COM (2013) 534 final  du 17/07/2013

Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)

Examen : 03/10/2013 (commission des affaires européennes)
Réponse de la Commission européenne
Carton jaune

Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : n° 32 (2013-2014) : voir le dossier legislatif


Justice et affaires intérieures

Création d'un Parquet européen

Proposition de résolution européenne
portant avis motivé de Mlle Sophie Joissains

(Réunion du 3 octobre 2013)

M. Simon Sutour, président. - Notre commission a déjà adopté une proposition de résolution sur la création d'un parquet européen, thème cher à M. Hubert Haenel, à l'initiative de Mlle Sophie Joissains. La commission des lois avait employé à notre endroit une méthode qui me convient parfaitement : elle avait laissé filer le délai de quatre semaines sans désigner de rapporteur, si bien que le Sénat avait définitivement adopté le texte dans notre version. La récente position commune franco-allemande est parfaitement en ligne avec nos préconisations, contrairement à ce que vient de proposer la Commission. Le groupe de travail « subsidiarité » nous a demandé d'étudier le projet de Bruxelles au fond, un examen qui se traduira par un avis motivé à la Commission. Usons de ce vrai pouvoir que nous donnent le nouvel article 88-6 de la Constitution et le traité de Lisbonne : quand un tiers des pays de l'Union, ou un quart s'agissant des questions de justice, dépose un avis motivé, Bruxelles doit revoir sa copie. Nous avons déjà remporté un titre de gloire en obligeant la Commission à revenir sur les articles relatifs au droit de grève des travailleurs détachés dans le projet de directive « Monti II » ; nous n'en avons plus jamais entendu parler !

Mlle Sophie Joissains. - Le traité de Lisbonne, à l'article 86, a donné une base juridique à la création du parquet européen. Ce parquet peut être créé par une décision du Conseil statuant à l'unanimité, après approbation du Parlement européen. Il a pour mission de combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Le Conseil peut toutefois l'étendre à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière. Pour cela, il doit statuer à l'unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission. Pour l'heure, la Commission ne l'envisage pas.

Ce parquet, tel que l'envisage Bruxelles, serait créé sous la forme d'un office intégré de l'Union s'appuyant sur les systèmes judiciaires nationaux. Il bénéficierait de garanties d'indépendance et devrait rendre compte de ses activités. Le texte précise les mesures d'enquête qu'il pourrait accomplir tout en permettant l'application de règles de droit national. Il établit l'admissibilité devant les juges du fond des éléments de preuve que le parquet aura recueillis. Il prévoit des garanties procédurales pour les personnes suspectées. Ce sont les juridictions nationales qui exerceront le contrôle juridictionnel de l'ensemble des actes d'enquête et de poursuite attaquables du parquet européen. Ces juridictions pourront néanmoins adresser des questions préjudicielles à la Cour de justice sur l'interprétation des dispositions pertinentes du droit de l'Union. Le parquet européen devrait avoir des relations privilégiées avec Eurojust qui est parallèlement réformé.

Sur le principe, nous sommes évidemment favorables à cette proposition. Dans une résolution du 15 janvier 2013, le Sénat avait soutenu la création d'un parquet européen. Nous avions jugé possible de procéder par étape en commençant par la protection des intérêts financiers de l'Union, tout en souhaitant une extension rapide à la criminalité grave de nature transfrontière. Néanmoins, il est à craindre que la formule très intégrée retenue par la Commission ne réussisse pas à s'imposer dans la pratique, face aux réticences des États membres. Le parquet européen serait, en effet, dirigé par un procureur européen nommé par le Conseil avec l'approbation du Parlement européen pour un mandat de huit ans non renouvelable. Ce procureur européen serait assisté de procureurs adjoints nommés dans les mêmes conditions et de procureurs délégués dans les États membres qu'il nommerait lui-même et qu'il pourrait révoquer.

Dans notre résolution, nous avions défendu un parquet européen de forme collégiale, désignant en son sein un président, le cas échéant avec une rotation par pays, et s'appuyant sur des délégués nationaux dans chaque État membre. C'est le seul moyen de garantir, à notre sens, l'ancrage du parquet européen dans les systèmes nationaux et son acceptation par les praticiens des États membres. La position commune franco-allemande va dans le même sens. En faisant un choix plus centralisateur et directif, la Commission européenne va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif d'un meilleur pilotage et d'une coordination renforcée, ce qui est contraire au principe de subsidiarité.

J'ajoute que, compte tenu de l'opposition de certains États membres, ce parquet européen ne pourra vraisemblablement être créé que par la voie d'une coopération renforcée. La formule proposée doit être suffisamment souple pour recueillir un consensus parmi au moins neuf États membres, seuil requis par le traité pour le lancement de la coopération renforcée. En proposant un schéma beaucoup plus rigide, la Commission européenne a pris le risque de faire échouer le processus. Bref, le texte de la Commission paraît aussi discutable au regard de la subsidiarité que peu opportun.

Plusieurs chambres parlementaires ont décidé de se saisir de ce texte au titre de l'examen de subsidiarité : le Bundesrat, le Parlement chypriote, les Cortes espagnols, le Parlement maltais, la Chambre des représentants des Pays-Bas, la Diète polonaise, la Chambre des communes et la Chambre des Lords, les Parlements slovène et suédois. Leur appréciation sera connue au plus tard le 28 octobre. Quoi qu'il en soit, si un quart des parlements nationaux adoptent un avis motivé, la Commission devra réexaminer le texte. Ce serait une bonne nouvelle.

Voilà les raisons pour lesquelles je vous propose d'adopter une proposition de résolution européenne portant avis motivé.

M. Simon Sutour, président. - Sans verser dans l'autosatisfaction, je veux souligner la qualité du travail réalisé au sein du groupe « subsidiarité ». Il se réunit désormais deux fois par mois, une séance qui permet un examen plus approfondi des textes que la procédure écrite utilisée jusqu'alors.

M. Éric Bocquet. - La protection des intérêts financiers de l'Union recouvre-t-elle la lutte contre l'évasion fiscale ? Je rappelle que l'évasion fiscale se traduit par une perte de plus de 1 000 milliards d'euros en Europe, ce qui est considérable.

Mlle Sophie Joissains. - La Commission n'envisage pas d'étendre les missions du parquet européen à la lutte contre la criminalité transfrontière, je l'ai dit. Quant à la lutte contre les infractions portant atteinte aux intérêts de l'Union, cela représente une catégorie assez large qui va des subventions jusqu'aux fonds structurels comme le Feder.

M. André Gattolin. - Je vais motiver les raisons de ma réticence à l'égard de cet avis motivé. La collégialité ? Une présidence tournante par pays ? Dans ces conditions, les rogue states continueront de passer à travers les mailles du filet. Oui à la subsidiarité mais attention à ne pas se retrouver noyés dans un rapport de forces permanent. Le système envisagé par la Commission est déjà très limitatif.

M. Simon Sutour, président. - Pardonnez-moi de vous couper l'herbe sous le pied, mais le parquet, tel que le propose la Commission, poursuivra seulement les fraudes au budget commun. Européens convaincus, nous devons également penser à nos acquis nationaux. La collégialité n'est pas un mal, Mlle Sophie Joissains et moi-même le savons pour siéger à la commission des lois. Avec le système de la Commission, le procureur européen est en première ligne. Or nous pouvons tomber sur une personne très bien... ou pas !

M. André Gattolin. - Si les enquêtes sont confiées à des délégués nationaux, cela revient à leur offrir un enterrement de première classe ! Je ne suis pas, par principe, opposé à la collégialité. En l'espèce, elle ne me semble pas meilleure que la solution proposée par la Commission. Je m'abstiendrai donc.

Mlle Sophie Joissains. - Pourquoi la collégialité ? Parce que les délégués nationaux seront en contact direct avec le système judiciaire de leur État membre, ce qui garantira la pénétration du parquet européen. Pourquoi la présidence tournante ? C'est une façon de lever les blocages, de dire à chaque État membre qu'il présidera demain le parquet européen.

M. André Gattolin. - Le procureur délégué sera choisi parmi les procureurs nationaux. A-t-on pensé aux difficultés qu'il rencontrera lors de sa réintégration dans son corps ?

Mlle Sophie Joissains. - Nous n'en sommes pas là ! Surtout, il ne sera pas seul. S'attaquant à des problèmes transfrontaliers, il sera assisté de ses collègues des autres pays. Quant aux incidences sur la carrière, on ne se risquera pas, en France, à nommer à ce poste un élève sortant de l'ENM.

M. Simon Sutour, président. - Le pire n'est jamais sûr. Faisons confiance à nos professionnels de la justice. Voyez comment cela se passe à Eurojust et à Europol que nous avions visités à La Haye : nous y avions rencontré des professionnels qui accomplissent leur tâche en toute honnêteté.

Mlle Sophie Joissains. - J'ajoute que le délégué national sera d'autant moins seul qu'il sera épaulé par le procureur européen.

M. Simon Sutour, président. - Je vous l'assure : trois juges valent toujours mieux qu'un. Hélas, il y a de moins en moins de collégialité pour des raisons budgétaires.

M. André Gattolin. - D'accord pour la collégialité mais non sur des critères nationaux. Connaissant peu le dossier, je réagis sur les grands principes : si nous voulons défendre une logique de justice générale, il faut donner au parquet européen une capacité à intervenir avec une plus grande indépendance.

M. Simon Sutour, président. - Nos systèmes judiciaires sont différents, avançons par étape et adoptons cet avis motivé.

M. Jean Bizet. - Je voterai cette excellente proposition de résolution, elle est particulièrement pertinente, nous sommes là dans notre rôle en contrôlant le respect de la subsidiarité. Plus de pays nous rejoindront, mieux ce sera. Je regrette que l'on utilise aussi peu les coopérations renforcées. Nos concitoyens nous reprochent ensuite l'enlisement de l'Europe. Je comprends les réticences de M. Gattolin : l'esprit de fédéralisme est plus mûr dans sa famille politique. Nous devons pourtant aller de l'avant step by step et, en ce sens, ce que nous proposons représenterait une avancée considérable.

À l'issue de ce débat, la proposition de résolution est adoptée, M. André Gattolin s'abstenant.

Proposition de résolution européenne portant avis motivé

La proposition de règlement COM (2013) 534 final prévoit la création d'un Parquet européen qui présenterait les caractéristiques suivantes :

- ce Parquet serait compétent pour veiller à la protection des intérêts financiers de l'Union ;

- il serait créé sous la forme d'un office intégré de l'Union s'appuyant sur les systèmes judiciaires nationaux. Il s'agirait d'un nouvel organe doté de la personnalité juridique. Il bénéficierait de garanties d'indépendance et devrait rendre compte de ses activités ;

- il serait dirigé par un procureur européen nommé par le Conseil avec l'approbation du Parlement européen pour un mandat de huit ans non renouvelable. Il serait assisté de procureurs adjoints nommés dans les mêmes conditions et de procureurs délégués dans les États membres qu'il nommerait lui-même et qu'il pourrait révoquer.

Vu l'article 88-6 de la Constitution,

Le Sénat fait les observations suivantes :

- l'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union » ; cela implique d'examiner non seulement si l'objectif de l'action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l'intensité de l'action entreprise n'excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l'objectif que cette action vise à réaliser ;

- dans sa résolution du 15 janvier 2013, le Sénat avait soutenu la création d'un Parquet européen ; il accueille donc favorablement, dans son principe, la démarche de la Commission européenne ;

- cependant, la proposition tend à promouvoir une formule très intégrée dont on peut craindre qu'elle ne réussisse pas à s'imposer dans la pratique face aux réticences prévisibles des États membres ;

- dans sa résolution précitée, le Sénat s'était au contraire montré favorable à un Parquet européen de forme collégiale, désignant en son sein un président, le cas échéant avec une rotation par pays, et s'appuyant sur des délégués nationaux dans chaque État membre. Cette formule souple apparaît comme la plus adaptée pour que le Parquet européen puisse progressivement s'ancrer dans les systèmes nationaux et être accepté par les praticiens des États membres ;

- en faisant un choix beaucoup plus centralisateur et directif, la Commission européenne paraît aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif d'un meilleur pilotage et d'une coordination renforcée.

Le Sénat estime donc que la proposition de règlement ne respecte pas, en l'état, le principe de subsidiarité.


Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 23/08/2013