Mardi 27 septembre 2022

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Institutions européennes - Audition de M. Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le représentant permanent, en cette rentrée parlementaire, nous avons souhaité faire un point avec vous sur les sujets qui vont faire l'actualité européenne ces prochains mois. Nous vous auditionnons en visioconférence, et je saisis cette occasion pour indiquer à mes collègues que la conférence des présidents a décidé le retour au seul présentiel pour les réunions plénières de commission, même si elle autorise encore le recours à la téléconférence pour les auditions organisées par les rapporteurs et pour permettre aux commissions d'entendre en plénière des personnalités pouvant difficilement se rendre à Paris. En outre, les obligations de présence en séance publique et en commission, qui avaient été suspendues depuis janvier dernier en raison de l'épidémie de Covid-19, redeviennent applicables.

Notre commission ne vous a pas entendu depuis longtemps. Il faut reconnaître que la représentation permanente de la France a été particulièrement occupée au premier semestre de l'année 2022 par la Présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE), qui a impliqué, pour vous-même et vos équipes, la préparation ou l'animation d'un nombre très important de réunions du Conseil, du Comité des représentants permanents (Coreper) et de divers groupes plus techniques. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer au Sénat le bilan de cette présidence lors d'un débat organisé le 12 juillet dernier en séance plénière.

Aujourd'hui, nous souhaitons aborder avec vous, de manière plus prospective, les sujets européens qui nous apparaissent comme les priorités du moment. La Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, en a dressé un tableau récemment dans son discours sur l'état de l'Union prononcé le 14 septembre dernier devant le Parlement européen. Le soutien à l'Ukraine et la réponse à la crise énergétique ont été les deux sujets principaux de son intervention. Ces sujets s'imposent naturellement, tant leur impact est sensible jusque dans le quotidien de nos concitoyens.

Concernant l'énergie, la présidence tchèque a transmis un projet de compromis sur les mesures d'urgence proposées par la Commission européenne pour limiter la hausse des prix. Elle propose plusieurs assouplissements, sans remettre en cause l'architecture des différentes mesures. Quelles sont à vos yeux les perspectives d'aboutir à un accord politique, compte tenu de l'urgence de la situation, lors de la réunion extraordinaire des ministres de l'énergie de vendredi prochain ? Quelle est notamment la position de la France sur la proposition de « contribution de solidarité » demandée aux producteurs pétroliers et gaziers et sur le projet de plafonnement du prix des importations de gaz, qui suscite de fortes réticences chez certains États membres ?

La Commission européenne a en outre indiqué envisager une réforme structurelle du marché européen de l'électricité pour l'année prochaine. Notre commission y consacrera une table ronde le 13 octobre prochain. Disposez-vous d'informations au sujet du calendrier de cette réforme ? Quels sont les États membres qui sont les plus ardents à la promouvoir ? La crise actuelle des prix de l'énergie a-t-elle fait évoluer ceux qui y étaient le plus réfractaires ?

Pour ce qui est de la guerre en Ukraine, nous serions notamment intéressés de connaître les dernières informations disponibles en matière de reprise des exportations de denrées agricoles ukrainiennes. Quelles ont été les démarches menées par l'Union européenne au sein de la communauté internationale, afin de lever les obstacles à ces exportations mis en place par les forces armées de Russie, en particulier en mer Noire ?

Outre ces sujets d'actualité pressante, je souhaite aussi vous faire part de la préoccupation de notre commission à l'égard de l'avenir de l'agence Frontex de surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne. Cette dernière traverse une crise profonde : son directeur, M. Fabrice Leggeri, a démissionné, évoquant un « glissement » des missions de l'agence depuis 2019 d'un organe de contrôle des frontières extérieures de l'Union européenne vers « un organisme de surveillance des droits fondamentaux aux frontières extérieures ». Son successeur ne sera nommé qu'en fin d'année, mais, étrangement, la Commission européenne n'attend pas sa nomination pour lancer une évaluation de la réglementation de 2019 et préparer sa révision, et ce alors que les flux migratoires irréguliers sont repartis à la hausse vers l'Union européenne.

Pouvez-vous donc nous indiquer quelles sont les priorités du gouvernement au sujet de Frontex ? La France présentera-t-elle de nouveau un candidat à la direction de l'agence ? Enfin, comme cela existe déjà pour Europol, peut-on envisager d'intégrer les parlementaires nationaux au mécanisme de contrôle des activités de l'agence ?

Monsieur le représentant permanent, je vous laisse la parole.

M. Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne. - Monsieur le Président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette audition intervient à un moment particulier pour l'Union européenne, qui se trouve confrontée à des défis inédits.

Nous pouvons en effet dégager trois grands défis, qui sont les priorités les plus pressantes de l'agenda de l'Union européenne : d'abord, l'agression russe contre l'Ukraine, qui a des implications très profondes, puisqu'elle intervient sur le territoire européen ; ensuite, les transformations - numérique, climatique... - à l'oeuvre dans tous les États membres, qui supposent la mobilisation et le renouvellement d'un très grand nombre de politiques et d'instruments ; enfin, le défi de l'État de droit et de la préservation des équilibres de la démocratie. Ces enjeux sont très complexes, mais l'Union européenne et les États membres ont su manifester une capacité d'unité et d'efficacité qui a surpris et qui se traduit par de nouveaux outils et de nouvelles solidarités. Comme l'a indiqué le Président de la République, la souveraineté européenne devient une réalité tangible.

La PFUE semble avoir été appréciée : nous avons en effet joué tout notre rôle en mobilisant les institutions européennes sur l'ensemble des sujets, et les résultats ont déjà été répertoriés. Avec la présidence tchèque, nous travaillons à poursuivre cet héritage.

Je distinguerai cinq axes de travail.

Premier axe : face à la guerre d'agression dont la Russie s'est rendue coupable, nous avons adopté dès le mois de février dernier des mesures fortes et une réponse immédiate, avec des jeux de sanctions successifs qui visent à rendre la guerre insoutenable pour le régime russe. Ces sanctions ont d'ailleurs déjà un impact visible en Russie, lequel ira croissant. Dans le même temps, nous avons fourni à l'Ukraine un soutien massif, humanitaire, militaire, financier - 19 milliards d'euros à ce jour - et politique ; je pense à l'octroi du statut de candidat à l'Union européenne au mois de juin dernier. L'enjeu est de s'inscrire dans la durée et de tenir, alors que nous devons adopter des mesures plus structurelles sur ces volets. Demain, en réponse aux dernières déclarations du président Poutine, nous examinerons un nouveau jeu de sanctions qui frappera les responsables de l'organisation des prétendus référendums dans les territoires occupés et qui visera à resserrer l'étau sur l'économie russe. Nous avons également décidé au mois de juin dernier de pénaliser la violation des sanctions par des pays tiers qui pourraient devenir des plateformes de contournement.

Le soutien européen à l'Ukraine doit lui-même s'inscrire dans la durée et devenir structurel. L'aide militaire - à hauteur de 2,5 milliards d'euros jusqu'à présent - a été possible, car les industriels et les États avaient des stocks disponibles. Dès lors qu'il faut soutenir l'effort de guerre, il faut produire et faciliter l'engagement des industriels européens à délivrer de nouveaux équipements. C'est pourquoi le Commissaire européen chargé du marché intérieur Thierry Breton a proposé un mécanisme d'achats conjoints et d'incitations budgétaires à cette fin, que nous espérons voir adopté au mois de novembre prochain. Qui plus est, comme il s'agit d'équipements sophistiqués, nous mettons en place une mission de formation des militaires ukrainiens. J'évoquerais aussi l'assistance macro-financière, l'assistance humanitaire et l'aide à la reconstruction - une conférence se tiendra à ce sujet le 25 octobre à Berlin.

Vous avez évoqué le cas très particulier des céréales ukrainiennes et les risques que faisait peser la Russie - destruction de stocks et blocages des voies d'évacuation maritime. Dès le début de la guerre, lors du sommet de Versailles en mars dernier, nous avons identifié cet enjeu de sécurité alimentaire et la Commission européenne, sur notre initiative, a mis en place des corridors de solidarité, pour favoriser l'évacuation des céréales ukrainiennes par des voies terrestres, ce qui a posé au début des problèmes logistiques assez importants, qui ont été résolus au fur et à mesure. Ces corridors sont désormais efficaces : 3 millions de tonnes de céréales transitent par mois. La réouverture des ports, négociée par les Nations unies avec le soutien de la Russie, et l'évacuation par voie maritime pourraient aboutir dans les prochaines semaines au rythme souhaité par les Ukrainiens eux-mêmes, soit 6 millions de tonnes. La France travaille en particulier avec la Roumanie pour faciliter l'évacuation par les ports roumains. Cela permettra de répondre aux besoins de sécurité alimentaire des pays vulnérables, mais aussi d'apporter de nouvelles ressources à l'État ukrainien. En effet, ses besoins de liquidité sont évalués à 5 milliards d'euros par mois.

Le soutien à l'Ukraine passe aussi par l'accueil des réfugiés ukrainiens : plus de 8 millions sont venus en Europe. Des moyens juridiques ont été débloqués pour la première fois à l'échelon européen, notamment une protection temporaire leur octroyant divers droits.

Cela passe aussi par la lutte contre l'impunité. L'enjeu moral est tel qu'il est nécessaire d'agir pour peser sur les choix des responsables russes. Nous avons ainsi donné de nouveaux moyens à Eurojust, organisé des équipes pour collecter et préserver les éléments de preuve, afin de soutenir l'action de la Cour pénale internationale (CPI).

Sur tous ces sujets, nous essayons de maintenir nos outils de coordination opérationnelle, qui sont relativement nouveaux pour les institutions européennes, mais qui gagnent progressivement en efficacité.

Deuxième axe, la réduction des dépendances stratégiques. Si nous avions commencé à y travailler, cet enjeu s'est cristallisé avec la guerre. Il s'agit aujourd'hui de matérialiser la souveraineté européenne. C'est pourquoi, à Versailles, au mois de mars dernier, les chefs d'État ou de gouvernement ont traité à la fois de l'Ukraine et de la construction d'une souveraineté européenne. Il s'agit là d'un fil directeur pour lequel nous avons un programme : défense, santé, matières premières critiques, alimentation, technologies fondamentales, spatial, tout ce qui fonde l'indépendance de l'Union européenne. Progressivement, nous mettons en place des outils nouveaux - concurrence, financement, politique commerciale... C'est un chantier au long cours, mais nous avons dépassé la fin de la naïveté et sommes entrés dans le réarmement de nos politiques.

La question énergétique, que vous avez mentionnée, monsieur le Président, est bien la plus pressante aujourd'hui : elle s'est imposée dans l'agenda européen depuis plusieurs mois. Nous devons assurer la protection des Européens des conséquences de la guerre, mais l'action que nous menons vis-à-vis de l'Ukraine et de la Russie dépend de la résilience des Européens . Cette action converge vers la réduction des dépendances stratégiques et la décarbonation de nos bouquets énergétiques. Il s'agit là d'une action que nous menons beaucoup plus vite que prévu et avec beaucoup de détermination. Cela s'est traduit par l'arrêt des importations de charbon russe au mois de juillet dernier, de celles de pétrole russe d'ici à la fin de l'année, sauf pour trois pays très enclavés. En matière de gaz, c'est la Russie qui a progressivement interrompu ses fournitures ; l'Union européenne n'a pas instauré de sanctions.

Lorsque l'on combine les mesures prises en matière de diversification, de stockage - les objectifs de remplissage sont dépassés aujourd'hui - assorti de solidarité entre États membres et de sobriété, nous devrions passer l'hiver sans rupture d'approvisionnement, même avec zéro gaz russe.

Reste que les prix de l'énergie, gaz ou électricité, demeurent très élevés. Les mécanismes européens de marché qui étaient jusqu'à présent très performants ne sont plus efficaces : au contraire, ils reposent sur un couplage entre les prix du gaz et de l'électricité qui entraînent des effets très négatifs et incompréhensibles pour les consommateurs. Nous avons demandé à la Commission européenne de prendre de nouvelles mesures pour faire face aux prix élevés de l'énergie et nous devrions adopter un texte vendredi qui vise à réduire la demande globale d'électricité, en particulier aux heures de pointe, et à prévoir la captation des revenus exceptionnels dégagés par les producteurs d'électricité et la redistribution de ces revenus vers le consommateur, ainsi qu'une contribution de solidarité des grandes entreprises des secteurs du charbon, du gaz, du pétrole et du raffinage. Sur ces sujets, les États membres ont convergé pour adopter ce texte : nous avons introduit des flexibilités pour tenir compte des différentes situations. La France ne s'est pas opposée à la contribution de solidarité : elle s'est assurée que cela resterait compatible avec les mesures prises à l'échelle nationale.

Par ailleurs, nous avons pris des mesures techniques, dans le but d'éviter une crise financière sur les marchés de l'énergie : de très grands opérateurs sont menacés, car ils font face à des problèmes de liquidités. Nous avons obtenu après des mois de discussion que la Commission, par la voix de sa présidente, s'engage à proposer une réforme profonde et complète des marchés de l'électricité, avec un objectif de découplage des prix du gaz et de l'électricité. Cela fait plus d'un an que nous avons fait cette demande avec d'autres pays comme l'Espagne. Plusieurs États membres s'y étaient initialement opposés, par exemple l'Allemagne ou les pays du Nord, qui estimaient conjoncturelle la hausse des prix et craignaient une rupture avec les mécanismes de marché. Après une étude d'impact, la Commission européenne pourra présenter une proposition au début de l'année prochaine.

Nous cherchons également à accélérer la transition énergétique. En même temps que nous travaillons sur des objectifs climatiques s'appuyant sur les énergies renouvelables, la Commission européenne a proposé un nouvel instrument de financement, REPowerEU, qui devrait dégager des moyens supplémentaires. L'objectif est d'obtenir un accord la semaine prochaine, lors du Conseil des ministres de l'économie et des finances.

Parallèlement, nous suivons la situation économique en Europe et travaillons à accélérer la mise en oeuvre du plan de relance : les États membres font tous face à une inflation élevée, qui se combine avec un resserrement de la politique monétaire, avec des risques récessifs, notamment en Allemagne. Il est donc d'autant plus nécessaire que les politiques économiques soient cohérentes. Tout cela conduit à une réflexion sur la gouvernance économique et l'application des règles budgétaires à l'issue de la période de suspension qui s'achève fin 2023. La Commission a annoncé une consultation sur ce sujet à ce propos au mois d'octobre.

Ces sujets nous occupent, mais nous continuons à travailler sur les trois autres axes, que je mentionne rapidement.

Il s'agit du reste de l'agenda législatif. Depuis 2019, nous avons un programme ambitieux, qui vise à préserver et définir un modèle européen dans les transformations en cours, qu'il s'agisse du pacte Vert, de l'agenda numérique ou de la protection des frontières extérieures de l'Union européenne. Nous avons beaucoup travaillé, notamment dans le cadre de la PFUE, et pouvons espérer qu'en 2024 le bilan soit très satisfaisant : Ajustement à l'objectif 55 (Fit for 55), régulation des plateformes numériques, réforme de Schengen et relance des négociations sur le nouveau pacte Asile et immigration. D'autres textes sont en discussion : la régulation de l'intelligence artificielle, la loi sur les données, sans parler du métavers européen annoncé par Thierry Breton - l'agenda numérique prend une grande part -, la collecte de preuves pour les enquêtes pénales...

En matière d'environnement, outre le climat, de grands textes sont en cours concernant la restauration de la nature, la pollution, l'économie circulaire qui est aussi une réponse à la dépendance.

Les dix-huit prochains mois s'annoncent très chargés. Je pense également à la question sociale : nous travaillons sur un texte concernant les conditions de travail des travailleurs des plateformes. Tout cela s'accompagne de très grands chantiers en matière de financement de l'économie, de financements durables, d'obligations des entreprises, de déforestation, de mécanisme carbone aux frontières etc. Tout cela est cohérent en termes d'objectifs, mais suppose un travail soutenu.

Un autre axe de travail est l'action extérieure de l'Union européenne, elle aussi en cours de redéfinition. Il s'agit d'une forme de projection géopolitique de notre souveraineté et de notre solidarité. L'objectif est de tenir compte des conséquences de la guerre en matière alimentaire - je pense à l'initiative Food and Agricultural Resilience Mission (FARM) lancée par la France -, mais aussi en matière énergétique. De façon plus générale, nous essayons de renouveler et de mettre en ordre des instruments assez fragmentés afin de reconstituer une politique étrangère européenne, notamment avec l'Afrique et la région Indopacifique, en mettant en avant une approche plus respectueuse et plus durable que d'autres compétiteurs internationaux - la concurrence est rude entre les modèles et les intérêts.

En ce qui concerne le continent européen lui-même, nous avons pris des initiatives pour répondre à une potentielle déstabilisation liée à la guerre : c'est l'objet de la Communauté politique européenne voulue par le Président de la République, dont le lancement aura lieu la semaine prochaine, à Prague, avec la participation de quarante-quatre pays européens. Cela n'enlève rien aux relations que nous avons avec nos voisins en Europe - je pense aux négociations d'adhésion avec les pays des Balkans occidentaux pour lesquels nous nous efforçons de mettre en place une approche plus dynamique et plus graduelle.

Le dernier axe de travail, que j'ai mentionné comme l'un des défis les plus sensibles, est l'État de droit. La démocratie devient un sujet pour les institutions européennes. Cette question doit être traitée grâce aux outils spécifiques. Des travaux sont en cours pour protéger à la fois les scrutins électoraux et les débats publics. Ils portent sur les partis, sur la publicité politique en ligne, sur la liberté des médias, sur les ingérences étrangères. Nous avons développé au fur et à mesure un arsenal allant du dialogue pour le respect des bonnes pratiques, avec un rapport annuel de la Commission européenne, jusqu'à des mesures plus coercitives, avec une conditionnalité en matière d'État de droit. Cela s'applique aujourd'hui à la Hongrie, qui met en place de manière très active des réformes pour éviter une sanction. D'autres défis pourraient se présenter à nous : la Commission européenne a ainsi annoncé une nouvelle initiative pour lutter contre la corruption.

C'est dans ce contexte que la Conférence sur l'avenir de l'Europe s'est conclue sous la présidence française en mai dernier. Les institutions se sont engagées à assurer le suivi de près de 300 recommandations émanant de citoyens, ce qui a nécessité une classification initiale pour déterminer les propositions réalisables à droit constant en l'état et celles supposant une révision des traités. Nous y travaillons sans tabou, dans le but de renforcer l'action de l'Union européenne. La Commission a déjà annoncé certaines initiatives, par exemple sur la santé mentale ou sur la mise en place d'instruments novateurs pour mieux associer les citoyens à l'élaboration des politiques européennes.

Nous avons travaillé également sur Frontex pendant la présidence française, à la fois parce que nous avions un agenda très actif pour la protection des frontières extérieures - le dossier a avancé grâce aux compromis trouvés au sein du Conseil, sur le règlement Eurodac et au sur le règlement sur le relatif au filtrage, ainsi que sur le la révision du code frontières Schengen - et parce que les polémiques ayant concerné l'agence ces derniers mois ont abouti à la démission de son directeur. Nous avons organisé un débat des ministres de l'intérieur au mois de juin afin d'apaiser les discussions et de rappeler que l'agence Frontex avait d'abord pour mission d'aider les États membres à protéger les frontières extérieures et elle le fait tout en respectant les droits fondamentaux. Nous avons déterminé quatre priorités : le développement du contingent permanent, avec un objectif de 10 000 hommes en 2027 ; la qualité du soutien apporté aux États membres, ce qui impose, par exemple, une adaptation des règles de passation des marchés publics par l'agence; le redéploiement des moyens de l'agence pour faciliter l'organisation des retours ; l'action internationale, via la mise en place de coopération avec des pays tiers. Nous avons, par exemple, mis en place dans l'urgence un accord avec la Moldavie pour l'aider à accueillir sa part de réfugiés ukrainiens. La France n'a pas présenté de candidat au renouvellement de Fabrice Leggeri. Nous allons évaluer ceux qui se sont présentés. Le dépôt des candidatures a été clos le 19 juillet, nous nous situons maintenant dans la phase d'évaluation.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci d'avoir répondu à nos questions sur Frontex. Vous avez clarifié une partie de nos inquiétudes. Je précise que ce n'est pas nous qui avons fait émerger un antagonisme entre la préservation des droits fondamentaux et la surveillance des frontières : c'est un débat qui existe sur le terrain et qui monte aussi bien au sein de la Commission européenne, du Conseil européen que du Parlement européen.

M. Jean-Yves Leconte. - Vous avez évoqué la question des travailleurs des plateformes. Quelle est la position de la France par rapport à la volonté de la Commission et du Parlement d'aller vers une présomption de salariat dans la plupart des situations ?

Le 24 février a constitué une rupture pour l'Union européenne. Même si l'UE a réagi d'un point de vue politique, on voit bien que ce n'est pas elle qui répond le plus aux besoins de l'Ukraine en matière de financement. Idem en matière d'accompagnement militaire. Certaines parties de l'Europe, notamment celles divergeant sur l'Etat de droit, remettent en cause la politique de l'Allemagne construite depuis vingt ans sur le gaz russe. La France est aussi critiquée par les mêmes pays. Comment, avec une telle déchirure au sein de l'Union européenne, arriverons-nous à faire face aux enjeux actuels ? Compte tenu de l'affaiblissement de l'euro par rapport au dollar, de la remontée des taux d'intérêt et des difficultés liées à la baisse du pouvoir d'achat, comment redonner confiance aux citoyens en l'Union européenne ? Nous avons certes fait beaucoup au cours des six derniers mois, mais ce n'est pas encore assez par rapport aux besoins. L'Europe est aussi trop timide en matière d'État de droit. Comment arriver à recoller les morceaux ?

Mme Laurence Harribey. - Je compléterai la question de Jean-Yves Leconte sur les travailleurs des plateformes. Auparavant, la France défendait une approche par les droits des indépendants et n'était pas favorable à la présomption de salariat. Visiblement, la position française a évolué. Jusqu'où avons-nous changé d'avis ? Quelle est la position française sur la solution de compromis présentée par la République tchèque, qui a pris la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne ? Quelles sont nos chances d'aboutir sur cette question ?

Vous avez parlé d'État de droit, mais vous n'avez pas dit un mot de ce qui s'est produit ce week-end en Italie. Je souligne aussi que la prochaine présidence sera suédoise. Comment envisagez-vous les choses avec ce nouveau rapport des forces, en particulier sur la question de la conditionnalité vis-à-vis d'un certain nombre de pays ?

M. Didier Marie. - À la suite de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, un certain nombre de perspectives ont été ouvertes par le Président de la République. La Présidente de la Commission européenne Mme Ursula von der Leyen a récemment indiqué que l'organisation d'une convention pour réfléchir à l'évolution des institutions européennes était envisageable. Des évolutions sont-elles possibles au coeur du traité de Lisbonne ? La flexibilité de ce dernier permettra-t-elle de répondre aux enjeux ? Sommes-nous prêts, malgré les réserves émises précédemment sur la situation politique et l'euroscepticisme de quatre pays, à engager une révision des traités ?

Autre question, plus technique : il existe actuellement un conflit sur les droits de pêche dans la Manche. L'éventuelle autorisation de la pêche à des chaluts néerlandais préoccupe les pécheurs normands que je connais bien. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ?

M. Philippe Léglise-Costa. - S'agissant des travailleurs des plateformes, nous sommes en effet partis d'une approche différente. Comme Mme Harribey l'a souligné, il s'agissait de protéger les travailleurs concernés. La Commission, comme le Parlement européen, a choisi une approche par le statut, avec une présomption de salariat réfragable dès lors que des critères d'indépendance seraient réunis. In fine, l'objectif était le même : alors que ces nouvelles modalités de travail se développent, que les plateformes augmentent leurs activités, la question se posait de légiférer pour garantir les droits de ces travailleurs, quel que soit leur statut. En partant d'une approche pratique, nous avons essayé de jouer sur les critères afin de pouvoir faire converger les différentes positions. Il s'agit de distinguer entre ce qui doit être traité comme du salariat et ce qui relève du droit applicable à des travailleurs indépendants. Dès lors que nous pourrions trouver des critères suffisamment clairs, nous aurions abouti à des résultats à peu près équivalents. C'est pourquoi nous accompagnons l'action de la présidence tchèque. Nous n'y sommes pas encore, mais au fur et à mesure que les discussions progressent, nous arrivons à dépasser nos différences d'approches initiales. Nous avons donc évolué sur la méthode, mais avec des objectifs qui restent équivalents sur le fond.

S'agissant du soutien à l'Ukraine, il faut distinguer - cela fait partie des chantiers qui sont devant nous - la réalité du soutien européen, qui est massive, et la communication, qui ne se situe pas au même niveau. Il est clair que ce sont les Européens qui assument l'essentiel de l'effort. D'abord par les conséquences du découplage économique à l'oeuvre, en matière énergétique, mais pas seulement puisque les sanctions sont très profondes. Il était plus facile pour les États-Unis de renoncer au pétrole russe puisqu'il ne représente qu'une part minime de leurs importations ! Le soutien à l'Ukraine, qu'il soit macro-financier, militaire, humanitaire, sans parler du soutien aux réfugiés, fourni par les institutions européennes et par les États membres se compare avantageusement à celui fourni par les États-Unis ou le Royaume-Uni, même s'il existe effectivement une force de frappe américaine en matière d'équipement militaire.

En ce qui concerne la confiance en l'Union européenne et les fractures pouvant être à l'oeuvre entre les États membres, la situation est assez complexe. Il n'y a pas de bloc qui se manifeste de manière univoque. Même si la Pologne et la Hongrie se retrouvent, par exemple, pour bloquer des procédures en matière d'État de droit, ces deux pays ont des positions très différentes s'agissant de la guerre en Ukraine. Les fractures ne sont donc pas aussi claires. Un lieu commun s'est développé, en provenance de certains pays de l'Est, mais surtout des États-Unis et de la presse britannique, selon lequel l'axe franco-allemand serait en partie affaibli. À les écouter, la Pologne et les pays Baltes seraient la nouvelle Europe. Ce n'est pas ce qui se constate à Bruxelles où nous sommes parvenus à garantir l'unité. Il s'agit donc d'une division artificielle. Personne ne pense que l'on en revient aux analogies de M. Rumsfeld entre la nouvelle Europe et l'ancienne Europe.

Certes, il existe un enjeu de maintien de la confiance dans l'action de l'Union européenne. Il y a une sorte de course de vitesse entre une action qui est de plus en plus forte, de plus en plus solidaire et qui couvre de plus en plus de domaines, et des attentes qui vont encore plus loin. Dans des périodes précédentes où des crises majeures avaient frappé l'ordre international - par exemple la guerre d'Irak -, l'Union européenne s'était profondément fracturée en deux, mais personne n'avait perçu cela comme un échec, car l'attente était moins forte.

Je rebondis sur la question de l'Italie. Je n'en ai pas dit un mot explicitement, mais j'ai mentionné que la question de la protection de la démocratie et de l'État de droit se posait plus précisément aujourd'hui : c'est à cela que je faisais référence, avec peut-être un peu trop de réserve diplomatique. Il nous faudra, dans les mois qui viennent, qu'il s'agisse de l'Italie ou de la Suède, être particulièrement vigilants. Les écarts et les infractions feront l'objet de réponses par les instruments que nous avons développés.

Le deuxième point de vigilance porte sur les valeurs faisant l'objet de débats politiques dans la plupart des États membres. Certains contredisent la construction européenne - cela appellera des réponses -, d'autres sont simplement des débats sociétaux qui se retrouvent dans le débat public européen. Il importera de faire cette distinction. Bien évidemment, l'euroscepticisme peut être un risque pour la solidarité européenne et l'efficacité de son action. Quid si des États membres n'honoraient pas leurs engagements ? Aujourd'hui, c'est la Hongrie qui menace de le faire, mais elle n'a pas suffisamment de poids. Si d'autres États membres se joignaient à elle, cela aurait un impact plus systémique. Des pays comme la Pologne ou l'Italie sont dans la contradiction : ils attendent énormément de l'Europe en termes de solidarité, d'action, d'efficacité, mais en même temps ils manifestent, dans le discours politique, de la défiance par rapport à une Europe qui serait trop forte.

En ce qui concerne la Convention sur l'avenir de l'Europe, le sentiment commun est que des réformes sont nécessaires. Nous avons agi dans l'urgence, nous sommes parvenus à apporter des réponses opérationnelles et efficaces, mais aucune de nos actions n'est autoportée dans la durée. Les crises vont continuer à se produire et les institutions actuelles ne sont pas adaptées, sans parler d'un possible élargissement de l'Union dans les prochaines années. Voilà pourquoi la plupart des États membres estiment que cette réforme est absolument indispensable. La question tient plutôt à la méthode. L'expérience de la Convention de 2001 a été perçue comme un contre-exemple. L'idée est donc de prendre les choses à l'envers et de faire mûrir cette discussion, de rapprocher les États membres, d'identifier ce qui peut être fait sans révision des traités et ce qui doit être fait avec révision des traités, etc. Si le besoin d'une Convention se faisait sentir, il faudrait que l'exercice soit plus juridique que politique.

Nous sommes prudents dans la méthode. En effet, comme vous l'avez souligné, s'il fallait rouvrir de manière très large les traités, il est probable que certains États membres demanderaient des modifications qui nous paraîtraient, à nous, des reculs. Le débat diviserait les différents pays. À l'heure où l'unité est plus que jamais importante, mieux vaut essayer de préparer soigneusement une discussion qui, un jour, se transformera en négociation.

Comme vous le savez, les relations avec les pêcheurs néerlandais ne sont pas simples, qu'il s'agisse de la pêche électrique hier ou, désormais, de la pêche à la senne démersale. Le régime en vigueur expire en décembre 2022. Nous sommes engagés dans un trilogue qui pourrait aboutir cette semaine. Nous portons les intérêts des pêcheurs européens contre ces méthodes.

M. Jean-François Rapin, président. - La France porte-t-elle un message d'interdiction ?

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous plaidons pour protéger nos pêcheurs des méthodes nuisibles des pêcheurs néerlandais.

M. Jean-François Rapin, président. - Il y a la senne danoise et les chaluts en eaux profondes des pêcheurs néerlandais. Je voulais m'assurer que la position française sur ce sujet était claire.

M. André Gattolin. - Merci pour votre exposé liminaire, dont j'ai beaucoup apprécié la finesse, notamment lorsque vous évoquiez le commencement de la fin de la naïveté pour l'Europe.

L'arrivée vraisemblable au pouvoir d'une coalition droite-extrême-droite en Italie et en Suède, ainsi que la poussée de la droite nationaliste en Finlande posent des questions sur la construction européenne. Je partage votre distinguo entre l'État de droit, qui repose sur des principes comme l'indépendance de la justice ou la liberté d'expression, et la pensée politique libérale. C'est bien l'État de droit qui est mis en cause en Hongrie et en Pologne, mais pas dans les trois pays que j'ai cités.

Cela témoigne d'une évolution, d'une Europe qui n'est plus envisagée comme un espace de croissance et de prospérité, mais sous le prisme des affrontements et des difficultés vis-à-vis de la Russie, de la Chine ou même de la Turquie. Mme Meloni a fortement critiqué la Russie et la Chine, la Finlande et la Suède ont adhéré à l'Otan, le parti Vox en Espagne est lui aussi devenu très critique de la Russie. N'est-ce pas un changement de paradigme, d'une Europe qui promet libéralisme économique et politique à une Europe plus géopolitique, construite en réaction à des menaces extérieures ?

Mme von der Leyen, dans son récent discours sur l'état de l'Union, a mis l'accent sur la lutte contre les ingérences extérieures ; cela participe de ce réarmement intellectuel, de la fin de la naïveté. Entre ce glissement pro-atlantiste de l'extrême-droite et l'idée que l'Europe peut se doter d'une souveraineté stratégique, comment voyez-vous ces évolutions et ces dynamiques nouvelles ?

M. Philippe Léglise-Costa. - C'est une question sensible pour le représentant permanent que je suis, qui mêle des sujets que nous traitons dans le cadre du Coreper et des considérations politiques. Les positions ne sont pas univoques, pour la Pologne et la Hongrie comme pour le parti Frères d'Italie de Mme Meloni, qui est très atlantiste et dont on peut attendre un soutien sur l'essentiel de l'action européenne vis-à-vis de la Russie.

À terme, nous constatons une convergence. La construction européenne est fondée sur des principes de droit, d'organisation des relations internationales et de démocratie qui font sa singularité et la rendent attractive.

Cette force du modèle européen est perçue comme une menace par le régime russe, dont les actions en Crimée et dans l'est de l'Ukraine en 2014 ont suivi l'accord d'association signé par ce pays avec l'Union européenne, et non le projet d'élargissement de l'Otan. Une Ukraine indépendante qui se rapprocherait du modèle européen serait pour la Russie, dont la société présente des caractéristiques comparables à celles de la société ukrainienne, une menace très forte. La Communauté politique européenne dont nous organisons la première réunion la semaine prochaine est l'expression de ce modèle partagé, qui s'oppose au modèle impérialiste et autoritaire incarné par le régime du président Poutine.

Vis-à-vis de l'Ukraine et de la Russie, il faut agir conformément à notre conception du droit international et de la souveraineté, en défendant les idées de démocratie, de protection de l'environnement, d'organisation des libertés dans la société qui nous sont propres et s'opposent au modèle autoritaire chinois, mais sont aussi distinctes du modèle américain - nous pouvons le constater dans des dossiers comme la transformation climatique, l'agenda numérique ou la protection des frontières et des droits fondamentaux.

Cette singularité européenne ne doit pas être mise en contradiction avec nos intérêts géopolitiques, qui nous amènent à nous réarmer. Cela suppose de dépasser une période d'illusion, lorsque certains États membres ont cru que le monde serait de plus en plus stable, ouvert et démocratique, avec un marché mondialisé et une sécurité de mieux en mieux garantie. Il faut avancer à la fois dans la défense de ce que nous sommes et dans celle de nos intérêts, dans une perspective de durabilité et de souveraineté. Sans cela, nous vidons l'unité européenne de sa substance.

Permettez-moi de revenir à mes propos sur la pêche, qui ont pu sembler ambigus. Contrairement au Parlement européen, nous ne soutenons pas l'interdiction de la pêche démersale dans les eaux territoriales françaises. Nous défendons les intérêts de nos pêcheurs.

M. Jean-François Rapin, président. - Vous défendez ceux des pêcheurs qui pratiquent la senne démersale, qui ne sont pas nos pêcheurs...

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous nous opposons aux pratiques des pêcheurs néerlandais...

M. Jean-François Rapin, président. - Qui pratiquent la senne démersale et la pêche au grand chalut.

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous estimons que les droits historiques doivent être préservés.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes d'accord là-dessus ; mais le Parlement européen, à travers l'amendement Roose, propose l'interdiction de la senne démersale ou du moins sa limitation. Il faut éviter toute ambiguïté sur ce sujet très sensible sur nos côtes. Les élus côtiers présents ici, dont je fais partie, le savent bien. Nous avons publié plusieurs lettres sur ce sujet. Merci de nous préciser la position du gouvernement français.

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous considérons que les droits historiques sont dans l'intérêt des pêcheurs français, même s'ils peuvent aussi contribuer à la protection des intérêts d'autres États membres. Je reviendrai vers vous pour préciser ce point.

Mme Patricia Schillinger. - J'habite la zone dite des trois frontières entre la France, l'Allemagne et la Suisse, où nous voyons quotidiennement arriver de nombreux jeunes qui ont transité par l'Autriche et la Suisse. Récemment, ils étaient 138 - étrangement tous nés en 1985... On trouve de tels groupes dans toute l'Europe. Quelles mesures seront prises à leur égard ? Leur avenir ne peut être la rue. Que pouvons-nous faire ? Avez-vous un dialogue avec vos homologues du Coreper sur ce sujet ?

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous proposons de sortir de l'ornière où les questions migratoires étaient bloquées depuis le grand afflux de 2015-2016. La Commission Juncker puis la Commission von der Leyen avaient proposé une architecture d'ensemble de la politique d'asile et d'immigration, mais la situation était restée bloquée du fait des divergences d'intérêts entre les États membres. Certains d'entre eux avaient vécu l'épisode de 2015-2016 comme un traumatisme. Nous avons essayé de reprendre la question sous un angle pratique, pour recréer de la confiance. Cela fonctionne, puisque nous avons pu avancer sur les textes.

Le premier volet, mis en place dès le début de la présidence française, concerne la dimension externe de la politique migratoire, c'est-à-dire la coordination de l'action des États membres, des agences et des institutions européennes pour travailler avec les pays d'origine et de transit. Cette coordination, auparavant, n'était pas systématique ; et surtout l'Union européenne ne répondait pas aux besoins des pays d'origine et de transit, qu'ils soient directement liés à l'immigration ou plus profonds. Il fallait donc discuter de ces besoins pour éviter que des gens ne prennent le risque, par exemple, de traverser la Méditerranée. De manière plus coercitive, il existe également une palette de leviers vis-à-vis des pays qui refusent de coopérer, notamment une conditionnalité à l'octroi de visas ou de financements européens. Nous nous efforçons de coordonner ces outils. Cela commence à porter des fruits et à structurer une politique migratoire externe.

Deuxième avancée, la renégociation du code frontières Schengen qui organise la protection des frontières extérieures et la coopération entre États membres sur les mouvements intérieurs. Ce texte datait d'une époque où les menaces et les mouvements secondaires étaient perçus comme négligeables. Face à l'afflux de réfugiés, soit nous remettions en place des contrôles aux frontières intérieures, ce qui s'est produit, soit l'espace Schengen restait ouvert, sans possibilité de coopération. Nous avons engagé des discussions avec le Parlement européen pour un « Schengen 2.0 » où les États pourront coopérer, suivre les personnes, les raccompagner si nécessaire ou les accueillir.

Troisième avancée, l'articulation entre responsabilité aux frontières extérieures et solidarité au sein de l'Union européenne. Nous sommes désormais en mesure de mieux identifier les personnes qui arrivent irrégulièrement sur le territoire européen, avec les règlements filtrage, pour l'identité et la sécurité, et Eurodac, pour l'enregistrement. En contrepartie de cette charge accrue pour les États frontaliers, les autres États membres se sont engagés dans une plateforme de solidarité, en acceptant d'accueillir une partie des personnes qui ont droit à la protection internationale.

Ce n'est qu'une étape intermédiaire, mais nous avons réussi, en procédant graduellement, à recréer de la confiance et à apporter des solutions pratiques. Alors que nous observons à l'échelon européen une reprise des arrivées, notamment par les Balkans occidentaux, nous nous sommes dotés de moyens plus structurés pour répondre à ces mouvements encore désordonnés.

Pour revenir à l'Italie, la coopération sur les questions migratoires était très concrète avec le gouvernement de M. Draghi. Je ne sais si elle se poursuivra.

M. Jean-François Rapin, président. - Les négociations en vue de l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme ont avancé sous présidence française du Conseil. Un point de difficulté est néanmoins apparu concernant le volet relatif à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Alors que les traités prévoient expressément que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'est pas compétente en la matière, la CJUE a rejeté la possibilité que la Cour européenne des droits de l'Homme puisse connaître des actes relatifs à la PESC, alors qu'elle-même ne le peut pas. Aujourd'hui, la Commission européenne plaide en faveur d'une déclaration interprétative qui permettrait à la CJUE d'étendre sa compétence aux actes relevant de la PESC, dans les cas d'actions introduites par des requérants ayant qualité à agir devant la Cour européenne des droits de l'Homme, pour des violations de droits fondamentaux par l'Union européenne.

Lors des négociations, la France s'est opposée à cette solution et le dossier doit désormais remonter au Coreper. La question arrivera probablement également à l'ordre du jour du Parlement car il s'agit d'un sujet sensible. Comment envisagez-vous de l'aborder, alors que la France semble isolée ?

Je souhaite également vous entendre sur l'insuffisance persistante des études d'impact, comme nous l'avons encore déploré récemment sur la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises ou l'instrument d'urgence pour le marché unique. C'est un manque qui préoccupe le Sénat.

M. Philippe Léglise-Costa. - Nous sommes engagés dans la négociation d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui est prévue par le Traité. Nous avons une obligation de moyens en la matière. Un avis très critique de la CJUE sur le premier projet d'accord, en 2013, nous a conduits à reconstituer des directives de négociation. Reprises en 2019, les discussions ont beaucoup avancé sur trois des quatre paniers de dispositions. Reste la question du champ de la PESC. Les juristes ont recherché un moyen de répondre aux exigences de la CJUE et au mécanisme de la CEDH, qui implique des voies de recours internes avant de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme. Or le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne stipule que la CJUE n'est pas compétente pour les actes PESC, sauf exception comme sur les sanctions individuelles. En 2021, une tentative de réattribution de la responsabilité aux États membres, jugée trop complexe et posant des problèmes constitutionnels, n'a pas prospéré.

La Commission a ensuite proposé une déclaration intergouvernementale consistant à interpréter le Traité pour permettre à la CJUE de se prononcer sur les actes PESC entrant dans le champ de la compétence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Une grande partie des États membres, soit par lassitude, soit qu'ils n'y voient pas un sujet politique majeur, soit qu'ils soient convaincus, est prête à se rallier à cette proposition.

Ce n'est pas le cas de la France. En effet, nous considérons qu'une simple déclaration des États membres ne peut contredire le Traité, notamment ses articles 24 et 275 qui ne prévoient pas la compétence de la CJUE en matière de PESC De plus, l'impact politique, opérationnel et en matière de contentieux serait considérable.

M. Jean-François Rapin, président. - Pensez-vous qu'une PPRE du Sénat sur le sujet serait de nature à appuyer la position du Gouvernement ? Nous sentons la France isolée sur cette question.

M. Philippe Léglise-Costa. - Une résolution européenne du Sénat adresserait assurément un signal. Nous avons encore des moyens de gagner du terrain. Le positionnement de l'Allemagne, notamment, n'est pas très net ; le Royaume-Uni, s'il appartenait encore à l'UE, aurait été de notre côté sur ce sujet... Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas renoncé à convaincre nos principaux partenaires.

Au-delà des risques que présenterait une telle extension, il y a l'argument juridique : on ne peut réviser une disposition aussi claire des traités par une simple déclaration des États membres, même si certains juristes mettent l'accent sur l'obligation d'adhésion à la CEDH figurant aussi dans les traités. Nous nous préparons à aborder la question en Coreper, mais sans précipitation, en prenant le temps de rechercher des soutiens.

Sur les études d'impact, nous partageons pleinement votre analyse. Nous poussons la Commission européenne à les systématiser, sauf en cas d'urgence ou si la question est déjà bien connue, et à les améliorer grâce à ses dispositifs internes d'évaluation de leur qualité. Enfin, nous l'amenons à mieux structurer les paramètres qu'elle doit prendre en compte, en particulier la transition verte et la transition numérique. Nous recevons, dans cette démarche, un large soutien des États membres.

M. Laurent Duplomb. - Au vu de la guerre en Ukraine et du covid, l'Europe a-t-elle pris conscience de la nécessité de la souveraineté alimentaire ? Est-elle prête à infléchir la stratégie Farm to Fork, qui prévoyait l'augmentation des jachères ? Y a-t-il une prise de conscience de la Commission européenne sur ces sujets, au vu de nos difficultés croissantes à satisfaire la consommation des Européens ?

M. Philippe Léglise-Costa. - C'est un débat vivant, dans lequel nous essayons de peser. Il y a des discussions au sein de même de la Commission dont le premier vice-président exécutif est nettement en faveur de la décroissance, tandis que d'autres ont des positions plus nuancées.

Dès la renégociation de la politique agricole commune (PAC), nous avions infléchi les propositions de la Commission pour éviter les mesures les plus pénalisantes. Il est vrai que Farm to Fork présente des risques supplémentaires à cet égard. Il ne faut pas pour autant renoncer aux objectifs de durabilité, de biodiversité, de protection des agriculteurs. La recherche de cet équilibre nous semble compatible avec l'objectif premier de la PAC, qui est l'autosuffisance agricole.

La discussion s'est cristallisée avec la guerre en Ukraine, ce pays et la Russie étant des pourvoyeurs très importants de certains produits agricoles. La guerre a accéléré la prise de conscience sur la souveraineté alimentaire. Dès le sommet de Versailles, nous avions posé cet enjeu. Cela rebat les cartes, et nous pouvons repartir de l'avant sur le sujet, en combinant les objectifs fondamentaux de la PAC et les nouveaux enjeux de climat, de santé et de biodiversité. Au-delà des polémiques, je pense que c'est cette ligne centrale qui prévaudra.

M. Jean-François Rapin, président. - La Commission européenne a en effet un premier vice-président très dogmatique.

M. Laurent Duplomb. - Au cours de la présidence française du Conseil, notre ministre de l'agriculture a plaidé pour les clauses miroirs, pour en finir avec l'importation de produits ne correspondant pas à nos normes. J'ai moi-même présenté un rapport d'information qui évoque notamment les graines de sésame importées présentant des résidus d'oxyde d'éthylène, une substance pourtant interdite depuis 1991. Ce sujet est-il pris en compte par la Commission, ou la prise de conscience n'a-t-elle été que passagère et liée à la présidence française ?

M. Philippe Léglise-Costa. - Lorsque le ministre français de l'agriculture M. Denormandie a soulevé cette question, ensuite retenue par le Président de la République comme l'un des axes de travail de la présidence française, même les États membres les plus proches de notre position étaient réticents. La Commission l'était aussi, pour des raisons de doctrine en matière de politique commerciale. Mais le sujet a suffisamment évolué pour donner lieu à un débat constructif au Conseil. La Commission présenté un rapport substantiel et nous avons introduit le sujet dans les conclusions du Conseil sur le Codex Alimentarius. Nous pouvons ainsi introduire de la conditionnalité dans les accords bilatéraux de l'Union européenne.

D'ailleurs, l'accord de sortie du Royaume-Uni prévoit déjà des clauses miroirs pour protéger notre marché d'un concurrent qui pourrait être très puissant s'il modifiait sa législation. Cela devient un outil permettant de savoir ce que l'on peut faire avec d'autres États. Il s'agit d'un chantier un peu long, qui suppose une utilisation de tous nos leviers et des négociations bilatérales et implique d'en faire une priorité dans nos négociations.

Depuis plusieurs mois, particulièrement au cours de la présidence française, nous avons également développé des instruments unilatéraux de politique commerciale, par exemple le mécanisme d'ajustement du prix du carbone aux frontières. Nous venons de le faire aussi dans le cadre de la lutte contre la déforestation. Que ce soit par la contractualisation d'accords bilatéraux ou par des instruments unilatéraux, nous avançons clairement vers la prise en compte d'une réciprocité, que cela concerne les normes de production, le bien-être animal, les pesticides, et ce pour des raisons évidentes d'équité pour nos agriculteurs.

Je ne dirai pas que cela va se traduire immédiatement pour toutes les importations, mais le pli est pris. De ce point de vue, nous attendons beaucoup de la présidence espagnole, qui sera la dernière pleine et entière de la législature et qui partage largement nos vues sur ce sujet.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie. Nous attendons avec impatience les éléments sur la pêche. Bonne continuation à Bruxelles !

La réunion est close à 16 h 45.