SECONDE PARTIE
UNE NOUVELLE LOI DE PROGRAMMATION,
MAIS DES PRIORITÉS ANCIENNES

La loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 a moins donné lieu à l'engagement de nouveaux projets de grande ampleur que confirmé et consolidé les moyens alloués aux chantiers engagés ou annoncés avant sa présentation. Il s'agit notamment de la création de 10 000 emplois supplémentaires, de la transformation numérique du ministère ainsi que des programmes immobiliers de l'administration pénitentiaire (plan 15 000), des services judiciaires et de la protection judiciaire de la jeunesse.

Elle devait ainsi s'appuyer sur les recommandations issues des États généraux de la justice, telles que reprises dans le « plan d'action pour une justice plus rapide et plus efficace », présenté par le garde des Sceaux au mois de janvier 202320(*). Ce plan préfigurait le contenu de la loi de programmation (trajectoire budgétaire, modernisation de la justice civile, simplification de la procédure pénale), tout en reprenant des éléments déjà connus (recrutements supplémentaires, revalorisation des personnels, programme immobilier pénitentiaire).

Les trois axes prioritaires identifiés par le rapporteur spécial les années précédentes, à savoir les ressources humaines, l'informatique et l'immobilier, n'ont donc pas été remis en cause. Transverses, ils constituent une préoccupation commune des services judiciaires, de l'administration pénitentiaire, de la protection judiciaire de la jeunesse et du secrétariat général du ministère de la justice, appelé à coordonner leur mise en oeuvre.

Le ministère de la justice doit s'assurer que tout concourt au bon exercice des missions « métiers » de la justice. La gestion des sujets informatique, immobilier et ressources humaines apparaît primordiale dans ce contexte, afin de faire en sorte que, sur le terrain, les personnels et les professionnels de la justice ressentent les effets des hausses budgétaires et puissent pleinement mettre en oeuvre les grands axes de la politique publique de la justice.

I. LES RESSOURCES HUMAINES, L'IMMOBILIER ET L'INFORMATIQUE, TROIS PROBLÉMATIQUES COMMUNES AUX DIRECTIONS « MÉTIERS » DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Les ressources humains, l'immobilier et l'informatique font l'objet d'une attention renouvelée dans la loi de programmation 2023-2027. Il convient dès lors de s'interroger sur l'adéquation entre les ambitions affichées par le ministère sur chacun de ces aspects et les moyens déployés pour les atteindre. Les problématiques sont par ailleurs partagées : séparer ce qui relèverait des fonctions métiers des fonctions support serait artificiel. Cet aspect a malheureusement été trop souvent négligé par le Gouvernement.

Dans ce cadre, le secrétariat général du ministère de la justice a un rôle fondamental à jouer pour « conduire et piloter la politique de la justice »21(*). Il dispose pour ce faire d'un budget très dynamique entre 2023 et 2024, puisque les crédits augmenteraient de 9,7 % en CP, pour atteindre 747,1 millions d'euros.

Le rapporteur spécial considère que le pilotage des fonctions support doit être davantage centralisé, ce qui ne doit pas pour autant conduire à opposer centralisation et proximité. Il est ainsi tout à fait envisageable d'asseoir un peu plus le rôle du secrétariat général de la justice, y compris dans les directions régionales, dans la gestion des ressources humaines ainsi que des projets informatiques et immobiliers, et de mettre en place des équipes de proximité dans les juridictions. Il est inconcevable que des magistrats se retrouvent encore bloqués pendant plusieurs heures car ils ne disposent pas d'informaticiens en juridiction pour les dépanner et qu'ils doivent signaler leur problème au service régional.

Cette difficulté devrait être résolue en grande partie cette année avec l'installation de techniciens informatiques de proximité dans le ressort de chaque site judiciaire. Le rapporteur spécial salue cette avancée, qu'il avait soutenue l'an dernier, après les États généraux de la justice. L'une des propositions du groupe de travail « numérique » des États généraux avait en effet trait à la création d'une « véritable chaine de soutien informatique au profit des acteurs de la justice »22(*). Cette chaine devait avoir vocation à renforcer l'efficacité de la prise en charge des incidents en juridiction, alors que les outils numériques du ministère ne sont pas suffisamment stables et qu'ils sont fréquemment affectés par des ralentissements ou par des pannes. L'installation des premiers techniciens doit répondre à ces enjeux.

Au-delà de cette assistance, le rôle de ces conseillers pourrait s'avérer tout aussi primordial pour s'assurer que les applicatifs qu'envisage de développer le secrétariat général répondent bien aux besoins des personnels. Là encore, il n'est pas normal que le déploiement de certaines applications se soit traduit par un accroissement de la charge de travail des magistrats, avec par exemple la ressaisie complète de certains dossiers, des doublons dans les procédures ou encore des incohérences. Or, l'adhésion des personnels est l'une des conditions sine qua none de la réussite du plan de transformation numérique de la justice.

Il en va de même pour l'immobilier. L'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) doit disposer de relais auprès des personnels de la justice et des professionnels du monde de la justice au sens large, en incluant par exemple les avocats. La rénovation d'un tribunal judiciaire ne peut simplement conduire à réduire la surface par magistrat en mutualisant les salles de réunion, elle doit tenir compte de la fréquence plus ou moins grande des auditions menées par les magistrats selon leur domaine d'exercice.

A. SUR LES RESSOURCES HUMAINES, PARVENIR À MENER DE FRONT REVALORISATION DES PERSONNELS ET RECRUTEMENT MASSIF

Les États généraux de la justice ont plaidé pour une professionnalisation de la gestion des ressources humaines, qui doit non seulement conduire à renforcer les effectifs au bon endroit, mais aussi à mieux piloter les ressources humaines. Elle constitue l'une des pistes visant à remédier au « constat d'un manque criant de moyens humains, matériels et budgétaires dans les juridictions et d'une forte perte d'attractivité de beaucoup de métiers judiciaires.»23(*)

Le rapporteur spécial considère que ce constat peut et doit être étendu à l'administration pénitentiaire et à la protection judiciaire de la jeunesse. Il s'est dans ce cadre intéressé à trois aspects : un aspect quantitatif avec une interrogation sur la faculté du ministère à pouvoir procéder aux recrutements prévus, un aspect plus qualitatif sur l'attractivité des métiers et la mise en oeuvre de mesures de revalorisation des personnels et, enfin, l'évaluation de la charge de travail des magistrats, élément clé pour pouvoir mieux piloter les ressources humaines en allouant les 1 500 postes supplémentaires au bon endroit.

1. Un enjeu, recruter 10 000 personnes en cinq ans et créer 1 925 emplois en 2024 

Le schéma d'emplois du ministère de la justice sur la période 2023-2027 devrait se traduire par la création de 10 016 équivalents temps plein (ETP), dont 1 925 en 2024.

305 magistrats seraient recrutés en 2024 : à ce rythme, il faudrait plus de 30 ans pour que la France atteigne la médiane des États membres du Conseil de l'Europe quant au nombre de magistrats professionnels pour 100 000 habitants. C'est mieux qu'au rythme des années précédant 2023, où il aurait fallu quasiment deux siècles. Sur le périmètre de la direction des services judiciaires, le recrutement de ces 305 magistrats serait accompagné de celui de 340 greffiers.

L'ampleur des recrutements fait apparaître deux contraintes : la première porte sur le vivier de recrutements, la seconde sur la capacité de formation.

Certains interlocuteurs rencontrés par le rapporteur spécial craignent de ne pas disposer, pour chacun des métiers, des profils adéquats ou tout simplement de ne pas parvenir à combler les postes offerts aux concours, en dépit de la diversification des modes de recrutement. Pour partie pour remédier à cette difficulté, ainsi qu'à celle du déficit d'attractivité de ce métier, l'administration pénitentiaire a obtenu la création d'un statut de surveillant pénitentiaire adjoint, recruté par la voie contractuelle24(*).

Le rapporteur spécial soutient pleinement cette décision, qui doit permettre d'apporter des renforts aux surveillants pénitentiaires. Il a souligné dans son rapport d'information sur le plan 15 00025(*) que cette ouverture devrait permettre de pouvoir recruter des profils différents, qui n'auraient pas forcément envisagé de passer le concours ou qui n'ont pas envie de devoir déménager à l'issue de leur première affectation.

Par ailleurs, les surveillants pénitentiaires adjoints n'auront pas vocation à remplacer les surveillants mais à les seconder dans leurs tâches, et sous leur contrôle. Si suffisamment de surveillants pénitentiaires sont recrutés pour combler les vacances, il ne serait pas recouru aux adjoints contractuels. À cet égard, et contrairement à la première session où plus de 19 % des postes ouverts n'avaient pas été pourvus, la deuxième session annuelle du concours de surveillant a conduit à pourvoir la quasi-totalité des postes26(*).

Évolution de l'écart entre les emplois offerts et pourvus
aux sessions de concours de surveillants pénitentiaires

Source : commission des finances, d'après les données transmises au rapporteur

Les taux de vacance de postes demeurent toutefois élevés, autour de 4 % à 7 % selon les métiers. Au 1er janvier 2023, il y avait 403 postes de magistrats vacants sur 8 636 emplois localisés au sein des tribunaux judiciaires et des cours d'appel, soit un taux de vacance de 4,67 %, inférieur à celui observé pour les greffiers (6,2 %), pour 657 postes vacants et 10 012 emplois occupés. Pour les surveillants pénitentiaires, ce taux s'élevait à 4,55 % au mois de décembre 2022, soit 1 429 postes vacants, en légère baisse par rapport au taux observé au mois de décembre 2021 (4,98 %). L'administration pénitentiaire est également celle qui a pu avoir du mal à saturer son schéma d'emploi ces dernières années. En 2022, la sous-réalisation du schéma d'emplois de la mission « Justice », de l'ordre de 162 ETP était principalement due aux moindres recrutements de surveillants pénitentiaires.

En parallèle, une fois les recrutements opérés, il s'agit de pouvoir parvenir à former les futurs magistrats, greffiers ou surveillants, et donc un volume croissant d'élèves stagiaires dans le contexte de la hausse des emplois du ministère de la justice.

Le rapporteur spécial s'est ainsi intéressé aux effets de la dynamique des recrutements sur l'École nationale de la magistrature (ENM) et sur l'École nationale d'administration pénitentiaire (ENAP).

En 2024, l'ENM devra former 305 auditeurs de plus, avec un effet direct sur le nombre de formations à organiser, le nombre d'enseignants mais aussi les locaux de l'école, qui doivent pouvoir les accueillir. L'ENM a ainsi obtenu, pour l'année 2024, le recrutement de 33 ETP supplémentaires ainsi qu'une hausse de sa subvention pour charges de service public de 31 %, pour atteindre 46 millions d'euros. Les 10,8 millions d'euros supplémentaires ainsi obtenus devront non seulement couvrir les dépenses de personnel supplémentaires mais également permettre une prise à bail pour l'accueil de promotions élargies dans les années à venir.

Quant à l'ENAP, elle bénéficie du renfort de trois créations de postes en 2024 ainsi que d'une enveloppe pluriannuelle de 63,4 millions d'euros supplémentaires pour l'extension de son site d'Agen. Cette opération, entamée il y a plusieurs années, se déroule sous l'égide de l'Agence pour l'immobilier de la justice (APIJ). Une première phase, achevée en 2019, a permis d'installer des locaux pédagogiques modulaires pour accueillir un plus grand nombre d'élèves. La deuxième phase, achevée en 2021, a consisté en la livraison de bâtiments d'hébergement d'une capacité de 900 lits. La troisième phase, pour laquelle 4,2 millions d'euros sont demandés en crédits de paiement en 2024, doit conduire à la livraison de locaux pédagogiques pérennes.

2. Des mesures de revalorisation pour pallier des années de retard

Le rapporteur spécial en est convaincu, le ministère ne pourra pas procéder aux recrutements dont il a besoin pour tenir sa trajectoire, avec des profils adéquats, sans revaloriser les métiers de la justice, sur l'ensemble de ses « branches » (judiciaire, pénitentiaire, support, protection judiciaire de la jeunesse). Il souligne à cet égard les efforts engagés depuis quelques années, tant pour agir sur le traitement indiciaire « socle » que pour rehausser le montant des primes. Les mesures statutaires et indemnitaires devraient ainsi s'élever à 203,3 millions d'euros en 2024, répartis ainsi : 82,9 millions d'euros de mesures statutaires, 12,4 millions d'euros de mesures indemnitaires et 108 millions d'euros au titre de l'extension en année pleine des mesures mises en oeuvre à la fin de l'année 2023.

La plus importante d'entre elles est entrée en vigueur au mois d'octobre 2023 et consiste en une revalorisation de la rémunération des magistrats judiciaires d'en moyenne 1 000 euros par mois, la plus importante depuis 1996, et dont le coût en année pleine devrait s'élever à 111,2 millions d'euros. Il s'agit donc d'une mesure indemnitaire, qui n'a pas remis en cause la structuration du régime indemnitaire des magistrats de l'ordre judiciaire.

Le régime indemnitaire des magistrats

Créé par le décret du 26 décembre 2003 relatif au régime indemnitaire de certains magistrats de l'ordre judiciaire, le régime indemnitaire des magistrats s'articule autour d'une prime forfaitaire, d'une prime modulable, d'une prime spécifique pour les magistrats qui connaissant à titre habituel des infractions de terrorisme, d'une majoration de la prime forfaitaire liée à l'affectation dans certaines juridictions souffrant d'un défaut d'attractivité et de l'indemnisation des astreintes et interventions réalisées par les magistrats du parquet et par certains magistrats du siège.

La prime modulable est l'une des deux composantes, avec la prime forfaitaire, de l'indemnité destinée à rémunérer l'importance et la valeur des services rendus et à tenir compte des sujétions afférentes à l'exercice de leurs fonctions par les magistrats. Elle est calculée en pourcentage du traitement indiciaire brut et versée mensuellement.

Elle peut être allouée aux magistrats de l'ordre judiciaire exerçant leurs fonctions en juridiction, à l'inspection générale de la justice et à l'École nationale des greffes. N'y sont en revanche pas éligibles les magistrats exerçant à la Cour de cassation, à l'exception de ceux exerçant les fonctions de premier président d'une cour d'appel, de président du tribunal judiciaire de Paris, de procureur de la République près ce tribunal, de procureur de la République financier près ce tribunal et de procureur de la République antiterroriste près ce tribunal.

Si la prime forfaitaire est attribuée à raison de la fonction exercée, la prime modulable l'est en fonction de la contribution du magistrat au bon fonctionnement de l'institution judiciaire, notamment en tenant compte des attributions spécifiques qui lui ont été confiées et du surcroît d'activité résultant d'absences prolongées de magistrats.

Source : décret n° 2003-1284 du 26 décembre 2003 relatif au régime indemnitaire de certains magistrats de l'ordre judiciaire et réponses au questionnaire budgétaire du rapporteur spécial

La revalorisation du traitement des magistrats est passée par deux évolutions apportées à la prime forfaitaire ainsi qu'à la prime modulable27(*) :

- la prime forfaitaire n'est plus exprimée en pourcentage du traitement indiciaire brut perçu par le magistrat mais consiste en des montants fixes définis par grade, par échelon ou par emploi. Le montant brut annuel de la prime est compris entre 21 000 et 36 500 euros pour les magistrats exerçant leurs fonctions en juridictions, à l'inspection générale de la justice (IGJ) et à l'École nationale des greffes (ENG) et compris entre 22 500 et 31 900 euros pour les magistrats du cadre de l'administration centrale. Pour les chefs de la Cour de cassation et les chefs des juridictions des premier et second degrés, le montant est compris entre 34 000 et 50 000 euros. Une majoration de la prime forfaitaire est prévue, sous la forme d'un complément annuel, pour tenir compte des sujétions propres à certaines fonctions ;

- la prime modulable n'est, elle non plus, plus exprimée en pourcentage du traitement indiciaire brut mais en montant brut annuel. Les montants de référence sont fixés par grade et par échelon, auxquels est appliqué un coefficient de 0 à 3 par l'autorité hiérarchique du magistrat. Pour les magistrats des juridictions, de l'IGJ et de l'ENG, le montant de référence est compris entre 6 500 et 12 000 euros, contre 8 500 à 12 000 euros pour les magistrats en administration centrale et 10 000 à 18 000 euros pour les chefs de juridictions.

Si d'aucuns pouvaient être sceptiques lors de l'annonce de cette mesure de revalorisation l'été dernier, le rapporteur spécial note qu'elle a été tenue et mise en oeuvre sans difficulté au mois d'octobre. Au final, le montant moyen mensuel brut de la revalorisation s'élève à 1 032 euros par magistrat - avec un montant moyen plus élevé octroyé aux magistrats en juridiction de second grade (début de carrière).

Par ailleurs, 33,4 millions d'euros proviennent de mesures communes à l'ensemble de la fonction publique d'État, issues de la conférence salariale du 12 juin 2023, à savoir le rééchelonnement des bas de grilles des catégories B et C au 1er juillet 2023 (extension en année pleine pour trois millions d'euros) et l'injection de cinq points d'indice à l'ensemble des agents au 1er janvier 2024 (31 millions d'euros).

Enfin, le rapporteur spécial tient à souligner la nécessité des efforts engagés pour les greffiers et les surveillants pénitentiaires, qui passent notamment par des mesures statutaires. Un protocole d'accord a été signé le 26 octobre 2023 avec les greffiers pour la mise en oeuvre d'une mesure de revalorisation de la catégorie B et la création d'un corps de greffiers de catégorie A d'environ 3 200 agents. Pour les surveillants pénitentiaires, la réforme, dont le coût total est estimé à 47,2 millions d'euros, prévoit le passage de la catégorie C à la catégorie B pour les surveillants au 1er janvier 2024 ainsi que le passage de la catégorie B à la catégorie A pour les officiers au 1er avril 2024. Des mesures similaires sont prévues pour certains métiers de la protection judiciaire de la jeunesse, avec également une revalorisation des éducateurs.

Ces mesures sont primordiales pour revaloriser ces métiers et pour pallier leur défaut d'attractivité au sein de la population. Le directeur de l'administration pénitentiaire considère par exemple que le passage en catégorie B des surveillants fait partie des mesures qui commencent à produire leurs effets pour réduire le taux de vacance au concours. Cette réforme a d'ailleurs été conçue en contrepartie de la création du statut de surveillant pénitentiaire adjoint ; si elle ne suffit pas, l'administration pénitentiaire se tournera vers le recrutement de contractuels.

3. L'évaluation de la charge de travail des magistrats, l'arlésienne des services judiciaires

Réitérant un constat posé à de nombreuses reprises ces dernières années, le rapporteur spécial souligne que l'évaluation des besoins en effectifs des juridictions reste à finaliser. Les besoins annuels d'effectifs en juridiction reposent sur le calcul d'un effectif théorique, recensé dans la circulaire annuelle de localisation des effectifs (CLE), qui fait l'objet de négociations entre la direction des services judiciaires et les chefs de cours et de juridictions28(*). Toutefois, comme le souligne la Cour des comptes « les deux parties savent que les plafonds d'emplois alloués ne permettent jamais d'atteindre ces plafonds théoriques », ce qui génère un taux de vacance. De plus, « alors que les missions accomplies par la plupart des fonctionnaires affectés dans les juridictions sont comptabilisées de façon détaillée dans OUTILGREF, aucun outil spécifique n'a été mis en oeuvre pour appréhender la charge de travail des magistrats et évaluer les moyens humains nécessaires au fonctionnement des juridictions »29(*).

Le résultat est celui d'une forte disparité entre l'évolution de l'activité des juridictions et la répartition des moyens. Ainsi, dans les juridictions de première instance du ressort de la cour d'appel de Poitiers et d'Amiens, on compte 4,96 et 6,71 magistrats pour 100 000 habitants, contre 8,23 à Aix-en-Provence, 7,18 à Limoges ou 9,55 à Paris. De même, les magistrats du parquet ont reçu chacun en moyenne 1 114 plaintes en première instance dans le ressort de la cour d'appel de Poitiers, 836 dans celle d'Amiens, mais 818 à Aix-en-Provence, 769 à Limoges et 630 à Paris30(*). Le constat est similaire pour les greffiers, avec un nombre de procédures qui peut varier du simple au double. Si ces critères quantitatifs ne peuvent seuls constituer les paramètres d'une répartition des ressources entre les juridictions, ils peuvent mettre en exergue des déséquilibres.

La professionnalisation de la gestion des ressources humaines passe indubitablement par la construction d'un référentiel objectif, qui doit permettre de répartir les ressources d'une manière prévisible et équitable, en fonction de la charge de travail des juridictions.

Des travaux ont donc été lancés en 2019 pour essayer de construire un référentiel d'activité plus objectif, mais ils ne sont pas encore finalisés, en dépit d'une accélération en 2022. D'après les informations communiquées en audition par la direction des services judiciaires, cinq juridictions pilotes ont été choisies pour la phase expérimentale d'automatisation des remontées d'information. La direction a en effet construit, à l'issue d'une première phase de travaux, une estimation des besoins relatifs des juridictions. Elle doit toutefois disposer de données plus fines et plus précises pour évaluer la charge de travail et adapter les propositions de répartition des effectifs, au-delà de l'approche quantitative.

Les organisations syndicales ont pu estimer que les premières évaluations de la charge de travail démontraient qu'il faudrait parfois jusqu'à deux ou trois fois plus de magistrats en poste31(*). Sur ce point, et sans nier le déficit de moyens que connait la justice et qu'il a largement souligné ces dernières années, le rapporteur spécial insiste également sur le fait qu'il faut impérativement intégrer la contrainte de recrutement. 1 500 magistrats supplémentaires d'ici 2027 soulève des enjeux en termes de qualité de recrutement et de formation qui ne sont pas neutres à long terme. Comme l'avait défendu Jean-Marc Sauvé32(*), il doit être possible de trouver un compromis entre le nombre minimal de recrutements nécessaires pour éviter un écroulement de l'institution judiciaire et le nombre maximal de recrutements pouvant être effectués à qualité de formation constante.

Par ailleurs, en plus d'un sujet « moyens », il y a également un sujet d'organisation, avec notamment le développement de l'équipe autour du magistrat (cf. infra).


* 20 Ministère de la justice, «  Le plan d'action pour la justice », 25 mai 2023.

* 21 Pour reprendre l'intitulé du programme 310, placé sous la responsabilité du secrétariat général.

* 22 États généraux de la Justice. Rapport du groupe de travail « numérique ».

* 23 Synthèse des États généraux de la Justice.

* 24 Article 14 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.

* 25 Rapport d'information n° 37 (2023-2024), op. cit.

* 26 D'après les informations communiquées au rapporteur spécial par le directeur de l'administration pénitentiaire lors de son audition. Elles n'apparaissent pas encore dans le graphique présenté puisqu'elles n'ont pas encore été publiées par l'École nationale d'administration pénitentiaire.

* 27 Arrêté du 12 août 2023 pris en application du décret n° 2023-768 du 12 août 2023 relatif au régime indemnitaire des magistrats de l'ordre judiciaire.

* 28 Pour une information plus détaillée, le lecteur est invité à reporter au rapport de la Cour des comptes «  Approche méthodologique des coûts de la justice - enquête sur la mesure de l'activité et l'allocation des moyens des juridictions judiciaires », décembre 2018, communication à la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale.

* 29 Ibid.

* 30 L'ensemble des données par cour d'appel est disponible dans le rapport du groupe de travail des États généraux de la justice sur le pilotage des organisations.

* 31 Voir par exemple le communiqué de presse du 21 décembre 2022 de l'Union syndicale de la magistrature.

* 32 Entendu en audition par le rapporteur spécial lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023.

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