Jeudi 1er décembre 2022

- Présidence de M.Stéphane Artano, président -

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna

M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer retrouve ce matin en visioconférence monsieur Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna, que nous avions reçu au Palais du Luxembourg lors de son dernier passage à Paris, en octobre dernier.

Je tiens à vous remercier, monsieur le président, d'avoir accepté cet entretien car à l'époque vous n'aviez pas eu encore le temps de prendre connaissance du questionnaire que nous vous avions adressé sur l'évolution institutionnelle souhaitable pour votre territoire. J'avais eu l'occasion de souligner combien celui-ci était « atypique au sein de la République » et nous sommes heureux de vous donner la possibilité de vous exprimer à ce sujet. Vous pourrez ainsi nous dire si un consensus se dessine aujourd'hui en faveur d'un nouveau statut et ce que, le cas échéant, vous en attendez.

Nous achevons ces jours-ci avec ma collègue Micheline Jacques, co-rapporteur, notre cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer et nous devons rendre notre rapport en janvier prochain ou tout au moins au cours du 1er trimestre 2023.

Je vous cède la parole pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition. Nous vous interrogerons ensuite dans le cadre d'un échange assez libre. Enfin, nous sommes preneurs d'un retour écrit de vos réponses à notre questionnaire pour nourrir notre rapport.

M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Merci monsieur le président. Avant d'aborder le sujet qui nous réunit aujourd'hui, je tiens à adresser mes salutations les plus cordiales et les plus respectueuses à l'ensemble des sénateurs et des sénatrices qui sont à vos côtés.

Je viens d'être réélu président de l'Assemblée territoriale et je suis accompagné par le nouveau vice-président, Paino Vanai.

M. Stéphane Artano, président. - Nous vous félicitons pour votre réélection. Souhaitez-vous partager avec nous un propos liminaire ou balayer le questionnaire que nous vous avons adressé ?

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Lors de notre rencontre à Paris avec une délégation d'élus, vous m'avez en effet transmis un questionnaire auquel nous allons nous efforcer de répondre.

M. Stéphane Artano, président. - Nous vous écoutons monsieur le président.

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Dans votre première question sur le bilan que nous tirons de notre statut, vous rappelez que Wallis-et-Futuna est le seul territoire de l'article 74 de la Constitution à ne pas avoir vu son statut évoluer depuis la révision constitutionnelle de 2003 et vous nous demandez si nous souhaitons une refonte de la loi du 29 juillet 1961.

Plusieurs tentatives de réformes ont eu lieu depuis 1976, mais elles ont toutes échoué, en raison de la méfiance des autorités coutumières qui craignaient une altération de leurs prérogatives et redoutaient le renforcement des pouvoirs des autorités politiques et administratives.

Lors des Assises des outre-mer lancées en novembre 2017, l'un des sous-thèmes de réflexion portait sur la situation juridique et institutionnelle du territoire.

En 2019, l'Assemblée territoriale a créé un groupe de travail dénommé « Avenir institutionnel de l'Assemblée territoriale », avec pour mission de relancer les travaux sur son organisation institutionnelle et sur le statut de l'élu. Les travaux ont été suspendus durant la crise sanitaire et n'ont pas repris.

La majorité de l'Assemblée territoriale souhaite une évolution, mais uniquement pour apporter des modifications particulières. Elle est réservée sur une refonte totale du statut de l'archipel.

M. Stéphane Artano, président. - Nous avons reçu au Sénat il y a quelques jours des maires d'outre-mer en présence du président Gérard Larcher. Nous avons constaté que les territoires ont tous des besoins différents, y compris en termes d'évolution institutionnelle et vos propos vont dans le sens du message porté par le Sénat.

M. Munipoese Muli'aka'aka. - En réponse à la question « le statut actuel facilite-t-il la conduite de politiques publiques efficaces ? Inversement, bloque-t-il certaines actions que vous jugez indispensables ? », nous estimons que l'organisation actuelle avec le représentant de l'État qui assure l'exécutif local constitue un frein à la conduite de politiques publiques efficaces. Nous souhaitons que les deux institutions soient dissociées, pour que le représentant de l'État exerce pleinement ses missions relatives à l'État et que l'exécutif, assuré par une entité locale, exerce les siennes en faveur du territoire, en concertation avec l'État et non sous son autorité.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie. Nous pouvons maintenant aborder les questions liées aux compétences et à l'adaptation des normes.

Nous avions bien noté que vous souhaitiez être pleinement décisionnaires en concertation avec l'État et non sous son autorité. Cette évolution pourrait vous amener à exercer de nouvelles compétences dans de nouveaux domaines. Inversement, avez-vous identifié des compétences que vous pourriez restituer à l'État dans le cadre d'un nouveau partenariat ?

M. Munipoese Muli'aka'aka. - La répartition actuelle des compétences nous semble satisfaisante, notamment en raison du manque de ressources locales, tant humaines que financières, par exemple en matière de santé ou d'enseignement.

M. Stéphane Artano, président. - Le principe de spécialité vous apporte-t-il la garantie d'une meilleure adaptation des textes nationaux au contexte local ? Avez-vous des échanges avec l'État avant qu'une loi ou un dispositif s'applique à votre territoire ?

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Le principe de spécialité législative devrait garantir une meilleure adaptation des textes nationaux aux spécificités locale. En pratique, l'Assemblée territoriale est souvent sollicitée dans le cadre de la procédure d'urgence, ce qui réduit les délais dans lesquels elle peut se prononcer. Par ailleurs, elle ne reçoit pas toujours les textes, notamment l'exposé des motifs qui est obligatoire. Au stade de la consultation, elle n'est pas certaine que ses demandes de modifications soient prises en compte.

Afin que le principe de spécialité soit appliqué, la procédure doit être améliorée. L'Assemblée territoriale a mis en place une commission des affaires juridiques et de la réglementation. Elle est chargée d'étudier les projets de textes avant présentation à la commission permanente qui prépare les délibérations en session plénière.

M. Stéphane Artano, président. - Pensez-vous qu'il soit nécessaire de revoir, dans une future organisation, la place du pouvoir coutumier ?

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Les compétences de l'Assemblée territoriale sont définies par l'article 40 du décret n° 57-811 du 22 juillet 1957.

Je vous informe que l'Assemblée territoriale a décidé d'émettre un voeu lors de cette session budgétaire pour que cet article soit modifié afin d'abroger les dispositions relatives au foncier qui relève de la compétence des chefferies coutumières. Hormis le foncier, les compétences normatives de l'Assemblée territoriale concernent le statut de la fonction publique territoriale, l'agriculture, les forêts, la protection des sols, la protection de la nature et des végétaux, la lutte phytosanitaire, le soutien à la production, le transport terrestre, le tourisme, le régime des baux, le sport, l'aide sociale et la fiscalité.

En matière d'organisation territoriale, d'autres améliorations seraient souhaitables. L'Assemblée territoriale est composée de 20 conseillers territoriaux et ce nombre pair génère des difficultés pratiques dans notre fonctionnement, notamment lors de l'élection du bureau ou en cas d'égalité des voix. Nous proposons de porter le nombre de conseillers territoriaux à 21. Par ailleurs, la durée du mandat du président et de son bureau, fixée actuellement à un an, ne favorise pas la stabilité et l'efficacité de leur action. Les élus ne disposent d'aucun outil juridique pour renverser le bureau s'ils désapprouvent leur politique. Le renouvellement des membres du bureau et de la commission permanente a lieu tous les ans, à l'ouverture de la session budgétaire. C'est une source d'instabilité politique qui empêche le bureau de s'inscrire dans une perspective de développement à moyen ou à long terme. Nous suggérons de porter la durée des mandats à 2, voire à 3 ou 5 ans. En contrepartie, l'assemblée pourrait destituer le bureau.

Le conseil territorial, dirigé par l'exécutif, examine les projets qui sont soumis à l'Assemblée territoriale. Il est présidé par l'administrateur supérieur et composé des trois rois de Wallis-et-Futuna, ou de leurs suppléants, qui en sont vice-présidents, de 3 membres nommés par l'administrateur supérieur, après accord de l'Assemblée territoriale, parmi les citoyens français jouissant de leurs droits civils et politiques.

L'Assemblée territoriale émettra un voeu pour que l'administrateur supérieur nomme 5 membres et non plus seulement 3, afin que les 5 circonscriptions électorales soient représentées au sein de cette importante institution.

M. Stéphane Artano, président. - Les moyens de l'État sont-ils pleinement adaptés aux besoins de votre territoire ?

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Je laisserai mon vice-président vous répondre sur le rôle de l'État mais auparavant, je souhaite apporter des éléments supplémentaires sur le pouvoir coutumier. Nous souhaitons qu'il soit mieux pris en compte. En effet, la coutume est le socle des cultures wallisienne et futunienne. Cette question doit donc être traitée avec les chefferies.

M. Paino Vanai, vice-président de l'assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Sur la question « Souhaitez-vous que le pouvoir exécutif soit transféré du représentant de l'État à une entité locale élue ? », il existe un large consensus pour que le pouvoir exécutif soit transféré à une entité locale, dans le respect et la préservation du rôle des chefferies coutumières, qui sont essentielles dans notre organisation sociale.

Sur question suivante, « La déconcentration permet-elle à l'État d'adapter suffisamment ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, au contexte local (institutionnel, juridique, économique, social, culturel...) ? », nous souhaitons que les modifications soient ciblées, nous sommes opposés à une refonte globale du statut de 1961. Les autorités coutumières souhaitent en effet conserver l'équilibre général de ce texte.

Concernant la question, « Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur-mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM ? », je vous confirme que l'Assemblée territoriale est attachée au principe de spécialité législative et d'autonomie. Sa position dépendra de la rédaction du nouvel article.

Sur la question, « Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie ? », nous estimons que la différenciation doit être adaptée au contexte social, économique et culturel local.

La responsabilisation, qui voit l'élu mettre en jeu sa responsabilité politique, n'est pas satisfaisante. Les conseillers territoriaux représentent les deux îles, mais ils peuvent être amenés à privilégier certains projets en raison de leur situation dans leur circonscription électorale.

L'autonomie est un sujet à regarder de près. Notre statut nous permet de disposer d'une certaine autonomie vis-à-vis de l'extérieur et nous n'avons pas de position spécifique sur ce sujet.

Sur la question, « L'article 74 de la Constitution permet l'adoption par les collectivités dotées de l'autonomie « des mesures justifiées par les nécessités locales [...] en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier » Souhaiteriez-vous bénéficier de ces dispositions protectrices ? », nous souhaitons bénéficier de ces mesures, dans le respect de la préservation du rôle des chefferies coutumières.

Quant à la question « Des souhaits d'évolution institutionnelle s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socio-professionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ? », je rappelle que c'est un dossier très sensible, qui doit faire l'objet de réunions de travail et de concertation avec les différentes autorités du territoire. Certains partenaires considèrent que notre statut ou nos autorités coutumières freinent notre développement, mais notre stabilité sociale n'a pas de prix. Au regard de ce que nous observons dans d'autres collectivités, nous estimons que notre organisation est efficace.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous adresse toutes mes félicitations pour votre réélection.

Aujourd'hui, il n'y a pas de lien entre les articles 73 et 74 de la Constitution. L'objectif est de créer pour chaque territoire ultra-marin un statut à la carte, régi par une loi organique, dans laquelle vous pourriez préciser tout ce que vous souhaitez pour votre territoire. Vous avez par exemple beaucoup insisté sur le pouvoir coutumier. Cette loi organique vous offrirait l'opportunité de co-construire avec l'État et le pouvoir coutumier l'organisation de votre territoire.

Je tiens également à souligner que le Sénat ne veut rien vous imposer, il est au contraire à votre écoute. Nous n'envisageons pas de toucher à la spécialité législative et de revenir sur vos acquis.

Sur l'exécutif, l'État est-il prêt à vous laisser plus de marge de manoeuvre ? Avez-vous envisagé la mise en place d'un conseil exécutif ou territorial composé d'élus et de représentants des chefferies coutumières, afin que chacun soit entendu ?

M. Paino Vanai. - Nous pensons que l'État n'est pas défavorable au transfert de l'exécutif. Sur l'organisation d'un conseil exécutif, nous envisageons de conserver le conseil territorial dans lequel siègent les 3 rois et les membres nommés par l'administrateur supérieur, sur proposition de l'Assemblée territoriale. Ce conseil fonctionne très bien et assure une bonne transparence des décisions. En revanche l'exécutif serait confié à une personne élue et non plus au représentant de l'État. Cependant, notre réflexion n'est pas aboutie, nous devons convaincre toutes les parties prenantes de passer à ce nouveau stade.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour ces éléments de réponse. Je comprends que vous souhaitez être en mesure d'adapter plus facilement les lois et les règlements aux spécificités de votre territoire, tout en intégrant toutes les composantes de votre organisation.

M. Munipoese Muli'aka'aka. - C'est en effet notre souhait. Nous allons également débattre d'un projet de délibération sur la représentativité du territoire à l'extérieur au niveau régional. En effet, les sujets qui sont débattus lors des conférences inter-régionales relèvent souvent d'échanges purement politiques. Notre statut précise que les relations extérieures relèvent de la compétence de l'État, mais nous ne sommes pas satisfaits que ce soit le préfet qui représente le territoire dans les autres régions du Pacifique. Nous allons formuler un voeu pour que l'État autorise les élus à représenter le territoire au niveau régional dans les différentes conférences ou dans les forums.

Pour le reste nous sommes réservés sur un éventuel changement, dans l'immédiat, de notre statut. Nous préférons évoluer doucement, étape par étape.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - C'est le sens du rapport de Michel Magras. Il propose d'ouvrir le champ des possibles et de permettre cette évolution étape par étape, adaptée à chaque territoire. Il est important que chacun puisse évoluer à son rythme.

M. Stéphane Artano, président. - Sachez que les aspirations légitimes que vous avez exprimées rejoignent celles de beaucoup d'élus, notamment celle de la représentation du territoire dans votre environnement régional.

Vous trouverez toujours au Sénat des parlementaires désireux de vous accompagner dans ce processus et attentifs à vos recommandations qui figureront dans notre rapport.

Nous vous remercions de nous transmettre les différentes délibérations que vous avez mentionnées et qui traduisent vos souhaits d'évolution statutaire.

Nous vous remercions de la qualité de cet échange et nous vous souhaitons de fructueux travaux. Nous ne doutons pas que vous aboutirez à de nouvelles propositions d'évolution pour votre territoire pour renforcer votre autonomie et l'implication des élus, notamment dans votre environnement régional.

M. Munipoese Muli'aka'aka. - Nous vous remercions à notre tour pour votre écoute et nous vous souhaitons de bonnes auditions.

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Ary Chalus, président du conseil régional de la Guadeloupe

M. Stéphane Artano, président. - Nous entendons cet après-midi, le président du conseil régional de la Guadeloupe, M. Ary Chalus, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.

Nous vous remercions vivement, monsieur le président, de votre participation. Nous achevons avec vous notre cycle d'auditions qui nous a permis de consulter les exécutifs ultramarins. Comme pour ces derniers, une trame de questions vous a été adressée, afin de recueillir votre bilan de l'organisation institutionnelle et des règles de fonctionnement de la région Guadeloupe.

Nous savons que des réflexions approfondies sont en cours sur votre territoire, afin d'avancer des propositions d'adaptation de votre statut. Où en êtes-vous à ce stade ? Que pouvez-vous nous dire sur ces débats et ce que vous en attendez ? Quelle est votre vision sur le « champ des possibles » ouvert par la perspective de révision constitutionnelle en 2023 ?

M. Ary Chalus, président du conseil régional de la Guadeloupe. - Permettez-moi au préalable de rappeler le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui.

Vous connaissez la situation des régions d'outre-mer : comme La Réunion, nous avons un statut de département et de région d'outre-mer (Drom). Par ailleurs, le contexte est fortement marqué par la guerre en Ukraine dont les effets s'en font ressentir jusqu'en Guadeloupe, au travers de la hausse du coût de carburant, du prix des matières premières et de la pénurie de certains produits de première nécessité. De plus, l'augmentation du prix de l'essence a des incidences fortes sur notre population. Aussi, les ressources essentielles de notre collectivité régionale sont corrélées. Le triplement du coût du fret maritime et aérien a exposé nos exportations agricoles et a eu des incidences sur l'activité de certains producteurs, par exemple la production de melon.

Le contexte de forte tension sociale, liée à la crise de novembre 2021 et à la question de la réintégration des soignants, portée par un collectif de syndicats, est aujourd'hui au coeur de notre actualité et des débats parlementaires.

Enfin, la tempête Fiona nous a également fait très mal. Nous subissons les premiers effets du changement climatique dans nos îles, avec l'invasion des algues sargasses, l'érosion du trait de côte, la disparition des coraux, et l'augmentation de la fréquence et de la violence des phénomènes cycloniques. La Guadeloupe portait déjà le poids de l'ensemble des risques majeurs et naturels, notamment les risques sismiques et volcaniques, mais ce changement climatique en fait apparaître de nouveaux.

Parce que nous sommes un archipel d'îles au milieu de l'océan, le phénomène n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement de nos grandes infrastructures, notamment les ports et aéroports pour ne citer qu'eux.

Ces infrastructures représentent notre seul lien avec le reste du monde ; nous devons donc investir dans les prochaines années, afin d'éviter d'être coupés du monde en cas de catastrophe naturelle et oeuvrer pour développer notre autonomie, notamment alimentaire.

Les pays du G20 vont reverser aux pays vulnérables 100 milliards de dollars sur le montant global de 650 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux (DTS) émis par le Fonds monétaire international (FMI). Jusqu'à présent, le G20 n'avait jamais trouvé d'accord sur le montant à reverser aux pays en développement. Les promesses de dons s'élèvent pour l'instant à environ 45 milliards de dollars. Les DTS correspondent à un avoir de réserve créé en 1969 par le FMI, pour compléter les réserves de change officielles de ces pays membres. Ils sont répartis en fonction de la quote-part de chaque pays au FMI. En conséquence, les sommes les plus élevées reviennent aux pays les plus riches en temps normal. Région ultrapériphérique, la Guadeloupe qui n'est pas un pays pauvre, mais un territoire vulnérable, peut-elle prétendre à bénéficier de ces fonds ?

Notre qualité de région ultrapériphérique nous impose de réinterroger notre relation avec le pouvoir central et l'Europe. Nous ne parviendrons pas à atteindre l'objectif de la souveraineté alimentaire, sans redimensionner le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Poséi) avec l'aide de l'État, afin qu'un plus grand nombre d'agriculteurs bénéficient de ces aides.

Je me suis permis ces quelques mots de contexte avant d'entrer dans le vif du sujet.

M. Stéphane Artano, président. -Ces propos préliminaires permettent de planter le décor.

Nous allons effectivement entrer dans le vif du sujet avec une série de questions qui s'organiseront en deux temps : le bilan de l'organisation institutionnelle de la Guadeloupe dans un premier temps, puis je laisserai la parole à ma collègue Micheline Jacques sur la partie révision constitutionnelle.

Quel bilan faites-vous de l'organisation institutionnelle actuelle en Guadeloupe du point de vue de l'exercice démocratique, de l'efficacité dans la conduite des politiques publiques et de l'adaptation de ces politiques aux réalités et besoins du territoire ? Quelles sont les principales motivations et incidences de l'appel de Fort-de-France pour votre territoire ?

Concernant les compétences et l'adaptation des normes, avez-vous des exemples d'actions, de stratégies ou de projets entravés ou bloqués par l'organisation institutionnelle et normative actuelle ? Souhaiteriez-vous exercer des compétences dans de nouveaux domaines ? À l'inverse, y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez restituer à l'État, compte tenu soit de la difficulté à les exercer, soit du manque d'intérêt d'une gestion territoriale ? Souhaitez-vous obtenir un pouvoir normatif dans certains domaines ?

M. Ary Chalus. - Nous avons effectivement été cosignataires de l'appel de Fort-de-France. Il faut dire qu'il existe aujourd'hui un enchevêtrement de compétences et surtout un millefeuille administratif qui accentue le manque de cohérence des actions et de l'efficacité des politiques publiques, communales, intercommunales, départementales, régionales.

Nous avions discuté lors du congrès des élus, avant le covid, pour tenter de déterminer quel chemin il fallait prendre. Nous n'échappons pas en Guadeloupe à la forte abstention lors de chaque élection et, comme vous le constatez, à l'augmentation du vote en faveur de partis extrémistes. Nous faisons également face à une profonde rupture entre notre population et la classe politique, ce qui rend toute action ou initiative inaudible. Il faut le dire : cette crise de confiance s'installe durablement et ne fait que se renforcer. L'organisation actuelle n'a ni la souplesse ni l'agilité suffisantes, qualités pourtant indispensables pour agir efficacement.

Il est donc pour nous nécessaire de poser la question des compétences de l'État qui pourraient être décentralisées et dont l'instruction pourrait être transférée à certaines collectivités. Nous pensons notamment aux services déconcentrés de l'État, comme la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Deal). Il n'est pas admissible de ne pas pouvoir construire. Je prends l'exemple de notre hippodrome à Anse-Bertrand : cela fait six ou huit ans que nous sommes bloqués en raison de fouilles archéologiques, et par la loi du 3 janvier 1992 sur l'eau. Or je pense qu'il s'agit de compétences que la région Guadeloupe aurait elle-même pu exercer. En effet, nous avons sur place des techniciens qui travaillent à la Deal ou dans d'autres services. Nous pourrions donc accuser moins de retard.

Le terme de coproduction n'est pas à ce stade anodin. Cet appel du président de région de la Guadeloupe et des autres régions concernées est un appel solennel à l'État, pour qu'il redéfinisse et modernise ses rapports avec la collectivité, en fonction de leur spécificité. Il est clair que comparées à d'autres, nous représentons de petites régions, qui plus est à 8 000 kilomètres de l'Hexagone, et que nous avons davantage de difficultés.

Nous souhaitons donc élaborer un nouveau cadre d'application des politiques publiques, pour qu'elles soient plus proches des réalités de chaque région. Il faut aujourd'hui placer le levier de décision plus près des territoires et souligner surtout la nécessité d'engager une nouvelle politique économique, centrée sur nos atouts, notamment géostratégiques et écologiques.

Nous savons que cet appel intervient dans le contexte de la fin de l'État-providence. Les questions liées à la modernisation des rapports entre l'État et les collectivités, et à l'appartenance à la République doivent être abordées et repensées.

Nous avons des compétences en ce qui concerne l'application des normes. Ainsi, la région poursuit un programme de valorisation et de préservation de ses littoraux au titre de l'économie bleue, qui découle du plan Océan, programme que nous avons inscrit depuis 2015 avec un budget de plus de 30 millions d'euros. Nous souffrons de l'existence de contraintes liées à la loi sur l'eau. Comme je vous le disais, en raison notamment des actions de la Deal et du conservatoire du littoral, certains de nos projets structurants financés par la région, accusent des retards considérables. Aujourd'hui, cette situation a des incidences sur la commande publique, sur le domaine des bâtiments et travaux publics (BTP).

La gestion du covid ne nous a pas aidés. Nous regrettons la gestion de l'agence régionale de santé (ARS) qui prenait les décisions sans consulter les présidents de département et de région, les élus et les parlementaires. Or je pense que le Guadeloupéen comme j'aime le dire, est le meilleur expert des affaires guadeloupéennes. Nous devons nous interroger sur la nécessité de refonte de nos rapports avec les autorités chargées de la santé. Il y a une nécessité absolue d'agir avec pragmatisme et efficacité, dès lors que la santé des Guadeloupéens est menacée. Cette crise révèle qu'une refonte de nos méthodes et de nos pratiques est indispensable pour avancer.

Vous avez parlé de compétences dans de nouveaux domaines. Nous souhaitons exercer pleinement certaines compétences : la biodiversité, l'environnement, les énergies renouvelables. Des lois fixent les domaines de compétences confiées aux régions : nous n'avons pas exactement les mêmes spécificités que les grandes régions de 3 millions d'habitants, de 5 millions, voire plus. J'ai demandé, au titre de la déconcentration, à plusieurs reprises à l'État que le préfet de Guadeloupe puisse bénéficier de dérogations pour mettre en oeuvre les politiques publiques. Jusqu'à maintenant, cela n'a pas été fait.

Nous avons subi la tempête Fiona : je pense qu'avec cette dérogation, nous aurions pu aller encore plus loin, réaliser les travaux plus vite, afin de soulager les Guadeloupéens qui sont restés sans eau pendant des semaines. Je l'affirme aujourd'hui : certains services de l'État, notamment le Conservatoire du littoral, doivent opérer une vraie décentralisation.

Nous avons une habilitation en matière d'énergie : en matière d'efficacité énergétique, nous avons démontré notre capacité à passer de 20 % à plus de 40 % aujourd'hui.

Nous devons également inclure la question fiscale. À titre d'exemple, encore davantage que sur le continent, l'électrification de la mobilité rendra indispensable la refonte du modèle de taxation qui s'appuyait sur la consommation de carburant.

Nous subissons aussi trop souvent une vision étroite et dogmatique qui freine les projets de développement. Il faut que rappeler 77 % de notre archipel guadeloupéen sont constitués de surfaces agricoles et de surfaces naturelles protégées. Le développement n'est envisageable que sur 23 % de ces surfaces. Il est urgent de revisiter les procédures au niveau de l'État, qui doit être décentralisé. Nous pensons notamment à certaines missions dont l'instruction pourrait être confiée à la collectivité, chef de file du développement et de l'aménagement du territoire. Cela peut même s'envisager à droit constant, sans évolution législative majeure ; nous gagnerions beaucoup en cohérence, ce qui serait déjà un premier pas pour redonner confiance à notre population.

M. Stéphane Artano, président. - Venons-en à l'organisation des institutions. L'organisation des institutions et les règles de fonctionnement de la région de la Guadeloupe sont-elles satisfaisantes ? Quel bilan provisoire faites-vous du contrat de gouvernance concertée mis en place en 2021 ?

La création d'une collectivité unique vous paraît-elle de nature à améliorer l'efficacité des politiques publiques ?

M. Ary Chalus. - J'aime à le dire : « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous. » Nous avons en effet subi l'effet du millefeuille institutionnel et de l'enchevêtrement des compétences. Mais nous devons reconnaître que l'efficacité des politiques publiques ne repose pas uniquement sur le changement institutionnel et statutaire.

Le constat nous oblige à travailler ensemble. Les crises sont persistantes, y compris dans d'autres territoires qui ont connu une évolution institutionnelle. Le droit, pour être efficace, doit être au service du citoyen, et seulement au service du citoyen. C'est le sens même de la simplification et de la modernisation de l'action publique locale que nous mettons en pratique. Nous avons en Guadeloupe la conférence territoriale de l'action publique (CTAP). Il s'agit de la seule grande conférence se réunissant aussi souvent que nécessaire pour discuter, décider de grandes politiques publiques territoriales. C'est un lieu de convergence et de mise en oeuvre concertée des politiques publiques. Toutes les échelles territoriales peuvent y partager leur problématique et mutualiser leurs moyens.

De plus, nous avons installé entre la région et le département des commissions mixtes qui travaillent ensemble sur la culture, l'agriculture et la pêche. Nous sommes au début de ce contrat de gouvernance. La réforme du congrès des élus départementaux peut être une proposition additionnelle, de manière que cette instance se transforme en un parlement local, en y formalisant la présence des maires. Je pense que nous avons beaucoup de possibilités et beaucoup d'atouts pour pouvoir avancer ensemble et prendre les responsabilités qui permettront de mener bien les politiques publiques.

M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences  ? Les transferts se déroulent-ils bien ?

La déconcentration permet-elle suffisamment à l'État territorial d'adapter ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, à vos réalités locales ?

Faut-il redéfinir le rôle du préfet en Guadeloupe et dans les outre-mer de manière générale ?

M. Ary Chalus. - Il semble qu'il existe une forme de tradition pour les outre-mer se traduisant par des velléités régulières de recentralisation. Mais les collectivités s'administrent librement et ce principe doit être respecté. Nous l'avons vécu, je l'ai vécu, lors de la mise en place des communautés d'agglomération : on a forcé ma commune à entrer dans une circonscription, et ce malgré les deux ponts qui séparent la Grande-Terre de la Guadeloupe.

L'État ne joue pas assez son rôle de conseil et d'accompagnement. Dans le cadre de la gestion des fonds européens par exemple, notamment le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), le Fonds européen agricole de garantie (Feaga), la pêche et l'agriculture, l'État accentue le contrôle et alourdit l'instruction des dossiers.

La collectivité a dû assumer seule les conséquences de la crise sanitaire. Nous avons perdu 47 millions d'euros, nous n'avons eu aucune ressource compensatoire, nous avons dû acheter des masques pour les pompiers, les infirmiers, les médecins, les taxis. Nous nous sommes battus seuls, sans aide de l'État.

Aujourd'hui, les politiques publiques stratégiques se développent sur un temps long, qui dépasse largement le temps de passage de fonctionnaires de l'État sur le territoire. Nous, élus locaux de terrain, nous nous retrouvons parfois face à un manque d'échange et de dialogue avec les services déconcentrés qui ne tiennent pas compte de l'urgence de notre territoire. Une déconcentration plus adaptée exige un toilettage des compétences des services déconcentrés qui pourraient être exercées par les collectivités territoriales, notamment en Guadeloupe. Il faudrait aussi modifier le décret définissant le fonctionnement de la CTAP pour que les politiques menées par l'État, dans son domaine de compétence, soient débattues, évaluées avec les élus locaux. Nous avons même pensé y associer les maires.

De même, il serait souhaitable que, chaque année, le directeur général de l'ARS présente à l'assemblée générale un rapport d'exécution, un programme régional de santé, comme cela se fait avec la chambre régionale des comptes. Cette présentation serait suivie de débats. La direction générale de l'ARS, par le biais de cette compétence, a déprogrammé le TEP-scan par exemple, sans consulter les élus locaux. De même, les Guadeloupéens se sont battus pour obtenir le cyclotron, avec un plan de financement, et l'ancienne directrice de l'ARS l'a déprogrammé sans que nous soyons informés.

Un assouplissement juridique et réglementaire est nécessaire dans le cadre des autorisations environnementales du préfet. Certains services déconcentrés de l'État ont tendance à agir en toute autonomie, sans ressentir la nécessité d'échanger avec les élus et les acteurs locaux et sans retour d'expérience. Nous le constatons actuellement dans le cadre des fortes pluies survenues en Guadeloupe. Les familles sont submergées par des ravines d'eau qui entrent dans les maisons. Or si l'on cure ces ravines, on se retrouve mis en cause par la police de l'eau. J'ai été moi-même condamné en tant que maire pour avoir fait nettoyer un canal très important liant la ville de Baie-Mahault à un grand centre commercial situé sur notre territoire, ce qui est inadmissible.

Concernant le préfet, je suis soucieux du principe constitutionnel de libre administration selon lequel les collectivités se gèrent et s'administrent librement. Pour ma part, j'entretiens personnellement de très bonnes relations avec le préfet sur cette base, lorsque nous avons des dossiers en commun. Néanmoins, il faudrait effectivement que l'État reste plus circonscrit à ses missions, et que les régions et les collectivités aient plus de responsabilités, plus de compétences, tout en restant surveillées par le contrôle de légalité.

M. Stéphane Artano, président. - Nous passons à présent à la partie constitutionnelle de l'audition.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quelles dispositions de l'article 73 de la Constitution souhaiteriez-vous modifier ou ajouter ? Lesquelles représentent un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?

En 2019, le XVIe congrès s'était prononcé en faveur d'une révision de la Constitution et d'une loi organique propre à la Guadeloupe. Si une loi organique devait être élaborée pour la Guadeloupe, quelles dispositions souhaiteriez-vous y inscrire ?

M. Ary Chalus. - La coconstruction est au fondement même de la démocratie et au coeur du processus de décentralisation opéré depuis des années. On ne devrait pas avoir à institutionnaliser le principe de coconstruction qui est, pour moi, la base même de la relation entre l'État et les collectivités. Nous aspirons à une véritable concertation, qui, me semble-t-il, se produira avec le changement de mentalité. Il s'agit d'une demande explicite inscrite au sein de l'appel de Fort-de-France : il faut faire avec nous.

L'article 73 pose le principe d'identité législative, avec des possibilités d'adaptation. On constate le principe d'une égalité de droits entre l'outre-mer et l'Hexagone. Toute évolution qui permettrait de donner un contenu réel, concret à cette égalité de droit pour faire une égalité de fait, est la bienvenue. Si nous ne sommes pas encore en présence d'un pouvoir normatif, autonome, il ne fait guère de doute que les nouveaux termes de l'adaptation ont pour signification majeure que le régime des Drom et assimilés n'est pas uniforme. Chacune de ces collectivités a vocation au particularisme. L'évolution sémantique de l'article 73 plaide en faveur d'un particularisme accentué, en réponse aux aspirations manifestées dans certaines collectivités.

Nous plaidons pour une plus grande association des collectivités au pouvoir normatif de l'État, cela est possible. Il est vrai qu'une évolution institutionnelle pour certaines collectivités a eu lieu. Toutefois notre audition se déroule aujourd'hui dans un premier temps, celui qui consiste à rationaliser, moderniser, optimiser l'action publique locale, afin de renforcer l'efficacité des services rendus aux citoyens, aux usagers, à la population. Il viendra nécessairement un second temps, qui passera forcément par la consultation de notre population, c'est indispensable.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La coopération régionale, à laquelle vous êtes très attaché, est-elle un enjeu fort pour la Guadeloupe ? Le cadre actuel est-il satisfaisant ou souhaiteriez-vous plus de libertés, comme le permet l'article 74 de la Constitution ?

Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à l'effacement de la distinction départements d'outre-mer-collectivités d'outre-mer (DOM-COM) ?

M. Ary Chalus. - Notre association à la coopération régionale est un enjeu fort pour la Guadeloupe. En effet, le cadre institutionnel actuel permet de tisser des liens avec nos voisins caribéens, ce que nous faisons, de nous intégrer pleinement dans ce bastion régional, à l'image de notre adhésion.

Aujourd'hui, je travaille en étroite collaboration avec l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECE). Nous sommes chefs de file du projet Sarg'Coop, premier projet régional caribéen sur la gestion des algues sargasses. De même, avec le cyclotron, nombre des habitants des îles de la Caraïbe viennent aujourd'hui se faire soigner en Guadeloupe. Nous avons également, dans le cadre de l'enseignement supérieur, un projet de faculté de médecine, Médecine Vallée, dont les études avancent bien.

S'agissant de l'éventuelle fusion des articles 73 et 74, je dirai que l'urgence est avant tout de rationaliser, de moderniser, d'optimiser l'action publique locale, afin de renforcer l'efficacité des services rendus aux citoyens ; c'est l'attente première de la population.

En France, nous avons fusionné beaucoup de régions, pour en recréer treize. Le budget de certaines régions européennes s'élève à 180 milliards d'euros, contre 28 milliards à l'échelle nationale : il nous faut plus de moyens. Il faut laisser les régions faire des propositions, en fonction de leur spécificité, quitte à les évaluer et adapter ensuite pour arriver au résultat final.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je souhaiterais avoir votre avis sur la proposition de rédaction issue des travaux que Michel Magras avait menés, dans le cadre de notre délégation, sur la différenciation territoriale. Pensez-vous que cette rédaction conviendrait à la Guadeloupe  ?

M. Ary Chalus. - Je combattrai l'idée selon laquelle une population est toujours contre les évolutions institutionnelles. Pour prendre un exemple simple, toute famille souhaite que son enfant évolue, s'épanouisse, grandisse. La population attend donc avant tout des élus l'amélioration continue de la qualité de service, et c'est ce qui permettra de restaurer la confiance.

Je tire comme leçon de ces dernières années la nécessité de nous interroger sur l'échec des politiques publiques. Il faudra probablement s'inspirer du statut de Saint-Barthélemy, avec un système « à la carte », car c'est un territoire particulier sur le plan financier.

Le temps viendra de consulter les Guadeloupéens, et je leur laisserai le temps de choisir leur avenir.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je terminerai en évoquant le Collectif pour un projet guadeloupéen de société. Il s'agit d'un groupe de jeunes qui souhaite en savoir un peu plus sur cette évolution, ces projets d'évolution institutionnelle. Que pensez-vous de cette dynamique mise en place par de jeunes Guadeloupéens ?

M. Ary Chalus. - L'avenir appartient à la jeunesse : il faut effectivement les associer et je suis bien placé pour vous dire que s'il y a un élu qui accompagne les jeunes depuis vingt-deux ans, c'est bien Ary Chalus, aujourd'hui président de région, autrefois maire de la ville de Baie-Mahault. Il faut effectivement compter sur ces jeunes. Nous possédions une antenne à Paris que nous avons mise à disposition de ces jeunes, qui font un travail considérable. Nous allons évoluer ensemble, quel que soit le parti politique. Mais comme je l'ai dit, nos concitoyens doivent bénéficier de politiques publiques adaptées aux réalités qu'ils vivent sur leur territoire. Cela passe d'abord par des réponses claires et rapides, que nous devons leur apporter.

M. Stéphane Artano, président. - Merci de ces éclairages fort intéressants qui ne font que conforter la nécessité de questionner nos organisations territoriales et également les rapports avec le Gouvernement. Celui-ci a d'ailleurs engagé un certain nombre de travaux sur chacun des territoires. Nous les suivrons avec beaucoup d'intérêt, dans le but de nourrir cette réflexion que nous menons au Sénat en vue de faire remonter des propositions au groupe de travail sur la décentralisation, installé sous l'égide du président Gérard Larcher. Merci de votre disponibilité et de votre sincérité.

M. Ary Chalus. - Je souhaite conclure en précisant que la France a mis en place des règles de droit pour les collectivités territoriales, nous devrions davantage nous appuyer sur les élus dans leur territoire.

Nous saluons l'état d'esprit renouvelé du pouvoir exécutif du Gouvernement, et du pouvoir législatif, notamment du Sénat. Même si le constituant ne renonce pas au principe de fond de la République, l'assimilation législative, il introduit, il faut bien l'admettre, davantage de souplesse dans la manière d'envisager l'administration territoriale des départements d'outre-mer. Nous partageons pleinement ce changement de méthode, mais les élus que nous sommes devraient démontrer leur capacité à agir dans la rigueur absolue et à établir des rapports plus fluides avec l'État.

Notre priorité est de moderniser, rationaliser, afin optimiser l'exercice de compétences transférées et d'assurer une meilleure qualité de vie aux usagers et aux citoyens. Réussir une coopération locale renouvelée est compatible avec les singularités de l'archipel guadeloupéen, avec un modèle respectueux de la libre administration de chaque collectivité, porteur de développement cohérent durable et qui ne constitue pas un échelon supplémentaire.

Avec votre soutien, nous souhaitons proposer aux citoyens un nouveau contrat écologique et social, qui associe concrètement les usagers à la coproduction des politiques publiques. C'est le fil d'Ariane, que nous voulons tisser pour parvenir à regagner la confiance de la population et renouer le dialogue. Nous sommes une chance pour la France, on le répète souvent, mais nous devons être associés aux grandes transitions écologiques et énergétiques. Nous sommes pourvoyeurs d'avis pour la communauté nationale sur de nombreux sujets. Nous vous sollicitons vivement dans le but que notre expertise soit davantage reconnue : la Guadeloupe est un laboratoire d'idées, et un lieu d'expertise avant l'adoption et l'élaboration de la loi et du règlement.

M. Stéphane Artano, président. - Soyez une nouvelle fois rassuré sur le fait que le Sénat est avant tout votre chambre, la chambre des collectivités, et que nous sommes votre porte-voix ainsi que celle de votre population. Nous sommes désireux, bien évidemment, de tenir compte de vos recommandations, de vos préconisations, de vos souhaits d'évolution.

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de représentants du bassin de l'océan Atlantique de l'Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM)

M. Stéphane Artano, président. - Bonjour à toutes et à tous, soyez les bienvenus à cette seconde table ronde de notre matinée, après les océans Indien et Pacifique que nous avons entendu un peu plus tôt.

Nous vous avons envoyé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous interrogerai sur la partie bilan de l'organisation institutionnelle actuelle et ma collègue Micheline Jacques abordera les évolutions possibles de cette organisation.

Quel bilan tirez-vous de l'organisation institutionnelle de vos territoires du point de vue du développement économique et social ? Avez-vous des exemples d'actions ou de stratégies entravées en raison de l'inadaptation des normes à vos territoires ? Lorsque ces normes doivent être adaptées aux spécificités d'un territoire, quelle autorité vous semble la plus pertinente pour procéder aux adaptations nécessaires ? Enfin, dans le cadre de l'élaboration des différents textes législatifs et réglementaires, êtes-vous consultés pour émettre des avis ou des recommandations ? Nous savons que le Gouvernement consulte les collectivités territoriales dans des délais parfois très contraints et nous sommes intéressés par la manière dont les acteurs économiques sont sollicités.

M. Philippe Cambril, directeur général de la CCI de Guyane. - Mme Joëlle Prévot-Madère est connectée mais elle souffre d'une extinction de voix. Avec sa permission, je prends le relais.

En Guyane, nous constatons une multiplication des appels à projets, qui se traduisent par une tentative de déclinaison systématique d'orientations et de priorités nationales sur le plan local, qui sont parfois en décalage avec la situation du terrain.

Sur l'adaptation des normes, la norme poursuit parfois un objectif pertinent pour une situation standard mais qui peut être contradictoire avec celle du terrain. Par ailleurs, le territoire peut poursuivre une stratégie de développement qui n'est pas au même niveau de maturation que d'autres territoires. Par conséquent, les objectifs poursuivis par une norme doivent pouvoir être revus.

Nous considérons que les normes doivent être adaptées au niveau local, en co-construction avec l'État, mais avec un État local qui serait investi d'un véritable pouvoir de négociation. Nous constatons trop souvent, dans les processus de contractualisation des politiques publiques, que les marges de manoeuvre de l'État local sont relativement restreintes et que les crédits sont extrêmement fléchés. Il ne s'agit pas de contractualiser au regard des priorités du territoire mais de décliner au mieux les priorités qui figurent sur la feuille de route du préfet.

Enfin, seuls les parlementaires, députés comme sénateurs, nous consultent dans le cadre de l'élaboration des textes législatifs et réglementaires.

M. Julien Bataille, directeur général de la CCI de Saint-Martin. - Le statut de Saint-Martin relève de l'article 74 de la Constitution depuis un peu moins de 15 ans. L'exercice des compétences par la collectivité ne s'est pas toujours accompagné de transferts de moyens.

Les chefs d'entreprise, les groupements professionnels et la CCI se sont adaptés à ce changement institutionnel. Nous avons inventé une nouvelle façon de faire du développement, avec une CCI territoriale qui parle à la fois avec sa collectivité et avec les services de l'État. Depuis 2017, avec le cyclone Irma, puis avec la crise Covid, les services de l'État ont été progressivement renforcés avec des unités territoriales dans le domaine de l'emploi, de la concurrence ou de la formation.

La collectivité s'est renforcée et exerce ses compétences de manière progressive. Pour nous, il n'est pas question de renoncer à certaines compétences, mais il n'est pas non plus question d'en intégrer d'autres.

Le partage des compétences est très clair. Vous savez que nous avons une frontière ouverte avec Sint-Maarten, qui est un pays tiers de l'Union européenne, avec une libre circulation des biens et des travailleurs.

Saint-Martin est en reconstruction depuis 5 ans. Nous rencontrons des difficultés sur la disponibilité de certains produits comme le ciment et nous nous sommes interrogés sur l'adaptation des normes de construction.

Nous nous interrogeons également sur la coordination du secteur de la pêche traditionnelle. La collectivité territoriale manque de visibilité sur ce qu'elle peut faire et sur ce qu'elle doit faire. Nous sommes confrontés à une nécessité d'innovations réglementaires et peut-être à terme législatives pour organiser cette filière comme elle l'est sur d'autres territoires français.

Saint-Martin a mis en place de nombreux groupes de travail qui réunissent les services de l'État, la collectivité et l'ensemble de la représentation socio-professionnelle.

La CCI de Saint-Martin est un établissement particulier puisqu'elle exerce aussi les compétences des chambres de métiers et des chambres d'agriculture.

Les acteurs économiques n'ont pas été suffisamment consultés dans le cadre des débats préparatoires à la mise en place du statut d'autonomie prévu par l'article 74 de la Constitution.

Ce statut n'a pas eu d'effet accélérateur sur le développement économique du territoire, mais la dynamique économique s'est mise en place. Les dépenses sociales ont augmenté et la collectivité doit encore ajuster sa politique fiscale pour favoriser le développement économique.

Enfin, pour l'Europe, Saint-Martin reste une région ultra-périphérique (RUP). Le débat sur un passage au statut de Pays et Territoires d'outre-mer (PTOM) reste ouvert mais rien n'annonce un changement comme l'ont fait nos voisins de Saint-Barthélemy.

M. Patrick Vial-Collet, président de la CCI des Îles de Guadeloupe. - Je ne veux pas être redondant par rapport aux propos tenus par mes collègues. Je constate qu'il n'y a pas de grandes différences en fonction des statuts des collectivités.

Nous ne disposons pas de réelles capacités d'adaptation des normes, ce qui peut bloquer certains projets avec notre environnement géographique proche.

Nous sommes confrontés à un enchevêtrement des compétences, notamment depuis que les agglomérations disposent de compétences économiques sectorielles. Cette superposition avec les compétences globales exercées par la région nous a compliqué la tâche, d'autant plus que chaque collectivité tient à marquer son territoire.

L'accompagnement de l'État se passe bien, notamment grâce aux relations entre le président des chambres, le préfet et les différentes administrations. Pour l'État, les chambres jouent leur rôle d'établissements publics facilitant la communication et dispensant ses informations.

Le préfet n'a pas la compétence d'adapter ou de déroger aux règles localement ou alors de manière très superficielle.

La question de l'évolution institutionnelle revient de manière récurrente tous les 10 ans, nous nous sommes déjà prononcés de façon différenciée en fonction des territoires.

M. Philippe Jock, président de la CCI de Martinique. - Sur le bilan de l'organisation institutionnelle, la responsabilité du développement économique est confiée à la collectivité territoriale de Martinique (CTM). Cette situation ne nous pose pas de problème mais nous regrettons l'absence de co-construction entre l'État, la collectivité et les acteurs socio-économiques. Je pense qu'elle s'explique plus par les hommes qui en ont la charge que par l'organisation institutionnelle. Le rôle des chambres dépend beaucoup des relations que les dirigeants entretiennent avec le préfet.

Il me semble important que nous puissions adapter les normes, afin d'être mieux intégrés à notre environnement géographique. Par exemple, une évolution des normes de construction nous permettrait d'avoir accès à des produits de la Caraïbe ou de l'Amérique latine. Sur l'autorité la plus pertinente pour adapter les normes, nous pensons que la compétence doit rester dans les mains de l'État tant que la Martinique ne disposera pas d'un organisme certificateur local indépendant.

Enfin, nous sommes très rarement consultés et quand nous le sommes, les délais sont très contraints.

M. Stéphane Artano, président. - Pensez-vous que les moyens de l'État dans vos territoires sont adaptés aux contextes locaux ? Faut-il assouplir les conditions dans lesquelles le préfet peut déroger ou adapter les règles à vos territoires, au regard du développement économique ?

M. Philippe Cambril. - Le préfet dispose de pouvoirs, mais ce sont plus des pouvoirs « sur le papier », que des pouvoirs réels. Nous constatons que les crédits sont déjà fléchés. Le pouvoir du préfet ne sera fort que s'il a la capacité d'orienter très fortement le positionnement des services extérieurs de l'État. Les réformes successives de ces services, comme le passage de la direction départementale de l'équipement (DDE) à la DEAL puis à la direction générale des territoires et de la mer (DGTM), qui a regroupé des services aux cultures assez différentes, ont produit de la confusion. Nous ne percevons pas le préfet en capacité de disposer de toutes les marges de manoeuvre pour mettre de l'ordre et faire en sorte que les services de l'État parlent d'une seule voix.

Au niveau de la mise en oeuvre, nous souhaitons pouvoir nous rattacher à un projet de développement partagé et que les capacités de négociation du préfet tiennent compte des orientations et de la stratégie du local. C'est donc le degré de latitude dont dispose le préfet et sa capacité à faire remonter les grands axes du modèle de développement local qui importent.

La Guyane a un très fort taux de croissance démographique, notamment en raison de l'immigration. C'est un territoire en pleine construction, qui a besoin de ressources, mais il y est interdit de chercher des hydrocarbures alors que tous ses voisins exploitent des gisements de pétrole. C'est une situation que nous ne comprenons pas.

Par ailleurs, la réglementation qui limite la consommation d'espaces en termes de construction n'est pas adaptée à un territoire en pleine construction.

Enfin, les délais d'instruction pour produire du foncier à vocation économique sont extrêmement longs. Parfois, malgré la volonté du préfet et de certains services de voir aboutir une opération, nous sommes confrontés à des blocages insurmontables. C'est une question de contenu, de méthode, mais aussi d'état d'esprit. Pour être plus efficaces, nous devons fonctionner en mode projet en associant les services de l'État, les collectivités et les chambres consulaires.

M. Julien Bataille. - Nos relations avec les unités territoriales de l'État sont de plus en plus intenses et intégrées. Nous échangeons beaucoup avec la direction en charge des entreprises, la direction de la mer et avec la direction de l'alimentation et de la forêt. Nous participons à des groupes de travail qui permettent de co-construire la déclinaison des politiques publiques en matière de développement économique sur notre territoire.

S'il y a quelques années, la CCI était sans doute la dernière à être consultée, elle figure aujourd'hui parmi les premiers invités dans les groupes de travail.

Parallèlement au contrôle de légalité et au service public de l'emploi, nous développons un observatoire de la commande publique. Cet outil permettra aux acheteurs de rationaliser leur activité dans un contexte de reconstruction et de rendre la commande publique plus inclusive.

Enfin, le préfet est de plus en plus à l'écoute du secteur privé. Il s'appuie sur notre connaissance du terrain et sur notre positionnement entre le monde politique et les entreprises.

M. Patrick Vial-Collet. - Je constate que les collectivités réclament la gestion, à titre expérimental, de domaines de plus en plus nombreux.

Nous considérons que les normes doivent être adaptées quand elles constituent des freins au développement économique mais cette adaptation se heurte au pouvoir administratif de l'État.

Nous sommes de petites îles et une grande partie de notre territoire et de nos capacités de développement économique sont proches du rivage marin. Il est pourtant devenu extrêmement compliqué de développer des zones économiques sur ou à proximité du rivage. Les lois sont très strictes et les capacités d'adaptation des normes par le préfet très limitées. La DEAL applique de manière très ferme les contraintes et les obligations.

Par exemple, le développement économique d'hébergements près du littoral va devenir impossible. Or, nos compétiteurs, dans notre environnement régional proche, savent exploiter la proximité maritime et aménager leur littoral. Nous sommes donc confrontés à des limites dans notre capacité à exploiter nos richesses, comme l'est la Guyane dans l'exploitation de ses métaux précieux.

M. Philippe Jock. - En Martinique, l'administration est plutôt bien coordonnée, mais certains fonctionnaires de la DEAL sont très proches de « l'écologie punitive ». Il faudrait donner aux préfets plus de latitude pour déroger aux règles nationales en matière environnementale et de développement économique. Nous devons arbitrer entre développement économique et protection excessive de l'environnement, pour lequel le principe de sécurité est poussé à l'extrême.

Néanmoins, quand les préfets sont convaincus par les propositions du monde économique, ils parviennent à convaincre les administrations centrales.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Comment avez-vous perçu l'Appel de Fort-de-France en mai dernier ?

M. Philippe Cambril. - C'est pour nous une satisfaction de constater que tous les territoires ont pu s'exprimer d'une seule voix. Pour autant, cet appel ne fait que réaffirmer des diagnostics et des constats qui sont très largement partagés depuis longtemps. Il reste à trouver la méthode pour permettre la différenciation des territoires.

Le large consensus sur la nécessité de faire évoluer le cadre et de faire bouger les lignes ne signifie pas que tous les territoires réclament un changement statutaire. Par ailleurs, le mouvement vers une autonomie très marquée n'est pas majoritaire, que ce soit parmi les entreprises ou la population.

M. Julien Bataille. - Cet appel est un moyen d'exprimer un certain nombre de malaises. J'observe que le développement économique est le dernier point cité, mais c'est peut-être involontaire.

L'appel souligne que la Constitution permet de différencier le déploiement des politiques publiques en fonction des territoires.

J'ajoute que le déploiement de ces politiques à travers des appels à projet peut leur faire rater leur objectif, comme nous l'avons constaté pour l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).

M. Patrick Vial-Collet. - La Guadeloupe avait lancé il y a quelques années l'Appel de Basse-Terre. Cette démarche part d'une bonne intention mais il serait réducteur de considérer que le mal-développement des outre-mer est lié à notre statut.

En ce moment, nous sommes préoccupés par le manque d'eau et par la prolifération des sargasses. Celle-ci nous pose d'énormes problèmes et nous avions imaginé que l'État serait plus présent pour nous aider à lutter contre cette dérive d'algues marines dont les conséquences sont importantes sur le plan économique.

Certains chefs d'entreprise sont très favorables à cet appel, d'autres sont plus dubitatifs. Ils se demandent si un changement de statut leur permettrait d'être payés en temps et en heure. En Guadeloupe, les collectivités doivent plus de 150 millions d'euros aux entreprises. Ils s'interrogent sur la nature des obstacles statutaires qui seraient levés dès lors que le statut du territoire évoluerait et sur le maintien de la solidarité nationale en termes de politiques publiques. Je pense aussi qu'un changement de statut n'est pas au coeur des préoccupations de la population.

Enfin, nous avons tous conscience que l'adaptation des normes, la capacité à gérer au plus près le territoire sont essentielles, que le statu quo risque de causer des problèmes, mais en même temps, nous ne sommes pas persuadés que l'évolution statutaire soit la bonne réponse.

Le dosage, la méthode, la façon dont nous allons aborder le problème sont plus importants. Les territoires qui ont expérimenté des avancées, dont les résultats sont mesurables, doivent s'interroger sur la nature des réels obstacles à notre développement économique et sur le cadre juridique dans lequel nous pouvons les faire évoluer.

M. Philippe Jock. - La CCI de Martinique s'interroge sur le moment choisi par les élus pour lancer cet appel. La collectivité territoriale de Martinique existe depuis à peine 6 ans et nous savons que la mise en route d'une telle institution est lourde et compliquée.

Nous nous interrogeons aussi sur la méthode. La collectivité exerce des compétences qui ont été transférées à travers les habilitations, notamment les habilitations énergie et transports. Nous n'en avons pas encore fait le bilan et nous demandons déjà des évolutions. Avant de réclamer le transfert de nouvelles compétences, regardons comment nous avons géré celles dont nous disposons.

Dans de nombreux domaines qui relèvent de notre compétence, nous n'avons pas démontré notre efficacité. C'est vrai pour la gestion des déchets, des transports ou pour l'eau, même si nos problèmes d'eau sont moins prégnants qu'en Guadeloupe. Nous sommes convaincus que les freins ne sont pas uniquement d'ordre institutionnel.

Enfin, la loi 3DS permet de mettre en oeuvre des transferts de compétence. Exploitons-la jusqu'au bout avant d'aller plus loin. Je rappelle également qu'en 2002 et en 2010 la population a été consultée et que les réponses ont été claires. Remettre sans cesse sur le tapis ces questions institutionnelles n'est pas de nature à créer un environnement serein, nécessaire au développement économique.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - À la suite de l'Appel de Fort-de-France, le président de la République a lancé une feuille de route, « Renouveau des outre-mer », qui doit conduire dans six mois à un comité interministériel aux outre-mer (CIOM). Qu'en attendez-vous ? Que pensez-vous de la méthode ? Comment voyez-vous la concrétisation des objectifs annoncés par le ministre des outre-mer sur la « création de valeur » et le « développement des entreprises » ?

M. Philippe Cambril. - Nous sommes satisfaits de la proposition et de l'ambition mais ce n'est pas la première fois que nous participons à cet exercice. Régulièrement, des attentes ne sont pas satisfaites.

La Guyane est dans l'attente de la définition d'un modèle de développement, elle a le sentiment d'être « coincée » par une série d'interdictions, liées notamment à des contraintes environnementales. Nous sommes conscients que notre territoire occupe une place particulière dans l'équilibre du fonctionnement de la planète. Pour autant, cette place ne doit pas se traduire uniquement par une série de contraintes. Nous n'arrivons pas à trouver quel est le meilleur système pour déterminer et valider les actions à mettre en oeuvre au service d'un modèle de développement.

Si on refuse de passer par une étape d'industrialisation, qui est pour nous nécessaire, il faut décliner la manière dont nous allons inscrire la Guyane dans une dynamique d'innovation et comment ces innovations seront mises au service de l'économie. Malheureusement, nous avançons très lentement sur les retombées de la biodiversité guyanaise et des mises en application locales.

Nous sommes sous un régime d'interdiction et en même temps sur une absence de rythme dans le déblocage de politiques d'innovation.

Cette feuille de route est aujourd'hui un espoir, mais elle sera source de déception si elle ne parvient pas à définir des actions concrètes au service d'un projet de développement qui décrit le chemin à emprunter.

M. Julien Bataille. - La concertation est importante et la feuille de route affirme que l'État s'appuiera sur les collectivités, donc sur les acteurs du terrain. Pour autant, la question des moyens financiers et des moyens en ingénierie continuera à se poser.

Par ailleurs, si la feuille de route ne définit pas les grandes lignes d'un modèle de développement, nous aurons beaucoup de mal à alimenter le CIOM.

La CCI de Saint-Martin s'engage sur la diversification de son activité économique, le cyclone puis la crise sanitaire ayant montré qu'il était important de pouvoir amortir les chocs subis par le tourisme par un déploiement vers d'autres activités. Cette diversification passe par un travail de terrain avec la collectivité, sous la bienveillance des services de l'État, à condition de trouver des leviers de financements.

M. Patrick Vial-Collet. - Depuis une décennie, nous entendons dans la bouche des gouvernements, quelle que soit leur sensibilité, le terme « autonomie », qui n'est plus un tabou. Le précédent président de la République avait évoqué un statut « à la carte », laissant espérer que l'unité de la France pouvait s'accommoder d'un statut différencié de toutes ses régions.

J'ai le sentiment que le statut n'est pas en cause, mais que ce sont les modes de gestion à l'intérieur du territoire qui doivent être revus. Répondre en permanence aux difficultés avec des évolutions statutaires ne me semble tout à fait pas conforme à l'unité de la France.

Le Gouvernement va loin puisque le ministre de l'Intérieur et des outre-mer lui-même dit qu'il serait possible de profiter de la réforme constitutionnelle nécessaire pour la Nouvelle-Calédonie pour trouver de nouveaux statuts pour les outre-mer. Il nourrit ainsi des espoirs.

Pourtant, il y a un mal-développement en outre-mer, nos populations sont plus pauvres que dans l'Hexagone, le revenu moyen y est inférieur. Ces annonces nourrissent l'espoir d'un meilleur développement et les populations ont envie de croire que ce mal-développement est créé par le cadre institutionnel.

En tant que chefs d'entreprise, nous sommes plus pragmatiques. Nous avons la chance d'avoir des collectivités qui ont fait des choix différenciés, de La Réunion à la Guadeloupe, en passant par la Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, avec des capacités différentes. Je rappelle que Saint-Barthélemy est allé aussi loin que possible puisqu'elle prélève un droit de douane, renonçant à certaines aides européennes.

En termes de méthode, nous souhaitons procéder à un inventaire de toutes ces différenciations, mesurer leur efficacité économique, regarder si elles n'ont pas conduit à des différenciations de solidarité nationale, c'est dire plus de pouvoirs mais moins de moyens.

Le véritable enjeu est notre capacité, avec la DEAL, à adapter notre développement économique à un certain nombre de normes extrêmement difficiles à appliquer sur nos territoires.

M. Philippe Jock. - La méthode consistant à faire un état des lieux avant de formuler des propositions me paraît bonne. Cependant, nous avons l'habitude des grandes rencontres et des grands-messes, d'être consultés, sans que cela débouche sur des actions concrètes.

Il est important que le projet de développement soit co-construit et la proposition du ministre chargé des outre-mer de faire signer les plans de convergence par l'État, les collectivités et les acteurs économiques va dans le bon sens. Il est essentiel que les réflexions en matière de développement tiennent compte de l'avis des acteurs économiques.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Ces débats institutionnels à propos d'une éventuelle révision constitutionnelle ont-ils créé une angoisse, une instabilité défavorable aux anticipations économiques sur vos territoires ou, au contraire, cela ouvre-t-il des perspectives de développement ?

M. Philippe Cambril. - La Guyane a connu en 2017 des mouvements sociaux très importants, avec le blocage de la totalité du territoire. À l'issue de ces mouvements, les accords de Guyane ont été signés et ont bénéficié d'un dispositif de suivi. Nous sommes donc dans une dynamique de changement.

Sur le terrain, les résultats de ces accords sont contrastés, mais ils ont mobilisé des collectifs qui sont aujourd'hui à la manoeuvre sur la question du changement statutaire. Le monde économique a plus subi les accords de Guyane qu'il n'en a bénéficié.

La question du changement statutaire a été actée par le congrès des élus. Les travaux auxquels participe la CCI sont uniquement consacrés à cette dimension institutionnelle. On ne se pose pas la question des objectifs poursuivis, ni des contenus des politiques publiques à mettre en oeuvre. Des entreprises considèrent que ce débat est illisible et qu'il n'aboutira jamais.

Il y a pour nous un risque de décalage entre des travaux qui avancent à bas bruit, qui ne portent que sur les aspects mécaniques du fonctionnement d'un territoire, et les attentes des acteurs économiques, pris dans les difficultés du quotidien et qui regardent avec beaucoup de distance ce qui est en train de se jouer. Nous craignons, au moment où il s'agira de se prononcer sur la loi organique, des blocages relativement forts.

M. Julien Bataille. - Comme je vous l'ai dit, les acteurs économiques n'ont pas été directement associés aux travaux d'évolution institutionnelle de Saint-Martin, ni à la construction d'un modèle de développement économique. Les chefs d'entreprise sont accaparés par leurs difficultés commerciales, concurrentielles, par des questions d'achats, de trésorerie, qui sont indépendantes de cette évolution.

La juridiction commerciale n'a pas suivi cette évolution statutaire et le registre du commerce et des sociétés reste hébergé par le tribunal mixte de commerce de Basse-Terre. Par ailleurs, la justice prud'homale est aussi restée sur le territoire de la Guadeloupe. Cette situation nous empêche d'avoir une bonne vision de ce que pourrait être une évolution totale et définitive en matière institutionnelle. Si les questions de justice sont une compétence régalienne, nous construisons une chambre détachée qui se transformera en tribunal de proximité où toutes les affaires pourront être instruites.

Enfin, il n'est pas question pour la collectivité territoriale de renoncer à certaines compétences ou d'en demander de nouvelles.

M. Patrick Vial-Collet. - Je pense que les préoccupations des populations sont ailleurs. Si elles sont consultées, elles donneront leur avis.

Le monde des affaires est beaucoup plus préoccupé par les troubles publics, par le niveau de la délinquance, les crimes, le trafic de drogue que par l'évolution institutionnelle qui revient à peu près tous les dix ans. Nous avons pris note de la volonté des élus de disposer de plus de pouvoirs pour essayer de résoudre les problèmes.

J'entends de plus en plus d'entrepreneurs qui pensent qu'une évolution est inévitable et qui se demandent dans quel contexte elle aura lieu, si les articles 73 et 74 seront réécrits ou si les populations seront consultées.

Je ne pense pas que cette évolution fera fuir les investisseurs ou les privera de visibilité. Ils sont plus préoccupés par la lourdeur administrative, par notre capacité d'investissement, par les phénomènes sociaux et par la conjoncture internationale, à propos de laquelle nous sommes quotidiennement nourris d'informations assourdissantes.

M. Philippe Jock. - Les chefs d'entreprise sont avant tout préoccupés par le contexte inflationniste et par le manque de visibilité.

Une évolution institutionnelle ajouterait une incertitude supplémentaire mais elle nous semble inéluctable. Les élus ont la volonté d'aller vers plus d'autonomie et nous nous y préparons. Je ne pense pas que reposer de façon permanente la question du statut, en la liant au mal-développement, soit de nature à faire venir des investisseurs hexagonaux ou de la Caraïbe.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En Martinique et en Guadeloupe, le congrès des élus a engagé des travaux depuis plusieurs mois. Y êtes-vous associés ? Dans la négative, comment pourriez-vous être davantage associés en tant qu'acteurs économiques ?

M. Patrick Vial-Collet. - Cette réflexion a été lancée il y a une dizaine d'années. En Guadeloupe, le congrès se réunit à l'initiative du président du département ou du président de la région.

Je pense qu'il y a un problème de méthode. Même si l'objectif est de trouver un cadre institutionnel plus adapté au développement économique et social de nos populations, je ne suis pas convaincu que tous les sujets aient été mis à plat et que les acteurs politiques aient observé tout ce qui se passe autour de nous. Il me semble essentiel de bénéficier des retours d'expérience des autres territoires. La Martinique dispose, contrairement à la Guadeloupe, d'une collectivité unique. Pendant longtemps, j'ai entendu les acteurs politiques affirmer que notre principal problème était lié à la coexistence de deux collectivités et à l'enchevêtrement des compétences.

Quel bilan la Martinique tire-t-elle de son administration par une collectivité unique ? Je n'ai pas l'impression que les progrès soient significatifs, suffisamment lisibles ni qu'ils méritent que nous nous engagions dans cette voie pour trouver des réponses à nos problèmes.

Nous sommes associés et invités aux débats, nous avons des contacts assez proches avec les présidents des deux collectivités et nous nous interrogeons sur le meilleur statut, sur les domaines de compétences dont nous avons besoin, sur la manière d'exercer les compétences au plus proche du terrain, sur ce que nous devons simplifier pour que les entreprises créent plus de richesse, plus d'emplois, plus d'espoir pour nos populations. Je rappelle que notre taux de chômage s'élève à 28 %, même si les entreprises rencontrent de grandes difficultés pour recruter.

M. Philippe Jock. - En Martinique, le congrès n'a pas associé les acteurs économiques à ses travaux. Une commission est chargée de faire le bilan de l'évolution institutionnelle et c'est elle qui a auditionné les acteurs économiques.

Je le regrette car le congrès pourrait nous offrir l'occasion de co-construire le projet de développement que nous attendons depuis des années.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le congrès des élus s'est également réuni en Guyane au mois de mars. Les acteurs économiques ont-ils été associés à cette réunion ?

M. Philippe Cambril. - La CCI participe aux travaux en tant que partie prenante. Le problème auquel sont confrontés les acteurs économiques, c'est la focalisation des élus sur des questions strictement institutionnelles. Les travaux préparatoires ont conduit à un raccourci extrêmement fort consistant à dire que le changement de statut permettrait de lever de nombreux verrous et donc de faire naturellement le projet économique.

Le congrès est parti sur cette base et la question des contenus n'est pas encore à l'ordre du jour. Il travaille à une proposition d'organisation institutionnelle sans trancher un certain nombre de questions fondamentales et sans réfléchir à leur déclinaison, notamment la position de la Guyane sur l'immigration et sur l'alimentation de l'économie informelle, sur l'équilibre entre l'exploitation de nos ressources, l'industrialisation et la protection du territoire ou sur la répartition des terres. 95 % du territoire appartient à l'État qui s'est engagé à le restituer, mais nous ne savons pas quelles seront les modalités de cette restitution. Ces questions ne sont pas posées car elles risqueraient de faire exploser les consensus sur le changement institutionnel.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Faut-il inscrire dans la Constitution un principe de co-construction des politiques publiques outre-mer dans les domaines demeurant de la compétence de l'État, voire ceux transférés aux collectivités ? Comment ce principe pourrait-il se traduire dans le respect des compétences de chacun ?

M. Philippe Cambril. - Ce principe me semble pertinent mais les ambitions ne porteront leurs fruits que si nous parvenons à faire référence au projet de développement et aux contractualisations qui ont été prises en déclinaison de ce projet.

Il faut aussi que la Constitution précise qui est autorisé à participer à la co-construction et il me paraît essentiel que les acteurs économiques soient représentés. Sur les problèmes sociaux, la voix du monde économique doit être entendue, dans un territoire où 40 % de l'économie sont informels, autant que celle des collectivités. Certains élus défendent l'économie informelle qui serait un mal nécessaire en raison de la pauvreté. Ils affirment que la lutte contre l'économie informelle risquerait de déstabiliser toute la société. D'un point de vue économique, cette position n'est pas audible. Si l'économie informelle continue à croître, c'est toute l'activité économique de la Guyane qui est à terme condamnée.

M. Julien Bataille. - La Constitution offre déjà un certain nombre d'outils qui permettent des expérimentations. La co-construction est inscrite dans la Constitution. En revanche nous pouvons nous interroger sur la décentralisation et comparer la manière dont elle est menée en France par rapport à d'autres pays européens dans lesquels les régions disposent de pouvoirs normatifs importants qui leur permettent de répondre à des enjeux de territoire. Si la République française est décentralisée, peut-être faut-il envisager de décomplexifier l'exercice des compétences au niveau territorial.

M. Patrick Vial-Collet. - Chacun exerce son pouvoir dans son domaine de compétence et les acteurs économiques ne sont pas associés à toutes les décisions. Ils sont parfois consultés et donnent leur avis, dans le cadre d'un fonctionnement normal des institutions.

Sur les sujets économiques, la CCI est largement consultée pour son expertise et participe à la construction des décisions, mais il n'existe aucun cadre formel de réunion. Nous n'avons pas non plus de réflexion stratégique sur une vision économique commune.

Notre capacité à co-construire vient plus de notre relation de proximité avec les responsables politiques que d'un cadre institutionnel.

M. Philippe Jock. - Les politiques publiques outre-mer doivent être co-construites entre l'État et les collectivités mais aussi avec les acteurs économiques. Je ne sais pas s'il faut l'inscrire dans la Constitution ou le prévoir au moment de la négociation des contrats de convergence.

Nous avons en Martinique moins de chance qu'en Guadeloupe. Les acteurs économiques n'ont pas été associés à la préparation du programme opérationnel européen, alors que les fonds européens de développement économique sont très importants.

Il est essentiel que le projet de développement de nos territoires soit co-construit. C'est ensemble, État, collectivités et acteurs économiques que nous parviendrons à régler le problème de mal-développement que nous rencontrons depuis des années. Si nous ne travaillons pas sur l'éducation, sur la formation, si nous ne mettons pas en place une gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences, nous aurons toujours un niveau de chômage élevé et des emplois non pourvus.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le manque d'ingénierie dans les territoires est souvent évoqué. Que pensez-vous du rapprochement des formations au plus près des territoires, par exemple de la création d'une école d'ingénieurs par bassin ?

M. Philippe Cambril. - La Guyane est en effet touchée par ce manque d'ingénierie. Nous essayons de conserver des outils qui nous permettent de compenser le manque d'attractivité du territoire et d'attirer les compétences qui nous font défaut. Nous nous inscrivons aussi dans un dispositif de formation et de qualification. La CCI est très active, elle développe des filières qui répondent aux besoins des entreprises et est prête à travailler sur les qualifications de niveau ingénieur.

Nous constatons également un manque de mutualisation, entre les collectivités mais aussi entre l'État et les collectivités. Il manque des compétences partout mais chacun reste isolé. Pourtant, en fonctionnant en mode projet et avec une logique de mutualisation, il serait possible de compenser, au moins partiellement, ce manque d'ingénierie.

Avec la contraction de l'économie du spatial, certaines entreprises de pointe parviennent à dégager des marges de manoeuvre pour se consacrer à d'autres sujets. J'espère que nous parviendrons à mobiliser ces compétences au service du territoire et que les entreprises ne quitteront pas le département en raison de la baisse de leur chiffre d'affaires lié au spatial.

M. Julien Bataille. - Le taux de chômage à Saint-Martin est très important, notamment chez les jeunes et chez les femmes, avec 5 000 demandeurs d'emploi mais les entreprises rencontrent des difficultés de recrutement.

La CCI est très active sur l'apprentissage et organise régulièrement des rencontres entre demandeurs d'emploi et entreprises qui cherchent à recruter.

Les grands chantiers de reconstruction se poursuivent avec deux nouveaux collèges, un centre culturel et un plateau pour les activités nautiques ; mais les entreprises manquent aujourd'hui de professionnels formés. Des formations sont en cours mais le décalage entre la disponibilité des professionnels et les besoins des entreprises sera difficile à résorber.

La CCI est aussi impliquée dans des programmes de formation supérieure et profite des îles voisines pour mutualiser des formations universitaires.

Cette année, nous avons réussi à proposer un cycle certifiant à haute qualité managériale, avec HEC Paris, à 12 chefs d'entreprise. Ils ont bénéficié d'une formation de haut niveau en management, ressources humaines, gestion commerciale, gestion financière mais aussi sur les enjeux RSE. Nous avons d'autres projets, avec d'autres grandes écoles.

M. Patrick Vial-Collet. - Dès lors que l'État a décidé qu'il pouvait cogérer avec les collectivités les grandes infrastructures publiques gérées auparavant par les CCI, il a affaibli la capacité des chambres de commerce à se concerter avec le pouvoir politique. Nous avions pourtant démontré notre capacité à bien gérer les ports et les aéroports dont nous étions propriétaires. C'était un moyen de nous associer naturellement, dans un cadre de gestion des grands équipements structurants touchant à l'intérêt général, avec les pouvoirs politiques.

Les CCI sont garantes de l'intérêt général puisqu'elles ne distribuent pas de dividendes. Elles gèrent les investissements publics dans l'intérêt du plus grand nombre.

Enfin, je souscris à ce qui a été dit par le directeur général de la CCI de Guyane.

M. Philippe Jock. - Les CCI développent l'apprentissage mais son mode de financement a été revu récemment. Nous passons désormais par des opérateurs de compétences (OPCO) qui ont des coûts apprentis plus faibles que nos coûts de fonctionnement. Jusqu'à maintenant, nous parvenions à ouvrir des formations avec une quinzaine de jeunes. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus les ouvrir, les jeunes partent et ne reviennent pas.

Pour assurer des formations au plus près du territoire, il est nécessaire de revoir le mode de financement de la formation, notamment en apprentissage. Pour que les CCI contribuent à l'élévation du niveau de formation, il faut leur en donner les moyens.

Si nous voulons disposer d'une vision à moyen terme de notre développement, nous devons, à l'échelle du territoire, mettre en place une gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences. Cela implique que nous définissions un modèle de développement économique et que nous lancions les formations sur les secteurs dans lesquels nous avons besoin de compétences. C'est le seul moyen pour que nous soyons efficaces, c'est un travail que nous devons faire ensemble.

Il y a aujourd'hui trop de jeunes qui choisissent des formations au hasard, sans savoir si elles correspondent aux besoins du territoire et nous nous étonnons ensuite qu'ils n'y restent pas !

Nous ne pouvons pas décider seuls de ce que veulent nos jeunes, il faut aussi les associer à la réflexion. Trop souvent les politiques décident seuls, sans penser aux aspirations des jeunes. La Martinique et la Guadeloupe font face à un exode des jeunes et au vieillissement de la population. À terme, se posera la question du financement de la dépendance pour les collectivités et celle de l'équilibre économique pour les entreprises. La Martinique comptait 400 000 habitants il y a quelques années et les projections en prévoient 280 000. L'enjeu n'est donc pas institutionnel.

Sur l'ingénierie, nous avons en effet besoin d'écoles d'ingénieurs dans nos bassins respectifs. La Martinique développe un projet avec l'institut national des sciences appliquées de Lyon (INSA), que nous mutualiserons avec la Guadeloupe, la Guyane et Saint-Martin pour que cette école trouve sa place.

Enfin, sur l'ingénierie dans les collectivités, la Martinique dispose d'une dotation légèrement supérieure à la moyenne nationale en fonctionnaires de catégorie A, ce qui ne l'empêche pas de rencontrer les mêmes problèmes que les autres territoires, avec notamment des délais de paiement des fournisseurs anormalement longs, des problèmes d'accès à l'eau ou des problèmes de traitement des déchets.

Nos difficultés ne sont pas seulement liées à un problème de ressources humaines, elles s'expliquent aussi et surtout par un manque de volonté politique.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je souscris complètement à vos propos sur la formation professionnelle et sur l'importance de garder et de faire revenir les jeunes dans leurs territoires.

Je vous remercie pour l'ensemble de vos réponses. Avant de mettre un terme à cette audition, je donne la parole à notre collègue Victoire Jasmin.

Mme Victoire Jasmin. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention vos différentes interventions et je partage la plupart de vos positions. Il y a sur nos territoires de nombreux problèmes à régler pour améliorer les conditions de notre développement économique. Il est par exemple essentiel que les délais de paiement soient réduits.

Des représentants de vos différentes chambres siègent dans les conseils d'administration des établissements publics d'enseignement. Ces personnes vous tiennent-elles informé du fonctionnement de ces établissements ? Avez-vous des relations avec les services académiques d'information et d'orientation, pour que les formations soient mises en cohérence avec vos besoins et pour l'information des parents ?

J'ai été présidente d'une fédération de parents d'élèves et j'ai contribué à l'information des parents. J'ai participé à des salons étudiants où la CCI présentait ses formations. Que pouvez-vous mettre en oeuvre pour faciliter l'information des élèves et de leurs familles ? Comment envisagez-vous d'inciter les jeunes à rester sur les territoires ?

M. Patrick Vial-Collet. - Nous avons des échanges constants avec les parlementaires sur les sujets qui nous préoccupent et ils s'efforcent toujours de comprendre nos difficultés et l'impact des lois sur nos territoires.

Vous posez, Madame la sénatrice, un problème fondamental qui nous préoccupe depuis longtemps : comment adapter la formation des jeunes aux besoins des entreprises ?

Nous sommes contraints de recruter à l'extérieur de nos frontières, ce qui présente un surcoût considérable, et nous le regrettons. Nous préférerions trouver ces ressources au plus près de nos entreprises pour éviter à nos salariés de longs déplacements et des problèmes liés à la vie de famille, au logement, etc.

Nous ne pouvons pas obliger un jeune à choisir un cursus mais nous devons lui permettre de mesurer, quand il choisit une formation, les capacités d'emplois à proximité de son lieu de résidence.

Je déplore que le taux de chômage de nos territoires soit très élevé et qu'en même temps nos entreprises peinent à recruter. Cette situation a un impact sur la compétitivité et sur le développement des entreprises. Elles sont nombreuses à ne pas utiliser toutes leurs capacités de production faute de personnel pour les faire fonctionner. Nous n'avons pas encore trouvé la bonne réponse à ce paradoxe, mais c'est un sujet majeur pour nos territoires.

Mme Victoire Jasmin. - Les collectivités aident de nombreux jeunes qui partent étudier au Canada. Or, il y a de plus en plus de formations sur nos territoires. Faut-il remettre en cause ce modèle ?

M. Philippe Jock. - Nous ne pouvons pas restreindre le champ des possibles pour les étudiants en les empêchant d'étudier au Canada. En revanche, il nous appartient de proposer des formations en adéquation avec les besoins des territoires. Nous avons besoin d'un projet de territoire, co-construit, d'une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences pour permettre aux jeunes de faire des choix en toute transparence.

J'ai été président de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (LADOM) pendant six ans et j'ai rencontré de nombreux jeunes ultra-marins qui choisissaient des formations un peu par hasard, sans véritable projet de vie ou projet professionnel. Certains ont regretté de ne pas avoir su quels étaient les besoins des entreprises et de ne pas avoir choisi une formation qui leur aurait permis de travailler en Martinique.

Chacun doit assumer sa part de responsabilité. L'orientation des étudiants est aujourd'hui une compétence régionale, territoriale, et les acteurs politiques devraient se rapprocher des acteurs économiques de terrain pour exercer au mieux cette compétence.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie à mon tour de la qualité de nos échanges. Ils ont confirmé l'intérêt pour notre délégation de vous entendre sur ce sujet.

Sur mon territoire, j'ai associé la chambre consulaire aux travaux d'élaboration d'un schéma de développement stratégique parce qu'il me semblait naturel d'avoir les chefs d'entreprise autour de la table. Je suis convaincu que l'intelligence collective permet de dépasser des formats règlementaires qui ne permettent pas normalement de vous associer.

Je vous rappelle que nous sommes preneurs des réponses aux questionnaires transmis pour nourrir notre réflexion, ce qui vous permettra de revenir plus dans le détail sur des éléments que vous n'auriez pas pu développer au cours de cette audition.

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de représentants des bassins de l'océan Indien et de l'océan Pacifique de l'Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM)

M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer, en tant que co-rapporteurs Micheline Jacques et moi-même avons jugé utile d'entendre des acteurs du monde économique ultramarin.

Nous allons ainsi échanger ce matin avec les représentants des chambres de commerce et d'industrie (CCI) d'outre-mer regroupées au sein de l'ACCIOM, laquelle vient de désigner son nouveau président Pierrick Robert, que je salue à La Réunion.

Ils nous feront part de leurs réflexions sur le bilan de l'organisation institutionnelle de leurs territoires et sur leurs éventuels souhaits d'évolution.

Compte tenu du décalage horaire, nous commencerons par les CCI de l'océan Indien et de l'océan Pacifique. Puis ce sera le tour des représentants de l'océan Atlantique.

Je vais donc vous donner la parole, monsieur le président, mesdames et messieurs, pour un tour de table dans le cadre de votre exposé liminaire sur la base de la trame qui vous a été transmise. Nous vous interrogerons ensuite avec Micheline Jacques.

M. Pierrick Robert, président de la CCI de La Réunion et président de l'ACCIOM. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la question que vous nous posez est au fond celle du niveau approprié d'élaboration des normes. Est-ce qu'il appartient à l'État ou les autorités locales d'adapter les normes ? Pour y répondre, les CCI d'outre-mer ne vous parleront bien évidemment que de l'impact de ces normes et de leur élaboration sur le développement économique. D'abord il nous faut vous indiquer que les chefs d'entreprise sont très partagés sur ces questions : dans plusieurs territoires, et notamment relevant de l'article 74 de la Constitution, ils nous disent que leurs lois organiques ont besoin d'être revues. Pour ceux concernés par l'article 73, s'il y a un fort sentiment d'inadaptation des normes et des modes d'intervention des pouvoirs publics, il y a aussi, dans plusieurs territoires, une forte inquiétude sur les risques d'une évolution statutaire et sur le rattachement à la France. Pour nous, il y a trois choses à examiner : l'opportunité, la capacité des collectivités à mettre en oeuvre de nouvelles compétences et l'organisation de ces nouveaux pouvoirs.

Sur l'opportunité d'abord : il n'y a à notre connaissance jamais eu d'étude scientifique comparant l'impact des différentes évolutions statutaires des outre-mer français sur leurs trajectoires de développement économique. Pourtant nous avons des cas d'écoles assez intéressants, avec des territoires comme Mayotte et les « trois Saints » (Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon), qui ont changé de statut encore assez récemment.

Nous considérons que cet impact n'est pas certain. Pour dire cela, nous nous appuyons principalement sur deux éléments : le taux de croissance du PIB par habitant entre 2000 et 2020 d'une part et d'autre part le taux de croissance annuel moyen de l'indice de développement humain (IDH) entre 1990 et 2010 calculé par l'Agence française du développement (AFD) en 2012. Nous observons que non seulement il n'y a pas de lien apparent entre la vitesse de développement d'un territoire et son statut, mais qu'en plus il n'y a pas de changement substantiel des trajectoires économiques des territoires lors d'un changement statutaire. Au contraire, nous constatons que si certains territoires bénéficiant de l'autonomie ont pu connaître une amélioration significative de leur économie, je pense en particulier à la Nouvelle-Calédonie tirée par le nickel et à Saint-Barthélemy qui a profité de sa situation particulière sur le marché du tourisme, les territoires ayant le moins d'autonomie se développent globalement plus vite.

Cependant, si une réforme devait être menée, se poserait selon nous la question des moyens alloués aux collectivités pour la mettre en oeuvre. Deux remarques : d'abord, les régions ultramarines se caractérisent par des délais moyens de paiement aux entreprises deux fois supérieurs aux plafonds légaux selon un rapport de l'Inspection générale de l'administration de 2019. Un renforcement de leurs pouvoirs impliquerait donc une augmentation de leurs budgets, visiblement contraints, pour leur permettre de les exercer. Ensuite, nous avons aussi regardé les statistiques de la Direction générale des collectivités locales sur l'état de la fonction publique territoriale. Nous constatons que, à l'exception de la Martinique, toutes les régions ultramarines manquent de cadres dans leurs fonctions publiques territoriales, malgré des effectifs au-dessus de la moyenne. Comme le disait Émile de Girardin « Il n'y a jamais eu, il ne saurait y avoir de grande politique sans bonne administration. » Si une réforme devait être menée pour donner plus de compétences aux collectivités, on devrait donc forcément les renforcer en amont.

À supposer enfin que cela arrive, il resterait une dernière question : comment organiser ces nouveaux pouvoirs ? Il nous semble important d'éviter la concentration entre les mêmes mains des pouvoirs législatif et exécutif. Ce n'est pas qu'une vue de l'esprit : le premier rapport de l'Agence française anticorruption et du service statistique du ministère de l'Intérieur sur les atteintes à la probité publique montre que les collectivités de l'article 74 concentrent 3,5 % des infractions pour 0,9 % de la population et 0,6 % du PIB, ce que l'Agence française anticorruption attribue à leurs « singularités institutionnelles ». Si un nouveau système devait être conçu, il devrait prévoir des garde-fous pour protéger l'équité de l'activité économique.

Il nous semble, pour toutes ces raisons, que nous devons d'abord réfléchir à un changement de méthode de travail avant de penser à un changement statutaire, sans que cela ne soit forcément exclusif. Il est en particulier nécessaire de renforcer la dimension partenariale entre l'État, la société civile et les collectivités en s'appuyant sur les contrats de développement et les contrats de convergence. Les plans de convergence doivent en effet déjà contenir un volet sur l'adaptation des normes. S'ils étaient élaborés avec la société civile, et notamment les Chambres consulaires qui en deviendraient signataires, ils pourraient constituer des diagnostics territoriaux partagés mais aussi contenir des engagements financiers et de gestion des collectivités. Nous pensons que certaines dispositions de ces plans pourraient dès lors être votées par le Parlement pour valider les demandes d'habilitation.

Pour cela, nous proposons que le Parlement réserve une semaine de contrôle par an aux questions ultramarines qui serait notamment l'occasion de faire le point sur la mise en oeuvre des contrats liant l'État et les outre-mer. Ces semaines de contrôle pourraient se dérouler en mars, en amont de l'ouverture des conférences budgétaires, qui pourraient ainsi tenir compte de leurs conclusions. Ce contrôle pourrait notamment s'appuyer sur un document de politique transversale outre-mer qui, conformément aux recommandations de la Cour des comptes à la commission des finances du Sénat en mars 2022, pourrait être décalé dans l'année pour améliorer sa fiabilité. Ce document, plutôt que les indicateurs nationaux déclinés en outre-mer, pourrait recenser des indicateurs spécifiques aux outre-mer, déterminés par programme, mais contiendrait toujours les états récapitulatifs de l'effort budgétaire et financier de l'État en outre-mer. Cela donnerait l'occasion au ministère des outre-mer de renforcer son rôle de coordinateur de l'interministériel en réunissant en amont de ces semaines de contrôle les directeurs centraux concernés.

Durant ces semaines de contrôle outre-mer, les délégations aux outre-mer, élevées en commissions spéciales, pourraient examiner un projet de loi sur les « diverses dispositions outre-mer ». Ce projet de loi, examiné en urgence et selon la procédure de la législation en commission, porterait les dispositions financières correspondant aux plans et contrats de convergence, en précisant les enveloppes de la loi de finances initiale, validerait les habilitations demandées dans les plans et adopterait les mesures d'adaptations de la législation outre-mer. Il transcrirait également dans la loi les engagements des collectivités locales, donnant ainsi à ceux-ci une force juridique lors des contrôles de légalité et des contrôles budgétaires des collectivités locales par les préfets.

Cette nouvelle organisation du travail normatif devra également nous amener à réinterroger l'organisation du ministère des outre-mer et les pouvoirs des préfets. La Cour des comptes le dit : le ministère des outre-mer aujourd'hui se disperse, alors qu'il manque de moyens humains et financiers. Il faut renforcer son poids interministériel, ses capacités d'expertise et son rôle d'appui en ingénierie. Les représentants de l'État doivent également se saisir du pouvoir de dérogation qui leur a été octroyé, ce qui pourrait impliquer la création de groupes de liaison avec eux, constitués des collectivités et des chambres consulaires. De manière générale, l'État, aussi bien central que déconcentré, doit travailler en plus étroite collaboration avec les représentants de la société civile et notamment les consulaires qui représentent le monde économique. Nous souhaitons notamment des réunions régulières sur l'adaptation des normes avec les préfets et les collectivités dans une instance dédiée. À Paris, nous sommes représentés par l'ACCIOM. Les ministères, et pas seulement le ministère des outre-mer, devraient nous associer plus fréquemment par ce biais, ce qui nous permettrait de coordonner et de structurer plus facilement nos réponses.

M. Stéphane Artano, président. - Merci Monsieur le président. Je vous propose maintenant un tour de table des différents territoires.

Mme Nadine Hafidou, secrétaire du Bureau de la CCI de Mayotte. - Je remercie Pierrick Robert pour son propos introductif.

Vous connaissez tous l'histoire du territoire mahorais et de son évolution institutionnelle. Un certain nombre de compétences ne nous ont pas encore été transférées dans le cadre de la départementalisation et nous restons vigilants sur les propositions de nouvelles évolutions.

M. David Guyenne, président de la CCI de Nouvelle-Calédonie. - Vous nous interrogez sur l'avenir institutionnel des outre-mer, notamment sur la possibilité d'accorder davantage d'autonomie aux territoires ultramarins, soit en transférant de nouvelles compétences, soit en leur conférant des capacités supplémentaires d'adaptation réglementaire et normative, et sur l'impact de ces réformes sur nos économies.

Vous savez que la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus de réforme institutionnelle, mais le monde économique et une grande partie de la société civile calédonienne considèrent que réformer pour donner davantage de pouvoirs aux institutions locales, sans une stratégie partagée de développement économique et humain, serait se tromper d'enjeu.

Dans le cadre du processus de sortie de l'Accord de Nouméa, l'État s'est engagé à faire un bilan des transferts de compétences en Nouvelle-Calédonie pour le début de l'année 2023. Le monde économique a réalisé un premier bilan en reprenant les 200 lois de pays votées en Nouvelle-Calédonie entre décembre 2006 et janvier 2022. 40 % sont des textes fiscaux et accroissent la fiscalité, 20 % sont relatifs au droit du travail, 10 % portent sur des aménagements de nature à faciliter le fonctionnement de la fonction publique, 6 % incluent de nouvelles dépenses sociales et leur financement, 5 % concernent des mesures de contrôle des marges, des prix et de l'économie. En excluant le droit des assurances, qui a surtout régulé les assurances décennales de construction, 80 % des textes n'ont pas servi à engager le territoire dans un développement économique ou à renforcer son attractivité, ni à répondre à une vision pour la Nouvelle-Calédonie.

Nous pouvons donc en conclure que l'Accord de Nouméa et le rééquilibrage qui a suivi n'avaient d'autre objectif que de trouver une paix politique. Or, pour le monde économique, la paix de demain doit être une paix sociale et climatique, apportée par une prospérité économique durable, soutenable et partagée.

Le monde économique calédonien s'est réuni en consortium pour peser dans le débat et faire en sorte que la réforme institutionnelle ait du sens. Il souhaite que les administrations soient au service d'un développement économique systémique, réfléchi, stratégique et concret.

Les fondamentaux régaliens, comme l'État de droit, la défense et la sécurité, l'éducation, la monnaie, etc., sont nécessaires au développement. Des piliers de développement co-construits et partagés doivent soutenir cette croissance calédonienne :

- la neutralité carbone en 2050, qui se décline en énergie verte, en compensation carbone et en nickel vert, et qui permet de développer une économie basée sur la lutte contre le réchauffement climatique dont la Nouvelle-Calédonie doit être le champion océanien et exporter son savoir-faire dans la région ;

- une autonomie agroalimentaire ;

- une économie des tribus ;

- un écotourisme ;

- une écoconstruction ;

- la construction de secteurs de l'énergie et de la maintenance, voire une économie autour de l'hydrogène.

Nous avons besoin de sujets concrets, qui permettent à la Nouvelle-Calédonie de tendre vers un système économique qui répond aux besoins économiques et sociétaux de demain.

Le monde économique demande que ce soit à l'aune de cette stratégie économique et sociétale que nos territoires réfléchissent à un statut.

La crise Covid et les défis climatiques qui vont rendre nos territoires ultramarins fragiles et vulnérables ont de fortes conséquences économiques ou sociales, comme l'accueil des réfugiés climatiques. Ils montrent que nos territoires ne pourront jamais se passer de la présence de l'État.

En matière de stratégie économique, sociétale et géopolitique, le monde économique calédonien demande le soutien de l'État en termes de cohérence, de planification, de compétences techniques, humaines, parfois financières pour que tous ensemble nous arrivions à rendre attractifs et prospères les territoires qui vont tous devoir affronter des mutations de modèle économique.

En réussissant, nos territoires contribuent à une présence européenne et française, impactante et utile dans nos environnements régionaux.

Nous proposons de vous transmettre les travaux de notre consortium citoyen et économique sur l'efficience institutionnelle que nous attendons et nos propositions d'alignement entre société civile, exécutifs locaux, État et l'organisation de nos interdépendances au service d'une vision économique et sociétale.

M. Stéphane Artano, président. - Nous souhaitions entendre le président de la chambre de commerce et d'industrie, des métiers et d'agriculture (CCIMA) de Wallis-et-Futuna mais il rencontre manifestement des problèmes de connexion.

Je vous propose maintenant de passer au questionnaire que nous vous avons transmis, notamment à la partie sur les compétences et l'adaptation des normes. Certains projets économiques ont-ils été entravés ou bloqués par l'inadaptation des normes sur vos territoires ? Quelle autorité vous semble la plus pertinente pour adapter les normes aux spécificités locales, l'État ou les autorités locales ? Enfin, êtes-vous consultés en amont de la phase d'élaboration des lois et des décrets pour émettre des avis ou des recommandations ? Si oui, vos avis sont-ils pris en compte ?

J'ajoute que nous sommes également preneurs de vos contributions écrites pour alimenter notre rapport.

Mme Nadine Hafidou. - La CCI demande régulièrement au département de participer aux sociétés de projet qu'elle crée, la dernière portant sur la construction d'une technopole dans la commune de Démbeni. Or, certaines compétences régionales n'étant pas encore dévolues à notre conseil départemental, celui-ci n'a pas pu participer à cette société de projet.

Les normes sont également inadaptées aux importations agroalimentaires. Nous envisageons d'importer des produits des territoires voisins pour les transformer à Mayotte mais les normes européennes constituent un frein important.

Sur l'autorité qui doit adapter les normes, tout dépend du champ d'application concerné, nous n'avons pas de préférence a priori entre les services déconcentrés de l'État et les autorités locales.

Enfin, la CCI n'a jamais été consultée en amont d'une loi ou d'un décret portant sur le développement économique. Nous le regrettons car nous pourrions apporter des informations pertinentes aux décideurs politiques.

M. David Guyenne. - Notre position est différente. Nous avons l'ambition de faire de la Nouvelle-Calédonie un champion régional de la lutte contre le réchauffement climatique, de l'énergie et de la décarbonation.

Pour atteindre cet objectif, nous avons besoin de normes supérieures fortes, notamment celles de l'Union européenne. En effet, dans la région Pacifique, l'Union européenne dispose d'un vrai pouvoir de négociation, du pouvoir d'imposer des normes et peut nous ouvrir des marchés commerciaux. L'Union européenne peut faciliter l'accès à des territoires mais aussi négocier l'abaissement des protections non tarifaires, notamment avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Calédonie ne sera jamais assez puissante pour négocier d'égal à égal avec ses grands voisins mais l'Union européenne lui permet de le faire.

La Nouvelle-Calédonie dispose des compétences en matière de droit des assurances, de droit de la construction et de droit commercial. Or, notre droit commercial n'a pas évolué depuis 45 ans. Le droit des assurances nous conduit à mutualiser les risques sur un tout petit territoire alors que le principe même de l'assurance est de les mutualiser avec le plus de monde possible, par exemple avec la métropole. Sur les normes de construction, il est important de combiner les normes européennes avec les normes australiennes et néo-zélandaises pour construire dans la région.

Nous souhaitons que les textes soient automatiquement transférés de la métropole aux territoires, qui disposeront de 6 à 12 mois pour les adapter et non le transfert des compétences aux territoires, qui n'ont pas toujours les moyens de faire évoluer les textes rapidement.

M. Stéphane Artano, président. - La Polynésie française n'a pas réussi à se connecter mais nous avons rétabli le contact avec Wallis-et-Futuna.

M. Otilone Tokotuu, président de la CCIMA de Wallis-et-Futuna. - Notre territoire est soumis à trois pouvoirs, l'État, les chefferies coutumières et la religion catholique. Les entreprises doivent composer avec ces trois pouvoirs, ce qui ralentit leur développement. Par ailleurs, l'exécutif ne relève pas du territoire mais de l'État, ce qui complexifie la prise de décision. Malgré ces difficultés, le monde économique s'efforce d'avancer mais espère que l'exécutif sera transféré au territoire pour mieux accompagner le développement des entreprises.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de passer à la deuxième partie de notre questionnaire sur le bilan institutionnel. La gouvernance actuelle est-elle suffisamment lisible pour le monde économique ? Avez-vous relevé des conflits ou des enchevêtrements de compétences qui nuisent au développement économique de vos territoires ?

Enfin, il y a une dizaine d'années, la Guyane, la Martinique et Mayotte ont changé de gouvernance avec la création d'une collectivité unique et, pour Mayotte, la départementalisation. Ce changement s'est-il traduit par une amélioration des politiques publiques au service de ce développement ?

M. Pierrick Robert. - La Réunion n'a pas rencontré de problème lié à l'enchevêtrement des compétences. En revanche, comme Mayotte, nous avons besoin que les échanges soient facilités en adaptant certaines normes. Par exemple, sur le traitement des déchets, il faudrait revoir la convention de Bâle. Dans le secteur du BTP, il nous semble important d'associer les différents acteurs pour aboutir à une adaptation des normes à notre environnement et à notre situation. Le département et la région travaillent déjà dans ce sens.

Mme Nadine Hafidou. - À Mayotte, la simplification doit se poursuivre. La mise en place du guichet unique des formalités a beaucoup facilité la vie des entreprises.

En revanche, en raison de l'enchevêtrement des compétences, nous rencontrons des problèmes sur l'aide aux entreprises en difficulté. Le comité départemental d'examen des problèmes de financement des entreprises (CODEFI) est porté par l'État, certaines aides sont gérées par le Conseil départemental mais ces structures ne communiquent pas. Le dispositif n'est pas lisible pour les entreprises. Nous réfléchissons à la création d'un CIP pour centraliser les acteurs de l'accompagnement des entreprises en difficulté et faciliter leur accès.

Comme le transfert des compétences reste inachevé, les grands projets du territoire sont portés par l'État, contrairement à La Réunion qui porte directement des projets structurants comme la route du littoral. À Mayotte, des projets comme l'aéroport, la construction de grands collèges ou de la route de contournement de Mamoudzou ne sont pas portés par le territoire par manque de compétences et de moyens, ce qui n'est pas favorable à un développement serein.

M. David Guyenne. - La Nouvelle-Calédonie est largement engagée dans un processus de transfert de compétences. Au début, l'accord de Nouméa a permis un rééquilibrage des compétences de gestion d'une collectivité. Aujourd'hui, nous avons dérivé et nos institutions ne traitent que de « politique politicienne ». Certains projets de loi, même dans le champ économique, sont torpillés pour répondre à des objectifs politiques.

Les compétences n'ont pas été définies avec une précision suffisante. Ainsi, chaque province est chargée du développement économique. Certaines considèrent qu'elles peuvent toucher à la politique monétaire mais oublient que les compétences macroéconomiques sont restées dans les mains de l'État. Elles n'ont de compétence qu'en microéconomie.

Par ailleurs, les principes de subsidiarité entre le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et les provinces sont eux aussi mal définis.

La subsidiarité ne fonctionne pas en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, certains envisagent de mettre de l'emploi local dans le régalien. Nous estimons que ces dérives doivent être absolument cadrées, ce sont des réponses politiciennes qui ne répondent pas aux enjeux et aux défis économiques.

Au moment de la crise sanitaire, toutes les institutions ont réussi à travailler ensemble, sans se préoccuper de leurs compétences, pour faire voter des textes essentiels à la lutte contre le Covid. En situation d'urgence, la Nouvelle-Calédonie a su faire preuve d'imagination et avancer.

Les acteurs économiques souhaiteraient que le territoire reste en « mode Covid » ! Par ailleurs, sur les secteurs économiques qui seront identifiés par l'ensemble des Calédoniens comme secteurs d'avenir, nous proposons que l'État et les collectivités se partagent les compétences en fonction de l'institution qui aura l'impact économique le plus fort. Cette mécanique est compliquée à mettre en place au niveau institutionnel et probablement constitutionnel, mais c'est une question de pragmatisme et d'efficacité.

M. Denis Ehrsam, directeur général de la CCIMA de Wallis-et-Futuna. - Il existe à Wallis-et-Futuna un enchevêtrement de compétences particulier : le préfet, qui dispose des pouvoirs d'avant la loi de décentralisation de 1982, l'assemblée territoriale qui est élue et le pouvoir coutumier. La difficulté pour le monde économique est que l'administration est bicéphale, les services ont deux chefs, le préfet et l'assemblée territoriale, ce qui rend particulièrement difficile le service aux entreprises. Cette gouvernance illisible favorise l'immobilisme.

Cette situation nous handicape particulièrement pour créer des liens avec des partenaires régionaux, qu'ils soient français comme la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie, ou étrangers comme les Fidji. Nous avons noué des liens entre CCI, parce que nous sommes des établissements publics assez autonomes, mais les politiques entre territoires ont beaucoup de mal à se mettre en place. Nos relations avec la Nouvelle-Calédonie sont bloquées depuis deux ans pour des raisons politiciennes et nous le regrettons.

M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous les modalités d'accompagnement de l'État ? La déconcentration permet-elle à l'État d'adapter ses politiques publiques, dans son domaine de compétences, au contexte local ? Faut-il assouplir les conditions dans lesquelles le préfet peut déroger ou adapter les règles localement ?

M. Pierrick Robert. - Nous considérons que les pouvoirs des préfets doivent leur permettre de faciliter les échanges entre les territoires ultra-marins et leurs voisins.

Mme Nadine Hafidou. - Compte tenu de l'actualité, il est difficile d'avoir une appréciation positive sur le rôle et l'accompagnement de l'État. Il rencontre actuellement des difficultés pour assumer ses compétences régaliennes sur la santé, la sécurité et l'éducation.

Nous considérons que l'État manque de moyens. Sur le plan économique, le Haut conseil pour la commande publique ne s'est jamais réuni depuis son installation. C'est pourtant une instance essentielle pour nos entreprises et la coordination des maîtres d'ouvrage et des porteurs de projets publics.

Mayotte doit relever des défis colossaux en termes d'aménagement et le secteur du BTP est saturé. Cette saturation aurait pu être anticipée si le Haut conseil pour la commande publique s'était régulièrement réuni.

Je ne sais pas si la déconcentration permet suffisamment à l'État d'adapter ses propres politiques. Je suis persuadée que le peu de moyens dont disposent les services déconcentrés les empêche d'assumer leur rôle et d'accompagner les collectivités ou des institutions comme la nôtre.

Enfin, les entreprises sont confrontées à la lourdeur administrative de certaines démarches et nous attendons une simplification.

M. David Guyenne. - Nous avons identifié les quatre rôles de l'État :

- un rôle institutionnel, l'État est le garant de l'État de droit, de la monnaie et de la politique monétaire, de la sécurité de nos espaces mer, terre et cyber et de l'éducation ;

- un rôle d'accompagnement dans l'autonomisation de nos territoires, notamment dans leur intégration dans les grandes politiques de transition et de mutation, sur l'énergie, sur l'environnement et sur toutes les économies qui peuvent s'opérer autour de ces transitions mais aussi un accompagnement sur la planification des projets et l'organisation des investissements ;

- un rôle très opérationnel dans le contrôle de légalité, les garanties de financement ou la mise en place de contrats de plan avec les territoires ;

- un rôle de « sauveur ». Nous savons que nous serons confrontés à des crises toujours plus graves, imprévues et nous ne pourrons pas y faire face seuls.

M. Otilone Tokotuu. - Je suis d'accord avec M. Guyenne, l'État est garant de toutes les institutions mais il existe des blocages dans ses relations avec le territoire. En effet, le système coutumier ne nous permet pas d'avancer normalement. Nous considérons que l'État fait de l'ingérence dans la dimension coutumière de Wallis-et-Futuna et les entreprises en subissent les conséquences. En termes de développement économique, nous n'avançons pas suffisamment, nous avons besoin de lever des blocages.

M. Denis Ehrsam. - Vos questions portent sur la déconcentration. Or, il n'y a pas de déconcentration à Wallis-et-Futuna ! Par ailleurs, l'accompagnement de l'État ne porte pas suffisamment sur l'économie, malgré la succession des préfets.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - J'observe que vos interventions soulignent que chaque territoire est unique et dispose de spécificités. Ce qui est valable pour un territoire ne l'est pas forcément pour un autre, ce qui rend nos travaux très riches.

Comment avez-vous accueilli l'Appel de Fort-de-France en mai dernier ?

M. Pierrick Robert. - Cet appel représente la position de certains élus mais pas nécessairement celle de tous les élus. Ils réclament une politique plus proche des réalités de nos territoires.

Je considère qu'il est indispensable d'optimiser l'action publique, pour lever des freins bloquants sur les territoires mais cette optimisation doit répondre aux spécificités de chaque territoire.

Mme Nadine Hafidou. - Nous avons pris cet Appel de Fort-de-France comme une évidence, mais nous l'abordons avec précaution. Toute évolution institutionnelle doit être minutieusement préparée et les territoires doivent faire preuve d'une grande vigilance sur les engagements de l'État. Nous rencontrons tous des freins dans nos projets économiques.

À Mayotte, nous avons besoin de pouvoir importer facilement les produits de nos voisins. Madagascar est juste à côté de notre île et produit des crevettes mais nous devons les acheter à Rungis pour les transformer ! C'est le genre d'absurdité qu'il faut corriger et qui donne du sens à l'Appel de Fort-de-France.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La Nouvelle-Calédonie n'est pas directement concernée par cet appel mais nous sommes preneurs de votre point de vue.

M. David Guyenne. - Nous l'avons perçu comme un geste politique. Nous ne pouvons que les inviter à assumer leurs responsabilités avant d'en demander de nouvelles.

M. Denis Ehrsam. - Je n'ai rien à ajouter au commentaire de M. Guyenne.

Mme Micheline Jacques. - À la suite de cet appel, le président de la République a lancé sa feuille de route dite « Renouveau des outre-mer » qui doit aboutir, dans 6 mois, à la réunion d'un comité interministériel aux outre-mer (CIOM). Qu'attendez-vous de cette feuille de route ? Que pensez-vous de la méthode ? Comment voyez-vous la concrétisation des objectifs annoncés par le ministre des outre-mer sur la « création de valeur » et le « développement des entreprises » ?

M. Pierrick Robert. - Le préfet a déjà réuni l'ensemble des acteurs concernés par ce sujet, pour échanger sur les méthodes à mettre en place. Il est essentiel que tous les acteurs économiques participent à cette démarche et que leur situation économique soit prise en compte.

Mme Nadine Hafidou. - Le monde économique doit en effet être consulté. Il est vraiment temps de changer de paradigme, les territoires doivent avoir l'opportunité de créer de la richesse et de participer à la compétitivité globale de la France. Il faut faciliter les échanges avec les territoires voisins. Par ailleurs, les territoires ultramarins ne doivent plus vivre sous perfusion de la métropole.

Cette feuille de route est bonne mais nous avons un doute sur la méthode car les délais sont très contraints. Nous craignons qu'elle aboutisse à des conclusions hâtives et à des contrats de plan État-région (CPER) déjà formalisés

J'insiste sur les avantages compétitifs des outre-mer et sur l'importance des liens avec leur environnement proche, pour qu'ils puissent rayonner dans leur bassin régional. Enfin, cette feuille de route peut être l'occasion de faire des outre-mer des lieux d'expérimentation.

M. David Guyenne. - Nous avons réalisé ce travail côté société civile et je rejoins ce qu'a dit Mme Hafidou, cette démarche prend du temps. Les délais me paraissent assez contraints. Nous avons réuni plus d'une centaine de chefs d'entreprise, ce qui représente plus de 1000 heures de travail, pour aboutir à un projet de la société civile. Il n'est pas partagé par l'ensemble des forces politiques de Nouvelle-Calédonie mais c'est un projet cohérent, qui satisfait de nombreux acteurs.

La feuille de route représente une opportunité pour la société civile, notamment pour la société civile économique, et pour les territoires de réfléchir à une trajectoire et à des objectifs économiques. Certains pourront être partagés avec l'ensemble des outre-mer, d'autres seront plus spécifiques aux différents territoires. C'est une opportunité de faire bouger les lignes.

Le ministre de l'Intérieur et des outre-mer est en ce moment en Nouvelle-Calédonie. Il va mettre en place les premiers groupes thématiques qui vont permettre à la Nouvelle-Calédonie, nous l'espérons, de doter le territoire d'un nouveau statut. Nous avons souligné le risque de commencer par réunir des groupes thématiques institutionnels, donc politiques. Nous préférons que les premiers groupes réunissent les différents acteurs de la société civile, notamment les acteurs économiques, pour qu'ils puissent faire émerger des propositions ambitieuses, sans être contraints par des contingences politiques ou institutionnelles. Dans un second temps, les propositions de ces groupes seront soumises aux politiques pour qu'ils trouvent des solutions institutionnelles. Cette séquence nous semble essentielle.

M. Denis Ehrsam. - Nous ne sommes pas suffisamment avancés à Wallis-et-Futuna pour nous prononcer sur cette feuille de route.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Comment percevez-vous, sur vos territoires, les débats institutionnels à propos d'une éventuelle révision constitutionnelle ? Cela crée-t-il une instabilité défavorable aux anticipations économiques ou au contraire, cela ouvre-t-il des perspectives de développement ?

M. Pierrick Robert. - C'est un sujet très sensible pour le monde économique comme pour la population. Sans consultation préalable de la population, nous risquons des réactions fortes. Je pense que, pour La Réunion, l'enjeu n'est pas de concentrer tout le pouvoir politique sur une seule institution. Une telle démarche pourrait même déstabiliser le monde économique.

L'article 73 de la Constitution permet déjà d'adapter les lois. Pourquoi les collectivités régionales n'activent-elles pas ces dispositions avant d'envisager un changement de Constitution ?

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - L'amendement Virapoullé interdit à La Réunion d'adapter les lois.

M. Pierrick Robert. - Nous considérons qu'il ne faut pas prendre de risque sur le rattachement de La Réunion à la France.

Mme Nadine Hafidou. - Nous souhaitons la poursuite et l'aboutissement du processus départemental. J'ajoute que les débats institutionnels que nous avons depuis longtemps n'apportent pas plus d'instabilité.

Les entreprises et investisseurs attendent une meilleure visibilité et la population l'achèvement des transferts de compétences, pour que notre territoire puisse assumer et exercer pleinement ses missions décentralisées.

Une fois que le transfert sera terminé, nous serons tous rassurés, nous pourrons voir l'avenir autrement et avancer sereinement.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Avant de poursuivre, je tiens à contre-balancer les propos de Pierrick Robert sur les dérives et risques de corruption qui seraient associés aux collectivités de l'article 74. Le président Stéphane Artano et moi-même sommes des élus des deux collectivités régies par l'article 74 et nous pouvons témoigner que ces dérives n'affectent pas nos territoires. La proposition de rédaction de Michel Magras prévoit des statuts à la carte, permettant à chaque territoire d'inscrire dans la Constitution ce qu'il souhaite décider pour accentuer leur développement ou limiter certains écueils. Vous avez tous parlé de co-construction, vous souhaitez être acteurs de l'évolution institutionnelle de vos territoires. Que pensez-vous de ce projet de réécriture ? Représente-t-il une angoisse supplémentaire ou au contraire la possibilité d'une ouverture adaptée à chaque territoire ?

M. Pierrick Robert. - Le statut n'est pas une fin en soi. Nous devons étudier l'impact de cette réécriture, un mot, une virgule, une phrase peuvent tout changer. Nous devons être très attentifs à ne pas commettre d'erreurs et à apporter des améliorations et non de nouvelles contraintes.

Mme Nadine Hafidou. - Nous sommes plutôt favorables à cette réécriture et à ces perspectives de transferts, sous réserve que nous disposions des moyens pour exercer pleinement les compétences qui seraient transférées.

Si nous avions la possibilité de tisser des liens plus forts avec les territoires voisins, Mayotte pourrait mieux rayonner dans la région. Si de nouveaux éléments doivent être inscrits dans la Constitution, il faut qu'ils incluent les territoires dans les réunions régionales et qu'ils leur permettent de renforcer le développement économique avec les pays voisins. Pour Mayotte, le ministère des Affaires étrangères doit inclure l'exécutif local et les parlementaires dans ses négociations avec les pays voisins, notamment les Comores. Paris doit cesser de négocier sans associer les territoires aux discussions.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le projet de réécriture prévoit cette ouverture et ces échanges avec les territoires de chaque bassin. Le sens des travaux de la délégation est de permettre à chaque territoire de faire remonter ce dont ils ont besoin. Le Sénat n'a absolument pas pour objectif de dire aux territoires ce qui est bon pour eux. Nous sommes à votre écoute, nous voulons vous accompagner, mais le travail se fera sur les territoires, en concertation avec la population et le monde économique.

M. David Guyenne. - Si les débats ne portent que sur l'institutionnel, seul un microcosme sera intéressé. Or, les outre-mer se meurent, la population est vieillissante et les mutations économiques et environnementales sont gigantesques. Pour autant, ces mutations nous offrent l'opportunité de réfléchir à un grand projet pour les outre-mer, et de renforcer leur attractivité, qu'elle soit fiscale, sociétale ou économique. Le débat institutionnel ne sera intéressant, pertinent et fédérateur que s'il est accompagné d'un grand projet. Sans grand projet, le gouvernement fera face à des inquiétudes et à des incertitudes.

Sans visibilité, de nombreuses personnes quittent le territoire, la Nouvelle-Calédonie a perdu en 8 ans 10 % de sa population, et des investissements sont annulés ou reportés.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je partage votre analyse. Cette proposition de réécriture a pour objectif d'offrir aux territoires une boîte à outils qui ne sera pas restrictive. Aujourd'hui, les articles 73 et 74 proposent des cadres très restrictifs et les territoires ne disposent que de faibles marges de manoeuvre. Nous voulons ouvrir le champ des possibles pour permettre à chaque territoire de s'y inscrire.

M. Otilone Tokotuu. - Il est important de tenir compte de la spécificité de chaque territoire, des besoins des populations et d'éviter un système à deux vitesses. Pour Wallis-et-Futuna, l'expérience de la Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie est précieuse.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le statut de votre territoire vis-à-vis de l'Union européenne (RUP ou PTOM) est-il un enjeu important pour le développement économique ? Souhaiteriez-vous en changer ou l'adapter ?

M. Pierrick Robert. - Je considère que le statut de La Réunion vis-à-vis de l'Union européenne ne doit pas être remis en cause. L'Union européenne soutient nos projets d'infrastructures et La Réunion ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui sans l'Europe ! Il serait très impactant pour nos territoires de perdre l'accompagnement européen.

Mme Nadine Hafidou. - Le statut est un enjeu très important pour notre développement. Depuis 2012, nous avons accès à de nouveaux instruments financiers qui nous ont permis de développer de nombreux projets. La CCI est une des premières institutions de Mayotte à avoir eu recours aux dispositifs européens. Par conséquent, nous n'envisageons pas de demander une modification de notre statut vis-à-vis de l'Union européenne.

M. David Guyenne. - Le statut de la Nouvelle-Calédonie ne lui permet pas d'avoir beaucoup d'interactions avec l'Europe. Chaque année, nous bénéficions de 30 millions d'euros de subventions. Le dernier programme portait sur l'agriculture et le prochain concernera la transition énergétique.

Cependant, nous ne percevons pas la présence de l'Union européenne dans le Pacifique et nous ne nous percevons pas comme un acteur de cette présence européenne. Pourtant, l'Union européenne est très proche de la conclusion d'accords de libre-échange avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et peut-être même avec toute la région. Dans ce contexte, nous avons besoin de nous sentir européens, dans la protection, dans l'accès aux marchés ou dans les normes.

Je ne sais si notre statut ne nous le permet pas ou si notre implication n'est pas suffisamment forte vis-à-vis de l'Europe.

M. Denis Ehrsam. - Pour Wallis-et-Futuna, à la différence de la Nouvelle-Calédonie, le statut de PTOM est un levier important pour le développement économique et la structuration du territoire. Il nous a permis de financer de grandes infrastructures et de bénéficier de programmes d'accompagnement pour l'agriculture ou de protection de la ressource en eau. Ce statut constitue un facteur de stabilité et de vision à long terme, qui manque dans la politique au quotidien.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Mme Hafidou a regretté que les entreprises en difficulté ne soient pas assez accompagnées. Quelles sont les relations entre les CCIOM et les CPME ? En effet, les CPME peuvent aider les entreprises en difficulté.

Mme Nadine Hafidou. - Notre CCI regroupe la plupart des syndicats patronaux mais nous distinguons leur rôle de l'accompagnement de la chambre consulaire.

C'est surtout la détection des entreprises en difficultés qui pose un problème. Peu connaissent les différentes procédures à leur disposition, notamment en raison de lacunes dans la formation des chefs d'entreprise. Des entreprises arrivent au tribunal de commerce alors que leurs difficultés auraient pu être anticipées et traitées très en amont. Pourtant, le CODEFI, le département ou la CCI peuvent apporter un soutien ou une aide financière à ces sociétés. Il manque donc un maillon pour faciliter l'identification des entreprises en difficulté et ainsi éviter des dépôts de bilan.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Pensez-vous que certaines entreprises n'osent pas se signaler auprès de vos services ?

Mme Nadine Hafidou. - Nous souhaitons mettre en place un centre d'information pour les entreprises en difficultés, qui réunirait l'ensemble des expertises dont elles ont besoin.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je rends la parole au Président pour conclure cette audition.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie de la qualité de ces échanges. Il était important pour nous de recueillir vos points de vue, parfois disruptifs par rapport à ceux des élus. Nous avons besoin de mieux nous connaître pour comprendre les préoccupations du monde économique par rapport aux évolutions institutionnelles. Merci pour votre mobilisation et votre disponibilité !