B. SUR L'INFORMATIQUE, PASSER DU RATTRAPAGE À LA MODERNISATION AVEC LE DEUXIÈME PLAN DE TRANSFORMATION NUMÉRIQUE

1. Un budget informatique en très forte augmentation

Les crédits demandés en 2024 pour le programme « Conduite et pilotage de la politique de la justice » s'élèvent à 768,3 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE) et 747,1 millions d'euros en crédits de paiement (CP), soit une hausse de 0,5 % en AE et de 9,5 % en CP par rapport à 2023, après une hausse également très significative entre 2022 et 2023, de l'ordre de 7 %. C'est principalement sur ce programme que reposent les dépenses informatiques du ministère.

330,7 millions d'euros seraient ainsi ouverts en 2024 sur l'action 09 « Action informatique ministérielle » du programme 310, une hausse de 5 % par rapport à 2023. Sur ce montant, les crédits alloués à l'informatique atteindraient 272,3 millions d'euros, soit une stabilisation par rapport à 2023 (+ 3 %), mais à un niveau inédit de crédits. Le rapporteur spécial soutient pleinement ces efforts budgétaires, absolument essentiels au regard des retards constatés, tant pour résorber la dette technique que pour donner aux personnels de la justice des systèmes d'information fiables, inter-opérationnels et véritablement capables de les soutenir au quotidien.

Cette enveloppe se compose de deux parties. La première est dédiée aux dépenses de « socle informatique », pour 190,6 millions d'euros. Elle doit notamment permettre de financer :

- les activités d'hébergement applicatif, pour sécuriser et maintenir le système d'information de la justice en condition opérationnelle ;

- le transport de données et la desserte intranet de tous les services du ministère de la justice ;

- les formations numériques, pour l'ensemble des agents du ministère (accompagnement à la prise en main des nouveaux outils numériques, montée en compétence numérique) ;

- la maintenance matérielle et applicative. Les applications dites « majeures » du ministère de la justice, qui constituent un tiers du parc applicatif ministériel, sont aussi celles qui présentent un taux d'obsolescence de 50 %. Une partie des crédits du deuxième plan de transformation numérique (PTN) doit donc être consacrée à la résorption de la dette technique, impérative ;

- le déploiement, à l'échelle de la justice, de la stratégie interministérielle d'hébergement, au terme de laquelle l'hébergement et la production des services numériques doivent par défaut être opérés par le cloud ;

- le programme « zéro papier » d'ici 2027, au coeur du deuxième PTN. L'objectif est de parvenir à ce que tous les textes soient adaptés à la dématérialisation et, dans le même temps, qu'il n'y ait pas de ruptures des chaînes de dématérialisation, entre les applications ;

- la sécurité des systèmes d'information, avec la mise en oeuvre d'un plan d'investissement pluriannuel.

La deuxième composante des dépenses informatiques portées par le programme 310 est dédiée au développement des applications. Elle bénéficierait de 81,7 millions d'euros en crédits de paiement en 2024 et couvrirait :

- les crédits du deuxième PTN pour ce qui concerne la conception de nouveaux produits numériques pour répondre aux besoins des directions métiers et des agents du ministère, l'interopérabilité des systèmes d'information, l'accompagnement au changement ou encore les enjeux de sécurité ;

- les crédits alloués à l'ensemble des domaines applicatifs. Pour les personnes placées sous main de justice, l'application GENESIS s'accompagne du développement du Wi-Fi haute intensité et des terminaux mobiles (communication) dans les établissements pénitentiaires. Dans le domaine de la justice civile et pénale, la modernisation de l'application CASSIOPÉE devrait se poursuivre (application dite « coeur de métier »). De nouveaux services devraient également être ouverts à destination des victimes et des justiciables sur l'application justice.fr. Il serait notamment possible de souscrire une demande d'aide juridictionnelle ou une demande d'indemnisation devant le tribunal correctionnel.

Depuis 2018, le budget informatique a plus que doublé. Le rapporteur spécial considère que le ministère de la justice se doit d'être ambitieux dans ce domaine et de préserver une trajectoire de crédits compatibles avec les objectifs assignés au deuxième PTN.

Évolution du budget informatique total
de la mission « Justice » depuis 2018

(en millions d'euros et en CP)

Source : commission des finances, à partir des données transmises en réponse au questionnaire budgétaire du rapporteur spécial

Au-delà des dépenses de fonctionnement et d'investissement, il convient également de s'intéresser aux dépenses de personnel. Dans le cadre de la mise en oeuvre du deuxième PTN, le secrétariat général du ministère de la justice a fait le choix de développer davantage les compétences en interne et donc de réinternaliser une partie des emplois, une démarche soutenue par le rapporteur spécial. Ainsi, sur les 112 ETP supplémentaires octroyés au secrétariat général en 2024, 43 le seraient au titre du numérique.

L'ambition du ministère de la justice passe également par un double changement d'approche. Dans la gestion des crédits d'abord, pour éviter le renouvellement des critiques adressées au premier PTN par la Cour des comptes s'agissant de l'opacité des moyens dédiés à ce plan. Dans les objectifs ensuite, pour passer d'un premier plan de rattrapage du ministère de la justice en matière numérique à un véritable plan de modernisation.

Le comité des États généraux de la Justice avait également insisté sur la nécessité de refonder la stratégie numérique : elle doit conduire à une redéfinition de la maîtrise d'ouvrage, à une montée en puissance du numérique au secrétariat général et dans les directions métiers et à une plus grande interopérabilité des applicatifs. Les systèmes d'information ne peuvent plus fonctionner de manière cloisonnée, faute de quoi aucune des innovations ne pourra se traduire par un véritable renforcement de la qualité du service public de la justice et par un gain de temps pour les professionnels.

Il convient de rappeler ici qu'en comparaison européenne la France stagne à la 20e place sur 27 dans l'Union européenne pour l'utilisation du numérique par les juridictions en 2022 et qu'elle est 21e, en recul d'une place, pour la mise à disposition d'outils d'échanges numériques sécurisés entre les juridictions et les services de police, les notaires, l'administration pénitentiaire et les avocats33(*). C'est très insuffisant, la France se situant loin de l'Allemagne sur ces deux aspects (2e) ou encore de l'Espagne (4e) et de l'Italie (15e).

2. Le deuxième plan de transformation numérique ou la continuité d'un premier plan inachevé

Le premier plan de transformation numérique (PTN), défini en 2017 et doté initialement de 530 millions d'euros sur la période 2018-2022, était divisé en trois axes, progressivement mis en oeuvre :

- l'axe 1 est relatif à l'adaptation du socle technique et des outils de travail ;

- l'axe 2 concentre les évolutions des applications ;

- l'axe 3 traite du soutien aux utilisateurs.

En application du 2° de l'article 58 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, la commission des finances du Sénat avait demandé à la Cour des comptes de réaliser une enquête sur la mise en oeuvre du PTN. Le rapporteur spécial invite ainsi à se reporter à cette communication et à ses propres conclusions sur les travaux de la Cour34(*) pour davantage de détails sur les constats et les propositions énoncés dans ce cadre. Certains seront succinctement repris pour analyser la programmation des crédits informatiques au titre de l'année 2024 ainsi que le contenu du deuxième PTN mis en place pour la période 2023-2027. Ce dernier s'articulera autour de six axes, qui reprennent ceux du premier PTN en les étoffant :

- axe 1 : sécuriser et améliorer la qualité de l'existant pour redonner confiance aux agents ;

- axe 2 : remettre les utilisateurs au coeur de la transformation numérique ;

- axe 3 : accompagner en proximité tous les agents et justiciables sur l'utilisation des produits numériques ;

- axe 4 : valoriser les données ;

- axe 5 : renforcer le réseau des partenaires de la justice grâce au numérique ;

- axe 6 : garantir la sécurité, la résilience et la souveraineté numérique.

Évolution prévisionnelle des crédits alloués au deuxième plan
de transformation numérique du ministère de la justice

(en millions d'euros)

Note : aucun crédit n'est indiqué pour l'année 2027, le ministère de la justice ayant indiqué que les prévisions faisant encore l'objet d'évaluations.

Source : commission des finances, d'après les réponses au questionnaire budgétaire du rapporteur spécial

a) L'équipement des agents et l'accompagnement de leurs besoins de mobilité

Si les axes concernant l'équipement des agents sont les plus avancés en termes de progrès, des crédits sont encore prévus en 2024 pour améliorer la qualité et la sécurité des équipements des agents (écran et accessoires, accès à la téléphonie, outils collaboratifs). 2024 marquera également l'année d'ouverture du programme environnemental de travail numérique de l'agent (ETNA) à tous les agents du ministère de la justice. Le programme ETNA recouvre l'ensemble des chantiers relatifs au poste de travail des agents.

En particulier, alors que plusieurs textes législatifs visent à permettre le développement de la visioconférence dans certaines procédures35(*), ces outils sont en cours de déploiement dans les tribunaux et dans les établissements pénitentiaires, au rythme de 50 salles environ par an. L'administration pénitentiaire estime que 20 000 extractions judiciaires ont pu être évitées de cette façon, alors qu'il s'agit habituellement de manoeuvres très consommatrices de ressources humaines.

De même, les surveillants pénitentiaires devraient pouvoir bénéficier de la généralisation de smartphones pouvant servir tout à la fois de dispositif d'alarme, d'émetteur-récepteur et de téléphone et remplacer l'ordinateur fixe pour l'acquittement du contrôle des barreaux. Une expérimentation a été menée à Fresnes en 2023 et ses conclusions ne sont pas encore connues. Le deuxième enjeu concernant le déploiement de ces axes du 2e PTN pour l'administration pénitentiaire a trait au projet « Numérique en détention », doté de 126 millions d'euros au total, dont 22,1 millions d'euros de CP en 2024. Il vise à dématérialiser les processus de gestion administrative au profit des personnes détenues et de leurs familles, par l'intermédiaire de trois portails : un portail pour permettre au détenu de réaliser certains actes en autonomie (cantine, requête sur dossiers, formation, travail), un portail grand public pour que les proches puissent réserver des créneaux de parloir et un portail agent pour contrôler les deux autres.

b) Le parc applicatif, des chantiers de long terme

Si des avancées ont été réalisées ces trois dernières années sur le parc applicatif, avec, entre autres résultats notables, le déploiement de la procédure pénale numérique (PPN), la mise en service du bracelet anti-rapprochement, les débuts du logiciel « PARCOURS » pour suivre les mineurs placés sous-main de justice ou encore l'intégration du code de la justice pénale des mineurs dans le logiciel « Cassiopée », d'importants progrès demeurent à réaliser en matière de développement des applications numériques du ministère de la justice.

Le deuxième PTN ne pourra faire l'impasse de la question du cloisonnement des applications, de leurs dysfonctionnements qui obligent à de multiples ressaisies de données et de la prise en compte des besoins des utilisateurs du service public de la justice. Il devra également porter les crédits nécessaires à la fin du déploiement des applications prévues dans le premier PTN. Par exemple, si la procédure pénale numérique concerne déjà plus de 80 % des procédures, elle reste encore à déployer pour les procédures classées sans suite en Outre-mer, pour l'automatisation des classements sans suite ou encore, dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, pour ouvrir une certaine typologie de classements sans suite dans les tribunaux judiciaires les plus à même de traiter des dossiers liés aux Jeux.

Il apparaît également opportun que le ministère se soit doté de l'outil Mareva, proposé par la direction interministérielle du numérique (Dinum), pour vérifier le respect des étapes opérationnelles des projets et détecter les dérives calendaires et budgétaires. Il est en effet primordial de disposer de mécanismes d'alerte et de redressement en cours de gestion, alors que rares sont les projets à tenir leurs délais et leur coût initiaux. Certains projets, au gré notamment d'ajouts successifs, connaissent d'importants dépassements de près de trois ou quatre fois leur montant et leur calendrier, sans qu'ils ne soient pleinement justifiés dans les documents budgétaires. Assurer ce suivi relève des mesures de bonne gestion qui devraient être défendues dans le cadre du deuxième PTN.

Exemples de dépassements de coûts constatés sur
plusieurs projets informatiques de grande ampleur

(en millions d'euros)

ASTREA : dématérialisation du casier judiciaire.

ATIGIP360 : système d'information de l'Agence du travail d'intérêt général et de l'insertion professionnelle.

Cassiopée : outil sentenciel pour les juges et les greffiers.

Portalis : dématérialisation de la chaine civile.

PPN : procédure pénale numérique.

Source : commission des finances, d'après les réponses transmises au questionnaire budgétaire du rapporteur spécial

Au-delà d'un meilleur suivi, la deuxième priorité sur laquelle insiste le rapporteur spécial pour le parc applicatif du ministère de la justice est sur celle du décloisonnement des applications. La vétusté des outils informatiques et leur cloisonnement nuisent en effet à l'efficacité du traitement des contentieux et, de manière plus générale, au service public de la justice. Les applicatifs métiers des juges pour enfants ne sont par exemple pas interopérables avec ceux des juges aux affaires familiales, et ceux des juges aux affaires familiales ne sont pas accessibles à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse.

Le rapporteur spécial avait néanmoins relevé, dans les suites à donner à la communication de la Cour des comptes, que des premiers efforts avaient été faits pour enclencher une culture plus transversale de la fonction informatique, sous l'égide en effet du secrétariat général de la justice, à même de disposer d'une vision plus globale sur les besoins de chacune des directions. Cet effort doit être étendu aux partenaires de la justice. Ainsi que le recommande le groupe de travail « numérique » des États généraux de la Justice : « la justice ne commence ni ne s'arrête aux portes du ministère [...]. Des partenaires interviennent avant, pendant et après le processus judiciaire, et le ministère gagnerait à renforcer les liens numériques qu'il tisse avec eux. »36(*)

c) Un impératif, se placer au service des agents et des usagers de la justice

Le soutien aux utilisateurs est un axe sur lequel, de l'aveu du secrétariat général, des marges de progrès demeurent. Dans le cadre du premier PTN, le ministère s'était concentré sur les deux premiers axes, au détriment du troisième et de l'accompagnement des usagers, conduisant à d'importantes difficultés et à une certaine méfiance des personnels quant aux développements informatiques à venir.

Ainsi, si le portage administratif du déploiement du deuxième PTN est assuré par le secrétariat général, il convient de rappeler l'importance d'inclure l'ensemble des utilisateurs finaux des logiciels développés, tels que les magistrats, les greffiers, les personnels pénitentiaires, les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse ou encore les justiciables et les avocats.

Il est en effet difficile d'attendre des utilisateurs du service public de la justice qu'ils s'emparent pleinement des outils numériques si ces derniers n'ont pas été conçus avec eux ou en prenant en compte leurs besoins et leurs contraintes. Le groupe de travail « numérique » des États généraux de la Justice a retracé dans son rapport les contributions reçues de la part des magistrats ou des greffiers et témoignant d'un véritable malaise par rapport à des outils parfois anciens, complexes et sources de perte de temps37(*). C'est pour cette raison que, parmi les sept priorités énoncées par le groupe de travail, figure le fait de « simplifier l'environnement de travail numérique des agents » et de « demander à chaque projet et produit de clarifier, mesurer et vérifier avec les utilisateurs la valeur qu'apportent les applications », deux recommandations auxquelles ne peut que souscrire le rapporteur spécial et qu'il défend depuis plusieurs années.

Si cela peut sembler aller de soi, l'une des recommandations les plus importantes de la Cour des comptes dans le cadre de sa communication précitée porte sur la nécessité d'évaluer a posteriori les projets informatiques pour vérifier que les résultats obtenus sont conformes aux objectifs et, le cas échéant, identifier les actions restant à réaliser, même s'il s'agit de réglages fins.

La prise en compte du numérique dès la conception des réformes est un point que met également en avant le secrétariat général du ministère de la justice, reprenant de fait une conclusion des États généraux38(*). En effet, à défaut de prendre le numérique en compte dès le départ, le ministère s'expose à ce que la mise en oeuvre de la réforme connaisse des retards, voire des échecs, source de découragement au sein des administrations et des juridictions.

Le système d'information développé pour l'aide juridictionnelle (SIAJ) est le premier véritable exemple d'utilisation du numérique comme outil de transformation d'une politique publique du ministère de la justice. Si les critères de l'aide juridictionnelle ont été révisés pour s'appuyer sur le revenu fiscal de référence, c'est parce que la DGFiP a mis à disposition une interface de programmation d'application (API39(*)) permettant d'accéder à ces données et de pouvoir traiter ensuite plus rapidement les dossiers d'admission à l'aide juridictionnelle. Le programme « numérique en détention » illustre quant à lui le fait que le numérique peut s'inscrire dans un plan d'actions plus large, par exemple l'amélioration des relations avec les détenus.


* 33 Commission européenne, Tableau de bord 2023 de la justice dans l'Union européenne, 8 juin 2023.

* 34 Rapport d'information de M. Antoine Lefèvre, fait au nom de la commission des finances. Rapport n° 402 (2021-2022) - 26 janvier 2022, pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur le plan de transformation numérique de la justice.

* 35 Par exemple, projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration.

* 36 États généraux de la Justice. Rapport du groupe de travail « numérique ».

* 37 Ibid.

* 38 Synthèse des États généraux de la Justice.

* 39 Selon la définition de la CNIL, une API est une interface logicielle qui permet de connecter un logiciel ou un service à un autre logiciel ou service afin d'échanger des données et des fonctionnalités.

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