COM(2020) 682 final  du 28/10/2020

Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)


Cette proposition de directive vise à établir des règles communes entre les États membres quant à la détermination d'un salaire minimum. Il ne s'agit pas là de fixer un salaire minimum qui serait identique dans tous les États membres.

Cette proposition part du constat que les bas salaires ont progressé moins vite que l'ensemble des salaires durant les dernières décennies, exacerbant ainsi les inégalités salariales et la pauvreté au travail. Le taux de travailleurs pauvres au sein de l'Union européenne est ainsi passé de 8,3 % en 2010, à 9,8 % en 2018. Ce texte vise à renforcer les incitations au travail, garantir une concurrence loyale entre les États membres et soutenir la demande intérieure.

La plupart des États ont déjà mis en place un équivalent au salaire mininum de croissance (SMIC) français. Ceux qui n'en ont pas (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède) disposent d'équivalents via des conventions collectives négociées entre employeurs et syndicats. L'écart entre ces salaires minimaux est aujourd'hui important : ils varient entre 312 € en Bulgarie et 2 142 € au Luxembourg.

Dans sa résolution du 16 mai 2018 sur la convergence sociale dans l'Union européenne, le Sénat s'était déjà prononcé favorablement sur le principe d'un salaire minimum qui serait mis en place à l'échelle de l'Union européenne sur des critères nationaux. Il s'agissait en l'occurrence d'un salaire minimum exprimé en pourcentage du salaire médian national.

Le dispositif envisagé aujourd'hui ne contient pas de mesures ayant un effet direct sur le niveau des rémunérations mais encadre les modalités de fixation du salaire minimum national, afin que son niveau se trouve en meilleure adéquation avec les conditions économiques sous-jacentes. Les six États ne disposant pas de salaire minimum ne seraient pas obligés de le mettre en place. Quant aux autres, ils devraient prévoir, en coopération avec les partenaires sociaux, des critères stables et clairs de fixation et d'actualisation des salaires minimum légaux (incluant leur pouvoir d'achat, le niveau général des salaires bruts et leur taux de croissance et l'évolution de la productivité du travail) et utiliser des indicateurs (comme le salaire médian) pour évaluer le caractère adéquat du salaire minimum légal. La directive fixe des normes minimales et respecte le droit des États membres d'établir des normes plus élevées en fonction de leurs traditions nationales.

Ce texte est un premier pas vers la convergence sociale et la réduction des écarts de salaire entre les États membres, alors que les différences de niveau de salaire minimum entre les différents Etats de l'Union sont aujourd'hui considérables, ce qui est l'un des facteurs contribuant à la mise en place de flux de travailleurs entre les différentes régions européennes. Cette action vers la convergence sociale ne peut être menée qu'au niveau européen.

Le groupe de travail sur la subsidiarité considère que, compte tenu du fait que le texte ne propose pas la fixation d'un salaire minimum uniforme à l'échelle de l'Union, le texte ne pose pas de principe de subsidiarité.

Il relève cependant qu'un certain nombre d'Etats européens, notamment parmi ceux qui ne disposent actuellement pas d'un salaire minimum légalement fixé (en particulier des pays scandinaves), ou bien parmi ceux où le niveau du salaire minimum est parmi les plus bas en Europe (pays d'Europe de l'Est) pourraient estimer que la proposition contrevient au principe de subsidiarité.

Compte tenu de ces éléments, le groupe de travail sur la subsidiarité estime qu'il n'est pas nécessaire d'intervenir plus avant sur ce texte au titre de l'article 88-6 de la Constitution.


Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 03/11/2020


Réunion de la commission des affaires européennes

Mercredi 14 avril 2021

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

Questions sociales, travail, santé - Socle européen des droits sociaux - Communication de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey

M. Jean-François Rapin, président. - La question de l'Europe sociale, comme celle de la santé, revient aujourd'hui au coeur des débats, à l'aune de la crise que nous sommes en train de vivre. Faut-il plus d'Europe en matière sociale, à l'heure où les indicateurs économiques et sociaux se dégradent, le chômage et la précarité augmentent et les inégalités se creusent ? La question se pose.

En février dernier, le taux de chômage dans l'Union européenne s'élevait à 7,5 %, soit 15,9 millions de chômeurs, près de 2 millions de plus qu'en février 2020. Avec un taux de chômage de 17,2 %, les jeunes sont tout particulièrement touchés par la crise, de même que les femmes, dont le taux de chômage atteint 8,8 %.

Au sein de notre commission, les politiques européennes en matière sociale sont suivies de longue date par nos collègues Pascale Gruny et Laurence Harribey, qui suivent également les politiques de santé. En octobre dernier, notre commission les a confirmées dans cette mission, qu'elles partagent désormais avec notre nouveau collègue Jérémy Bacchi.

C'est donc ensemble qu'ils vont nous présenter une communication sur le plan d'action relatif au socle européen des droits sociaux que la Commission européenne a publié le 4 mars dernier.

Ce plan s'inscrit dans les réponses économiques et sociales à la crise proposées par l'Union européenne. La définition des réponses que l'Europe peut apporter à l'impact social de la crise a en effet été affichée comme l'une de ses priorités par la Présidence portugaise, dont le sommet de Porto sera le point d'orgue. Cette rencontre, qui se déroulera les 7 et 8 mai prochain, devrait être l'occasion pour l'Union européenne de signifier, au plus haut niveau, son attachement au socle des droits sociaux et, pour les États membres, d'approuver le plan d'action de la Commission.

C'est dans ce contexte particulier que nos collègues ont souhaité s'intéresser à ce plan, et plus généralement, à la question sociale d'après-crise qui est, et sera sans doute, essentielle pour l'avenir de l'Union européenne.

Mme Pascale Gruny. - M. Bacchi ayant un empêchement dont il vous prie de l'excuser, nous vous présenterons cette communication à deux voix au lieu de trois. Celle-ci concerne le plan d'action de la Commission européenne relatif au socle européen des droits sociaux, publié le 4 mars dernier. Nous allons vous en présenter les principales avancées, mais également les quelques difficultés de mise en oeuvre que nous avons pu identifier. Nous terminerons notre intervention, en détaillant quelques initiatives législatives contenues dans ce plan, qui nous semblent essentielles et sur lesquelles nous pourrions travailler dans les prochains mois.

Comme vous le savez, la pandémie a conduit la Commission et les présidences croate et allemande à revoir leur agenda de l'année 2020 pour se concentrer sur la gestion de la crise, et notamment sur son volet social, avec des dispositifs de relance, de soutien au marché de l'emploi et de protection des publics les plus vulnérables, victimes collatérales de la pandémie. Plusieurs initiatives importantes, prévues par la feuille de route de la Commission européenne intitulée « une Europe sociale pour une transition juste » et publiée en janvier 2020, ont tout de même pu voir le jour, comme la proposition de directive sur les salaires minimaux, sur laquelle nous reviendrons.

Ce plan, qui nous intéresse aujourd'hui, se veut être le programme de travail de la Commission sur les cinq à dix prochaines années, avec des objectifs à horizon 2030. Il est présenté comme la traduction concrète du fameux socle européen des droits sociaux, proclamé au sommet de Göteborg en 2017. En effet, ce socle - constitué d'un ensemble de vingt principes et droits sociaux essentiels, en matière de marché du travail, de protection sociale et d'égalité - est malheureusement peu contraignant juridiquement, comme nous avions pu le souligner dans un de nos rapports sur le sujet en avril 2018.

Ce plan, qui procède d'une vaste consultation lancée il y a un an, propose des actions concrètes, à l'aune de la crise et des profonds bouleversements causés par le changement climatique, la numérisation, la mondialisation et les évolutions démographiques.

Il fixe trois objectifs à atteindre à l'horizon 2030, concernant le taux d'emploi, la formation et la réduction de la pauvreté, et il invite parallèlement les États membres à se doter d'objectifs nationaux en cohérence. Ainsi, d'ici à 2030, au moins 78 % de la population âgée de 20 à 64 ans devrait être en emploi ; au moins 60 % des adultes devraient suivre une formation chaque année ; et le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d'exclusion sociale devrait être réduit d'au moins 15 millions, dont 5 millions d'enfants. En 2019, environ 91 millions de personnes, dont près de 18 millions d'enfants, étaient concernées.

Pour atteindre ces objectifs, la Commission établit, dans son plan, une liste d'actions à mener au niveau de l'Union, et des États membres, qui se déclinent selon trois axes : emploi ; compétences et égalité ; protection sociale et inclusion.

Je ne vais pas présenter toutes les mesures, car elles sont très nombreuses - près de 70 -, sans compter les actions demandées aux États membres. Mais je vais revenir sur les plus significatives d'entre elles.

S'agissant du premier axe qui concerne l'emploi, la Commission estime qu'il est temps de préparer la relance économique par des mesures de long terme, visant la création d'emplois. Ce volet repose principalement sur les États membres, qui sont invités à se conformer à la recommandation de la Commission concernant un soutien actif et efficace à l'emploi. Ce texte met l'accent sur l'investissement dans la formation professionnelle, le service public de l'emploi et des subventions ciblées pour l'emploi.

Le volet « emploi » du plan d'action rassemble, par ailleurs, un certain nombre d'initiatives de la Commission, relatives aux conditions de travail, dont la directive relative à des salaires minimaux adéquats, présentée en octobre 2020 ; une proposition législative sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes, qui sera présentée au quatrième trimestre 2021 ; et un nouveau cadre stratégique 2021-2027 en matière de sécurité et de santé au travail, qui sera présenté au deuxième trimestre 2021.

Concernant le deuxième axe de ce plan d'action, intitulé « compétences et égalité », la Commission insiste sur l'importance, d'une part, d'investir davantage dans l'éducation et la formation et, d'autre part, de lutter contre les stéréotypes de genre ainsi que toute discrimination.

Sur le volet « compétences », la Commission prévoit plusieurs initiatives législatives, comme celle sur les comptes de formation individuels, qui sera présentée au quatrième trimestre 2021.

Sur la question de l'égalité, la Commission annonce plusieurs mesures, telles que la stratégie sur les droits des personnes handicapées, présentée concomitamment au plan d'action en mars dernier, ou une directive relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, également présentée en mars, et une initiative législative prévue au quatrième trimestre 2021, visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

Enfin, concernant le troisième et dernier axe de ce plan relatif à la protection sociale et l'inclusion, la Commission propose plusieurs initiatives visant à atteindre l'objectif de réduction de la pauvreté d'ici 2030. Parmi ces mesures, nous pouvons citer une recommandation du Conseil sur le revenu minimum, prévue en 2022 ; une plateforme européenne sur la lutte contre le sans-abrisme, prévue au deuxième trimestre 2021; un projet pilote, qui, de 2021 à 2023, étudiera la possibilité de recourir à une solution numérique pour créer un passeport européen de sécurité sociale, que nous avions déjà évoqué dans nos travaux passés.

Pour financer ce plan, je soulignerai, pour le regretter, qu'il n'y a pas de fonds spécifiques, ni de lignes de crédits supplémentaires annoncées, à part les instruments financiers déjà en place : Cadre financier pluriannuel, NextGeneration EU, Facilité de résilience et de relance, fonds sectoriels, et notamment le FSE + (Fonds social européen), doté de 88 milliards d'euros, qui reste le principal instrument de l'Union pour soutenir la mise en oeuvre du socle des droits sociaux.

Mme Laurence Harribey. - S'il est foisonnant de mesures, ce plan n'est pas pour autant un inventaire à la Prévert : il a le mérite de mettre en cohérence des initiatives plutôt éparses, qui participent à la poursuite de l'objectif de convergence sociale de l'Union européenne. En cela, ce plan d'action constitue déjà une avancée qu'il faut souligner. Il présente également un certain nombre d'autres points positifs, sur lesquels je vais revenir. Ma collègue reviendra sur les aspects plus négatifs de ce plan qui méritent une certaine vigilance.

L'acquis social européen - initié par la déclaration de Messine en 1955, donc avant le traité de Rome, renforcé par le traité de Lisbonne, et complété dernièrement par le fameux socle - n'a, en effet, toujours pas permis d'atteindre la convergence sociale espérée, malgré l'ancienneté de la thématique, en raison notamment de la compétence hybride de l'Union européenne en matière sociale.

Les objectifs fixés par la stratégie « Europe 2020 » en matière de réduction de la pauvreté, de taux d'emploi ou de formation, n'ont globalement pas été atteints, en partie à cause de la crise, il faut le dire. Cette dernière n'a fait qu'amplifier les écarts et les inégalités sociales à l'intérieur des États membres et entre eux.

Le marché du travail européen est aujourd'hui fragmenté, fragmentation qui participe au phénomène de dumping social, dont profitent les pays d'Europe centrale et orientale, ce qui ne les conduit pas à vouloir faire avancer l'Europe sociale... Nous pouvons le regretter. Selon les derniers chiffres publiés par Eurostat, les différences de coûts horaires restent extrêmement importantes entre les États membres en 2020. Le coût horaire est ainsi de 6,5 euros en Bulgarie, de 8,1 euros en Roumanie, mais de 48,1 euros au Danemark.

De la même façon, des inégalités de revenus importantes persistent au sein de l'Union européenne. Ainsi, en 2017, les 20 % des ménages les plus riches gagnaient environ cinq fois plus que les 20 % les plus pauvres au sein de l'Union européenne. La convergence reste donc bien un objectif, et est loin d'être acquise !

Nous saluons ce plan en ce qu'il fixe de nouveaux objectifs essentiels, même si l'horizon 2030 semble un peu lointain, et que des objectifs de mi-parcours auraient pu être fixés. La fixation de tels objectifs traduit une volonté d'action de la Commission, que nous ne pouvons qu'encourager tout comme son souhait de suivre l'évolution des indicateurs et une intégration dans le cadre du Semestre européen. Cette crise aura provoqué une sorte de révolution culturelle au sein des instances européennes.

Outre ses objectifs, nous saluons globalement l'ensemble des mesures inscrites dans ce plan, et particulièrement certaines initiatives législatives.

S'agissant du financement, nous notons également positivement le fléchage du FSE + vers certaines actions prioritaires. Il est ainsi prévu qu'au moins 12,5 % de ce fonds soient utilisés pour lutter contre le chômage des jeunes, et au moins 25 % pour lutter contre la pauvreté, y compris infantile, dans les États membres les plus touchés. En outre, tous les États membres devront consacrer au moins 3 % des ressources du FSE+ à la lutte contre la privation matérielle. Il s'agit là d'une victoire obtenue notamment par la France dans les négociations relatives au Fonds européen d'aide pour les plus démunis (FEAD). Ce fonds, désormais intégré dans le FSE +, bénéficiera également d'un taux de cofinancement de 90 %, supérieur à celui de l'ancienne programmation, qui était de 85%, ce dont nous pouvons nous féliciter. Pour la prochaine programmation, la France bénéficiera ainsi de 582 millions d'euros de crédits européens pour l'aide alimentaire - les associations avaient beaucoup insisté sur ce point.

Par ailleurs, s'agissant de la programmation 2014-2020, il a été décidé, sous l'impulsion de la France notamment, que le FEAD bénéficie de crédits additionnels issus de l'initiative REACT-EU. En l'espèce, la France devrait bénéficier de 132 millions d'euros lui permettant de financer des achats complémentaires de denrées en réponse à la hausse du nombre de personnes en situation de précarité alimentaire.

L'Europe sociale est en effet celle du concret, celle dont les sujets concernent la vie quotidienne des citoyens européens, que ce soit en matière d'aide sociale, de formation, d'accès au travail, d'accès aux soins, ou de mobilité.

Un sondage d'Eurobaromètre publié début mars nous semble à cet égard révélateur : près de neuf Européens sur dix considèrent que l'Europe sociale est « importante ». C'est un changement significatif par rapport à la perception plus négative à laquelle nous étions habitués. Près des trois quarts des Européens jugent, par ailleurs, que davantage de décisions devraient être prises au niveau européen en ce qui concerne la promotion de conditions de travail « décentes » dans l'Union européenne : on commence à mieux comprendre l'interdépendance européenne et la nécessité de solutions européennes plutôt que nationales. Et cette question de l'Europe sociale est d'autant plus importante dans le contexte actuel de crise, dont nous ne connaissons pas encore précisément l'impact social. Il y a un enjeu conjoncturel mais également un intérêt structurel à renforcer les standards sociaux dans tous les pays membres de l'Union européenne.

Nous ne pouvons ainsi que saluer ce plan d'action, qui permet d'aller plus en avant sur la voie de la convergence sociale, même si la compétence de l'Union en matière sociale reste hybride, d'appui ou partagée selon les politiques concernées. Ce caractère hybride est logique, mais certains États membres sont tentés de l'utiliser pour entraver la poursuite de cette convergence sociale. Cela doit changer.

Mme Pascale Gruny. - Effectivement, ce plan recouvre un certain nombre d'avancées et de points positifs. Son ambition sera-t-elle suivie d'effets ? Les quatre cinquièmes des initiatives qu'il comporte ne constituent pas des mesures législatives, mais des initiatives peu contraignantes, et une partie d'entre elles repose sur l'action et la bonne volonté des États membres.

Parmi les actions de la Commission énumérées dans ce plan, on compte beaucoup de recommandations, par exemple, relatives au cadre de qualité pour les stages, ou au revenu minimum, et de plans d'actions ou de stratégies sur l'économie sociale, les droits des enfants, etc. Par ailleurs, une grande partie des initiatives législatives prévues étaient soit déjà engagées, soit en cours de discussion. La liste d'actions est ainsi claire jusqu'en 2022, mais un certain flou s'installe à partir de 2023. Une évaluation du plan d'action n'est prévue que pour 2025.

Pour revenir sur la question centrale de la répartition des compétences, comme vous le savez, l'Union européenne vient principalement en appui des États membres, ne disposant, en matière sociale, que d'une compétence partagée pour certains aspects définis par les traités. Comme pour le domaine de la santé, il existe un enjeu en termes de subsidiarité pour la mise en oeuvre de ces politiques. La confédération européenne des syndicats, que nous avons entendue, nous a indiqué qu'elle souhaiterait voir cette question traitée dans le cadre de la Conférence sur le futur de l'Union européenne. C'est effectivement un sujet de réflexion intéressant, qui pourrait être abordé dans ce cadre, et sur lequel nous sommes ouverts.

En l'état actuel des choses, les initiatives sociales font l'objet de négociations difficiles au sein du Conseil et du Parlement européen, avec des lignes de fractures marquées entre les États membres. Bien que tous aient fait part de leur soutien au plan lors du Conseil du 15 mars dernier, des divergences sont apparues sur le degré d'intervention de l'Union européenne et l'ambition de certains objectifs. Plusieurs États membres - la Hongrie, la Pologne, la Croatie notamment - ont estimé que certains objectifs, bien que désirables, étaient trop ambitieux compte tenu de la crise découlant de la pandémie et de leur situation nationale.

Ces tensions reflètent la diversité des modèles sociaux dans l'Union. Les États membres les plus réticents sont, comme vous vous en doutez, les pays de l'Est, globalement opposés à l'élévation des standards sociaux, les pays dits frugaux, pour qui la compétence sociale n'est pas l'objectif premier de l'Union européenne, et les pays scandinaves, attachés à leur modèle de protection sociale et de négociation collective.

Ainsi, des textes sont bloqués, en négociation depuis plusieurs années. Je pense à la révision du règlement de coordination des régimes de sécurité sociale, dont le seizième trilogue vient d'échouer, ou à la directive sur la présence des femmes dans les conseils d'administration, en négociation depuis 2012. Les nouvelles initiatives législatives prévues dans ce plan d'action pourraient ainsi souffrir de ces oppositions, aujourd'hui exacerbées dans le contexte de crise économique.

Outre cette problématique liée aux compétences de l'Union, nous nous interrogeons sur le volet financier de ce plan. Le faire reposer sur les instruments financiers suffira-t-il ? La mise en oeuvre de ces crédits et leur consommation par les États seront-elles satisfaisantes ? Le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) nous a indiqué ne pas connaître de difficultés sur l'exécution française des crédits du FSE. On se souvient pourtant du FEAD et de ses complexités de mise en oeuvre. Certes, des améliorations ont été apportées au système de gestion français, mais nous nous faisons péniblement rembourser, aujourd'hui, les dépenses de la campagne 2017, avec un taux de corrections financières, certes en baisse, mais toujours élevé.

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur la prise en compte des mesures de ce plan d'action par les plans nationaux de relance et résilience qui sont en passe d'être finalisés. Le volet social de ces plans de relance est en effet primordial. À cet égard, nous ne pouvons que regretter l'absence d'objectif social chiffré dans le cadre de la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR), contrairement aux dépenses pour l'environnement, avec un minimum de 37 %, ou le numérique, avec un minimum de 20 %.

S'agissant de la France, d'après les informations communiquées par le SGAE, environ 20 milliards d'euros seraient consacrés aux dépenses sociales dans le cadre de France Relance, dont près de 10 milliards d'euros seraient susceptibles d'être présentés au titre de la FRR.

Outre leur montant, la question de la lenteur du versement des aides européennes, dans le cadre du plan de relance, nous inquiète particulièrement pour les aspects sociaux de réponse à la crise.

Si le dispositif SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) a rencontré un vif succès, certains acteurs, comme la Confédération européenne des syndicats, regrettent l'absence, dans ce plan d'action, de mécanismes européens de réassurance chômage pérennes. Seule une évaluation du dispositif SURE est pour l'instant prévue.

L'Europe sociale avance donc, mais souffre certainement d'un problème de lisibilité. Il est essentiel que l'Union européenne sache mettre en avant les apports européens dans ce domaine, qui est en prise directe avec la vie de nos concitoyens. Nous avons besoin d'avancées politiques fortes, comme pourrait l'être la directive sur les salaires minimaux.

Nous allons terminer cette communication en apportant quelques éclairages plus précis sur certaines initiatives législatives de ce plan, qui nous semblent essentielles et sur lesquelles nous pourrions travailler dans les prochains mois. Pour la plupart, il s'agit de textes qui pourraient être repris, voire aboutir, sous présidence française.

Mme Laurence Harribey. - Je commencerai par la proposition de règlement sur la coordination des régimes de sécurité sociale, pour laquelle les négociations butent sur la question de la notification préalable au détachement des travailleurs. L'enjeu est de restreindre les exceptions à cette notification préalable, pour limiter la fraude au détachement, qui alimente le dumping social.

Deuxième texte essentiel : la proposition de directive sur les salaires minimaux adéquats, présentée par la Commission le 28 octobre 2020. Ce texte ne vise pas à fixer un salaire minimum qui serait identique dans tous les États membres, mais bien à en poser le principe. La base juridique utilisée est contestée, pour des raisons différentes, par les pays du Nord et de l'Est. Ce texte est cependant essentiel en ce qu'il permet de lutter contre la pauvreté au travail, mais aussi contre les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur. L'écart entre les salaires minimaux est aujourd'hui important : ceux-ci varient entre 312 euros en Bulgarie et 2 142 euros au Luxembourg. Le taux de pauvreté des travailleurs s'élevait, en 2018, au sein de l'Union européenne, à 9,4 %, soit 20,7 millions de personnes. Certains estiment que la concurrence et la pression sur les bas salaires, comme on l'a vu au Portugal par exemple, suffiront pour faire converger les salaires. Mais cela prendrait beaucoup de temps... Ce texte possède ainsi une dimension politique forte. Aussi nous y intéresserons-nous dans les prochains mois.

Deux autres sujets, contenus dans ce plan d'action, nous semblent importants : d'abord l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes. Deux initiatives ont été inscrites en ce sens au programme de travail de la Commission pour 2021 : une première est axée sur le droit de la concurrence, et une deuxième est relative aux conditions de travail et la protection sociale de ces travailleurs, pour laquelle une consultation des partenaires sociaux a été lancée le 24 février.

Nous avons auditionné la semaine dernière Sylvie Brunet, députée européenne, membre de la commission des affaires sociales et rapporteure de ce texte, qui a souligné que celui-ci comporte un certain nombre d'enjeux majeurs en termes de droit du travail et de protection sociale, avec notamment la problématique d'un troisième statut, entre salariat et travail indépendant, auquel beaucoup d'acteurs sont opposés.

Deuxième sujet : l'initiative législative relative aux comptes individuels de formation, prévue au quatrième trimestre 2021. Les États membres, comme la Commission, sont très intéressés par le modèle français, et de nombreux échanges ont eu lieu, notamment entre la ministre Borne et le commissaire Schmidt. Cette initiative fait, en effet, directement écho aux réformes nationales sur le compte personnel de formation, mis en oeuvre en France dans le cadre de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Il s'agit d'un sujet essentiel à suivre aussi de près.

Mme Pascale Gruny. - Pour conclure, j'évoquerai brièvement les initiatives relatives à l'égalité entre les femmes et les hommes, que nous suivrons de près dans ces prochains mois.

D'abord, un mot sur la proposition de directive sur l'égalité salariale. Le texte apparaît comme équilibré, puisqu'il ne se prononce pas sur les montants des salaires, mais vise à améliorer l'accès à l'information sur les écarts salariaux, qui s'élèvent actuellement à 16 % au sein de l'Union européenne. Des blocages, de la part des pays précités, sont néanmoins à attendre.

Un mot enfin, sur l'initiative législative relative à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui doit être adoptée en décembre 2021. Ce sujet a une actualité particulière en Europe, avec les dix ans de la Convention d'Istanbul et le retrait remarqué d'Ankara de ce texte. Cette initiative législative fera elle aussi l'objet d'un suivi attentif de notre part.

M. Richard Yung. - Ce plan d'action est ambitieux. Comment pouvons-nous procéder pour suivre son application et faire des propositions sur sa mise en oeuvre ?

Mme Pascale Gruny. - Nous suivons ces sujets pour la commission et en faisons une veille régulière. En fonction de l'actualité, nous ferons des propositions. La France est plutôt en avance sur ces sujets. C'est le cas pour l'égalité entre les femmes et les hommes, par exemple, mais aussi en matière de formation continue, ou de salaire minimum. Les États membres qui sont les plus éloignés de nous sont ceux qui ont le moins envie qu'on change, de peur de perdre leur compétitivité, avec la fin de situations de concurrence « déloyales ». Nous appelons donc à encourager ces évolutions, d'autant que la France exercera bientôt la présidence de l'Union européenne. La France a une expérience en matière sociale, qu'elle doit partager auprès des États membres les plus réticents. Une convergence sociale européenne permettrait également, en effet, de renforcer la croissance économique, en stimulant notamment la consommation par le biais d'une hausse du pouvoir d'achat.

Mme Laurence Harribey. - L'enjeu, pour la France, est de faire avancer ce socle commun, pour diminuer le risque de dumping social et de délocalisation. Le Sénat a démontré, dans les années précédentes, sa capacité à peser, par des résolutions, des avis motivés en matière de subsidiarité ou des avis politiques. Nos prises de position ont un certain impact : pour preuve, sur les technologies de santé, la Commission a demandé à nous rencontrer suite à notre avis politique, et à travailler avec nous. De même, sur la question des indemnités chômages concernant les travailleurs transfrontaliers, nous avions été écoutés. Nous travaillons, sur ces sujets, avec le SGAE, permettant ainsi au Sénat de peser dans les positions françaises.