Mardi 25 octobre 2022

- Présidence de Mme Micheline Jacques, vice-présidente -

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane

Mme Micheline Jacques, présidente. - Mes chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer auditionne cet après-midi M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG), dans le cadre de la préparation de son rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.

Le président de la délégation Stéphane Artano vous prie de bien vouloir l'excuser ; il est malheureusement retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon. C'est donc en ma qualité de vice-présidente que je le remplace. Néanmoins, il suit nos échanges en direct.

Je vous rappelle que nous avons déjà entendu les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française. Nous auditionnerons prochainement le président du conseil départemental de Mayotte.

Monsieur le président, les élus de Guyane se sont réunis en congrès le 26 mars 2022 et ont exprimé leur souhait d'une inscription du territoire dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier, prolongeant ainsi la demande de collectivité sui generis portée par vos prédécesseurs.

Nous sommes donc intéressés par le bilan que vous dressez de l'organisation institutionnelle actuelle de la Guyane et par la présentation de vos propositions d'évolution ou d'adaptation.

Je vais vous donner la parole, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.

M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG) - Je suis accompagné de M. Roger Aron, vice-président en charge de l'agriculture, de la pêche, de la souveraineté alimentaire et de l'évolution statutaire, de Mme Samantha Cyriaque, vice-présidente chargée de l'autonomie et du handicap, de Mme Isabelle Vernet, conseillère territoriale en charge de la réussite scolaire et de la lutte contre le décrochage et de Mme Christiane Barbe, conseillère territoriale en charge de l'agroalimentaire.

Madame la présidente, je vous remercie pour le temps que vous allez nous consacrer. Pour comprendre comment le processus a été engagé en Guyane et comment nous avons l'intention de le mener à son terme. Cependant, je souhaite vous dire ma circonspection sur la nature même de l'exercice et ses objectifs ; je le dis sans mettre en cause bien évidemment les personnes qui en sont à l'origine, car je sais à quel point il faut se battre pour faire entendre la voix très singulière de nos territoires, et en particulier celle de la Guyane. Nous avons cependant l'intime conviction que cela fait trop longtemps que nous réfléchissons aux modalités d'évolution des cadres statutaires de nos territoires respectifs, même si tous les territoires ne sont pas sur la même ligne de départ avec les mêmes objectifs. En Guyane, nous avons le sentiment que nos voix ne sont guère entendues. J'ai tenté en 2018, lorsque le président de la République avait engagé un premier processus de révision de la Constitution, de faire entendre une voix différente concernant la Guyane, en demandant que celle-ci fasse l'objet d'une inscription au sein de la Constitution dans un article dédié prenant en considération les réalités objectives de ce territoire. Or, l'affaire « Benalla » est intervenue et a interrompu ce processus engagé.

Je voudrais rappeler quelque chose de fondamental. Il s'agit du Préambule de la Constitution. Ce Préambule, qui est le siège des droits et des libertés constitutionnellement garanties, constitue un véritable hiatus constitutionnel et démocratique. En effet, son deuxième alinéa dispose qu'en vertu du principe de la libre détermination des peuples, « la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer, des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité, et conçues au vu de leur évolution démocratique ». Le Préambule de la Constitution a été rédigé avant la phase de décolonisation qu'ont connue les pays d'Afrique, notamment subsaharienne, dans les années 1960, et est resté le même depuis. Or il offre une vision foncièrement erronée de ce que sont nos territoires, car il cite des territoires d'outre-mer et sa rédaction laisse penser que nous serions toujours des colonies que la République accompagnerait en vue de leur évolution démocratique. Pourtant, les élections législatives, présidentielles, sénatoriales et communales se déroulent en même temps dans tous les territoires d'outre-mer, sauf en cas de décalage pour des raisons pratiques. Fondamentalement, le Préambule comprend un élément qui ne nous convient pas et il est temps pour le Gouvernement de le corriger : soit ces territoires sont considérés comme faisant partie de la République, soit ils sont en dehors de la République, ce qui implique de se poser différemment la question de l'évolution de leurs institutions.

Concernant votre questionnaire, je suggère que nous prenions le temps d'avoir un débat, tout en nous réservant la possibilité de vous faire parvenir des réponses précises au questionnaire par écrit.

Le président de la République a affirmé, dès le départ, que la question de l'évolution statutaire n'était pas une question taboue. Il a également considéré que nous étions arrivés au terme d'un cycle et qu'il faudrait changer de logiciel, car l'actuel est devenu caduc et ne nous permet plus de répondre à nos véritables interrogations. Il a également jugé qu'il ne fallait pas avoir peur d'aller vers une certaine radicalité pour faire la démonstration à nos concitoyens que nous sommes dans une dynamique d'évolution sur les institutions, ainsi que sur les politiques publiques déployées dans nos différents territoires. Ces discussions constituent des fondamentaux très importants à partir desquels nous devrons construire le nouveau paradigme sur lequel la Guyane et les autres territoires ultra-marins vont pouvoir s'appuyer pour faire entendre une voix différente.

Je crois que la Délégation sénatoriale aux outre-mer devrait prendre au mot les membres du Gouvernement et le président de la République. La parole du président de la République est une parole forte qui doit être le fil conducteur permettant à notre territoire de se transformer résolument.

Sur la question du calendrier, le président de la République nous a demandé de travailler très rapidement. Il nous a suggéré d'établir un calendrier de travail nous permettant d'arriver avec des documents aboutis, une loi organique rédigée et une consultation de la population à la date butoir de fin 2023-début 2024, afin de pouvoir nous associer au travail réalisé concernant la révision constitutionnelle relative à la Nouvelle-Calédonie. En faisant le rétro-planning, cela signifie que nous allons nous retrouver dans une dynamique extrêmement contrainte.

Cette dynamique comporte un certain nombre de séances de travail entre le Gouvernement et le comité de pilotage qui porte la question de l'évolution statutaire de la Guyane avec le congrès des élus de Guyane. Ce travail de co-construction sur plusieurs thématiques rejoint une partie de vos interrogations. Le processus est donc déjà largement engagé, mais nous avons conscience qu'il nous reste un très long chemin à parcourir pour pouvoir arriver au résultat final.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie, monsieur le président. Je souhaite vous rassurer sur le fait que le Sénat est le représentant des collectivités territoriales et que le travail que nous menons s'inscrit dans la continuité du travail de Michel Magras sur la différenciation territoriale. Ce travail avait abouti à un rapport intitulé Différenciation territoriale outre-mer : quel cadre pour le sur-mesure ? Michel Magras s'est intéressé très tôt aux problèmes rencontrés dans les différents territoires ultramarins et l'objectif de cette audition consiste justement à réactualiser ce rapport, par le biais de nos échanges. Il appartiendra à chaque territoire de faire ce qu'il souhaite, et le Sénat aidera en qualité d'accompagnateur, pour porter la voix de tous les territoires dans le respect de chacun. Je suis tout à fait favorable à échanger avec vous, et je recevrai avec plaisir vos réponses précises aux questions.

M. Gabriel Serville. - S'agissant de l'organisation institutionnelle actuelle de la Guyane, nous en dressons un bilan mitigé, pour ne pas dire un bilan insatisfaisant. Certes, la collectivité territoriale de Guyane, telle qu'elle est conçue depuis la loi de 2011 et mise en place en 2016, a constitué une avancée réelle par rapport à la situation précédente, car elle a apporté davantage de moyens et d'efficacité. Pour autant, les limites résultant notamment des normes et des difficultés à trouver de nouveaux leviers financiers constituent de très forts blocages. À partir de ces éléments d'analyse, toutes les voix convergent pour dire qu'il faut parvenir à lever ces normes qui ne sont pas conçues pour le territoire de la Guyane et qui ne prennent pas du tout en considération ce que sont nos réalités.

Nous avons de nombreux exemples de projets entravés par le système actuel. J'en citerai deux ou trois pour illustrer mon propos, en commençant par l'impossibilité qui a été faite au territoire guyanais de pouvoir explorer les côtes du territoire pour la recherche d'hydrocarbures. La collectivité régionale avait en effet la compétence pour délivrer les permis d'exploration, mais cette compétence est devenue caduque depuis la loi dite loi « Hulot » du 30 décembre 2017 qui a mis fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures, empêchant la Guyane de regarder son destin en face. Aujourd'hui, sur les côtes de l'Amérique du Sud, les pays limitrophes sont en train de mener de très beaux travaux d'exploration des ressources pétrolières. Je pense notamment au Suriname, au Brésil, au Guyana. Dans ce dernier pays, il a été trouvé une source très intéressante d'hydrocarbures. Il est vrai que les accords de Paris nous engagent à rechercher tout ce qui peut lutter contre le réchauffement climatique, mais il prévaut en Guyane un sentiment d'iniquité et d'injustice car les pays voisins vont pouvoir se développer, proposer de l'emploi, aménager et s'équiper durablement alors que nous allons devoir conserver cette politique de main tendue et quémander les quelques sous qui nous sont donnés par la France et par l'Union européenne. Cette situation pose problème.

Nous avons vu dernièrement toutes les difficultés pour implanter une centrale électrique, à cause d'une loi sur l'environnement mise en exergue par des associations de protection de l'environnement, ce qui a conduit à des recours judiciaires multiples. Le projet de construction de la nouvelle centrale électrique a été bloqué. Or il se trouve que la Guyane a connu récemment deux ou trois blackouts. Si nous ne réagissons pas très rapidement pour trouver une solution, nous allons nous retrouver dans des situations extrêmement compliquées dans les années à venir.

La question se pose aussi quant à notre capacité à nous approvisionner auprès de nos voisins en carburant. Nous avons les carburants les plus chers du continent sud-américain en raison de normes et de lois entravant notre capacité à avancer sereinement.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas disposer du foncier comme nous l'aurions souhaité. 90 % du foncier guyanais est la propriété de l'État et nous n'avons pas beaucoup de foncier aménagé. À chaque fois que nous nous orientons vers des projets d'équipements structurants, la loi entraîne toute une série de difficultés bloquant l'évolution du territoire.

Je pourrais également citer la loi Littoral qui s'applique de façon incohérente sur l'intégralité du territoire guyanais et qui pose de véritables contraintes en matière d'aménagement du territoire. Lorsque nous avons voulu par exemple créer une installation de stockage des déchets non dangereux (ISDND) pour accueillir les déchets ménagers de Guyane, nous nous sommes rendu compte que cela n'était pas possible. La loi Littoral n'a pas été conçue pour la configuration du territoire guyanais.

Lors de mes passages sur certains médias, j'ai expliqué qu'on nous obligeait à importer du bois de hêtre de l'Union européenne pour procéder au boucanage des viandes, alors que cela fait des décennies, pour ne pas dire des siècles, que les Guyanais avaient l'habitude de boucaner leur viande avec le bois de Guyane, territoire couvert à 95 % de forêts tropicales primaires. Il s'agit d'un réel paradoxe.

Votre questionnaire porte aussi sur notre souhait ou non d'exercer de nouvelles compétences, notamment normatives. La réponse est oui pour ce qui concerne la gestion de l'environnement, la pêche, l'agriculture, l'énergie, la biodiversité, le sport, le transport, le logement, le bâtiment, les hydrocarbures, la fiscalité, les programmes scolaires, etc. Je vous transmettrai la réponse par écrit. À chaque fois que nous abordons une thématique, nous voyons une foule de normes qui posent des contraintes et qui nous empêchent d'évoluer favorablement. J'avais dit, quand j'étais député, qu'il fallait que les études d'impact passent en revue les effets bénéfiques ainsi que les effets contraignants de la mise en application des lois sur nos territoires. Les députés m'avaient répondu que cela risquait d'alourdir considérablement les études d'impact qui précèdent l'écriture de la loi. S'il n'est pas possible de le faire dans ce sens, il faudrait donner la possibilité aux outre-mer de faire leurs propres lois du pays soumises au Conseil constitutionnel. Notre objectif en effet n'est pas de couper le cordon ombilical, mais de dire que notre République, à travers la Constitution, devrait se montrer plus intelligente en nous permettant de rédiger les normes, quitte à ce que ces normes soient censurées par le Conseil constitutionnel si elles contrevenaient au texte fondamental.

En sens inverse, nous réfléchissons à la restitution de la compétence de l'aide sociale à l'enfance (ASE) car nous nous rendons compte qu'il s'agit d'un véritable sac de noeuds avec des obligations faites aux conseillers territoriaux sans leur donner les moyens adaptés. La décision n'est pas encore prise, mais nous nous interrogeons réellement.

S'agissant de la prise en compte de nos souhaits et avis lors de l'élaboration de la loi ou des décrets, j'ai une appréciation très réservée, car la collectivité territoriale de Guyane est souvent consultée tardivement et il n'est quasiment jamais tenu compte de ses observations. À titre d'exemple, je rappelle que la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dans son article 81, a autorisé le Gouvernement à prendre des ordonnances pour réformer le code minier. Par courrier du 4 mars 2022, le préfet de la région de Guyane a saisi la collectivité territoriale d'une demande d'avis. Cette demande concerne plusieurs ordonnances et décrets. L'avis de la collectivité devait être émis avant le 4 avril 2022, soit un mois après le courrier de demande d'avis, ce qui est matériellement impossible. Nous avons répondu le 30 mars 2022, mais entre le courrier et l'avis rendu, ce fut un réel parcours du combattant. Deux ordonnances intéressaient particulièrement la Guyane, à savoir l'ordonnance relative aux fondements juridiques, aux objectifs du code minier français et aux conditions d'attribution des demandes de titres miniers (la Guyane étant un territoire minier), et l'ordonnance DROM. La CTG a adopté une délibération le 30 mars 2022, dans laquelle elle a émis des avis défavorables. Cependant, aucune des observations de la CTG n'a été retenue. Or nous savons bien que la Guyane possède beaucoup de gisements d'or et sans doute d'hydrocarbures. Le nouveau code minier est tout simplement inadapté à la configuration de notre territoire et pourtant, il s'appliquera pendant les cinq prochaines années en Guyane, avec des conséquences extrêmement désastreuses. Cet exemple permet d'illustrer à quel point nos avis ne sont pas pris en compte dans la production de normes et de lois au niveau national et, par voie de conséquence, au niveau européen.

Sur la question du passage au principe de spécialité législative, cela nous paraît plus que nécessaire, et même indispensable. J'avais précédemment cité toute une série de thématiques qui, par ailleurs, feront l'objet de discussions dans le cadre des travaux que nous allons entreprendre avec le Gouvernement sur l'évolution statutaire. Il s'agit de thématiques tournant autour de l'environnement, de la pêche, des programmes scolaires, de l'agriculture, de l'énergie, tout ce qui fait le quotidien de la politique guyanaise et des habitants de ce territoire.

Vous nous interrogez aussi sur les mécanismes qui permettent, en application des troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution, de solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État. Je vous ferai grâce de la lecture des alinéas 1 et 2 de l'article 73 de la Constitution et de tout ce qu'ils prévoient, et je vous dirais que ces dispositions peuvent être sollicitées en attendant une évolution statutaire de la Guyane. Mais il s'agit de procédures très longues et nous considérons que cela ne peut pas être la solution à nos problèmes. Nous n'allons donc pas nous y attarder.

En ce qui concerne la création de la collectivité unique et l'amélioration de l'efficacité des politiques publiques, nous estimons tous que l'avènement de la collectivité territoriale de Guyane a constitué une avancée certaine, mais le manque de moyens et la dépendance encore trop forte à l'égard de l'État constituent des points de blocage. Cependant, contrairement à la Martinique, ce cadre institutionnel n'a pas créé de blocage particulier car le continuum de compétences n'a pas été toxique en soi. Mais il manque des moyens.

Une de vos questions porte sur la prise en compte des populations amérindiennes et bushinenges et s'il faut aller plus loin, le cas échéant en modifiant le cadre statutaire actuel. À droit constant, d'une part, nous allons pouvoir continuer à renforcer le rôle du grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges et, d'autre part, nous allons continuer les travaux pour organiser la rétrocession des quatre-cent-mille hectares de terres, question fondamentale dans le cadre des accords de Guyane signés en avril 2021. La question de l'accès et du partage des avantages tirés de la biodiversité peut selon nous également être réglée dans le cadre actuel. En revanche, aller plus loin et créer un Sénat coutumier nécessiterait probablement de sortir du cadre institutionnel actuel, car cela ferait appel à d'autres définitions de compétences. Cela ne constitue pas la priorité pour le moment. Il n'y a pas de demandes en ce sens.

L'évolution statutaire de la Guyane, selon ses élus, est donc désormais inéluctable car les défis internes sont vraiment prégnants. Il s'agit de défis qui s'imposent au niveau régional et international en termes environnementaux, migratoires et économiques. Il est donc nécessaire d'anticiper et, dans cette anticipation, que nous soyons entendus par le Gouvernement. Il faut agir rapidement pour nous adapter en permanence à cet environnement amazonien qui peut être porteur de tous les espoirs, mais également de tous les dangers. Je pense notamment au phénomène de criminalité sur le territoire, à la circulation des armes à feu venant du continent sud-américain et à la circulation des drogues qui transitent par la Guyane avant de prendre l'avion pour l'Hexagone.

Nous avons également parlé de défis climatiques, certains estimant que la Guyane risque de subir toutes les conséquences négatives du réchauffement climatique, tandis que d'autres estiment au contraire que le plateau de la Guyane pourrait constituer un véritable refuge climatique, auquel cas la Guyane devrait s'attendre à voir affluer sur ses côtes un nombre très important de réfugiés climatiques.

Sur la question du rôle et de l'accompagnement de l'État dans l'exercice de nos compétences, il s'agit du principal sujet de discussion que nous avons depuis quelque temps avec le ministère des outre-mer et que nous allons continuer à approfondir dans les mois qui viennent. Travailler sur la question de l'évolution statutaire de la Guyane ne doit pas nous exonérer d'oeuvrer à l'amélioration du cadre financier, et notamment dans le cadre de la contractualisation pluriannuelle entre la CTG et l'État. Nous pensons que l'État n'a pas un langage suffisamment clair sur l'appui qu'il entend fournir dans le cadre du prochain contrat de convergence et de transformation du territoire, pour tout ce qui concerne l'aménagement du territoire et notamment les infrastructures routières. La Guyane est un territoire de 84 000 km², vaste comme le Portugal et avec des communes très éloignées de la bande littorale et de Cayenne, uniquement accessibles par les airs ou par les voies fluviales. La Guyane souffre d'un enclavement historique ; cela fait plus de 400 ans que l'État français est sur le territoire guyanais, mais il n'a construit que 400 kilomètres de routes. Il existe donc une réelle problématique concernant les infrastructures routières, qui devrait être prise en charge à la fois par la collectivité et par l'État.

Vous nous interrogez ensuite sur la déconcentration de l'État et si elle permet à celui-ci d'adapter ses propres politiques au contexte local. Je souhaiterais citer deux exemples, à savoir le réseau routier et la lutte anti-vectorielle. Concernant le réseau routier, comme dans l'Hexagone, l'État confie à la région la compétence, mais garde les axes stratégiques. Or le réseau territorial, dont nous avons la responsabilité, vient trop souvent au secours des routes nationales. Le réseau national souffre en effet d'une situation dégradée qui n'est pas du tout prise en considération par les services de l'État.

Concernant la lutte anti-vectorielle, une loi récente entend tirer les conséquences de la gestion d'une répartition hasardeuse des compétences. Aujourd'hui, l'agence régionale de santé (ARS) cherche à conserver des crédits qui auraient pu être utilisés différemment, pour financer ses propres politiques publiques au lieu de les mettre au service de la lutte anti-vectorielle qui est désormais dévolue à la CTG. Nous sommes en discussion avec l'ARS pour une meilleure gestion de ces crédits.

Une autre question, porte sur un projet de fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM COM. Les articles 73 et 74 ont montré leurs limites. Plusieurs territoires ont déjà dépassé ces cadres. Il s'agit d'expériences ayant débouché sur des conclusions plus ou moins heureuses et l'essentiel est de permettre aujourd'hui à chaque territoire de créer un cadre institutionnel tenant compte de la différenciation entre les outre-mer et l'Hexagone. Le principal garde-fou serait que la fin des articles 73 et 74 ne signifie pas la fin du statut de région ultrapériphérique.

Vous m'interrogez sur le sens donné aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie. Je vous enverrai par écrit mes réponses qui rappellent les différences entre ces deux notions. Quant à l'autonomie, il s'agit selon nous de la capacité à forger ses propres lois, ses propres règles et ses propres valeurs. Nous sommes tous d'accord pour dire que c'est la direction que nous devons prendre.

Une autre question porte sur notre demande d'inscrire la Guyane dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier. Vous souhaitez également savoir si un statut à la carte, dans le cadre de l'article 74 actuel ou d'un article issu de la fusion des articles 73 et 74 pourrait satisfaire nos demandes d'évolution. Nous pensons qu'un statut sur-mesure serait tout à fait capable de répondre à nos problématiques et constituer un levier pour notre développement économique et social. Nous l'avons dit et répété, mais nous avons souvent le sentiment d'une grande frilosité à ce sujet de la part des gouvernements successifs.

Sur le statut de région ultrapériphérique, nous ne craignons pas que l'évolution institutionnelle souhaitée remettre en cause ce statut européen. Nous nous basons en cela sur le statut des régions espagnoles ou portugaises qui sont dotées d'une très forte autonomie sans pour autant avoir perdu leur statut de région ultrapériphérique de l'Union européenne. Cela pose cependant des contraintes différentes nécessitant la mise en oeuvre d'une approche différenciée.

Une question porte sur le degré d'adhésion de la population à la perspective d'une évolution des institutions ou à une extension des compétences. Mon travail en tant que président de la CTG sera d'apporter les réponses aux inquiétudes réelles ou supposées de la population. Le consensus entre les élus, la population civile et les différents corps constitués semble cependant se dessiner. Nous sommes plutôt sereins par rapport à cette problématique. Nous nous sommes dotés d'une cellule communication qui aura pour mission d'aller sur le terrain à la rencontre des populations, afin que ces dernières comprennent le processus engagé. Si le travail d'information et de communication est correctement réalisé, nous estimons qu'il n'existe pas de raison que la population s'y oppose.

Enfin, vous nous interrogez sur un amendement de réécriture des dispositions constitutionnelles outre-mer directement inspiré des travaux de Michel Magras et qui avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Cet amendement constitue une excellente base de travail s'appuyant sur le principe de la différenciation. La difficulté que nous avons cependant relevée a trait au fait qu'il n'évoque pas réellement des transferts de moyens humains et de moyens financiers. Cet amendement constitue donc une bonne base de travail, mais il faut le faire évoluer vers une contractualisation entre l'État et les différents pays d'outre-mer. Sur les aspects financiers, nous sommes en discussion avec l'inspection générale des finances et l'inspection générale de l'administration sur la manière de réformer la fiscalité de la CTG dans la perspective de l'évolution statutaire.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci pour votre exposé très éclairant. Concernant la question des transferts financiers, vous seriez donc favorable à ce que la Constitution précise l'obligation de contractualisation avec l'État pour accompagner ces transferts de compétences ?

M. Gabriel Serville. - Tout à fait. Les transferts de compétences ne sont pas toujours accompagnés d'un transfert de moyens adéquats.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Pourriez-vous, s'il vous plaît, repréciser si vous souhaitez toujours que la Guyane ait son titre propre dans la Constitution, comme la Nouvelle-Calédonie, ou si un statut à la carte dans le cadre de l'article 74, comme la Polynésie française, vous suffirait ?

M. Gabriel Serville. - Nous souhaitons un statut à la carte, mais nous considérons que la Guyane doit pouvoir être inscrite dans la Constitution en tant que telle.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je terminerai par un rappel concernant les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d'outre-mer (PTOM). Saint-Barthélemy et Saint-Martin constituent deux collectivités d'outre-mer régies par l'article 74. Pourtant, l'une a le statut de PTOM tandis que l'autre a le statut de RUP. Le statut national ne lie pas le statut européen.

M. Gabriel Serville. - Tout à fait, nous en avons discuté avec le président de la collectivité de Saint-Martin.

Nous avons l'intention de nous rapprocher de certains territoires pour voir comment les choses se passent chez eux.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie vivement pour votre exposé et vos réponses.

M. Gabriel Serville. - Merci à vous.

Jeudi 27 octobre 2022

Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte

Mme Micheline Jacques, présidente. -  La Délégation sénatoriale aux outre-mer entend ce matin M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte, dans le cadre de la préparation de son rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.

Je vous prie d'excuser le président Stéphane Artano, actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il nous suit depuis le site du Sénat qui diffuse en direct la présente audition. Nous vous remercions vivement, monsieur le président, pour votre disponibilité. Nous sommes en train d'achever notre cycle d'auditions qui nous a déjà permis de consulter les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française et, cette semaine, la Guyane.

Concernant Mayotte, une départementalisation inachevée ou progressive qui nourrit de nombreuses interrogations, voire des déceptions, au sein de la population et des responsables politiques mahorais, est souvent évoquée.

Cette situation explique, peut-être, le rejet à l'unanimité des membres du conseil départemental, le 14 janvier 2022, de l'avant-projet de loi relatif au développement accéléré de Mayotte avant sa présentation en conseil des ministres.

Je vais vous donner la parole, Monsieur le président, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.

Nous souhaitons vous entendre sur l'état des réflexions institutionnelles sur votre territoire et les souhaits d'évolution.

Compte tenu des problèmes de connexion, je vous propose de prendre la parole pour répondre aux différentes questions qui vous ont été adressées.

Je vous interrogerai ensuite, ainsi que mes collègues.

M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte. - Madame la présidente, je vous remercie de me donner l'opportunité de présenter la situation et les aspirations de Mayotte. Notre échange sera guidé par le questionnaire.

La première question était la suivante : « Quel bilan faites-vous de l'organisation institutionnelle actuelle à Mayotte du point de vue de l'exercice démocratique, de l'efficacité dans la conduite des politiques publiques et de l'adaptation de ces politiques aux réalités et besoins du territoire ? »

Au préalable, je précise que nous ne nous inscrivons pas dans la même logique d'organisation institutionnelle que la Martinique et la Guyane. Si Mayotte a, en effet, été érigée en collectivité unique, nous considérons que ce processus n'est pas allé à son terme. Je rappelle que cette compétence nous a été confiée à la suite du référendum de 2009, puis mise en oeuvre en 2011, année où Mayotte est effectivement devenue une collectivité unique à double compétence.

Cependant, nous avons l'impression que cette évolution s'est limitée à prendre en compte le volet départemental de l'organisation en négligeant le volet régional, ce que les Mahorais déplorent. Il est donc nécessaire que cette double compétence soit mise en oeuvre, au moins de façon progressive. Nous n'avons pas encore, en effet, la compétence pour la gestion des routes, des collèges et des lycées. En revanche, nous commençons à travailler dans le domaine de la formation ; or cette compétence régionale n'a pas, non plus, été complètement mise en place.

Le bilan est donc mitigé. Même si nous notons des avancées, elles sont insuffisantes et insatisfaisantes. Aujourd'hui, nous avons donc besoin d'aller beaucoup plus loin dans le déploiement de cette organisation. C'est pour cette raison, notamment, que nous nous sommes joints à l'Appel de Fort-de-France qui milite pour la mise en place d'une politique publique beaucoup plus adaptée à nos territoires.

Comme vous le savez, nous avons été consultés dans le cadre d'une loi de programmation pour Mayotte. Les élus ont émis un avis défavorable en considérant que ce texte n'était pas adapté à la réalité du territoire mahorais. Je pense notamment aux problématiques liées au droit du sol, très spécifiques à Mayotte, et qui n'ont pas été prises en compte. Mayotte compte énormément d'étrangers en situation régulière avec un titre de séjour ou en situation irrégulière sur son territoire. Ce phénomène conduit la population mahoraise à quitter massivement Mayotte pour s'installer dans d'autres régions ou en métropole. Dans ce contexte, nous réclamons que les textes soient adaptés à la réalité et à la demande locale. Je pourrais également citer, en matière de contrôle des frontières, le visa territorialisé qui est un dispositif inconnu des autres territoires.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. La connexion est intermittente, mais nous avons compris l'essentiel de vos propos. Je vous propose de répondre à la deuxième question : « Avez-vous des exemples d'actions, de stratégies ou de projets entravés ou bloqués par l'organisation institutionnelle et normative actuelle ? »

M. Ben Issa Ousseni. - Comme je l'évoquais à l'instant, nous avons un vrai sujet avec l'immigration clandestine. Je veux insister sur cet aspect car le droit du sol, ainsi que le visa territorialisé, tels qu'ils sont utilisés aujourd'hui, bloquent totalement la situation à Mayotte. Par conséquent, un certain nombre d'étrangers régularisés et installés à Mayotte ne peuvent pas voyager et restent sur le territoire. Je ne demande pas forcément un changement du statut institutionnel de Mayotte ; cependant, j'estime que nous devrions être en capacité de pouvoir coopérer davantage avec nos voisins directs. Je pense notamment à Madagascar ou à la Tanzanie, avec qui nous entretenons des liens étroits. Or, aujourd'hui, nous ne pouvons pas signer de convention avec ces pays sans passer par Paris, ce qui complique la situation. Je suis convaincu que si nous possédions davantage de latitudes, cela permettrait d'améliorer la situation.

S'agissant de la question suivante : « Souhaiteriez-vous exercer des compétences dans de nouveaux domaines, notamment des compétences normatives ? À l'inverse, y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez restituer à l'État, compte tenu soit de la difficulté à les exercer, soit du manque d'intérêt d'une gestion territoriale ? »

Comme je l'indiquais tout à l'heure, je souhaite, en premier lieu, que les compétences que nous sommes censés exercer puissent l'être pleinement avant d'en demander de nouvelles. J'insiste, aujourd'hui, très peu de choses ont été mises en place dans le cadre de notre compétence régionale que nous exerçons à 50 % à peine.

Vous me demandez si « nous souhaitons restituer des compétences à l'État ». Si les compensations sont effectuées correctement, nous ne sommes pas demandeurs de restituer des compétences. Aujourd'hui, cependant, en matière de continuité territoriale entre autres, alors que nous avons toutes les compétences, l'État ne nous accompagne pas, alors qu'il a le devoir de le faire. Par exemple, l'État assure la continuité territoriale entre la Corse et le continent, alors qu'à Mayotte, la liaison entre Petite-Terre et Grande-Terre est entièrement assumée par la collectivité territoriale, sans aucune participation de l'État. Nous nous sentons donc lésés. Je pourrais multiplier les exemples. L'électricité est gérée par EDF dans les autres territoires, alors que Mayotte évolue toujours dans un système local ; Air France ne dessert pas Mayotte, alors que la compagnie dessert tous les autres territoires. Une fois de plus, nous demandons que l'État assure la continuité territoriale de manière équitable et cohérente.

Je poursuis avec la quatrième question : « Quelle appréciation portez-vous sur la prise en compte des spécificités ou des souhaits des outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets ? Quelle méthode permettrait de l'améliorer ? »

Encore une fois, nous ne demandons pas forcément l'application de l'article 74 de la Constitution, et nous sommes satisfaits de l'article 73. Néanmoins, nous souhaitons que les textes puissent être adaptés à notre situation et au contexte local qui ne recouvrent pas forcément les mêmes réalités que dans l'Hexagone.

Ainsi, lorsque nous évoquons la présence de 8 000 à 10 000 mineurs isolés sur le territoire, ce chiffre n'est sans doute pas important dans l'Hexagone, mais à l'échelle de Mayotte, qui compte 299 000 habitants, cet effectif est extrêmement important. Le traitement de cette problématique ne peut donc pas être identique ici et dans l'Hexagone. Dans ce contexte, les décrets et lois doivent être adaptés.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Estimez-vous que vous n'êtes pas assez consulté, pour avis, lors de l'élaboration des lois et des décrets ?

M. Ben Issa Ousseni. - En effet. Nous ne sommes pas suffisamment consultés et lorsque c'est le cas, il est très rare que l'avis du conseil départemental soit pris en compte. Nous avons donc le sentiment d'être seulement  consultés pour respecter la forme, tandis que le fond de nos remarques ou de nos préoccupations n'est pas considéré, voire ignoré.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Pensez-vous que la procédure d'urgence doive être améliorée, notamment les délais de réponse ? Je précise que cette question a été soulevée lors des précédentes auditions, au motif que les délais de consultations étaient jugés relativement courts.

M. Ben Issa Ousseni. - Oui, tout à fait. À plusieurs reprises d'ailleurs, notamment lorsque nous avons été sollicités sur le projet de loi Mayotte, nous avions demandé que les délais de réponses soient rallongés au regard de l'importance du dossier et des nombreuses questions à étudier. Force est de constater que notre requête n'a pas été entendue. Nous le regrettons.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Mayotte est soumise au principe d'identité législative (sauf dans certains domaines). Un passage au principe de spécialité législative serait-il souhaitable dans d'autres domaines selon vous ?

M. Ben Issa Ousseni. - Comme je l'ai évoqué plus tôt, nous sommes favorables à ce que les lois s'appliquent pareillement sur l'ensemble du territoire. Cependant, parfois, elles doivent également prendre en compte nos spécificités et notre situation particulière, singulièrement lorsqu'il s'agit de sujets liés au droit du sol ou à la coopération.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Quelle appréciation portez-vous sur les mécanismes qui permettent, en application des troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution, de solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État ? Sont-ils fonctionnels selon vous ?

M. Ben Issa Ousseni. - Je vous propose de revenir sur ce sujet plus tard par écrit, afin de vous transmettre une réponse précise sur ce sujet technique.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Bien entendu. Selon vous, la place reconnue au statut civil de droit local est-elle satisfaisante ?

M. Ben Issa Ousseni. - Nous n'y tenons pas particulièrement. Le droit local a été utilisé durant un temps et nous avons souhaité l'application du droit commun. Je ne cherche pas à revenir sur ce sujet pour Mayotte.

Mme Micheline Jacques, présidente. - L'organisation des institutions et les règles de fonctionnement du conseil départemental de Mayotte sont-elles satisfaisantes ? Vous avez déjà répondu à cette question. Cependant, avez-vous relevé des dysfonctionnements ou des problèmes d'interprétation des textes ?

M. Ben Issa Ousseni. - Les règles de fonctionnement du conseil départemental sont analogues à celles des autres territoires. Cela dit, je note qu'avec près de 300 000 habitants, Mayotte compte seulement vingt-six élus, tandis que d'autres collectivités, avec le même nombre d'habitants, comptent plus de cinquante élus. De fait, les élus mahorais sont saturés en termes de charge de travail. Cette situation entraîne des blocages et des dysfonctionnements, car nous ne pouvons pas être sur tous les fronts à la fois. Je souligne d'ailleurs qu'augmenter significativement le nombre d'élus est une revendication ancienne à Mayotte. Nous ne demandons pas à être traités différemment des autres collectivités, mais nous souhaitons, a minima, être traités comme elles.

Ainsi, si je prends l'exemple des dotations, Mayotte n'est pas alignée sur les autres collectivités. Mayotte perçoit une dotation globale de fonctionnement (DGF) par habitant de 125 euros, alors qu'elle s'élève à 245 euros à La Réunion. Cette différence nuit à la mise en place d'une organisation et d'un fonctionnement corrects.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Les motifs de cette différence vous ont-ils été expliqués ?

M. Ben Issa Ousseni. - Absolument pas. Malgré nos demandes, cette différence n'est toujours pas justifiée par l'État.

Par ailleurs, lorsqu'il y a des progressions, elles sont extrêmement faibles. Le plus souvent, elles se contentent de compenser l'inflation. Je regrette l'absence d'un vrai débat sur cette question qui permettrait d'évoluer vers une réelle égalité.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Possédez-vous des études statistiques, par exemple, sur le coût de la vie et l'évolution économique de Mayotte - il est souvent dit, en effet, que ces statistiques font défaut ?

M. Ben Issa Ousseni. - Ces éléments sont connus, puisqu'ils sont traités et publiés par l'Insee. Cependant, les données ne sont pas prises en compte. Par ailleurs, le PIB par habitant, qui s'élève à 9 000 euros environ à Mayotte, est seulement comparé à celui des Comores (4 000 euros) ou de Madagascar (3 000 euros). Or nous souhaitons que le PIB du territoire soit comparé à un autre territoire français et, par exemple, à celui de La Réunion (24 000 euros). Cette différence de traitement fait aujourd'hui de Mayotte le territoire européen le plus pauvre.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ?

M. Ben Issa Ousseni. - Nous le jugeons insuffisant. Nous souhaitons également que l'État joue son rôle en matière de contrôle de légalité et qu'il laisse les territoires travailler pleinement. À Mayotte, l'État va au-delà de son rôle. Par exemple, les permis de construire à Mayotte sont encore validés par l'État. L'aménagement de routes départementales dépend également de l'État. Nous estimons que l'État est beaucoup trop présent dans le fonctionnement des collectivités.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Pour quelles raisons l'avant-projet de loi présenté début 2022 a-t-il été rejeté ?

M. Ben Issa Ousseni. - Nous avons estimé que ce projet de loi n'allait pas suffisamment loin.

Avant la présentation du projet de loi, Mayotte a organisé des assises et des tables rondes et a conduit un important travail de réflexion. Au total, nous avons transmis plus de 200 propositions pour enrichir ce projet. Or lorsque le texte a été présenté par l'État, nous avons été très déçus du peu d'avancées contenues dans celui-ci.

Par ailleurs, Mayotte a été très contrariée qu'aucun calendrier ne soit fixé pour une convergence d'égalité de tous les droits, et pas seulement des droits sociaux, entre le national et le territoire. Par exemple, nous avions demandé que les communes soient consultées avant l'émission des titres de séjour, cette disposition n'a pas été retenue. Je rappelle que la première demande des Mahorais est justement la convergence des droits. Certes, nous avons constaté des avancées au fil du temps, mais cette convergence reste de l'ordre de 30 %.

Je le souligne de nouveau, cette convergence ne doit pas porter que sur des aspects sociaux, elle doit également prévoir la réforme du mode de scrutin par liste et par une augmentation du nombre d'élus, qui reste insuffisant malgré quelques timides avancées.

Enfin, nous évoquions tout à l'heure un problème de délai pour formuler nos réponses. En la matière, je souligne que le texte du projet de loi nous est parvenu le 17 décembre et que nous n'avons eu aucune possibilité d'échanger, de discuter et de négocier avec les services de l'État pour aboutir à un consensus.

Pourtant, je reste persuadé que si une instance avait coordonné ce travail, nous aurions pu faire naître un consensus autour d'un projet commun. De notre côté, nous sommes toujours demandeurs d'un projet de loi pour Mayotte construit avec les propositions des Mahorais.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM, tout en laissant aux territoires satisfaits de leur statut actuel la faculté de le conserver ? Quels garde-fous devraient y figurer compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de Mayotte ?

M. Ben Issa Ousseni. - J'entends le débat porté par certains de nos amis ultramarins. Cependant, nous ne nous inscrivons pas dans une demande de révision de ces deux articles de la Constitution, car ils y ont toute leur place. Cependant, comme je l'ai déjà souligné, nous plaidons en faveur d'ajustements qui prennent en compte la réalité de notre territoire et qui lui permettent de travailler plus sereinement. Dans ce contexte, je le répète, la fusion entre les articles 73 et 74 n'est pas un sujet pour les Mahorais.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?

M. Ben Issa Ousseni. - Nous ne recherchons pas forcément l'autonomie et ce discours ne fait pas sens chez les Mahorais dans la mesure où nous prônons l'établissement du droit commun avec l'Hexagone. Je le souligne de nouveau, nous souhaitons quelques adaptations et la possibilité de discuter et de négocier avec les autorités des états voisins. Encore une fois, cette question d'autonomie n'est pas une demande des Mahorais.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Si l'article 73 de la Constitution devait être modifié, quelles dispositions souhaiteriez-vous modifier ? Lesquelles sont un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?

M. Ben Issa Ousseni. - Nous souhaiterions qu'une disposition prévoit l'adaptation des textes au contexte régional et qu'elle nous octroie davantage de possibilités d'ouverture sur notre zone géographique.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Estimez-vous que le statut européen de région ultrapériphérique pourrait être fragilisé par une évolution des compétences ou du pouvoir normatif de Mayotte ?

M. Ben Issa Ousseni. - Non. D'ailleurs, je ne vois pas en quoi son statut serait fragilisé. Les autres régions ultrapériphériques sont installées depuis longtemps, et cela fonctionne très bien.

Mme Micheline Jacques, présidente. - La population adhère-t-elle à la perspective d'une évolution des institutions ou à une extension des compétences ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?

M. Ben Issa Ousseni. - Une possible révision constitutionnelle suscite davantage d'inquiétudes que d'espoir. En effet, les Mahorais ne s'inscrivent pas du tout dans une perspective d'évolution des institutions.

Aujourd'hui, Mayotte est bien dans le statut qu'elle a choisi. Mayotte demande juste que les compétences attachées à son statut soient effectives.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Un amendement directement inspiré des travaux de Michel Magras avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Que pensez-vous de sa rédaction ?

M. Ben Issa Ousseni. - Je vous adresserai une réponse écrite à ce sujet.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je précise que Thani Mohamed Soilihi n'a pas pu participer à cette audition, car il est actuellement à Mayotte. Or les nouvelles règles du Sénat interdisent les visioconférences pour les sénateurs. En revanche, il m'a fait parvenir une question qu'il souhaite vous poser : « Sous la précédente mandature, le président Soibahadine Ibrahim Ramadani avait pris l'initiative de propositions de clarifications institutionnelles afin, précisément, de donner plein effet à l'aspect régional. Étant de la même majorité, que pensee-vous des propositions de votre prédécesseur ? ».

M. Ben Issa Ousseni. - Il me semble que c'est l'utilisation du terme institutionnel qui, à l'époque, a inquiété les gens, même si nous savons que la départementalisation et la régionalisation au sein d'une collectivité unique doivent être mises en place. Il a alors été justement considéré que tout n'avait pas été réalisé pour nous permettre d'exercer pleinement cette compétence.

Dans ce contexte, un travail d'adaptation et d'organisation de notre statut devait être effectué. Sur le fond, ces propositions étaient nécessaires, mais peut-être que la forme a mal été interprétée. En effet, la modification de la dénomination de notre territoire, qui est aujourd'hui un département, a pu choquer et fait craindre que ce changement n'entraîne une transformation institutionnelle plus profonde pouvant conduire à réformer le statut de Mayotte avec un glissement vers l'article 74 de la Constitution.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces propos très éclairants. Je cède la parole à mes collègues.

Mme Vivette Lopez. - Je vous remercie les explications que vous avez apportées. Je crois avoir compris que vous ne souhaitez pas de grands changements, mais une plus grande liberté pour appliquer vos spécificités locales. Cette position me semble raisonnable dans la mesure où, par définition, les normes font fi des particularités d'un territoire. J'ai notamment le souvenir de normes appliquées à l'agriculture ou au secteur du BTP totalement inadaptées à votre territoire. Par ailleurs, j'ai également noté que vous souhaitez davantage de concertation et une meilleure prise en compte de vos avis fondés sur votre réalité locale.

M. Ben Issa Ousseni. - Je vous remercie, Madame la sénatrice. À titre de comparaison, je ne permets de souligner que le coût qui est calculé pour organiser la formation des élus mahorais est identique à celui des élus parisiens. Or les formations sont organisées à Paris. Les élus doivent donc prendre un avion et se loger sur place alors qu'aucun budget n'est prévu pour cela.

Mme Vivette Lopez. - Je vous remercie d'insister sur ce point qui est, effectivement, très important.

Mme Marie Mercier. - Je suis troublée d'apprendre qu'Air France ne dessert pas Mayotte. Est-ce qu'Air France a desservi Mayotte autrefois et, si tel est le cas, depuis quand ne dessert-elle plus l'île ?

M. Ben Issa Ousseni. - Madame la sénatrice, Air France n'a jamais desservi Mayotte. Mayotte est d'ailleurs le seul territoire de la République qui n'est pas desservi par la compagnie nationale et cela malgré nos demandes insistantes.

Mme Marie Mercier. - Cette situation est-elle liée à un problème d'infrastructures ?

M. Ben Issa Ousseni. - Non. Lorsqu'Air Austral était une filiale d'Air France, elle desservait La Réunion et Mayotte. Ensuite, Air Austral a été cédée par Air France et la compagnie a cessé ses dessertes. Je précise qu'Air France a des appareils parfaitement capables d'atterrir à Mayotte, mais que la compagnie n'a jamais intégré la desserte de l'île dans sa stratégie commerciale. Outre que cette situation entraîne des problèmes de fret, Mayotte est aujourd'hui enclavée. Par ailleurs, Air Austral, qui est sans concurrence, pratique des tarifs exorbitants. Dans ce contexte, nous réclamons qu'Air France se pose à Mayotte !

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour toutes vos explications. Nous en avons bien pris note. Je vous propose de conclure. Vous pouvez nous renvoyer le questionnaire avec les détails que vous jugerez utiles.