IV. RENFORCER LA LUTTE CONTRE LA FRAUDE SOCIALE

A. UNE ESTIMATION DÉSORMAIS RAISONNABLEMENT PRÉCISE DES SOMMES EN JEU

1. La fraude aux cotisations : un montant de plus de 8 Md€

Dans son rapport de 2019 au Premier ministre sur la fraude aux prélèvements obligatoires117(*), la Cour des comptes synthétise les principales estimations de la fraude aux prélèvements obligatoires :

- selon un chiffrage de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss)118(*) publié dans un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) de 2007119(*), exploitant le résultat des contrôles réalisés par les Urssaf, « redressés » pour éliminer le biais de sélection, la fraude aurait été comprise en 2004 entre 8 Md€ et 14,2 Md€ ;

- selon le Ralfss 2014, s'appuyant sur un chiffrage analogue de l'Acoss, la fraude aurait été comprise en 2012 entre 20 Md€ et 25 Md€ ;

- selon une estimation publiée par l'Acoss en 2016, reposant sur des contrôles aléatoires mis en oeuvre à la seule fin d'estimer la fraude, celle-ci aurait été comprise entre 6 Md€ et 7,5 Md€ en 2012, représentant 2 à 2,5 % des prélèvements. Selon le rapport de 2019 précité de la Cour des comptes au Premier ministre, cela aurait correspondu à un montant compris entre 7 Md€ et 8,5 Md€ en 2018.

Dans son rapport précité au Premier ministre, la Cour des comptes estime que la fraude aux cotisations est nécessairement d'un « montant supérieur au chiffre de 8,5 Md€ de l'Acoss ».

Le Haut conseil au financement de la protection sociale (HCFiPS) évaluait quant à lui en février 2023 à 8 Md€ les prélèvements sociaux éludés au titre du travail informel. Lors d'une conférence de presse du 8 juin 2023, le directeur général de l'Urssaf Caisse nationale a confirmé cette estimation de 8 Md€ et a indiqué que l'Urssaf avait redressé 788 M€ en 2022, sur lesquels seulement 77 M€ avaient été effectivement recouvrés.

2. La fraude aux prestations : un montant compris entre 6 Md€ et 8 Md€ selon la Cour des comptes
a) La « fausse piste » de montants massifs provenant de numéros de sécurité sociale obtenus de manière frauduleuse et de cartes Vitale surnuméraires

En 2018, l'ancien magistrat Charles Prats, qui avait participé aux travaux de la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), a publié une tribune dans la presse selon laquelle 14 Md€ de prestations sociales auraient été versés chaque année de manière indue à des personnes nées à l'étranger et disposant d'un numéro de sécurité sociale obtenu de manière frauduleuse.

En juin 2019, le sénateur Jean-Marie Vanlerenberghe, alors rapporteur général de la commission des affaires sociales du Sénat, a montré dans un rapport d'information120(*) que le montant de cette fraude, dite « documentaire », pour les personnes nées hors de France, était plus vraisemblablement compris « entre 200 et 800 millions d'euros », soulignant toutefois qu'il ne s'agissait pas de chiffres définitifs. Dans un communiqué de presse du 16 septembre 2019, s'appuyant sur l'examen d'un échantillon représentatif de 2 000 dossiers, réalisé à sa demande par les administrations concernées121(*), il a évalué cette fraude entre 117 M€ et 138,6 M€.

En ce qui concerne le parc de cartes Vitale « surnuméraires », la direction de la sécurité sociale indique qu'entre 2019 et 2022, leur nombre est passé de 600 000 à environ 3 000, et qu'il s'agissait essentiellement de cartes perdues, remplacées sans que les anciennes n'aient été désactivées.

b) Le retour à des considérations plus objectives

En octobre 2019, la sénatrice Nathalie Goulet et la députée Carole Grandjean ont remis au Premier ministre, en tant que parlementaires en mission, un rapport122(*) sur la fraude aux prestations sociales. Ce rapport jugeait le montant de la fraude « difficile à estimer ».

En septembre 2020, le rapport123(*) de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la fraude aux prestations soulignait le décalage entre la fraude totale et la fraude détectée, et la difficulté à chiffrer la première. Elle mentionnait notamment le chiffrage réalisé par la Cnaf pour la fraude aux prestations (entre 1,9 Md€ et 2,6 Md€ en 2019).

Le même jour, la commission des affaires sociales du Sénat publiait un rapport d'information124(*) du sénateur Jean-Marie Vanlerenberghe, alors rapporteur général, sur la fraude aux prestations sociales, s'appuyant sur une enquête demandée à la Cour des comptes sur la base de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières. Dans son enquête, la Cour des comptes soulignait qu'à l'exception de la Cnaf, les caisses ne procédaient pas à une estimation globale de la fraude, détectée ou non, et recommandait la généralisation de telles estimations. Le rapporteur général approuvait cette recommandation, tout en regrettant que la Cour des comptes n'ait pas jugé possible d'effectuer elle-même un tel chiffrage, même approximatif.

c) Un montant de la fraude aux prestations désormais évalué entre 6 et 8 Md€

La situation a depuis progressé. Ainsi, la Cour des comptes a pu, dans le Ralfss 2023, publier un chapitre comprenant les estimations synthétisées par la commission dans le tableau ci-après.

Synthèse des estimations de la fraude aux prestations
réalisées par les caisses figurant dans le Ralfss 2023

 

Montant estimé des fraudes et des fautes*

Montant détecté des fraudes et des fautes*

En M€

En % du montant des dépenses concernées

En M€

% détecté du montant estimé

Estimation basse

Estimation haute

Estimation basse

Estimation haute

Estimation basse

Estimation haute

Estimation basse

Estimation haute

A

Caf (2020)

2 500

3 200

3,1

4,0

300

11,0

 

Assurance maladie

               
 

C2S(2018)

177

8,7

1,4

0,8

 

Médecins généralistes (2018-2019)

185

215

3,1

3,5

3,7 (2019)

4,0 (2018)

1,7

2,2

 

Infirmiers (2018)

286

393

5,0

6,9

17,8

4,5

6,2

 

Masseurs-kinésithérapeutes (2018-2019)

166

234

5,2

6,7

7,9 (2019)

11,3 (2018)

1,8

2,8

 

Pharmaciens (2018-2019)

91

105

0,5

0,6

4,3 (2019)

4,7 (2018)

8,8

10,8

 

Transport de patients (2018-2019)

145

177

3,9

4,9

6,9 (2019)

12,3 (2018)

4,8

6,9

B1

Total

1 050

1 301

   

42,0

51,5

   

B2

Extrapolation par la Cour des comptes

3 800

4 500

           

C

Retraite (2020)

100

400

0,1

0,3

19,7

4,9

19,7

 

A+B1+C

3 650

4 901

   

362

371

   
 

A+B2+C

6 400

8 100

           

NB : ce tableau est celui figurant p. 233 du Ralfss 2023, auquel on a ajouté l'extrapolation pour l'assurance maladie figurant p. 233 et les deux dernières lignes, indiquant les totaux.

* Dans le cas de la Cnaf, les estimations concernent les seules fraudes ; dans ceux de la Cnam et de la Cnav, elles concernent les fraudes et fautes.

Source : Commission des affaires sociales du Sénat, d'après Cour des comptes, rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (Ralfss), mai 2023

Le Premier président de la Cour des comptes a indiqué, dans sa présentation du rapport à la presse, le 24 mai 2023, que le coût de la fraude aux prestations était « probablement de l'ordre de 6 à 8 Md€ ». Ce montant a été confirmé par Véronique Hamayon, présidente de la sixième chambre de la Cour des comptes, lors de son audition par la commission des affaires sociales du Sénat, le 21 juin 2023.

De fait, si on fait le total, comme dans le tableau ci-avant, on parvient à une estimation des fraudes (au sens large, y compris les fautes125(*)) comprise entre 3,7 Md€ et 4,9 Md€ si on additionne les estimations réalisées par les branches famille, maladie (qui n'a pour l'instant réalisé d'estimation que pour six domaines126(*)) et retraite ; et entre 6,4 Md€ et 8,1 Md€ si, dans le cas de la branche maladie, on extrapole, comme la Cour des comptes le fait dans le texte du Ralfss127(*), les estimations à l'ensemble des dépenses.

Le montant des fraudes effectivement détectées est beaucoup plus faible, de l'ordre de quelques centaines de millions d'euros.

3. Des fraudes provenant essentiellement du travail dissimulé, des professionnels de santé et des bénéficiaires de prestations de la Cnaf

Il ressort des estimations mentionnées ci-avant que :

- dans le cas des cotisations, la fraude (plus de 8 Md€) correspond majoritairement au travail dissimulé ;

- dans le cas de l'assurance maladie, la fraude (environ 4 Md€) est majoritairement le fait de professionnels de santé128(*) ;

- dans le cas de la branche famille, la fraude (environ 3 Md€) est principalement concentrée sur le revenu de solidarité active (RSA), la prime d'activité et les aides au logement129(*).

Une politique efficace de lutte contre la fraude doit donc se concentrer sur ces trois points.


* 117 Cour des comptes, « La fraude aux prélèvements obligatoires - Évaluer, prévenir, réprimer », communication au Premier ministre, novembre 2019.

* 118 Devenue Urssaf Caisse nationale.

* 119 Conseil des prélèvements obligatoires, « La fraude aux prélèvements obligatoires », mars 2007.

* 120 Jean-Marie Vanlerenberghe, « La fraude à l'immatriculation à la sécurité sociale Combien coûte-t-elle vraiment ? Comment l'éviter ? », rapport d'information n° 545 (2018-2019), commission des affaires sociales du Sénat, 5 juin 2019.

* 121 La direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et le service administratif national d'immatriculation des assurés (Sandia) de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav).

* 122 Carole Grandjean, Nathalie Goulet, « Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation », rapport au Premier ministre, à la ministre de la santé et au ministre de l'action et des comptes publics, octobre 2019.

* 123 Pascal Brindeau, « Rapport d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations », rapport n° 3300 (XVe législature), commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales, 8 septembre 2020.

* 124 Jean-Marie Vanlerenberghe, « Sur l'enquête de la Cour des comptes relative à la fraude aux prestations sociales », rapport d'information n° 699 (2019-2020), 8 septembre 2020.

* 125 Sauf pour la Cnaf (fraudes uniquement).

* 126 La Cnam s'est fixé l'horizon 2024 pour achever ses travaux d'évaluation.

* 127 « En 2021, les six domaines pour lesquels la Cnam a établi une estimation ont représenté 58 Md€ de dépenses, qui ne représentent que 29 % du total du montant des prestations légales versées par l'assurance maladie (hors dotations et forfaits de rémunération des professionnels et des établissements de santé). » (Cour des comptes, Ralfss 2023, p. 230). « Pour les six estimations disponibles de l'assurance maladie, les préjudices liés à des fraudes et à des fautes atteignent en cumul entre 1,1 et 1,3 Md€. Au regard du poids financier des prestations pour lesquelles les fraudes et fautes ne sont pas encore estimées, cela laisse augurer un préjudice global pour l'assurance maladie très largement supérieur. L'application d'une simple règle de trois aux montants déjà estimés conduit, pour le régime général, à un montant de fraudes et de fautes à l'assurance maladie de l'ordre de 3,8 à 4,5 Md€. » (Cour des comptes, Ralfss 2023, p. 233).

* 128 Selon le Ralfss 2023, « l'essentiel des montants fraudés est imputable, au détriment de l'assurance maladie, aux facturations des professionnels et des établissements de santé ». La direction de la sécurité sociale (DSS) indique que « près des deux tiers des fraudes détectées par l'assurance maladie se concentrent chez les professionnels de santé ».

* 129 Selon le Ralfss 2023, « l'essentiel des montants fraudés est imputable, (...) au détriment des caisses d'allocations familiales (Caf), aux données déclarées d'activité professionnelle, de ressources et de la composition des foyers allocataires des prestations. (...) Depuis 2010, la Cnaf établit selon une méthodologie solide une estimation périodique du montant des fraudes aux prestations légales (2,8 Md€ en 2021), qui sont principalement concentrées sur le revenu de solidarité active (RSA), la prime d'activité et les aides au logement ».

Les thèmes associés à ce dossier