Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 14/04/2010
Examen : 25/05/2010 (commission des affaires européennes)


Institutions européennes

Texte E 5248

Communication de M. Robert Badinter sur l'adhésion
de l'Union européenne à la convention européenne
de sauvegarde des droits de l'Homme

(Réunion du mardi 25 mai 2010)

Nous sommes saisis d'un projet de décision qui tend à permettre à la Commission européenne d'engager des négociations avec les instances du Conseil de l'Europe en vue de la conclusion d'un accord international qui permettra à l'Union européenne d'adhérer à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH).

Je rappelle que cette adhésion a été expressément prévue par le traité de Lisbonne. Il n'est donc plus temps de débattre de son utilité. Il reste à en définir les modalités. Ce n'est pas le plus simple et l'on peut d'ores et déjà anticiper que les futures négociations prendront du temps. Le processus de ratification sur lequel je reviendrai pourra être plus long encore.

Toujours est-il que l'Espagne a souhaité que ce mandat de négociation puisse être adopté avant la fin de sa présidence. Le Conseil sera donc appelé à se prononcer le 3 juin prochain. D'emblée, je veux souligner que cette précipitation sur un sujet aussi complexe me paraît mal venue.

1/ Quelles sont les principales caractéristiques du système de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) ?

Entrée en vigueur en 1953, la CEDH a consacré une série de droits et libertés civils et politiques (droit à la vie, à la liberté et à la sûreté, à un procès équitable, au respect de la vie privée et familiale, liberté de pensée, de conscience et de religion, d'expression, de réunion et d'association, droit à un recours effectif, interdiction de discrimination...). Elle a aussi instauré un dispositif visant à garantir le respect de leurs obligations par les États contractants. La France a ratifié la CEDH le 3 mai 1974. Elle a adhéré au droit de recours individuel des citoyens le 2 octobre 1981.

Initialement, la procédure de traitement des requêtes comportait un examen préliminaire par la commission européenne des droits de l'homme (mise en place en 1954) qui, en cas d'échec d'un règlement amiable, transmettait un rapport au comité des ministres. Avant 1994, les particuliers ne pouvaient pas saisir la Cour européenne des droits de l'homme (instituée en 1959). Le protocole n° 9 a permis de soumettre leur cause à un comité de filtrage composé de trois juges, chargé de décider si la Cour devait examiner la requête. Il a fallu attendre 1998 et le protocole n° 11 pour que la procédure devienne totalement judiciaire et que la compétence de la Cour soit obligatoire. Je précise que, depuis l'entrée en vigueur de la convention, 14 protocoles additionnels ont été adoptés.

Le système de la convention subit une pression croissante. Fin 2009, 119 300 requêtes étaient pendantes devant la Cour. Quatre États sont l'objet de plus de la moitié des requêtes : Russie (28,1 %), Turquie (11 %), Ukraine (8,4 %) et Roumanie (8,2 %). Avant l'entrée en vigueur du protocole n° 11, en 1998, l'ancienne Cour avait rendu moins de 1 000 arrêts. La nouvelle Cour en a prononcé plus de 12 000. Face aux délais excessifs de traitement des requêtes, les États contractants ont élaboré le protocole n° 14, en mai 2004. Il prévoit un filtrage des requêtes par un juge unique et des formations judiciaires plus réduites de manière à ce que les juges puissent se consacrer davantage aux affaires les plus importantes ou les plus urgentes. Ce protocole a été ratifié dans les deux ans par tous les États à l'exception de la Russie qui a attendu janvier 2010 pour ratifier.

A l'occasion d'une conférence organisée à Interlaken (Suisse) les 18 et 19 février 2010, les 47 États membres du Conseil de l'Europe ont par ailleurs adopté un plan d'action pour améliorer le fonctionnement de la Cour.

2/ Comment se présente le processus d'adhésion de l'Union européenne à la CEDH ?

Le traité de Lisbonne prévoit que « l'Union européenne adhère à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités. » (article 6 § 2).

Cette disposition est complétée par le protocole n° 8 qui encadre l'adhésion. Celle-ci devra préserver les caractéristiques spécifiques de l'Union et du droit de l'Union, notamment en ce qui concerne les modalités de sa participation aux instances de contrôle de la CEDH et les mécanismes nécessaires pour garantir que les recours soient dirigés correctement contre les États membres et/ou l'Union selon le cas. Selon le protocole n° 8, l'accord d'adhésion devra donner plusieurs garanties : non affectation de la répartition des compétences entre l'Union européenne et les États membres, préservation de la situation individuelle des États membres à l'égard de la CEDH, préservation du monopole de la Cour de justice sur l'interprétation des traités. En outre, une déclaration annexée au traité souligne la nécessité de préserver les spécificités de l'ordre juridique de l'Union et appelle au renforcement du dialogue régulier entre la Cour de justice et la Cour européenne des droits de l'homme.

Au niveau du Conseil de l'Europe, le protocole n° 14 (article 17) à la CEDH, qui entrera en vigueur le 1er juin, prévoit expressément la faculté pour l'Union européenne d'adhérer à la convention. Une fois signé, le traité d'adhésion devra être ratifié par les 47 États membres du Conseil de l'Europe. Le processus sera donc inévitablement très long et complexe. Sur la procédure à suivre au sein de l'Union, l'article 218 du TFUE prévoit expressément que le Conseil devra statuer à l'unanimité sur l'accord d'adhésion et que celui-ci devra être approuvé par le Parlement européen. En outre, la décision portant conclusion de l'accord devra être approuvée par les États membres « conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. »

3/ Quelles sont les enjeux en cause et quelle appréciation peut-on porter sur le mandat de négociation ?

Quelques remarques préliminaires tout d'abord. Il s'agit d'un mandat de négociation. Ses termes sont donc relativement généraux. On ne peut en attendre un degré de détail équivalent à celui d'un accord d'adhésion.

J'observe néanmoins que le mandat d'adhésion qui nous est soumis est particulièrement peu précis, voire évasif sur plusieurs sujets essentiels, alors même que les traités et le protocole n°8 précité encadrent rigoureusement les conditions d'une future adhésion à la CEDH. Les représentants du ministère de la justice que j'ai rencontrés m'ont toutefois informé que la version initiale du projet de mandat était l'objet de discussions quotidiennes et que les dernières versions avaient été sensiblement enrichies. Les références à la lettre du protocole n° 8 seraient plus complètes. En outre, il est probable que le Conseil adoptera simultanément une déclaration relative aux règles internes à l'Union nécessaires à la mise en oeuvre de l'accord d'adhésion.

Plusieurs questions sont envisagées dans le document qui nous a été transmis. Je me concentrerai sur cinq questions qui correspondent aux enjeux les plus importants.

a) Les compétences de l'Union

D'abord, les directives de négociation précisent que l'adhésion ne devra affecter ni les compétences de l'Union ni les attributions de ses institutions. C'est une exigence qui résulte tant de l'article 6 § 2 du traité que du protocole n° 8. Elle devra être scrupuleusement respectée au cours des négociations. Les dernières versions du projet de mandat sont plus explicites sur ce point. Elles préciseraient aussi que l'Union ne peut pas être condamnée par la Cour de Strasbourg pour ne pas avoir adopté un acte ne relevant pas de sa compétence.

b) La situation des États membres à l'égard de la convention et de ses protocoles

Comme le spécifie également le protocole n° 8, l'adhésion ne devrait pas avoir pour effet de modifier la situation des États membres à l'égard de la convention et de ses protocoles. Tous les États membres ont ratifié la convention, mais tous n'ont pas ratifié certains protocoles, tandis que plusieurs d'entre eux ont formulé des réserves sur la convention elle-même ou sur certains de ses protocoles.

Or, l'article 216 § 2 du TFUE précise que « les accords internationaux conclus par l'Union lient les institutions de l'Union et les États membres. » Les directives de négociation proposent de résoudre cette difficulté en prévoyant que l'accord d'adhésion ne créera des obligations qu'à l'égard des actes et des mesures adoptés par les institutions, les organes ou les organismes de l'Union.

Cette solution ne semble pas très satisfaisante, compte tenu de l'imbrication des législations nationales et des actes de l'Union.

Une autre solution offrant une meilleure sécurité juridique consisterait à prévoir que l'Union ne peut adhérer qu'aux protocoles ratifiés par tous les États membres. Pour les autres protocoles et les futurs, l'Union pourrait y adhérer à la condition que tous les États membres donnent leur accord.

c) La participation de l'Union européenne aux mécanismes du Conseil de l'Europe intervenant sur la CEDH

La participation de l'Union sur un pied d'égalité avec les États membres aux mécanismes du Conseil de l'Europe intervenant sur la CEDH constitue un autre enjeu. Les directives de négociation envisagent le droit pour l'Union de disposer d'un juge au sein de la Cour européenne des droits de l'homme. Il serait sélectionné parmi trois candidats proposés par l'Union. Cette demande paraît légitime dès lors que la convention prévoit expressément (article 20) que « la Cour se compose d'un nombre de juges égal à celui des Hautes Parties contractantes. »

Pour la Commission européenne, il devrait s'agir d'un juge permanent à temps plein (et non d'un juge « ad hoc ») qui siégerait dans les affaires dirigées contre l'Union ou concernant le droit de l'Union mais aussi dans les autres affaires, ce qui pourrait susciter des réserves ou des réactions d'États européens, telle la Russie, qui pourraient être condamnés par un juge représentant l'Union européenne à laquelle ils n'appartiennent pas.

Je rappelle que la convention (article 22) prévoit que « les juges sont élus par l'Assemblée parlementaire au titre de chaque Haute Partie contractante, à la majorité des voix exprimées, sur une liste de trois candidats présentés par la Haute Partie contractante. » Les directives de négociation envisagent donc qu'un nombre approprié de membres du Parlement européen soient autorisées à participer aux séances de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, lorsque celle-ci procédera à l'élection des juges.

En outre, l'Union devra être autorisée à participer, avec un droit de vote, aux réunions du comité des ministres du Conseil de l'Europe, lorsque le comité exercera des fonctions prévues par la convention.

d) La participation de l'Union européenne aux instances devant la Cour de Strasbourg

Les directives de négociation prévoient par ailleurs la mise en place d'un mécanisme de co-défendeur permettant à l'Union d'être codéfendeur à une instance devant la Cour européenne dès lors que le recours contre un État membre mettrait en cause le droit de l'Union.

Dans certains cas, en effet, la violation présumée de la CEDH par un État membre concernera un acte adopté conformément à une obligation résultant des traités ou du droit dérivé. En outre, l'Union devra pouvoir être liée par un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dont l'exécution impliquera d'abroger ou de modifier la disposition litigieuse du droit de l'Union. La Commission européenne fait valoir que le mécanisme de la tierce intervention, prévue par la convention (article 36), qui permet à une Haute Partie contractante dont un ressortissant est requérant de présenter des observations écrites et de prendre part aux audiences, ne permettrait pas d'atteindre ce résultat. En effet, dans ce cas, l'arrêt ne pourrait être prononcé qu'à l'encontre du seul État membre. Or celui-ci ne serait manifestement pas en position d'abroger ou de modifier l'acte litigieux de l'Union.

Mais je dois dire qu'après y avoir beaucoup réfléchi et à la lumière des auditions auxquelles j'ai procédé, je suis très réservé sur la mise en place d'un tel mécanisme du co-défendeur.

Voyons les choses concrètement. Compte tenu de la place du droit communautaire dans le droit des États membres, ce mécanisme conduira nécessairement à une intervention de plus en plus fréquente de l'Union dans les instances devant la Cour européenne des droits de l'homme. Mais, surtout, il aboutira à ce que l'Union européenne en tant que telle soit condamnée assez régulièrement par la Cour de Strasbourg. On voit bien la portée politique considérable qu'auraient de telles condamnations. Ce n'est pas la même chose de condamner un État pris individuellement et de condamner une union d'États qu'est l'Union européenne !

Pour écarter ce risque, le mécanisme de la tierce intervention me semble préférable. L'Union pourrait venir en soutien d'un État membre lorsqu'elle estime que le droit de l'Union est véritablement mis en cause. Libre à la Cour européenne des droits de l'homme ensuite de souscrire à ce point de vue ou de l'écarter.

Certes, un inconvénient de cette solution est que l'Union ne serait pas liée par l'arrêt de la Cour. Juridiquement, c'est incontestable. Mais politiquement, on voit mal l'Union ne pas tirer les conséquences d'un arrêt dont le dispositif affirmerait la non-conformité du droit de l'Union à la convention. L'effet utile sera identique.

e) Le monopole d'interprétation du droit de l'Union par la Cour de justice

Une question encore plus délicate concerne le monopole d'interprétation du droit de l'Union par la Cour de justice. Comme on l'a vu, le protocole n° 8 précise que l'accord d'adhésion devra préserver ce monopole d'interprétation.

A ce stade, les directives de négociation retiennent une formule assez générale pour que la question de l'intervention préalable de la Cour de justice soit traitée « de manière adéquate » lors des négociations, même si les dernières versions du projet de mandat semblent plus fermes.

Reste à traduire cette intervention préalable dans l'accord puis dans les procédures juridictionnelles. La Commission européenne fait valoir que, lorsque l'acte juridique en cause sera mis en oeuvre par une instance de l'Union, cette intervention préalable de la Cour de justice sera suffisamment garantie par la disposition de la convention selon laquelle un requérant ne peut saisir la Cour de Strasbourg qu'après épuisement des voies de recours internes.

Lorsque l'acte juridique en cause sera mis en oeuvre par un État membre, la Commission européenne souligne qu'une juridiction nationale statuant en dernière instance est tenue de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel de toute question relative à l'interprétation du droit de l'Union. Dès lors, estime-t-elle, les cas dans lesquels un renvoi préjudiciel ne serait pas opéré devraient se présenter très rarement. M. Jean-Paul Costa, président de la Cour de Strasbourg, m'a d'ailleurs indiqué que seulement 6 à 7 % des affaires devant la Cour recoupaient des domaines relevant du droit de l'Union. Ces chiffres doivent néanmoins être pris avec précaution, car ils ne tiennent pas compte du fait que désormais la Charte européenne des droits fondamentaux a la même valeur que les traités.

En outre, le refus d'opérer un renvoi préjudiciel pourrait constituer une violation du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 de la convention. La Commission européenne envisage également que la Cour de Strasbourg puisse elle-même interpréter l'obligation d'épuisement des voies de recours interne comme impliquant que la Cour de justice soit saisie d'une question préjudicielle.

Je crois pour ma part qu'il faut aller plus loin et préciser que la Cour de justice devrait être saisie d'une question préjudicielle par la Cour de Strasbourg, si elle ne l'a pas été auparavant.

J'ajouterai que la prise en compte du droit primaire (traités) de l'Union dans l'examen de conventionnalité ne sera pas sans poser des difficultés. Dans un arrêt Mathews du 18 février 1999, la Cour européenne a considéré qu'elle pouvait effectuer un tel examen. Le Gouvernement français aurait pour sa part souhaité que le droit primaire soit exclu. C'est également ma position.

*

En conclusion, je vous propose d'affirmer, sur les principales questions en cause, les principes qui devront guider les négociations qui vont s'ouvrir.

Le sujet est important. Il aurait mérité une proposition de résolution que la commission des lois aurait pu examiner. Malheureusement, compte tenu des délais très brefs avant la décision du Conseil, nous sommes obligés de faire part très vite de nos observations au Gouvernement par la voie de conclusions.

Dans ces conclusions nous devons d'abord regretter la précipitation qui entoure l'adoption du mandat de négociation. Rien ne la justifie. L'extrême complexité du sujet et l'absence d'urgence devraient au contraire inviter à prendre le temps de la réflexion.

Je crois aussi indispensable d'affirmer - cela pourrait peut-être figurer dans la déclaration du Conseil - que le projet d'accord d'adhésion devra être soumis pour avis à la Cour de justice de l'Union européenne, comme le permet l'article 218 du traité, afin qu'elle s'exprime sur la compatibilité de l'accord d'adhésion avec le droit primaire de l'Union.

Sur le fond, une priorité doit guider les négociations qui vont s'engager : écarter autant que possible tout risque de conflit entre les deux ordres juridiques. Rien ne serait pire que de voir les deux cours se déjuger. Au contraire, la complémentarité et la spécialisation doivent prévaloir.

A cette fin, il est impératif d'affirmer le monopole d'interprétation du droit de l'Union par la Cour de Luxembourg. Pour y parvenir, la proposition du juge Timmermans, prévoyant un mécanisme de recours préjudiciel automatique entre la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg dès lors que le litige appellerait l'interprétation du droit de l'Union, est une solution intéressante.

La Cour de justice interprèterait l'acte de l'Union et contrôlerait sa conformité au droit primaire. En revanche, pour éviter d'être déjugée par la Cour de Strasbourg, elle ne se prononcerait pas sur la conformité de l'acte à la convention européenne.

L'accord d'adhésion devrait en outre prévoir que la Cour de Strasbourg est liée par l'interprétation de l'acte par la Cour de Luxembourg. Parallèlement, il me paraît préférable d'exclure le droit primaire issu des traités de l'examen de conventionnalité opéré par la Cour de Strasbourg.

Toujours dans le même souci d'éviter les confrontations entre l'ordre juridique de l'Union et celui de la convention européenne, une certaine prudence s'impose avant de s'engager vers la création d'un co-défendeur. En effet, par ce mécanisme, l'Union risque de se trouver quasi systématiquement attrait devant la Cour chaque fois qu'un État membre est mis en cause. En conséquence, elle pourrait être régulièrement condamnée. Pour les raisons que j'ai indiquées, une telle situation serait à mon sens désastreuse. Je crois donc préférable de s'en tenir à la procédure de la tierce intervention.

J'ajouterai que tout le domaine de la politique extérieure de sécurité commune devrait être expressément exclu du champ d'application de l'accord d'adhésion. Comme on le sait, la Cour de justice n'est elle-même pas compétente dans ce domaine. Il serait paradoxal de reconnaître la compétence d'une juridiction extérieure à l'Union, tout aussi respectable soit-elle !

Compte rendu sommaire du débat

M. Jean Bizet :

Il paraît indispensable de préserver le monopole d'interprétation de la Cour de justice sur le droit de l'Union. Dans le cas contraire, on irait vers de très grandes difficultés et même vers une mise en cause du crédit moral de l'Union européenne.

M. Denis Badré :

Je remercie le Président Badinter pour sa présentation qui m'a paru lumineuse. J'ai précédemment travaillé sur ce sujet dans le cadre de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. C'est la première fois que j'entends une présentation aussi claire.

Je rappelle qu'au sein du Conseil de l'Europe, il n'a été possible de travailler réellement sur cette question qu'une fois le protocole n° 14 ratifié par la Russie. Cela laisse entrevoir la perspective d'une négociation très longue sur l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. On peut même craindre que la Turquie n'utilise la ratification de l'accord d'adhésion comme monnaie d'échange dans le cadre des négociations en vue de son adhésion à l'Union européenne.

L'adhésion de l'Union européenne à la convention n'est pas une fin en soi, il faut trouver le bon équilibre.

Sur la question de la désignation d'un juge de l'Union européenne, je rappelle que les juges de la Cour européenne des droits de l'homme sont désignés par l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Cette procédure fait débat au sein de l'assemblée parlementaire, certains pays souhaitant la supprimer. Pour ma part, je souhaite que l'on en reste là et surtout que l'on n'aille pas vers la désignation des juges par les pays membres eux-mêmes. Je crois qu'il faut aussi éviter que le juge désigné par l'Union européenne n'intervienne systématiquement sur les affaires dans lesquelles l'Union est en cause. Ce serait un précédent fâcheux.

Je partage les réserves exprimées par le Président Badinter sur la procédure du co-défendeur. Le fait que l'Union européenne soit actuellement au milieu du gué explique les difficultés que nous rencontrons à faire siéger dans les mêmes instances l'Union européenne avec les États membres.

Le contexte financier difficile que connaît l'Europe doit conduire l'Union européenne et le Conseil de l'Europe à travailler davantage ensemble. C'est pourquoi j'estime que l'Union européenne a commis une erreur en créant une agence des droits fondamentaux. Le débat sur l'adhésion de l'Union à la convention européenne est une bonne occasion de clarifier les relations qu'elle entretient avec le Conseil de l'Europe.

Je souscris pleinement aux conclusions proposées par le Président Badinter qui permettent tout à la fois de définir des principes intangibles tout en ouvrant des perspectives.

Mme Fabienne Keller :

Je remercie le président Badinter pour sa présentation très claire. Comment pourra-t-on faire partager les préoccupations qu'il a exprimées par les autres États membres ?

La force obligatoire reconnue à la Charte des droits fondamentaux par le traité de Lisbonne posera aussi la question de la cohérence des jurisprudences respectives de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l'homme. Ne faudrait-il pas envisager dans ce domaine un mécanisme de renvoi préjudiciel vers la Cour européenne des droits de l'Homme ?

Je considère également que l'accord d'adhésion donne une bonne occasion de clarifier les rôles respectifs de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Il faut aussi être attentif aux évolutions en cours au sein du Conseil de l'Europe où la Russie exerce une influence croissante.

M. Pierre Fauchon :

Je partage votre sentiment sur le co-défendeur ; ce serait une boîte à chagrin ingouvernable.

En réalité, nous avons deux procédures qui sont hétérogènes et qui n'ont ni la même source ni les mêmes objectifs. C'est pourquoi leur interférence conduit à des problèmes insolubles. Cependant, ces débats me paraissent un peu académiques alors que l'Union européenne se trouve au bord du gouffre.

Mme Alima Boumediene-Thiery :

L'affirmation de la primauté de la Cour de justice dans l'interprétation du droit de l'Union et la mise en place d'un mécanisme de renvoi préjudiciel entre les deux cours ne risquent-elles pas de mettre en cause la hiérarchie des règles de droit ?

M. Robert Badinter :

Sur ce point, je rappelle que le monopole d'interprétation de la Cour de justice résulte des traités et qu'il est clairement affirmé par le protocole n° 8 du traité de Lisbonne en ce qui concerne l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Il est vrai qu'un problème de cohérence peut se poser avec la Charte européenne des droits fondamentaux qui ne poursuit pas toujours les mêmes buts que la convention. Lors des débats de la convention européenne constituée en vue de l'élaboration du traité constitutionnel, l'idée avait été de prévenir des interprétations différentes sur un même texte au sein de l'Europe. C'est pourquoi on avait considéré que, pour ce qui concerne les droits fondamentaux, c'est l'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme qui devait prévaloir. Mais il ne faut pas lui donner la faculté d'interpréter le droit de l'Union. Toute rupture du monopole d'interprétation de la Cour de justice serait fatale.

Je partage l'analyse selon laquelle l'accord d'adhésion doit permettre d'éclaircir et d'approfondir les relations entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe. Il est vrai que l'on ne s'intéresse pas assez à ce qui se passe au Conseil de l'Europe. C'est pourquoi la Russie a pu accroître son influence au sein de cette instance. Cela peut paraître paradoxal quand on sait que la Russie est le pays qui fait l'objet du plus grand nombre de plaintes devant la Cour européenne des droits de l'homme et qu'en outre, elle n'a toujours pas ratifié le protocole n° 6 sur l'abolition de la peine de mort.

Je ne partage pas le pessimisme excessif de notre collègue Pierre Fauchon sur la situation de l'Union européenne.

M. Jean Bizet :

Je propose que le Président Badinter assure le suivi de cette question pour le compte de notre commission. Je regrette que les délais très courts dans lesquels nous avons dû travailler ne permettent pas d'en saisir la commission des lois, mais je suis sûr qu'elle examinera de près les conclusions que nous allons adopter. Je déplore aussi que la présidence espagnole se soit engagée aussi vite sur un sujet aussi complexe, comme elle l'a fait également sur l'ouverture de négociations avec le Mercosur.

*

À l'issue de ce débat, la commission a adopté à l'unanimité les conclusions suivantes :


Conclusions

La Commission des affaires européennes,

Vu la recommandation de décision du Conseil autorisant la Commission à négocier l'accord d'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (SEC (2010) 305 final) ;

- compte tenu de l'absence d'urgence et de l'extrême complexité du sujet qui justifierait une réflexion très approfondie, regrette la précipitation qui entoure l'adoption de ce mandat de négociation ;

- juge indispensable que le projet d'accord d'adhésion soit soumis pour avis à la Cour de justice de l'Union européenne, comme le permet l'article 218 du traité, afin qu'elle s'exprime sur sa compatibilité avec le droit primaire de l'Union européenne ;

- considère qu'il est impératif d'affirmer le monopole d'interprétation du droit de l'Union par la Cour justice de l'Union européenne, conformément aux dispositions expresses du protocole n° 8 au traité de Lisbonne ;

- demande, à cette fin, que l'accord d'adhésion précise que, dans toutes les instances mettant en cause le droit de l'Union européenne, la Cour européenne des droits de l'homme sera tenue de respecter ce monopole d'interprétation, et qu'elle devra, par la voie d'un mécanisme de renvoi préjudiciel, saisir la Cour de justice de l'Union européenne dès lors que le litige appellerait l'interprétation du droit de l'Union ; que ce renvoi préjudiciel sera effectué de plein droit sur demande de l'Union européenne ;

- estime que l'accord d'adhésion devra indiquer que, dans le cadre de ce renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l'Union européenne sera appelée à interpréter l'acte de l'Union en cause dans l'instance pendante devant la Cour européenne des droits de l'homme et à contrôler sa conformité au droit primaire ; que la Cour européenne des droits de l'homme sera liée par l'interprétation donnée par la Cour de justice ;

- considère que l'accord d'adhésion devrait expressément exclure le droit primaire de l'Union européenne, tel qu'il résulte des traités, de l'examen de conventionnalité opéré par la Cour européenne des droits de l'homme ;

- émet des réserves sur le mécanisme du co-défendeur et juge préférable de prévoir, au bénéfice de l'Union européenne, la mise en oeuvre du mécanisme de la tierce intervention prévue par l'article 36 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- juge nécessaire d'exclure expressément le domaine de la politique extérieure et de sécurité commune du champ d'application de l'accord d'adhésion.