrons peut-être discuter de ces points de manière plus approfondie à l'occasion du rapport. En résumé, mes questions portent sur la régulation, la gestion, l'avenir et les moyens pour que les Safer restent un outil utile au service d'une politique agricole familiale.

M. Emmanuel Hyest. - La fin de votre propos, Monsieur le Sénateur, démontre tout l'intérêt de la CDPENAF. La pression des intérêts particuliers est forte et ce n'est pas une raison pour laisser faire. En outre-mer, l'écart entre le prix du foncier agricole et celui de ses autres destinations est plus important qu'ailleurs. Il va de 1 à 800. Plus que jamais, la protection du foncier agricole s'avère indispensable a fortiori dans les territoires très contraints. L'enjeu est majeur.

Un placement des Safer sous le contrôle des EPF a été envisagé il y a quelques années. Heureusement, l'opération ne s'est pas concrétisée. De fait, la spécificité agricole des Safer les met au service de l'intérêt général. Alors que les contentieux liés au foncier représentent 70 % du total à l'échelle mondiale, ils sont presque inexistants dans notre pays depuis une soixantaine d'années. En effet, les collectivités locales et le monde agricole ont compris que les Safer regardent le territoire à travers un prisme agricole. Les EPF ne disposent pas de la même capacité. En effet, leur rôle consiste à dégager des terrains destinés à l'urbanisme. La différence est majeure. En revanche, nous sommes complémentaires. Cette complémentarité a d'ailleurs été inscrite dans la loi, sous le ministère de Mme Cécile Duflot. De nombreuses conventions sont conclues entre EPF, Safer et Régions. Elles permettent de conduire et de financer des opérations conjointes sur des enjeux mixtes.

Quant à la réforme foncière de la Guadeloupe, elle requiert du courage politique. Il importe de contraindre les locataires à payer leur loyer. La sous-location est intolérable, face à l'enjeu de développement que représente l'installation de jeunes agriculteurs. La loi doit s'appliquer ; en l'occurrence, le statut du fermage prévoit la perte du bail rural en cas de sous-location. Cette situation est spécifique à la Guadeloupe. À La Réunion, des GFA ont été constitués, les contraintes sont identiques, mais globalement les agriculteurs paient leur loyer.

M. Victorin Lurel. - Je me permets d'intervenir. J'ai lu dans votre rapport une nouvelle orientation relative à la vente en pleine propriété. Certes, les problèmes de comportement et de responsabilité ne peuvent être niés. Le laisser-faire constitue une vraie dérive. Pour autant, la transformation d'une propriété collective en propriété individuelle crée d'autres difficultés. Les deux premières réformes foncières se sont traduites en urbanisation. Il importe de maintenir le caractère collectif, mais assorti d'une gestion efficace. Pour cette raison, je vous interrogeais sur le type de gouvernance des Safer et leurs moyens d'intervention sur le foncier, comme le nombre de conseillers, d'agents, etc.

M. Emmanuel Hyest. - Les Safer sont des sociétés anonymes à but non lucratif. Leurs dirigeants sont des présidents-directeurs généraux. Juridiquement, tous les présidents de Safer sont des mandataires sociaux et sont responsables, y compris sur leurs biens propres. Néanmoins, un financement pérenne est nécessaire pour que les Safer d'outre-mer assurent leur mission. Les moyens financiers permettent de mettre en oeuvre des moyens humains. Toutefois, les Safer ne disposent pas de pouvoir de police. Elles peuvent alerter, mais l'action revient ensuite au pouvoir politique ou à la justice. Face à un fort enjeu de développement local, il est anormal que certains profitent du système pour percevoir des revenus qui ne leur sont pas destinés.

M. Victorin Lurel. - Les GFA ont probablement le dernier mot dans les assemblées générales. Ils devraient pouvoir intervenir. Cela fonctionne à La Réunion.

M. Emmanuel Hyest. - C'est un réel enjeu, propre à la Guadeloupe. Il conviendrait à mon sens que le rapport en fasse état.

M. Rodrigue Trèfle. - J'interviendrai sur plusieurs points, en commençant par les préemptions. Grâce à l'action de la Safer, les prix commencent à diminuer. Un hectare coûte cependant plus de 200 000 euros. Concernant les 65 notifications, la Safer a estimé le prix trop élevé et a indiqué acheter à un prix inférieur. Pour autant, la loi autorise le vendeur à retirer son bien de la vente dans un délai de six mois. De fait, il le retire dans la majorité des cas. Même en cas d'accord sur le prix, il s'avère souvent nécessaire d'aller en justice pour obliger le notaire à rédiger l'acte. Les pratiques déplorables se sont multipliées en Guadeloupe. Dans les faits, rien n'empêchait l'acheteur d'un terrain agricole de faire construire une grande villa avec piscine. Les maires n'intervenaient pas. LA CDPENAF s'inscrit contre ces pratiques. Les demandes de permis de construire constituent un barrage efficace. Pour déposer un permis sur un terrain agricole, il faut en effet être agriculteur, présenter une déclaration de surface et justifier que l'activité agricole nécessite d'habiter sur l'exploitation.

En deuxième lieu, la Safer supporte encore le poids du foncier acquis lors de la réforme. En effet, la mise en place de la réforme a pris beaucoup de temps. Il a fallu avancer de l'argent aux agriculteurs qui souhaitaient s'installer et porter une partie des
40 % des parts dans les GFA. Les organismes financiers n'interviennent pas comme en métropole. De plus, les GFA sont gérés par la Chambre d'agriculture. Ses représentants sont tentés de faire plaisir à leurs pairs qui sont aussi leurs électeurs. Dans ce contexte, la dette de fermage n'a cessé d'augmenter. Aujourd'hui, la part de la Safer dans les 40 % de parts sociales des agriculteurs s'élève à environ 700 000 euros. La Safer porte également les 60 % de parts de la SEFAG. Or, les fermages ne sont pas payés. Un audit de la Direction générale des finances et des affaires générales (DGFAG) a été présenté en juin 2022. Il souligne le laxisme criant de la gérance des GFA, assurée par le président de chambre. En l'absence de mesure, la Safer ne pourra jamais répondre à l'attente des collectivités qui souhaitent mettre le foncier à disposition de ceux qui le travaillent. La Safer ne pourra agir seule. Il suffit d'une volonté politique. En l'état, elle subit une triple peine : elle a mis en place la réforme, non sans mal ; elle a porté les parts sociales de ceux qui ne pouvaient pas payer ; aujourd'hui, elle se trouve face à 8,5 millions d'euros d'impayés. Les collectivités et l'État doivent intervenir. Notre conseil d'administration a donc décidé d'attirer l'attention des deux collectivités sur la question pour leur demander d'agir. Depuis l'audit de la DGFAG, nous avons demandé des explications au gérant de la GFA. Il n'a jamais honoré ses rendez-vous. L'objectif est d'arriver à mettre le foncier agricole à la disposition de ceux qui le travaillent.

M. Victorin Lurel. - Le Crédit agricole est-il majoritaire au sein de la SEFAG ?

M. Rodrigue Trèfle. - Non, il détient 25 % des parts. La Safer est le premier actionnaire, suivie du département, puis du Crédit Agricole.

Je souhaite répondre également à l'interrogation concernant la vente de terres en pleine propriété. Je rappelle que les terrains mis en propriété collective étaient des terrains plats et mécanisables. Or nous avons aujourd'hui en portefeuille des terrains vallonnés qui ne peuvent être exploités à moindre coût. De plus, les évolutions législatives empêchent désormais toute revente pendant quinze ans si la Safer n'est pas sollicitée. De son côté, la CDPENAF s'opposerait à toute transformation en lotissement. En outre, la valorisation agronomique de ces terrains est faible. Leur intégration dans les GFA serait difficile. Par conséquent, nous avons choisi de privilégier l'accès en pleine propriété au bénéfice d'agriculteurs jeunes et formés.

Enfin, nous avons en stock du foncier classé en terrain boisé. Nous avions conclu une convention avec le conseil départemental afin d'acquérir et de protéger ces terrains. La Safer les supporte pour le compte de la collectivité, mais telle n'est pas sa vocation. Nous espérons pouvoir les céder un jour au Département.

M. Emmanuel Hyest. - Je reviens sur la régulation. La Guadeloupe constitue une exception. En Martinique ou à La Réunion, les prix sont proches de ceux du territoire national. L'écart varie de 5 000 à 15 000 euros l'hectare, en fonction de la qualité des sols, de l'emplacement, des possibilités de spéculation, etc. Les prix guadeloupéens sont révélateurs d'une situation très dégradée, dans laquelle la Safer ne pouvait pas intervenir il y a quelques années, faute de moyens financiers. La situation est aujourd'hui différente.

Par ailleurs, le droit de préemption régule le prix, même lorsque la Safer ne l'exerce pas concrètement. Les représentants de la propriété privée le lui reprochent régulièrement. De fait, les prix du foncier agricole en France sont inférieurs à ceux constatés en Europe. Cela procure à l'agriculture française un réel avantage compétitif.

M. Victorin Lurel. - Auparavant, le prix du foncier était lié à celui des locations. Ainsi, certains arrêtés préfectoraux concernant la culture de la banane ou de la canne sont encore en vigueur. Or, il semble que les loyers eux-mêmes ont explosé. Les barèmes fixés par arrêté préfectoral ne sont plus respectés. Une déconnexion s'opère entre le marché agricole régulé et les loyers effectifs. Sans aller jusqu'à administrer ou geler le marché du foncier, il conviendrait peut-être de renforcer les moyens législatifs dans certains domaines pour se doter de moyens de régulation.

M. Emmanuel Hyest. - En l'occurrence, ces pratiques relèvent de l'usage, mais sont illégales.

M. Victorin Lurel. - Il en va de même des « dessous de table » en liquide. Il est donc nécessaire de repenser tout le dispositif en vue d'une plus grande efficacité dans un petit territoire où les terrains agricoles sont rares.

Mme Victoire Jasmin. - L'irrigation a été évoquée rapidement. Je souhaite mentionner une opération innovante réalisée par de jeunes Guadeloupéens. Ils ont mis en place une application qui permet de déclencher l'irrigation en fonction du taux d'humidité. Il convient de signaler une telle initiative dans le contexte actuel.

Par ailleurs, quelle est la situation de Marie-Galante et des autres îles de l'archipel ?

Je souhaiterais également savoir comment vous appréhendez les relations entre les Safer et le service des Domaines.

M. Rodrigue Trèfle. - La Direction régionale des finances publiques (DRFIP) est partie prenante des instances dirigeantes des Safer. Nous travaillons de façon étroite avec les Domaines.

Marie-Galante présente beaucoup de spécificités. Pour des raisons historiques, la majeure partie du foncier agricole appartient à la Collectivité départementale. Elle a racheté les terres de l'usine sucrière locale qui a connu beaucoup de déboires. La situation inquiète la Safer : la production cannière chute, les exploitants sont plus âgés que dans le reste de la Guadeloupe et les jeunes quittent l'île. Il devient urgent de remettre en production les terres en friche afin d'alimenter la seule usine sucrière de Marie-Galante. Cela étant, l'île a la chance de disposer de terres. De plus, les sols ne sont pas contaminés par la chlordécone. Il s'agit donc d'un levier potentiel pour augmenter la production en Guadeloupe.

Depuis quelques années, l'alimentation représente une réelle difficulté. Il a fallu ponctionner une partie de l'eau destinée à l'irrigation de Grande-Terre pour répondre aux besoins de la population. L'agriculture manque d'eau et les coupures sont de plus en plus longues.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je souhaite informer Robert Catherine que nous nous déplacerons à la Martinique du 16 au 20 avril. Les suggestions pour notre programme sur place seront d'une grande utilité.

M. Stéphane Artano, président. - Pour conclure cette audition, nous vous remercions de la qualité de vos interventions et des précisions que vous nous avez apportées. Nous vous rappelons qu'un questionnaire vous a été adressé. Au-delà de vos rapports d'activité, nous serons intéressés par toute communication ou proposition susceptible d'éclairer nos rapporteurs.

M. Emmanuel Hyest. - Chaque année, nous organisons une conférence de presse avec les services de l'État. Nous y mettons en avant le prix des terres en France. Les départements d'outre-mer feront l'objet d'un focus particulier. Vous recevrez tous une invitation à cette conférence.

La séance est levée à 11 heures.