Mardi 28 février 2023

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, merci d'être présent pour la troisième fois devant notre commission. Nous vous entendons aujourd'hui sur deux thèmes importants : le projet de loi de programmation militaire (LPM) et la guerre en Ukraine et ses conséquences.

S'agissant de la LPM, le Président de la République en a donné les principales orientations lors de son discours du 20 janvier dernier. Mais de nombreuses interrogations subsistent. Sur le calendrier, tout d'abord : quand ce projet de loi sera-t-il présenté en conseil des ministres ? Que reste-t-il à arbitrer au cours des prochaines semaines ? Sur le fond, ensuite : le chef de l'État a annoncé une enveloppe de 400 milliards d'euros, à laquelle viendraient s'ajouter 13 milliards de ressources extrabudgétaires. Ces montants sont importants et bienvenus. Bien sûr, l'effort réel dépendra aussi de l'inflation. Mais surtout, ce niveau de dépense nous permettra-t-il de faire face à la montée des périls ?

Nous souhaitons, par ailleurs, que la LPM et son rapport annexé soient aussi précis que possible sur l'articulation entre le contexte stratégique, les contrats opérationnels des armées et les cibles en matière de capacités, de soutien, de préparation opérationnelle, de disponibilité, etc. Ces données sont absolument indispensables au Parlement, pour l'exercice de son pouvoir de contrôle, et la tendance ces dernières années est à une baisse de la qualité de l'information dont disposent les parlementaires. L'effort annoncé sur les domaines transversaux, tels que le spatial ou le cyber, est indispensable.

Enfin, la guerre d'Ukraine ne doit pas être notre unique boussole, mais elle pose néanmoins certaines questions quant à notre capacité à affronter un conflit de haute intensité. Nos armées ont été éreintées par trente ans de « dividendes de la paix ». Par rapport à certains de nos partenaires, nous voyons bien que nos volumes d'aide à l'Ukraine ne sont pas très extensibles. Le rapport récent de nos collègues Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini a montré qu'il fallait remonter en puissance dans le domaine des feux de longue portée, ainsi que sur les munitions, la logistique... non pas parce que nous risquerions d'être envahis demain matin, mais pour affronter la dégradation du contexte géopolitique dans toutes les régions du monde où la France est présente, et pour pouvoir rester un allié exemplaire au cas où la situation viendrait à se dégrader encore en Europe. Il y a aussi un enjeu de puissance : nous voyons bien que l'effort de défense considérable de la Pologne renforce rapidement son poids politique en Europe, en particulier en Europe de l'est.

Monsieur le ministre, nous souhaiterions enfin en savoir un peu plus sur le volet normatif de la LPM. J'imagine que cet aspect-là est bien avancé.

Mais avant d'aborder ces sujets, peut-être pourriez-vous nous dire un mot des annonces faites hier par le Président de la République lors de son discours sur l'avenir de notre relation avec l'Afrique. Le président a évoqué en particulier une transformation des bases des forces prépositionnées, dont les effectifs seraient diminués et qui seraient désormais cogérées avec nos partenaires africains : pouvez-vous nous en dire plus ? Nous sommes en effet très attentifs à ces implantations, qui assurent une présence permanente et ont déjà subi de sévères déflations au fil des années.

Je vous rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat.

Monsieur le ministre, vous avez la parole !

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Monsieur le président, je vous remercie de m'accueillir. J'avais indiqué, dès ma prise de fonction, ma disponibilité pour le Parlement, et tout particulièrement pour le Sénat. L'exercice est large et redoutable, je ne pourrai pas tout traiter. J'aurai néanmoins l'occasion de revenir devant vous pour présenter formellement la LPM.

Le calendrier de la LPM est tenu. Le Président de la République en avait présenté les grands axes stratégiques lors d'un discours à Mont-de-Marsan. S'en est suivi un travail interministériel, toujours en cours, en lien avec les assemblées parlementaires. Je voudrais saluer les deux rapports de votre commission, l'un sur l'Ukraine, l'autre sur l'Indopacifique. Nous nous sommes inspirés des travaux de votre commission pour élaborer la maquette de la LPM. Le conseil des ministres devrait examiner le projet de loi fin mars/début avril et le texte devrait être transmis à l'Assemblée nationale puis au Sénat en mai/juin. Ce projet de loi n'existe pas encore juridiquement mais il est politiquement indispensable que les représentants de la nation puissent en débattre. Dans le cadre de ce travail préparatoire, nous ne souhaitions pas de Livre blanc. Trop souvent, ces Livres blancs ont servi à déguiser des diminutions de crédits budgétaires derrière des considérations stratégiques. Par ailleurs, le Président de la République ayant été reconduit dans son mandat de chef des armées par les Français et la situation internationale étant très tendue, il était logique de privilégier une méthode plus directe. Cela ne nous empêche pas pour autant de nous inspirer des travaux de l'Assemblée nationale et du Sénat.

Cette LPM a aussi pour particularité d'avoir été réalisée à partir des retours d'expérience sur l'Ukraine, sur la lutte contre le terrorisme en Afrique et sur les forces et fragilités de notre modèle d'armée. Elle a été élaborée en tenant compte des menaces réelles pesant sur la nation française. Les 413 milliards d'euros de crédits de cette LPM sont donc un mur que nous avons construit par le bas. Je voudrais souligner que nous ne pouvons pas nous comparer à l'Ukraine. À la différence de cet État, nous sommes une puissance dotée, membre de l'OTAN, à l'ouest de l'Europe. Ce serait un bais intellectuel de prendre comme modèle de référence pour nos armées la situation ukrainienne. Chaque situation sécuritaire a ses particularités. Il serait absurde de faire des projections sur le nombre de jours laissés à notre artillerie ou à nos chars dans le cas où serions à la place de l'Ukraine.

Par ailleurs, cette LPM a été construite à partir de plusieurs thématiques différentes. Ces thèmes rassemblent les sujets sur lesquels des évolutions et modernisations sont indispensables.

Le premier de ces enjeux est celui de la dissuasion nucléaire. Les décisions que nous prendrons compteront pour les générations futures. Cela est vrai pour les vecteurs, pour les têtes, ainsi que pour une partie des investissements réalisés aujourd'hui. Contrairement à certaines légendes, la dissuasion nucléaire ne capte pas l'essentiel des augmentations de cette LPM. Je conteste par ailleurs la notion de « ligne Maginot » s'agissant de la dissuasion. Dans l'esprit populaire, cette expression est associée à l'idée d'inefficacité. Or, la situation ukrainienne nous permet de constater que la dissuasion nucléaire est efficace. Elle ne suffit cependant pas à traiter toutes les menaces.

Nous devons aussi mener une réflexion stratégique sur nos alliances. Nous devons déterminer ce que nous devons et pouvons faire seuls, et ce que nous sommes prêts à partager. Cela concerne tout particulièrement les capacités industrielles, les instruments de planification, les alliances multilatérales et bilatérales, l'OTAN, sa coordination avec l'UE... Ces choix auront nécessairement un impact sur notre modèle d'armée. J'ai dénoncé à l'Assemblée nationale la remise en cause pure et simple de l'appartenance de la France à l'OTAN par certains partis politiques. Je rappelle que la France a fondé l'OTAN et que le général de Gaulle n'a pris de décision que sur le niveau d'intégration de la France à cette organisation. Je rends hommage au rapport du ministre Jean-Marc Todeschini et du sénateur Cédric Perrin, qui réaffirme la nécessité de l'appartenance à l'alliance. La France ne peut pas être dans un isolement stratégique.

L'enjeu du renseignement est primordial. J'assure la tutelle de trois services : la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), la Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). L'ensemble des efforts à accomplir pour le renseignement devra être largement revu à la hausse. Les crédits dédiés à ces trois services de renseignement augmenteront de 60 %. Pour la DGSE, cette hausse ne concerne pas seulement les projets immobiliers. Ce renforcement est clé, d'autant plus que nous sortons d'une longue période où l'essentiel de l'activité des services de renseignement était tourné vers la lutte antiterroriste.

Un retard inacceptable avait été pris sur les drones. Il ne s'agit pas tant aujourd'hui de rattraper ce retard que d'assurer un saut de génération technologique. Une somme de 5 milliards d'euros sera dédiée aux drones. Nous entendons également avancer sur l'enjeu des munitions rôdeuses.

L'importance de la défense sol-air est un des grands enseignements de la guerre en Ukraine. Or, ce secteur a été particulièrement concerné par les diminutions de crédits budgétaires des quinze dernières années. La défense sol-air est liée à notre dissuasion. Cela concerne toutes les couches, de la lutte anti-drones à la courte, moyenne ou longue portée. Un effort important sera accompli en la matière.

Le quatrième thème concerne les outre-mer. Le président de la République tient à présenter lui-même les objectifs de la LPM en la matière. Je pourrai ensuite vous en détailler les dispositions.

Le cinquième thème concerne le cyber. Cette thématique recouvre de nombreuses réalités différentes. Le logiciel installé dans une mairie ou dans un conseil départemental relève du cyber. Pour autant, le ministère des armées n'a pas à s'en charger et il conviendra de préciser dans la LPM les niveaux de subsidiarité. S'agissant du ministère des armées, nous devons progresser en matière cyber dans trois domaines. Le premier concerne l'attribution des attaques : ce n'est pas tout de repérer les attaques, il faut aussi être capable de déterminer qui nous a attaqués. Il s'agit de développer l'équivalent d'une « police judiciaire » en la matière. La cybercriminalité n'est pas l'attaque d'un service étranger. Attaquer un hôpital n'a pas les mêmes conséquences qu'attaquer une entreprise de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Le deuxième sujet a trait à notre capacité à entraver ces attaques. Il faut pouvoir y mettre fin. Enfin, le troisième volet concerne notre aptitude à contre-attaquer, en faisant valoir notre légitime défense. Les défis sont nombreux, notamment en matière de ressources humaines et de formation dans nos écoles. Aujourd'hui, les élèves sortant de Saint-Cyr et de Polytechnique n'ont pas reçu de formation en tant que telle sur la guerre électronique ou le cyber. Il est nécessaire de développer un savoir-faire français sur le sujet, face à la compétition mondiale qui se profile.

Le sixième thème est consacré dans cette LPM aux fonds marins. C'est un des retours d'expérience de la guerre en Ukraine. Il faut pouvoir protéger nos intérêts sous-marins, notamment s'agissant des câbles sous-marins ou encore des pipelines. Il faut mettre fin à certains dénis d'accès. Cela doit nous conduire à renforcer nos capacités en matière de guerre des mines mais aussi en matière de robots, notamment pour pouvoir descendre jusqu'à 6000 mètres.

Le septième thème est le spatial. Un retard important a pu être pris sur le sujet. Nous devons développer les moyens mis dans l'espace comme ceux installés sur Terre. Il faut déterminer ce que nous voulons faire depuis l'espace, vers l'espace et dans l'espace. Une copie ambitieuse sera présentée dans ce domaine le moment venu.

Le huitième thème a trait aux forces spéciales. Ces forces interarmées jouent un rôle clé dans pratiquement tous les contrats opérationnels, y compris la dissuasion nucléaire, et dans tous les scénarios. Nous avons dans ce domaine une richesse humaine formidable, avec un courage au combat qui force l'admiration. Nous avons encore trop de difficultés sur les équipements individuels, non par manque d'argent mais du fait de complexités administratives, ou encore sur la disponibilité des moyens de transport, tout particulièrement les hélicoptères.

Le neuvième thème porte sur les munitions, qu'elles soient complexes ou non complexes. Il faut que nous relocalisions des productions. J'ai ainsi annoncé la relocalisation d'une filière poudre avec l'entreprise Eurenco à Bergerac, notamment pour les obus. C'est la première traduction concrète de l'économie de guerre voulue par le Président de la République.

Enfin, le dixième thème concerne les services de soutien. Des efforts importants doivent être faits. Beaucoup reste à accomplir sur le service de santé des armées. Une feuille de route sera dédiée à ce sujet. Je souhaite une stratégie de long terme pour les hôpitaux militaires en province. J'aurai l'occasion de faire des annonces sur le sujet. Des actions seront prévues pour le service du commissariat des armées (SCA), pour le service de l'énergie opérationnelle (SEO), anciennement service des essences des armées (SEA), ou encore pour le service d'infrastructure de la Défense (SID).

J'en viens désormais aux moyens de la LPM. 413 milliards d'euros de dépenses militaires sont prévus, pour un besoin en ressources de 400 milliards d'euros. C'est la première fois que ces deux chiffres sont distingués. Auparavant, les crédits diminuant, un seul de ces deux chiffres était présenté. J'ai souhaité être précis et transparent. Depuis toujours, le ministère des armées a ses propres ressources extrabudgétaires. Ces ressources ne sont pas seulement constituées par les cessions immobilières. Le service de santé des armées est le premier contributeur aux ressources extrabudgétaires du ministère des armées. Plus de 3 milliards d'euros sont attendus de la tarification des actes médicaux. L'ensemble des ressources extrabudgétaires est évalué pour la période à 6 milliards d'euros, sur la base des critères de la LPM actuelle. Par ailleurs, je ne doute pas que les reports de charges constitueront un sujet d'attention pour votre commission. Les arbitrages ne sont pas encore totalement rendus sur ce sujet. Les marges frictionnelles dépendront quant à elles des retards des industriels de défense.

Les chroniques annuelles, c'est-à-dire le rythme d'augmentation pour atteindre les 413 milliards d'euros, sont en train d'être définies. J'ai donné mandat à la direction générale de l'armement (DGA) pour déterminer les échéances des autorisations d'engagement et des crédits de paiement des différents programmes. Un travail complexe est en cours d'instruction et je souhaite rendre hommage aux équipes de la DGA. Au regard des sommes importantes, l'enjeu est notamment de fiabiliser les délais ainsi que les prix. Dès lors que certains volumes augmentent, le contribuable est en droit d'attendre des réductions de coûts unitaires de la part des industriels de la BITD. Il s'agira ensuite d'opérer des ajustements en loi de finances initiale. Non seulement la LPM actuelle a été respectée à l'euro près, mais nous avons aussi ajouté des crédits en gestion pour faire face aux imprévus.

Je vous annonce, par ailleurs, que le Président de la République et la Première ministre m'ont autorisé à sortir de la LPM les dépenses liées à l'aide militaire à l'Ukraine, pour des raisons de sincérité budgétaire et de transparence démocratique envers nos concitoyens. Depuis 1960, les lois de programmation militaire existent pour définir le format de nos armées. L'aide à l'Ukraine se retrouvera donc dans l'annualité budgétaire. Nous devons aussi dire la vérité. Nous avons parfois fourni aux Ukrainiens du matériel finissant, qui devait être remplacé par du matériel de nouvelle génération. Quoiqu'il arrive, nous aurions donc fait ces acquisitions. Un rapport dédié sera consacré à l'aide à l'Ukraine et permettra de préciser finement toutes les traductions budgétaires de ce soutien.

Toutes les lignes de la LPM 2024-2030 augmenteront par rapport à la LPM 2019-2025, sauf la ligne consacrée aux provisions pour les opérations extérieures (OPEX). J'aurais pu évoquer aussi la politique de ressources humaines du ministère ou encore les réserves. Je pourrai développer ces sujets à une autre occasion.

Deux autres chantiers sont importants.

Le premier concerne la simplification, la déconcentration et la subsidiarité au sein du ministère des armées. Notre modèle d'armée n'a pas connu que des difficultés budgétaires depuis 20 ans. Nous devons accorder davantage de confiance à un chef de corps, à un commandant de base aérienne ou de base navale. Il faut déconcentrer beaucoup plus de décisions. Je découvre depuis ma prise de fonctions un ministère très jacobin sur certaines fonctions qui ne méritent pas de l'être. Inversement, il faut être jacobin sur les fonctions régaliennes. L'état-major des armées, la DGA et le secrétariat général pour l'administration (SGA) doivent me faire des propositions, que je vous présenterai en même temps que la LPM.

Le deuxième chantier porte sur l'économie de guerre. J'ai déjà évoqué le mandat confié à la DGA. Ce chantier doit concerner les stocks, les délais et les prix. J'ai par ailleurs nommé l'inspectrice générale pour l'armement Monique Legrand-Larroche pour une mission particulière sur les canons CAESAR. À l'exportation, ces canons devraient connaitre un certain succès dans les décennies à venir, en raison malheureusement du contexte. L'État devra accompagner l'entreprise Nexter. Laurent Collet-Billon, ancien délégué général pour l'armement, sera en charge des aspects industriels pour coordonner l'action sur les munitions, tout particulièrement s'agissant des missiles Mistral et des obus de 155mm.

La partie normative de la LPM est quasiment finalisée. Elle doit encore être examinée par le Conseil d'État. Il n'y aura pas de grande surprise sur les différents articles qui seront proposés. Je souhaite que soit inscrite formellement dans le texte la méthodologie de l'association du Parlement à l'élaboration de la LPM. Cela permettra de ne pas reproduire les incompréhensions vécues pour la LPM 2019-2025. Par ailleurs, je pense qu'il en va de l'acceptabilité sociale des 413 milliards d'euros. La défense nationale mérite un portage populaire de l'ensemble de la nation. Enfin, le rapport annexé à la LPM devra être précis et efficace et évitera le langage bavard et technocratique que les rapports annexés des dernières LPM ont trop souvent adopté.

M. Pascal Allizard. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour la précision et la clarté de vos propos. Au titre du programme 144, je voudrais connaitre votre opinion sur les moyens de l'innovation. Quelles sont les possibilités d'évolution des enveloppes consacrées à l'innovation ?

Par ailleurs, avec mon co-rapporteur Yannick Vaugrenard, nous sommes très attentifs à la question de l'accès au financement des entreprises de la BITD et plus généralement à l'enjeu du financement de l'économie de guerre. Avec la guerre en Ukraine, la frilosité habituelle des établissements bancaires en la matière s'est un peu érodée. Néanmoins, plusieurs acteurs bancaires se montrent encore très réticents. Pourriez-vous nous indiquer si la LPM comprendra des dispositions pour répondre aux difficultés constatées sur ce sujet ?

Enfin, s'agissant du calendrier, vous avez évoqué les mois de mai et juin pour le dépôt de la LPM. N'est-il pas possible de disposer de dates plus précises ?

M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le ministre, le déclenchement de la guerre en Ukraine mais également notre engagement en Afrique nous ont montré l'importance d'avoir des moyens souverains et efficaces en matière de renseignement afin de préserver notre autonomie de décision et, surtout, notre capacité d'anticipation des menaces. Ainsi que l'a annoncé le Président de la République, la loi de programmation militaire à venir devrait augmenter, je cite, « massivement » les crédits de renseignement, de près de 60 % au total, avec, entre autres le doublement du budget de la DRM et de la DRSD.

Les défis sont en effets nombreux. La LPM 2019-2025 comportait un objectif de 1 500 nouveaux emplois pour renforcer les effectifs de la cyberdéfense et du renseignement. Allons-nous significativement amplifier les recrutements ? Sous quels délais ? Cela supposera de renforcer les filières de formation et l'attractivité des carrières. La DGSE, et dans une moindre proportion la DRSD, sont engagées dans d'importants projets de modernisation de leurs sièges, de développement de leurs capacités cyber et d'accroissement de leur activité opérationnelle. Pour ce que vous pourrez nous en dire publiquement, quels seront les principaux axes d'effort de la prochaine LPM, sachant qu'anticiper est souvent extrêmement déterminant ?

M. Cédric Perrin. - Les industriels allemands ont désormais acté la percée des industries d'armement américaines avec la guerre en Ukraine. Certains industriels allemands se rapprochent d'industriels américains. Rheinmetall semble avoir franchi le pas et Airbus semble s'interroger sur cette question. Tous ces éléments renforcent malheureusement la divergence des intérêts franco-allemands. Franck Haun, le dirigeant de l'alliance KMW-Nexter Defense Systems (KNDS), aurait affirmé que le Système principal de combat terrestre (MGCS) ne verrait pas le jour avant 2045/2050. Les Allemands veulent désormais des chars Léopard 2A7A1 Trophy.

Ces questions sont lourdes de sens en termes de relations politiques mais surtout d'avenir de nos programmes de coopération en matière d'armements.

Qu'en est-il de l'avenir du MGCS si les États-Unis complètent les dons de chars à l'Ukraine par des chars Abrams ? J'aurai la même question sur l'avenir du système de combat aérien du futur (SCAF), si les États-Unis promeuvent le F35 en remplacement d'hypothétiques dons des Européens à l'Ukraine de F16 ?

Nous aurions pu penser que la guerre en Ukraine relancerait la coopération franco-allemande sur ces sujets. Il ne semble malheureusement pas que ce soit la direction suivie. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous voyez cette coopération évoluer ? Quelle stratégie comptez-vous adopter ? Ne devrions-nous pas envisager sérieusement de produire rapidement les blindés EMBT de l'alliance KNDS ?

L'impact de l'inflation serait de 30 milliards d'euros sur les 413 milliards d'euros proposés en LPM. Mais les hausses de prix propres au secteur de la défense sont généralement supérieures à l'inflation. Ne faut-il pas dès lors revoir cette évaluation à la hausse ? Une trajectoire en euros constants ne serait-elle pas souhaitable pour sécuriser l'investissement ? 

On entend dire que le programme Tigre Standard 3 serait abandonné, au profit d'un programme de modernisation moins ambitieux qui traiterait quelques obsolescences. Nous confirmez-vous cette information ? Quelles seraient les conséquences de cette décision, notamment pour le développement d'une solution française en substitution du Hellfire qui équipe actuellement le Tigre ? Je rappelle que les Allemands nous ont abandonnés sur ce sujet il y a quelques mois et que nous avons eu du mal à convaincre les Espagnols.

M. Olivier Cigolotti. - Le programme 178 est le coeur de la mission Défense portant sur la préparation et l'emploi de nos hommes. Vous comprendrez donc que nos demandes dans ce domaine soient précises. Nous devons faire la lumière sur les crédits dédiés à l'entretien programmé des matériels (EPM) et leur consommation sur la période de programmation qui s'achève. Je redoutais une bosse de crédits prévus et non consommés comprise entre 900 millions d'euros non-inscrits sur les premières années de la LPM et 1 milliard. À cela s'est ajouté le surcoût induit par la livraison des 24 Rafale à la Grèce et à la Croatie et par la métropolisation des équipements des OPEX closes. L'enveloppe de crédits alloués à l'EPM sera-t-elle dimensionnée à bonne hauteur pour la prochaine période de programmation ?

La reconstitution des stocks de munitions est-elle également prévue, non à hauteur des contrats opérationnels dégradés que nous connaissons aujourd'hui mais bien à hauteur des enjeux d'une hypothèse d'engagement majeur ?

Vous avez précisé que les provisions pour les OPEX seront en diminution puisque l'opération Barkhane a été clôturée lors d'une annonce du Président de la République le 9 novembre. Qu'en est-il des engagements découlant de l'OTAN, notamment les missions de réassurance ? Un dispositif de nature à protéger l'enveloppe de la LPM pour la prochaine période budgétaire sera-t-il prévu ?

Enfin, s'agissant de la préparation opérationnelle, envisagez-vous un affichage annuel au-delà des standards OTAN ? Disposerons-nous chaque année des objectifs de rattrapage concernant ces normes OTAN ?

Sur les services de soutien dont l'excellence doit être saluée, nous nous inquiétons : le renforcement du Service de santé des armées, du Service du commissariat des armées, du Service interarmées des munitions et du service de l'énergie opérationnelle est indispensable. Vous nous avez déjà indiqué plusieurs éléments sur ce sujet.

Enfin, vous avez apporté devant notre commission un élément important avec la sortie de l'aide à l'Ukraine de la LPM. Cela vaut-il seulement pour le matériel cédé à l'Ukraine ou cela porte-t-il également sur l'entretien programmé du matériel ?

M. Joël Guerriau. - Dans ses voeux adressés à la Nation en décembre dernier, le Président de la République a mentionné des annonces à venir sur l'évolution du Service national universel (SNU). Dispositif hybride qui a représenté moins de 2000 journées de formation par des militaires l'année dernière, le SNU pourrait néanmoins être amené à avoir d'importantes conséquences pour les armées en cas de généralisation à l'ensemble d'une classe d'âge, qui représenterait 800 000 jeunes accueillis chaque année. Dans la programmation militaire actuellement en vigueur, notre commission avait introduit par amendement des précisions pour empêcher que le déploiement du SNU ne vienne empiéter sur la consolidation de nos armées.

Ma question est donc la suivante : la politique du service national universel, qui est aujourd'hui essentiellement civile, entrera-t-elle dans le champ de la prochaine loi de programmation militaire ? Avez-vous prévu des garde-fous pour que la trajectoire de redressement financier des armées ne soit pas menacée par le financement de cette politique ?

Par ailleurs, plus de quatre ans après l'entrée en vigueur de la loi de programmation militaire actuelle, que vous avez qualifiée de loi de « réparation », le nombre des effectifs au ministère des armées s'élève à 273 000 personnes environ. Ces effectifs correspondent bien à un redressement : 4 000 postes ont été créés dans le périmètre du ministère depuis 2019. Toutefois, il faut souligner que ce redressement est relatif. Il intervient après plusieurs décennies de déflation brutale depuis la professionnalisation des armées décidée en 1996. Cette période de déflation a été accentuée dans les années 2000 par la révision générale des politiques publiques (RGPP). En dépit de l'inversion de la trajectoire depuis 2015, le ministère des armées emploie aujourd'hui 5 000 personnes de moins qu'il y a dix ans.

Dès lors, la loi de programmation militaire de « transformation » que vous avez annoncée prévoira-t-elle d'augmenter les effectifs de nos forces armées ? Le cas échéant, quels sont les secteurs prioritaires dans lesquels le ministère doit selon vous étoffer ses ressources humaines ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - S'agissant de l'Afrique, je souhaiterais commencer par rappeler le rôle de nos différentes bases sur ce continent, toutes n'ayant pas les mêmes missions.

Nos forces prépositionnées sont présentes car des États souverains l'ont décidé à la suite d'accords de défense comportant des cahiers des charges bien définis. Cela est vrai pour le Sénégal, le Gabon, la Côte d'Ivoire, le Tchad, Djibouti, ou encore plus récemment pour le Niger, qui a récupéré une partie des infrastructures de l'opération Barkhane. La réflexion que le Président de la République m'a demandé de conduire concerne assez spécifiquement le Tchad, la Côte d'Ivoire, le Sénégal et le Gabon. La base de Djibouti relève également d'un accord de défense mais cette base est très tournée vers l'Indopacifique. C'est la raison pour laquelle elle n'est pas intégrée à cette réflexion.

Toutes ces bases n'ont pas les mêmes missions. Celles au Gabon et au Sénégal ne comprennent aucun équipement d'intervention, les forces prépositionnées qui s'y trouvent n'assurant que des activités de formation. Il ne doit y avoir à Dakar que quelques véhicules de l'avant blindé (VAB). Dans d'autres bases, les fonctions de formation sont complétées par des fonctions d'intervention. C'est le cas pour Abidjan - Port Bouët, comme pour notre base au Tchad. Cette distinction est importante. Si l'on mélange les fonctions des bases, on ne peut pas comprendre pourquoi certaines regroupent 1000 effectifs et d'autres 450/500. Contrairement à certaines affirmations, les chiffres des effectifs n'ont pas diminué.

Nous mentirions aux Françaises et aux Français si nous ne constations pas collectivement que les forces armées sénégalaises, ivoiriennes ou gabonaises ne sont plus celles d'il y a 20 ans. Les efforts de montée en puissance de ces armées ont été prodigieux. Je tiens à leur rendre hommage. Le sujet est désormais de correspondre aux attentes de nos partenaires. Au gré de ses rencontres et de ses discussions, le Président de la République a estimé qu'il était temps de mettre à jour notre présence. S'en suit désormais un dialogue, qui n'est pas le même suivant les États puisque le degré d'avancement des réflexions reste disparate.

Il n'y aura aucune fermeture de base. Nous nous dirigeons vers une ouverture de ces emprises aux partenaires africains concernés. L'objectif est de former davantage, soit en termes d'unités constituées (officier, sous-officier, état-major, hommes du rang), soit en termes de qualité de formation - je pense notamment aux formations des forces spéciales. Nos formations doivent répondre à des besoins nouveaux. Ainsi, l'armée de Côte d'Ivoire faisant face de plus en plus au terrorisme, celle-ci a besoin de centres de reconditionnement pour ses soldats, sur le modèle de nos maisons Athos.

Notre plan d'action sera sur-mesure et pourrait se traduire par une diminution du nombre de nos soldats dans ces emprises puisque l'objectif est bien de renforcer les partenariats entre soldats français et étrangers. Je ne peux pas donner aujourd'hui de quantum puisque le travail prendra encore du temps. Il s'agit selon moi d'une opportunité historique pour l'armée française car nous accompagnons une montée en puissance d'États amis, qui ont décidé - à la différence d'autres États...- de lutter contre le terrorisme. Il ne s'agit donc pas d'un recul de la France dans ces pays mais bien au contraire d'une manière d'être présente différemment, dans le cadre d'un partenariat renforcé.

Enfin, je rappelle que ces accords sont passés avec des États souverains et que notre présence ou notre départ répondent à leur volonté. Les caricatures sont nombreuses sur ce sujet. Certains commentateurs nous reprochent d'avoir quitté le Burkina Faso. Même à l'égard de pouvoirs illégitimes issus de coups d'État, nous ne pouvons pas fouler au pied la souveraineté de ces pays. J'aurai l'occasion de revenir devant votre commission pour vous présenter l'état d'avancement de ces discussions. Nous avons une occasion historique de maintenir une présence militaire toujours aussi affirmée, en lui faisant prendre un visage différent, qui donne droit à des formations de meilleure qualité. Cette réorganisation traduit par ailleurs bien la stratégie de nos armées, qui doivent pouvoir davantage se projeter depuis l'hexagone.

M. Jean-Marc Todeschini. - Qu'en est-il de la base aérienne de N'Djamena et des forces prépositionnées au Tchad ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le Tchad est le pays pour lequel je n'ai pas encore démarré de discussions. Ma priorité était la Côte d'Ivoire et la base de Port Bouët. Vous avez raison de souligner l'importance du Tchad, cet État étant cerné par des pays dont la situation sécuritaire est pour le moins préoccupante. Nous y avons des forces importantes, avec des capacités d'intervention.

S'agissant de l'innovation, la LPM 2019-2025 prévoyait 1 milliard d'euros par an pour l'innovation en propre de la DGA ; ce sera 1,42 milliard d'euros par an pour la LPM 2024-2030 (sans oublier l'innovation réalisée par les autres services du ministère des armées). Par ailleurs, j'ai demandé à ce que la BITD prenne davantage de risques sur sa part propre de financement de l'innovation. Les canons CAESAR sont un exemple d'innovation portée par l'entreprise Nexter, contre l'avis du ministère de l'époque.

Je ne sais pas vous répondre quant à la nécessité de dispositions législatives dédiées pour le financement de la BITD. Néanmoins, il y a bien un combat à mener au niveau européen s'agissant de la taxonomie. Il faut aussi faire appel à un financement patriotique. De trop nombreuses PME de la BITD se voient refuser des financements bancaires au seul prétexte qu'il s'agit d'armements. Il faut faire émerger ce thème dans le débat public pour sensibiliser la place bancaire. Certaines initiatives de fonds d'investissement sont en cours de création et je déplore que de grandes entreprises de la BITD ne répondent pas présent.

S'agissant du calendrier de la LPM, je suis votre serviteur et je serai au banc au moment nécessaire.

M. Christian Cambon, président. - Généralement, les LPM sont votées pour pouvoir être promulguées avant le 14 juillet.

M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est en effet le cas, pour la force du symbole, pour les LPM récentes. Mais on trouve tous les cas de figure. Certaines LPM se sont même conclues alors que les discussions de la loi de finances avaient déjà commencé. Le Gouvernement sera à la disposition du Parlement.

S'agissant du renseignement, je souligne à nouveau le caractère historique du doublement des crédits consacrés à la DRM et à la DRSD. L'enjeu à l'avenir ne sera pas tant en matière budgétaire qu'en matière de ressources humaines. Nous avons besoin de fidéliser nos agents. C'est spécialement vrai pour la DGSE, et tout particulièrement pour les métiers du cyber. La jeune génération est heureuse de faire ses premières armes au sein de la DGSE mais finit rapidement par rejoindre le secteur privé, attirée par ses offres matérielles. J'aurai des propositions à faire sur ce sujet. Les moyens techniques sont aussi en augmentation : des éléments liés au spatial ou encore aux drones concerneront les services de renseignement. Une grande partie des investissements cyber sont aussi dédiés à ces services. J'aurai l'occasion de présenter devant la délégation parlementaire au renseignement des éléments plus précis.

S'agissant de nos relations avec l'Allemagne, celles-ci n'ont guère changé comparées à ce qu'Alain Peyrefitte rapportait de ses échanges en 1962 dans C'était de Gaulle sur l'OTAN et sur les liens entre l'Allemagne et les États-Unis. Il faut faire preuve de patience sur ce sujet et je ne retirerai pas une ligne de l'échange entre le général de Gaulle et son ministre de l'information. Par ailleurs, il faut rappeler que ce que veulent le chancelier allemand et ses ministres ne correspond pas toujours à ce que veulent les industriels. Ce n'est pas propre à l'Allemagne. De surcroit, les industriels allemands ne sont pas toujours d'accord entre eux et ces désaccords sont plus marqués qu'en France. Il y a des différends internes à l'appareil industriel allemand. Enfin, certaines entreprises allemandes sont déjà des sous-traitants d'industries américaines, ce n'est pas nouveau. C'est notamment le cas pour Rheinmetall.

Nous avons besoin de ces coopérations militaires en matière d'armements, notamment pour amoindrir la facture pour le contribuable français. La rénovation du char Leclerc ne sera pas viable plusieurs décennies. Il faudra donc bien une solution sur ce sujet, sans oublier d'y intégrer les aspects propres aux drones ainsi que ceux liés aux sauts technologiques.

Il faut par ailleurs continuer à diversifier nos partenariats. C'est la raison pour laquelle je m'entretiens très souvent avec mes homologues italien et britannique, notamment s'agissant de l'entreprise MBDA. Il ne faut s'interdire aucune coopération. Concernant le SCAF, je note que certains pays européens se rapprochent désormais de nous, après avoir regardé vers d'autres coopérations. Nous devons rester ouverts, sachant que quoiqu'il arrive, nous aurons besoin d'un nouveau modèle d'avions et d'un nouveau modèle de chars.

S'agissant de l'inflation, nous nous sommes reposés sur les projections de Bercy pour bâtir les perspectives de la LPM. Un impact de l'inflation évalué à 30 milliards d'euros me parait conforme. Je constate qu'on s'intéresse à l'inflation quand celle-ci est haute et qu'on ne s'y intéressait pas quand elle était basse. Nous avons retenu des critères très dégradés et très pessimistes, pour lesquels j'ai bon espoir qu'il y ait des renversements de tendance dans les cinq années à venir. L'annualité budgétaire nous permettra d'opérer des ajustements, à la hausse comme à la baisse.

S'agissant de l'hélicoptère Tigre, beaucoup d'éléments circulent, qui sont souvent inexacts. Ce modèle d'hélicoptère continuera de voler jusqu'en 2035/2040. J'ai demandé aux armées de déterminer si le Tigre standard 3 correspond bien à nos attentes en matière technologique - disposera-t-on d'un hélicoptère déjà dépassé au moment de sa mise en service ? - et en matière de soutenabilité économique - pourra-t-on l'exporter ? Je ne réinterroge donc pas le principe du Tigre standard 3 mais le modèle tel qu'il existe aujourd'hui. J'ai demandé à la DGA, en lien avec les industriels, de mettre à jour ce programme si besoin était.

Les efforts doivent être poursuivis s'agissant des services de soutien. Personne ne comprendrait que la « réparation », mise au coeur de la LPM 2019-2025, s'achève maintenant. Pour l'entretien programmé du matériel, la LPM actuelle prévoyait 35 milliards d'euros. La proposition de la nouvelle LPM est à 49 milliards d'euros. L'augmentation, de 40 %, est spectaculaire. Néanmoins, cela doit se traduire par des effets réels, et non pas par une augmentation des coûts du maintien en condition opérationnelle (MCO). Cela fera partie du dialogue avec la BITD.

Il ne doit y avoir nulle inquiétude sur les OPEX. Les recalibrages sont en cours. Néanmoins, nul ne sait ce que les renforts sur le flanc oriental de l'OTAN donneront dans les mois et années à venir. Il en est de même pour les missions intérieures. Une petite provision est prévue à ce titre pour les Jeux olympiques de 2024.

S'agissant des munitions, beaucoup de commandes sont déjà réalisées. Pour les munitions de 155mm, 5000 ont été commandées en juillet 2022. Pour les missiles moyenne portée (MMP), 200 commandes anticipées ont été passées en décembre 2022. 100 missiles anti-aériens Mistral ont été commandés en décembre 2022. Une commande anticipée commune avec l'Italie a été réalisée pour plus de 200 missiles ASTER en décembre 2022. S'agissant des commandes à venir, 16 000 unités de munitions de 155 mm seront commandées en mars 2023 et trois commandes globales, pour un volume annuel de 15 000 unités de 155 mmm, de MMP et de Mistral, seront aussi passées en mars 2023. Cela montre bien que nous n'attendons pas la prochaine LPM pour intégrer les retours d'expérience de la guerre en Ukraine.

J'ai indiqué que le soutien à l'Ukraine serait sorti de la LPM. Cela concerne essentiellement les cessions de matériels puisque les moyens de maintien en condition opérationnelle (MCO) sont pris sur le fonds de soutien exceptionnel à l'Ukraine de 200 millions d'euros.

Concernant le service national universel (SNU), tous les arbitrages n'ont pas encore été rendus par le Président de la République. Je rappelle qu'il ne s'agit pas d'un service militaire. Il n'y a donc pas de raison que la LPM comprenne des éléments sur ce sujet. Néanmoins, certains projets qui concernent le ministère des armées pourraient se greffer au SNU. Des réflexions sont ainsi en cours pour des phases de volontariat, servant de passerelles vers les réserves. C'est la raison pour laquelle des provisions pour ces projets sont prévues dans la LPM.

Le tableau relatif aux ressources humaines de la LPM, tel qu'il existe, sera reconduit puisque les objectifs n'ont pas été atteints. 4500 à 5000 ETP n'ont pas été pourvus, non pas par difficulté à embaucher mais par difficulté à fidéliser. Le véritable pivot des ressources humaines est constitué par la réserve. Pour deux militaires d'active, il y aura un militaire de réserve. Cela aura un impact historique sur le format des armées. Il faut chercher à fidéliser ces réservistes qui se sentent parfois inutiles car trop peu convoqués. Il faut également les équiper et les entrainer.

M. Jacques Le Nay. - Monsieur le ministre, vous nous avez exposé la situation en Afrique. Dans un article du 20 février, le journal Le Monde titrait « Les États-Unis engagent une stratégie pour évincer les mercenaires du groupe Wagner d'Afrique ». La France est-elle considérée comme un partenaire dans cette démarche ? Dans une récente interview, vous évoquiez l'équilibre à trouver entre d'une part la rusticité et la masse et d'autre part le niveau de sophistication technologique. Comment trouver cet équilibre ? Quelles sont les remontées du terrain à ce sujet ?

M. André Guiol. - Actuellement, un exercice interarmées majeur se déroule dans le sud de la France : la séquence 1 de l'exercice Orion 2023. D'une ampleur inédite depuis trois décennies, ces grandes manoeuvres mettent en action 7000 militaires français et étrangers. Cet exercice multinational contribue à préparer nos forces mais aussi nos alliés à un combat de haute intensité dont l'actualité vient nous rappeler la constante probabilité. Sachant que depuis le 24 février 2022 l'Europe a su parler d'une seule voix et que l'OTAN a retrouvé sa légitimé sécuritaire, comment cet évènement peut-il mettre en évidence la nécessité de disposer en Europe d'un pilier de défense OTAN ? Ce pilier sera d'autant plus fort qu'il reposera aussi sur un dispositif militaro-industriel européen.

J'ai bien noté la réponse rassurante - à défaut d'être complétement satisfaisante - de l'ambassadeur d'Allemagne en France, lors de son audition, sur les raisons de l'acquisition par son pays de matériels américains. Il expliquait que l'Allemagne avait besoin de s'équiper rapidement et qu'il convenait d'acheter du matériel sur étagère. À terme, leurs acquisitions se feraient néanmoins en partenariat avec les Européens, avec le SCAF ou le char de combat du futur. J'entends les inquiétudes exprimées par notre collègue Cédric Perrin. Il faut rappeler que si les centres de gravité militaires et industriels de l'OTAN se situent bien en Amérique, force est de constater que les conflits sont bien trop souvent en Europe. Aussi, comment s'inscrit l'OTAN dans l'organisation de cet exercice Orion 2023 ? Quelle est l'implication de l'Allemagne dans ce dispositif ? Peut-être conviendrait-il de réorienter cet exercice, défini en 2021, soit avant l'invasion de l'Ukraine, à un moment où l'OTAN était encore jugée en état de mort cérébrale et où l'Allemagne n'avait pas encore débloqué 100 milliards d'euros pour ses équipements militaires à venir.

M. Philippe Folliot. - Je ne vous parlerai pas aujourd'hui de nos attentes s'agissant des forces de souveraineté et de la stratégie indopacifique, dont j'ai eu l'occasion de déplorer l'indigence à plusieurs reprises. Je souhaiterais vous interroger sur l'Ukraine et sur les livraisons d'armes. Concrètement, combien de véhicules AMX-10 RC avons-nous livré, sachant que cet équipement ne permet pas d'utiliser des obus aux standards de l'OTAN ? S'agissant des systèmes de défense anti-aériens, a-t-on d'autres perspectives de livraison pour protéger les infrastructures et les populations civiles ? D'après ce que nous avait indiqué le chef d'état-major de l'armée de l'air, nous avons 12 Mirage 2000 C actuellement stockés et prêts à être vendus. Envisagez-vous de les céder à l'Ukraine ou tout au moins de former les pilotes au cas où une telle décision serait prise ?

M. Rachid Temal. - Pourriez-vous nous faire un point d'étape concernant l'intégration de la Finlande et de la Suède à l'OTAN ?

Sur les trois sujets que sont la LPM, le rôle de la France en Afrique, et notre stratégie Indopacifique, le Parlement n'est pas assez associé en amont à vos décisions. Je sais que vous êtes attaché, en tant que gaulliste, à la notion de « domaine réservé ». Rien n'interdit néanmoins une lecture moderniste de cette notion.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je voudrais moi aussi vous exhorter à aller plus vite s'agissant du soutien à l'Ukraine.

Le président Cambon a évoqué le nouveau pôle d'influence polonais. Il est essentiel de nous impliquer davantage au sein de l'OTAN, tant vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale que des États baltes. Nous avons un rôle extrêmement important à jouer. Est-il vrai que notre armée de l'air serait prête à aller former des pilotes ukrainiens à Varsovie ?

Vous avez mentionné la nécessité d'un portage populaire pour l'acceptabilité des 413 milliards d'euros d'effort de défense. J'aimerais en savoir davantage sur l'importance, au sein de la réserve, de la réserve citoyenne. Celle-ci me parait absolument indispensable, de même que les journées défense et citoyenneté. Ces dernières avaient été supprimées pour les Français de l'étranger mais leur rétablissement a été récemment annoncé. Où en est-on aujourd'hui ?

Mme Gisèle Jourda. - Je voudrais évoquer l'enjeu de la fidélisation de nos forces. Quel effort sera consacré au plan famille au sein de la LPM ? Cela rassurerait nos militaires de savoir que nous avançons sur ces sujets. Certes, les réserves peuvent être un moyen très utile pour renforcer nos armées - j'avais d'ailleurs écrit avec Jean-Marie Bockel un rapport sur ce sujet. Mais avant tout, il faut améliorer les conditions de vie et d'accompagnement des familles de militaires pour assurer leur fidélisation.

M. Alain Cazabonne. - Un dictateur n'est pas sensible aux paroles, il n'est sensible qu'aux actes et à la résistance. Quel est votre sentiment s'agissant de la conduite psychologique de cette guerre ? Je trouve regrettable l'attitude des Américains et des Allemands qui ont déclaré qu'ils ne livreraient pas certains types d'armes ou de matériels. La France, en revanche, a eu raison d'affirmer que rien n'était exclu.

M. Jean-Marc Todeschini. - Je voudrais aborder à nouveau la question de l'OTAN. Aujourd'hui, tous les membres de l'alliance atlantique considèrent que le parapluie américain les protégera. Comment expliquer à nos concitoyens que la sécurité et la stabilité en Europe dépendent de l'alliance atlantique ? Selon moi, il faut prendre une initiative sur ce sujet. Ce n'est pas à travers le SNU que ce message pourra être passé.

M. Sébastien Lecornu, ministre. - S'agissant de l'équilibre à trouver entre masse, rusticité et sophistication technologique, je souhaiterais vous citer l'exemple des drones Shahed iraniens. Ces drones, qui coûtent une dizaine de milliers d'euros par pièce, peuvent être détruits par un missile de défense sol-air coûtant plusieurs centaines de milliers d'euros, voire un million d'euros. Cette remontée de terrain démontre l'importance, en complément de la masse, du paramètre des coûts. C'est un paramètre à prendre en compte pour rendre sincère notre arsenal. Le terme de drones recouvre des réalités bien différentes, du petit drone « jetable » jusqu'au drone armé et réutilisable. Le rapport annexé à la LPM devra préciser lesquels de ces drones relèvent de notre arsenal fixe et lesquels sont des munitions.

L'exercice Orion a certes été décidé en 2021 mais sa planification a largement été révisée depuis février 2022. J'aurai l'occasion avec les chefs d'état-major des armées de vous présenter son bilan. Il s'agit du plus grand exercice interarmées français depuis des décennies. Il est capital pour tester la capacité en grandeur nature de notre modèle. Nos alliés de l'OTAN sont non seulement informés mais également associés, certains pays jouant même un rôle dans l'exercice. Nous en tirerons un certain nombre d'enseignements, que nous partagerons avec nos alliés, et tout particulièrement avec le commandant suprême des forces alliés en Europe (SACEUR).

M. Gilbert Roger. - En découvrant l'existence d'Orion à la télévision, j'ai été frappé de l'écart entre la puissance de cet exercice militaire et l'absence d'implication réelle de nos concitoyens. Ne serait-il pas nécessaire d'associer la sécurité civile pour qu'il y ait une participation active de la population ?

M. Sébastien Lecornu. - Cet exercice est quasiment historique. L'État civil (préfectures, sécurité civile, forces de sécurité intérieure, collectivités territoriales) est largement associé dans les départements concernés. Cet exercice se suffit néanmoins à lui-même pour tester notre modèle d'armée : « qui embrasse trop, mal étreint ». Si nous réalisions un exercice trop large, nous ne pourrions pas en tirer les conclusions opérationnelles pour les armées. Il n'en demeure pas moins que le renforcement de la résilience de l'ensemble de la nation, outre-mer compris, est indispensable. Les élus locaux ont un rôle majeur à jouer. C'est la raison pour laquelle j'entends instaurer un devoir d'information à l'égard des correspondants défense au sein des conseils municipaux. La réserve citoyenne pourra également contribuer à consolider cette résilience.

S'agissant de l'OTAN, plus on se déplace vers l'est de l'Europe, plus la peur est présente au sein de l'opinion. Si l'opinion publique française est inquiète, elle n'a pas peur comme c'est le cas au centre et à l'est de l'Europe. Inconsciemment, notre population a intégré notre dissuasion nucléaire. Les Allemands achètent un avion de chasse américain car cela leur permet de transporter une bombe américaine, ce que ne permet pas un avion de chasse français.

Concernant notre stratégie pour l'Indopacifique, je vous trouve sévère, M. Folliot. Il y a dix ou quinze ans, des exercices comme Pitch Black ou le déploiement de notre sous-marin nucléaire d'attaque Émeraude n'auraient pas pu avoir lieu. Vous avez raison de souligner que les ambitions sont fortes et que les moyens sont parfois trop timides. Mais le terme d' « indigence » que vous avez employé me parait très dur compte tenu des efforts de nos forces armées.

Je ne communique pas sur le nombre de véhicules AMX-10 RC livrés à l'Ukraine. Les chiffres qui ont circulé sont faux. Notre partenaire ukrainien nous attend de manière très pressante sur deux sujets : l'artillerie, avec les lance-roquettes unitaires et les canons CAESAR (matériel nouveau, entretien du matériel déjà livré, obus, carburant et formation) ; la défense sol air (nombre de missiles pour armer les dispositifs Crotale). Les Ukrainiens sont satisfaits du matériel livré : tous les tirs de Crotale sont des tirs d'interception réussis. L'urgence pour mon homologue italien et moi-même est de mettre la pression sur MBDA et Thalès pour que le dispositif SAMP-T (système sol air moyenne portée/terrestre) soit livré le plus vite possible. Ce dispositif est en effet indispensable tant par sa couverture qu'en raison de son efficacité.

Par ailleurs, des discussions se poursuivent sur les avions. Comme l'a indiqué le Président de la République, il n'y a pas de tabou. Des difficultés se posent en matière logistique, de formation, ou encore d'entretien mécanique. L'accès aux munitions est aujourd'hui un défi pour l'ensemble de l'Occident, BITD américaine comprise. La capacité d'endurance de l'armée ukrainienne dépendra de son aptitude à durer sur les volets des munitions et de l'entretien du matériel.

Il est en effet capital que l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN se fasse, conjointement, le plus rapidement possible.

S'agissant du manque d'association en amont du Parlement, j'essaie de faire de mon mieux. Concernant l'Afrique, il était normal que la primeur de nos réflexions revienne aux dirigeants africains. Je vous rendrai compte, pays par pays, de l'avancement des discussions. Je n'en suis qu'au début de ma tournée de visites. Par ailleurs, dans le cadre de la diplomatie parlementaire, il serait utile de multiplier les rencontres avec les parlements des États africains concernés. Les échanges doivent se faire à trois niveaux : entre chefs d'état-major, entre diplomates et entre parlements. À nous tous, nous pourrons bâtir une stratégie innovante. Plus globalement, plus il y aura de débats sur des enjeux géopolitiques à Paris, mieux ce sera.

J'ai lu avec intérêt votre rapport sur l'Indopacifique. Je partage beaucoup de vos propositions, y compris celle d'un découpage en trois ou quatre blocs pour disposer de sous-stratégies. Je trouve en revanche que nous pourrions aller plus loin sur les sujets de formation, de réchauffement climatique ou encore sur notre investissement dans les organisations du Pacifique Sud.

Il faut en effet lancer des initiatives de pédagogie sur l'OTAN et sur le rôle de la France dans l'organisation. Par antiaméricanisme primaire, certains font dire n'importe quoi à la pensée gaulliste, et notamment à la décision de 1966 de retrait de la France du commandement intégré de l'organisation. Je rappelle par ailleurs que la réintégration décidée par le Président Sarkozy en 2007 n'a pas concerné la planification nucléaire, nous assurant ainsi de conserver notre autonomie sur la dissuasion. Plus globalement, il faut également souligner que la France est le troisième contributeur financier et le deuxième contributeur militaire à l'OTAN. Chaque année, chaque pays fait une promesse de mise à disposition de moyens militaires à l'organisation. Entre ce que nous promettons et ce que nous réalisons, la France est le deuxième contributeur net derrière les États-Unis. Ce chiffre n'est pas assez connu !

En outre, je rappelle que dans l'organigramme de l'alliance atlantique se trouvent des Françaises et des Français qui comptent : la présidente de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, ou encore le commandant suprême allié pour la transformation (SACT). La France est par ailleurs nation-cadre en Roumanie. Notre position est singulière, nous sommes jaloux de notre autonomie stratégique. Il faut être au clair sur ce que nous sommes en droit d'attendre ou non de l'OTAN. Nous devons aussi répondre à certains de nos partenaires qui souhaitent que l'OTAN s'intéresse davantage au Pacifique qu'à l'Atlantique nord. C'est l'un des sujets sur lesquels les parlements pourraient être amenés à travailler.

J'aurai l'occasion de revenir sur la réserve citoyenne lors de ma présentation de l'ensemble des stratégies pour les réserves. Il faut renforcer la réserver citoyenne tout en faisant preuve d'une certaine sobriété, certaines distributions de galons ayant posé problème.

Je présenterai le plan famille, qui est en effet clé pour assurer la fidélisation de nos forces. Le ministère des armées est avec le ministère de l'intérieur celui où les mutations sont les plus nombreuses. Une approche par catégories de grades est nécessaire, les mesures à prendre étant différentes selon que les militaires se trouvent en casernement ou non.

Sur la conduite psychologique de la guerre, il ne faut pas céder aux modes médiatiques. Je m'en suis agacé publiquement. Les médias ont concentré leur attention sur la défense sol-air en décembre puis sur les chars en janvier, avant soudainement de ne la porter qu'aux avions en février. Je prends le pari que le mois de mars sera consacré aux obus... Pour garder le soutien de notre opinion publique, et pour tenir collectivement, nous devons conserver une forme de sobriété et de discrétion. Il faut avoir le calme des vieilles troupes !

Les propos du Président de la République sur la mort cérébrale de l'OTAN ne doivent pas être dissociés de leur contexte. La menace russe n'était à l'époque pas la même et cette déclaration avait été faite à l'aune des difficultés rencontrées avec notre allié turc en Méditerranée.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour les précisions que vous nous avez apportées. Nous sommes impatients d'entrer dans le vif du sujet de la LPM. Vous avez souligné, comme plusieurs de mes collègues, l'importance de l'opinion publique. Dans quelques États européens, le soutien des populations à l'aide à l'Ukraine semble s'éroder. Le Parlement pourrait être davantage associé à ces questions par des débats. Ceux-ci ont le mérite d'apporter un éclairage et de porter la parole de ceux que nous représentons auprès du Gouvernement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 40.

Mercredi 1er mars 2023

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

« Quelle stratégie française dans le golfe de Guinée ? » - Examen du rapport d'information

M. Bernard Fournier, co-rapporteur. - Le Golfe de Guinée est sans doute une région d'Afrique qui se trouve moins sous le feu des projecteurs que le Sahel. Cela se comprend aisément étant donné l'engagement français depuis 2013 contre les groupes terroristes dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane. Au-delà de cet engagement militaire, la région a également concentré plus qu'aucune autre, pendant une décennie, les efforts de la diplomatie et de l'aide au développement françaises.

Au moment où nos armées sont contraintes de se retirer du Mali et du Burkina Faso et où la Russie consolide son emprise sur le Sahel, il nous a paru utile de prendre du recul. Car le Sahel doit être replacé dans l'ensemble plus vaste que constitue l'Afrique de l'Ouest, et dont les pays du Golfe de Guinée constituent en réalité le coeur économique et démographique.

Notre conviction est en effet que le Golfe de Guinée est une région incontournable aussi bien pour le développement et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest que pour la préservation des intérêts stratégiques français.

Ce serait d'ailleurs une erreur de se focaliser sur les seuls pays francophones. D'abord, ce serait faire l'impasse sur le géant démographique et économique africain, le Nigeria. Géant démographique, avec ses plus de 200 millions d'habitants, sans doute plus de 400 millions en 2050 et 800 millions en 2100, ce qui en fera le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière l'Inde et devant la Chine. Géant économique, avec un PIB de 440 milliards de dollars, également le premier d'Afrique.

En outre, le Golfe de Guinée dans son ensemble représente près de 50% de la production pétrolière du continent, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Ce pétrole compte aussi pour 10% des exportations mondiales.

De fait, les intérêts économiques de la France dans la région sont significatifs, en particulier au Nigeria. C'est en effet le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne. Le Nigeria concentre 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Une centaine d'entreprises françaises y sont présentes, dans le domaine pétrolier (Total), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), etc. La situation est similaire en Côte d'Ivoire, deuxième partenaire de la France en Afrique subsaharienne après le Nigeria.

Du fait de sa population très importante et grâce au dynamisme et à la créativité de sa jeunesse, le Nigeria présente de nombreuses opportunités d'investissements et d'affaires, comme l'ont souligné les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Lagos. Selon eux, ces opportunités très significatives compensent la corruption qui crée un environnement complexe pour les entreprises.

Ensuite, la France a un atout à jouer dans les pays anglophones, avec un passé moins compliqué que dans les pays francophones, d'où une image globalement très positive de notre pays, comme nous avons pu le constater au Nigeria.

La région « Golfe de Guinée » revêt également une importance cruciale sur le plan des phénomènes migratoires. Sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. L'immigration en provenance du Sahel est ainsi très importante dans la région. La stabilité et le développement économique des pays du Golfe de Guinée sont donc essentiels pour que ces migrants n'aient pas à chercher massivement un avenir meilleur en-dehors de l'Afrique.

Enfin, rappelons qu'environ 80 000 Français sont présents dans le Golfe de Guinée, y travaillent et y entreprennent.

Le Golfe de Guinée est cependant pris en tenaille entre deux types de menaces : les unes en provenance de l'Océan, les autres de l'intérieur du Continent. Ces menaces viennent potentiellement « percuter » le potentiel de prospérité de cette région ainsi que les intérêts de la France que j'ai évoqués.

Je parlerai pour ma part de la menace qui trouve son origine au large des côtes. En réalité, et c'est l'un des enseignements de notre mission, cette menace est au moins triple : la piraterie, la pêche illégale et un trafic de drogue en explosion.

En ce qui concerne la piraterie, le Golfe de Guinée est devenu dans les années 2010 la première région au monde pour ce fléau, avec plus de cent incidents par an. Les enlèvements avec demande de rançon ont remplacé les vols de pétrole. Les armateurs de France nous ont dit combien la piraterie leur coûtait, notamment en termes de frais d'assurance et de sécurité privée, dans cette zone où passent plus de 1 500 navires par jour. Trois remarques à ce sujet.

D'abord, comme l'ont rappelé deux résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, c'est la responsabilité première des États de la région de sécuriser leur domaine maritime. De fait, ils s'y efforcent, individuellement mais aussi collectivement avec l'architecture de Yaoundé mise en place en 2013, et qui consiste en un dispositif assez complexe avec plusieurs instances régionales sur divers niveaux. Le bilan de ce dispositif est d'ailleurs mitigé. Les pays restent un peu jaloux de leur souveraineté. Ils ont de tels problèmes à l'intérieur de leurs frontières qu'il leur est difficile de traiter en plus la sécurité maritime. L'harmonisation des législations, indispensable pour mieux réprimer la piraterie, n'avance pas vite.

Deuxième niveau d'intervention contre la piraterie : l'opération Corymbe, et je veux ici rendre hommage à nos militaires, en particulier de la Marine nationale, qui assurent cette mission depuis plus de trente ans, en coordination avec les forces française prépositionnées. C'est un travail de coopération et d'exercices communs de grande ampleur - nous avons pu rencontrer l'équipage du PHA Tonnerre qui était à quai à Lagos lors de notre venue. Ce sont également des formations au profit des marines locales, mais aussi des opérations menées contre les pirates. Corymbe peut s'appuyer sur des outils remarquables comme le MICA Center hébergé à Brest, qui veille H24 sur le trafic maritime et, en cas d'attaque, alerte les Marines concernées.

Il existe également, au niveau de l'Union européenne, une « Présence maritime coordonnée » combinant les moyens navals européens disponibles.

Ces actions sont-elles efficaces, faut-il les renforcer ? D'abord, de l'avis général des spécialistes que nous avons entendus, une opération de type Atalante, parfois réclamée par les armateurs, est à exclure, car nous ne sommes pas du tout ici dans la même situation. En effet, contrairement à la Somalie en 2009, les États de la zone ne sont pas des États faillis. Par ailleurs, le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires très dispersés.

Par ailleurs, au moment où nous avons lancé notre mission, un fait étonnant s'était produit depuis environ un an : le nombre d'attaques de piraterie a complètement chuté. On est passé de 115 incidents en 2020 à 52 en 2021, et seulement 16 entre janvier et juin 2022.

Les spécialistes que nous avons entendus ne doutent pas du bien-fondé des actions de sécurisation maritime. Néanmoins, ils n'y voient pas le facteur déterminant dans cette diminution, qui serait plutôt à rechercher à l'intérieur du Nigeria. En effet, les troubles politiques et sociaux majeurs dans le delta du Niger ont sans doute joué un rôle essentiel dans le développement de la piraterie dans les années 2010. Inversement, l'approche des élections présidentielles au Nigeria a probablement un lien avec la diminution des attaques, tout comme, à l'inverse, l'augmentation massive du pillage des oléoducs à terre, 80% de la production étant volée ! Ceci ne nous conduit toutefois pas à préconiser un allègement du dispositif anti-piraterie. En effet, il est tout à fait possible que de nouveaux changements au Nigeria conduisent à son retour dans le Golfe de Guinée. La coopération entre les pays de la zone et avec leurs partenaires doit donc continuer à progresser, notamment les efforts d'harmonisation juridique.

Par ailleurs, nous avons identifié deux autres menaces qui sont peut-être encore plus graves que la piraterie. La première, c'est la pêche illégale, menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant les capacités de reconstitution des stocks. Or la pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région et le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé en deux ans.

Nous aidons déjà les États dans ce domaine dans le cadre de CORYMBE. Selon nous, il faut aller plus loin et en faire une véritable priorité, d'autant que la baisse de la piraterie donne des marges pour agir. Plus globalement, il est nécessaire d'aller au-delà de la seule approche sécuritaire immédiate pour créer les conditions d'une « économie bleue » prospère dans le Golfe de Guinée, car toute la région en bénéficiera.

M. François Bonneau, co-rapporteur. - Après la piraterie et la pêche illégale, j'évoquerai la troisième menace majeure dans le Golfe de Guinée : le trafic international de drogues, essentiellement à destination de l'Europe. Il s'agit malheureusement d'un problème qui devient de plus en plus grave. Une grande partie de la cocaïne qui alimente notre continent transite désormais par le Golfe de Guinée. En décembre 2022, plus de 4,6 tonnes de cocaïne, d'une valeur d'environ 150 millions d'euros, ont ainsi été saisies par la Marine française dans le Golfe.

Il existe ainsi un véritable « écosystème » de la drogue sur la côte du Golfe de Guinée, autour des aéroports internationaux, des ports maritimes avec terminal à conteneurs et des réseaux routiers régionaux, pour redistribuer la drogue en Afrique et surtout en Europe. Une partie de la solution relève de la classique coopération policière et judiciaire entre l'ensemble des pays par lesquels transitent les flux. Une réponse régionale commune a aussi été ébauchée avec la Commission ouest-africaine sur les drogues (WACd), dirigée par Kofi Annan. Mais il faut aussi indéniablement davantage de volonté politique pour faire passer ce problème au premier plan et lui consacrer les financements qu'il mérite. L'un des obstacles majeurs à une telle avancée est cependant le haut niveau de corruption de certains pays de la zone. Si le trafic de drogue fait désormais peser une menace jugée sérieuse sur des institutions de certains pays d'Europe du Nord, on imagine la situation dans le Golfe de Guinée.

Le deuxième grand type de menace dans le Golfe de Guinée, c'est la « descente » des groupes terroristes en provenance du nord des pays et du Sahel. C'est un fait constaté par tous les États concernés. Le Togo, le Bénin, la Côte d'Ivoire ont subi des attaques. Le Bénin a dû renforcer son armée, construire des postes avancés et des forts. Tous les pays de la région partagent un terreau de vulnérabilité au terrorisme lié aux conflits d'usage de la terre, aux inégalités extrêmes, et à la « contagion » des groupes déjà constitués dans les pays du Sahel.

La situation au Nigeria reste également très grave. La branche historique de Boko Haram y a été fortement affaiblie, mais la branche ISWAP, franchise locale de l'Etat islamique, s'enracine et s'étend. En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme de grande ampleur. Des groupes criminels dirigés par de véritables seigneurs de la guerre profitent du kidnapping et de l'extraction minière illégale. La force multilatérale mixte contre Boko Haram a quant à elle un bilan mitigé. Ses membres, notamment le Tchad et le Niger, se sont en partie désengagés afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs problèmes internes.

Il est vrai que ces pays ont pris très tôt conscience de la menace. Nous avons d'ailleurs senti une réelle inquiétude de nos interlocuteurs sur cette expansion du djihadisme. Ils étaient aussi, pour la même raison, très inquiets de notre départ du Sahel. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo ont ainsi lancé l'initiative d'Accra dès septembre 2017 afin de partager des renseignements, de former des personnels et de conduire des opérations militaires transfrontalières conjointes. Certes les résultats obtenus sont modestes. Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région. Mais le contexte actuel est porteur pour cette Initiative d'Accra et la redéfinition de la stratégie française dans la région doit la prendre en compte. En décembre dernier s'est d'ailleurs tenu un sommet de l'Initiative d'Accra où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont Charles Michels). Des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Cette initiative est un peu à la croisée des chemins. Il faut, selon nous, la renforcer, au besoin par de nouveaux financements et des projets de coopérations menées par nos agences, en particulier Expertise France. Le G5 Sahel n'a pas bien fonctionné mais le contexte était différent : il faut en tirer les leçons et mieux soutenir ces pays qui prennent le problème plus en amont.

Les pays de la région font des efforts certes militaires, mais aussi dans le domaine économique et social, car ils ont compris qu'il fallait traiter les causes profondes du terrorisme. Ils s'efforcent de réduire les vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base ainsi que des infrastructures pour les forces de défense et sécurité. Ils tentent aussi de coopérer avec des chefs religieux pour lutter contre les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Or nous avons un certain nombre d'outils pour les aider dans leurs initiatives, notamment les financements de l'AFD, j'y reviendrai.

Enfin, une troisième menace pèse particulièrement sur nos intérêts, c'est celle issue de nos compétiteurs stratégiques. Il est clair notamment que la Russie, après les succès rencontrés en République centrafricaine, au Mali et au Burkina Faso, ne va pas en rester là. D'ores et déjà, la Côte d'Ivoire compte de nombreux influenceurs pro-russes. Si les pays du Golfe de Guinée venaient à être déstabilisés par les mouvements djihadistes comme les pays du Sahel l'ont été, il y a fort à parier que les Russes chercheraient à reproduire le succès qu'ils ont rencontré au Sahel.

Pour résumer, la région du Golfe de Guinée constitue un foyer de développement essentiel pour l'Afrique de l'Ouest et nous y avons des intérêts significatifs qu'il nous revient de protéger. Cette région est prise en étau entre plusieurs menaces majeures, auxquelles il convient donc de faire face tout en prenant en compte nos échecs passés.

La période est évidemment favorable à ce genre de réflexion, au moment où nos armées sont contraintes de quitter le Mali et le Burkina Faso et où nous sommes défiés sur tous les continents par la Russie et la Chine.

Puisqu'on a pris l'habitude de raisonner en « 3D » (diplomatie, défense et développement), j'évoquerai d'abord le premier D, la diplomatie.

En plus du soutien à la lutte contre les djihadistes que j'ai déjà évoqué, il est indispensable de se battre dès aujourd'hui sur le terrain de l'influence. Nous avons déjà commencé : la France dispose désormais d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et l'État-major des Armées a créé une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO).

Au-delà de ces démarches utiles, il est indispensable de trouver des relais non institutionnels pour utiliser les réseaux sociaux d'une manière plus offensive. Cela semble à l'opposé de la diplomatie traditionnelle, plutôt discrète, et nous n'en avons pas l'habitude, mais c'est indispensable. Nous savons comment agissent nos concurrents. Encore récemment, il a été démontré qu'une société israélienne avait non seulement mis en place de faux influenceurs au Burkina Faso, mais avait aussi utilisé un hebdomadaire français pour diffuser une information visant à discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), accusé d'avoir noué des alliances avec des groupes djihadistes pour pouvoir y circuler librement. Nous devons aussi compter avec le panafricanisme, un réel courant de pensée, légitime, qui trouve actuellement des échos dans certaines luttes pour les droits dans les pays occidentaux. Toutefois, il ne faut pas être naïfs : c'est aussi un mouvement qui peut être instrumentalisé par les adversaires de la France. En particulier par la Russie, qui mène contre nous une offensive idéologique globale en Afrique, prônant le retour à des valeurs autoritaires contre les valeurs « dépravées » de l'Occident.

Il ne s'agit pas, comme nos concurrents, de diffuser cyniquement des mensonges, mais au contraire de diffuser et d'illustrer davantage deux vérités : celle de ce que nous accomplissons en faveur des populations, et celle de ce que certains de nos compétiteurs font en réalité. Il est donc plus que jamais nécessaire de trouver des relais, des influenceurs qui seraient prêts à diffuser nos messages.

De manière complémentaire, il est sans doute nécessaire de faire évoluer notre modèle d'aide au développement. Au total, l'AFD a investi 5,15 milliards d'euros entre 2016 et 2020 au sein des pays du Golfe de Guinée, soit 23% de ses engagements totaux en Afrique. Rien qu'au Nigeria, l'AFD a engagé 2,5 milliards d'euros depuis 2008, soit le deuxième engagement de l'agence sur le continent derrière le Maroc. De même, la Côte d'Ivoire était la première bénéficiaire de l'APD française en 2018 et encore la troisième en 2021 avec 251 millions d'euros. Un troisième « Contrat de désendettement et de développement » (C2D), dont l'AFD assurera la mise en oeuvre, a été récemment signé avec ce pays pour un montant de 1,144 milliard s'euros.

Pourtant, deux évolutions sont selon nous nécessaires dans ce domaine. Puisque ces pays ont pris conscience de la menace djihadiste, il faut les soutenir en même temps dans leurs efforts de développement socio-économique des régions du Nord. C'est déjà en partie le cas. Nous avons ainsi constaté que la stratégie « Golfe de Guinée » de l'AFD prend explicitement en compte le risque de développement du terrorisme dans le Nord. Dans ce cadre, les projets en matière de conciliation des usages du sol, d'emploi des jeunes et d'éducation doivent être multipliés, ce qui suppose de maintenir des moyens importants en dons.

Mais en second lieu, l'aide au développement ne peut rester à l'écart de notre effort d'influence. Il paraît nécessaire de privilégier les actions ayant de fortes retombées médiatiques et « réputationnelles ». Comme le faisait remarquer notre ambassadeur au Burkina Faso, les projets structurants sont nécessaires, mais ils n'offrent pas beaucoup de retombées à court terme. Il faut donc ré-augmenter les moyens dont disposent les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, car ils ont la réactivité et la culture nécessaire pour ce genre d'actions. Or, malgré une augmentation de leurs financements dans la période récente, ils restent peu pourvus.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure. - Je vais donc à présent évoquer la question de la coopération et de la présence militaires de la France dans les pays du Golfe de Guinée.

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il est évident que nous ne pouvons pas faire un « copier-coller » de la politique suivie jusqu'à aujourd'hui. Il est d'abord nécessaire d'avoir une réflexion générale sur la justification et sur les conditions de nos interventions militaires. La progression du djihadisme dans le Golfe de Guinée rend également cette réflexion plus urgente.

Certes, la nature et les modalités de notre engagement dans les pays africains ont déjà profondément changé au fil des années. C'est pourquoi d'ailleurs les accusations de néocolonialisme me semblent déplacées. Le soutien inconditionnel aux régimes en place n'est plus d'actualité. La France promeut depuis longtemps une politique davantage soucieuse de démocratie et de droits de l'homme que ce n'était le cas auparavant. En outre, La présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armée françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix », la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des militaires locaux, menée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions. En Côte d'Ivoire, le conflit a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la Russie.

Ces deux interventions ont souligné, comme l'avait développé devant la commission le général Didier Castres, le problème de l' « inconcordance des temps » que nous rencontrons dans nos interventions. Alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore une mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides. Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. D'autant que, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un Etat étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de notre l'«offre stratégique » à ces pays.

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires, que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle, avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération de chefs est donc beaucoup moins francophile, comme on le voit aujourd'hui au Burkina Faso. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs n'est pas la panacée. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, ces formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux mènent leurs hommes au combat. Certes, les efforts plus ciblés que nous consentons sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont utiles, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) que nous avons pu visiter à Abidjan. Cette formation y concerne non seulement des militaires mais aussi des magistrats ou des policiers, ce qui la rend sans doute plus efficace.

Quant aux partenariats opérationnels, ils ont aussi leur vertu, mais ils maintiennent les militaires locaux dans une position subordonnée et ne les responsabilisent pas forcément.

Dès lors, il faut davantage répondre à ce que demandent actuellement les partenaires africains de la France, et qui est moins « structurel ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, ils demandent en effet des financements, des équipements ou des armements, ainsi que de l'appui opérationnel en renseignement. Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Il ressort de notre déplacement que les dirigeants de ces pays sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets. En particulier au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, notre appui en matière de renseignement peut être décisif compte tenu de la connaissance très précise que nous avons acquise sur ces différents groupes tout au long de l'opération Barkhane.

Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains, il faut être prudent pour ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

La deuxième grande réflexion doit porter sur nos bases militaires au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon. Faut-il diminuer leurs effectifs, voire en supprimer certaines ?

Il faut d'abord tenir compte du fait qu'on est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui. Par ailleurs, ces bases sécurisent nos ressortissants, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Pour nos concitoyens et nos entreprises, c'est une assurance-vie en cas de troubles majeurs. Elle bénéficie d'ailleurs aussi à nos amis européens, ce dont ils ne nous témoignent pas toujours beaucoup de reconnaissance, comme nous l'a rappelé notre ambassadeur au Burkina.

La question des bases est ainsi étroitement liée à celle de notre capacité à mener des opérations. S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour nos ressortissants ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de foyer pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane.

Le président de la République a annoncé avant-hier dans son discours sur l'Afrique, nous nous en félicitons, que ces bases ne seront pas fermées, mais transformées pour s'intégrer davantage au sein des pays où elles sont implantées. La mutualisation avec nos alliés africains et avec des partenaires européens, peut aussi être une bonne chose. Le Président a aussi évoqué la transformation en « académies », faisant référence sans doute à cette académie de lutte contre le terrorisme que nous avons visitée à Abidjan et qui constitue effectivement un beau projet.

Selon nous, il faut cependant veiller à garder une présence significative si nous voulons pouvoir faire face aux situations exceptionnelles que j'ai évoquées. Il faut rappeler que même l'A400M ne peut pas transporter plus de quelques véhicules lourds depuis l'hexagone. La distance par rapport à celui-ci implique donc de conserver des capacités logistiques suffisantes sur place.

En outre, les bases sont des relais d'influence permanente, permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. Par ailleurs, les bases des forces prépositionnées ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français.

Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.

Pour conclure, la manière dont nous allons faire face aux enjeux du Golfe de Guinée constitue un test de notre « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il est évident que nous ne souhaitons plus mener des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane, cela ne doit nullement signifier que nous renonçons à cultiver notre influence, à protéger nos ressortissants, à contribuer au développement de la région en même temps qu'au rayonnement de nos entreprises et à proposer à nos partenaire des coopérations militaires. C'est un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation de notre statut international. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle LPM sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner ou non une offre stratégique crédible dans le Golfe de Guinée. Il faudra donc que nous y soyons particulièrement attentifs.

M. Christian Cambon, président. - C'est un sujet essentiel. La démographie parle d'elle même. De plus nous sommes dans l'actualité, compte-tenu du discours que le Président de la République a tenu avant-hier sur l'avenir de la posture française en Afrique.

M. Joël Guerriau. - La première fonction de l'armée est de protéger la population française. Lors de la guerre civile en Côte d'Ivoire nous avions rapatrié beaucoup de Français. Les entreprises françaises ont essentiellement été reprises par des Libanais. Quelles sont aujourd'hui nos capacités d'évacuation ? Les mouvements anti-français sont souvent liés à de la corruption de manifestants. Comment pouvons-nous y réagir ?

M. Pascal Allizard. - Les montants versés par l'AFD interrogent. Nous investissons beaucoup dans des infrastructures, alors que nos compétiteurs répondent aux besoins à court terme. Par ailleurs, la politique d'influence menée par ceux-ci doit être prise en compte, il faut que nous y réagissions. Enfin, notre image d'ancienne puissance coloniale, malgré les changements, nous colle encore à la peau. Notre sincérité est questionnée, comme celle des britanniques dans leur ancienne zone coloniale.

M. Jean-Pierre Grand. - Ne faudrait-il pas être en capacité, comme d'autres puissances, d'avoir des contacts discrets à haut niveau ?

M. Philippe Folliot. - L'attitude envers la France est-elle très différente entre les pays francophones et les pays anglophones ? Par ailleurs, comment promouvoir une exploitation raisonnée de l'Océan, essentielle pour la sécurité alimentaire des populations de la région, notamment celles qui vivent de la pêche vivrière ? Comment lutter contre la pêche illégale et le pillage halieuthique dans les eaux territoriales, en zone économique exclusive et en haute mer ?

M. Alain Cazabonne. - Comment la Russie peut-elle avoir un tel poids dans la région alors qu'elle n'a plus la puissance de l'URSS ? Il y a quelques années nous étions très bienvenus en Côte d'Ivoire ; ce n'est plus le cas. Comment l'expliquer, est-ce seulement une question de moyens ?

M. Gilbert Roger. - Il a eu récemment des reportages intéressants sur ces sujets, notamment sur le choix des pays de visite où se rendra le Président de la République dans le cadre de son déplacement en Afrique, choix qui ne serait peut-être pas le meilleur.

M. Rachid Temal. - L'arrivée de concurrents vient aussi du fait qu'ils ont des propositions intéressantes, parfois peut-être plus que les nôtres. Pourriez-vous préciser le fonctionnement de l'Académie de lutte contre le terrorisme ?

M. André Vallini. - Il ne faut pas avoir de nostalgie de la françafrique. M. Sarkozy avait tenté d'en finir avec ces méthodes ; avec François Hollande c'était totalement terminé, et il ne faut pas le regretter. L'Afrique est un champ de compétition mondial et tous les pays sont là. Il y a aussi un ressentiment anti-colonial.

M. Bernard Fournier, co-rapporteur. - L'image de la France est effectivement variable : très positive dans les pays anglophones comme le Nigeria où nous avons une excellente image, moins bonne dans les pays francophones, comme la Côte d'Ivoire, du fait de notre passé colonial, avec cependant des rapports différents selon les groupes sociaux auxquels on s'adresse, la jeunesse ayant des réactions assez vives à l'égard de notre pays, notamment à cause des réseaux sociaux.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure. - Le Nigeria est favorable à l'apprentissage de la langue française. Beaucoup de jeunes mais aussi des adultes apprennent le Français à l'Alliance française. Il faut changer notre regard sur ce sujet. En revanche il y a une persécution des Chrétiens dans le Sud du Nigeria, en lien avec la pression démographique. Sur l'AILCT, il s'agit d'une initiative intéressante de part son caractère multidisciplinaire. Le premier financement a été assuré par la Côte d'Ivoire et la France mais il faut trouver d'autres financements pour assurer la pérennité de cet organisme qui doit atteindre sa pleine mesure en 2025.

M. François Bonneau, rapporteur. - Nous avons rencontré les forces économiques françaises au Nigeria. Lagos est une ville tentaculaire. On voit beaucoup plus de signes de la présence de forces économiques françaises à Abidjan même si nous y sommes en compétition avec les Chinois, les Turcs, les émirati, des pays européens, etc. En ce qui concerne notre image, les retours que nous avons eus sont bons malgré une frange non négligeable de la jeunesse qui ne nous est pas toujours favorable. On ne peut pas dire sans nuance, en tout cas, que notre image soit mauvaise dans ces pays. Il y aussi une forte demande de coopération, notamment militaire contre le djihadisme, qui s'exprime.

Plus généralement, il faut prendre en compte la réalité africaine sans imposer nos schémas. La lutte contre l'analphabétisme est essentielle car elle a de multiples impacts, notamment sur la natalité.

Pour les putschistes, Wagner constitue une protection malgré son exploitation des ressources du pays. Concernant la pêche illégale, la corruption constitue un handicap qui empêche de progresser. Par ailleurs, le développement durable ne constitue pas la préoccupation essentielle de ces pays, il faut en être conscient.

Mme Gisèle Jourda. - Notre offre d'aide au développement est totalement conforme aux normes du développement durable, ce qui nous met d'ailleurs parfois en faiblesse par rapport à des pays qui n'ont pas les mêmes conditionnalités.

M. Christian Cambon, président. - Ce rapport arrive à un bon moment, alors que nous réexaminons le rôle de la France en Afrique !

Le rapport est adopté par la commission à l'unanimité.

Désignation de rapporteurs

Mes chers collègues,

Je souhaitais vous donner quelques informations sur les missions d'information de notre commission qui comprennent des déplacements à l'étranger.

Les missions se composeraient donc ainsi :

- la mission sur le Brésil serait composée de Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. André Vallini, Mme Catherine Dumas, M. Philippe Folliot et Mme Nicole Duranton. La mission devrait se dérouler du 9 avril au 17 avril ;

- la mission sur l'Égypte serait composée de M. Ronan Le Gleut, M. Jacques Le Nay et Mme Sylvie GoyChavent ;

- la mission aux Émirats arabes Unis et au Sultanat d'Oman serait composée de M. Hugues Saury, Mme Gisèle Jourda, M. Jean-Noël Guérini, M. Joël Guerriau et Mme Vivette Lopez. La mission devrait se dérouler du 23 au 28 avril ;

- la mission dans les Balkans occidentaux sera composée de M. Olivier Cigolotti, Mme Hélène Conway-Mouret, M. Pierre Laurent et M. Edouard Courtial. La mission devrait se dérouler soit la semaine du 17 avril, soit celle du 24 avril ;

- Enfin, la mission à l'Assemblée générale des Nations unies à l'automne sera composée de M. Pascal Allizard, Mme Marie-Arlette Carlotti et M. Guillaume Gontard.

La réunion est close à 11 h 15.