COM (2004) 448 final  du 30/06/2004
Date d'adoption du texte par les instances européennes : 26/10/2005

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 27/10/2004
Examen : 01/12/2004 (délégation pour l'Union européenne)


Utilisation du système financier
aux fins du blanchiment de capitaux (texte E 2734)

Communication de M. Hubert Haenel

(Réunion du 1er décembre 2004)

L'action européenne dans le domaine de la lutte contre le blanchiment n'est pas nouvelle. Dès 1991, une directive anti-blanchiment avait été adoptée au niveau communautaire. Cette première directive a été remplacée par une deuxième directive en 2001, qui devait être transposée avant le 15 juin 2003. Toutefois, à cette date, seuls quatre États membres sur quinze avaient transposé la nouvelle directive dans leur droit national. Au début de l'année 2004, six États membres, dont la France, n'avaient toujours pas pris les mesures nécessaires. C'est la raison pour laquelle la Commission européenne a adressé, en février dernier, des avis motivés à ces six pays. Afin de mettre en conformité notre législation avec la deuxième directive anti-blanchiment, le Gouvernement a présenté un amendement lors de l'examen par l'Assemblée nationale de la loi réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques. Cette loi, après avoir été examinée par le Sénat, a été adoptée définitivement le 11 février 2004. Toutefois, faute de décrets d'application, ses dispositions ne sont pas encore entrées en vigueur dans notre pays. En conséquence, une procédure d'infraction à l'encontre de la France devant la Cour de justice de Luxembourg est toujours en cours.

C'est dans ce contexte que nous sommes saisis d'une nouvelle proposition de directive anti-blanchiment. Cette dernière modifierait de manière substantielle les dispositions issues de la deuxième directive, alors même que ces dispositions viennent seulement d'être transposées dans notre droit et qu'elles ne sont pas encore applicables. Cette troisième directive représente, dans l'ensemble, un progrès en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux. Elle vise, en effet, à intégrer dans la législation communautaire, les avancées issues de la révision des quarante recommandations du Groupe d'Action Financière sur le blanchiment des capitaux (le GAFI) de 2003. Elle prévoit, en particulier, d'étendre le dispositif de prévention du blanchiment à la lutte contre le financement du terrorisme ; elle renforce également les obligations de vigilance auxquelles sont soumises certaines professions, telles que les institutions financières, les casinos ou les marchands de biens ; elle réaffirme, enfin, le rôle central des cellules de renseignements financiers (comme TRACFIN en France).

Ce texte figure à l'ordre du jour du Conseil « Ecofin » du 7 décembre prochain, en vue d'un accord politique. Le Parlement européen sera ensuite appelé à se prononcer dans le cadre de la procédure de codécision. Cette proposition me paraît soulever deux interrogations.

1. La première question porte sur la notion de « personnes politiquement exposées »

Cette expression trouve son origine dans l' « affaire Abacha ». L'ancien Président du Nigéria avait, en effet, organisé, avec des membres de sa famille et de son entourage, un « pillage » systématique des ressources de son pays. Ces richesses, évaluées à plusieurs milliards d'euros, avaient été transférées sur des comptes bancaires au Royaume-Uni et en Suisse. Afin d'éviter que de tels cas se reproduisent, les institutions bancaires suisses ont pris des initiatives au niveau international pour prévoir des obligations de vigilance particulières à l'égard des personnalités qui exercent des responsabilités importantes. C'est ainsi qu'a été dégagée la notion de « personnes politiquement exposées », qui recouvre un champ très large, puisque cela vise aussi bien les hommes politiques, que les hauts fonctionnaires ou les magistrats, ainsi que les membres de leur famille et leurs proches collaborateurs. Cette expression figure ainsi dans la Convention des Nations Unies contre la corruption, adoptée en décembre 2003, mais qui n'a pas encore été reprise dans notre droit. Elle figure également dans les nouvelles recommandations du GAFI, telles qu'elles résultent de la révision de 2003.

Cette notion a été reprise dans la proposition de troisième directive anti-blanchiment. Selon ce texte, les institutions financières et toute personne assujettie à la directive, comme les notaires, les intermédiaires d'assurance ou encore les agents immobiliers, devront exercer une vigilance renforcée et continue à l'égard des « personnes politiquement exposées », des membres de leur famille et de leurs proches collaborateurs. Il s'agirait notamment de prendre toute mesure raisonnable pour établir l'origine du patrimoine ou des fonds.

La Commission européenne visait initialement toute « personne politiquement exposée » dans sa proposition de directive. La dernière version disponible du texte introduit une importante limitation, puisque seules seraient concernées les « personnes politiquement exposées » qui résident dans un autre État membre ou dans un pays tiers. Cette restriction me paraît bienvenue pour deux raisons. D'une part, la notion de « personne politiquement exposée » pourrait, par son absence de clarté et sa définition juridique incertaine, soulever des interrogations. D'autre part, je crois qu'il n'aurait pas été réaliste de prévoir une obligation de vigilance renforcée à l'égard de toutes les « personnes politiquement exposées ». Le compromis qui a été trouvé entre les vingt cinq États membres, fondé sur l'État de résidence, me paraît donc équilibré. Je vous proposerai donc de ne pas intervenir plus avant sur ce point.

2. La deuxième interrogation soulevée par cette proposition concerne la déclaration de soupçon de blanchiment applicable aux avocats

La directive de 2001 a prévu que les avocats étaient tenus de faire une déclaration destinée à la cellule de renseignement financier (TRACFIN en France) lorsqu'ils soupçonnent leurs clients de se livrer à une activité de blanchiment. Lors de la transposition de cette directive dans notre droit, c'est-à-dire lors de l'examen de la loi réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, adoptée le 11 février dernier, le législateur français a voulu préciser et encadrer ce dispositif. En ce sens, il a d'abord décidé que les avocats ne seraient soumis à une double obligation de vigilance et de déclaration de soupçon que pour certaines activités de la profession. C'est ainsi que l'obligation de déclarer les soupçons ne s'applique pas pour les activités de la profession qui se rattachent à une procédure juridictionnelle. Elle ne s'applique pas non plus aux informations recueillies à l'occasion d'une consultation juridique, à moins que le client ne souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux. Ce dispositif n'est pas remis en cause par la nouvelle proposition de directive. En revanche, le législateur français a également précisé que l'avocat pourrait informer son client qu'il va faire ou qu'il a fait une déclaration de soupçon à son sujet à TRACFIN. Or, la nouvelle proposition de directive qui nous est soumise aujourd'hui interdit cette pratique. D'après la nouvelle directive, un avocat ne pourrait plus informer son client qu'il a fait une déclaration de soupçon. L'adoption de cette directive nous obligera donc à modifier notre législation sur ce point. De plus, le législateur français a accordé un rôle important aux bâtonniers pour la transmission des déclarations de soupçon, en leur accordant une liberté d'appréciation sur le caractère fondé ou non de la déclaration de soupçon. Or, ce dispositif pourrait également être remis en cause par la nouvelle directive, car le rôle des ordres professionnels pourrait éventuellement se borner à une transmission automatique de la déclaration de soupçon à la cellule de renseignement financier.

Étant donné que la proposition de directive va à l'encontre des dispositions retenues par la loi du 11 février 2004, et compte tenu du caractère sensible de ces dispositions pour les avocats, notre gouvernement a maintenu, jusqu'à la semaine dernière, une réserve sur ces deux points. Cependant, en raison de l'isolement complet de notre position parmi les vingt cinq États membres, le gouvernement a levé cette réserve mercredi dernier afin d'éviter d'être mis en minorité au sein du Conseil « Ecofin » du 7 décembre prochain.

Nous nous trouvons donc devant un cas de figure particulièrement délicat puisque cette directive va à l'encontre de ce que le législateur français a arrêté il y a quelques mois. Très logiquement, notre gouvernement a repris la position définie par le législateur, mais il a constaté son isolement. Que pouvons-nous faire ? Adopter une résolution rappelant cette position aurait-il une utilité véritable ? Le Gouvernement connaît la position du Parlement, qui s'est exprimé, il y a quelques mois, par le vote de la loi. D'un autre côté, rester silencieux sur une question de cette importance serait critiquable. Ce serait, en effet, reporter la difficulté à quelques mois ou quelques années, au moment où il faudra transposer dans le droit français la nouvelle directive. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité aborder aujourd'hui cette question.

Compte rendu sommaire du débat

M. Robert Badinter :

Il ne fait pas de doutes qu'un avocat qui donne, en toute connaissance de cause, à son client des conseils aux fins de blanchiment de capitaux, par exemple par des montages financiers, se rend complice de cette infraction. Mais il s'agit ici d'autre chose. Il s'agit de demander à un avocat de dénoncer son client à partir des informations recueillies sur son compte à l'occasion d'une consultation juridique. Or, je rappellerai que le secret professionnel de l'avocat constitue une sauvegarde pour les justiciables. Personnellement, je trouve que cette disposition est détestable.

Le Parlement français, et le Sénat en particulier, s'est toujours montré soucieux de protéger le secret professionnel entre un avocat et son client. Comme vous l'avez souligné, le Parlement français s'est exprimé sur cette question par le vote de la loi, il y a quelques mois. Il n'est donc pas question aujourd'hui de changer notre position et il me semblerait utile que notre délégation le rappelle au Gouvernement. Je suis néanmoins pessimiste sur l'issue des négociations. Nous allons donc nous retrouver dans une situation difficile lorsqu'il faudra transposer cette directive dans notre droit.

M. Pierre Fauchon :

Je ne peux que m'associer aux propos de notre collègue. Il s'agit ici d'une question essentielle qui touche aux valeurs mêmes de notre civilisation. Toute personne devrait, sans crainte d'être dénoncée, pouvoir demander des conseils à un avocat. Le secret professionnel entre l'avocat et son client a quelque chose de sacré. L'avocat ne peut être assimilé à une simple institution financière. Car, si l'on commence à porter atteinte au secret professionnel entre un avocat et son client pour le blanchiment d'argent, rien n'empêchera à l'avenir de le faire pour d'autres formes graves de criminalité, comme le terrorisme, voire les crimes de droit commun. Je peux d'ailleurs témoigner moi-même que, lorsque j'exerçais la profession d'avocat, j'ai connu un tel dilemme à propos de l'OAS, mais je suis resté fidèle à mon serment d'avocat.

M. Christian Cointat :

Je partage tout à fait la position exprimée par nos deux collègues. À mes yeux, il est préoccupant de vouloir toucher à la défense et au secret professionnel entre un avocat et son client à propos du blanchiment d'argent. Cela créerait, en effet, un précédent qui pourrait s'appliquer à toutes les formes graves de criminalité. Je considère donc que nous devrions maintenir notre position. Par ailleurs, cette mesure me paraît contraire à l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales selon lequel « tout accusé a droit à avoir l'assistance d'un défenseur ».

À l'issue de ce débat, la délégation pour l'Union européenne du Sénat a décidé de rappeler au Gouvernement la position du Sénat exprimée par le vote de la loi du 11 février 2004 et d'attirer l'attention de la commission des Lois du Sénat sur ce texte.